Document 1 : Le bon sens n`est pas une clef de la compréhension

-TES- Enseignement de Spécialité- Nathalie Vincent-Duschet- TZR SES.
Document 1 : Le bon sens n’est pas une clef de la compréhension
des faits économiques et sociaux, mais son principal obstacle.
« Je suis frappé de voir que, dans son livre qui parait ces jours-ci Alfred Sauvy a jugé nécessaire de dire aux Français ce que
j'essaie moi-même de leur écrire ici. La situation économique de la France est grave, non seulement plus que ne le reconnaît
l'opposition, mais plus que ne l'admet l'opinion ; plus même que ne le dit, et peut-être que ne le pense le gouvernement. Et
surtout, au train vont les choses, la nation n'est pas en voie de redressement mais au contraire l'écart s'accentue plutôt qu'il
ne se réduit entre ce qu'est l'économie française et ce qu'elle doit devenir, ce qu'elle deviendra inéluctablement avant de
retrouver la santé. Or cette situation tient essentiellement à l'ignorance et à l'incivisme des citoyens. À l'ignorance surtout, car
si chaque Français prenait une conscience correcte de la réalité, il cesserait de revendiquer contre lui-même le maintien de
situations qui ne peuvent plus être maintenues, des gratuités qui ne peuvent être gratuites, des subventions qu'il doit lui-même
payer…
Nous avons pendant trente ans, les trente glorieuses, bénéficié correctement de circonstances exceptionnellement favorables.
Nous avons acquis l'un des plus hauts niveaux de vie du monde. Mais ce n'est, et ce ne peut être, que par un système
économique complexe et fragile, fortement dépendant des échanges extérieurs (pétrole, mais non seulement pétrole : 30 à 35
milliards de francs par mois d'achats à l'étranger, achats qu'il faut payer par des ventes d'égal montant de produits fabriqués
en France). Ainsi 5 000 000 de Français sont occupés à produire des marchandises et des services qui doivent être vendus à
l'étranger.
Depuis 1973, notre machine économique n'est plus accordée aux réalités extérieures d'un monde où, d'une part, les pays de
l'O.P.E.P., monopoleurs du pétrole, prélèvent sur nous un tribut croissant, mais où, de plus, et peut-être surtout, nombre de
peuples adoptent peu à peu nos techniques de production avec des salaires deux, trois, quatre et jusqu'à cinq fois plus faibles
que les nôtres. Un monde où les privilèges de l'Occident s'estompent ; notre avance scientifique et technique se réduit ;
mais où, plus que jamais, la force prime le droit.
Le niveau de vie de la France est aujourd'hui de l'ordre du décuple du niveau de vie moyen mondial. Il est inéluctable et
d'ailleurs juste que cet énorme écart se réduise puis s'annule au cours des cent ou deux cents prochaines années. Sans doute
cela peut-il se faire par hausse du niveau de vie des plus pauvres, sans réduction du niveau de vie absolu des plus riches. Mais
il est clair qu'il nous faudra, pour seulement maintenir notre niveau actuel, plus d'efforts et plus d'habileté, plus d'initiatives et
plus d'invention... que nous n'en avons fourni pour l'acquérir de 1946 à 1975.
En particulier, beaucoup de Français commencent à voir que l'évolution économique et sociale du monde exige, en France,
un redéploiement de l'industrie, et plus généralement des activités de production : une redistribution, donc, de la population
active des secteurs où nous avons cessé et cesserons d'être en avance sur le monde, vers les secteurs où nous le demeurons, et
vers les secteurs, à créer, nous le deviendrons. Mais chaque parti, chaque syndicat, chaque club, que dis-je ? chaque
Français diffère sur les procédures et les moyens de cette évolution. La raison en est simple : chaque Français juge
personnellement la situation économique avec son bon sens.
Le malheur est que le bon sens n'est pas davantage applicable à la science économique qu'à la physique nucléaire, à
l'informatique ou à la biologie. Le bon sens nous dit que la Terre est plate, et pourtant elle est ronde. Toute réalité est
beaucoup plus complexe que le bon sens ne le croit. Un énorme progrès serait accompli si chaque Français se méfiait de son
bon sens en économie, comme il a appris à le faire dans les sciences physiques, en biologie ou en médecine. Car le bon sens,
en science économique, conduit à des erreurs graves dès lors qu'il ignore ou néglige (ce qu'il fait presque toujours) les trois
contraintes suivantes :
1. Il manque toujours un ou plusieurs facteurs aux raisonnements "de bon sens" qui paraissent les plus évidents. Par exemple,
M. Séguy (* alors secrétaire général de la CGT) nous dit que la sidérurgie française doit garder pour objectif les 35 millions
de tonnes, parce que "les pays du tiers monde auront des besoins énormes d'acier". Mais il oublie de parler du prix de revient
de cet acier, comme si ces pays devaient acheter cher à la France ce que le Japon, le Brésil ou le Mexique leur fourniraient à
meilleur marché.
