La maison Guy Bajoit du sociologue Pour une théorie sociologique générale La maison du sociologue Mise en page : Vincent Abitane – Studio Prépresse D/2015/4910/16 ISBN : 978-2-8061-0220-1 © Academia – L’Harmattan s.a. Grand’Place, 29 B-1348 Louvain-la-Neuve Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit. www.editions-academia.be Guy Bajoit La maison du sociologue Pour une théorie sociologique générale Créativité Culturelle Conditions d’existence Problèmes vitaux de la vie commune Amont des relations sociales Pratique des Relations sociales Logiques du sujet personnel Logiques du sujet collectif Aval des relations sociales Je dédie ce livre aux étudiants et aux chercheurs en sociologie. Introduction générale A. Une théorie générale : pour quoi faire ? À la différence de leurs prédécesseurs, les sociologues d’aujourd’hui font preuve d’une grande réticence envers les théories générales, que certains appellent, avec ironie, les « grandes théories » ! Les plus radicaux d’entre eux sont des empiristes purs et durs, convaincus que toute théorie ne peut que biaiser leur regard sur la réalité sociale. D’autres, plus modérés, estiment que les changements socioculturels si profonds que connaissent nos sociétés depuis quelques décennies rendent inadéquates les théories sociologiques héritées du passé, et qu’il ne convient pas d’en produire une nouvelle dans un contexte aussi instable : mieux vaut se limiter à des théories de moyenne portée. Que reprochent-ils au juste à ces « grandes théories » ? D’abord, d’être aveuglantes : elles font courir aux observateurs de la réalité sociale le risque de ne leur laisser voir que ce qu’elles veulent bien leur en montrer. Ensuite, d’être ethnocentriques : 7 La maison du sociologue elles se fondent sur des paradigmes qui dérivent forcément du modèle culturel dominant, donc de la modernité. En outre, d’être réductionnistes : elles réduisent la réalité au paradigme qui les fonde, comme une photographie réduit le vivant à un objet inerte, en deux dimensions alors qu’il en a trois. Enfin, d’être idéologiques : elles interprètent le réel à partir des intérêts d’un acteur particulier, dont elles légitiment la conduite en lui conférant un label de scientificité. Ces critiques ne sont pas négligeables : elles me paraissent même fondées, et ceux qui les énoncent ont le plus souvent raison. En effet, les grandes théories de la sociologie classique sont bien nées avec la modernité et ont été nourries et construites par l’observation des sociétés modernes en voie d’industrialisation : la sociologie n’était pas pensable avant la modernité et elle a été pensée avec elle. Ces théories sont-elles pour autant inaptes à comprendre des sociétés qui ne sont pas modernes ? Ne peuvent-elles en donner qu’une image faussée ? Si l’on adhère à cette affirmation, il convient de méditer soigneusement son corollaire : celui-ci implique en effet que les théories sociologiques se réduiraient à n’être qu’une explicitation du récit culturel que les sociétés modernes tiennent sur elles-mêmes et des idéologies de leurs acteurs. Mais s’il en était ainsi, toute prise de distance scientifique deviendrait impossible, du moins en sciences humaines : mieux vaudrait alors, pour comprendre une société, répéter le discours de… son modèle culturel ! Et toute sociologie deviendrait dès lors inutile : nous serions dans une impasse épistémologique. Non seulement, la sociologie ne pourrait rien comprendre aux sociétés nonoccidentales, mais elle serait tout aussi inadéquate pour comprendre le passé des sociétés occidentales elles-mêmes : l’Antiquité européenne, le Moyen Âge… Alors, que faire ? Il faut constater d’abord que les sociologues (du monde entier) ne se posaient pas cette question avant les grands bouleversements sociaux et culturels, en cours depuis quatre ou cinq décennies, dans les sociétés occidentales. 8 Introduction générale Personne ne mettait en doute la pertinence des « grandes théories » pour comprendre le monde avant la crise (l’affaiblissement du modèle culturel progressiste de la première modernité) et la mutation (la montée du modèle culturel subjectiviste de la seconde modernité) qu’ont connues récemment ces sociétés. Les sociologues auraient dû, pourtant, se poser la question, car les biais épistémologiques signalés ci-dessus agissaient déjà. Mais en ce temps-là, semble-t-il, ils n’en étaient pas conscients. Ce serait donc la mutation culturelle qui expliquerait pourquoi ils se posent cette question aujourd’hui. Ce constat doit nous inciter à réfléchir sur le rapport paradoxal entre la culture et la démarche scientifique en sciences humaines, notamment en sociologie. Paradoxe ? En effet, d’une part, pour comprendre une société, quelle qu’elle