Format PDF - Journal des anthropologues

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Journal des anthropologues
Association française des anthropologues
124-125 | 2011
Les rapports de sexe sont-ils solubles dans le genre ?
Anthropologie du numérique – Atelier organisé
par l’AFA
Issy-les-Moulineaux – 18 novembre 2010
Étienne Bourel
Éditeur
Association française des anthropologues
Édition électronique
URL : http://jda.revues.org/5994
ISSN : 2114-2203
Édition imprimée
Date de publication : 1 mai 2011
Pagination : 459-468
ISSN : 1156-0428
Référence électronique
Étienne Bourel, « Anthropologie du numérique – Atelier organisé par l’AFA », Journal des
anthropologues [En ligne], 124-125 | 2011, mis en ligne le 01 mai 2013, consulté le 04 octobre 2016.
URL : http://jda.revues.org/5994
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
Journal des anthropologues
ANTHROPOLOGIE DU NUMÉRIQUE
ATELIER ORGANISÉ PAR L’AFA
Issy-les-Moulineaux – 18 novembre 2010
Étienne BOUREL*
Cet atelier, précédant l’assemblée générale annuelle de
l’Association française des anthropologues, s’est déroulé le 18
novembre 2010 au Cube, à Issy-les-Moulineaux. Comme
l’indiquait le programme, cette journée visait à « introduire une
réflexion sur les diverses modalités de construction et de
déconstruction du champ social par la médiation de ces outils
numériques et de ces structures techniques » et ainsi de « saisir
l’importance du numérique pour les sciences sociales ». À ce titre,
les différentes perspectives (anthropologique avec Nadine Wanono,
Sophie Accolas, Axel Guïoux et Évelyne Lasserre, épistémologique
avec Sophie Pène, méthodologique avec Pierre Mounier, philosophique avec Christian Bourdin et Bernard Stiegler) ont permis
d’envisager différentes possibilités de liens entre anthropologie et
numérique. Si la matinée a plus été consacrée aux questions des
modes de diffusion, l’après-midi permit d’approfondir les nouveaux
enjeux du numérique à travers notamment la question de
l’expérimentation. En conclusion, Bernard Stiegler a questionné
plus spécifiquement les problématiques soulevées par la diffusion
des techniques. D’autre part, le lien avec le second volet relatif à
* CREA
– Université Lumière Lyon 2
5, avenue Pierre Mendès-France – 69676 Bron
Courriel : [email protected]
Journal des anthropologues n° 124-125, 2011
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Étienne Bourel
cette thématique qui se déroulera durant les prochaines journées
d’études, l’an prochain à Lyon, a été plusieurs fois mentionné.
En ouverture de la journée, après les premiers remerciements
de Laurent Bazin, Nils Aziosmanoff, président du Cube, a présenté
le lieu. Afin de montrer son caractère relativement unique, voir
pionnier (surtout lors de son ouverture en 2001), il est revenu sur
les principales étapes qui ont permis sa genèse et notamment sur
l’association à laquelle il a participé durant les années 1990, et qui
gère et anime toujours le Cube, Art3000. C’est au tournant des
années 2000 que, lors d’une table ronde à laquelle il a participé
avec Bernard Stiegler et André Santini, l’idée d’un « centre de
création numérique » fut lancée. Moins d’un an plus tard, le Cube
était inauguré afin d’être un lieu de pratiques créatives pour tous les
publics, un lieu de découverte, d’expérimentation ou de production,
notamment à travers le thème de la « ville communicante ». Il est
possible que le Cube se développe dans les prochaines années dans
le cadre d’une implantation sur l’île Seguin. Nils Aziosmanoff a eu
l’occasion de définir le terme « création numérique » comme
renvoyant à des formes traditionnelles évoluant avec l’arrivée du
numérique (comme la photographie) mais aussi comme lié à des
innovations de rupture débouchant sur des œuvres numériques.
