NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI L’ETRE DE CONSCIENCE ET DE LIBERTE N’EXISTE PAS SI CE N’EST RELATIONNEL A L’AUTRE ET AU TIERS I. LES HORIZONS DE L’ETRE Le mot ou le terme qui en nos pensées revient le plus souvent est sans conteste celui-ci : « être ». Tantôt verbe, tantôt substantif ; tantôt avec une majuscule, tantôt sans ; tantôt au singulier, tantôt au pluriel ; tantôt en forme composée, tantôt en forme simple ; tantôt qualifié et tantôt non... Terme connu et plus encore méconnu, dont les sens divers s’agglutinent, s’amalgament, se confondent, échangent et se prêtent leurs propriétés et parfois aussi s’ignorent. Terme qui se voudrait libérateur mais que l’homme adore en idole totalitaire à moins qu’il ne proclame sa déchéance pour s’asservir à d’autres hégémonies conceptuelles. Terme inévitable, indispensable, lien universel et sujet de division, portant en lui toutes nos imprécisions, toutes nos négligences, toutes nos opinions, toutes nos querelles et toutes nos espérances ! De ce terme d’avenir plus encore que de passé, est-il possible de dire aujourd’hui enfin la vérité ? Le discours philosophique débute, se poursuit et se termine avec le terme « être ». Il en donne d’abord un relevé de surface en indiquant les différents emplois qui trouvent en lui un profil sonore et un visage graphique. Il délivre ensuite un compte rendu de la réflexion qui apporte la justification et l’intelligibilité de ces emplois qui lui préexistaient et avec lesquels elle est maintenant contemporaine. Il avoue enfin que ce qui fut successivement analysé depuis le début et n’a été compris que dans une vision finale ne peut garder son intelligibilité que si le sens ultime redevient projet : celui de déployer intelligiblement notre être en une structure relationnelle d’êtres. L’homme ne peut donner sens à l’être que s’il se saisit luimême comme être. Mais l’intelligibilité du nécessaire de l’être 2 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI peut-elle être trouvée dans la seule affirmation du « je suis » ? Nous répondons par la négative, non parce que nous n’aurions pas d’intuition immédiate de notre être, mais parce que cette délimitation du nécessaire initial est incomplète. Et si nous disons qu’elle est incomplète, ce n’est pas parce que nous saurions d’expérience qu’il y a autrui et le monde, mais en raison de la nature même de l’activité du sujet saisie réflexivement et parce qu’il ne nous est pas possible d’exclure réflexivement toute relationnalité à « autre-chose-que-le-sujet ». La question suivante serait donc : l’intentionnalité de la conscience envers le monde des choses est-elle susceptible de rendre compte de toutes les caractéristiques de la relationnalité du sujet ? Nous répondrons encore par la négative. En effet, la manière dont nous affirmons les « réalités autres » ne s’explique pas par l’existence des seules « choses du monde », car l’intentionnalité de notre conscience ne leur est pas adéquatement et uniquement proportionnée. Cette disproportion a sans doute inconsciemment poussé Platon — et tous ceux qui se retrouvent en lui — à affirmer l’idée selon un statut d’intelligible séparé, en la « personnifiant » en quelque sorte, lui prêtant les caractères de l’Altérité en tant que telle. Les personnifications mythiques ou allégoriques de certains concepts sont aussi, en tant que démarche anthropomorphique, significatives de cette disproportion. Il conviendra de l’analyser réflexivement en sa nature réelle, pour accéder à une reconnaissance valable de l’Altéritéen-l’être. Si la relationnalité à l’altérité en humanité est constitutive du « je suis », selon sa perfection et non par manque, et qu’en raison de la finitude de son être et de cette relationnalité, il est requis d’affirmer une Transcendance infinie d’être et de relationnalité d’être, il conviendra ensuite de s’interroger sur la forme accomplie d’une telle relationnalité, sur sa structure de plénitude. Celle-ci se révélera de nature ternaire. Elle sera aussi par le fait même le principe synthétique ultime d’intelligibilité du Réel, tant en sa perfection en Dieu, qu’en son devenir de perfectionnement selon un double plan : celui de l’Histoire des hommes et celui des relations que Dieu engage avec eux pour les accomplir au-delà de l’Histoire, conformément à son pouvoir divin de faire être, auquel Il les a rendus participants, les constituant ainsi en êtres libres, tirant de leur être même les lois de leurs actions. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 3 II. LA QUETE DU FONDAMENTAL A. LA RECHERCHE DU FONDAMENTAL. C’est profondément engagés déjà dans le cours de nos méditations, que nous remarquons, d’un regard rétrospectif souvent chargé de surprise, combien une tradition de pensée et un héritage culturel adoptés — avec plus ou moins de lucidité — au commencement de notre recherche philosophique, se sont montrés décisifs pour le cheminement de notre réflexion et son élaboration systématique. L’histoire de la philosophie nous conduit à la même constatation, soit que nous analysions l’œuvre de philosophes, soit que nous comparions entre eux les divers courants d’idées, ou encore que nous dégagions les principes animateurs déterminants de toute une tradition, notamment celle dans laquelle nous nous sommes trouvés, à savoir la tradition occidentale, et à l’égard de laquelle nous ne pouvons éviter de prendre position. C’est dans ce que nous reconnaissons et admettons comme fondamental que nous nous situons par rapport à tout système existant et que nous entreprenons nécessairement de construire plus ou moins valablement le nôtre. Ce que nous reconnaissons comme fondamental et que nous plaçons au point de départ de notre système, en tant que principes, conditionne ensuite logiquement — et même psychologiquement — le reste de l’édifice et la manière dont nous le bâtirons. Ce point de départ méthodologique — et non historique, bien qu’historiquement discerné au travers du conflit des idées et venant à son tour l’alimenter — s’il mesure pour ainsi dire la vérité et la validité des thèses que ce système renferme, est par réciprocité, du fait de son insertion dans ce dernier, soumis aux exigences de toute pensée philosophique. D’abord il ne supposera aucune affirmation qui, dans son ordre, lui serait logiquement antérieure et qui garantirait sa valeur. Sinon il cesserait d’être un point de départ au profit même de cette affirmation première. Il faut que tout ce qui est affirmé soit justifié, c’est-à-dire manifesté dans son évidence. Nous aurons à nous garder d’y laisser s’infiltrer de façon subreptice — souvent sous le couvert 4 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI d’une affirmation d’évidence, aussi paradoxal que cela puisse paraître — des présupposés qui échapperaient à l’examen critique. Ainsi donc, à l’origine d’une systématisation philosophique, sans rien présupposer, nous sommes tenus de justifier non seulement tout ce que nous affirmons, mais aussi que nous affirmons tout ce que nous devons affirmer. Nous sommes tenus de manifester dans son évidence, non seulement que telle ou telle affirmation, élément de notre point de départ lui-même, est solide et valable, mais que ce point de départ considéré dans son ensemble et au niveau de sa radicalité première, est complet et exhaustif, que nous n’omettons rien. De toutes les exclusions par lesquelles nous restreignons notre inventaire initial, de toutes les abstractions par lesquelles nous le stratifions, nous devons montrer le bien-fondé. Enfin si tout point de départ peut être considéré comme un système en germe et tout système comme l’épanouissement de son point de départ, il s’ensuivra que la justification à en donner, interne par nature à l’un et à l’autre, suivra aussi la courbe d’un développement organique. La justification de notre point de départ non seulement gagne en valeur du fait d’une meilleure connaissance de ce qui est impliqué en ce dernier et qui constitue son objet, mais elle se renforce et gagne en clarté au fur et à mesure que le système s’explicite et que se révèle sa cohésion interne et son adéquation au réel. Quelle sera donc l’expérience, dont nous nous serons progressivement approchés, qui répondra à ces trois exigences d’évidence, de complétude et d’unité et qui en outre sera accessible « en principe » à tout le monde ? Au terme d’une série de réductions phénoménologiques de plus en plus généralisées, nous aboutissons à cette description de la situation humaine : « je suis un être au monde avec autrui ». De la richesse si diversifiée de l’expérience humaine nous ne gardons qu’une trilogie d’éléments fondamentaux en relation les uns avec les autres : l’être que nous sommes chacun pour nous, la réalité du monde matériel et la présence d’autrui comme autant de personnes semblables à chacun de nous. Cette description — d’une vérité indéniable sans aucun doute — ne satisfait toutefois pas au premier abord à l’exigence philosophique d’intelligibilité. Constater phénoménologique- NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 5 ment ne suffit pas. D’abord une telle description pourrait se comprendre selon une forme de pensée exclusivement objective. Le « monde » serait l’ensemble des choses que je perçois, duquel je retire la chose que je me perçois être et les autres choses semblables à moi, que j’appelle « autrui ». Pour exprimer complètement cette totalité que je connais objectivement, il faut donc que je lui restitue la présence perceptible d’autrui et la mienne. Dans l’ordre d’une pensée objective, une telle description du Réel représenterait la connaissance la plus embryonnaire ou la plus pauvre qui soit. L’homme de culture objective, le scientifique, n’accorderait pas deux secondes d’attention si l’on voulait lui faire croire que c’est une vérité fondamentale ; quant au philosophe il exclut immédiatement une telle signification comme étrangère à sa recherche, car il a tout lieu de la considérer comme méthodologiquement contradictoire. Autrui perçu objectivement n’est pas autrui en tant que sujet mais seulement une chose. Quant au « Je » qui affirme ou est affirmé être dans le monde, est-ce véritablement un « Je-sujet » qui se connaît comme « Je » en relation à autrui et avec lui au monde ou est-ce seulement un « Je » dont je parle en quelque sorte en troisième personne en disant qu’il occupe une place parmi les choses et qu’il est avec autrui chose parmi les choses ? Si je parle de moi comme d’un « Je » qui est chose parmi les choses alors ce « Je » dont je parle n’est pas le « Je » qui parle, tandis que je prétends en parler. Il y a contradiction méthodologique exercée. Si au contraire je parle vraiment du « Je » qui se connaît et se connaît en relation à autrui et avec autrui au monde, alors les termes « autrui » et « monde » n’ont plus le sens qu’ils peuvent avoir pour une pensée objective. Si malgré tout on soutenait cette description en donnant aux termes « je suis » un sens réflexif et en gardant un sens objectif aux termes « autrui » et « monde », alors il y aurait confusion et contamination des méthodes et des langages. Ce qui est habituellement le cas. Comment sortir de cette Babel originelle ? Les voies pour s’approcher de « l’Unique Sentier » qui conduit à la sagesse philosophique sont nombreuses. A titre d’exemples, nous pouvons en citer trois : celle du symbolisme objectif platonicien, celle de l’intériorisation cartésienne, celle de l’analyse transcendantale kantienne. Chaque philosophe digne de ce nom a pris son propre chemin, pour arriver finalement à 6 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI l’intuition réflexive de son être. Il en a alors perçu les nécessités constitutives, telles qu’un être historique — en cours d’histoire et d’accomplissement — peut les comprendre, c’est-à-dire d’une manière évolutive et nécessairement perfectible. La voie que nous nous proposons se veut aussi directe que possible, c’est celle de la question de la nécessité. A propos de cette description de la situation humaine — que le lecteur comprendra au départ selon son interprétation propre, ou très réflexive déjà ou très mêlée d’objectivisme, comme une description fondamentale ou banale, comme pauvre ou très riche potentiellement ou autrement encore— nous posons la question de la nécessité, celle de la nécessité en elle-même et non pas relativement à un point de vue. Mais comme dans cette description nous pourrons distinguer plusieurs points de vue, nous rapporterons chaque point de vue à la question du nécessaire et non l’inverse. Dès lors la question du nécessaire se diffractera en un certain nombre de questions qui viseront toute l’intelligibilité du nécessaire comme tel. Cette question converge, on le comprend, avec la recherche de l’idéal à imiter de Platon, avec la poursuite de l’indubitable de Descartes, avec l’investigation des conditions a priori de possibilité de Kant, et avec la compréhension par la totalité de Hegel, du moins en sa source et son principe. Plusieurs questions « en nécessité » se poseront qui ne pourront être résolues que par une méthode réflexive. Entendre donc ces questions « en nécessité » et chercher à y répondre, ce sera prendre la voie de la véritable philosophie. B. CONSIDERATION FORMELLE SUR LES HYPOTHESES EN PRESENCE. Faisons un premier pas pour sortir de l’ambiguïté de cette description phénoménologique initiale en recourant à l’aide des sciences formelles. Nous leur reconnaissons en effet habituellement des qualités de plus grande clarté et une forme de nécessité qui dépasse le donné de l’expérience objective. Des trois éléments retenus quels sont ceux qui, parce qu’ils s’imposent à nous comme des nécessités premières, peuvent servir de base valable pour une ontologie réflexive ? Plusieurs hypothèses sont possibles. Formellement parlant, c’est-à-dire en NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 7 faisant abstraction de la nature des éléments (moi, autrui, le monde) et de la nature de la méthode pour les connaître (la méthode réflexive et non la méthode objective) il y a, selon un jeu de combinaisons mathématiques, sept solutions à envisager, et il n’y en a que sept, suivant que l’on prend ces trois éléments séparément, deux à deux ou ensemble : première hypothèse : je suis ; deuxième hypothèse : le monde ; troisième hypothèse : autrui ; quatrième hypothèse : je suis au monde ; cinquième hypothèse : je suis avec autrui ; sixième hypothèse : autrui au monde ; septième hypothèse : je suis avec autrui au monde. Nous écartons d’entrée de jeu l’hypothèse : zéro. Si l’on soumet la question de la nécessité au point de vue de la pensée objective, c’est-à-dire si c’est d’un point de vue objectif que l’on se pose la question : « Qu’est-ce qui est nécessaire dans le Réel que je connais objectivement ? », on répondra tout naturellement et non sans raison que c’est le monde et le monde matériel inanimé. Quant à l’homme, à l’espèce vivante humaine, elle n’est impliquée par aucun lien de nécessité objectif dans l’existence du monde, pas plus que l’existence de l’espèce humaine n’implique objectivement l’existence de celui qui pose de telles questions. L’auteur de ce genre de questions n’estime d’ailleurs pas devoir faire partie absolument et de droit de ce monde, mais seulement de fait et par un concours de facteurs d’une complexité