Les nouvelles dynamiques sociales

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Sociologie des nouvelles dynamiques sociales
Monsieur M. Nachi
année académique 2002-2003
Ulrich BECK et Anthony GIDDENS :
LE CONFLIT DES MODERNITES
Travail réalisé par
Stéphanie CRICKBOOM
Yaëlle KOOS
Delphine LECOMTE
Anne PALENTE
Valérie PEIFFER
Bénédicte SCHOONBROODT
Deuxième licence en Sociologie
Sommaire
1. Introduction
2. La modernité réflexive
A. Critiques adressées à la Sociologie de la Modernité
-
Selon Ulrich Beck
Selon Anthony Giddens
B. La réflexivité
-
Comment définir la réflexivité
La Sociologie réflexive selon Pierre Bourdieu
C. Dans quelle société vivons-nous ?
3. Le risque
A. Sommes-nous dans une société de risque ?
B. Les contours de la société du risque
4. L’individualisation
A. Définition
B. Nos sociétés et leur destin collectif
5. Le rapport au politique et à la science
A. Le retour des individus au niveau infra-politique
B. La légitimité scientifique
6. Distance critique et réflexions soulevées
2
1. Introduction
Ces dernières années, la question du risque a été souvent soulevée dans les sciences sociales,
aussi bien en Europe qu'aux Etats-Unis : « Nous sommes dans l’ère du risque ».
La société doit être envisagée comme une « nouvelle société » dans une idée de rupture (et
non continuation) dans le sens où nous vivons dans une production industrielle sans société
industrielle. C’est ce qu’affirment deux sociologues européens qui ont nourri le débat
intellectuel en France et en Grande-Bretagne, Ulrich Beck et Anthony Giddens.
En effet, nous assistons à une dissolution des concepts de base et des fondements de la
société industrielle. Il existe une dissolution des grands principes qui animaient la société
industrielle, comme la famille ou la classe sociale, qui pourrait faire en sorte que l’industrie
devienne elle-même une tradition. L’individualisation, vécue de manière collective, fait que
les décisions prises aujourd’hui doivent être négociées à la base, et non plus être imposées par
un « modèle dominant dépassé » qui ne correspond plus à ce qui est de manière empirique.
C’est pourquoi Beck et Giddens envisagent la modernité réflexive. Puisque nous ne pouvons
et ne voulons pas faire marche arrière sur le chemin de la modernité, nous assistons à un
nouveau visage donné à la société, où les individus, acteurs de leur destin, pourraient faire
leur retour au niveau infra-politique.
Cette « renivellement » de la société par le bas est possible, et certainement sur le point de
prendre forme, alors qu’il se manifeste, actuellement, par l’auto-dénégation citoyenne, qui
aveugle sur ses possibilités.
3
2. La modernité réflexive
Avant d’entrer dans le cœur du sujet qui nous intéresse ici, c’est-à-dire une réflexion sur le
concept de modernité, nous allons observer de manière générale les ouvrages d’Ulrich Beck et
d’Anthony Giddens traitant de ce terme de « Modernité réflexive », en rupture avec la
manière dont la Modernité avait été pensée jusque maintenant en Sociologie.
Ces deux auteurs ont le mérite de dire non à la vision unitaire de la « Modernité » pour en
envisager « l’éclatement ». C’est alors qu’il n’est plus question d’UNE modernité, puisqu’elle
est envisagée comme étant multidimensionnelle.
A. Critiques adressées à la Sociologie de la Modernité
- Selon Ulrich Beck
Professeur de Sociologie à l'Université de Munich, il a écrit « La société du risque », paru en
1986 en Allemagne, et quatorze ans plus tard en France. Cet ouvrage, publié alors que le
nuage de Tchernobyl survolait l'Europe, a connu un grand retentissement. Il s’agit, en
quelques mots, d’une analyse minutieuse et critique de la modernisation des sociétés
contemporaines.
C’est principalement une tentative pour penser une transformation sociale, et nous allons,
avec cet auteur, tenter d’observer ce passage qu’il annonce : De la « modernité industrielle »
vers la « modernité réflexive ».
Pour Beck, la Sociologie occidentale de la modernité est dépassée depuis un bon moment :
elle est en quelque sorte « périmée », car elle n’offre pas d’alternative et propose l’analyse de
la modernité comme si elle était unidimensionnelle.
Il utilise la notion de « société de risque » pour désigner une phase de l’évolution de la société
moderne. Il développe l’idée générale du passage d’une « société industrielle » à une « société
du risque » et insiste d’emblée sur la différence entre :
La Modernité Unidimensionnelle :
Jusqu’à présent, c’est de cette manière que la modernisation fut pensée en termes
sociologiques. Il s’agit de rationaliser la tradition. Dans cette optique, il n’existe qu’une
alternative dans la manière d’envisager la société par la Sociologie, ce qui fait qu’elle est
infalsifiable et donc non scientifique.
La Modernité réflexive :
Il s’agit de rationaliser le processus de rationalisation. Beck va donc s’attaquer au processus,
au « comment ? ».
En effet, jusqu’à présent, la Sociologie a toujours pensé la modernité comme étant différente
des valeurs anciennes, des traditions, des religions, etc.. Et si la société industrielle devenait
4
elle-même une tradition, si ses propres principes, ses concepts de base, son fondement étaient
en voie de dissolution ?
