Résumé

publicité
L’Evolutionnisme de Pierre Janet : Indications Pour Une Évaluation Et Une Reformulation
I. Saillot, PhD
Institut Pierre Janet
Paris, France
Corresponding Address:
I. Saillot, PhD.
Institut Pierre Janet
23 rue de La Rochefoucauld
75009 Paris, France
tél : + 33 (0)6 61 78 76 04
fax : + 33 (0)1 42 81 11 17
E-mail: [email protected]
Résumé
Les idées évolutionnistes de Pierre Janet relèvent d’un modèle historique avec de nombreuses facettes jouant des rôles
spécifiques dans le fondement de sa psychologie. Une recherche détaillée de tels composants élémentaires conceptuels
sera tentée ici, à partir de citations de ses travaux qui aideront à trouver une définition fidèle à ses idées, prouvant que
Pierre Janet a adopté les notions répandues autour de 1900. Ce diagnostic de l'évolutionnisme de Pierre Janet sera
comparé à quelques critiques qui ont été faites aux théories proches des siennes, enracinées dans cette biologie du dixneuvième siècle également. Depuis que Pierre Janet a donné la développé son système évolutif, la biologie évolutive a
subi les changements paradigmatiques majeurs : la question concernant la manière dont les composants du fondement
de la psychologie de Pierre Janet ont souffert des avancées de la recherche en biologie sera abordée.
L'évolutionnisme de Pierre Janet se trouve davantage dans sa psychologie que dans sa psychiatrie.
L'évolutionnisme de Pierre Janet a été bien attesté par des historiens (Ellenberger, 1970; Prévost, 1973a/73b;
Braunstein, J.-F. et Pewzner, E, 1999), qui conviennent généralement qu'il est devenu évolutionniste autour des années
20. La situation semble en fait plus complexe, parce que la chronologie n'est pas le seul paramètre, mais également
ses types de productions. Le travail de Pierre Janet peut être divisé en quatre parties: articles de recherche (1885 1946), cours au Collège de France (1901 - 1934), livres (1889 - 1932) et d'autres textes qui n'entrent pas dans les trois
premières parties, tels que des discours occasionnels ou des critiques de livre. Quant aux trois premières parties, ces
travaux montrent différentes utilisations des concepts évolutifs, liées à leur proportion de psychologie et de
psychiatrie. J'appellerai "psychiatrie" de Pierre Janet la partie de son travail traitant du diagnostic et du traitement des
névroses, alors que la "psychologie" de Pierre Janet sera la partie de son travail traitant de l'interprétation
psychologique de sa psychiatrie, et de tous ses travaux centrés sur des conduites, idées, croyance, sentiments et
volonté, en tant que questions principales théoriques.
La psychiatrie de Pierre Janet n'a jamais été fortement enracinée dans l'évolutionnisme, c’est sa psychologie qui a
employé un fondement évolutif. Depuis ses premiers articles sur l'hystérie à ses derniers, le diagnostic de Pierre Janet
et les méthodes de traitement dépendaient à peine des concepts évolutifs. Jusqu'en 1926, tous ses livres ont fait une
place importante aux préoccupations psychiatriques: par conséquent, jusqu'en 1926, aucun d'entre eux n’était
profondément dépendant de la biologie évolutive, alors qu'environ 70% de ses articles de recherche traitaient de
questions médicales, et n’abordaient donc pas plus l'évolution.
En 1926, avec " De l'angoisse à l'extase. Études sur les croyances et les sentiments ", (Janet, 1926-28), les livres de
Pierre Janet sont devenus moins psychiatriques, et se sont davantage concentrés sur la psychologie. Ces travaux ont
été enracinés dans la biologie évolutive depuis le commencement. Ses cours au Collège de France, étant
psychologiques par définition de sa Chaire, ont commencé très tôt à être manifestement évolutifs. Dès l’année 1909, il
écrivait déjà " Les tendances sont des systèmes de faits physiologiques et psychologiques associés entre eux au cours
de l'évolution… " (Janet, 1909a). Après 1926, 50% des articles de recherches de Pierre Janet étant psychologiques,
ont dépendu également des questions évolutives.
1
Nous supposons que la psychiatrie de Pierre Janet n'a pas beaucoup impliqué la biologie parce qu'elle a été fondée sur
sa psychologie. Il y a certainement des études épistémologiques avancées au sujet de la nature de la relation de
« fondement » entre deux théories, et il serait le plus approprié d'examiner ceci plus en détail. Mais ici, choisissons
une définition très simple, déclarant que quand un champ se fonde sur un autre, ils sont liés par une loi de la causalité,
le deuxième "expliquant" le premier. Selon ceci, dans des travaux de Pierre Janet, les lois de la psychologie
expliquent les faits psychiatriques, en d'autres termes, la psychiatrie est de la psychologie appliquée. Les deux champs
peuvent néanmoins être considérés comme autonomes: la rupture du lien de causalité entre eux rend la psychologie
théorique, et la psychiatrie descriptive. Déclarer que la psychologie de Pierre Janet est fondée sur la biologie évolutive
mène au même modèle. Avec sa causalité à l'intérieur de biologie, la psychologie de Pierre Janet est de la biologie
appliquée. Sans ce lien de causalité, la psychologie de Pierre Janet est descriptive, et autonome.
Pierre Janet a souvent déclaré que ses travaux étaient descriptifs, donnant comme argument que les "sciences"
psychologiques n'étaient pas assez avancées pour produire des explications, mais seulement des descriptions. Ces
affirmations expliquent sa contribution majeure à la psychologie clinique (c.-à-d. descriptions des différents cas), et
amènent Claude Prévost à comparer la psychologie de Pierre Janet à la phénoménologie de Husserl. Cependant, il
semble que Pierre Janet n'a pas toujours eu des intentions descriptives pures. En fait, il a interprété ses cas cliniques.
Ceci explique que sa psychiatrie se fonde sur sa psychologie. Mais il y a plus, il a même interprété ses propres
résultats psychologiques (interprétations elles-mêmes de ses cas psychiatriques), et là se trouve le fondement de sa
psychologie dans la biologie évolutive.
Puisque de façon épistémologique ce rapport au fondement peut être cassé en principe, la psychologie de Pierre Janet
peut être déclarée autonome, et l’est sûrement. Néanmoins, la portée de cet article n'est pas de montrer comment la
psychologie de Pierre Janet est autonome (ceci exigerait une étude entière), mais au contraire de montrer les limites de
son autonomie. Ces limites peuvent être étudiées simplement, comme travail préliminaire, en dépistant quelques
concepts clairement situés à cette limite: évolution, développement, adaptation, progrès, stades et quelques autres que
les citations de Pierre Janet fourniront. On montrera ici que ces concepts n'appartiennent pas aux résultats principaux
de la psychologie de Pierre Janet, sauvant par conséquent l’autonomie et la validité de sa psychologie, mais qu’ils sont
néanmoins ceux au sujet desquels la recherche moderne janétienne doit être particulièrement attentive.
La biologie évolutiinniste de Pierre Janet
Puisque Pierre Janet a donné beaucoup d'importance au fondement évolutif de sa psychologie, et qu'il est la plupart du
temps rappelé et cité, paradoxalement, comme aliéniste évolutionniste, il est certainement une question importante de
comprendre ce qu'il a voulu dire par ce concept « d'évolution ».
Malheureusement, il ne donne pas une définition précise de ce qu'il pensait concernant cela. Même lorsqu'il aborde la
question directement, par exemple dans un chapitre consacré à "L'Evolution" dans L'Évolution de la mémoire et de la
notion du temps " (Janet, 1928b), aussi bien que dans un article relatif (Janet, 1928a), il semble qu’il considère pour
acquis que le public comprendra la signification du mot, et aura simplement besoin de son point de vue et d’exemples.
Néanmoins, il a écrit largement au sujet de l'évolution, et quelques citations de son travail permettront de construire un
modèle rendant compte de ses idées sur ce qu'est l'évolution, de la façon dont elle fonctionne, et ce que sont ses
conséquences, résumées ici en 6 points.
1 - L'évolution est à double face. D'une part elle est une transformation progressive de l'individu pendant sa vie
quotidienne, d'autre part, c'est la transformation de sa "race", qui a lieu sur de plus longues périodes.
 " Chaque homme évolue continuellement de deux manières : en premier lieu il doit accomplir à chaque instant
de sa vie et plus fortement à certaines périodes un développement individuel qui, de la naissance à la mort,
transforme incessamment son activité, en second lieu il participe sans cesse à l'évolution de la race qui se
transforme plus rapidement qu'on ne croit au milieu des incessantes modifications du milieu social ". (Janet,
1909b).
 " (l'évolution est) ce fait qu'un être vivant se transforme continuellement pour s'adapter à des circonstances
nouvelles […] ". (Janet, 1909b).
 " Une certaine partie de toutes les fonctions humaines, la partie la plus élevée, est-elle toujours en voie de
transformation ". (Janet, 1909b).
2 - Les conduites évoluent et se développent pour s’adapter toujours mieux aux circonstances: elles sont utiles. Par
conséquent, l'évolution va vers la perfection.
2

" Les théories périphériques [des sentiments] ne tiennent pas compte du point de vue biologique, elles ne
cherchent pas la raison d'être de cet état d'émotion qui s'est développé d'une manière générale chez tous les
êtres vivants et qui n'a subsisté au cours de l'évolution que parce qu'il avait une utilité, une fonction à remplir
". (Janet, 1926-28).