telle, par rapport à l’ensemble de ses qualités individuelles, qu’il s’élimine luimême de l’objet de sa question. Du point de vue de la pensée objective seul le monde est nécessaire objectivement, puisque c’est la réalité correspondant à cette orientation de pensée. J’affirme le monde nécessaire parce que je pense nécessairement le monde, et entre mon affirmation nécessaire du monde et l’existence du monde il y a accord. Le monde est objectivement nécessaire, mais l’homme en tant qu’espèce vivante de ce monde n’est pas affirmé comme nécessaire dans ce monde en raison de ses propriétés objectives. Objectivement pensant, à partir du monde, que j’affirme nécessairement comme nécessaire, je ne peux pas conclure à la nécessité de l’existence objective d’autrui et encore moins à la nécessité de ma propre existence. Je constate seulement le fait que je suis et qu’autrui existe, mais je ne puis observer aucune nécessité objective de ces faits à partir de la nécessité objective 8 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI du monde. Certes le fait que j’existe est le type de fait que je ne puis en aucune manière nier, mais c’est aussi un « fait » que je dois reconnaître du point de vue objectif comme aussi contingent que tous les autres. Il n’est pas requis d’exposer les admirables connaissances scientifiques que nous avons de la matière, des êtres vivants et de l’homme pour nous faire comprendre que chacun, dans le fait particulier de son existence, est le résultat d’un concours imprévisible et nullement nécessaire d’actions et de réactions, au cœur d’une réalité d’une complexité inimaginable. Ces exposés nous apprennent surtout, à notre émerveillement, quelle est cette réalité complexe et selon quelles lois elle se complexifie. L’apparente contradiction entre des affirmations pourtant irrécusables, entre les nécessités intérieures au monde, et la contingence des faits qui le forment provient de ce que notre connaissance objective, en raison de la structure relationnelle de notre être et du Réel, se différencie en connaissance objective du général en laquelle nous élaborons un certain concept de « nécessité essentielle » pour l’ensemble d’une structure déterminée d’êtres, considérés par nous comme Unité-objet, et en connaissance objective du particulier par laquelle nous rendons compte des relations d’une structure donnée par ses éléments selon ses possibilités propres, donnant ainsi un certain sens au terme « contingence ». Mais le concept de « nécessité » que nous utilisons quand nous parlons des « lois de la nature », n’est pas celui que nous entendons quand nous parlons de la nécessité du monde et de la contingence de ses faits. C’est que les lois qui énoncent des relations nécessaires entre les éléments de la nature sont elles-mêmes contingentes dans la nécessité du monde. Nous affirmons le monde comme nécessaire parce qu’il est l’objet nécessaire de notre conscience objective, et dans l’optique de notre conscience objective, il n’y a pas d’autre « objet » que le sien : le monde. Quant aux nécessités que sont les lois, elles dépendent de la nature des « objets-choses » de ce monde. Qu’y a-t-il de nécessaire comme tel dans le Réel de notre expérience ? On ne peut répondre du point de vue de la pensée objective, que par cette affirmation : le monde uniquement, dans lequel tout est contingent. Le monde est dit par moi « nécessaire » parce qu’il est l’objet-total exhaustif, visé par ma pensée intentionnelle et en lui tous faits, toutes qualités, toutes lois sont dits par moi contingents parce que de moi aux choses NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 9 du monde le rapport est singulier et que ma connaissance des choses entre elles ainsi que des lois entre elles est particularisatrice, eu égard à l’objet ultime de ma conscience intentionnelle pure. Aussi pour une forme de pensée intentionnelle, autrui ni seul, ni en relation à moi ne peut être pensé comme une nécessité puisqu’il est « dans » le monde et donc y est contingent. La nécessité pour notre pensée objective d’affirmer le monde comme nécessaire dans sa totalité et contingent dans ses faits et lois servira, dans la mesure où historiquement l’homme s’est d’abord interrogé sur son existence par la voie inadéquate de sa pensée objective, de vecteur pour l’affirmation d’un Absolu divin requis comme raison suffisante de son existence personnelle et de tous les faits du monde. Cet Absolu, l’homme avait la possibilité de se le représenter soit comme identifié soit comme opposé au monde. S’il l’identifiait avec le monde, l’homme avait encore une double possibilité ; soit l’identifier avec le monde considéré comme un tout indistinct en tant qu’il est pour lui l’objet nécessaire par excellence, ainsi qu’on le voit dans les formes du panthéisme, soit de l’identifier avec le monde considéré selon ses aspects dominants (les forces cosmiques et biologiques) ainsi qu’on le voit dans les multiples polythéismes. Si au contraire il le distinguait d’avec le monde, l’homme comprenait alors le monde comme l’ensemble des données objectives contingentes et il appliquait à Dieu sous forme de transcendance les idées de nécessité et d’unité propres au monde en tant qu’objet unique de son intentionnalité pure, ainsi que nous le voyons dans les formes classiques du monothéisme. Dans les formes empiriques et religieuses du monothéisme l’homme faisait inférence directe des choses multiples à la Chose infinie unique ou des personnes humaines — les plus nobles choses parmi les choses — à la Personne infinie unique. Dans les formes métaphysiques du monothéisme, l’homme s’oblige à un détour par la pensée abstraite de l’être en général. Les problèmes que nous relevons ici sont des plus graves. Nous devrons les traiter en leur temps. Remarquons seulement que c’est à propos de l’idée de Dieu que l’objectivisme est le plus inconscient et le plus tenace, c’est là aussi qu’il se retranchera avec le plus de force. C’est jusque-là aussi que nous le poursuivrons et le dénoncerons afin de lui substituer une idée de Dieu réflexive et relationnelle, plus digne enfin de Dieu et plus honorable pour les 10 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI hommes. Elle reprendra l’idée fiduciale de Dieu progressivement éclose dans la tradition biblique mais freinée là aussi par l’objectivisme atavique de toute culture humaine à ses débuts. Pour comprendre exactement ce que nous disons du monde, quand nous en parlons « objectivement », il faut donc savoir ce que nous faisons quand nous pensons objectivement. Or cette tâche peut seule être remplie par la conscience réflexive. Nous sommes dans l’impossibilité de dire objectivement avec adéquation, ce que nous développons comme pensée quand nous pensons objectivement et que nous parlons objectivement par exemple de « nécessité ». Seule une analyse réflexive — qui rend compte d’une intuition exercée réflexive — le peut. Quand nous répondons d’un point de vue objectif, à la question de la nécessité des constituants de la situation humaine, nous subordonnons cette question au point de vue de la pensée objective. Nous ne la posons pas de façon absolue ou bien nous n’y répondons pas, et ce n’est pas en prétendant absolu le point de vue objectif que nous résolvons la difficulté. Nous nous enfermons au contraire définitivement dans l’erreur — non pas objective — mais philosophique : celle de l’objectivisme. Au contraire reconnaître à la pensée objective ce qui est propre à la pensée objective et situer la pensée objective dans sa dépendance envers la pensée réflexive, c’est se libérer de l’objectivisme et philosopher valablement. Pour répondre à la question de la nécessité dans sa totalité, il faut donc adopter une méthode réflexive et reconsidérer sous son angle les hypothèses « formellement » envisagées. Parmi les sept hypothèses formellement dénombrées, quatre seulement apparaissent, en un premier abord encore bien objectif, comme n’étant pas incompatibles avec la méthode réflexive. Ce sont celles dans lesquelles figure le sujet, le « je suis » qui doit s’inclure dans son analyse et qui pratiquera la réflexion. De ces quatre hypothèses, on en retiendra une selon ce que l’on admet comme objet possible et nécessaire pour la pensée réflexive : soit le seul sujet « objet » pour lui-même, soit le sujet en relation avec le monde « ou » avec autrui, soit le sujet en relation avec le monde « et » avec autrui. Comme première hypothèse, on pourrait considérer que la nécessité première et unique est celle de la réalité personnelle du moi, le « je suis » qui se pense lui-même comme existant. Cette NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 11 hypothèse est-elle possible pour un sujet isolé, comme sujet, de tout autre sujet ? Nous répondrons par la négative. Mais si l’on ne voit pas l’implication de l’existence d’autrui dans l’affirmation réflexive du « je suis », ou si l’on craint, pour des a priori doctrinaux de la reconnaître, on pourrait, comme si l’on prenait une position de compromis ou encore comme si c’était une étape intermédiaire, psychologiquement ou pédagogiquement utile, estimer que la réalité, ainsi isolée du « je suis » n’est certes qu’une abstraction et qu’il faut la compléter, non par l’affirmation d’autrui, mais par celle du monde. On proposerait donc d’affirmer au titre de deuxième hypothèse comme nécessité première et unique « l’existence du moi dans le monde », car ce serait à partir de sa connaissance du monde que le sujet peut se connaître. Le monde serait pensé comme un univers de réalités objectives qui n’exige ni n’exclut la présence d’autrui. Dans ce cas la notion de monde est une notion « objective » et il y a disparité méthodologique à l’affirmer en corrélation avec un « je suis » compris réflexivement. Or on ne peut affirmer valablement en un même jugement, qui se prétend tout entier philosophique, un concept « je suis » de nature réflexive et un concept « monde » de nature objective et scientifique puisque la présence d’autrui y est simplement factuelle et contingente. Cette impossibilité rationnelle n’empêche cependant pas que dans l’histoire la pensée classique ait souvent adopté des positions proches de cette deuxième hypothèse, sous les formes de l’empirisme matérialiste ou du réalisme spiritualiste, de même que l’idéalisme classique se soit souvent arrêté à des positions proches de la première hypothèse : celle du seul « je suis ». La question qu’il faudra poser dans le cadre de cette deuxième hypothèse sera : l’intentionnalité de la conscience envers le monde des objets est-elle susceptible de rendre compte de toute la relationnalité constitutive du sujet ? Car une certaine relationnalité doit bien lui être reconnue. Nous répondrons également par la négative. Il y a en effet une relationnalité interpersonnelle constitutive du sujet que l’empirisme et le réalisme classiques, plus encore que l’idéalisme, sont incapables de reconnaître car leur fascination par l’objet est plus grande encore. Faudrait-il alors affirmer en troisième hypothèse que le premier donné nécessaire c’est le « je suis avec autrui » sans que le 12 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI monde soit requis ou exclu, car ce serait en présence de l’Autre que le sujet se reconnaît comme sujet. Cette raison est sans doute vraie et elle nous donnerait de commencer à comprendre la structure de l’être en sa perfection, mais ne risque-t-elle pas d’être comprise sur le seul plan des relations psychologiques où la vérité ontologique est souvent dénaturée par les défaillances de la liberté des hommes ? Aussi afin de lever l’ambiguïté objectiviste des termes « monde » et « autrui » (dans la mesure où un sens objectif pour ces termes se donne pour sens unique et donc ne se distingue pas du sens réflexif) dans l’une et l’autre de ces deux dernières hypothèses — et donc afin de ne pas confondre la nécessité (et la contingence réflexive) philosophique avec la nécessité (et la contingence objective) psychologique —, on ne pourra éviter de poser la question de savoir si d’une part dans le monde la présence d’autrui est simplement factuelle (comme la mienne) par rapport au monde, ou si elle est nécessaire, non seulement comme « portion » du monde (nécessité biologique pour que je sois né dans le monde ; c’est toujours de l’objectivité !) mais en raison de la nécessité même du « je suis » qui se comprend en son être, et si d’autre part la présence d’autrui en lien avec la nécessité du « je suis » entraîne ou non l’existence nécessaire du monde en lequel nous devons être incarnés comme êtres en devenir. On peut enfin prétendre — c’est la quatrième hypothèse et l’analyse des précédentes nous y conduira — que ce qui s’impose comme la plus fondamentale des nécessités de notre expérience, c’est l’ensemble des relations qui me lient à autrui et avec lui au monde. « Je suis avec autrui au monde », telle serait une des manières de désigner la réalité la plus fondamentale qui s’impose à nous nécessairement et de comprendre en elle la nature de l’être selon les lois de son devenir. Récapitulons notre projet et poursuivons l’esquisse de son développement. Outre la question de savoir combien d’éléments seront retenus réflexivement comme nécessaires, il faut considérer que si plusieurs sont retenus — ce que requiert la réflexivité à la différence de l’objectivité — se posera alors la question de l’existence des rapports qu’ils ont entre eux. D’autres questions porteront donc sur la nature des rapports et le degré de nécessité des relations entre notre être personnel, le monde et autrui. Suis-je absolument nécessité par ma nature, et NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 13 autrui par la sienne, à exister dans un monde, ou au contraire pourrais-je exister et autrui également sans relation au monde ? Est-il nécessaire que j’existe « avec » autrui ? Ne pourrais-je exister sans autrui et autrui sans moi ? Il ne s’agit pas de constater une nécessité empirique (ou une contingence empirique objective : qui peut être ou ne pas être), mais de savoir s’il y a ou non nécessité ontologique, c’est-à-dire impossibilité absolue qu’il en soit autrement, indépendamment de mon individualité particulière contingente objectivement considérée, en laquelle cependant et non pas en en faisant abstraction, comme dans une pensée objective, je reconnais cette nécessité ontologique. Ce n’est en effet qu’en éprouvant consciemment ma propre relationnalité d’être que je puis me prouver la loi première et absolument universelle de l’être : à savoir qu’ « être, c’est faire être ». Enfin cette question encore : si entre notre être, autrui et le monde nous sommes amenés à reconnaître l’existence de relations ontologiquement nécessaires, il faudra ultérieurement préciser si elles sont nécessaires en vertu de la finitude et de l’imperfection de ces êtres ainsi mis en relation ou si, au contraire, elles sont davantage fondées sur ce qu’il y a de perfection dans ces êtres. Ce qui implique concrètement la question de l’existence d’une Absolue perfection dans l’être, de sa nature et de ses rapports avec notre existence relationnelle. Toutes ces questions sont intimement liées entre elles, à tel point qu’il est impossible d’en résoudre une de façon pleinement satisfaisante sans les résoudre toutes. En étudiant en un premier temps