L’introduction du thème a été assurée par Sophie Accolas et
Nadine Wanono, de l’AFA, au cours d’une intervention à part entière. La première, après avoir indiqué que le numérique, en tant
que
nouvelle
forme
d’écriture
automatisée,
concerne
l’anthropologie, en tant que science exerçant une partie de ses
observations sur les actes, traits et comportements techniques, a
rappelé l’importance de prendre en compte les chaines opératoires
techniques pour finaliser l’objet et non de se focaliser uniquement
sur l’acte achevé. Différents auteurs, tels qu’André-Georges
Haudricourt ou Robert Cresswell, ont ensuite été mentionnés,
comme autant de moments de la pensée anthropologique sur les
techniques. C’est avec Jacques Godbout et Bernard Stiegler que la
question du don a été introduite et qu’Internet put être présenté à
travers une culture de la liberté et de la gratuité, une pensée
libertaire basée sur une logique contributive en opposition à une
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Atelier « Anthropologie du numérique »
vision mercantile. Ceci a permis d’aboutir à la mention du récent
(puisque promulgué en mai 2010 à Paris) « Manifeste des
Humanités digitales ». Ensuite, Nadine Wanono a expliqué en quoi
le numérique modifie la relation à l’environnement, permet de
repenser les systèmes techniques et sociaux et a introduit la
distinction entre la part irréductible et la part contingente de ses
usages. En insistant, elle aussi, sur la lignée dans laquelle s’inscrit
Bernard Stiegler quand il indique que l’intérêt pour le numérique se
trouve dans la prise en compte des traces et des outils dans la
production du savoir, en l’occurrence celle d’André-Georges
Haudricourt, André Leroi-Gourhan, Georges Simondon, Bruno
Latour, elle n’a que mieux mis en avant l’impasse, la dénégation du
rôle des techniques dans le milieu universitaire. L’usage de ces
dernières, dans une perspective stieglerienne donc, a été envisagé à
un croisement entre dynamiques vitales et aspects sociaux, ceci
aboutissant à une coconstruction entre humains et techniques, dans
un processus d’extériorisation, un processus de mémoire (désigné
comme épiphylogénétique). Ces réflexions ont débouché sur des
considérations politiques à propos de l’idée de baisse de la « valeur
esprit », décelée par Paul Valéry dans les années 1930, reprise par
Ars Industrialis et visant à mettre l’accent sur le danger du
capitalisme pulsionnel en tant qu’il cherche à capitaliser sur l’esprit
(ce qui a permis de renvoyer à la distinction entre information et
connaissance).
Durant la première intervention de la journée, intitulée
« L’éclatement de l’article. À nouveaux formats d’écriture,
nouveaux usages de la recherche », Sophie Pène, directrice de la
recherche à l’École nationale supérieure de création industrielle, a
tracé, par le biais d’une histoire des technologies industrielles au
XXe siècle, une histoire des formes de présentation de l’œuvre, de la
recherche à travers l’analyse du travail sur l’exposition, le curating,
utilisant les technologies informatiques notamment. Il s’agit donc
d’une réflexion sur la manière dont l’intangible du matériau de la
création est pensé et recomposé comme une scénographie. Est
posée ainsi la question de l’intention, de l’agencement des données
du travail, du rapport entre désir du travail et processus
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Étienne Bourel
d’organisation mais aussi du rapport éthique à la tâche en se
regardant travailler. Il fut ainsi fait mention, entre autres, du travail
d’Aby Warburg sur les mnémosynes (idée se rapprochant de celle
de sérendipité), notamment à travers l’Atlas Mnémosyne (1924-29)
et des commentaires de Georges Didi-Huberman à ce sujet, du
Mundaneum (1910) de Paul Otlet, « l’homme qui voulait tout
classer », du « memex » de Vannevar Bush1, de la carte mondiale
des sciences réalisée par l’Institut de Santa Fe à Los Alamos
(Nouveau Mexique – États-Unis), de la prolifération narrative dans
les 1001 Nuits à partir d’un article du Journal canadien de
sémiotique, de la revue Rosa B de l’École des beaux-arts de
Bordeaux, du site internet de Pierre Giner qu’il est possible de
qualifier de « livre qui se débat », de l’enquête sur l’écrit réalisée
par Jérôme Denis, Philippe Artières et David Pontille à travers
Scriptopolis, de l’œuvre comme forme d’archive de soi d’Hasan
Elahi Trackingtransience, de la plateforme Hypothèses mise en
place par Pierre Mounier sur Revues.org, du réseau collaboratif de
la culture scientifique et technique que constitue Knowtex, de l’idée
d’« extended brain assistant » de Maria Laura Mendez, ou encore
des phycons mis au point au Media Lab du MIT.