 " Les divers sentiments que nous considérions comme des régulations de l'action avaient toujours une utilité…
". (Janet, 1926-28).
 " L'évolutionnisme, c'est tout simplement l'usage de la notion de progrès et d'invention ". (Janet, 1928b).
3 - L'évolution obéit à la loi de Haeckel: elle est récapitulé par le développement (organique) embryonnaire.
 " Les phénomènes de la volonté, ou du moins une partie d'entre eux, la perception de la réalité changeante, la
formation des croyances ne sont comparables qu'à des phénomènes de développement organique ". (Janet,
1909).
 " C'est pourquoi la psychologie des conduites doit se présenter en grande partie comme une psychologie
génétique, suivant l'expression de J. M. Baldwin ". (Janet, 1926-28).
4 – Les anciennes fonctions ont déjà été des organes réservés. Mais les progrès et les inventions des individus créent
actuellement de futurs organes, par la transmission directe des adaptations quotidiennes à la descendance.
 " Il y a aussi dans toute fonction des parties supérieures consistant dans l'adaptation de cette fonction à des
circonstances plus récentes, beaucoup moins habituelles, qui sont représentées par des organes beaucoup
moins différentiés ". (Janet, 1909).
 " L'anatomie, en effet, étudie surtout et nécessairement les organes anciens, bien délimités, identiques chez
tous les hommes, en un mot, les organes des fonctions parvenues à l'état stable ; elle ne peut pas connaître les
organes futurs, ceux qui n'existent encore qu'en germe, en formation ". (Janet, 1909).
5 – L’évolution, et son analogie embryologique, traverse une série de stades ou de niveaux de perfection. On peut
observer aujourd'hui des niveaux inférieurs de cette progression chez les enfants, les primitifs, les singes, et les
névrosés.
 " … chez les individus de divers niveaux, les animaux, les enfants, les primitifs et surtout chez les malades…
". (Janet, 1926-28).
 " les enfants et les malades ", " l'enfant et (de) l'idiot ". (Janet, 1889).
 " les primitifs ou les malades en dépression n'ont aucunement ces notions ". (Janet, 1926-28).
 " A côté et peut-être déjà un peu au-dessus du singe nous voyons le petit enfant que l'on commence à étudier
aujourd'hui beaucoup ". (Janet, 1935).
 " Les malades dont je m'occupe le plus souvent ne peuvent guère, en ce moment, nous être utiles, car, malgré
leurs troubles, ils restent, en général, beaucoup trop supérieurs aux chimpanzés " (Janet, 1935).
 " chez les primitifs et chez les enfants ", " chez le primitif et chez l'enfant " (Janet, 1935).
6 - Les niveaux inférieurs subsistants aujourd'hui peuvent être expliqués par des arrêts ou des régressions du
développement (ou de l'évolution).
 " le caractère essentiel de l'émotion est une régression brutale vers les conduites inférieures ". (Janet, 192628).
 " N'est-il pas naturel qu'à une certaine époque les êtres en voie de perfectionnement, mais incapables d'utiliser
encore d'une manière constante les procédés perfectionnés soient revenus instinctivement à ces actes primitifs
? " (Janet, 1926-28).
 " …la régression des actes qui se manifeste dans l'émotion… " (Janet, 1926-28).
 " Tous ces malades semblent arrêtés dans l'évolution de la vie […] ". (Janet, 1923).
 " …les malades qui nous présentent par les arrêts de développement et les régressions toutes les formes et tous
les degrés de ces évolutions psychologiques". (Janet, 1926-28).
Pierre Janet tire ses idées évolutionnistes du contexte historique de la recherche à son temps…
Bien que Pierre Janet ne définisse pas le concept d'évolution, il l'emploie abondamment. La raison en est que de son
temps, non seulement la plupart des savants et leurs auditoires la comprenaient tous, mais en outre dans le même sens.
L’évolutionnisme était en effet la méthode d'analyse la plus répandue, populaire et fertile dans beaucoup de différents
champs de recherche, bien loin de ses distantes origines biologiques (Gould, 1974, 1977, 2000; Burian, 2000; Gayon
Et Burian, 2004). Comme la plupart de ses maîtres et collègues, Pierre Janet a adopté cette idée répandue, qui a
rencontré très peu d'oppositions à ce moment-là.
Bien que Pierre Janet fût né en 1859, l'année même où Darwin a édité son "Origine des Espèces" (Darwin, 1859), le
modèle évolutif qu'il a adopté est un modèle lamarckien. Lamarck a établi deux lois principales d'évolution. La
3
première est que l’utilisation ou la non-utilisation d’un organe fait qu’il se développe ou dépérit, parce qu'un
changement de l'environnement cause un changement du comportement également. La deuxième loi est que tous ces
changements sont héréditaires. Le résultat de ces lois est le changement continu et progressif des organismes, car ils
deviennent davantage adaptés à leurs environnements (Gould, 1977/79).
Les lois lamarckiennes de l'évolution expliquent le point 1 des vues évolutionnistes de Pierre Janet, selon lesquelles
l'évolution est une transformation progressive de l'individu pendant sa vie quotidienne qui commande la
transformation de sa "race" (espèce) sur des périodes plus longues. Elles rendent également compte, bien que moins
directement, du point 4, selon lequel les inventions des individus créent actuellement de futurs organes.
Maintenant, nous avons déclaré que Pierre Janet n’a fait qu’a adopter les vues évolutionnistes les plus communes dans
son temps. Mais Darwin avait édité en 1859, c.-à-d. 51 ans avant que Pierre Janet ait commencé à fonder sa
psychologie sur l'évolutionnisme. Comment se fait-il que les opinions les plus célèbres de la biologie évolutive vers
1910 étaient encore lamarckiennes et pas darwiniennes ? Il est sûr que des études historiques complexes seraient
nécessaires pour expliquer ceci en détail, et nous ne pouvons pas tenter une telle entreprise ici. Mais pour comprendre
le point de vue de Pierre Janet, il peut être suffisant de rappeler les éléments suivants.
Herbert Spencer, évolutionniste le plus influent de son temps
Herbert Spencer (1820-1903) était un ingénieur ferroviaire de l’époque victorienne qui a développé des idées basées
sur « l'évolution » en tant que principe universel et a élaboré l’un des systèmes les plus influents de son temps, jouant
un rôle important dans le développement des sciences économiques, de la politique, de la biologie, et de la philosophie
pendant plus d'un siècle (Spencer, 1855/62/64/74). Sa façon de pensée a été dérivée de Lamarck, de Darwin et de von
Baer. L'évolution de Spencer était un principe de progrès nécessaire, du plus simple vers le plus complexe. Mayr
écrit que les "idées de Spencer n'ont rien apporté de positif à la pensée de Darwin; au contraire, elles sont devenues
une source de confusion ultérieure considérable "(Mayr, 1982). Bien qu'il n'ait jamais travaillé dans la recherche luimême, et qu’il ait vulgarisé ses idées par des livres directement destinés au public, les idées de Spencer influencèrent
la plupart des chercheurs de son temps, comme Haeckel, Ribot et Jackson, trois inspirateurs de Pierre Janet, et jusqu'à
ce jour, par exemple, Karl Popper (Popper, 1972). Son système a plus ressemblait aux vues populaires et intuitives de
l'évolution qui persistaient depuis Lamarck, impliquant de croire en un développement progressif par étapes vers une
plus grande perfection et complexité, ce qui avait été rejeté par Darwin.
C'est Spencer qui a trouvé l'expression célèbre "survie du plus convenable". C'est Spencer qui a popularisé le terme
« l'évolution » elle-même: vers 1850, le terme "évolution", traditionnellement utilisée en embryologie, commençait à
être utilisé pour des aspects épigénétiques du développement. Gould note que Carpenter (Principes de Physiologie,
1851) était le premier à employer le terme "d'évolution pour décrire l'embryologie et l’enregistrement fossile (dans une
interprétation de progrès et de création)"(Gould, 1977). À partir du moment où Spencer a qualifié la théorie de
Darwin de théorie de « l'évolution », « les biologistes se sont appropriés son terme et l’ont appliqué à tout le
changement organique ». C'est également Spencer qui a inventé le concept contraire de l'évolution, la "dissolution",
pour le processus inverse, qui allait rencontrer une faveur énorme parmi les médecins et les psychologues (Ribot et
Jackson, quant aux inspirateurs de Pierre Janet).
En ce qui nous concerne, les impacts les plus forts de Spencer ont été: d'abord, de lier l'évolution au progrès, ce qui
n’était le cas ni dans Darwin, ni dans la théorie de Lamarck, inventant ce que Gould appelle "l'évolution progressive"
(qui n’a finalement été invalidée que par la synthèse néo-darwinienne dans les années 1940). Spencer a ajouté un
élément fondamental à son évolution progressive, une échelle linéaire du progrès, qui est également une échelle de
perfection. Une échelle linéaire est une flèche: une ligne (une dimension) plus une direction. Sur une échelle
linéaire, la seule comparaison possible entre deux éléments est qu'il soit "inférieur" ou "supérieur" à l'autre, aucune
différence de nature n’est possible : ce dispositif convient exactement aux hiérarchies de Pierre Janet. En second lieu,
de soutenir une idée de l’évolution lamarckienne, particulièrement la modification des organes et des fonctions dans
des buts d'adaptation, et la transmission de ces caractères acquis (dont Darwin n'a pas douté, mais qu’il a considéré
comme négligeable).
