LETTRES - ARTS - SPECTACLES
LA SCIENCE A
Selon Thomas Kuhn, la science "normale" cherche
des solutions aux difficulte's et la science "extraordinaire"
des difficultés aux solutions
LES STRUCTURES DES REVOLUTIONS
SCIENTIFIQUES,
par Thomas Kuhn,
Flammarion (r Nouvelle Bibliothèque scienti-
fique »), 346 p., 32 F.
Si
Faut-il, après les avoir si longtemps
opposées, assimiler science et théo-
logie ? Tel est le paradoxe introduit
dans l'histoire de la science par le livre,
enfin traduit en français, de l'historien amé-
ricain Thomas Kuhn. Ce paradoxe a fait,
depuis dix ans, le bonheur des colloques
de spécialistes, où s'affrontent notamment
philosophes et historiens. Théologie, la
science ? C'est que, comme la nature d'En-
gels, la science de Kuhn procède par
,
bonds.
Elle n'est pas cette activité intellectuelle per-
pétuellement critique, cette voie royale du
progrès des connaissances, jalonnée par des
conquêtes successives et complémentaires,
que réorganisent après coup nos manuels
elle est bien, au contraire, si l'on examine son
enracinement historique réel, et non plus
seulement les conditions logiques de son
progrès, soumise à la dure loi des commu-
nautés fermées, au poids de la tradition, aux
contraintes du conformisme. La découverte
scientifique est comme l'hérésie religieuse
un pavé dans la mare, l'exception dans la
règle.
La règle, c'est ce que Kuhn appelle le
« paradigme »
qui indique, inséparablement,
l'ensemble des concepts, des habitudes et des
croyances qui dominent l'activité de la com-
'munauté scientifique dans tel secteur de la
recherche, à une période donnée.
Dialogue de sourds
L'astronomie, par exemple, a vécu des
siècles sur le système de Ptolémée, mis au
point dans les deux derniers siècles avant
Jésus-Christ : ce paradigme a dominé toute
l'expérimentation astronomique du Moyen
Age, et non sans succès. Aucun autre sys-
tème ancien n'avait aussi bien fonctionné,
et celui-ci permettait de prédire les chan-
gements de position des étoiles et des
planètes. Mais aucune théorie scientifique
ne « colle » parfaitement à tous les phéno-
mènes observables.
Vient un moment où, à l'intérieur de ces
phénomènes — bien que le champ en soit
largement déterminé par la théorie régnante
—, une divergence jusque-là considérée
comme mineure, une anomalie prise au sé-
rieux sème le doute, et c'est Copernic. Tout
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Lundi 25 septembre 1972
le
corpus
astronomique constitué par dix-
huit siècles d'observations bascule dans le
paradigme héliocentrique, qui ne résout pas
toutes les anomalies mais définit un nou-
veau système conceptuel pour les aborder,
et inaugure ainsi une nouvelle période de
ce que Kuhn appelle la e science normale »,
par opposition à la « science extraordi-
naire ».
La science « 'extraordinaire » est donc
celle de la période de crise de l'ancien para-
digme et de l'invention du nouveau ; c'est
l'activité innovatrice par excellence, Coper-
nic défiant le géocentrisme, Lavoisier
démolissant la théorie du phlogistique par la
combustion de l'oxygène, Newton substi-
tuant aux « essences » des corps matériels
les lois de la mécanique corpusculaire, Ein-
stein inventant l'espace « courbe » incompa-
tible avec la physique de Newton. La révo-
lution n'est pas seulement créatrice d'un
paradigme nouveau ' elle définit du même
coup son propre champ de recherches et
d'expériences, elle constitue une nouvelle
zone d'exploration, elle invente une science
ou un domaine de la science jusque-là
inexistants.
C'est ce qui explique que l'ancien et le
nouveau paradigme sont, à la lettre, incom-
mensurables ; leurs adeptes respectifs, pen-
dant la période de crise où s'installe la
nouvelle théorie, sont condamnés au dialo-
gue de sourds puisqu'ils ne parlent pas des
mêmes choses.. Ils ne sont plus d'accord
ni sur la liste des problèmes à résoudre ni
sur la définition même de leur science.
Kuhn cite à cet égard une phrase merveil-
leuse de Darwin, à la fin de son « Origine
des espèces » : «
Bien que je sois pleine-
ment convaincu de la vérité des vues expo-
sées dans ce volume, je ne m'attends en
aucune manière à convaincre les naturalistes
expérimentés qui ont l'esprit plein d'une
multitude de faits, qu'ils considèrent depuis
de longues années d'un point de vue directe-
ment opposé au mien... Mais j'envisage avec
confiance l'avenir — les jeunes naturalistes
qui apparaissent et seront capables de consi-
dérer avec impartialité les deux aspects de
la question. »
Enigmes ou problèmes
Même retour sur lui-même, désabusé et
optimiste, dans l' « Autobiographie » de
Max Planck : «
Une nouvelle vérité scienti-
fique' ne triomphe pas en convaincant les
opposants et en leur faisant entrevoir la
lumière, mais plutôt parce que ces oppo-
sants mourront un jour et qu'une nouvelle
génération, familiarisée avec elle, paraî-
tra... ».
C'est que la communauté scientifique, à
l'intérieur d'une période dominée par un
paradigme régnant, se comporte comme
un groupe défini par une tradition, enfer-
mé dans un conformisme. Non qu'elle
cesse de chercher des solutions et de résou-
dre des questions ; mais ces questions sont
celles qui se posent dans le cadre du para-
digme accepté par tous. C'est ce que Kuhn
appelle l'activité de la « science normale »,
par opposition à la e science extraordi-
naire ».
La science normale résout des « énig-
mes » non des « problèmes » ; elle est
e
puzzle
-so/ving
», non «
problem-solving ».
Elle cherche des solutions aux difficultés,
alors que la science extraordinaire cherche
des difficultés aux solutions. Par la nature
de son activité intellectuelle, elle s'appa-
rente au type de connaissance qu'on a cou-
tume au contraire de lui opposer : la théo-
logie. Même
consensus
originel sur les pré-
misses conceptuelles, même cohésion du
groupe autour de secrets partagés, même
application des esprits sur les questions soi-
gneusement délimitées dans ce cadre, et
définies par ce cadre, mêmes solutions par-
tielles d'énigmes résiduelles repérées et clas-
sifiées au préalable par la communauté des
élus.
L'inerte et le mouvant
Les manuels scientifiques jouent, pour
Thomas Kuhn, le même rôle social que les
traités théologiques du Moyen Age et de la
Contre-Réforme. D'une part, ils entretien-
nent le mythe d'un progrès linéaire et cumu-
latif de la connaissance, de l'autre ils trans-
mettent aux catéchumènes de la commu-
nauté le
corpus
de concepts et de connais-
sances qui est à la base du
consensus ;
ils
délivrent le ticket d'entrée dans le groupe.
Un jour, l'un de ces catéchumènes, peu
après son admission — car les grandes
inventions scientifiques sont généralement
faites par des hommes relativement jeunes
—, déchire le ticket en mettant en question
le paradigme de la communauté, nou-
veau Calvin de l'astronomie, autre Jansé-
nius de la biologie. Mais encore faut-il qu'il
l'ait au préalable assimilé : le rapport entre
la transmission scolastique de l'ancien para-
digme et l'invention du nouveau n'est pas
seulement contradictoire mais aussi complé-
mentaire. Dans la mesure où la « science