La rationalisation de la rationalisation signifie qu’il va nous amener à réfléchir sur les propres
fondements de nos sociétés pour en venir au constat que la modernité d’aujourd’hui se
déroule dans un contexte de production industrielle sans les fondements de la société
industrielle. Ces fondements comme les classes sociales ou la famille sont des concepts qui
n’ont plus de réalité empirique et qui sont en train de se dissoudre.
La théorie de Beck est ainsi fondée sur une rupture au sein de la modernité, il refuse
l’approche post-moderniste. Pour lui, nous sommes dans une modernité nouvelle, voire autre,
mais toujours dans la modernité de laquelle nous ne sortons pas.
Les sociétés modernes avancées se situeraient actuellement entre deux phases de l’évolution
de la société moderne : venant de la modernité industrielle nous nous dirigeons vers une
modernité réflexive.
L’ouvrage d’Ulrich Beck, La société du risque: sur la voie d'une autre modernité, analyse
donc le post-modernisme comme une modernité réflexive qui devient elle-même l’origine de
ses propres risques et détruit les cadres sociaux de la modernisation.
Nous ne pouvons parler de modernité sans y associer le travail d’Anthony Giddens, l’alterego britannique de Beck. Les thèses des deux auteurs sont en effet très proches.
- Selon Anthony Giddens
Quant à Giddens, il accuse également les analyses sociologiques de la modernité pensées
jusqu’ici, dans la même optique de simplifications. Elles ont réduit cette modernité à UNE
tendance, à un processus unique.
Il cite notamment le capitalisme chez Marx, l’industrialisme chez Durkheim, ou encore la
rationalisation selon Weber. Il s'affiche résolument contre l'idée de post-modernité.
Contrairement à ces derniers, il va « éclater » la notion de modernité en dégageant quatre
logiques institutionnelles, qui pour lui, sont partiellement autonomes. Il s’agit du capitalisme,
de l’industrialisme, de la surveillance et du militarisme. Chacune de ces logiques serait
vecteur de profils de risque.
Pour Giddens, nous ne sommes pas entrés dans cette ère nouvelle de « post-modernisme »,
mais plutôt dans une phase qu’il qualifie de « modernité avancée ». En effet, suite à la
Révolution française dans l'ordre politique et à la Révolution industrielle dans l'ordre
économique, nous sommes confrontés aux conséquences des transformations sociales qui ont
lieu, et se déploient dans toute leur amplitude.
Le diagnostic de Giddens, qui ébauche une critique de la notion de post-modernité, émet l'idée
qu’aucun savoir n'est jamais fermement établi et qu’il est nécessaire de mettre un terme au
« fameux » mythe du progrès.
Giddens d’une part, développe une théorie dite « de la structuration » où à la manière de
Parsons, (qui fait référence aux fonctions ramenées à un Tout englobant, comme la société), il
tente de rendre compte de la constitution mutuelle de l’action et de la structure sociale.
5
D’autre part, il va tenter de cerner ce qui fait la spécificité, la particularité des sociétés
capitalistes modernes.
En guise d’introduction à la pensée de Giddens, c’est autour du noyau central de la perte de
légitimité des modèles transmis et de la nécessité d’une « construction réflexive de soi » que
l’auteur va construire sa théorie. Il considère la réflexivité institutionnelle comme l’élément
central des sociétés modernes, pénétrant progressivement tous les domaines de la vie
sociétale, y compris ceux de l’intimité et de l’identité individuelle.
Pour l’auteur, la valorisation de l’autonomie et de la réflexivité sont donc au cœur de la
modernité. Les sociétés modernes sont des sociétés qui incorporent dans leurs activités un
ensemble de connaissances issues de la réflexion systématique sur leur environnement. Les
individus considèrent cette incorporation comme légitime.
Envisageons alors la vision de ces deux auteurs de manière plus approfondie, afin de saisir
l’essence même de ce terme de « modernité réflexive ».
B. La réflexivité
- Comment définir la réflexivité ?
S’il existe une multiplicité d'usages de la notion de réflexivité en Sociologie, Giddens va en
faire une des bases conceptuelles de sa théorie dite de la modernité réflexive ou encore théorie
de la structuration. Cette théorie se caractérise par un mouvement réflexif, en va-et-vient, de
structuration du social.
Toujours selon cet auteur, la réflexivité est le mode de reproduction, d’actualisation ou de
réalisation du social par les pratiques des agents ainsi que par le travail des institutions, tout
aussi réflexives que les agents.
C’est ainsi qu’un mouvement social ou une organisation peut, par exemple, anticiper ses
possibles pour nouer futur et passé dans un présent raisonnable.
Le concept de réflexivité est d’une extrême importance dans le travail de Giddens où, dans un
contexte réflexif, l'agent réalise son projet de soi, par une logique réflexive discursive, qu’il
effectuera par la parole.
Cependant, cette réflexivité peut produire aussi bien des effets voulus que non voulus.
L’exemple classique est celui de l'acte de parole qui, volontairement, nous permet de
communiquer, tout en produisant, involontairement, la langue.