Les théories de Spencer rendent compte du point 2 des idées évolutionnistes de Pierre Janet, selon lesquelles les
conduites évoluent et se développent pour s'adapter aux circonstances, ce qui explique que l'évolution va vers la
perfection. Etant donné qu’il est douteux que Pierre Janet ait jamais lu Darwin et Lamarck directement, mais a fait
4
leur connaissance par Spencer, les théories de Spencer rendent compte partiellement des points 1 et 4 précédemment
cités.
La théorie de la récapitulation: un consensus spencérien universel du temps de Pierre Janet
Vers 1900, la théorie évolutionniste spencérienne soutenait une théorie bien plus puissante encore, la théorie de
récapitulation. Stephen Jay Gould, un de ses meilleurs spécialistes, lui a consacré un traité ("Ontogenèse et
phylogenèse ", 1977). En l’absence de mention contraire, ses citations suivantes sont de ce livre. En introduction, il
énonce: « La Récapitulation se range parmi les idées les plus influentes de la science de la fin du dix-neuvième siècle.
Elle a dominé le travail de plusieurs professions [... ]. Toutes ces disciplines avaient comme obsession l'idée de
reconstruire des lignées évolutives, et toutes ont considéré la récapitulation comme la clef pour cette recherche ".
Lisons-le davantage, sur la présentation de ses principes fondamentaux: la "théorie de récapitulation est surtout
connue pour avoir été développée (à partir des idées de l'embryologiste Von Baer) par le zoologiste Ernst Haeckel,
dont la version proposait que les embryons récapitulent les « étapes » d’animaux adultes « inférieurs » de la classe
concernée, souvent résumée par " l'ontogenèse récapitule la phylogenèse ": l'arbre de la vie pourrait être lu
directement à partir du développement embryologique des formes plus élevées. Un individu, dans sa propre
croissance, traverse une série de stades représentant les formes ancestrales d'adultes dans leur ordre correct - un
individu, en bref, grimpe à son propre arbre de famille ".
Cela vaut la peine de noter ici que seule une vue évolutive lamarckienne pouvait soutenir la récapitulation
haeckelienne: en effet, les caractères acquis par des adultes doivent nécessairement être transmis à leur descendance
afin de s'exprimer pendant le développement embryonnaire. La conception spencérienne de l'évolution a fourni ce
contexte favorable. Comme Gould l’explique: "Bien que les tissus du corps (soma) sont le plus facilement modifiés
pendant l'adolescence, les cellules reproductrices sont les plus affectées par la répétition constante d'un acte pendant
l'âge adulte".
La théorie de la récapitulation rend compte du point 3 des vues évolutionnistes de Pierre Janet, selon lesquelles
l'évolution obéit à la loi de Haeckel.
La théorie de récapitulation en dehors de son domaine biologique, y compris la psychologie de Pierre Janet
Quelle était la méthodologie de recherche accompagnant de telles idées? Gould explique: "l'argument classique pour
la récapitulation implique un triple parallélisme de la paléontologie, de l'anatomie comparée, et de l'ontogenèse".
La méthodologie de recherche de la théorie de récapitulation rend compte du point 5 des vues évolutionnistes de Pierre
Janet, selon lesquelles on peut observer des niveaux inférieurs de perfection chez les enfants, les « primitifs », les
singes, et les névrosés, comme exemples de stades inférieurs de l’évolution.
Gould précise encore la situation en expliquant que "l'argument classique" du triple parallélisme a rapidement été
complété par l'addition d’un quatrième: "Les morphologistes ont finalement ajouté une quatrième source de preuve
(...) l'explication phylétique des anomalies en tant qu'arrêts de développement". Et de plus, "puisque le fœtus humain
traverse des étapes représentant les animaux inférieurs, beaucoup d'anomalies pourraient être expliquées en tant
qu'arrêts de développement. La théorie des arrêts de développement a été à la fois un succès et une influence (...); elle
a ajouté beaucoup de prestige au concept de récapitulation ".
En conclusion, et de la façon la plus intéressante pour l'analyse du travail de Pierre Janet, une précision finale: "Ce
quatrième critère -- l'individu anormal en tant que juvénile arrêté -- constitue une partie importante de l'utilisation faite
par d'autres disciplines de la loi biogénétique".
Nous devrions ajouter que dans ce quatrième critère résident certaines des interprétations de psychologie et de
psychiatrie de Pierre Janet. Par exemple il a interprété quelques symptômes de pathologie mentale, d'hystérie et de
psychasténie, en tant qu'arrêts de développement.
Dans la suite de cet article, l'utilisation de l'expression "triple parallélisme" se référera à sa version augmentée, c.-à-d.
incluant aussi son quatrième critère, les arrêts de développement.
5
La théorie des arrêts de développement rend compte du point 6 des idées évolutionnistes de Pierre Janet, les dernières
que nous avons isolées, selon lesquelles des niveaux inférieurs persistants aujourd'hui peuvent être expliqués par des
arrêts (ou des régressions) de développement/évolution.
…mais également de ses lectures et maîtres intellectuels
De façon non surprenante dans ce contexte historique, plusieurs auteurs qui ont orienté principalement et directement
les pensées de Pierre Janet étaient des lamarckiens et récapitutionalistes fortement convaincus. Mentionnons
seulement Ribot, Baldwin et Jackson.
T. Ribot
Théodule Ribot (1839-1916), philosophe, auteur prolifique, est souvent cité en tant que fondateur de la psychologie
française, c.-à-d. son entrée dans la recherche. En 1885, il a été nommé responsable du premier cours de psychologie
expérimentale à la Sorbonne. En 1888, une chaire de Psychologie Expérimentale et comparative a été créée pour lui
au Collège de France, celle qu’allait occuper Pierre Janet en 1901, après que Ribot ait pris sa retraite. Il a fondé la
"Revue Philosophique", un journal important où Pierre Janet a édité beaucoup d'articles. Il a encouragé la création à la
Sorbonne du premier Laboratoire Français de psychologie expérimentale, et en a été le directeur.
T. Ribot par a été tout d'abord inspiré par Spencer et Jackson. Il a été le premier à vulgariser Spencer aux Français
avec son livre " La psychologie anglaise contemporaine ". Au sujet des écrits de Spencer, il énonce que " C'est le
premier essai vraiment scientifique [sic] d'une histoire des phases diverses que parcourt l'évolution de la vie mentale ".
Il ne voit dans les tentatives de Spencer rien de moins que l’enterrement définitif de l’entière tradition sensualiste : " Si
on la rapproche par la pensée des tentatives de Locke et de Condillac sur ce sujet, la genèse sensualiste paraîtra d'une
simplicité enfantine ". (Ribot, 1870).
Pierre Janet a probablement lu tous les livres de Ribot, et le cite souvent en tant que l'un de ses plus grands maîtres.
Dans son cours au Collège de France de l’année 1919, il déclare que sa propre hiérarchie est une simple adaptation de
celle de Ribot, ce qui n'est pas entièrement vrai, mais signale l’importante dette intellectuelle qu’il lui reconnaissait.
J. Baldwin
Vers la fin du 19ème siècle, sous l'influence de l'évolutionnisme, les premières théories du développement
psychologique ont commencé à apparaître, mais aucune n'était plus importante que celle de James M. Baldwin (18611934). Sa contribution principale à la psychologie de l'enfant - un des travaux les plus fructueux du domaine – était
son livre « Le développement mental dans l'enfance et dans la race. Méthodes et processus "(Baldwin, 1895).
Interprétant le récapitulationisme de Haeckel, Baldwin a suggéré qu'il y ait une analogie entre le développement de
l'individu et celui de l'espèce: "Nous trouvons de plus en plus de stades développés de la fonction de conscience dans
une série correspondant globalement aux étapes de la croissance nerveuse chez les animaux; et alors nous trouvons
cette croissance parallèle dans ses grands dispositifs au développement mental de l'enfant "(cité par Wozniak, 1999).
Pierre Janet était admiratif de la psychologie "génétique" de Baldwin, a souvent favorisé une telle approche, et l'a cité
plusieurs fois à partir des années 1920. Dans "De l'angoisse à l'extase", par exemple, il fait l’éloge du
« Développement mental dans l'enfance et dans la race » (à ce moment-là, Pierre Janet était sur le point de citer le
jeune J. Piaget également, qui donnerait plus tard à la psychologie de l'enfant sa forme moderne).
J. Jackson
La théorie de la dissolution et la de récapitulation spencérienne ont été à la base des travaux neurologiques de John
Hughlings Jackson (1835-1911). Son but était d'illustrer les "doctrines de Spencer de l'évolution nerveuse, par le
processus inverse de la dissolution nerveuse, telle qu’elle s’illustre dans les processus pathologiques" (cités par
Wozniak, 1999). Jackson a décrit comment le système nerveux est hiérarchiquement organisé en une série de niveaux
de complexité. Il a vu les niveaux plus élevés plus comme des combinaisons plus complexes que des combinaisons
inférieures, représentant des étapes plus récentes dans l'évolution du cerveau.
