(1533-1592)
CHAPITRE II
DU REPENTIR
LES autres forment l'homme, je le recite1 : et en represente un particulier, bien mal
formé : et lequel si j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il
n'est : mes-huy2 c'est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu'ils
se changent et diversifient. Le monde n'est qu'une branloire3 perenne4 : Toutes choses y
branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte : et du
branle public, et du leur. La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus
languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d'une yvresse
naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l'instant que je m'amuse5 à luy. Je ne
peinds pas l'estre, je peinds le passage : non un passage d'aage en autre, ou comme dict
le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut
accommoder mon histoire à l'heure. Je pourray tantost changer, non de fortune
seulement, mais aussi d'intention : C'est un contrerolle6 de divers et muables accidens7,
et d'imaginations irresoluës, et quand il y eschet8, contraires : soit que je sois autre moy-
mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y
a que je me contredis bien à l'advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la
contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me
resoudrois : elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve.
Je propose une vie basse, et sans lustre : C'est tout un. On attache aussi bien toute la
philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu'à une vie de plus riche estoffe :
Chaque homme porte la forme entiere, de l'humaine condition.
Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere :
moy le premier, par mon estre universel : comme, Michel de Montaigne : non comme
Grammairien ou Poëte, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy je parle trop de
moy, je me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy.
Montaigne, Les Essais III, 2 (chapitre Du repentir)
1
recite = décris
2
mes-huy = désormais
3
branloire = balançoire
4
pérenne = perpétuelle
5
je m’amuse = je m’occupe
6
contrerolle = registre
7
accidens = chose qui arrive
8
quand il y eschet = quand cela arrive = parfois
Montaigne
Du repentir (III, 2)
1. Un individu universel :
Dans tout le texte Montaigne oppose son individualité à celle des autres (Les autres forment l'homme, je le recite / Les
autheursmoy le premier…). Mais il ne s’agit pas d’une affirmation orgueilleuse : il n’est pas un modèle qu’il donne à
imiter (bien mal formé : et lequel si j'avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu'il n'est). Il situe ainsi les Essais
par rapport au genre littéraire de la biographie d’hommes célèbres, comme les Vies parallèles de Plutarque dont il est un
lecteur assidu (voir l’allusion à Demades dans la Vie de Démosthène : « il disait qu’il avait pu souvent se contredire lui-
même, mais l’intérêt public, jamais ») : il ne propose pas à voir une vie illustre, mais une vie basse, et sans lustre,… une vie
populaire et privee.
Il n’est pas un modèle, mais un exemplaire d’humanité (Chaque homme porte la forme entiere de l'humaine condition). En cela il
s’oppose aux autres auteurs qui mettent en avant leur originalité (quelque marque speciale et estrangere), alors que lui insiste
au contraire sur son estre universel. D’où l’antithèse finale qui souligne l’utilité de l’introspection qui n’est pas nombrilisme
égoïste, mais au contraire réflexion sur la condition humaine (je me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy).
Le refus d’être un modèle s’explique non par de la modestie, mais par l’impossibilité du modèle : un modèle est quelque
chose de parfait, de fixe, d’immuable. Or Montaigne partage l’opinion d’Héraclite (« tout coule ») sur l’instabilité du
monde, d’où la métaphore de la branloire perenne, et il est significatif qu’un des mots qui revienne le plus souvent dans les
Essais soit le mot branle : rien que dans ce court texte Montaigne en décline quatre fois l’idée (branloire perenne, Toutes choses
y branlent sans cesse, branle public, un branle plus languissant). Il en souligne l’universalité par des hyperboles (la terre, les
rochers du Caucase, les pyramides d'Ægypte), voire un paradoxe (La constance mesme n'est autre chose qu'un branle plus
languissant).
2. Le scepticisme pyrrhonien :
Le monde étant en perpétuel mouvement, la vérité ne saurait être fixe et immuable, et cela pour deux raisons : d’une part le
monde est instable, d’autre part Montaigne est instable. D’où une rie d’oppositions entre les données extérieures et les
données intérieures (non de fortune seulement, mais aussi d'intention / divers et muables accidens, et d'imaginations irresoluës / soit
que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances). Dire la vérité c’est dire le changement, d’où
la formule paradoxale : je me contredis bien à l'advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Montaigne
répond ainsi aux objections qu’on pourrait lui faire : se contredire c’est dire tous ses aspects successifs et contradictoires,
c’est refuser de renier celui que l’on a été, mais aussi refuser de se fixer dans un état définitif.
Dans l’Apologie de Raymond de Sebond, Montaigne renvoie dos à dos les académiciens (= platoniciens) qui désespèrent de
trouver la vérité et les dogmatiques qui affirment l’avoir trouvée. A ces deux il oppose les pyrrhoniens qui refusent de se
prononcer de manière définitive : la vérité ne peut se saisir que dans le mouvement perpétuel de l’esprit, non dans une
fixité sclérosante : Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m'essaierois pas, je me resoudrois. C’est cette disponibilité active de
l’esprit que Montaigne résume dans la célèbre formule « Que sais-je ? » (qui n’est pas l’équivalent du « Je ne sais qu’une chose, c’est que je
ne sais rien » de Socrate, étant donné que ne savoir qu’une chose, c’est déjà vouloir fixer une part de la vérité).
Cette conception philosophique explique le refus du didactisme (Les autres forment l'homme, je le recite) : il ne s’agit pas de
trouver, mais de chercher, de sorte que l’âme soit tousjours en apprentissage, et en espreuve. Il n'y a pas de « je » qui serait
comme un point fixe, par rapport auquel pourrait se mesurer le changement d'un moi-objet. La seule fixité serait celle de
l'écrit (C'est un contrerolle de divers et muables accidents), et encore…, puisque Montaigne ne cessera d’enrichir ses Essais de
nouvelles remarques, mais sans jamais effacer ou corriger : ce serait se renier.
3. Aspect religieux :
Il faut également considérer ce texte par rapport à son titre : il ne s’agit pas ici à la base de réflexions méthodologiques sur
la philosophie, mais bien d’une réflexion sur un aspect majeur de la religion chrétienne : le repentir dont la Contre-Réforme
célèbre les vertus salvatrices, de même que les Réformés avec leurs psaumes pénitentiaux. Montaigne ne s’attaque pas au
principe religieux du repentir : on peut se reprocher un péché occasionnel, mais pour lui un péché ou un vice qui fait partie
intégrante de notre personnalité n’a pas à être rejeté comme étranger. Ce serait renier cet autre moy-mesme.
Montaigne insiste sur le mot passage, qu’il oppose à l’estre (Je ne peinds pas l'estre, je peinds le passage) : on retrouve
l’opposition déjà vue entre la stabilité d’un état (l’estre) et le mouvement (passage). Mais dans les Essais le mot passage
désigne de manière répétitive le passage de la vie à la mort. Peindre le passage, c’est donc dire l’essence même de
l’homme : toutes les bigarrures des Essais correspondent à l’estre universel de Montaigne, à la forme entière de l’humaine
condition. Les changements particuliers de l’individu Montaigne sont une illustration de l’yvresse naturelle de la condition
humaine. Ainsi Montaigne déclare dans l’Apologie de Raimond de Sebond : « Ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul
qui est, que il fut, ou il sera : car ces termes sont declinaisons, passages, vicissitudes de ce qui ne peut durer, ny
demeurer en estre. Parquoy il faut conclure que Dieu seul est. ».
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