La réflexivité a donc chez Giddens au moins trois dimensions. Elle est en effet discursive
(accessible par le récit des acteurs), pratique (inscrite dans la conscience pratique), et
institutionnelle. C'est le lien complexe unissant ces trois dimensions de la réflexivité qui
forme finalement ce qu’il appelle « la modernité réflexive ».
6
- La Sociologie réflexive selon Pierre Bourdieu
La Sociologie de la pratique ne nous a pas introduits seulement à la question de la réflexivité
de l'agent, mais aussi à celle du sociologue. C'est par un mouvement de réflexivité, c’est-àdire de retour sur soi et sur son activité, que le sociologue peut éviter les erreurs liées à
l'intellectualisme, qui consistent à prendre son propre rapport intellectuel, comme objet
d'analyse, pour le rapport de l'agent à l'action. La capacité pour le sociologue de prendre en
compte la relation qu'il entretient avec son objet constitue donc un des moyens d'améliorer la
qualité scientifique de son travail. D'où l'importance de ce que Pierre Bourdieu appelle une
objectivation participante. L'objectivation, au sens ici de connaissance scientifique, du rapport
subjectif du sociologue à son objet, sa participation à l'objet qu'il analyse, fait partie des
conditions de la scientificité de son analyse1. La Sociologie de Pierre Bourdieu est donc une
sociologie réflexive, qui invite le sociologue à passer par un travail d'auto-socio-analyse, de
son rapport à l'objet, qui peut être lié à sa place dans le champ intellectuel, à son propre
parcours social, etc., afin de rendre sa recherche plus rigoureuse.
« La forme de réflexivité que je préconise est paradoxale en ce qu'elle est fondamentalement
anti-narcissique. L'absence de charme, l'allure un peu triste de la vraie réflexivité sociologique
tient à ce qu'elle nous fait découvrir des propriétés génériques, partagées par tous, banales,
communes. Or, dans la table des valeurs intellectuelles, il n'y a rien de pire que le commun et
le moyen. Ce qui explique en grande partie la résistance que la sociologie, et en particulier
une sociologie réflexive, suscitent parmi les intellectuels»2.
« Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet. Je ne puis prendre
position, en tant que savant, sur les luttes pour la vérité du monde social sans savoir que je le
fais, que la seule vérité est que la vérité est un enjeu de luttes tant dans le monde savant (le
champ sociologique) que dans le monde social que ce monde savant prend pour objet (chaque
agent a sa vision idiotique du monde qu'il vise à imposer, l'insulte étant, par exemple, une
force d'exercice sauvage du pouvoir symbolique) et à propos duquel il engage ses luttes de
vérité. En disant cela, et en préconisant la pratique de la réflexivité, j'ai aussi conscience de
livrer aux autres des instruments qu'ils peuvent m'appliquer pour me soumettre à
l'objectivation, — mais en agissant ainsi, ils me donnent raison»3.
C. Dans quelle société vivons-nous ?
C’est Ulrich Beck qui nous permettra d’approfondir ce point. Pour lui, nous vivons dans une
société où il y a production industrielle mais sans société industrielle. Ces deux termes étaient
jusque là considéré comme liés.
En effet, la dynamique de l’industrialisation a mené à sa propre disparition. On observe
maintenant un autre visage à la société dont les concepts-clés perdent beaucoup de
cohérence :
1
BOURDIEU, Pierre, Sur l'objectivation participante, in Actes de la recherche en sciences sociales, n°23,
septembre 1978.
2
BOURDIEU, Pierre, Réponses, Seuil, 1992, pp.51-52.
3
BOURDIEU, Pierre, Science de la science et réflexivité, Raisons d'agir, 2001, p.221.
7
« Les mêmes modes de production, le même système politique, la même dynamique de
modernisation font naître un autre visage à la société :
- d’autres réseaux de relation, d’autres modes de sociabilité,
- de nouveaux clivages, de nouvelles formes d’organisation des individus.
Comment est-ce possible ? »4.
La dynamique de l’industrialisation semble mener à sa propre disparition.
Beck voit la société industrielle comme un « ensemble systémique » : il y a une certaine
dynamique qui fait maintenant que la société industrielle n’est plus vécue comme LE cadre
social de référence. C’est ainsi qu’il n’existe plus de modes de vie standardisés, les contours
de la société industriels ne sont plus si nets. Nous voyons alors apparaître une sorte d’autre
« configuration ».
Si, jusqu’à présent, il y avait une certaine cohérence biographique (un même moule social
englobant le groupe social, le niveau de revenu, la situation conjugal, etc.), aujourd’hui, ce
n’est plus le cas : « Les hommes ne sont plus forcément des pères, les pères ne sont plus
spécialement les seuls à avoir un revenu, et souvent, ils ne sont plus des maris »5.
Il ajoute que notre société moderne se scinde en deux avec, d’un côté, les institutions, encore
porteuses de « normes », de « modes de vie standardisés », et de l’autre, les modes de vie
d’aujourd’hui qui sont de plus en plus diversifiés. C’est ainsi que de plus en plus de personnes
passent entre les mailles du filet de la sécurité sociale.
Cela entraîne une problématique dégagée par Beck, qui peut se résumer en ces termes : il y a
un « décalage institutionnel ». En effet, aujourd’hui, les institutions ne peuvent plus être
pensées indépendamment des individus. Il s’agit d’un processus d’individualisation présent
dans les institutions.