Dès l’année 1893, Pierre Janet écrivit un article concernant Jackson et Charcot (Janet, 1893a). Comme Claude Prévost
le mentionne, Pierre Janet était très admiratif du travail de Jackson, le considérant comme "le Charcot anglais". Sa
hiérarchie des tendances ressemble beaucoup à la hiérarchie neurologique des tendances de Jackson, transposée dans
le champ psychologique (la "dissociation "de Pierre Janet, cependant, semble plus proche de la désagrégation de
Moreau de Tour que de la dissolution spencérienne utilisée par Jackson).
6
C'était une tendance générale. C. Prévost écrit: " La psychopathologie, quant à elle, s'abandonne complètement au
jacksonisme, sous la houlette de Henri Claude, patron de Sainte-Anne à partir de 1920. Ce médecin s'avise que Freud,
en 1920, voit dans le " moi " une instance de synthèse et de contrôle du monde des instincts et qu'il révèle son
jacksonisme profond. Il aide à la fondation (1924) du Groupe de " L'Évolution Psychiatrique " qui réunit des
médecins, psychanalystes ou pas, mais tous jaksoniens; de là sortira en 1926, la Société Psychanalytique de Paris ".
L'évolutionnisme de Pierre Janet face aux critiques modernes de la récapitulation: une expérience cruciale
Pierre Janet a été le plus injustement oublié par la recherche internationale, et c'est bien regrettable. Mais il y a peutêtre un avantage à cette triste situation. S'il a été privé des nombreuses reconnaissances qu’il méritait... il l’a
également été des graves critiques que les théories voisines ont subi quand il a été prouvé que la biologie
évolutionniste du 19ème siècle était fausse. La conséquence est que les janétiens modernes pourraient - et devraient
certainement - administrer ces critiques eux-mêmes, accentuant ce qui néanmoins reste approprié dans la psychologie
de Pierre Janet, pour la recherche contemporaine.
Dans « Phylogenèse et Ontogenèse", Gould appelle "influences intrusives" l'impact du Lamarcko-Haeckelisme sur
plusieurs domaines de recherches en dehors de la biologie, et consacre un chapitre critique à chacune d'elles, à savoir
l’anthropologie criminelle (Lombroso), le racisme et le sexisme, le développement de l’enfant, l’éducation primaire, et
le freudisme. Maintenant que l'évolutionnisme de Pierre Janet a été caractérisé, il semble extrêmement intéressant - et
urgent - pour la recherche janétienne d’examiner si Pierre Janet se retrouve indirectement sous ces critiques ou non, et
si oui, de préparer une réponse à Gould avec quelques premiers arguments pour les historiens de la biologie qui
voudraient se pencher sur le fondement de la psychologie de Pierre Janet.
Le Spencero-Haeckelisme, soutien au racisme
Le triple parallélisme conduit la plupart des chercheurs de cette époque, en France et en Amérique, à écrire et à
soutenir des déclarations que nous considérerions maintenant crûment racistes et sexistes. Comme Gould le souligne
« chacun n’ignorait-il pas que les sauvages et les femmes sont émotionnellement des enfants? [... ] "Ils sont comme
des enfants" n'était plus seulement une métaphore de bigoterie; cela incarnait maintenant l’affirmation théorique que
les personnes inférieures étaient littéralement embourbées au niveau ancestral des groupes supérieurs "(Gould, 1981).
G. Hall, alors l’un des principaux psychologues d'Amérique, écrivait en 1904: "la plupart des sauvages à bien des
égards sont des enfants" (Hall, 1904). H. Spencer, l'apôtre du darwinisme social, écrivait: "les traits intellectuels du
non-civilisé... sont des traits qui se retrouvent dans les enfants des civilisés" (Spencer, 1874). E. Cope (1887), un des
néo-lamarckiens américains les plus célèbres, un éminent paléonthologiste et évolutionniste, le premier spécialiste des
dinosaures, écrivait "Nous admettons tous l'existence de races élevées et inférieures, les dernières étant celles que nous
savons maintenant présenter plus ou moins de ressemblance avec les singes... les principaux caractères du nègre sont
typiquement les stades immatures de la race indo-européenne". Dans son livre le plus vendu, B. Kidd (1898) soutenait
l'impérialisme américain en utilisant le darwinisme social: "(nous) avons affaire à des peuples qui représentent la
même étape dans l'histoire du développement de la race que l'enfant dans l'histoire du développement de l'individu".
Les chercheurs français n'étaient pas moins expressifs. Toutes les entités du triple parallélisme apparaissent chez T.
Ribot: " Placez dans le même milieu des êtres divers, une pierre, un arbre, un chien, un sauvage, un européen (…),
chacun le réfléchira (…) l'un très peu, l'autre beaucoup ", ou également " …de là nous tombons aux races humaines
inférieures, qu'on ne peut considérer comme pensantes, dont les conceptions numériques dépassent à peine celles du
chien " et un peu plus tard: "…les quadrumanes, dont les actions sont tout aussi raisonnables que celles d'un petit
écolier… " (Ribot, 1870). Dans un autre livre, il écrit " À l'état naturel (…), le désir tend à se satisfaire
immédiatement (…) les petits enfants, les sauvages en fournissent d'excellents exemples " (Ribot, 1883).
Beaucoup d’affirmations très semblables, certains d'entre elles rappelées plus haut dans cet article, ont été réalisés par
Pierre Janet au cours de son oeuvre. Il est donc très important de se rendre compte qu'elles étaient fondées sur cette
mentalité des années 1900. Ces passages des travaux de Pierre Janet sont désuets et devraient être cités seulement
avec la prudence maximale, ou pour des analyses purement historiques. Puisque dans le système de Pierre Janet de
telles affirmations se rapportent directement à ses hiérarchies (conduites, tendances, réalité, opérations mentales),
celles-ci doivent être reformulées à la lumière de la biologie moderne également, avant d'être citées directement. Une
première approche pourrait être de regarder ses hiérarchies comme il les a présentées dans ses travaux avant 1909, c.à-d. avant qu'elles soient devenues enracinées dans ses vues évolutionnistes, quand elles étaient des heuristiques pour
7
l'analyse psychologique et la psychiatrie, et ainsi qu’elles sont encore employées aujourd’hui dans ce dernier domaine
(van der Hart, O. et Al, 1989; Steele et van der Hart, 2004).
Dans l'analyse de Gould, deux points concernent la théorie janétienne encore plus directement : l’anthropologie
criminelle (Lombroso) et le freudisme. Le premier parce que Pierre Janet a activement soutenu Lombroso, le second
parce que le freudisme s’inspire fortement des premiers résultats de Pierre Janet, et constitue la seule psychologie
dynamique ayant été critiquée pour son Lamarcko-Haeckelisme. Examinons brièvement les arguments de Gould et
évaluons la psychologie de Pierre Janet à cette lumière.
Le Spencero-Haeckelisme, soutien au déterminisme biologique
L'anthropologie criminelle a trouvé ses racines dans les travaux de Cesare Lombroso (1835-1909), qui a édité la
première édition de L'uomo delinquente en 1876. Elle s’est largement répandue et est devenue l’un des mouvements
scientifiques et sociaux les plus importants de la fin du dix-neuvième siècle. Gould rappelle que "la théorie évolutive
est rapidement devenue l'arme absolue pour établir un ordre social rationnel et scientifique".
Selon Lombroso, les criminels naissent avec une prédisposition presque inévitable aux crimes: ils sont "des criminels
nés", et peuvent être identifiés par des stigmates anatomiques. Leurs stigmates ne proviennent pas de maladie ou de
désordres héréditaires, ils sont les dispositifs ataviques d'un passé évolutionniste. Le criminel né agit de la manière
dont il agit parce qu’"il est, littéralement, un sauvage parmi nous".
Pierre Janet a éprouvé une sympathie immédiate pour la théorie de Lombroso. Il a commenté ses premières
traductions et commentaires en français de 1893 à 1897 (Janet, 1893b/93c/9â/94b/97). L'engagement de Pierre Janet
dans cette sérieuse impasse historique doit être reconnu, et la critique de Gould reçue avec lucidité.
Le Spencero-Haeckelisme, soutien aux psycho-anthropogonies
La critique du freudisme de Gould et Sulloway (Gould, 1977; Sulloway, 1979) se concentre sur l'utilisation par Freud
de la théorie de récapitulation. Bien que les livres de Freud soient commentés sans fin depuis cent ans, ce n'est pas le
cas de ses vues évolutionnistes, et comme Gould l’écrit, "le rôle central de la récapitulation dans son système entier a
rarement été noté". Gould attribue ceci au fait regrettable que "tellement peu de psychologues et d’historiens ont la
moindre notion de la doctrine de Haeckel et de son impact ".
Gould et Sulloway rappellent que Freud a clairement revendiqué ses positions lamarckiennes et récapitulationistes.
"Freud était un récapitulationiste convaincu - et il l’a dit clairement et souvent: "Chaque individu récapitule d’une
façon ou d'une autre sous une forme abrégée le développement entier de la race humaine" (Conférences d'Introduction
à la Psychanalyse, 1916)". Ou aussi "Dans les Trois Essais de 1905, Freud a écrit que les étapes orales et anales"
semblent presque revenir aux anciennes formes animales de la vie "". Nous avons vu que les positions de Pierre Janet
étaient tout à fait semblables, et qu'il ne les a également jamais cachées. La critique de Gould est appropriée pour
Pierre Janet également.
