Gérard Vergnaud
François Conne
Avec la collaboration de Pierre Pastré, Annie Bessot &
Sandra Bruno
La didactique des mathématiques française doit énormément à Gérard Vergnaud, le
théoricien « critique » français qui, à l’interne, a le plus œuvré à contrebalancer la pesée des
théoriciens « utopiques », et qui, à l’externe, a énormément fait pour indiquer des liens
possibles entres ces nouvelles théories et celles qui avaient cours ailleurs.
Travail théorique utopique, travail théorique critique dans le champ des didactiques.
Si travailler la théorie est nécessaire ne serait-ce que pour mettre de l’ordre dans le
foisonnement des idées, des travaux, des expériences et des observations, il y a au moins
deux manières pour un chercheur d’y contribuer. Soit il élabore un cadre personnel dans
l’idée de reconsidérer le champ en son entier, espérant par là qu’un nouvel ordre s’impose.
Cette modalité de recherche a une visée formalisante, et les mathématiciens y sont
particulièrement à l’aise. Pour simplifier le propos, donnons-lui le nom de travail théorique
utopique. Il consiste à élaborer une construction relativement détachée qui puisse servir de
cadre à l’étude et la transformation des pratiques de diffusion des connaissances. Selon
l’autre modalité de travail théorique, que nous qualifions de travail théorique critique, le
chercheur opère en prise directe sur l’état du champ et ses multiples ramifications, et
s’intéresse au jeu des innombrables relations qui se nouent dans les systèmes didactiques,
jeux par lesquels ils se développent et se renouvellent. Le chercheur critique œuvre à
questionner les théories existantes afin de les réorienter sur un réel en constante évolution et
dont les transformations ne doivent pas grand chose à nos spéculations.
Ces deux modalités de travail sont contrastées. On les oppose hélas trop souvent dans des
concurrences stériles. Pourtant elles sont autant nécessaires à l’une qu’à l’autre. D’un côté,
les tenants des utopies théoriques ne pourront jamais couper tous les ponts. Leurs idées et
concepts seront toujours déformés par la combinaison aux idées et concepts issus de tous
les autres horizons théoriques. Par dessus le marché, à tout ordre qui s’impose, on finit
toujours par trouver ici et là des précurseurs. Une nouvelle théorie peut prétendre opérer
une rupture, pourtant elle finit toujours soit par disparaître, soit par rejoindre la tradition.
Bref, aucune théorie ne peut survivre en autarcie et son assimilation à son champ demande
un travail théorique de la seconde sorte. De l’autre côté, tout comme les arbres poussent
autant par leurs branches que par leurs racines, une construction scientifique ne peut gagner
en hauteur sans qu’elle ait à retravailler ses propres fondations. Ainsi la recherche de
nouvelles systématicités, aussi utopiques qu’elles puissent paraître, offre de nouvelles
perspectives au travail théorique critique.
Une troisième modalité du travail théorique est quant à elle plus orientée vers
l’expérimentation. En psychologie et pour ce qui touche aux questions de développement et
d’apprentissage, les recherches piagétiennes sont impressionnantes. Hélas les pratiques
développées par cette école, l’entretien clinique piagétien (qualifié aussi parfois de
critique), n’ont plus cours. Ce destin regrettable montre que cette perspective ne saurait pas
plus que les deux autres se suffire à elle-même. Par ailleurs, cette fragilité du travail
expérimental en psychologie, n’est rien comparée à celle qui caractérise les recherches en
didactique. D’une part localement, il est mille fois moins aisé de constituer de véritables
laboratoires de didactique, puisque l’on doit les installer sur les lieux de formation. Or ces
derniers sont déjà accaparés par bien d’autres missions que celle d’offrir un terrain à la
recherche. D’autre part, le chercheur ne peut pas se soustraire totalement à la très forte
pression temporelle à laquelle est soumis tout enseignement. Le fait que l’école
expérimentale Jules Michelet et le COREM animés par Guy Brousseau soient restés une
exception et n’aient pas pu perdurer suffit pour en témoigner.
Gérard Vergnaud un théoricien critique, psychologue et didacticien.