soit, la sociologie devrait disposer de concepts construits sur l’observation de sa réalité, donc, inspirés par sa culture – ce qui était bien le cas de la sociologie classique, dès lors qu’elle s’appliquait à comprendre les sociétés de la première modernité. Mais, d’autre part, en s’inspirant ainsi de la culture de leur propre objet d’analyse, les sociologues se seraient rendus incapables de prendre la distance indispensable à une démarche scientifique. Faut-il aller jusqu’à croire que des concepts produits sous une culture ne peuvent pas être utilisés pour en analyser une autre ? Cette attitude – aujourd’hui très répandue cependant – me paraît beaucoup trop radicale. Je pense au contraire, qu’il faut s’en servir pour les mettre à l’épreuve de nouvelles réalités, mais à condition d’en faire une application critique, et de savoir les transformer et les adapter à l’analyse de réalités différentes. Cette adaptation des concepts leur donnera ainsi une portée explicative plus générale, et on peut espérer qu’après de très nombreuses répétitions de l’opération, les théories qu’ils formeront seront enfin généralisables. Je suis donc convaincu que la meilleure manière de se garder des biais, bien réels, inhérents aux « grandes théories » n’est pas de les rejeter, mais de les prendre comme objet d’analyse et de travailler à la reconstruction d’une théorie générale, toujours provisoire. 9 La maison du sociologue Il est possible de réduire peu à peu et même d’éliminer les biais culturels des grandes théories en multipliant les analyses dans des cultures différentes. En outre, il est possible aussi de réduire ou d’éliminer les biais idéologiques des paradigmes de la sociologie classique en les articulant autour d’un nouveau paradigme, inspiré du modèle culturel subjectiviste de la seconde modernité, même si cela, évidemment, risque d’introduire de nouveaux biais, qu’il faudra traiter avec la même méfiance. Ce qui doit être clair, c’est que le rejet des théories générales ne sert à rien du point de vue du progrès des connaissances : sans théorie générale, on ne fait plus qu’accumuler des données empiriques, isolées les unes des autres, sans chercher à les replacer dans leur cadre global, ce qui ne saurait faire avancer la compréhension du réel dans son ensemble. Or, pour comprendre ce qui se passe dans chaque domaine particulier de la vie sociale, nous avons besoin de comprendre la logique du tout. Telles sont les raisons pour lesquelles il me paraît si important de proposer aux sociologues d’aujourd’hui une théorie sociologique générale. Comme toute théorie, elle ne sera pas universelle, elle restera provisoire et n’autorisera pas de généralisation, du moins jusqu’à ce qu’elle ait servi de guide à de très nombreuses applications empiriques et critiques, qu’elle ait été confrontée à beaucoup de réalités différentes, qui la transformeront et la remplaceront sans doute par une meilleure. Mais, chemin faisant, pas à pas, elle aura permis d’accumuler des savoirs, de construire des théories partielles, d’inventer des méthodes, bref, de faire avancer la connaissance de la vie sociale. 10 Introduction générale B. La maison du sociologue Essayons d’abord, même si cela fut toujours difficile, de nous mettre d’accord sur une définition de la sociologie. Je vous propose celle-ci : « La sociologie est la science des relations sociales ». Cette définition m’a été inspirée par mon premier maître à penser, Alain Touraine : je l’ai entendue pour la première fois en 1971. Je ne saurai sans doute jamais pourquoi ces deux mots – relation sociale – ont tellement retenu mon attention ; toujours est-il que je n’ai pas cessé depuis d’en approfondir les multiples dimensions, grâce à des observations empiriques menées sur des terrains très variés. Celles-ci m’ont d’abord permis, notamment, de préciser cette définition qui était loin de me paraître claire : « une science des relations sociales, c’est-à-dire une science dont l’objet est de comprendre et d’interpréter les conduites des êtres humains – ce qu’ils font, disent, pensent ou sentent – en analysant les relations qu’ils entretiennent entre eux ». Mais, cette précision ne faisait que déplacer le problème, car enfin, comment la pratique des relations sociales engendre-t-elle les conduites des êtres humains ? Je pense qu’elle le fait de trois manières1. 1 – On peut comprendre les conduites sociales en partant des contraintes structurelles (matérielles et culturelles) que la pratique des relations sociales fait peser sur les individus : ces contraintes conditionnent leurs conduites. Si le sociologue est plus sensible aux contraintes culturelles, il abordera les relations sociales par le paradigme de l’intégration (l’approche structuraliste ou fonctionnaliste) ; s’il est plus sensible aux contraintes matérielles, il les analysera avec celui de l’aliénation (l’approche marxiste). 