Gould et Sulloway arguent du fait que la théorie de récapitulation a une position centrale dans la théorie de freudienne
des névroses. Les stades de l'esprit apparaissent dans l'ordre phylétique pendant l'ontogenèse. Bien que les premières
étapes soient refoulées chez l'adulte sain, elles ne disparaissent pas: "le noyau refoulé et primitif continue à " résider
"dans le cerveau de l'adulte". Enoncé de cette façon, c’est un processus que la théorie de Pierre a pu valider
également. Cette description a pu en fait être celle de la hiérarchie des conduites et des opérations mentales de Pierre
Janet, soutenant des aspects importants de sa propre théorie des névroses.
Selon Gould et Sulloway, cette vue de la récapitulation mentale explique directement que, pour Freud, "l'énergie
sexuelle (libido) [... ] peut être fixée par besoin aux niveaux du développement antérieurs à la maturité par des
événements traumatiques du début de l'enfance ". Ce point est le plus approprié pour la recherche janétienne, parce
que les idées premières de Freud sur les événements traumatiques - qu'il plus tard abandonnées - proviennent des
travaux de Pierre Janet sur l'hystérie. Qui plus est Pierre Janet n'a jamais abandonné cette interprétation et lui a même
donné une forme plus précise dans "Les Névroses". Ce point se rapporte aux arrêts du développement, qui selon
Pierre Janet expliquent la névrose en ce qu'elles sont des " des arrêts de l'évolution des fonctions ".
Gould et Sulloway montrent que pour Freud, les "névroses ne sont pas seulement la conservation anormale des stades
infantiles; elles représentent également l'expression des tendances ancestrales - un atavisme à éliminer dans toute
8
interprétation progressiviste de l'évolution ". Il n'y a aucun doute que cette description cadre bien avec les idées de
Pierre Janet sur les névroses, comme l’atteste son utilisation prolongée du triple parallélisme.
Gould est particulièrement sévère – et même cynique - avec la tentative de Freud de généraliser sa théorie
récapitulationiste. « A partir de sa conviction, Freud s’embarque sur son projet le plus ambitieux pour la
récapitulation: rien moins que la reconstitution de l'histoire humaine à partir des données psychologiques de
développement des enfants et des névrosés [... ] des étapes dans l'histoire de la civilisation ". Bien que Pierre Janet
puisse être considéré légèrement moins ambitieux , quelques-uns de ses projets tardifs sont très semblables à celui que
critique ici Gould - le raillant presque -. La récapitulation inspira Pierre Janet pour développer sa théorie de
l'évolution de la personnalité, de l'évolution du concept du temps, de l'origine et du développement du langage et de
l’intelligence. Il n’y a aucun doute que le fondement récapitulationiste de ces importants travaux janétiens doit être
instamment remis en cause, et leurs idées relatives mises à jour.
Gould et Sulloway ont tenté cette critique pour infirmer la psychologie de Freud et sa théorie des névroses, à l’époque
où Freud travaillait encore dans le cadre de la recherche internationale (c.-à-d. avant 1899). La question concernant la
recherche janétienne devient par conséquent celle de savoir si son fondement Lamarcko-Haeckelien change la
psychologie de Pierre Janet ou non. Pour poser cette question, rappelons-nous d'abord brièvement comment le
lamarckisme et le haeckelisme ont été infirmés par la biologie moderne, et ce qui les a remplacés.
La naissance de la biologie moderne : comment les idées évolutionnistes janétiennes se sont effondrées
La génétique moderne invalide d’abord le lamarckisme…
En 1900, H. de Vries redécouvre les principes de Mendel. En 1915, T. Morgan développe la théorie chromosomique
des gènes, instaurant la base de la génétique moderne, et infirmant rapidement la possibilité de transmission
héréditaire des caractères acquis. Par conséquent, le lamarckisme s'était effondré dans les années 20 chez les
biologistes. Néanmoins, il est resté vivant bien plus longtemps, en dehors de la biologie, jusqu’aux années 1940 et à
la synthèse néo-Darwinienne. Le lamarkisme a survécu encore plus longtemps en France, en raison des résistances à
la génétique mendélienne en partie expliquées par le positivisme de Comte (Gayon et Burian, 2004). En fait il est
douteux que Pierre Janet se soit jamais rendu compte que ses convictions étaient fausses.
…et la théorie de récapitulation suit bientôt
Puisque la théorie de la récapitulation avait impérativement besoin d'un mécanisme de transmission héréditaire des
caractères acquis, particulièrement pour ses lois d’addition et de condensation, "quand les Mendéliens ont rejeté
l’héritage des caractères acquis, ils ont également rejeté la base théorique la plus prometteuse de la loi biogénique",
comme Gould l'énonce. Néanmoins, seul un assaut direct contre ces lois l'a fait s'effondrer au final.
La théorie de la récapitulation soutenait deux positions principales. La première était que de nouvelles propriétés sont
ajoutées dans l'évolution à l'extrémité des ontogenèses héréditaires, de sorte que la phylogénie des stades d'adultes soit
un parallèle de l'ontogenèse du descendant le plus évolué: c'est la loi de l'addition terminale. La seconde était que la
longueur de l'ontogenèse étant limitée, certains stades se raccourcissent ou sont supprimés, pour faire de la place à de
nouveaux caractères supplémentaires ajoutés à la fin: c'est la loi de la condensation.
T. Morgan attaque l'addition terminale en arguant du fait que ces substitutions génétiques peuvent être exprimées à un
point quelconque de l’ontogenèse: les gènes qui commandent les caractères sont présents depuis la conception, et les
changements évolutifs se produisent par des substitutions de mutation qui peuvent être ajoutées à tout moment dans le
processus, pas spécialement à sa fin. La loi de la condensation a été invalidée par la découverte des gènes
commandant les processus de contrôle (et plus tard des gènes de Homeobox), ce qui a montré que le retardement des
caractères somatiques (pédomorphose) se produit tout autant que leur accélération (récapitulation), selon le caractère
considéré.
Le récapitulation a été abandonnée en tant que proposition universelle mais a continué à être considérée comme un
résultat possible d'un processus plus général, l’hétérochronie, c.-à-d. le changement de rythme et de taux pour produire
l'accélération et le retard dans le développement ontogénétique de quelques caractères particuliers.
9
Puis survient la néo-synthèse évolutionniste darwinienne moderne
La néo-synthèse évolutionniste darwinienne moderne a assemblé la théorie de l'évolution des espèces par sélection
naturelle de Charles Darwin et la génétique de Mendel comme principe de l’héritage biologique. Les personnages
principaux dans le développement de la synthèse moderne incluent T. Dobzhansky, J. Haldane, J. Huxley et E. Mayr.
Selon la synthèse moderne telle qu’elle a été établie dans les années 1930 et 1940 (Haldane, 1932; Dobzhansky, 1937;
Huxley, 1942; Mayr, 1942), l'entité appropriée pour l'évolution n'est plus l'individu, mais la population
géographiquement isolée (un sous-groupe de l'espèce). La variation génétique des populations ne surgit pas pour
adapter l'individu - ni la population - à son environnement, mais par hasard, par la mutation et la recombinaison.
L'évolution consiste en des changements de fréquence des allèles d’une génération à l’autre, en raison de la dérive
génétique, de la dérive génétique et de la sélection naturelle. La spéciation se produit quand des populations sont
isolées au point de vue reproductif. La sélection naturelle maintient les variations génétiques qui ne sont pas
dangereuses pour la survie, et élimine les autres.
Les approches récentes sont venues remettre en cause l'utilité de considérer la génétique des populations pour aborder
les questions évolutives (Eldredge et Gould, 1972/8å; Kimura, M. Et Ohta, 1974; Weiss Et Fullerton, 2000).
Eldredge, Gould et Kimura, en grande partie suivis maintenant dans la biologie évolutive, ont présenté initialement
des arguments forts selon lesquels la sélection naturelle peut jouer un rôle plus faible dans l'évolution que ce que l’on
pensait précédemment. Selon les Équilibres Ponctués, les données paléontologiques traduisent peu d’adaptations
progressives des espèces à l'environnement, mais plutôt une longue "stase" interrompue par des changements
écologiques catastrophiques (extinctions) (Gould & Eldredge, 1971/93; Gould, 1978a/82/92). Ces événements
catastrophiques pourraient avoir marqué l’évolution des espèces et l'aspect actuel de la vie sur Terre bien plus que la
sélection naturelle. La conséquence en est que des structures adaptatives sont rares, et ce qui est la plupart du temps
observée ce sont des "spandrels", c.-à-d. des structures non-adaptatives, sous-produits non dangereux de dérive
génétique (Gould et Lewontin, 1979; Gould, 1997). Selon l'approche neutraliste, la plus grande partie de la dérive
génétique n'a aucun impact sur la stabilité des espèces, elle est "neutre", même pas vue par la sélection naturelle.
D'autres tentatives abordent directement la pertinence de la génétique dans l'évolution, proposant une reformulation du
lien évolutionniste génotype - phénotype (Weiss et Fullerton, 2000).