2. En économie, comme d'ailleurs dans un grand nombre de domaines, un ensemble d'actions, chacune individuellement
favorable à un objectif déterminé, peut se révéler défavorable à cet objectif. Il se produit, en effet, des encombrements, des
interférences, des contradictions, des conflits... qui font que le système formé par l'ensemble des facteurs ne se comporte pas
comme le ferait prévoir l'addition arithmétique des effets de chaque facteur considéré isolément.
3. En économie, comme d'ailleurs ici encore en médecine et dans un grand nombre de domaines, une solution favorable dans
le court terme peut s'avérer, et s'avère en fait souvent, favorable, voire désastreuse, dans le long terme. Inversement, un
sacrifice immédiat peut éviter une longue souffrance. » Source : Jean Fourastié s’exprimant dans le Figaro du 2 avril 1979.
EDS- Introduction :
Pourquoi les faits économiques et sociaux
ne parlent-ils pas d’eux-mêmes.
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Document 2 : Le "bon sens" est constitué de prénotions avec lesquelles il faut rompre
pour accéder à une compréhension scientifique.
« La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate
et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais «ce qu'on pourrait croire» mais il est
toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis
au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on
connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites (…).Quand il se présente à la
culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la
science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. La science
(…) s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour
d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion. L'opinion pense mal; elle ne pense pas: elle traduit des besoins en
connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur
l'opinion: il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.
Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se
posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit
scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de
question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. (…)
Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. (…). Des habitudes intellectuelles qui
furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche. «Notre esprit, dit justement M. Bergson, a une
irrésistible tendance à considérer comme plus claire l'idée qui lui sert le plus souvent». L'idée gagne ainsi une clarté
intrinsèque abusive. À l'usage, les idées se valorisent indûment. ».
Source : G. Bachelard, Extrait du chapitre 1 « les obstacles épistémologiques »,
In La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1999.
Document 3 : Le besoin de théories pour la compréhension scientifique.
« Je crois que les théories ont la priorité sur les observations aussi bien que sur les expérimentations, en ce sens que
ces dernières n'ont de signification qu'en relation à des problèmes théoriques. Aussi nous est-il nécessaire de poser
une question avant de pouvoir espérer que l'observation ou l'expérimentation puisse nous aider en quelque façon à
fournir une réponse. (…) Je ne crois pas, en conséquence, à la «méthode de généralisation», c’est-à-dire à la
conception selon laquelle la science commence par des observations, d'où elle ferait dériver ses théories par quelque
processus de généralisation ou d'induction. Je crois plutôt que la fonction de l'observation et de l'expérimentation
est, plus modestement, de nous aider à tester nos théories et à éliminer celles qui ne résistent pas aux tests. (…).La
science, peut-on dire, est confrontée à des problèmes à chaque moment de son développement. Elle ne peut
commencer par des observations, ou par la «collection de données», comme le croient certains. Avant de pouvoir
recueillir des données, il faut qu'ait été suscité notre intérêt pour des données d'un certain genre: le problème est
toujours premier. Le problème à son tour peut être suggéré par des besoins pratiques, ou par des croyances
scientifiques ou préscientifiques, qui, pour une raison ou une autre, apparaissent avoir besoin d'une révision. (…).
Notre but est d'établir des théories du mieux que nous le pouvons, nous devons (donc) les tester aussi sévèrement
que nous le pouvons; c'est-à-dire que nous devons essayer de les mettre en défaut, de les réfuter. (…).Car si nous ne
prenons pas une attitude critique, nous trouverons toujours ce que nous désirons: nous rechercherons, et nous
trouverons, des confirmations; nous éviterons, et nous ne verrons pas, tout ce qui pourrait être dangereux pour nos
théories favorites. » Source : K. Popper, Misère de l’historicisme, Paris, Plon, 1956.
Document 4 : D’un paradigme à l’autre : le renouvellement des cadres théoriques du travail scientifique.