A son sens, tout comme nous l’avons vu avec Giddens il y a rupture (et non-continuité
comme beaucoup l’ont pensé ou continuent à le penser) car, au tournant du XXIe siècle, la
modernité a détruit son contraire, l'a perdu et c'est à elle-même qu'elle s'en prend.
La modernité entre dans sa phase réflexive. Nous sommes donc bel et bien, au sens de
l’auteur, dans un système où il y a production industrielle sans société industrielle.
Beck s’attaque notamment aux théories traditionnelles de la stratification sociale, comme le
marxisme avec une « société de classe ».
Pour lui, ces théories sont devenues obsolètes face à :
 l’individualisation,
 les multitudes de mode de vie qui s’opèrent au-delà d’une considération en
classes sociales,
 la généralisation d’un mode de vie confortable dans toutes les catégories sociales
allemandes.
4
BECK, Ulrich, Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités, in : Lien social et
Politiques, Riac 39, 1998, p. 17.
5
Ibidem.
8
Si nous regardons du point de vue des classes, nous nous apercevons qu’il n’y en a plus
vraiment ce qui est vu pour beaucoup comme un dépassement, mais cela peut être envisagé
comme une disparition.
Son approche théorique s’attaque également à la Sociologie de la famille traditionnelle, qui
selon Beck, aurait depuis longtemps perdu son objet sociologique, c’est-à-dire la famille. La
famille nucléaire n’est-elle pas en train de disparaître également ?
Les catégories établies, comme la famille ou les classes, se désagrègent et disparaissent. Nous
sommes dans la modernité réflexive, à la fin des collectifs établis et prévisibles. C’est ainsi
que les institutions deviennent dépendantes des individus.
La société est en train de se dissoudre. Nous passons de la certitude de la société industrielle,
vers les turbulences de la société du risque mondialisé.
Auparavant, l’individu pouvait compter sur une prise en charge par sa famille et par la classe
à laquelle il appartenait, alors qu’à présent, ces catégories se désagrègent : « les chances, les
dangers et les ambivalences biographiques doivent désormais être pris en compte, interprétés
et élaborés par l’individu seul »6.
6
BECK, Ulrich, Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités, in : Lien social et
Politiques, Riac 39, 1998, p. 21.
9
3. Le risque
A. Sommes-nous dans une société de risque ?
Nous pouvons effectivement nous poser la question en ce sens qu’il n’y a pas une journée
sans que la problématique du risque ne soit soulevée dans les médias : la vache folle, le poulet
à la Dioxine, le sang contaminé, les accidents d’avion, les risques agro-alimentaires liés aux
OGM, la marée noire sur les côtes françaises et belges, les risques liés aux centrales
nucléaires, la problématique du stockage et de l’ensevelissement des déchets, etc.
Vu les transformations contemporaines auxquelles nous assistons dans les sociétés
développées, nous pouvons donc, à la manière de Beck et Giddens, envisager l’apparition
d’une nouvelle forme de modernité : «la haute modernité », « la modernité réflexive », « la
seconde modernité », « la modernité avancée », etc. Il ne s’agit plus d’un dépassement de la
modernité en tant que telle, appelé « post-modernité ».
Pour le sociologue Ulrich Beck, le risque s'est imposé comme une entrée pertinente pour
comprendre les sociétés contemporaines ainsi que les défis auxquels elles doivent faire face.
B. Les contours de la « société du risque »
Selon Beck, nous sommes entrés dans une société de risques.
Giddens nous dit d’ailleurs que ce terme est utilisé pour décrire notre société moderne dans
laquelle la tradition s’est rompue et où les avances scientifiques plus que la nature domine
notre vie.
Dans les sociétés pré-modernes, le risque était considéré comme provenant de l’extérieur et
comme une fatalité. L’homme était dénué de tout contrôle face aux menaces telles que les
épidémies. Mais, aujourd’hui, ces risques ne viennent plus seulement de l’extérieur comme
les catastrophes naturelles mais sont engendrées par la société elle-même, par les actions
humaines. Nous entrons dans un monde de « risques incontrôlables » où, chaque jour, nos
prises de décision induisent une augmentation de ceux-ci.
Le risque pour Beck est un concept moderne. Il est donc important de souligner que celui-ci
n’a pas toujours existé. C’est au XVIIème siècle que les risques, associés aux notions de
confiance et de garantie, sont au cœur des modes de vies et de l’organisation sociale qui se
développe en Europe.
Pour Giddens, risque et confiance sont indissociables puisque la confiance présuppose une
conscience du risque encouru. Pour lui, il est impossible d’éviter les risques puisqu’on est
obligé d’affronter certains risques qu’on le veuille ou non. L’inaction peut aussi se révéler
risquée.
Beck nous montre que dans la société actuelle, la production sociale de richesse est
systématiquement corrélée à la production sociale de risque.
10
Notre société est donc caractérisée par le passage de l’organisation de la société autour de la
production et de la répartition des richesses, à celle de la production et de la répartition des
risques.
Ce qui ne signifie pas qu’aujourd’hui nous vivons dans un monde plus dangereux que dans le
passé mais que l’on pense la société en anticipant les conséquences de ce qui est produit par
les pratiques sociales. C’est ici, que Beck nous parle de « modernité réflexive », la société
entre dans sa phase réflexive. La société est obligée de penser, de se questionner.