Ces avancées ont en commun de remettre en cause le poids que des processus tels que l'adaptation (Gould et Vrba,
1982) et la sélection naturelle (Eldredge et Gould, 1988b) ont vraiment eu dans l'histoire évolutive, ces mécanismes
étant probablement moins fréquents que ce que l’on pensait dans les années 1940.
Une proposition pour évaluer et reformuler les positions évolutionnistes de Pierre Janet en 6 points
Nous avons vu que les idées évolutionnistes de Pierre Janet relevaient entièrement du paradigme dominant de son
temps, impliquant chacune de ses composantes. Nous avons vu quels changements majeurs la génétique et le néodarwinisme ont introduit dans le domaine de la biologie évolutive, la rendant très différente aujourd'hui de ce qu'elle
était vers 1900, telle que Pierre Janet l'a connue. En raison du rapport supposé entre la psychologie de Pierre Janet et
ses vues évolutionnistes, qui est un rapport de fondement/causalité, ne touchant pas le noyau central, aucune avancée
évolutionniste ne peut altérer ses principaux résultats dans le domaine de la psychologie. Mais il est temps de vérifier
maintenant comment certains concepts limite, isolés par ses citations, se comportent à la lumière de la biologie
moderne, et pourraient endommager ce lien de fondement lui-même.
À l’époque de Pierre Janet, le Lamarcko-récapitutionalisme unifiait la paléontologie, l'anatomie comparée,
l'ontogenèse et la psychiatrie, sous la biologie évolutive. En raison de ce facteur causal évolutif commun, Pierre Janet
et d'autres auteurs ont souvent illustré leurs résultats en se référant à n'importe laquelle des disciplines unifiées.
Maintenant que cette idée incorrecte a disparu, ceci ne signifie pas qu'il n'y a désormais plus aucun lien conceptuel
entre ces domaines. Ce qui a changé est la nature du lien.
Quand l'évolution a cessé d'être le concept directeur et unifiant pour la paléontologie, l'anatomie comparée,
l'ontogenèse et la maladie mentale, les triples domaines se sont moins référés, temporairement, à la biologie, et
également à chacun des autres. Quand la synthèse néo-Darwinienne a vu le jour, ces disciplines ont développé
séparément un nouveau rapport à la biologie évolutive, mais sont demeurées chacune à part les unes des autres. Alors
l'interdisciplinarité s'est développée dans la recherche internationale, et elles ont établi de nouveaux liens les unes avec
les autres. Finalement, la biologie évolutive est redevenue plus attrayante aux disciplines extérieures, et maintenant,
beaucoup de domaines de recherche développent une sous-discipline "évolutive", une psychologie évolutive et une
10
psychiatrie évolutive par exemple (parce que le lien récapitulationniste est cassé et n'a pas été remplacé par un concept
aussi puissant, toutes ces branches évolutives sont encore fortement l’objet de controverses).
Par conséquent, la question en ce qui concerne la théorie de Pierre Janet est double: comment est-il possible
d'analyser le lien qu’il a fait entre ces différents domaines, et le lien qu'il a fait entre tous ces domaines et la biologie
évolutive. Retournons aux composants de l’idée de Pierre Janet sur l'évolution, tels qu’ils ont été isolés
précédemment, et confrontons-les aux avancées de la biologie moderne.
1 - L'évolution est à double face. D'une part elle est une transformation progressive de l'individu pendant sa vie
quotidienne, d'autre part, c'est la transformation de sa "race", qui a lieu sur de plus longues périodes.
Vers 1900, le terme d’"évolution" " signifiait le développement dans la plupart des contextes biologiques (...) et a été
fortement associé au préformationisme" (Burian, 2000). Selon Burian, Darwin a évité de l'employer explicitement en
raison de sa connotation développementale, une étape vers la confusion que Spencer a été prompt à franchir. En
ajoutant une signification évolutive au mot "évolution", Spencer l'a fait devenir un outil parfait pour la récapitulation,
soutenant maintenant ses deux idées à la fois, l’ontogenèse et la phylogenèse. Burian ajoute que les utilisations
développementales du terme d’"évolution" demeurèrent effectives jusque dans les années 1960, bien que "la plupart
des biologistes aient abandonné les connotations développementales de ce terme dans les années 1920, grâce à la
création de disciplines séparées pour traiter les problèmes du développement embryologique, de l'évolution (c.-à-d.
des origines des espèces, de la macro-évolution, de la biogéographie, de la sélection darwinienne, etc.), et de
l'hérédité". Cette séparation des disciplines se produisit quand les idées évolutives haeckelo-lamarckiennes
s’effondrèrent, et marque le début de la période où les domaines précédemment unifiés du triple parallélisme se sont
rendus autonomes. Alors le mot "évolution" renonça à sa première signification, celle de développement
embryologique, et fut seulement conservée celle que nous connaissons maintenant.
Un des changements principaux dus à l'adoption des vues darwinistes est que les disciplines du triple parallélisme ont
perdu leur unité, par conséquent le concept de l'"évolution" a perdu sa polysémie, ses diverses significations se
répartissant sur les domaines nouvellement séparés, avec d'autres termes. Les changements qui se produisent dans la
conduite ou le corps de chacun pendant la vie n'appartiennent plus à la biologie évolutive. La recherche dans la
biologie évolutive se concentra sur les processus se produisant à l'échelle de temps des espèces (ce que Pierre Janet a
appelé la "race"), typiquement quelques millions d’année.
La conception évolutionnistes de Pierre Janet est donc à moitié correcte, comme celle de Lamarck dont elle provient:
l'évolution a maintenant une unique signification, celle de l'espèce. Au niveau individuel, ce n'est plus l’"évolution",
mais n’importe quel problème relevant de l’individu. De ce point de vue, c'est un problème que de conserver le terme
d’"adaptation", avec une telle connotation évolutives pour analyser les conduites d'individus. Piaget a évité le
problème en le divisant en "assimilation" et "accommodation", dans un domaine que nous appellerions maintenant
l'"apprentissage" plutôt que l'"adaptation". Les sciences cognitives modernes appellent la "cognition" ce que Pierre
Janet a appelé l’"adaptation". Une psychologie dynamique moderne pourrait employer le mot "réaction" au lieu
d'"adaptation", parce que Pierre Janet a constamment déclaré que les conduites sont des réactions, soit aux événements
internes soit aux événements externes.
Examinons maintenant les liens entre les conduites janétiennes et la biologie évolutive, ancienne et moderne.
L’étude des conduites d'un individu en tant que relevant directement de la biologie évolutive (ancienne ou moderne),
comme le faisait Pierre Janet, doit être rejetée en tant que position typiquement haeckelo-lamarckienne. L’étude de
l'évolution des espèces des conduites comme relevant directement de la biologie évolutive doit être rejeté elle-aussi,
pour les mêmes raisons.
Puisque le lien récapitulationiste a été cassé, un nouveau lien est-il apparu dans la recherche contemporaine, entre les
conduites, l'évolution des conduites, et la biologie évolutive? Oui. Après la synthèse néo-darwinienne, les domaines
des conduites et celui de leur évolution ont tissé un nouveau lien avec la biologie évolutive, qui préserve l’autonomie
de chaque discipline: l’interdisciplinarité.
La théorie des conduites de Pierre Janet peut être considérée comme autonome dans son domaine psychologique, et
probablement même sa théorie de l'évolution des conduites, pourvu que son fondement chez Spencer soit refusé (la
11
méthode pour ce faire rendrait nécessaire un autre article). Mais il pourrait être possible de lier les idées de Pierre
Janet au sujet des conduites et de leur évolution à la biologie évolutive moderne. Ce serait aussi pertinent que le lien
causal entre conduites et biologie.
Il y a beaucoup de tentatives, actuellement, pour développer les domaines interdisciplinaires abordant ce lien. Par
exemple, la psychologie évolutive, la psychiatrie évolutive, la sociobiologie. Indépendamment de la validité de ces
domaines (Gould, 1978b), il n'y a aucun doute qu'un point de vue janétien serait très utile, en particulier pour donner
une certaine signification psychologique aux concepts utilisés par les neurologues et les biologistes de ces domaines
naissants. De nombreuses tentatives sont entreprises, par exemple, pour expliquer les émotions physiologiquement,
bien qu'aucune psychologie dynamique n'ait été consultée au sujet de ce qu’est une émotion, et quel genre d'émotions
sont présentes chez les êtres humains. Selon Pierre Janet, il y a quatre émotions primaires (ou sentiments): effort,
fatigue, triomphe et échec. La peur par exemple, qui est abondamment discutée de nos jours, n'est pas sentiment
primaire, mais une combinaison d'effort et d'échec. Il y aurait un grand intérêt à considérer ces résultats dynamiques
janétiens avant de rechercher un fondement neurologique à des entités privées de signification psychologique.
2 - Les conduites évoluent et se développent pour s’adapter toujours mieux aux circonstances: elles sont utiles. Par
conséquent, l'évolution va vers la perfection.
Le fait que les conduites sont adaptées (ou pas) doit être maintenu indépendant des résultats de la biologie évolutive:
les recherches actuelles en évolution biologique ne donnent pas un rôle causal aux conduites des individus sur la
survie des espèces pendant des durées géologiques. Au niveau des durées géologiques, depuis que la néo-synthèse
s’est affirmée, le rôle causal sur la survie des espèces est connu pour être joué par les populations (groupes locaux
isolés d'individus de la même espèce), pas par les individus eux-mêmes. Qui plus est, la sélection naturelle agit sur le
patrimoine génétique, non sur les conduite. Le patrimoine génétique des populations est l’unité pertinente concernée
par des variations génétiques, par conséquent la sélection naturelle darwinienne.