les deux premières hypothèses, nous serons amenés à reconnaître la nécessité de l’existence d’autrui pour être soi, car la conscience que nous avons de nous-mêmes et notre relation au monde sont marquées de part en part d’une nécessaire référence à autrui. Mais ces trois éléments de l’expérience humaine fondamentale : le moi, autrui, le monde, dont l’existence n’est jamais récusée par la conscience, sont cependant diversement appréciés dans leur nature ou essence selon l’orientation (objective ou réflexive) de conscience en laquelle nous les comprenons, et par suite ils sont comme tels diversement rattachés (ou non) à un ordre de réalités supérieures, voire à un Être Absolu que l’on a pris l’habitude de nommer Dieu. En un deuxième temps, il faut donc s’interroger sur l’affirmation de son existence, sur notre possibilité d’en avoir 14 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI une certaine intelligence et sur le bien-fondé de construire cette intelligence en fonction de ce que nous aurons reconnu comme nécessaire réflexivement dans notre expérience immédiate. La manière de comprendre notre relation à autrui est corrélative de notre idée de Dieu et réciproquement. Aussi en un troisième temps, dans l’étude de la troisième et de la quatrième hypothèse, c’est plutôt l’essence des relations de nous à autrui et au monde et ensemble par rapport à Dieu qui devra faire l’objet de notre analyse, pour les apprécier en leur nature selon ce qu’elles ont en elles de perfection et de rapport à la perfection de l’être. Nous comprendrons alors que toute communication d’être s’opère selon une structure ternaire et par passage ascendant d’une structure ternaire moins parfaite à une autre structure ternaire plus parfaite selon une loi que nous appellerons, faute de mieux : loi de remontée en structure. C. CONSIDERATIONS HISTORIQUES SUR LES ETAPES DE LA REPONSE HUMAINE. L’appréciation (philosophique) de ces trois éléments et de leurs rapports à une Transcendance divine n’est pas régie au plan de la conscience explicite par des règles bien définies. En simplifiant l’aventure historique de la pensée humaine, nous distinguerons trois étapes : l’étape de la pensée mythique, celle d’une pensée trans-objective, celle d’une pensée réflexive. Ces étapes de pensée indiquent pour nous le sens d’un progrès, si dans notre recherche personnelle nous les reparcourons. Elles nous préviennent de notre stagnation si nous nous arrêtons avant d’avoir parachevé notre « réflexion » et nous reprochent de reculer, si nous retournons vers des formes de pensée objectivistes ou mythiques. Ces trois étapes ne correspondent pas dans leur succession temporelle à la succession logique de plus en plus riche des hypothèses retenues d’un point de vue réflexif. C’est même presque l’inverse qui apparaît comme si la mise au point progressive de la pensée philosophique entraînait d’abord un appauvrissement de l’expérience humaine initiale. Mais le fait de voir à l’origine la pensée mythique englober la totalité du Réel offert en l’expérience humaine en raison d’un amalgame initial de ses modes de connaissance et de leurs objets respectifs, ne nous conduit pas à une vérité de meilleure qualité NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 15 que celle qui résultera par la suite d’une sélection réductrice du Réel, sélection due à une différenciation de la pensée qui détachera la réflexion des autres modes du connaître. Enfin, à une pensée réflexive, méthodologiquement différenciée des autres formes du savoir, il appartient de se rendre, selon ses voies propres, coextensive à la totalité du Réel vécu en l’expérience humaine. C’est en ayant ce but devant les yeux que nous interprétons le cheminement de l’histoire. Et en étendant le champ de la réflexion, désormais constituée en méthode rigoureuse, nous entendons bien retrouver la totalité du champ de l’expérience dont témoigne selon son indistinction propre la pensée mythique, et par là nous pourrons déployer, autant que faire se peut et sans doute de la manière la plus significative qui soit, la richesse de sens de cette dernière. Dans l’histoire, la suite de ces trois étapes ne signifie pas un développement linéaire, ni une avancée frontale sur tous les points de l’interrogation philosophique envers notre situation humaine. Pour chacun de nous, au cours de son propre développement de conscience, tel ou tel élément de notre expérience humaine fondamentale ne sera pas compris sur le même plan d’analyse que le seront les autres ou leur rapport à la Transcendance divine. Plus promptement réflexif dans l’intuition de sa propre subjectivité, l’homme reste bien souvent très objectiviste lorsqu’il s’agit de comprendre sa relation à autrui et leur commune relation au monde ; tandis que persistent encore, souvent paralysantes, des représentations mythiques de Dieu entretenues par les religions. Certes on ne peut pas parler d’une pensée philosophique achevée lorsque tous les éléments premiers de notre expérience et de son implication transcendante ne sont pas contenus et compris dans une même intuition réflexive. Lorsque la pensée humaine se meut en totalité, c’est-à-dire se donne une explication de l’ensemble de son existence et de son rapport à la Transcendance, en un même niveau de conscience : mythique, objectif et trans-objectif (et réflexif pour l’avenir), elle jouit d’un certain équilibre. Mais lorsqu’elle change de niveau sur une des questions fondamentales de l’existence sans changer sur toutes, la conception d’ensemble se 16 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI déstructure avant de pouvoir se recomposer en une synthèse d’un niveau supérieur. Si pour parler de l’équilibre de la pensée mythique il faut accepter une part de conjecture dans la reconstitution de cet âge de la conscience humaine, on peut avec plus d’exactitude apprécier le passage déstructurant de la pensée mythique et les premières avancées de la pensée objective avec les penseurs présocratiques. Par leur préoccupation pour la constitution « de la nature objective », ils ébranlent la représentation anthropomorphique (spirituelle et matérielle, cosmique et divine, historique et archétypale, tout à la fois et indistinctement) de l’homme mythique, tout en en gardant de nombreuses réminiscences. Avec Platon, Aristote et la tradition de la philosophie scolastique, un nouvel équilibre est atteint. Après avoir posé la distinction du « sujet et de l’objet », la pensée humaine se meut alors tout entière et se donne une explication d’ensemble dans les catégories de « l’Objet » et de la « Représentation ». Mais cet équilibre se rompt à son tour du fait des avancées successives des philosophies idéalistes depuis Descartes. Ces progrès, qui déstructurent un certain équilibre, marquent pourtant chaque fois une étape vers un équilibre nouveau : ainsi Descartes et Kant par rapport à la tradition grecque et médiévale. Le passage à une philosophie du « Sujet » appelle un équilibre de nature réflexive cette fois, mais celui-ci ne sera valablement atteint que lorsque tous les éléments donnés ou impliqués dans l’expérience humaine fondamentale, l’homme, la société, le monde et Dieu, y seront intégrés ainsi qu’ils l’avaient été dans les philosophies de « l’Objet », mais selon le mode de l’Objet et par la généralisation de représentations objectives. Si les philosophies de « l’Objet » sont des synthèses dépassées, elles n’ont pas cessé pour autant de nous instruire. D’abord parce qu’en elles la pensée humaine (d’essence réflexive) s’est donnée d’elle-même des « images objectives ». Elles peuvent donc être interprétées en conséquence et « dés-objectivées », décodées en quelque sorte de leur objectivisme et être réinterprétées réflexivement, tout comme il est possible de réinterpréter les « récits mythiques » et de les rendre porteurs de significations réflexives. Certes ces récits mythiques, moins encore que les « représentations objectives » de la philosophie classique, n’ont pas prétendu formuler une compréhension réflexive de l’existen- NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 17 ce, en un discours explicite approprié ! Il n’en reste pas moins qu’ils sont dans leur réalité d’œuvre humaine, une « projection » de cette pensée qui par essence est réflexive. Ils la révèlent donc à leur manière. Les philosophies de « l’Objet » peuvent encore nous instruire par les arguments qu’elles ont développés. En effet, toute modification apportée à la base d’un raisonnement se répercute tout au long de la chaîne des raisons jusqu’aux conclusions. En suivant cette chaîne, il est donc plus facile de dégager les implications qu’une affirmation nouvelle, plus rigoureusement réflexive, introduit en l’esprit, en venant modifier une des données premières des philosophies de l’Objet. Si l’on veut donc faire sérieusement de la philosophie aujourd’hui, il faut tenir compte dans notre recherche d’abord des exigences méthodiques de la réflexivité, ensuite du niveau de réalisation que la pensée humaine leur a déjà donné, enfin des synthèses philosophiques antérieures qui pour en avoir donné des « ébauches objectives », peuvent orienter la pensée, dans le prolongement d’une tradition qui ne cesse d’être incitatrice de dépassement. On pourrait toutefois penser que la suite des hypothèses, que nous proposons pour servir de base à une élaboration philosophique personnellement engagée, reprend en sens inverse ce que furent dans l’Histoire les trois étapes de la pensée humaine. « Vous partez de votre subjectivité, nous objectera-t-on, puis vous découvrez les objets et autrui et enfin vous concluez à Dieu. Vous mettez Dieu en troisième position tandis que Descartes déjà le mettait en deuxième position seulement. Or dans son évolution, la pensée des hommes partait d’abord de Dieu avec les mythes de l’origine, gardait à Dieu la première place avec la philosophie classique, puis s’est intéressée davantage au monde et aux hommes et enfin elle aboutit à l’individualisme dont la philosophie du Sujet ne serait qu’un symptôme. » Tout en me parlant de la sorte, les uns, comprenant cette évolution de l’Histoire comme une dégradation spirituelle inversement proportionnelle au progrès matériel, verront dans ma tentative non seulement un effort vain pour remonter en sens inverse le cours de l’Histoire, mais ils jugeront mon entreprise inappropriée et dangereuse car je ne cherche pas à faire revivre la tradition selon le sens de son écoulement et à commémorer la 18 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI conception de Dieu d’autrefois dans les contenus religieux hérités du passé. A leurs yeux je renforce en fait le subjectivisme et ses forces de désagrégation ; d’autres estimant que cette évolution est un progrès puisqu’elle nous éloigne des âges mythologiques où l’on croyait aux divinités multiples puis en une seule, jugeront mon effort rétrograde dans un monde scientifique qui seul peut répondre concrètement aux besoins de l’humanité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les tenants d’une spiritualité traditionnelle et ceux d’un matérialisme moderne comprennent l’existence humaine selon une même attitude de pensée, soumettant l’intelligence que l’homme peut avoir de lui-même à une réalité extérieure à sa nature. Pour les derniers, c’est le monde matériel et l’organisation matérielle de la société ; pour les premiers c’est une idée de Dieu telle qu’elle n’est souvent qu’une idole de la divinité. Son rôle, loin d’être simplement une hypothèse à dépasser dans la recherche d’une intelligibilité pour Dieu de plus en plus valable, de plus en plus digne de Dieu et de plus en plus honorable pour l’homme, consiste souvent à exprimer et à consolider une organisation sociale et religieuse de la communauté. L’œuvre simplement humaine de cette organisation et de l’idée de Dieu qui lui est liée, bien qu’étant en fait une simple œuvre humaine de très haute valeur morale et spirituelle d’ailleurs, est, compte tenu de sa vénérable antiquité, érigée en absolu comme l’œuvre de la volonté divine elle-même. Dès lors une idée traditionnelle de Dieu, même dans la part objective de vérité qu’elle peut véhiculer, devient fausse et source de falsification car elle emprisonne l’esprit et inhibe son pouvoir de dépassement. Par là, elle perd aussi de son pouvoir d’élever l’homme, ne le dissuadant plus assez dynamiquement de ne pas s’abandonner à sa seule existence corporelle. Il importe donc, pour que les plus vénérables aspirations de l’homme, qui se sont exprimées dans le passé parce qu’elles procèdent de son être même, trouvent leur accomplissement, qu’elles soient recherchées et comprises à leur source, en l’activité humaine consciente libre et relationnelle. D’autre part, l’idée positiviste que l’Histoire serait marquée par le passage successif de l’âge théologique à l’âge philosophique, puis à l’âge scientifique, pourrait faire penser que l’homme a progressé en descendant dans la hiérarchie des méthodes de connaissances, renonçant aux plus hautes pour s’arrêter à la plus NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 19 immédiate et à la plus indispensable. Ce serait là une simplification d’une vue par ailleurs assez pénétrante. Prenons en considération qu’Auguste Comte fut pour ainsi dire préoccupé exclusivement de la méthodologie des sciences expérimentales et replaçons sa vision des trois grandes étapes dans le contexte de la science seule. Dès lors sa conception, au lieu de se comprendre comme un rejet de la foi en Dieu puis de la réflexion philosophique pour ne conserver que l’expérimentation scientifique s’entend comme trois étapes de différenciation du savoir. D’abord en une première phase, la science et la philosophie confondues se détachent d’un contexte de pensée indistincte : l’époque mythique où le divin est « mélangé » au corporel ; puis en une seconde phase, la science restée imbriquée avec la philosophie, se sépare d’elle et par là permet à la philosophie de mieux pourvoir à sa propre originalité. Tandis que la philosophie progresse, la conscience fiduciale est stimulée à chercher son authenticité. Il n’y a pas abandon par l’homme, mais différenciation en l’homme des voies de connaissance, chacune pouvant bénéficier du développement des autres. Parallèlement à cette constatation, nous dirons que la suite des hypothèses que nous envisageons ne progresse pas davantage par exclusion ou abandon mais par explicitation d’une complexité initiale dont la richesse et la valeur sont d’abord inaperçues. Nous n’avons donc pas à remonter le cours de l’Histoire, puisque l’homme n’a rien perdu mais a seulement différencié ses savoirs ; il a seulement renoncé à la confusion des intelligibilités. Ce qui n’est pas à regretter, au contraire ! C’est donc tournés vers l’avenir et non vers le passé, mais bénéficiant de ce mouvement de différenciation et d’originalisation des méthodes de connaissance, en l’occurrence d’une mise au point progressive de la méthode réflexive, que nous allons étudier chacune des hypothèses possibles rangées selon leur complexité croissante. III. INVENTAIRE DE LA PREMIERE HYPOTHESE : « JE SUIS » On peut chercher à déterminer la valeur de nécessité de l’affirmation : « je suis », d’abord au niveau de l’expérience 20 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI humaine commune sans