2 – On peut comprendre les conduites sociales en partant des dispositions actionnelles que la pratique des relations sociales induit chez les acteurs : ces dispositions (leurs intérêts, 1. Voir Bajoit Guy (1992), Pour une sociologie relationnelle. 11 La maison du sociologue leurs valeurs, leurs habitudes et leurs affects) forgent leurs logiques d’action. Si le sociologue est plus sensible aux intérêts des acteurs, il abordera les relations sociales par le paradigme du contrat (l’approche utilitariste ou stratégique) ; s’il est plus sensible à leurs valeurs, il se servira de celui du conflit (l’approche « actionnaliste »). 3 – On peut enfin comprendre les conduites sociales en partant des ressources psychiques (réflexivité, expressivité) que la pratique des relations sociales développe dans la conscience des acteurs (individuels ou collectifs), et grâce auxquelles ils peuvent devenir sujets de leur existence. Ces ressources leur permettent en effet d’agir sur eux-mêmes pour, d’une part, gérer les contraintes structurelles qui les conditionnent et, d’autre part, construire leurs dispositions (leurs motivations, leurs raisons) à agir sur les autres. Le sociologue abordera alors les relations sociales par un paradigme que je propose d’appeler « paradigme de l’individu-sujet-acteur » (ou de l’ISA)2. Mon expérience de chercheur m’a appris que, si l’on veut vraiment comprendre les conduites sociales, on ne peut pas – comme l’a toujours fait la sociologie classique – choisir un point de vue et nier les deux autres : il est au contraire indispensable de les articuler3. Il est clair, en effet, que, dans la réalité sociale, il n’y a pas de rapport déterministe, ni dans un sens ni dans l’autre, entre les contraintes structurelles et les dispositions actionnelles des individus ou des collectifs : il y a bien conditionnement, mais non détermination, car les contraintes laissent toujours aux acteurs une marge plus ou moins grande de liberté qui leur permet de faire des choix. Ce constat limite la portée explicative des contraintes structurelles. Mais il est clair aussi que les dispositions actionnelles ne « tombent pas du ciel » : elles sont elles-mêmes orientées 2. Je l’ai d’abord appelé « paradigme relationnel identitaire », mais il me semble plus juste aujourd’hui de l’appeler « paradigme de l’ISA ». 3. Voir Bajoit Guy (2003), Le changement social. 12 Introduction générale par des contraintes sociales et culturelles qui conditionnent les intérêts que les acteurs poursuivent, les valeurs auxquelles ils croient, les habitudes qu’ils prennent et les affects qui les animent. Cependant, si les dispositions actionnelles sont bien produites par les contraintes structurelles, ce sont ces mêmes dispositions, que les acteurs traduisent en actions, qui reproduisent ou changent les contraintes structurelles. Cet autre constat, aussi pertinent que le premier, limite la portée explicative du second point de vue. Dès lors, force est de reconnaître qu’entre les contraintes structurelles et les dispositions actionnelles, il y a une « boîte noire » : « quelque chose » qui permet aux acteurs de gérer les contraintes et d’élaborer leurs dispositions à agir. Ce « quelque chose » ne peut être que la conscience des individus, pris isolément ou en tant que membres d’un groupe social4. Mais comment cette conscience agit-elle sur l’individu en relation avec d’autres ? Cette question nous oblige à intégrer dans la sociologie, des apports qui nous viennent de la philosophie et de la psychologie (psychologie sociale et psychanalyse). La conscience peut être conçue comme un mélange d’instinct et d’intelligence (selon Henri Bergson) « culturalisés » par la pratique des relations sociales. Elle permettrait à l’acteur (individuel ou collectif ) de développer les ressources psychiques (l’expressivité et la réflexivité) grâce auxquelles il peut être sujet de lui-même. C’est cette double capacité qui lui permettrait de gérer les contraintes de sa socialisation, de construire et de conserver son identité personnelle ou groupale, d’élaborer un récit sur lui-même, et de se doter de motivations pour agir sur les autres. 