Deux faits expliquent sans doute la position de Gérard Vergnaud dans le champ de
l’enseignement des mathématiques et plus particulièrement dans celui de leur didactique.
Premièrement, Gérard Vergnaud est un psychologue. La conséquence est qu’en tant que
psychologue, reconnu par ses pairs, son travail théorique a pu se faire critique de théories
psychologiques existantes tournées vers les questions d’épistémologie et d’enseignement.
Deuxièmement, pour Gérard Vergnaud, l’adéquation de la théorie est ce qui est requis pour
toute action efficace sur le réel. Par conséquent, si la psychologie entend contribuer aux
questions didactiques, ses théories doivent se laisser interroger par les réalités didactiques.
Pour s’en convaincre, les lecteurs pourront se reporter aux articles publiés par Gérard
Vergnaud et noter la fréquence de la forme interrogative dans leurs titres. La pertinence des
théories psychologiques se mesurera plus à leur propension à évoluer et se réviser elles-
mêmes, au vu et en réponse aux réalités didactiques, que par les bénéfices que les
pédagogues, enseignants, éducateurs ou parents pourraient tirer en s’en inspirant. Ainsi
pour Gérard Vergnaud, d’une part les réalités didactiques l’informent et lui font chercher
sans cesse à adapter ses théories, et d’autre part, les ponts et liens qu’il peut établir entre
chercheurs aux prises avec des réalités différentes sont ce qui permettra à son travail
critique de gagner la généralité requise par sa visée théorique.
On pourrait penser que les questions de didactique sont marginales pour la psychologie
proprement dite et que tout chercheur en psychologie ferait bien de se recentrer sur des
réalités plus purement psychologiques. À ceci on objectera deux arguments. Le premier est
pragmatique : un tel recentrage exclusif ne ferait finalement que remettre à plus tard l’étude
de questions vives sans que rien ne le justifie, sans que personne ne puisse dire que la
psychologie n’a décidément rien à comprendre et à retirer de l’étude de questions
didactiques. Le second est méthodologique : la théorie doit être adéquate à la réalité d’une
manière qui soit générale, sinon elle ne serait pas plus qu’adéquate à « sa réalité », une
réalité de convenance. Se rendant ainsi quasi infalsifiable, elle aurait tôt fait de devenir
insignifiante. De ceci, il découle une sensibilité forte de tout travail théorique critique vis à
vis des questions limites.
Déjà chez Jean Piaget, chercher des réponses aux questions épistémologiques au travers de
recherches en psychologie consistait à se situer aux franges de cette dernière. Ce qui est
remarquable dans le travail de Gérard Vergnaud est non seulement qu’il a inversé le regard,
mais encore qu’il a su le faire en l’articulant selon deux dimensions différentes : 1/ faire
évoluer les théories psychologiques en réponse aux questions que les réalités didactiques
leur adressent, et 2/ engager une telle évolution dans le sens d’une théorie suffisamment
générale pour répondre à la fois à des questions didactiques scolaires et professionnelles,
susceptibles d’intéresser aussi bien les écoles que les entreprises. Ainsi donc le travail
théorique critique de Gérard Vergnaud porte autant sur la psychologie que sur la didactique,
sur la formation scolaire que professionnelle, sur le développement des enfants que sur
celui des adultes.
La carrière de Gérard Vergnaud se distingue aussi par son formidable esprit d’entreprise et
on le trouve à l’origine de nombreux mouvements et regroupements de chercheurs sur la
scène internationale. Nous nous contenterons de citer ici : The International Group for the
Psychology of Mathematical Education PME dont il est un co-fondateur (ICME3,
1976) et dont il a été le président de 1977 à 1982, ou encore dès 1977, le Séminaire
National de Didactique des Mathématiques à Paris, puis dès 1980, l’Ecole d’Eté de
Didactique des Mathématiques ainsi que la revue Recherches en Didactique des
Mathématiques RDM. Son rayonnement est très grand dans la sphère francophone (par
exemple, il est Dr. Honoris causa de l’Université de Genève), mais il entretient de très
nombreuses collaborations tant à l’ouest, dans les Amériques (du nord et du sud), qu’à l’est
(par exemple il est membre de l'Académie des Sciences Psychologiques de Russie). Pour
ses multiples autres contributions, nous renvoyons le lecteur au curriculum vitae ci-annexé.