Quant aux conduites des individus, elles commandent la survie de l’individu sur sa propre échelle de temps,
indépendamment de celle de son espèce. La question de l’"utilité" des conduites que Pierre Janet a abordée doit être
déconnectée de la biologie évolutive, pour suivre la recherche biologique moderne. Elle doit être maintenue au
deuxième niveau qu'il a suggéré, celui de la vie individuelle, et c'est le niveau de la psychologie.
À la lumière des avancées modernes remettant en cause le poids de l'adaptation comme force de formation pour les
organismes, l'"utilité" évolutive d'une conduite perd sa pertinence, non seulement au niveau individuel, mais même au
niveau de la population: la plupart des conduites pourraient avoir été différentes - et le sont en fait, même dans des
environnements écologiques identiques - indépendamment de n'importe quelle contrainte ou avantage évolutifs. Elles
obéissent au principe de ne pas être dangereux, pas à celui d'être utiles, c.-à-d. "adaptées".
Quant à l'addition du "progrès" aux théories de Lamarck et de Darwin, tous les deux initialement dépourvues de cette
idée, c'était la (ré-)invention de Spencer. Bien qu'elle soit demeurée intacte dans l'intuition du profane jusqu'à nos
jours, elle a été fortement rejetée de la recherche depuis la néo-synthèse, qui a reconnu le fait qu'elle était fondée sur
une vue anthropocentrique de l'évolution, provenant des traditions religieuses et philosophiques. Un des aspects du
travail de Gould a été de montrer comment cette idée du "progrès" était étroitement liée à l'idée de "complexification
de la vie" dans le temps, ce qui est en fait également un préjugé anthropologique, à moins d’appeler la vie la
phylogénie du cerveau humain au cours des derniers millénaires de l’histoire de la Terre (Gould, 1987/91).
Les affirmations de Pierre Janet au sujet du progrès et de l'utilité dans l'évolution biologique doivent être considérées
comme fausses, typiquement spencériennes, et doivent être évitées par la recherche janétienne moderne.
Les affirmations de Pierre Janet au sujet du progrès et de l'utilité dans l'évolution psychologique pourraient être
abordées par la recherche janétienne, si elles sont bien découplées du fondement spencérien qu'il leur a fourni. Il y a
deux manières de faire ceci. La première doit traiter de l'évolution psychologique par rapport à la biologie évolutive
moderne, de la manière mentionnée précédemment. La seconde doit traiter de l'évolution psychologique sans la
moindre relation avec la biologie évolutive, ancienne ou moderne. L'interdisciplinarité actuelle en fournit plusieurs
occasions dans la recherche internationale. La préhistoire humaine, particulièrement la paléo-éthnologie, fournit de
nombreuses données comportementales du paléolithique inférieur au paléolithique supérieur, une source riche et
directe de preuves pour la psychologie évolutive (Saillot, 2002a; Saillot & al., 2002b; Wynn, 1979/85). Une source
12
indirecte fournirait un soutien utile également: la psychologie comparée, tout en ayant à l’esprit la fragilité du passage
méthodologique entre les interprétations "comparées" et les interprétations "évolutives" (Saillot et Al, 2000).
Quelques auteurs abordent les deux questions en utilisant une grille de lecture psychologique (Wynn, 2002). La
cognition animale donne des résultats très intéressants, si l’on garde présent à l’esprit que les animaux, pas plus que
des enfants, ne sont des ébauches "inférieures" des humains, mais constituent des systèmes différents, autant évolués
que nous, mais dans d'autres directions.
Comme dans la psychologie évolutive, les résultats de Pierre Janet seraient du plus grand intérêt pour ce qui est de
clarifier les concepts psychologiques concernant ces investigations interdisciplinaires, spécialement ici, où
l'expérimentation en laboratoire ou sur le terrain est nécessaire.
3 - L'évolution obéit à la loi de Haeckel: elle est récapitulée par le développement (organique) de l'embryon.
Pierre Janet fait peu de références directes à Haeckel. Mais son haeckelisme est typique, affichant le modèle des 4 lois
reprises par Gould, le triple parallélisme (paléontologie, anatomie comparative, ontogenèse) et sa "quatrième source de
preuves", celle de la psychiatrie: les arrêts du développement.
En tant que loi biologique, la récapitulation de Haeckel ne peut plus être soutenu: toute référence directe de Pierre
Janet en doivent être considérés à la fois périmée et fausse.
En tant que métaphore évolutive, les liens établis par Pierre Janet entre ses idées et d'autres domaines peuvent encore
être abordés, avec la prudence suggérée à propos des points 1 et 2.
4 - Les anciennes fonctions ont déjà des organes réservés. Mais les progrès et les inventions des individus créent
actuellement de futurs organes, par la transmission directe des adaptations quotidiennes à la descendance.
Il y a une double question ici. Ce qui est erroné, tout d’abord, c’est que les conduites courantes forment des esquisses
d’organes, et en second lieu, qu'une esquisse d'organe, si jamais elle était créée par la conduite, serait transmise à la
descendance, parce que la transmission des caractères acquis n'existe pas. Donc il n'y a aucune possibilité de
conserver cette notion de Pierre Janet tout en restant au niveau biologique.
Au contraire, les conceptions de Pierre Janet gardent leur originalité si nous confinons son concept d'invention et de
progrès au niveau de la vie de l’individu, qui est le niveau psychologique strict. Une manière de procéder est de
considérer les fonctions psychologiques. Pierre Janet explique que chaque fonction est distribuée sur des niveaux
s'étendant de l'automatisme à la conscience, un niveau donné étant la conscience de celui juste en-dessous.
L'invention et le progrès sont de bons concepts au niveau psychologique, dans la vie de chacun. Quelques individus
inventent de nouvelles conduites ou de nouvelles manières de penser : ce processus se produit au niveau supérieur de
la fonction, la partie qui est la plus consciente et la plus complexe à réaliser. Ces nouveaux niveaux supérieurs sont
ensuites communiqués à de futures générations, et deviendront finalement intuitifs à tout le monde.
Cette notion de Pierre Janet est en fait ce que la sociologie et la psychologie sociale actuelles appellent la
"transmission de la culture". C'est une recherche pleine de promesses dans ces domaines, et elle devrait être abordée
en détail sous l’angle de la psychologie dynamique janétienne, tout comme des questions liées en sociologie, comme
cela a été récemment rappelé (Oulahbib, 2004).
5 - L’évolution et son analogue embryonnaire, passent par une série de stades ou de niveaux de perfection. On peut
observer aujourd'hui des niveaux inférieurs de cette progression chez les enfants, les « primitifs », les singes, et les
névrosés.
Bien qu'ils nous semblent maintenant indépendants, Pierre Janet a considéré tous ces domaines comme de simples
sous-disciplines de la théorie unifiée de l'évolution spencéro-haeckelienne. Son idée typiquement récapitulationiste
l’amène à considérer ces populations comme "inférieures", un niveau bas sur l'échelle de la perfection.
Si nous pouvons nous permettre une analogie psychiatrique, c'est une situation paradoxale que Pierre Janet fût celui
qui a tellement favorisé les symptômes "positifs" de l'hystérie et de la psychasténie, alors que concernant les enfants,
les « primitifs », les singes et les criminels, il n'a pas remarqué autre chose que leurs caractères "négatifs", faisant
13
d’eux des versions inachevées et faibles des adultes occidental sains... Allons voir plus précisément les positions de
Pierre Janet concernant les enfants et les "primitifs", et évaluons leur pertinence pour la recherche moderne janétienne.
Les enfants: Pierre Janet n'a fait aucune étude expérimentale sur des enfants. Néanmoins il avait la volonté de voir
ces études se développer, et félicita chaleureusement les premiers travaux de J. Piaget (qui à son tour admirait
beaucoup Pierre Janet). Confiant dans son récapitulationisme, Pierre Janet a supposé que de telles études
confirmeraient sa hiérarchie évolutive.
Les travaux postérieurs de J. Piaget (Piaget, 1950) n'ont pas soutenu les idées évolutionnistes de Pierre Janet, ni les
recherches sur le développement qui ont suivi. Les stades de Piaget ont finalement établi un modèle de
développement cognitif ne présentant aucun lien direct a
vec la hiérarchie des actions de Pierre Janet, et
seulement une ressemblance lointaine, plus une analogie qu'un lien conceptuel. Maintenant que le champ du
développement cognitif s'est tellement développé, il n'est plus possible de considérer la cognition des enfants comme
une version faible de celle des adultes, mais on la reconnaît comme un genre différent de cognition avec son propre
ensemble de lois descriptives et causales. Les lois de la cognition des enfants sont différentes de celle de l'adulte, non
inférieures. Pour continuer avec notre analogie psychiatrique, la connaissance des enfants a beaucoup plus de
propriétés "positives" que de "négatives", et elle a besoin d'un critère de comparaison des différences pas seulement
linéaires (seulement des niveaux "supérieurs" ou "inférieurs") mais acceptant des différences dans la nature des
éléments.