4. Voir Bajoit Guy (2013), L’individu, sujet de lui-même. 13 La maison du sociologue L’articulation des trois dimensions citées m’a suggéré – après bien des tentatives plus compliquées et moins esthétiques – le schéma ci-dessous, que j’ai appelé la « maison du sociologue ». Créativité Culturelle Conditions d’existence Problèmes vitaux de la vie commune Amont des relations sociales Pratique des Relations sociales Logiques du sujet personnel Logiques du sujet collectif Aval des relations sociales Pour la visite guidée de cette « maison », à laquelle j’invite le lecteur, on entre par la « porte » des relations sociales et on se rend d’abord dans la « pièce » où sont rangées les « conditions d’existence » ; ensuite, il n’y a plus qu’à suivre les flèches ! Dans ce schéma, les flèches sont aussi importantes que les fenêtres et ce, pour deux raisons. D’une part, et il faut y insister fermement, elles ne signifient pas « causent » – terme qui renvoie à un déterminisme inapproprié à la sociologie –, mais « constituent les raisons qui permettent de comprendre pourquoi », ou « rendent intelligible », ou encore « donnent du sens à… ». D’autre part, chacune de ces flèches renvoie à une théorie partielle qui constitue en soi un instrument d’analyse, utilisable séparément, donc adaptable à chaque objet particulier de recherche. 14 Introduction générale La visite nous fera ainsi découvrir six théories partielles, qui se complètent et forment ensemble une théorie générale. Je les résume sous forme de six propositions, qui seront développées dans les chapitres de ce livre. Proposition 1 : Toute collectivité humaine, considérée en un temps et un lieu donnés, est confrontée à des conditions d’existence spécifiques, qui lui posent quelques problèmes vitaux, et imposent à ses membres des contraintes sociales (Chapitre I : Théorie des problèmes vitaux de la vie commune). Proposition 2 : Pour résoudre ces problèmes vitaux, toute collectivité organise les relations sociales et socialise ses membres dans cinq champs relationnels (Chapitre II : Théorie des relations sociales et de la socialisation). Proposition 3 : La pratique de ces relations sociales engage les individus dans des logiques du sujet personnel (Chapitre III : Théorie du sujet personnel). Proposition 4 : Les logiques du sujet personnel forment des sujets collectifs qui s’engagent dans des actions collectives (Chapitre IV : Théorie du sujet collectif ). Proposition 5 : Pour légitimer les contraintes inhérentes aux relations sociales, les acteurs créent des idéologies, des utopies, des modèles culturels. (Chapitre V : Théorie du changement culturel). Proposition 6 : Par les logiques des sujets personnels et collectifs et leur créativité culturelle, les acteurs agissent sur (reproduisent ou changent) leurs conditions d’existence (Chapitre VI : Théorie du changement social et du développement). Je termine cette introduction en exprimant mon désaccord avec une tendance que j’observe depuis de nombreuses années 15 La maison du sociologue chez mes jeunes collègues sociologues. Leur rejet des « grandes théories » a notamment pour conséquence leur refus de définir les mots qu’ils emploient. Or, une théorie est un ensemble de concepts, c’est-à-dire d’instruments d’analyse. Et n’importe quel mot n’est pas un concept ! Il ne l’est que s’il est défini, que si son auteur dit clairement de quoi il parle : ce qu’il désigne et, du même coup, ce qu’il ne désigne pas. Mon expérience d’enseignant m’a appris que, quand mes étudiants ne me comprenaient pas, c’était parce que moi-même je ne comprenais pas clairement le sens de mes propres mots, parce que je ne m’étais pas donné la peine de les définir. J’ai passé des heures, que dis-je ? des années, à lire et relire certains auteurs (que je préfère ne pas citer ici), pour tenter de comprendre leurs mots, pour essayer, péniblement, d’y deviner des concepts. J’ai donc été amené, depuis fort longtemps, à prendre pour devise ces beaux alexandrins de Nicolas Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément » ! En amont des relations sociales : le conditionnement social Chapitre I : Théorie des problèmes vitaux de la vie commune Proposition 1 : Toute collectivité humaine, considérée en un temps et un lieu donnés, est confrontée à des conditions d’existence spécifiques, qui lui posent quelques problèmes vitaux et imposent à ses membres des contraintes sociales. Appelons « collectivité » l’ensemble quelconque d’individus sur lequel le chercheur a choisi de centrer son analyse. S’il s’agit d’un groupe – une organisation, un mouvement social ou politique, un pays tout entier –, la description de ses conditions d’existence au départ de l’analyse (au temps t0) est indispensable pour comprendre ses relations et ses conduites sociales. Mais, même si la recherche ne portait que sur un seul individu, il faudrait de toute façon commencer par décrire le contexte collectif dans lequel il a vécu et vit. On entend par « conditions d’existence » l’ensemble des facteurs objectifs et subjectifs qui conditionnent la vie sociale d’une collectivité. Les facteurs objectifs sont, bien entendu, le territoire dont elle dispose, avec ses ressources, abondantes 19