supposer beaucoup d’autre érudition qu’une connaissance claire de la distinction des méthodes — ce qui n’est pas rien d’ailleurs, ni habituel — et ensuite au niveau des implications que l’adoption de cette affirmation a pu avoir dans l’Histoire de la philosophie pour les systèmes qui se sont fondés sur elle. A. LES ENSEIGNEMENTS DE L’EXPERIENCE COMMUNE. Chaque homme dit : « j’existe ». Chaque homme dit : « le Soleil existe ». L’affirmation : « j’existe » renvoie dans la bouche de chacun de ceux que j’observe à une réalité différente et distincte, à savoir : la réalité de celui qui pense son existence. L’affirmation : « le Soleil existe » renvoie dans la bouche de chacun à une même réalité pour tous ceux qui voient : au Soleil. L’affirmation : « je suis, j’existe » ne nous apparaît donc pas, pour nous qui prenons ici un point de vue de spectateur envers ceux qui parlent, comparable à l’affirmation : « le Soleil existe ». Lorsque nous observons ce que chacune de ces deux affirmations désigne chez celui qui la prononce, par exemple, Ptolémée, Copernic, Descartes, nous remarquons que tous ont parlé du même Soleil, mais que chacun par l’affirmation : « je suis, j’existe » parlait d’une personne différente : la leur. En spectateur, je viens de considérer objectivement l’objet d’affirmations d’autrui. Toujours en spectateur, ou plutôt comme si j’étais spectateur, je vais considérer la signification de leurs affirmations et leur adéquation au réel qui est leur « objet ». Pourtant lorsqu’ils disaient : « je suis, j’existe », Ptolémée, Copernic et Descartes comprenaient la même chose ou idée ou réalité : le même « Je humain » et exprimaient un même aspect de l’expérience humaine, sans aucunement parler de la même réalité objective : leurs personnes distinctes. Parlant d’une même réalité objective : le Soleil, ils avançaient sans doute de celui-ci des idées bien différentes entre elles, certainement plus différentes que lorsqu’ils disaient chacun : « je suis, j’existe ». Chacun disait de façon identique la même vérité : « je suis, j’existe », tout en désignant des personnes non identiques d’une part, et d’autre part chacun d’eux énonçait des idées différentes sur le même objet : le Soleil. D’un point de vue de spectateur et de quasi-spectateur, je passe maintenant à un point de vue auto-descriptif, exprimant NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 21 une analyse réflexive. Lorsque je dis : « je suis, j’existe », j’énonce une vérité singulière. Lorsque je dis : « chaque homme dit : je suis, j’existe », j’énonce un jugement universel. Ce jugement universel est vrai et pourtant je n’ai pas pu me livrer à un dénombrement de tous mes semblables, ni à une généralisation inductive car ce que j’affirme, l’objet de mon affirmation, à savoir : la prétention d’exister que proclame chaque homme, n’est pas observable. De plus l’indiscutable universalité de ce jugement n’est pas une universalité abstraite ou formelle, tel un principe logique ou une relation récurrentielle en mathématique mais une universalité réelle. J’énonce donc un jugement d’expérience, valable d’êtres singuliers, sans pouvoir le justifier par une voie expérimentale. De plus j’énonce d’abord une vérité singulière et cette même vérité singulière, je la pense ensuite en un jugement universel sans que je puisse la déduire. J’étais donc dans les alinéas précédents faussement spectateur quand je croyais l’être ou en tenir le rôle et décrire des vérités sous des points de vue objectifs différents. J’étais « déguisé » en spectateur. Et ici même, dans cet alinéa autodescriptif, cette succession de phrases dans mon discours exprimant et une vérité singulière : « je suis », et son universalisation : « tous disent : « je suis » " ne reflète pas une succession de vérités. Elle ne renvoie à aucune juxtaposition expérimentale, à aucun enchaînement logique. Le fondement de cette double affirmation n’est autre chose que ma conscience indivise d’exister et d’être moi-même relationnel à d’autres en une même nature. « Je suis, j’existe, j’en ai conscience tout en pensant indivisiblement et indéfiniment : ^ tu es, tu existes _. » L’affirmation : « je suis, tu es, j’existe, tu existes » n’est pas fondée dans l’objet d’une pensée objective, ni dans celui d’une pensée formelle, mais sur une intuition réflexive et cette intuition réflexive est relationnelle en son acte. Par là, elle est fondement de l’exercice de toute pensée objective et de toute élaboration formelle comme nous l’expliciterons par la suite. (Voir aussi note 8 en fin de chapitre.) L’affirmation : « j’existe et j’ai conscience de moi comme d’un être » jouit d’une évidence apodictique ou proprement dite. Elle énonce une vérité qui ne tolère aucune révocation ni aucune suspension de jugement. Toutefois si je la comprends de façon restrictive, au sens de la première hypothèse formelle retenue, comme exclusive de tout autre élément de l’expérience humaine, 22 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI elle ne peut prétendre avoir exprimé toutes les nécessités immédiates de mon activité. Une telle prétention ne jouirait certes pas d’une évidence apodictique. On ne pourrait même pas la poser sans incohérence. Toute affirmation réflexive du « je suis » implique en un même acte l’affirmation du « tu es ». Nous parlons d’une évidence réflexive et non d’une autre forme d’évidence. A considérer objectivement un sujet seul affirmant « je suis », et dont je puis dire « il est », je ne puis d’aucune manière en dégager une relation à un autre que lui, puisque par définition je considère objectivement un seul sujet. Prétendre objectivement qu’il aurait une relation nécessaire à un autre, ce serait alors contradictoire pour une pensée objective puisqu’elle se le donne comme étant seul. Elle peut aussi en constater d’autres comme elle constate le premier, mais elle ne peut conclure de l’existence de l’un selon sa réalité à la nécessité de l’existence de l’autre. Un discours objectif peut encore par ailleurs affirmer comme nécessaires plusieurs sujets qui disent : « je suis » et desquels il peut dire « ils sont ». Il lui est alors impossible d’affirmer que l’existence d’un sujet seul serait nécessaire plutôt que l’existence de plusieurs, car ce serait à nouveau se contredire, puisqu’en ce cas on en affirme plusieurs comme nécessaires. De plus, si d’un point de vue objectif on peut affirmer l’une ou l’autre possibilité, ce n’est pas en vertu de ce que requiert comme nécessaire la pensée objective en tant qu’objective, à savoir : le monde. Ces affirmations ne peuvent être posées qu’au seul titre d’une constatation factuelle et elles ne peuvent résoudre la question de la nécessité comme telle : à savoir que si un être de conscience existe, du seul fait qu’il existe et parce qu’il est tel qu’il est comme conscient, un autre au moins existe aussi nécessairement et consciemment. De plus on ne peut soutenir les deux affirmations (premièrement qu’un seul « je suis » est nécessaire, et deuxièmement que plusieurs sont nécessaires) en même temps, d’un point de vue qui doit être absolu et unique : celui de la nécessité. Ce serait une troisième contradiction. Ces contradictions, qui ne peuvent être résolues formellement que par l’élimination d’un de leurs termes, ne laissent comme solution — quel que soit le terme retenu : la nécessité du seul sujet ou la nécessité de plusieurs — qu’une affirmation qui est en opposition tant avec l’objet nécessaire de la pensée objective, à savoir le monde et non l’homme, qu’avec NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 23 une des données objectives de cette pensée, à savoir : la multiplicité des humains. Cette multitude d’humains, comme donnée objective exclut l’affirmation du seul sujet et la potentialité indéterminée de cette multiplicité exclut pour ellemême l’idée d’une « existence nécessaire » de ce qu’elle est, laquelle impliquerait une parfaite actualité. Ces contradictions sont donc de mauvaises contradictions, des contradictions mal pensées, puisque le principe de leurs solutions ne s’accorde pas avec la réalité. Elles sont mal pensées, non que la relation de contradiction soit incorrecte, mais parce que l’on continue à penser sur un mode objectif, ce qui doit être pensé réflexivement et pour cela il est impossible de déterminer quel membre de la contradiction est vrai. Or je dois (chacun doit) éviter cette confusion en laquelle je me mets (il se met) comme penseur-spectateur, car la pensée objective ne peut se suffire à elle-même. Ce que nous pouvons ici apprécier une nouvelle fois. En effet en réponse à une question qui la dépasse, une pensée objective ne peut proposer comme plausibles que des solutions en relations contradictoires et cependant non décidables par les seuls pouvoirs de l’observation des faits. Faudrait-il en conclure que de son seul point de vue la relation de contradiction ne serait donc pas adéquate au Réel et invoquer un irrationnel : hasard ou mystère pour se décider ?... ou faire dépendre notre affirmation de vérité d’un choix selon notre plaisir ? Ce serait rejeter la validité universelle de ce principe. Or la pensée objective, comme toute pensée d’ailleurs, non seulement ne peut se permettre d’affirmer des jugements contradictoires, mais elle n’a pas le droit de « penser » des relations de contradiction dont aucune des deux possibilités ne s’accorderait au Réel. Ses jugements ne sont possibles dans leur exercice et vrais dans leur détermination par rapport à leurs objets que s’ils sont soumis aux principes logiques ou rationnels d’identité et de non-contradiction. Aussi c’est un aveu malhonnête d’incompétence et d’ignorance ou plutôt un refus de les avouer, lorsque l’homme objectiviste, qui ne veut pas s’arracher à son objectivisme, proclame alors que la Réalité dépasse ses principes logiques et qu’elle est un « mystère » ou qu’elle est « dialectiquement contradictoire », et qu’ensuite selon ses pressentiments, ses commodités ou ses inspirations, il use alternativement de l’une ou de l’autre de ses affirmations contradictoires pour ne pas se 24 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI mettre trop en conflit avec le Réel qui s’impose néanmoins à sa conscience, mais qu’il ne reconnaît pas selon une méthode adéquate. Or si la pensée objective ne peut se soustraire aux principes logiques ni prétendre y soustraire la Réalité (sinon elle rend son jugement impossible) et être cependant en l’occurrence dans l’impasse de l’indécidable, c’est parce qu’elle n’est pas apte à prendre un point de vue d’intelligibilité absolue, et si cependant l’homme objectiviste prétend s’en passer en prétextant un irrationnel dans le Réel, c’est parce qu’il n’est pas en mesure de fonder la juridiction universelle de ces principes rationnels, c’est-à-dire de montrer comment ils s’accordent à la réalité parce qu’ils en procèdent et donc de comprendre que s’y soumettre, c’est respecter pleinement le Réel. Ici la pensée objective révèle encore son incapacité à prendre un point de vue d’intelligibilité absolue. Sur le bien-fondé de ces principes, elle n’est d’ailleurs même pas capable de s’interroger. Le faire, ce serait poser une question réflexive. Ces principes sont fondés en une connaissance qui dépasse toute connaissance que la pensée objective pourrait avoir de ses objets d’expérience. Dans l’obligation de se soumettre aux principes logiques sans pouvoir les fonder, la pensée objective reconnaît qu’elle ne peut pas répondre à la question de la nécessité en tant que telle. Malgré toutes ces incohérences ou difficultés, il reste loisible au penseur objectiviste de prétendre, après l’avoir arraché à son terreau réflexif et l’avoir placé « devant soi comme un objet », que seul le « je suis » est l’unique élément de nécessité de l’expérience humaine, parce qu’il est irrécusable. Mais comme nous l’avons aussi extrait d’une description phénoméno-logique, il faudrait alors montrer que les deux autres éléments, autrui et le monde, ne sont pas quant à eux nécessaires. Or on ne pourrait soutenir cette affirmation — que le « je suis » est l’unique nécessaire — qu’en excluant, en faisant abstraction, en mettant entre parenthèses, en suspendant ses jugements, voire en s’efforçant de douter d’autres réalités aussi réelles que soi. Mais un tel rejet de ces réalités revient à affirmer leur existence. Par là même, je pourrais aussi reconnaître que je ne puis pas être conscient de moi sans l’être aussi de réalités autres que moi, dont autrui. De plus affirmer que le « je suis, j’existe » exprime le seul élément nécessaire de l’expérience humaine n’est possible que NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 25 parce que je me représente ma subjectivité objectivement « comme sans relation nécessaire ». Or si je peux me donner cette représentation de moi-même en « m’objectivant », c’est parce que je mets en œuvre une pensée objective, une pensée qui originairement se donne nécessairement un objet « distinct du sujet ». Lorsque je m’affirme comme seule nécessité de mon expérience, c’est par une forme de pensée qui nécessairement se donne un objet distinct du sujet que je suis. Aussi suis-je en contradiction exercée avec moi-même, et en niant ma relationnalité constitutive, je la pose en acte, sans la reconnaître explicitement. Nous conclurons en disant que l’affirmation : « j’existe et j’ai conscience de moi comme d’un être » doit être complétée par l’affirmation de la relationnalité de la conscience, affirmation aussi fondamentale que celle de la réalité du moi conscient. Je pense et suis pensé. Cette relationnalité en laquelle je me découvre en référence à autre-chose-que-moi implique directement l’existence d’autrui et ensuite communément celle du monde. S’agit-il dans les deux cas d’une même relationnalité ? Cette question fera l’objet de notre analyse de la deuxième hypothèse, quelques pages plus loin. B. LES ENSEIGNEMENTS DE L’HISTOIRE. Au regard de la philosophie de l’Objet, l’existence du monde et d’autrui comme partie de ce monde est admise comme une évidence première ; c’est la connaissance de soi qui fait problème et qui d’abord doit se voir stimulée. Le « Connais-toi toi-même » de Socrate (bien qu’emprunté à la sagesse religieuse) résonna en son temps comme un conseil pressant ainsi que l’indique la forme impérative de la phrase. Pour une philosophie idéaliste, au contraire, lorsque la pensée réflexive ne s’est encore comprise que dans sa seule subjectivité, c’est plutôt l’existence du monde et d’autrui qui fait problème. Lorsque ces deux données de l’expérience, irrécusables cependant pour la conscience, ne sont pas affirmées explicitement comme des données immédiates, elles ne pourront être expliquées que par un intermédiaire, celui à l’égard duquel le sujet ne peut nier sa relation sans en même temps renoncer à son existence, c’est-àdire : Dieu. Ainsi pour fonder la valeur de la connaissance objective et l’efficacité de l’action humaine sur le monde, les philosophes idéalistes en appelleront à Dieu chacun à leur 26 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI manière : Descartes pour garantir la continuité de la valeur des idées claires et distinctes, Malebranche par la doctrine de l’occasionnalisme et celle de la vision en Dieu, Spinoza par la correspondance des « modes » entre les attributs de l’Étendue