Un développement de la psychologie mû par les problèmes que l’on rencontre en
voulant la rendre opérationnelle.
La psychologie de Gérard Vergnaud nous explique en quoi l’action et son organisation sont
au cœur de la conceptualisation. L’idée d’une continuité entre les actions les plus
élémentaires du sujet et les conceptualisations les plus élaborées de la science a été
proposée et fermement soutenue avant lui par Jean Piaget. Gérard Vergnaud l’actualise en
exigeant de sa psychologie qu’elle mette en œuvre une dialectique entre ses apports
opérationnels d’une part, et conceptuels de l’autre. (Pourquoi la recherche en psychologie
ne peut-elle se passer de la didactique et de l’épistémologie ?, communication publiée,
2001). L’œuvre de G. Vergnaud nous offre une preuve par l’acte de la pertinence de son
point de vue, elle qui, au fil des années, s’est montrée capable d’articuler des approches
disciplinaires très diverses, et ce avec une aisance et une élégance incomparables.
Gérard Vergnaud est un psychologue développementaliste. Inspiré par Jean Piaget, il a
infléchi le cadre théorique de ce dernier, en mettant l'accent sur l'importance des contenus
d'apprentissage dans le développement et le rôle de la médiation. Cela l'a conduit à Lev
Vygotski, mais avec un souci de synthèse plutôt que de confrontation. Le plus saisissant
dans son œuvre est qu’elle nous montre, preuve par l’acte, comment la psychologie
développementale contribue au développement de la psychologie elle-même. Quel plus
grand hommage l’élève pouvait-il rendre au maître genevois ?
Au début de sa carrière, Gérard Vergnaud aborde les questions d’enseignement des
mathématiques à la manière d’une spécification des résultats de l’épistémologie génétique
au contexte scolaire et aux contenus mathématiques particuliers. La perspective reste
développementale, toutefois plus question ni de grandes structures de l’intelligence
rapportées aux concepts logico-mathématiques les plus généraux, le nombre, l’espace, la
fonction etc., mais un effort visant à préciser ce cadre trop général et éloigné des questions
d’enseignement et d’apprentissage scolaire, afin de le rendre utilisable par les enseignants.
L’ordre qu’il considère n’est plus celui trop rigide de la théorie des stades de Jean Piaget,
mais est conçu comme un ordre partiel dans le développement. Cette idée permettra
d’ouvrir les questions relatives au développement cognitif au cas des adultes. Ceci sera
précisé dans des recherches s’intéressant à la classification des situations d’apprentissage
(Essai de classification des situations d’apprentissage, article 1964), puis à l’idée de
complexité psychogénétique mise en regard des structures additives (Structures additives et
complexité psychogénétique, article 1976), ou encore à la relation entre psychogenèse et
hiérarchies de difficulté des tâches scolaires (Psychogenèse et programmes
d’enseignement : différents aspects de la notion de hiérarchie, article 1976-1977). Gérard
Vergnaud reste fidèle à l’esprit piagétien puisqu’il n’a de cesse de mettre en parallèle la
structure des contenus mathématiques avec les progrès de l’apprentissage et le
développement des connaissances de l’élève. Mais, contrairement aux chercheurs genevois
autour de Bärbel Inhelder, il n’engage pas son travail de précision sur une étude des détails
poussant les recherches vers des phénomènes microgénétiques. Il en reste à des catégories
de connaissances calibrées sur les pratiques scolaires. Et c’est ceci qui marque son
engagement de didacticien. À ce titre, il est significatif que Gérard Vergnaud ait défendu
avec insistance que l’on pense la progression des apprentissages à l’école sur le long terme
(ex. Le long terme et le court terme dans l’apprentissage de l’algèbre, article 1988 ;
Algebra, Additive and Multiplicative Structures. Is there any coherence at early secondary
level ?, article 1997). De là aussi une insistance sur des recherches longitudinales tant en
psychologie qu’en didactique. La psychologie de Gérard Vergnaud reste à valence
épistémologique. L’article majeur de ce type de recherches est celui qu’il a co-signé avec
Mme C. Durand et que nous avons déjà cité : Structures additives et complexité
psychogénétique.