11
4. L’individualisation
En analysant les sociétés contemporaines, Beck met l’accent sur l’individualisation croissante
et l’émancipation progressive vis-à-vis des institutions typiques de la société industrielle.
C’est cette individualisation qui a détruit les solidarités de classe ainsi que les normes et
valeurs anciennes.
Quand il parle d’individualisation des risques sociaux, cela ne veut pas dire qu’il y a une
égalisation du niveau de vie mais que les structures, perçues comme « naturelles » (comme la
nation, la classe, la famille), deviennent de plus en plus inapplicables.
Il y a donc à la fois disparition des classes et augmentation des inégalités d’autant plus
qu’elles sont individualisées. Beck nous donne l’exemple de l’Allemagne qui connaît une
sorte d’« individualisation assurée tous risques » emblématisée par :
- Un niveau de vie élevé,
- Un haut niveau de couverture sociale.
Mais, aujourd’hui, cette notion se voit confrontée à une répartition de la pénurie :
1) L’échelle des revenus s’élargit ;
2) Les groupes sociaux sont touchés par le divorce, le chômage cause de divorce ;
3) Les groupes sont de moins en moins identifiables car ils ne correspondent plus aux
catégories sociales habituelles. Et, par conséquent, ils sont de plus en plus difficiles à
transformer en force politique.
4) Ce qui, avant, était pris en charge collectivement comme un destin de classe, doit de
plus en plus être pris en charge individuellement comme une défaillance personnelle.
Tout cela signifie que les crises sociétales apparaissent comme des crises individuelles. Par
conséquent elles sont de moins en moins considérées dans leur dimension sociale et il y a
moins de prise en charge au point de vue politique.
La société du risque marque donc une nouvelle étape de la modernité dans la mesure où elle
est le produit d’une défiance irréductible des citoyens face aux institutions traditionnelles
(état, industries, etc.). Alors qu’elles étaient, auparavant, censées apporter bien-être et
sécurité, sont vécues comme productrices de risques et de menaces.
A. Illustrations
Nous pouvons voir ce processus comme une décomposition (comme nous venons de le voir
avec l’exemple des classes ou de la famille nucléaire), mais également comme un abandon.
Nous sommes en train d’abandonner les modes de vie de la société industrielle ; comme la
classe d’appartenance, la strate, le rôle en fonction du sexe, la famille, etc. ; sur la base
desquels l’individu construit et articule sa propre trajectoire personnelle.
Pour Beck, la diminution, en Allemagne, de la moitié des naissances et des mariages, ainsi
que l’augmentation des divorces, témoignent de cet abandon. Mais cette individualisation ne
repose pas du tout sur une décision libre. Comme le dit Sartre, « les hommes sont condamnés
à l’individualisation ».
12
« Les biographies tombent dans la modernité avec des dilemmes indécidables ».7
Nous pouvons arriver à cette réflexion que l’on arrive dans un monde « moderne » dans
lequel tout est transformé en décisions qui deviennent alors risquées.
Prenons l’exemple du mariage : il doit être « choisi » et considéré, avec toutes ses
contradictions, comme un risque personnel. Si les modèles traditionnels contraignaient à
l’appartenance collective, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Dans un couple, chacun doit conduire sa propre vie. Les femmes doivent mener leur carrière
professionnelle également, car le risque du divorce est présent, ce qui change les contours du
couple. Le couple et la famille deviennent un assemblage de biographies discordantes, par un
lien pour lequel il n’existe plus de recette préétablie.
B. Nos sociétés et leur destin collectif
L’individualisation n’est pas, au sens commun, un destin individuel, mais un destin collectif.
En effet, nous ne vivons pas l’individualisation passivement. Personne ne veut retourner en
arrière. Cela impliquerait de sacrifier un bout de sa liberté (sacrifice qui n’est exigé que de
l’autre), de rétablir les « solidarités à l’ancienne », de « faire marche arrière sur le chemin de
la Modernité ».
L’individualisation est donc collective, et non individuelle. Mais, qu’est-ce qui pousse tant de
personnes à briser les cadres du mariage en faveur « d’unions libres » ?
Pour Beck, il n’est pas question d’une « fièvre du moi » ou d’un « égocentrisme » exacerbé,
qu’il serait alors possible de faire baisser par des compresses collectives, mais d’un nouveau
rapport entre l’individu et la société, auquel nous sommes en train d’assister. Le « collectif »
ne peut plus être ordonné, il ne peut plus venir du haut vers le bas.
Actuellement, le collectif doit être librement demandé et consenti à partir des biographies
individuelles. Il doit être négocié, fondé et discuté, ce qui ne signifie pas spécialement un
retrait dans la sphère privée. En effet, il peut s’agir d’un mouvement inverse allant du bas vers
le haut. Pensons, par exemple, aux initiatives citoyennes, comme les droits de la femme, la
violence extrême droite, l’environnement, etc., qui ont été placés sur l’agenda politique,
malgré l’opposition des partis établis
7
Ibidem.
13
5. Le rapport au politique et à la science
A. Le retour des individus au niveau infra-politique
D’après Hans Magnus Enzensberger : « Les hommes politiques sont vexés que les gens
s’intéressent moins à eux ; ils feraient mieux de se demander à quoi cela est dû »8.