Au cours de l’intervention suivante, c’est à partir d’exemples
concrets que Pierre Mounier, directeur-adjoint du Cléo, a voulu
s’interroger sur « Numérisation des données et publication en
ligne », soit ce que le numérique change aux pratiques de recherche
en SHS, notamment dans la communication des recherches. L’état
des lieux qu’il a dressé mettait en avant trois aspects :
– La numérisation des sources de la recherche, où est manifeste une
efflorescence de l’utilisation des sources numériques, selon
différentes possibilités que sont :
• Les collections numérisées, exemple les Visualizing cultures
du MIT.
1
Une continuité de ce travail est réalisée par le groupe de recherche
Hypertexte.
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Atelier « Anthropologie du numérique »
• Les corpus instrumentés, comme un ensemble de journaux
de la presse ouvrière au XIXe siècle en France, utilisés notamment à
travers le développement d’outils basiques d’exploitation de corpus.
• La visualisation de données, comme ont pu en réaliser une
Dominique Cardon, Guilhem Fouetillou, Clémence Lerondeau et
Christophe Prieur à travers leur Esquisse de géographie de
blogosphère politique (cf. notamment les pages 14 à 16) où ils ont
analysé les liens croisés entre blogs de gauche et blogs de droite.
• Le traitement des données, où s’inscrit le projet Textométrie
qui vise à développer une lexicométrie pour l’analyse des corpus
textuels.
• Les données nativement numériques, telles que celles issues
du jeu/enquête sur la pudeur dans les réseaux sociaux, Sociogeek.
• Les Open Data, qui posent des problèmes épistémologiques.
– Au niveau de la publication numérique, il est possible de noter :
• Une stabilité des modes de publication avec la reproduction
dans le monde numérique des formats imprimés antérieurs, le
meilleur exemple ici étant Jstor. Il est possible de distinguer :
- La numérisation des revues.
- Les revues en ligne, où se retrouve une persistance des
canons de l’imprimé.
- Le livre numérisé, dont le modèle papier demeure
immuable, encore plus que pour les revues. C’est ce que propose
L’Harmathèque : des livres encapsulés dans un fichier pdf, une
simulation du livre papier à l’écran.
• Des expérimentations cherchant à casser le carcan de
l’imprimé selon différentes modalités :
- L’Arkeotek vise à opérer une séparation entre données et
raisonnement pour réécrire les articles, expérimentation qui reste
quantitativement marginale.
- Le recueil d’articles électroniques de la MMSH propose
une autre forme de visualisation, de mise à disposition
documentaire.
- Le site Interdisciplines.org propose une publication
d’actes de colloque purement numérique.
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Étienne Bourel
Ces dernières possibilités restent souvent au statut
d’expérimentation car la tradition reste très forte et on note surtout
une reproduction de l’imprimé vers le numérique.
– Pour la communication scientifique, le numérique permet une
multiplication des possibilités, ce qui engendre une effervescence,
un foisonnement. C’est ce que relate le rapport de l’Association of
Research Librairies intitulé Current Models of Digital Scholarly
Communications qui met en avant les nouvelles formes de
communication.
Au final, la situation est peu satisfaisante puisque, si beaucoup
de données sont numérisées, l’imprimé reste toujours le modèle et
les tentatives d’utilisation des vastes possibilités offertes par le
numérique en restent au stade de l’expérimentation. Toutefois,
différents types d’innovations sont à signaler :
• Au niveau éditorial. La revue EspaceTemps.net est une
revue purement numérique qui rompt avec le principe des numéros
thématiques par une structuration de l’offre éditoriale en rubriques,
ce qui n’est pas sans poser des problèmes éditoriaux. La revue
Ethnographiques.org a développé la notion de compte rendu de
sites internet. Enfin, la revue Nuevo Mundo a mis en place
beaucoup d’innovations éditoriales : des rubriques, des critiques de
sites, de CD-ROMs, un mélange d’informations théoriques ou plus
légères, des bibliographies, des colloques, des expositions
virtuelles.
• L’article recomposé. Proposé par la revue de biologie Cell, il
marque le passage de l’article séquentiel à une recomposition de
l’article, éclaté en onglets, dans un processus de décomposition/recomposition. Ceci pose la question de la formalisation de
l’écriture scientifique qui n’est pas aussi poussée dans toutes les
disciplines mais particulièrement avancée en biologie.