La notion de paradigme a été introduite en épistémologie au début des années 60 par Kuhn TS dans La structure des
révolutions scientifiques paru en 1962. Elle désigne « le mythe fondateur » d’une communauté scientifique donnée
qui s’origine dans le succès d’une solution scientifique. Ce n’est pas qu’une théorie, mais aussi un ensemble de
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procédures de recherche, de schémas, de modèles, d’instrumentation. Le paradigme guide en réalité une
communauté de savants autant à la manière d’une théorie, qu’à la manière d’un ensemble de dispositions acquises
par ses membres par routinisation des procédures. Plus récemment, par exemple dans La Tension essentielle :
tradition et changement dans les sciences paru en 1990, Kuhn parle plus volontiers de « matrice disciplinaire » pour
souligner le fait que le paradigme suggère des pistes de recherche, des objets problématiques tout autant qu’il
contribue à en résoudre.
Dans l’ouvrage de 1962, Kuhn dissèque le processus à travers lequel, dans les sciences de la nature, les paradigmes
de la science normale sont parfois discrédités et remplacés par de nouveaux. Il écrit que la découverte scientifique
commence avec la conscience d’une anomalie (un fait dont le paradigme dominant ne peut rendre compte ou très
partiellement), qu’elle continue ensuite avec une exploration du domaine de l’anomalie, et qu’enfin elle finit lorsque
le paradigme est ajusté dans le cadre d’une théorie alors plus générale afin que l’anormal redevienne le prédictible
ou qu’intervient un changement de paradigme.
Source : mes souvenirs de lecture ;o)
Document 5 : Les instruments d’observation, les techniques ne sont pas neutres car liés au cadre théorique.
« Pas plus qu'il n'est d'enregistrement parfaitement neutre, il n'est de question neutre. Le sociologue qui ne soumet
pas ses propres interrogations à l'interrogation sociologique ne saurait faire une analyse sociologique vraiment
neutre des réponses qu'elles suscitent. Soit une question aussi univoque en apparence que: «Avez-vous travaillé
aujourd'hui ?». L'analyse statistique montre qu'elle suscite des réponses différentes de la part de paysans kabyles ou
de paysans du sud-algérien qui, s'ils se référaient à une définition «objectivdu travail, c'est-à-dire à la définition
qu'une économie moderne tend à inculquer aux agents économiques, devraient fournir des réponses semblables.
C'est à condition qu'il s'interroge sur le sens de sa propre question, au lieu de conclure précipitamment à l'absurdité
ou à la mauvaise foi des réponses, que le sociologue a quelques chances de découvrir que la définition du travail qui
est engagée dans sa question est inégalement éloignée de celle que les deux catégories de sujets engagent dans leurs
réponses. (…).Toutes les fois que le sociologue est inconscient de la problématique qu'il engage dans ses questions,
il s'interdit de comprendre celle que les sujets engagent dans leurs réponses: les conditions sont alors remplies pour
que passe inaperçue la bévue qui conduit à décrire en termes d'absence des réalités masquées par l'instrument même
de l'observation. ». Source : P Bourdieu et JC Chamboredon, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton, 1963.
Plus généralement aucune technique de recueil (sondages, questionnaire, entretien, observation…) ou de
représentation (transcription écrite, photographie, film, tableaux…) des données n’apparaît neutre à Bourdieu car
elles sont toujours relatives à une théorie. Cela n’invalide pas du tout le projet scientifique, bien au contraire cela
conduit à une plus grande exigence scientifique, une proposition n’étant jamais plus scientifique que lorsqu’elle
spécifie le plus précisément possible les conditions de sa production, donc de sa validité.
- Consignes de travail sur le dossier :
- Lecture attentive (stylo en main) des documents :
- Repérez l’idée principale et préparez une courte explicitation de cette dernière.
- Après une mise en commun sur l’essentiel à retenir de chacun des documents, illustrez chacun des points grâce
à votre expérience des sciences économiques et sociales (en cours lors de l’étude d’un thème, en TPE…).
Enfin, vérifiez votre compréhension en déduisant des réponses précises et argumentées pour ces questions :
1- Une connaissance immédiate d’un phénomène économique ou social est-elle possible ?
2- Les objets d’étude de la sociologie se confondent-ils avec ceux du monde social ? Pourquoi ?
3- Plus généralement une théorie scientifique se confond-elle avec les réalités économiques ou sociales qu’elle
cherche à expliquer ?
4- Quelles sont les théories économiques et sociologiques que vous connaissez ?
5- La coexistence de plusieurs théories, ou même paradigmes, concurrents pour rendre compte des réalités
économiques et sociales est-elle le signe d’une déficience de la science économique et de la science sociale ?
6- Est-ce leur utilité sociale qui doit faire/fonder la scientificité de la sociologie ou de l’économie ?
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