Face à cela, Beck émet l’hypothèse que les partis se mentent à eux-mêmes car ils ont une
définition erronée de la politique. On ne tient plus assez compte du fait que le cœur de la
politique contemporaine c’est l’auto-organisation qui renvoie au niveau infra-politique, c’està-dire à la construction de la société par le bas.
A l’intérieur comme à l’extérieur le politique perd donc, semble-t-il, de sa force
« polarisatrice », créatrice et utopique. Les thèmes d’avenir, qui sont aujourd’hui sur toutes
les bouches, ne sont pas nés des projets à long terme des gouvernements, ni des débats au
parlement et encore moins des centres du pouvoir économique et étatique.
Des mouvements d’initiatives citoyennes apparaissent et prennent le pouvoir. Ce sont eux qui,
malgré l’opposition des partis établis, mettent sur l’agenda politique le thème des menaces
pesant sur le monde.
Par exemple, le devoir de la sauvegarde écologique de la terre et de son ressourcement
rapproche les conservateurs des socialistes et l’industrie chimique de ses adversaires
écologistes les plus virulents.
« Il est significatif que de moins en moins de décisions politiques soient liées aux
programmes politiques : les partis, les syndicats et les autres organisations, puisent dans la
masse des thèmes librement disponibles afin de consolider pragmatiquement leur existence »9.
De plus, toujours selon Beck, le politique est attendu dans les arènes qui lui sont assignées et
parmi les acteurs auxquels est conféré un pouvoir portant ce label. Lorsque dans ces lieux, les
horloges de la politique s’arrêtent, tout se passe comme si le politique s’était totalement
arrêtée de tourner. Par là, nous ne voyons pas que l’inertie de l’appareil d’Etat et ses
ramifications peuvent s’accompagner d’un dynamisme des différents acteurs à tous les
niveaux de la société, c’est-à-dire le passage de la politique à un niveau infra-politique devenu
actif.
« En outre, le ras-le-bol des partis qui prospèrent aujourd’hui est aussi une forme d’autodénégation citoyenne. Elle aveugle sur les possibilités de l’infra-politique. L’on recherche la
politique au mauvais endroit, avec de faux concepts, à un niveau erroné et dans les mauvaises
pages des journaux.
Tout cela tend à envisager qu’en politique, le centre techno-administratif c’est-à-dire l’Etat a
finalement perdu son rôle de moteur de la modernisation. C’est désormais l’infra-politique qui
détermine le politique, en l’armant ou au contraire en le désarmant »10.
8
BECK, Ulrich, Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités, in : Lien social et
Politiques, Riac 39, 1998, p. 23.
9
Ibidem
14
B. La légitimité scientifique
Pourquoi la plupart des gens, le plus souvent, ont-ils confiance en des pratiques et des
mécanismes sociaux à propos desquels leurs propres connaissances techniques sont infimes
ou nulles?
Giddens cherche une réponse au travers de l'influence de la socialisation, qui confère à la
science une image particulière d'un savoir considéré comme plus ou moins indubitable, dont il
découle une attitude de respect pour la plupart des formes de spécialisation technique.
Toutefois, selon lui, l'attitude des profanes envers le savoir technique comporte une part
d'ambiguïté. Beaucoup font un "pacte" avec la modernité en faisant confiance aux gages
symboliques et aux systèmes experts, sorte d'attitude pragmatique en somme. Les attitudes de
confiance ou de défiance envers certains systèmes abstraits peuvent en effet être fortement
influencées par des expériences vécues aux points d'accès ou par des réactualisations de
connaissances qui, via les médias et d'autres sources, sont offertes aux profanes comme aux
spécialistes.
De son côté, Beck attire notre attention sur le fait qu’aujourd'hui ce n’est plus la nature qui
engendre les risques majeurs, mais la recherche scientifique.
Par exemple, le terrorisme inquiète davantage aujourd'hui qu'hier, en partie, parce que nous
avons pris conscience du fait qu'il peut désormais se munir d'armes chimiques, voire
nucléaires, redoutables. Le contrôle des usages et des effets de la science moderne nous
échappe.
10
Ibidem
15
6. Distance critique et réflexions soulevées
Comment penser la Modernité ?
Devons-nous effectivement l’envisager en terme de rupture (une production industrielle sans
les fondements d’une société industrielle), ou continuer à la penser en « continuité », dans le
sens où nous allons vers une société de plus en plus moderne ?
Devrions-nous penser la société comme étant en phase « postmoderne », à la suite de l’ère
industrielle, vue comme étant en continuité avec ce cadre, ou devrions-nous la penser dans les
termes de Beck ou de Giddens, en empruntant leur conception de la « Modernité réflexive »
dans une société de risque, avec cette idée que nous vivons une rupture, dans une production
industrielle sans société industrielle, avec la disparition et la dissolution des grands
fondements de la société industrielle comme la famille nucléaire, les classe sociales, etc. ?
Ce questionnement a fait l’objet d’un grand débat en Sociologie, notamment sur ce concept de
« la fin du progrès ».