et de la Pensée dans la seule substance divine, Leibniz par la théorie de l’harmonie préétablie entre les Monades et le Cosmos. Mais dans ces deux grands courants (réalisme de l’Objet et idéalisme du Sujet), la philosophie classique ne se pose pas la question de la reconnaissance d’autrui dans son altérité spirituelle. Aucun philosophe certes ne se contente de certitudes naïvement comprises relatives aux situations, simplement sensibles et empiriques, que ce soit à son propre sujet, au sujet des autres hommes, du monde et de ses choses. Ils en recherchent une connaissance — appelée en termes classiques — indubitable, absolue, intelligible, métaphysique. Faut-il, après avoir accédé à la certitude du « je pense » et, pour avoir une égale certitude de l’existence du monde et comprendre que nous sommes capables d’en connaître adéquatement la réalité, affirmer d’abord l’existence de Dieu et comprendre comment son action créatrice accorde notre pensée aux choses ? Avant de répondre à cette question, faisons une distinction. Lorsque nous parlons de Dieu et de son action créatrice dans le monde, nous ne sommes pas suffisamment attentifs à distinguer deux types de discours. Il y a d’une part le discours de portée ontologique sur la réalité de Dieu et de son œuvre et d’autre part le discours qui exprime notre conception du monde et le rôle qu’y joue l’idée de Dieu. Cette conception du monde que nous construisons progressivement est profondément modifiée selon que nous y introduisons, ou non, l’idée de Dieu, selon la manière dont nous l’y introduisons, et selon le contenu intellectuel que nous lui donnons selon le premier discours ontologique. En outre lorsque nous posons donc le problème du rôle de Dieu dans notre connaissance du monde, il y a en fait deux questions : celle de l’ontologie de notre activité de connaissance et de l’action de Dieu en elle en tant qu’activité créée, et celle de notre savoir, c’est-à-dire du contenu de notre connaissance du monde et de la place que nous attribuons à Dieu selon l’idée que nous en avons. Que tout notre savoir réflexif progresse et atteigne une nouvelle perfection, lorsque nous affirmons Dieu, et que nos idées NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 27 initiales sur le monde, autrui, mais aussi sur nous-mêmes se voient nuancées, voire modifiées, selon la manière dont nous concevons la nature de Dieu, cela est indéniable dans l’histoire de toute pensée. C’est même vrai de façon négative, dans les philosophies athées, celles qui n’affirment pas encore Dieu ou refusent certaines idées de Dieu. Le problème de l’impact qu’apporte l’idée de Dieu sur notre appréciation du monde et de nous-mêmes ne doit pas être confondu avec celui du rôle ontologique que Dieu tient dans notre relation active de connaissance du monde et d’autrui. La nature de ce rôle ontologique, nous la concevons selon la base ontologique qui nous sert à affirmer l’existence de Dieu. Dans la philosophie de l’Objet et de l’idée de l’être en général, qui est l’horizon de toute affirmation tant de Dieu que d’une autre réalité, les choses du monde (et autrui parmi elles) sont reconnues comme réelles parce qu’elles sont l’objet d’un vouloir réel en tendance dynamique vers l’Absolu du Réel. On peut aussi dire qu’elles sont réelles parce qu’elles sont reconnues comme des participations de l’Absolu. Mais lorsque la pensée se convertit au « Sujet » et tourne le dos aux objets — par le doute par exemple —, l’horizon de l’être se trouve vidé de tout objet susceptible d’être affirmé avec la même densité d’être que le Sujet lui-même. Le « Sujet » à ce stade s’affirme dans une solitude métaphysique parce qu’il est le seul à meubler, comme être fini, l’horizon de l’être. La seule relation possible à un être autre ne peut être que la relation à l’Être infini : à Dieu et ensuite aux autres êtres finis dont Dieu est le Créateur. On comprend très bien dès lors que la pensée réflexive en ses débuts, c’est-à-dire lorsqu’elle se contente d’affirmer la seule singularité du sujet, s’isole d’abord en elle-même et qu’il lui faudra reconnaître réflexivement sa relationnalité, comme perfection de son être même pour retrouver — à un niveau supérieur et avec une signification nouvelle — ce que les philosophies de l’objet appelaient « l’être en tant qu’être », horizon de la pensée, objet formel de l’intelligence et de la volonté. Compris de façon pleinement réflexive, le terme « être » n’exprimera plus seulement le « concept » de ce qui englobe toutes les essences et est au-delà des essences et qui, en étant personnifié sert de nom à Dieu, mais il signifiera une structure relationnelle entre tous les êtres et en l’Infini de l’être. 28 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Mais en attendant, la jeune pensée réflexive, dans sa situation de déséquilibre qu’est pour elle son étape historique de l’idéalisme de la subjectivité (du sujet dans sa seule singularité) se voit mise en demeure d’expliquer l’accord entre un sujet connaissant et voulant, clos sur lui-même, et un monde, autre et extérieur, à l’égard duquel elle n’accorde au sujet qu’une simple connaissance empirique, estimant que le sujet ne rejoint pas le monde et autrui avec la même certitude que celle avec laquelle il se connaît existant. Certes, c’est pour nous (auteur de ce livre, non le « nous » universel) une certitude acquise depuis de longues années que notre relationnalité à autrui est fondée en Dieu même et que notre relationnalité au monde a son archétype en son initiative créatrice. Nous disons cela, parce que nous avons vu et voyons toujours que cette double relationnalité nous est donnée d’emblée, avec les mêmes caractères de perfection et d’imperfection que notre propre réalité personnelle de sujet. Aussi ne parvenons-nous pas à nous représenter rationnellement le rôle de « coordinateur » que les philosophies idéalistes de la subjectivité prêtent à Dieu pour accorder nos représentations aux objets ou pour effectuer, à titre de relais et à notre place, notre action dans le monde. Montrons quelques-unes des impasses où nous engagerait sur ce point l’affirmation du seul sujet comme base d’intelligibilité philosophique. D’abord il y aurait incohérence exercée dans la conduite de l’homme qui pose le problème en de tels termes. Si le sujet n’avait pas conscience de la connaissance empirique qu’il a du monde et d’autrui, il ne pourrait même pas se poser la question de savoir comment en acquérir une connaissance intelligible ni chercher à comprendre comment sa pensée s’accorde au monde. Sans cette connaissance empirique, en effet, le monde et autrui serait pour lui comme inexistants. Mais alors si c’est dans une relation directe à autrui et au monde qu’il peut acquérir cette connaissance intelligible, alors le sujet en a également conscience et il ne se comprend plus comme isolé en lui-même mais relationnel. Car il est réflexivement conscient de lui et de sa relation à autrui en l’exercice d’une connaissance qu’il dit « empirique ». Dans ce cas, ce qu’on nomme connaissance empirique ne serait qu’une connaissance de nature intelligible, mais pauvrement construite ou une mauvaise appréciation de la nature NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 29 intelligible de notre connaissance réelle. Si au contraire, c’est par l’intermédiaire d’idées présentées par Dieu, en raison d’un nécessaire parallélisme que le Créateur assurerait entre les objets de notre connaissance empirique et les idées de notre connaissance intelligible elle-même, et cela indépendamment du fait que l’homme reconnaisse ou non que Dieu en est l’origine, alors dans ce cas aussi il y aurait dès le départ conscience du monde et d’autrui autant que de soi et en mêmes certitude et intelligibilité. Si c’est par l’intermédiaire d’idées présentées par Dieu, mais à condition d’en reconnaître Dieu comme l’auteur, alors notre connaissance intelligible du monde et d’autrui relèverait de notre formation intellectuelle et des contingences de notre histoire. L’existence pour nous de cette connaissance intelligible serait conditionnée et dès lors ne serait plus l’objet d’une science du nécessaire. Une telle connaissance intelligible serait éliminée de la recherche de l’intelligibilité philosophique ! Ensuite il y aurait également incohérence dans la conduite ainsi prêtée à Dieu. Envisageons deux hypothèses : ou bien Dieu lui-même, en sa réalité propre, sert de lien entre moi et le monde, ou bien Il établit par son action un tel lien. Ce lien n’appartient pas à mon essence de Sujet pensant sinon j’aurais de l’existence du monde la même intuition que de moi-même. Dans les deux cas, Dieu n’est pas reconnu comme étant en Lui-même le fondement et l’archétype infini d’un aspect de Sa Création, l’aspect de l’ensemble des relations entre les êtres créés. Dans le premier cas, en servant en son être même de lien, Il serait pour une part, partie de sa création, sa partie relationnelle et Il ne serait plus absolument transcendant, et sa création ne serait pas distincte de Lui. Dans le second cas, s’Il établit Lui-même, par son action, le lien entre moi et le monde, il faudrait considérer cette action comme une seconde création : la création des relations, création seconde qui serait articulée sur la première, intérieure à celle des êtres : hommes et monde, séparés et isolés les uns des autres. Il faudrait alors se poser la question de savoir si cette « seconde création relationnelle » a, ou non, son fondement en Dieu. Ne pas lui reconnaître de fondement en Dieu, ce serait l’identifier à Dieu et donc renoncer à affirmer sa Transcendance. Mais si l’on admet un fondement de la relationnalité en Dieu, tout comme Il est l’archétype des êtres « séparés », alors la relationnalité fait partie de sa seule et unique création car il n’y a pas de raison de distinguer deux créations 30 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI séparées à propos desquelles il en faudrait supposer une troisième pour les relier et ainsi de suite. Dès lors Dieu qui est le fondement et des êtres dans leur singularité et de leurs relations ne doit plus être celui qui l’effectue à la place de ses créatures. Celles-ci sont donc elles-mêmes selon leur réalité en relation entre elles et Dieu lui-même est infiniment relationnel en luimême. Ainsi à partir de l’Agir Créateur, si nous voulons éviter les impasses auxquelles nous conduiraient les vues d’un idéalisme de la seule subjectivité, nous retrouvons l’exigence de la relationnalité du sujet humain conscient et nous comprenons que celle-ci est liée à l’affirmation de la Transcendance divine. L’oubli ou plutôt l’ignorance (le fait que la relationnalité n’ait pas encore été redécouverte par la pensée dans son passage du plan objectif, où elle s’interrogeait sur le monde et la place des hommes dans le monde, au plan réflexif de la conscience) nous conduirait (pour éviter l’absurde) à identifier Dieu et sa Création dans une vision strictement moniste et panthéiste. Dans le cadre de notre première hypothèse (celle du sujet) et en vertu du primat de « l’unité indivisionnelle », que l’idéalisme de la subjectivité ne remet pas encore en cause, le système de Spinoza apparaît comme le plus cohérent logiquement, tout en s’écartant le plus de l’expérience spontanée. Ce désaccord est lui aussi une impasse de laquelle il convient de sortir, en reconnaissant sur le plan réflexif que la relationnalité est constitutive de la conscience au même titre de perfection que son identité avec elle-même. Mais comment comprendre que l’idéalisme se soit donné comme base de départ la seule affirmation de la subjectivité ? C’est qu’il n’est pas facile de se libérer d’emblée de toutes les pesanteurs de la pensée objective... (notamment de celle du primat de l’unité indivisionnelle considérée comme liée à la perfection de l’être, tandis que la distinction, la relation et toute forme de pluralité seraient censées relever de son imperfection). C’est qu’il n’est pas facile, non plus, d’inventer d’un seul coup une synthèse réflexive qui, à un niveau supérieur, égalerait l’équilibre des synthèses objectives platoniciennes ou aristotéliciennes. De la philosophie gréco-scolastique à la philosophie moderne, l’homme passe, dans la recherche du sens de son existence et de sa vie, d’une considération focalisée sur ce qui est NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 31 « objet » pour sa conscience, à savoir : le monde (non seulement dans la diversité des choses comme pour l’empirisme matérialiste mais dans sa totalité, ses formes d’unité et son unité ontologique ultime comme pour le réalisme spiritualiste) à la réalité même de sa conscience-sujet. Mais l’homme effectue ce passage, en commençant par prêter au Sujet les propriétés ontologiques qu’en sa considération objective il avait reconnues au monde et au Réel en général : à savoir toutes celles qui sont attachées à l’idée que la perfection de l’unité implique l’unicité et l’indivision. Il pourrait même se faire que certains penseurs, avec sincérité et sans malice aucune, aient cru trouver dans l’analyse de la conscience-sujet une meilleure voie pour justifier les thèses classiques d’une philosophie objective de l’être. Il suffisait pour cela de se donner une représentation « objective » du sujet. Cette disposition est si spontanée à la pensée humaine que la tradition ne manqua pas d’interpréter en ce sens le changement de cap que Descartes introduisait en philosophie, lorsqu’il s’efforçait de la placer dans une plus juste direction. Le piège de l’objectivisme est alors si l’on peut dire « parfaitement au point » mais très proche aussi d’être définitivement « démasqué 1 », si l’on pense le sujet comme sujet en sa relationnalité. Si en général, la philosophie idéaliste peut se comprendre comme une lecture « objective » de la réalité subjective de la conscience, elle s’origine chez Descartes bien malgré lui, du fait que l’on transporte dans le Cogito, c’est-à-dire sur le plan ontolo gique, la révocation méthodologique du doute, et que l’on prend pour réalité isolée, pour « un je clos sur soi », l’unicité distinctive ——————— 1. Il serait également intéressant d’analyser en détail la démarche cartésienne qui aboutit au Cogito. D’abord parce que l’image courante que nous avons du Cogito n’évoque pour la plupart aucune relationnalité du sujet, et qu’on peut donc s’en servir envers notre thèse à titre d’objection, ensuite parce qu’il serait instructif de voir comment Husserl estime devoir compléter le Cogito par le Cogitatum et comment Sartre fait dévier cette analyse pour lui substituer ses préjugés psychologiques, littérairement séduisants mais dépourvus de valeur ontologique. Nous serions très étonnés de voir que l’étude minutieuse du texte cartésien nous ferait découvrir une conscience relationnelle constamment à l’œuvre dans cette recherche d’elle-même. Si Descartes n’a pas explicitement affirmé cette relationnalité du sujet, il ne l’a pas exclue. Mais ce serait là un tout autre type d’exposé. Voir notre ouvrage sur ce site « Entrer en philosophie en pratiquant le doute avec Descartes » de la connaissance réflexive de soi, qui pourtant ne me révèle à moi-même en aucun isolement, mais au contraire en une relationnalité constitutive. 