• La publication et ses sources. Est posée ici la question du
lien entre les sources numériques disponibles et l’article qui les
exploite. Dans le cas de l’imprimé, cette mise en relation est
forcément différée dans le temps. Mais avec le numérique, il est
possible d’envisager la présence de la source dans l’article, ce qui
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Atelier « Anthropologie du numérique »
entraine un régime d’administration de la preuve différent (en
gardant à l’esprit qu’une source numérisée, comme un vieux
manuscrit qui serait scanné, constitue déjà une interprétation).
• Les sources visuelles. Le Journal of visualized experiments
publie des films des expérimentations scientifiques durant leur
réalisation afin d’exposer les protocoles aux critiques. Les
Collections électroniques de l’Ifpo proposent également des
approches intéressantes.
En conclusion, les relations entre sources numériques,
publication numériques et discussions numériques sont à interroger
selon la manière dont elles font évoluer les SHS. L’ensemble de
cette problématique correspond à ce qui est dénommé les Digital
Humanities. Le réseau Centernet vise à mettre en relation les
centres de recherche travaillant sur cette problématique au niveau
mondial.
En début d’après-midi, Christian Bourdin, veilleur multimédia
à la prospective du CSA, a présenté une communication intitulée
« Chaos, cyberculture, cybersubjectivités ». À partir de l’idée de
territoire des ondes hertziennes (dont le spectre électromagnétique a
été multiplié par trente millions entre 1906 et 1976 pour aboutir à
une bande de trois cents gigahertz), il a retracé le développement
des télécommunications depuis la Seconde Guerre mondiale et la
théorie de l’information de Claude Shannon jusqu’aux estimations
mondiales de flux réalisée par l’université de Berkeley en 2003. Les
nouveautés permises par ces nouveaux territoires sont à comprendre
en termes de navigation, d’interrelation, de rhizomisation, de relativité des points de vue et il est intéressant de faire un parallèle avec
les grands récits (L’Iliade et L’Odyssée, Le Tao, La Torah, Le Roi
Arthur) qui sont autant de récits non linéaires, navigables, interactifs. Plus récemment, le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare
proposait trois modes de lecture en interactions les uns avec les
autres. On retrouve ces idées à travers des récits délinéarisés tels
que la traduction des théories de Newton effectuée par Madame du
Châtelet, L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, Microméga de
Voltaire. Au XXe siècle, il convient de faire référence à Albert
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Étienne Bourel
Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen, à Sigmund Freud, aux
surréalistes, à Locus Solus de Raymond Roussel, à 1984 de Georges
Orwell, à Homo ludens du sociologue hollandais Johan Huizinga,
au Nouveau roman, à la Nouvelle vague, à l’Oulipo, à William
Burroughs, à Gilles Deleuze et Félix Guattari marquant la crise des
subjectivités occidentales et réfléchissant aux « agencements collectifs de subjectivités ». Concernant le numérique, il faudrait
exiger un Habeas Corpus protégeant les données de l’esprit. Ceci
introduit l’idée de chaosphère et, face aux risques de dérives commerciales du net, les espoirs se trouvent dans les réseaux ouverts et
le DIY.
Par la suite, c’est en filant la métaphore deleuzienne qu’Axel
Guïoux, maitre de conférence à l’université Lumière Lyon 2–
CREA, et Évelyne Lasserre, maitre de conférence à l’université
Lyon 1−S.2S.H., ont introduit leur réflexion anthropologique
comme située sur un autre plateau que celui de l’analyse des formes
qui avait été traité le matin. Ils ont ainsi eu l’occasion de
questionner, dans un propos intitulé « Se jouer des situations :
ethnographie, virtualité et mondes procurés », l’usage des TIC pour
des personnes handicapées, notamment dans les mondes persistants
proposés par des jeux en ligne massivement multi-joueurs (MMOG),
comme World of Warcraft. Leur intérêt s’est porté sur l’adaptation
du handicap via des interfaces spéciales, puisque ces jeux donnent
la possibilité d’investir des corps, désignés par le terme « avatar »,
qui représentent la personne physiquement mais également
moralement. Ils ont ainsi eu l’occasion de rencontrer régulièrement
et de s’entretenir (de manière semi-directive) avec cinq personnes
âgées de 15 à 46 ans. Il en ressort que les TIC permettent une
remédiation du handicap, une nouvelle adaptation. Ainsi, les
nouvelles technologies prennent place dans l’intégration des
personnes handicapées. Par ailleurs, il a pu être mis en avant que les
discours technophobes ou technophiles ne sont que les deux côtés
d’une même mythologie. Concernant le rapport à la virtualité, dans
la lignée des travaux de Vili Lehdonvirta il apparaît que ces
« mondes jumeaux » que sont le réel et le virtuel ne sont pas
distincts mais se coconstruisent. À propos des jeux vidéo en tant
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Atelier « Anthropologie du numérique »
que tel, les approches narratologiques (américaines et tendant vers
le logocentrisme) ou ludologiques (nord-européennes et tendant
vers l’hyperspécialisation du jeu) sont renvoyées dos-à-dos par la
conception pragmatiste de Thomas Malaby pour qui le jeu est une
effectuation d’expérience à part entière, du fait que jouer revient à
agir, produire de la contingence voir du déplaisir, de la souffrance.