Ces auteurs nous introduisent à une nouvelle manière d’envisager les transformations sociales
qui ont lieu dans nos sociétés, et l’on pourrait dire que leur originalité est d’arrêter de s’axer
uniquement sur le passé de notre société, qui est révolu, mais de lui substituer l'avenir qui
commence déjà à prendre forme aujourd’hui.
Dans le sens où nous observons effectivement l’omniprésence de ces risques divers dont nous
parlent Beck et Giddens, nous ne pouvons rester insensibles à leurs théories de la société
moderne, et de la modernité réflexive. Nous mesurons au passage les progrès réalisés par
rapport à la théorie unilinéaire de la modernisation, aujourd'hui définitivement déconsidérée.
Nous ne voyons plus la modernité comme unidimensionnelle depuis les apports des théories
de ces deux auteurs. Il n’y a pas UNE modernité mais des modernités de par la multiplicité
des modes de vie et par le processus d’individualisation auxquels nous assistons aujourd’hui.
Nous pourrions néanmoins opposer à la richesse de ces œuvres une critique notamment celle
adressée à ces théories par Loïc Wacquant quant à « l’impénétrabilité » de l’appareil
conceptuel de Giddens.
Cette critique évoque le fait qu’il s’agit de théories, très conceptuelles, ne comportant pas de
réalité empirique, et donc déconnectées du réel et de la pratique de la recherche.
Aussi, les concepts se révèlent parfois être d’un niveau d’abstraction élevé comme la notion
de « modernité réflexive », dont la définition ne nous paraît pas être aussi claire, bien qu’elle
désigne une sorte de modernité « terminée » ne pouvant plus s’appliquer qu’à elle-même,
n’ayant plus d’extériorité.
Nous avons noté d’autres critiques adressées, notamment à Beck, qui regroupe sous le thème
du risque, dans son ouvrage, La société du risque, aussi bien les risques industriels,
l’insécurité sociale, ou les incertitudes scientifiques.
Peut-on effectivement rassembler toutes ces transformations sociales sous le terme des
« risques » ? Ne devrait-on pas les différencier ?
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Nous restons donc attentifs aux diverses critiques face à cette notion indifférenciée de risque,
bien que ces auteurs soient effectivement d’un grand apport pour la Sociologie de la
Modernité, enfin sortie de son « carcan ».
17
Bibliographique
Ouvrages :
BECK, Ulrich, La société du risque: sur la voie d'une autre modernité, Aubier/Alto, Paris,
2001.
BECK, Ulrich, Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités,
in : Lien social et Politiques, Riac 39, 1998, pp. 15-25.
BOURDIEU, Pierre, Science de la science et réflexivité, Raisons d'agir, 2001, p.221.
BOURDIEU, Pierre, Réponses, Seuil, 1992, pp.51-52.
GIDDENS, Anthony, Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, Paris, 1994.
WACQUANT, Loïc, Au chevet de la modernité : le diagnostic du Docteur Giddens, in
Cahiers internationaux de sociologie XCIII, Harvard University et EHESS, Paris, 1992, pp.
389-397.
Articles :
LATOUR, Bruno, La modernité est terminée, in Le Monde, 28 août 1996.
BOURDIEU, Pierre, Sur l'objectivation participante, in Actes de la recherche en sciences
sociales, n°23, septembre 1978.
Utilisation de l’outil Internet :
http://www.espritcritique.org
COUTURIER, Yves, Les réflexivités de l’œuvre théorique de Bourdieu: entre méthode et
théorie de la pratique, Esprit critique, vol.04 no.03, mars 2002.
DRAELANTS , Hugues, L'insécurité alimentaire ou la modernité confrontée à elle-même,
Esprit critique, vol.04 no.02, février 2002.
Date de consultation : le 25 février 2003.
http://www.melissa.ens-cachan.fr
ZALIO, Pierre-Paul, Ulrich Beck fait-il courir des risques à la sociologie ?, Mis en ligne le
mercredi 15 mai 2002 par ce maître de conférence en Sociologie.
Date de consultation : le 12 mars 2003.
http://www.ensmp.fr/~latour/poparticles/poparticle/p096.html
LATOUR, Bruno, Beck ou comment refaire son outillage intellectuel.
Date de consultation : le 15 mars 2003.
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Annexe
La modernité est terminée
Bruno Latour, CSI, Ecole des Mines de Paris.
© Le Monde (28 août 1996)
----------------------------------------------------------------------------Il faudrait peut-être faire pour la modernité ce que François Furet a fait pour la
Révolution française: montrer comment l'idée de révolution fut active en 1789 mais ne
suffit pas à définir le sens des événements qui s'y déroulèrent. Il semble qu'il en soit de
même pour ce "progrès" que Le Monde a pris l'initiative heureuse de mettre en débat.
On a longtemps défini la modernité par une flèche du temps bien orientée qui nous
arrachait à notre passé archaïque pour nous acheminer vers un avenir plus ou moins
radieux. Cet avenir, on le définissait toujours par une séparation plus grande entre,
d'une part, les sentiments, les valeurs, et, de l'autre, les trois divinités de l'Efficacité, de
la Vérité, de la Rentabilité. Le sentiment du progrès dépendait donc étroitement de la
certitude que, plus tard, nous serions enfin capables de distinguer nettement les faits et
les valeurs, même si, dans notre passé lointain, nous mêlions encore les deux. La
modernisation était à ce prix: "faisons table rase du passé, devenons enfin résolument
modernes".