32 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Si je ne suis pas pour moi-même un objet de ma pensée objective, mais que je me saisis réflexivement, il est réflexivement évident que je me saisis comme doué de « pensées » objective et formelle en lesquelles j’ai pouvoir de douter. Que si je ne puis me connaître comme un corps, ni observer qu’il y a un corps en moi ou que je suis dans un corps ou que je suis associé à un corps, je suis en revanche réflexivement conscient d’être corporel et incarné comme esprit puisque je connais « objectivement » le monde. Cette intentionnalité au monde est-elle l’essence même de mon existence relationnelle ? Le monde m’entoure en permanence, autrui par intermittence. Je puis m’observer seul et non accompagné en des endroits de la terre. Je puis souffrir seul et penser que c’est dans la solitude que je mourrai ! De ce fait objectif dois-je conclure que la relation à autrui est moins nécessaire que ma relation au monde ? Disons qu’il faut renverser la problématique. L’évidence de ma relationnalité à autrui n’est pas un donné qui s’impose de l’extérieur, mais une nécessité dont j’ai à inventer l’intelligibilité réflexive. IV. VALEUR DE LA DEUXIEME HYPOTHESE : « JE SUIS AU MONDE » Pour pouvoir douter, je ne puis douter de moi ni d’un Réel non-moi, en sorte que je peux douter à mon propos et à propos d’autre chose que moi sur tel ou tel point particulier objectivement considéré mais non pas sur l’évidence que je suis et qu’autre chose est et que je me pense nécessairement comme pensant autre chose que moi. Le « Cogito » de la formule cartésienne doit donc se compléter, conformément à la pensée de Descartes, du « cogitatum », comme le propose Husserl. A. LES ENSEIGNEMENTS DE L’EXPERIENCE REFLEXIVE. « J’existe et j’ai conscience de moi comme d’un être au sein d’une référence à un Réel autre que moi, qui existe distinct de moi et que j’affirme comme tel. » Il s’agit d’une affirmation réflexive de moi-même dans ma relation à un Réel autre que moi — et non de l’affirmation NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 33 objective qu’il y a un monde dans lequel je suis, comme tous les autres hommes le sont aussi, car alors je parlerais de moi-même comme je parlerais d’un autre et je parlerais de mes rapports au monde et du monde à moi comme je pourrais les observer, me les représenter et chercher à les expliquer pour un autrui quelconque, c’est-à-dire que je serais spectateur et observateur d’une situation humaine anonyme. Cette façon d’analyser la « place de l’homme dans l’univers » fut caractéristique de la philosophie grecque et scolastique — pour ne parler que de l’Occident. Elle représente dans l’histoire une étape obligée avant l’explicitation réflexive inaugurée par Descartes, ajustée en quelque sorte par Kant, et désormais mise en œuvre et exploitée par toute recherche philosophique. L’étude que nous voulons réflexive de cette deuxième hypothèse se fera donc en confrontation directe — voire en conflit — avec une vision objectiviste des rapports de l’homme au monde. En cela elle diffère de notre étude de la première hypothèse pour laquelle nous avions pu invoquer en passant le témoignage de Descartes et nous référer à son expérience réflexive de conscience entrant en conflit non pas avec son projet philosophique mais seulement avec les lectures objectivistes de sa pensée. Sans doute ne trouvons-nous chez Descartes que l’affirmation explicite d’un seul élément, celui du « je suis », mais son affirmation est méthodologiquement valable et de ce fait elle est « rationnellement ouverte » à l’affirmation des deux autres : autrui et le monde. Dans les philosophies objectives, grecque et scolastique, nous trouvons certes l’affirmation de deux éléments : ceux de l’homme et du monde, mais cette affirmation est méthodologiquement insuffisante. Leurs rapports sont donc « irrationnellement compris » et ils sont irrationnellement fermés à l’affirmation valable d’autrui. Il faudra donc procéder à une mutation beaucoup plus profonde de la démarche philosophique et à une transformation plus radicale des significations conceptuelles. Avec Descartes et l’idéalisme en général, il suffit de compléter l’édifice commencé, car il reste du champ libre ; avec les philosophies grecques et scolastiques et le réalisme en général, tout le champ est bâti, il ne faut donc rien ajouter ; mais, tout est construit de travers, mal implanté et mal aligné ; il faut tout rénover. Travail non moins considérable que de tout repositionner et de tout redresser ! 34 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Quel est ce Réel autre ou cet Autre réel auquel je suis relationnel en conscience ? Comme dans cette étude nous serons confrontés aux philosophies empiristes ou bien réalistes, qui posent comme point de départ l’existence du monde comme lieu de l’existence humaine, nous admettrons que ce Réel autre est formé au moins par le monde. Tout comme nous avons fait voir qu’à partir d’une affirmation réflexive du sujet, il n’y a pas que le sujet, nous chercherons à montrer qu’à partir de notre manière objective de penser le monde, il n’y a pas que le monde, que le monde n’est pas le terme constitutif adéquat de la relationnalité de l’être de l’homme selon sa perfection mais seulement de son être humain selon son imperfection. Dans le but de préciser, en une première approche, les rapports entre ce que désignent les termes « existence », « moi », « conscience », « référence », et « Réel autre », remarquons bien ceci : que la conscience n’est autre que le moi lucidement et activement présent à lui-même en toutes ses relations. Nous ne disons pas « présent avec, ni présent à tous les termes de ses relations ». Posons aussi que la conscience considérée dans ses nécessités constitutives est appelée « raison » et réciproquement que la raison en l’homme n’est pas autre chose que la conscience en tant qu’elle se connaît selon ses nécessités constitutives et ce qui s’y rattache. Nous décrivons ici réflexivement la conscience par quatre caractères : la présence à soi, la lucidité, l’activité et la relationnalité. Le symbolisme de la lumière est le plus ancien et le plus universellement appliqué à l’esprit humain, à son intelligence, à sa conscience. Celui de la présence à soi le suit, mais souvent par la médiation de l’image que me renvoie le miroir. Aussi cette présence à soi lumineuse est-elle comprise souvent de façon statique. Les philosophes classiques l’ont rendue dynamique. La conscience est une activité. On reconnaît son initiative à agir, sa liberté. Qui dit « conscience » dit « liberté ». Il n’est pas de conscience qui ne soit libre, ni de liberté qui ne soit consciente. Mais les philosophies classiques n’ont pas considéré la relationnalité comme constitutive de la conscience-sujet au même titre que les trois précédents caractères. L’activité libre de présence lumineuse à soi se comprenait dans le cadre de l’identité avec soi, subsumée sous le concept de l’unité-unicité. Cette unité à soi et avec soi fut comprise tantôt en dépendance du monde matériel, comme dans l’empirisme ; NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 35 chose 1 JE chose 2 chose 3 tantôt comme douée de pouvoirs ou facultés autonomes dans sa rencontre avec les choses qui viennent à elle et au moyen desquelles elle se connaît et se veut elle-même, comme dans le réalisme ; intelligence JE - AME corps chose 1 sensibilité chose 2 volonté chose 3 tantôt comme capable de se suffire à elle seule dans la production de ses idées, comme dans l’idéalisme. Dieu chose 1 JE chose 2 chose 3 Il convient d’y ajouter une relationnalité active en laquelle le sujet se reconnaît comme sujet, sans que la relationnalité de la conscience soit subordonnée, considérée comme « accidentelle » ou comme une moindre perfection en l’homme que la présence à 36 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI soi. Activement relationnel, le sujet se réfère en présence à soi à autre chose que lui. Le moi est présent à lui-même comme un moi qui est en référence et il est présent à lui-même tout en se référant. Il se réfère comme un moi qui est présent à lui-même et il se réfère tout en étant présent à lui-même. Le moi n’est présent à lui-même qu’en tant qu’il se réfère à autre que lui et il ne se réfère à autre que lui qu’en tant qu’il est présent à lui-même. universalisation Fiducialité Relationnalité JE Intentionnalité altérité O objective Autrui le monde Réflexivité Sommairement dit : * Le moi est conscient de lui par voie d’identité. * Conscient de sa référence au Réel-autre, qui lui est distinct, le moi est conscient de celui-ci par voie de distinction. * Le moi est conscient de son identité tout en étant conscient de sa distinction par rapport à tout ce qui n’est pas lui. Ces deux aspects d’identité et de distinction de l’agir conscient de soi relèvent de son essence. Celle-ci pour cette raison devra être analysée selon trois points de vue : premièrement celui de formalité (nature ou essence en un sens restreint et partiel), deuxièmement celui d’ipséité, et troisièmement celui de structure. La philosophie classique en ne posant pas la distinction entre deux êtres de même nature en même valeur de perfection que l’identité de la substance-objet avec elle-même pour chacun de ces êtres, ne considère que les deux premiers de ces points de vue. Elle doit donc expliquer la distinction entre les êtres de même nature comme une imperfection du rapport entre la substance et sa « nature essentielle ». NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 37 * Conscient de moi et d’un Réel autre, je suis aussi conscient de mon existence et de l’existence de ce Réel autre distinct de moi. Cette conscience de l’existence ne s’exerce ni par voie d’identité, ni par voie de distinction, mais par voie de constatation. L’implication « d’existence » et l’implication « d’essence » sont deux points de vue analytiques toujours corrélatifs l’un de l’autre, mais ils ne sont pas des « principes d’être » composants de l’être existant. Ces deux aspects analytiques d’essence et d’existence sont conjointement affirmés en l’exercice de conscience, qui ainsi s’affirme aussi dans sa vérité et affirme la vérité en la faisant être. (Voir aussi la note 8 en fin de chapitre.) B. EXPLICITATION DE LA RELATIONNALITE PAR CONFRONTATION AVEC UNE TRADITION QUI EN IGNORE LA NATURE. Comment se révèle plus explicitement dans l’expérience concrète cette référence de l’être que je suis — et que nous appelons « sujet » — envers le Réel-autre que nous appellerons parfois « altérité », lorsqu’il y a risque, en n’employant que le terme « objet », de le limiter aux seuls objets du monde matériel ? 1. Le langage classique par genre, espèce et différence spécifique. La philosophie précartésienne s’interrogeait sur le Réel dans le cadre objectivé de l’idée générale de l’Être. Ce terme s’appliquait d’abord à la substance et par dérivation ensuite à ses accidents (Aristote). Il se « particularisait » dans les formes (essences ou natures) de ce qui existait. Le sujet pensant, les objets matériels, les autres hommes lorsqu’ils étaient considérés « sur le plan de l’être » perdaient en quelque sorte leurs caractéristiques propres pour ne garder que les propriétés générales mais « analogiques » de l’être. La distinction entre le « sujet et l’objet » centrale dans l’étude de la connaissance était résorbée lors de l’étude des propriétés générales des êtres. La métaphysique classique juxtaposait tous les êtres les uns à côté des autres en une suite uniformisée que corrigeait une analogie conceptuelle. 38 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Aussi la question de la spécificité sur le plan de l’être — nous disons bien sur le plan de l’être — de la relation aux objets matériels et sa différence d’avec la relation à autrui ne se posait en aucune manière. Le problème de la connaissance d’autrui n’existait pas, et pas davantage celui de son existence. La connaissance d’autrui était comprise comme un simple cas particulier de la connaissance de l’objet matériel, non pas qu’autrui fût assimilé à une chose — il était considéré comme une substance spirituelle, une âme. Ce qu’on disait de l’homme était pensé sous la forme d’une vérité universelle applicable à chacun et donc aussi au philosophe qui pense, mais celui-ci ne s’interrogeait pas sur sa manière de penser autrui et de comprendre son existence par rapport à celle d’autrui. Bien que Descartes ait posé le « je pense », on garda cette manière de parler pour tout « l’être objectif » face au « je pense » donc pour Autrui également. On y resituera même le « je pense », ce qui donnera la problématique idéaliste. Or, malgré ses difficultés de lecture, la démarche cartésienne, qui par le doute réducteur élimine de la pensée toute considération de réalité autre que le « je pense », ou plutôt qui permet de discerner, l’objectif du réflexif, rend caduc, pour servir de forme transcendantale de la pensée, le cadre abstrait de « l’être en tant qu’être » de la philosophie grecque et scolastique. En tirant les dernières conséquences de la conversion inflexive au « sujet », il faut renoncer aussi à considérer toute réalité-autreque-le-sujet à travers un cadre objectivé de généralité conceptuelle. Tout cadre de ce genre, ainsi que la doctrine des idées innées, atteste seulement que la conversion inflexive au sujet n’est pas achevée, tout comme le fait que le sujet est compris dans un isolement métaphysique. Les idées innées et le concours de Dieu permettent certes de retrouver les données de notre expérience spontanée du monde mais dans ce cas, cette partie de notre expérience n’est pas saisie réflexivement. Son mode d’appréhension intellectuelle est resté le même : il est objectif. Eliminatoire, le doute mettrait pour un temps l’affirmation du monde « sous la table » pour l’y faire réapparaître tel quel après l’affirmation de Dieu. Une conception objective — disons mécanique — aurait seulement remplacé une conception vitaliste. Se convertir totalement à une intelligence réflexive du sujet, c’est non seulement le saisir dans la réalité de sa singularité, mais aussi dans sa relationnalité et dès lors reconnaître en lui les NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 39 raisons pour lesquelles les choses sont reconnues comme choses et autrui est reconnu comme autrui, non seulement comme personne spirituelle, mais comme un autre « je » qui est « toi », mon « toi », mon prochain. Ce n’est pas par une comparaison entre des critères objectifs qu’autrui est distingué des choses et considéré comme mon semblable, mais en raison d’un pouvoir constitutif du sujet : un pouvoir d’être relationnel en ma nature propre. Pouvoir qui est pour moi (qui écris ces mots que vous lisez) le sens même de l’être. C’est donc de façon plutôt indifférenciée que se posa d’abord dans l’histoire de la philosophie la question de la connaissance de cette « autre chose que le sujet ». Nous disions « indifférenciée », parce que objectif et réflexif n’étaient pas distingués et que dans l’ordre objectif des critères extérieurs des « différences spécifiques » marquaient seulement la rupture de l’humain avec le non-humain. Et du fait que cette connaissance, pour le regard de spectateur qu’est celui du penseur classique, passe par la sensibilité, c’est comme « objet sensible » que « l’autre chose que le sujet » est d’abord étudiée, donc