Quelques affirmations de Pierre Janet au sujet de l'infériorité des enfants peuvent être validés par les expériences
consistant à identifier chez les enfants des processus cognitifs typiquement adultes (caractères négatifs), mais ce sont
des études hors du but principal de cette discipline qui est maintenant d'étudier les lois spécifiques de la cognition des
enfants, ses caractères positifs non partagés par les adultes, qui par conséquent ne peuvent pas entrer dans une
hiérarchie linéaire, où toutes les différences de nature sont impossibles.
Les affirmations de Pierre Janet au sujet de l'intelligence des enfants doivent souvent être rejetées en raison de leur
confiance en une récapitulation linéaire progressiste, considérant les enfants uniquement comme des adultes faibles.
Mais il y a assertions de Pierre Janet sur les enfants qui peuvent être appropriés à la recherche janétienne moderne.
Pierre Janet a donné de nombreux encouragements aux investigations concernant l'intelligence des enfants, et ceci
devrait certainement être poursuivi. Et dans la même lignée, il serait très intéressant d'étudier la psychologie
dynamique des enfants, que Pierre Janet n'a pas faite parce qu'il a pensé que les caractéristiques des adultes faisaient
simplement défaut chez les enfants : il peut y avoir des concepts psychologiques janétiens à découvrir dans la
psychologie dynamique des enfants, si elle était abordée dans la recherche.
Les "primitifs": Pierre Janet n'a jamais étudié les "primitifs", et n'a pas développé d’opinion personnelle à leur sujet,
citant généralement - et souvent - Lévy-Bruhl (Lévy-Bruhl, 1910/22/27). Il n’a pas non plus soutenu d'autres
recherches à ce sujet, considérant probablement que Lévy-Bruhl avait atteint l'essentiel, regardant déjà ses résultats
comme une confirmation de sa propre hiérarchie.
Pierre Janet a improprement inclus les idées de Lévy-Bruhl dans son cadre hiérarchique haeckelien, considérant les
« primitifs » comme un niveau inférieur de sa hiérarchie linéaire, bien que Lévy-Bruhl ait été explicitement opposé à
une telle idée: il refusait une interprétation évolutive - spencérienne - de ses travaux, soutenant le "relativisme" mental
et l'équivalence des "systèmes mentaux" logiques et pré-logiques, loin de toute domination hiérarchique. Pourtant
Lévy-Bruhl a été entravé par l'importance qu'il donnait au principe logique de non-contradiction, un problème qui
devait être résolu seulement - un an après la mort de Pierre Janet - par l'anthropologie structurale (Lévy-Strauss,
1948/49/62) et plus tard, par Boudon (Boudon, 1986/90).
Ce problème logique enfin résolu, l'anthropologie a définitivement condamné la notion d'esprit "pré-logique", qu’il
soit évolutif ou relativiste. À partir de ces résultats, Boudon a prouvé que la mentalité "pré-logique" (comme LévyBruhl l'avait identifiée) est un des moyens communs et divers de penser dans les sociétés modernes également: la
croyance dans l'existence "d'un esprit primitif" distinct, présentant des propriétés spéciales/inférieures, différentes de
celles de l'esprit moderne, a disparu. En conséquence, le domaine entier de recherche sur "l'esprit primitif" s'est
effondré, privé de son objet.
14
Grâce à cette relâche conceptuelle, la recherche actuelle en ethnologie est maintenant un élargissement important de
l’ancienne, augmentant son domaine, par exemple, aux sous-populations locales ou fonctionnelles occidentales
(groupes suburbains, paysans, ordres professionnels).
Des citations de Pierre Janet au sujet d'une mentalité "primitive" doivent être rejetées de la façon dont il les exprimait.
Néanmoins, une psychologie dynamique janétienne devrait considérer l'ethnologie moderne - et particulièrement ses
extensions récentes – comme un riche réservoir des entités psychologiques que Pierre Janet a décrites et définies dans
tous ses travaux: les actions, les langages, les idées, les croyances, les connaissances, les sentiments. Ce serait une
avancée remarquable de la recherche que les observations passées ou récentes en ethnologie/anthropologie reçoivent
leur première interprétation de psychologie dynamique, et les concepts psychologiques janétiens sont prêts, et
conviennent particulièrement, pour ceci.
6 - Les niveaux inférieurs persistants aujourd'hui peuvent être expliqués par des arrêts ou des régressions de
développement (ou de l'évolution).
Comme loi de biologie évolutive, la théorie des arrêts de développement ne peut plus être soutenue : toute référence à
elle de la part de Pierre Janet doit être considérée fausse.
Comme cela a mentionné précédemment, Pierre Janet employa cette loi incorrecte pour expliquer les symptômes des
névroses dans "Les Névroses". Puisque ces symptômes sont utilement décrits par une telle loi, une question
intéressante serait de s'interroger sur une loi psychologique possible remplaçant la loi biologique, et jouant le même
rôle pour expliquer les symptômes. Comme loi psychologique, ce nouveau principe présenterait certainement
quelques différences par rapport à celui que Pierre Janet a eu en tête, et il serait intéressant d’étudier de telles
différences en psychiatrie dynamique.
Conclusion
Comme la plupart des savants de son temps, Pierre Janet a fondé sa théorie psychologique sur un évolutionnisme
biologique actuellement entièrement rejetée par la recherche moderne en biologie. Indépendamment du fait d'être
faux, ce modèle évolutif était "intrusif", comme Gould le nomme, dans ses applications hors de la biologie,
psychologie incluse, soutenant directement le racisme de ce temps, l’impérialisme colonialiste, le déterminisme social,
politique et génétique, les psycho-anthropogonies ésotériques et leur tentatives de thérapie associées.
En raison de la nature de fondement épistémologique, l'évolutionnisme de Pierre Janet n'a pas altéré sa psychologie
dynamique, parce que d'une part, le lien de causalité peut être cassé, et que d'autre part, ses manifestations surgissent
seulement à quelques concepts limites, aucun d'entre eux n’appartenant au noyau central de la psychologie de Pierre
Janet.
Le noyau central de la psychologie de Pierre Janet est construit avec les concepts de force, de tension et de leurs
oscillations (soutenant la nature "dynamique" de sa psychologie), des actions, des conduites, des tendances, des idées,
des croyances, de la volonté, des émotions et des sentiments. Aucun concept évolutif n'entre dans le modèle des
définitions et des interactions de ces éléments psychologiques, que Pierre Janet a sondés pour critiquer les
psychologies disponibles de son temps, principalement celles de Descartes, de Locke, de Condillac, de Maine De
Biran et de Bergson. Le modèle psychodynamique de Pierre Janet est entièrement autonome. Qui plus est, il est non
seulement compatible avec n'importe quel domaine de la recherche moderne, mais il invite à de nombreuses
investigations futures dans les disciplines de la recherche, sans compter le fait qu'il est probablement le meilleur qui a
été jamais réalisé, à une époque où la psychologie dynamique était encore une investigation de la recherche
internationale, laquelle a regrettablement disparu peu de temps après sa mort, survivant seulement au sein de
communautés privées en dehors de la recherche.
Pierre Janet est souvent mentionné comme le promoteur d'une hiérarchie des conduites ou des tendances. En fait, ce
qui n'est toujours pas reconnu aujourd'hui c’est que Pierre Janet a produit (au moins) quatre hiérarchies différentes:
conduites, tendances, réalité et opérations mentales, chacune d’entre elles présentant différentes propriétés, et
particulièrement des frontières différentes le long du même axe. Toutes ces hiérarchies ont été fortement enracinées
15
dans ses vues évolutionnistes périmées. En dépit de cette faiblesse épistémologique, leur utilité heuristique en
psychologie et en psychiatrie dynamique ne peut pas être remise en cause (ceci donnera lieu à une future
argumentation détaillée), et elles sont toujours si utiles dans leurs domaines que la méthode pour les actualiser à la
lumière de la recherche moderne devrait être considérée comme une recherche des plus valables en elle-même.
Quoi qu’il fut mineur, l'engagement évolutionniste de Pierre Janet ne peut certainement pas être négligé. Au contraire,
les erreurs de Pierre Janet doivent être identifiées et critiquées, dans la recherche internationale, comme il l’a toujours
souhaité lui-même car il savait que la recherche se fonde principalement sur les critiques internationales de
spécialistes. Plus de 50 ans sont passés depuis que Pierre Janet a écrit ses derniers textes, et que ses lecteurs modernes
commencent à promouvoir ses brillants travaux. Mais la recherche et son produit, la connaissance, a plus que jamais
augmenté pendant cette période, tous les domaines de la recherche du temps de Pierre Janet s’étant diversifiés en
beaucoup de sous-spécialités toutes plus exactes les unes que les autres. Il y a donc un besoin urgent de dépoussiérer
les pensées de Pierre Janet avant de les employer à nouveau, parce qu’elles sont encore dans l'état où il les a laissées il
y a 50 ans. Toute référence aux vues évolutionnistes de Pierre Janet est aujourd'hui fortement douteuse, et les
janétiens modernes devraient ou bien les éviter, ou bien argumenter ouvertement leur désuétude, dans l'esprit
d’augmenter la confiance que son extraordinaire psychologie dynamique devrait nous inspirer, en tant que discipline
autonome la plus pertinente pour une future recherche. Cet article vise à en constituer une aide préliminaire.
16
Téléchargement