Or, plus personne aujourd'hui ne prononce le mot de "modernisation" sans
interrogation, remords, scrupules. On se demande ce que l'on va perdre avant de saisir
ce que l'on va gagner. J'ai entendu des agriculteurs qui appelaient "agriculture moderne"
celle de leurs parents, et désignaient ainsi une forme dépassée, démodée de
productivisme et d'aménagisme. Les postmodernes ont eu raison de s'emparer de ce
sentiment. Ils ont senti que la flèche du temps n'allait plus droit. Qu'elle se tordait dans
tous les sens et ressemblait davantage à un spaghetti dans un plat de spaghettis qu'à
l'escalier du progrès "qui toujours monte et jamais ne descend", comme le dit Péguy
dans Clio, la plus belle méditation jamais écrite sur le sens du progrès.
Mais si les post-modernes ont un sentiment juste de ce qui est terminée -la
modernisation est nécessaire et elle va droit- ils ne savent comment désigner ce qui
commence, ou ce qui, peut-être, n'a jamais fini. C'est à ce point que la solution de Furet
peut être utile. Bien que l'idée de progrès ait été efficace, qu'elle ait servi pour choisir
certaines combinaisons de facteurs, pour accélérer certains choix techniques ou
économiques, elle ne saurait décrire ce qui s'est passé en Europe depuis trois siècles.
Les sciences, les techniques, les marchés, n'ont jamais eu l'aspect lisse, objectif,
progressif, inhumain, que les Européens ont souhaité leur donner afin de construire leur
idée de progrès. Au lieu de nous arracher à un passé archaïque, les sciences et les
techniques, nous ont au contraire plongé, toujours davantage, dans une riche matrice
anthropologique que Michel Serres, parmi beaucoup d'autres, a magnifiquement décrit.
Plus personne n'attend des chercheurs travaillant sur la vache folle qu'ils simplifient
enfin pour nous l'incroyable imbroglio qui brasse le marché de la viande, la
construction de l'Europe, la structure tridimensionnelle des protéines et l'étal des
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bouchers. Derrière nous peut-être, dans le passé, nous confondions les faits et les
valeurs, les sciences et les politiques, mais devant nous, à coup sur, le nœud qui relie les
faits, ce que sont les choses, et les valeurs, ce que veulent les humains, se trouvera plus
serré encore, plus indémélable.
Du coup, nous pouvons faire une tout autre hypothèse que celle de "la fin du progrès".
Nous n'avons jamais été modernes à la manière dont les modernisateurs l'ont pensé.
Nous n'avons jamais avancé vers un surcroît d'efficacité et de rentabilité qui nous
éloignerait toujours davantage d'un passé archaïque. De ce fait, nous n'assistons pas à la
"fin du progrès", mais seulement à la fin de l'idée de progrès comme seule analyse de
l'histoire européenne.
Des peuples qui n'osent plus manger de la viande de peur de devenir fous, qui n'osent
plus faire l'amour de peur de se rendre malades, qui n'osent plus presser le bouton d'un
aérosol de peur que le ciel ne leur tombe sur la tête, ne sont plus ni modernes, ni postmodernes, ni barbares; ils sont revenus à la commune humanité, à ce que
l'anthropologie a toujours décrit chez "les autres". Lorsque l'on se décide à mêler, dans
une même vie collective, des sociétés d'humains et une société plus vaste encore
d'objets, de prions, de neutrinos, de virus, de puces et de réseaux câblés, il faut "faire
gaffe", il faut prendre soin de toutes les connexions. L'ancienne idée de progrès, celle
que nous avons quitté récemment, permettait de ne plus faire attention, elle libérait de
toute prudence, de toute précaution; la nouvelle idée apparaît plutôt comme ce qui
oblige à la prudence, au choix sélectif, à un triage minutieux des possibles. Ce qu'Ulrich
Beck et Anthony Giddens appellent "la modernité réflexive", ou la "seconde
modernité", celle qui commence sous nos yeux et qui rend l'Europe beaucoup plus
intéressante que naguère quand elle se croyait naïvement moderne.
Alors que l'ancienne idée de progrès permettait d'échapper aux complications inutiles
du passé, voici que la nouvelle nous replonge toujours plus profondément dans les
complexités de l'anthropologie classique. En redevenant comme les autres après la fin
d'une parenthèse de trois siècles pendant laquelle les Européens se sont crus
radicalement différents des "autres", nous ne perdons pas notre âme, nous retrouvons
notre humanité. Nous allons enfin comprendre le sens du mot "civilisation" qui ne
voudra plus dire "balayer le passé pour se moderniser à l'européenne", mais "trier parmi
les possibles" et surtout "rendre la vie invivable aux simplificateurs". La fin de l'idée de
progrès n'est que l'effet lointain sur les Européens de cet immense soulèvement de
l'Asie qui clôt bien sûr la parenthèse de la modernisation, mais qui ouvre aussi à une
négociation, de dimension planétaire, sur la nature d'une vie civilisée. En ne perdant
qu'une fausse idée de notre propre histoire, nous contribuerons davantage à celle qui
reste à faire qu'en nous désespérant de ne plus voir darder la flèche du temps.
B. Latour
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