Cette hypothèse forte de considérer comme central le lien entre genèse de la connaissance
et structure du savoir mathématique, Gérard Vergnaud n’y renoncera jamais. Cela va
l’amener à s’intéresser plus précisément à une logique relationnelle, au concept
psychologique de représentation, et au concept mathématique d’homomorphisme, en
prônant que ce qui rend opérationnelle la représentation est précisément qu’elle a un
caractère homomorphique permettant aux sujets d’agir sur ses mises en relation elles-
mêmes. Ceci lui évite de tomber dans les travers bien connus de la représentation
considérée comme reflet mental du réel, ou au contraire comme un formatage du réel selon
des modèles implémentés dans l’esprit. Avant lui, Jean Piaget s’était fortement inspiré de
l’idée de structure et d’invariant que les mathématiciens avaient mis en évidence (et tout
particulièrement le programme d’Erlangen), et qu’il avait transposés à sa théorie du
développement de l’intelligence. Gérard Vergnaud a revisité ces notions compte tenu des
développements des recherches piagétiennes et là encore par un renversement de la
perspective : alors que Jean Piaget cherchait à qualifier la structure de l’intelligence, et à
rendre compte de la stabilité de la connaissance du sujet au-delà des fluctuations apparentes
du réel, Gérard Vergnaud s’est attaché à décrire en quoi l’acquisition de connaissances
permet à l’apprenant d’ordonner et de stabiliser le réel lui-même, et en tout premier lieu les
effets de ses actes sur le réel. Il a conjointement porté son intérêt sur le couple structurel :
invariant opératoire / théorème en acte, et sur le couple fonctionnel : schème / algorithme.
De là découlent de nombreuses recherches portant sur le calcul arithmétique et
l’apprentissage de l’algèbre. Citons ici les articles suivants : Calcul relationnel et
représentation calculable (article 1974-75) ; Invariants quantitatifs, qualitatifs et
relationnels (article 1976-77); Homomorphisme réel-représentation et signifié-signifiant :
exemples en mathématiques (communication publiée, 1994) ; Vers une théorie intégrée de
la représentation (communication publiée en langue russe 1995) ; A comprehensive Theory
of Representation for Mathematics Education, (communication publiée, 1999) ; ou encore
Concept et schème dans une théorie opératoire de la représentation (article 1985). Ce
dernier est le plus important de tous.
Son engagement dans le mouvement naissant de la didactique des mathématiques française,
va infléchir ses travaux vers de nouvelles catégories du réel et de sa connaissance :
situations et concepts. Ceci l’amènera à insister sur l’importance de la conceptualisation
dans l’apprentissage (Au fond de l’apprentissage, la conceptualisation, communication
publiée 1996 ; Qu’apportent les systèmes de signes à la conceptualisation ?,
communication publiée 2002 ; La conceptualisation, clé de voûte des rapports entre
pratique et théorie, communication publiée 2003), et fournira la pierre angulaire de sa
Théorie des Champs Conceptuels qui considère tout concept comme un triplet de trois
ensembles, je cite (La théorie des Champs Conceptuels, article 1991) :
« Un concept est un triplet de trois ensembles, C= (S, I, ζ)
- S, l’ensemble le des situations qui donnent sens au concept (la référence) ;
- I, l’ensemble des invariants sur lesquels repose l’opérationnalité des schèmes (le
signifié) ;
- ζ, l’ensemble des formes langagières et non langagières qui permettent de
représenter symboliquement le concept, ses propriétés, les situations et les procédés
de traitement (signifiant). »
L’idée de penser en termes de champs conceptuels considère qu’un concept ne concerne
jamais un seul type de situations, mais plusieurs, et que, réciproquement, une situation
présente toujours diverses facettes conceptuelles inter-reliées. Ceci a une importance
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