Le théâtre est-il une représentation fidèle ou une vision déformée du monde ? Vous répondrez
à la question de manière organisée et vos arguments seront illustrés par des exemples précis.
Il est difficile de s’interroger sur l’art sans poser la question de son rapport au monde. Dès le
IVe siècle avant Jésus-Christ, Platon, puis Aristote, se sont demandé quels sont le fonctionnement
de l’imitation en art et le fondement de sa légitimité. Platon condamne l’art, parce qu’il n’est qu’une
copie du réel, et par là un mensonge qui éloigne l’homme du vrai. Aristote le défend au contraire,
parce que l’imitation, dans l’art, plus que reproduction du réel, est révélation sur le monde, et
permet ainsi la guérison de l’homme. Ce n’est sans doute pas un hasard si la réflexion sur l’art
d’Aristote porte tout particulièrement sur le théâtre, auquel il a consacré un ouvrage, La Poétique.
Le théâtre pose en effet de manière particulièrement cruciale la question de son rapport au monde :
le théâtre est-il une représentation fidèle ou une vision déformée du monde ? Cet art a en effet, au
sein de la littérature, la particularité de « représenter », c’est-à-dire de « rendre présent » par
l’intermédiaire d’un « spectacle », qui place quelque chose sous un « regard », et propose de ce fait
une « vision ». Les questions sont alors multiples : quelle est cette chose qui est rendue présente,
montrée lors de la représentation ? Qui sont celui qui montre, celui qui regarde ? Quelle est en
définitive la nature de ce regard, sa fonction, son effet ? Le théâtre entretient sans aucun doute un
rapport privilégié avec le réel, qui est ce qui est représenté sur la scène. Mais cette représentation ne
saurait avoir lieu sans le filtre que constitue le double regard de celui qui crée le spectacle et de
celui qui y assiste. Ainsi l’art théâtral passe-t-il par une nécessaire déformation du réel, qui n’est
peut-être que la tentative pour donner forme au monde, envisagé non comme objet mais comme
devenir.
Le théâtre est en quelque sorte, plus encore que le roman où la poésie, le miroir du réel.
En effet, parmi les différents genres littéraires, et même parmi les différents arts, il est le
seul à atteindre l’épaisseur physique, vivante du réel. Le roman est un objet, fait de pages reliées,
destiné à la lecture silencieuse et individuelle : l’histoire ne s’y peut représenter que dans
l’imagination, la rêverie du lecteur. La poésie est une voix, une musique, qui s’élève seule sans être
mise en acte. Elle ne représente que de manière indirecte, elle figure le monde, et par là le
transforme. Le théâtre au contraire n’existe que dans la représentation physique, dans l’incarnation
des voix dans des corps en mouvement. Mieux encore : ces corps évoluent dans un décor, ils ont
des vêtements, tiennent des objets, s’assoient sur des sièges, habitent un espace. Les dramaturges et
metteurs en scène ont toujours prêté beaucoup d’attention au décor, aux accessoires, aux costumes,
toutes choses réelles qui ancrent le spectacle dans le monde. Pour représenter le dernier acte du
Songe d’une Nuit d’Eté de Shakespeare, il faut un « palais », celui de Thésée. On imagine
également des sièges, dignes d’un roi et d’une reine le jour de leur mariage, puis d’autres, pour les
invités. Il est besoin également de « trompettes » pour la fanfare, et même d’un « papier », précise
l’auteur dans une didascalie. A cela il est nécessaire d’ajouter les multiples costumes, conformes à
la fonction des personnages, roi, reine, nobles, danseurs, et les acteurs eux-mêmes, qui prêtent leurs
corps, leur visage, leur voix et leurs gestes aux personnages qu’ils incarnent pour quelques heures.
Ainsi le théâtre nous plonge-t-il plus qu’aucun autre art au cœur même du réel, de sa
matérialité, de son épaisseur vivante et concrète. De plus, une grande partie de la production
théâtrale a pour visée une approche réaliste du monde : le théâtre se donne alors pour but de
représenter le réel, non seulement dans sa matière, mais aussi dans son organisation et son
fonctionnement. Georges Forestier, dans son ouvrage Le théâtre dans le théâtre, souligne la visée
réaliste des comédies de comédiens au début du XVIIe siècle : il s’agit bien de reproduire le réel,
jusque dans sa trivialité. Ainsi voit-on par exemple dans L’Illusion Comique les comédiens de la
troupe de Clindor compter leur argent à l’acte V. Le dramaturge s’attache ici à un détail concret du
fonctionnement de la société de son temps : il peint le monde social dans sa plus grande vérité, pour
le représenter, le montrer tel qu’il est. Cet élément a pour fonction dans la pièce d’amorcer le retour
au réel de Pridamant. Sa réplique, « Que vois-je ! chez les morts compte-t-on de l’argent ? »,
souligne l’importance du détail trivial pour manifester la réalité de ce qui se passe sur scène, la vie