Il est dès lors possible de poser la question de l’incorporation pour
penser le dispositif technique, notamment pour des personnes qui
négocient déjà avec un dispositif technique car handicapées. Les
travaux de thèse d’Étienne Armand Amato ont ainsi permis de
mettre en avant la simultanéité de l’émergence de ces deux mondes,
réel et virtuel, à travers un processus d’instanciation. Au final, c’est
la notion de procuration qui émerge puisque lorsque qu’un
personnage virtuel évolue, un tiers-espace se dessine car le joueur
vit un peu à travers lui, par procuration, par instanciation de la
procuration.
En conclusion de la journée, Bernard Stiegler, directeur de
l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Georges Pompidou
est intervenu pour présenter une communication intitulée
« Anthropologie et numérique » qui lui a permis de brosser un
panorama rapide de plusieurs de ses principales idées. Le
numérique fut ainsi envisagé comme un cas particulier de support
d’écriture et d’enregistrement, un hypomnémata. Si cette question
fut réactivée par Jacques Derrida ou Michel Foucault, ce sont surtout Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant qui, dans deux textes
essentiels2, ont montré le rôle décisif joué par l’écriture dans
l’émergence de la rationalité. À propos de la place de la technique
dans l’anthropologie, Bernard Stiegler défend le point de vue
d’André Leroi-Gourhan pour qui l’anthropogenèse est une technogenèse et la technique, une mémoire supplémentaire. Il s’agit, en
effet, d’une troisième mémoire, qualifiée d’épiphylogénétique,
après les mémoires génétiques et épigénétique. Est ainsi introduite
2 Détienne M. (dir.), 1992. Les savoirs de l’écriture : en Grèce ancienne.
Villeneuve d’Ascq, P.U. de Lille, Cahiers de philologie.
Vernant J.-P., 2004 [1962]. Les origines de la pensée grecque. Paris, PUF.
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Étienne Bourel
la problématique de la grammatisation, procédure consistant à
discrétiser des flux, c’est-à-dire à les spatialiser et donc les rendre
reproductibles : cela rend possible l’enregistrement des phénomènes
et donc leur répétition. Si l’imprimerie fut une grammatisation qui
permit la Réforme, la révolution industrielle a entrainé la grammatisation des corps. Avec la photographie et le phonogramme, au XIXe
siècle, a débuté la grammatisation de la perception. Le numérique,
au XXe siècle, a engendré la grammatisation du social (social
enginering), social envisagé ici comme une transindividuation. Ceci
entrainant une prolétarisation accrue, il est possible d’aboutir à la
conclusion paradoxale que l’hominisation est un processus de
déshominisation. La grammatisation est donc à comprendre comme
le développement de pharmakons. Dès lors, pour qu’une société
fonctionne, il lui faut construire les circuits très longs (intergénérationnels) de l’anthropogenèse. L’idée d’anamnèse renvoie à ces
circuits absolument longs, conditions de la confiance, de la fidélité,
de l’investissement social, de la société. En tant que pharmakon, le
numérique commence par produire des courts-circuits avant de
produire des circuits longs. Pour le comprendre, il faut passer par
une organologie générale afin de saisir les individuations
psychiques, techniques et sociales possibles. Ainsi, si le virtuel
produit des courts-circuits (effrayants) dans l’anthropogenèse, il
présente aussi des possibilités d’expérimentations (passionnantes).
Pour l’anthropologie, il s’agirait de faire des usagers du virtuel, des
anthropologues critiques, la spatialisation rendant les éléments
sociaux analysables. Pourrait alors se profiler la création de
nouveaux modes sociaux3.
* * *
3 Après cette conclusion, une présentation du portail des sciences
humaines AnthropoWeb a été réalisée par la personne qui en est à
l’origine, Sophie Haberbüsch.
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