essentiellement comme objet du monde et secondairement comme autrui : autrui étant un « objet du monde avec quelque chose en plus », selon la définition aristotélicienne de l’homme comme « animal raisonnable » ou selon la vision platonicienne d’une « âme dans un corps ». En adoptant momentanément, plus dans les termes que selon leurs sens, les présupposés de la philosophie classique sur l’unicité ou l’indifférenciation de notre mode de connaître le Réel objectif en « tant qu’être », tentons de schématiser le statut ontologique de la relation de conscience qui nous lie à ce Réel objectif. Que cet objet soit donc une chose matérielle ou une personne, cela n’importe guère pour l’instant, car il ne s’agit pas d’exprimer les différences que j’aurai à reconnaître à cette « référence intentionnelle » en m’adaptant aux différents êtres que je rencontre, mais il s’agit de découvrir les caractéristiques communes — dans le cadre d’une pensée conceptuelle abstractive, cela s’entend — de mes relations quel que soit l’être auquel je me rapporte ou qui se rapporte à moi. Je me saisirai en ce cas, moi-même et mon objet sous la formalité même de l’être. En fait me comprendre sous la formalité même de « l’être » — et pour autant qu’en cette compréhension le terme « être » 40 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI exprime une signification de conscience — cela signifie : se comprendre selon notre être propre de sujet conscient sans que soit précisée « objectivement » la nature de l’objet connu. Mais comme cet objet ne peut être sans être ce qu’il est, et que je ne puis le concevoir sans qu’il soit avec une essence, il est alors compris implicitement comme de même nature que moi, sans que cette compréhension soit déjà explicitée, affirmée ou niée ou différenciée. Le sens originel de l’être, c’est la conscience que j’ai d’être ce que je suis, en tant que je m’oriente vers « autre chose » que moi. Il est indifférent donc que je me serve ou non d’une expérience psychologique privilégiée pour tenter de reconnaître à partir de la conception classique et (de sa critique) les nécessités immédiates de la relationnalité de la conscience. Il est loisible de s’interdire ou au contraire de se rapporter à, par exemple, l’expérience privilégiée du « dialogue ». Il faudra alors seulement que la nature de la relation « sujet-objet » qui y sera précisée soit aussi valable analogiquement, ou du moins ne mette pas d’exclusive, lorsqu’elle vise une chose matérielle. Inversement si je choisis, pour exprimer les caractéristiques de la relation sujet-objet, l’expérience d’une réalité matérielle, il faudra que ses caractéristiques génériques ne soient pas démenties par la rencontre d’autrui. Depuis que Hegel a montré le rôle joué par autrui — même s’il est conflictuel — dans l’éveil de la conscience de soi, les phénoménologues ont souvent, en se livrant à diverses formes d’interprétation des sciences humaines, montré les liens très profonds du psychisme humain personnel avec celui d’autrui. Ces études souvent passionnantes ont largement contribué à faire de l’existence d’autrui et de sa connaissance un thème central de la philosophie moderne. Elles introduisent tout naturellement la question du statut ontologique ou métaphysique de la relationnalité entre les consciences humaines. Tout comme nous avons montré que le doute, loin de conduire à un « Cogito » solitaire, incite au contraire le sujet à reconnaître la relationnalité de sa connaissance, de même nous tenterons de montrer qu’une relationnalité indifférenciée implique dans le sujet conscient une relationnalité spécifique avec autrui et une autre avec les choses. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 41 2. Conception unitaire et conception structurale de la relation universalisée « sujet-objet ». a. La structure relationnelle. Cherchant à préciser la nature de la relation sujet-objet, dirons-nous avec les classiques qu’elle est en quelque manière une « identification » entre le sujet et l’objet ; identification qui, bien que laissant subsister une certaine distinction entre eux, chercherait toutefois à l’atténuer et à la dépasser ? Une telle conception ne se verra pas démentie par l’objet matériel. L’initiative dont il fait preuve dans sa rencontre avec moi est si faible que je puis me persuader que je l’identifie à moi, que je l’assimile à moi en quelque sorte. L’objet matériel ne s’insurge pas et ne proteste pas contre mes opinions philosophiques. Mais cette conviction n’est qu’illusoire. J’en serai bel et bien détrompé si je rencontre autrui comme personne humaine. Autrui, comme personne et comme initiative, en effet, se refusera à cette identification, à cette réduction de son être au mien, et au besoin me le signifiera clairement. Prêt à s’unir à moi sans limite, il se refusera à s’y laisser réduire tant soit peu. La relation sujet-objet ne peut donc être considérée comme une relation d’identification seulement. De plus chaque conscience, dans sa rencontre avec une autre, devient davantage elle-même du seul fait de reconnaître l’autre comme l’autre d’elle-même, c’est-à-dire distincte en même nature qu’elle, comme conscience et liberté et donc capable d’initiative personnelle, de se faire connaître par elle, c’est-à-dire de se révéler. En même temps donc que l’unité se marque, la distinction entre deux consciences de même nature s’affirme aussi, non par une différenciation de nature, mais par distinction de leurs réalités personnelles en identité de nature. La réflexion nous montre que le sujet, que nous sommes, s’unit l’objet tout en distinguant l’objet de lui et s’unit à l’objet tout en se distinguant de l’objet. Nous avons affaire à une activité d’unification et d’irréductibilisation qui se perfectionne sans cesse. D’une part la référence unifiante « sujet-objet en tant qu’êtres » n’est pas une réduction à l’identité d’un de ses pôles et 42 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI l’unité n’est pas le résidu d’un isolement jamais pleinement réalisé. L’originalisation entre le sujet et l’objet est réciproque, à la fois active et passive. Le sujet et l’objet s’originalisent l’un et l’autre, en originalisant et en étant originalisés l’un par l’autre. De plus il n’y a pas de discrimination qualitative à opérer entre le moment unifiant et le moment irréductibilisant de mon activité, comme si l’unification relevait au premier chef de la perfection de mon activité et l’irréductibilisation de ce qu’il y a d’imparfait et de limité en elle. L’unification et l’irréductibilisation sont affectées dans une même mesure et de la même manière par ce qu’il y a de perfection et d’imperfection dans mon activité et sont proportionnelles à cette perfection même et à cette imperfection. Selon le présupposé du primat de l’Unité, la philosophie classique considère que dans la relation « sujet-objet », l’unité varie en fonction proportionnelle de la perfection, la distinction en fonction proportionnelle de l’imperfection. L’unité et la distinction varient donc l’une par rapport à l’autre de façon inversement proportionnelle. Selon une conception structurale, l’unité et la distinction varient de façon directement proportionnelle entre elles et selon le degré de perfection et d’imperfection. Entre ces deux conceptions, il y a contradiction stricte et pas seulement contrariété, de telle sorte qu’elles ne peuvent être vraies en même temps et que si l’une est fausse, l’autre est vraie. La conception classique étant contredite dans l’expérience d’autrui, c’est la conception structurale qui s’impose. Nous considérerons donc que notre « relationnalité » c’est ce mouvement unifiant et originalisant de notre activité consciente à l’égard de tout objet quel qu’il soit. En outre, notre conscience, tout entière relationnelle, est aussi présente tout entière à ellemême en l’exercice de cette relationnalité ; elle est réflexive. Cette relationnalité (génériquement considérée) du « je » envers toute altérité, nous l’appellerons, avec les auteurs modernes, du nom d’« intentionnalité » (en un sens large), qu’elle ait pour terme autrui ou les choses du monde. L’intentionnalité ou la relationnalité (spécifiquement considérée) à l’égard d’autrui reconnu comme un autre sujet, c’est-à-dire comme un « toi », nous l’appelons « fiducialité », tandis que le terme « intentionnalité » en un sens restreint désignera notre seule relationnalité aux choses. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 43 La fiducialité exprime l’aptitude constitutive de la conscience à se révéler et à recevoir l’initiative révélatrice de l’autre. Cette dimension de la conscience fonde la méthode fiduciale de connaissance et ses exigences, tout comme la présence de la conscience en identité avec elle-même comme relationnelle fonde la méthode réflexive. Pourquoi cette vue incomplète de la philosophie classique ? Elle s’explique par une assimilation qui s’accomplit sous le couvert du langage entre la connaissance de l’objet et la connaissance que le sujet peut avoir de lui-même. D’une part, le sujet se connaît dans l’unité avec lui-même et cette connaissance l’homme l’estime supérieure ou plus parfaite que la connaissance de l’objet en laquelle l’objet est distinct du sujet. D’autre part le sujet s’imagine et exprime la connaissance de lui-même sur le modèle de la connaissance de l’objet : je connais l’arbre, je connais « moi ». Je me place devant « moi » pour me connaître. La connaissance de l’objet distinct et la connaissance du sujet par lui-même deviennent deux variétés d’une même espèce d’opération : la connaissance avec deux caractères opposés : l’unité et la division. De ces deux aspects l’un doit être subordonné à l’autre, car ils sont « objectivement » opposés. Ce qui est « un » ne peut pas être en même temps « divisé ». Or la connaissance manifestement établit un lien, une unification, et cette unification est progrès vers l’unité, laquelle est perfection ainsi que le sujet estime en faire l’expérience en lui, quand il compare la connaissance qu’il a de lui à celle qu’il a de l’objet. Ce faisant l’homme considère comme entités séparées sa conscience et l’objet, alors qu’elles sont relationnelles entre elles. b. La relationnalité universalisée. La conscience est universalisante. Cela veut dire que tout en se référant à une altérité qui, dans sa singularité, lui est unie et distincte, le sujet conscient est indéfiniment ouvert et conscient de cette ouverture à d’autres singularités semblables. En toute référence relationnelle, le sujet est conscient qu’il a actuellement la possibilité indéfinie de rencontrer d’autres singularités semblables à celle qu’il affirme présentement. Sans se prononcer sur l’existence actuelle de ces réalités, ni sur ses propres capacités particulières de les rencontrer, il les envisage nécessairement 44 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI comme possibles et comme susceptibles de devenir à leur tour le terme objectif de son intentionnalité. Ma relationnalité pré-sente, en sa composante structurale d’unité et d’irréductibilité, ne s’épuise et ne peut se totaliser en une seule actualisation parfaite ; elle est ainsi affectée d’indéfinitude. L’« universalité » de la conscience n’est autre chose que sa relationnalité en tant qu’affectée d’indéfinitude. (Voir aussi note 5-1 a et 5-2 b en fin de chapitre.) Pas plus qu’il ne dépend du genre de l’altérité objective que je sois un être relationnel et que ma référence à cette altérité soit unifiante et irréductibilisante, il ne dépend du genre de l’altérité que notre intentionnalité soit affectée d’indéfinitude, que notre conscience soit universalisante. Par ailleurs ce n’est pas en tant qu’être, selon sa perfection, que le « moi » conscient est un « moi » universalisant, mais en tant qu’être humain, selon son aspect d’imperfection. Universaliser est ainsi une caractéristique spécifiquement humaine du moi dans l’exercice même de sa présence à luimême et de sa référence à une altérité objective. Il en résultera que tous mes contenus de conscience, tous mes « concepts » (réflexifs, intentionnels, fiduciaux, formels...), c’est-à-dire tout ce que conçoit ma conscience selon ses modes de connaître émanant de « sa structure relationnelle », seront « universalisés ». Non seulement les concepts dont l’expérience m’a appris qu’ils s’appliquaient à un grand nombre d’êtres de même nature, non seulement les concepts des « êtres » que je sais uniques en leur espèce, mais également les concepts réflexifs, tel celui du « moi » (ce qui ne veut pas dire que le « moi » est un universel ni qu’il est universalisé de la même façon qu’un objet). Conscient humainement de moi-même comme d’un être humain en ma singularité propre, je conçois aussi d’autres « moi » semblables à moi, chacun conscient de lui en sa singularité. Le moi s’universalise, les objets sont universalisés. Cela a comme importante conséquence que ce que la philosophie classique reconnaît comme valeur à l’Universel, notamment dans le domaine éthique, ne procède pas de l’universel en tant qu’il s’opposerait aux particularités en n’étant pas limité à quelques-uns, mais de la structure relationnelle interpersonnelle comme telle. Ce sont les Valeurs de cette relationnalité qui sont universalisées. L’universel, comme opposé au particulier, est signe de la Valeur, mais non son fondement. Ce qui est marqué NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 45 de particularité ne relève pas de la constitution de la structure relationnelle et ne peut donc être valeur universalisable. 3. L’intuition représentative des formes. a. L’idéation de la conscience. Le moi se saisit identique avec lui-même, non seulement en tant qu’unité indivise, mais également en sa nature comme l’être qu’il est. Il a conscience de ne pas changer de nature, de ne pas être absorbé dans un flux indéterminé. Il se saisit et se réalise en une seule et même formalité : sa nature humaine. Toute son activité se déploie au sein de cette « permanence d’être » que nous appellerons « formelle », parce que Platon et Aristote usèrent des termes « forme » (eidos, morphè) pour désigner la nature des êtres. Je suis et j’agis selon cette nature qui demeure elle-même en son identité formelle, ce qui ne veut pas dire « immobile » comme si toutes ses déterminations étaient préfixées invariablement en leur totalité, ni qu’elle soit une « abstraction » logicomathématique. Réflexivité et relationnalité jouissent du même caractère de stabilité, et de permanence formelle. C’est sous le sceau et le signe de cette permanence formelle que la conscience se réfère universellement envers chaque réalité autre qu’elle. Chaque altérité en sa totalité ou en ses divers aspects est affirmée par la conscience, non seulement comme distincte de la conscience, mais comme gardant toujours en elle-même une même nature, une même formalité. Les réalités, que j’affirme sur un horizon d’universalité, se succéderont les unes aux autres devant mon esprit, mais toutes seront affirmées de la même façon, identiques en leurs formalités respectives. C’est un même caractère de permanence et d’identité formelle que j’impose à tous mes contenus de conscience et ce caractère n’est pas affecté par la succession des différentes réalités envers lesquelles je ne cesse d’actualiser une relationnalité universalisée. En d’autres termes, tous mes concepts jouissent de cette même stabilité formelle avec laquelle j’ai conscience de moi, de même qu’ils ont tous un même caractère universel. Leur signification à chacun reste identique avec elle-même en toute application. Sans doute une signification peut faire place à une autre, mais cette nouvelle signification d’un nouveau concept, qu’elle vienne remplacer une connaissance erronée ou simplement 46 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI incomplète, est aussitôt marquée du même caractère d’identité formelle. Par exemple, le concept « homme : être humain » ne change pas de signification quelque différents que soient les hommes auxquels je l’applique, quelque perfectible que soit ma connaissance de ce qu’est l’homme. C’est donc de ma nature de sujet conscient que procèdent les caractères de mes « représentations » et non des objets dans la connaissance desquels je progresse, de même que c’est de l’essence de ma relationnalité que procède leur caractère d’universelle applicabilité. La formalité de nos concepts — ou ce qu’on appelle encore leur quiddité, leur forme, leur détermination, leur représentation, leur contenu ou idée ou définition — ne tire pas ce caractère de permanence et de stabilité de sens, d’une action soutenue et poursuivie par des objets identiques sur ma sensibilité, ni d’une activité abstractive, dégageant d’un objet sa forme intelligible unique, multipliée par la matière en de nombreux exemplaires, ni d’une ressouvenance d’avoir perçu un intelligible en soi, ni d’une donation innée de concepts ayant en eux-mêmes de tels caractères de permanence idéelle, mais bien de la nature même du sujet pensant. b. L’idéation discursive de conscience. De même que mon intentionnalité (sens large), de nature relationnelle et structurale, est affectée d’indéfinitude et par là même « universalisée », ainsi l’idéation de ma conscience est affectée d’indétermination et par là même rendue « discursive ». En effet, je ne peux en une seule intuition atteindre à la pleine intelligence d’aucune réalité, ni de moi-même. J’intuitionne chaque réalité singulière en considérant discursivement chacun de ses aspects les uns après les autres, comme nous le faisons présentement. Ainsi mon intuition de la nature des choses et de moi-même s’étage des considérations les plus générales aux plus particulières. Elle ne peut toutefois jamais atteindre une détermination définitive, pas plus que mon intentionnalité ne peut actualiser de façon achevée son universalité. Cette discursivité se manifeste par toutes les relations que j’établis entre mes concepts selon leurs degrés respectifs de généralité (ou de particularité). Ces relations — qu’étudie la logique formelle — vont de la simple relation « sujet-prédicat » aux différentes formes de raisonnement plus ou moins NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 47 complexes. La première détermination que je forme à partir de la compréhension de l’être que j’ai selon ma nature humaine et selon laquelle je pose autrui comme mon altérité adéquate, c’est celle que je forme par un usage « représentatif » de la négation structurale, à savoir le « non-humain », c’est-à-dire tout être qui comme être n’est pas être humain. Ainsi se trouvent fondés les principes d’identité et de non-contradiction formelles au double sens de structural et de représentatif. De même qu’en chaque actualisation singulière de la relationnalité universalisée de la conscience s’actualise la structure d’unité et d’irréductibilité entre le sujet et l’objet, de même en chaque intuition d’un aspect particulier d’une réalité, il y a constitution d’une détermination de caractère stable, immuable, formellement identique à elle-même, « formellement » distincte des autres. Cette constitution d’une identité de signification ne relève en rien de la nature de l’objet et ne se fonde pas sur lui, mais sur la seule activité de conscience ainsi que c’est le cas pour la relationnalité. Parallèlement à l’universalité, la discursivité apparaît comme caractéristique de la seule conscience. Enfin tout comme l’universalité de ma conscience révèle sur le plan structural le caractère proprement humain et limité de mon être relationnel, de même la discursivité de mon activité consciente révèle sur le plan de la formalité la limite humaine inhérente à mon intuition des êtres, à l’intelligence que j’ai de leur nature. Mon intuition d’un être ne peut d’un seul regard avoir pleine intelligibilité de toute sa réalité. Elle est en devenir. Cette constitution de la conscience comme interactivement universalisante et discursive détermine les caractères de nos concepts en tant que contenus de conscience comme tels, non en tant que tels contenus de conscience. De ces caractères a priori de nos concepts — caractères issus de la structure de la conscience — découlent ensuite leurs relations logiques et tous les types de raisonnements formels que peuvent exposer la logique des classes et la logique des propositions. Génétiquement et selon un développement « fondateur », en un premier temps, on développerait la logique des classes (sujet-prédicat, proposition, syllogisme...), puis en un second temps la logique des propositions à partir des rapports de vérités appliqués aux rapports de classes, que sont les propositions prises comme classes à leur tour. En sens inverse, de façon axiomatique, on procédera à des déductions cohérentes et systématiques. Ce sera 48 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI sans possibilité fondatrice et justificatrice, mais sous une forme instrumentale plus pratique pour le traitement rationnel et technique de la réalité. 4. L’intelligibilité essentielle structurée au fond d’elle-même par la relation à autrui. La pensée et le discours — dans lequel la pensée s’exprime — sont régis en permanence par le principe d’identité et celui de non-contradiction. Cette façon de faire est une vérité incontestée et incontestable au sens strict du terme. Si quelqu’un en un discours entreprend de les contester face à celui qui les admet, il les met immédiatement en pratique et donc nie par ses actes ce qu’il prétend affirmer universellement — mais à tort — dans ses paroles. Posés comme réels dans l’acte même qui les nie, ces deux principes jouissent donc d’une double universalité : d’une universalité objective en tant qu’ils s’appliquent à tout ce qui est pensé sans exception et d’une universalité subjective en tant qu’ils s’imposent à tout esprit qui pense. Affirmation de l’existence d’une universalité subjective qui est elle-même une affirmation à qualifier d’universalité objective inductive en tant qu’elle s’applique à tout sujet qui pense. (Voir aussi la note 5 en fin de chapitre.) La reconnaissance de cette double universalité à laquelle s’arrête habituellement la philosophie classique ne satisfait cependant pas entièrement l’exigence d’intelligibilité réflexive. Quels liens y a-t-il entre ces deux universalités, quel est leur fondement commun ? Mais poser la question d’un fondement commun pour l’universalité objective et l’universalité subjective en sachant pertinemment que l’une n’est pas l’autre — considérées formellement et sous le même rapport —, c’est poser aussi la question des rapports entre le principe d’identité et le principe de non-contradiction et donc celle de leur fondement commun également. Pour une pensée réflexive, la réponse se dessine rapidement. Si le propre de l’esprit qui pense est d’abord de se penser lui-même, il faut alors que, dans la manière dont il se pense, il se pense — en universalité subjective — selon l’identité et la non-contradiction et qu’en lui il pense — en universalité objective — l’identité et la non-contradiction. Or cela n’est possible qu’à une double condition : si l’homme « se NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 49 pense » comme relationnel à autrui, pour penser objectivement à son égard la distinction non réductible du principe de noncontradiction, et s’il a relationnellement conscience de lui par « autrui », pour qu’il se connaisse subjectivement selon la distinction non réductible du principe de non-contradiction, c’est-à-dire se connaisse en tant qu’il est sujet se connaissant distinct d’un autre sujet connaissant qui le connaît, c’est-à-dire s’il se connaît en tant que connu par autrui. Fonder de façon ultime ces deux principes et leur validité devient impossible dans l’hypothèse où l’homme se penserait comme un sujet clos sur lui-même et accessoirement en relation à autre chose ou à un autre sujet. Dans la mesure où l’homme se pense « objectivement » comme fermé sur lui-même, il ne peut plus penser le principe de non-contradiction comme premier en union avec le principe d’identité mais il le réduit au principe d’identité, incapable qu’il est de reconnaître une relationnalité distinctive. Mais en réduisant le principe de non-contradiction au principe d’identité, il enlève toute validité objective universelle au principe d’identité puisqu’il ne pourrait pas en faire une seconde application distincte de la première. Ce serait la mort même de l’esprit. Ou l’esprit est relationnel et interpersonnel ou il n’est pas. Il est donc relationnel puisqu’il est. On rencontre dans la pensée classique différentes formulations du principe d’identité. Par exemple A est A. Ce symbolisme est acceptable si on se garde de le confondre avec les principes mathématiques de l’équivalence ou de l’égalité. Lorsque j’écris « 1 + 1 = 2 », j’entends bien que le premier « 1 » est égal au second « 1 » et qu’il est équivalent puisque je peux mettre le second « 1 » à la place du premier « 1 ». Je pourrai en disposant d’une unité et encore d’une unité effectuer mon opération mathématique « 1 + 1 » et j’obtiendrai le résultat « 2 ». La possibilité de cette opération suppose que j’applique à chaque « 1 » le principe d’identité et pour pouvoir appliquer à chaque « 1 » le principe d’identité, il faut que j’applique le principe de non-contradiction qui m’impose de reconnaître que l’un n’est pas l’autre sous l’angle toujours formellement identique et unique, bien sûr, en lequel je les considère. Il ne peut donc pas y avoir de validité universelle du principe d’identité sans que soit posée la validité universelle du principe de non-contradiction qui m’impose de reconnaître l’universalité de la pensée négative ou distinctive. Le principe de non-contradiction ne peut faire suite 50 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI ou dépendre ou être second par rapport au principe d’identité puisque la validité de celui-ci — qui est premier — implique celle du principe de non-contradiction. Or l’un n’est pas l’autre, ils sont donc donnés comme également et semblablement constitutifs de la pensée. Du principe d’identité, on rencontre aussi la formule : « ce qui est est ; ce qui n’est pas n’est pas ». Cette formulation est mauvaise car elle est ambiguë. Le terme « être » peut d’abord être entendu en un sens existentiel et non pas essentiel. L’affirmation « ce qui est est », signifiant « ce qui existe, existe » ne signifie pas l’identité d’une chose (ou d’un aspect d’une chose) avec ce qu’elle est (ou ce qu’il est). Mais si l’on veut voir dans cette formule un « principe » et non un pléonasme, on y comprendra « qu’il faut affirmer comme existant ce qui effectivement existe » et nous ajouterons « et uniquement ce qui existe » pour donner un sens à la partie linguistiquement négative de la formule, étant donné qu’elle ne peut correspondre comme telle à aucune réalité. Si l’on veut donner à la formule un sens essentiel alors il faut la compléter et dire en première supposition : « ce qui est A est A », mais la formule a une allure de pléonasme en répétant deux fois l’attribut « A » ; ou dire en seconde supposition « ce qui est est ce qui est ». Nous pouvons également dire : « Ce qui est A est ce qui est A » signifie « tout A est A ». Ainsi le verbe être, en permettant la superposition de l’attribut sur le sujet, traduit l’identité avec elle-même de toute chose qui existe selon sa nature. Quant aux formulations négatives : « ce qui n’est pas est ce qui n’est pas », ou « ce qui n’est pas, n’est pas ce qui est », elles sont purement verbales ; ce sont des associations de mots respectant seulement les règles grammaticales. Elles ne sont pas « pensables », car certains de leurs termes n’ont pas de contenu intelligible. Cependant on peut supposer que c’est en raison de cette ambiguïté du terme « est » et de l’illusion — qui passe tout autant inaperçue que l’ambiguïté du verbe « être » — de la formulation négative, que l’on estime que le principe de non-contradiction n’est qu’une forme négative du principe d’identité. Il semblerait que certains esprits perçoivent une sorte d’évidence à dire : « ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas, donc une même chose ne peut pas à la fois être et ne pas être ». Nous ne pouvons pas dans ce chapitre où nous voulons rendre compte de l’expérience réflexive de conscience nous attarder à redresser toutes les NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 51 inconséquences d’un tel langage. Remarquons seulement que le terme « être » est de nouveau pris en un sens existentiel et donc qu’il ne peut exprimer le principe d’identité d’ordre essentiel et donc que la conclusion n’exprime pas davantage le principe de non-contradiction d’ordre essentiel également. La formule « une même chose ne peut à la fois être et ne pas être » exprime sans doute une évidence d’ordre existentiel, à savoir : je ne peux à la fois affirmer et nier l’existence d’une même chose. Nous étudierons cette formule un peu plus loin quand nous aborderons l’analyse de l’implication d’existence de notre expérience de conscience. Pour le moment nous étudions son implication d’essence. Aussi si nous voulons lui donner un sens essentiel afin qu’elle exprime le principe de non-contradiction en cet ordre il faut également la compléter et dire « une même chose ne peut pas à la fois être ceci (ou cela) et ne pas être ceci (ou cela), c’està-dire — afin que le verbe « être » ne soit pas compris au sens d’« exister » dans la mesure où nous faisons verbalement porter sur lui la négation — être non-ceci (ou non-cela) ». Le principe de non-contradiction impose donc bien de ne pas identifier une chose que j’affirme identique à elle-même avec une autre qui en est distincte et peut-être aussi différente et que j’affirme également identique à elle-même. De plus, dire que le principe de « non-contradiction » n’est que la forme négative du principe d’identité, c’est user de la négation et être en devoir de témoigner de l’expérience d’intelligibilité qui la fonde. Le principe de non-contradiction n’est pas le principe d’identité mais il en est indissociable. Le principe d’identité est inopérant sans le principe de non-contradiction et le principe de non-contradiction est inconsistant sans le principe d’identité. Dans la mesure où ces principes sont normatifs pour les actes de la pensée, ils sont fondés sur l’être même du sujet pensant, c’est-à-dire qu’ils sont exercés en son activité de conscience en tant qu’activité de conscience. Le sujet, se posant dans son identité avec lui-même, se pose donc aussi dans sa distinction, sous l’angle même de sa nature, d’avec un autre sujet. Avec lui il ne peut en aucune manière s’identifier, mais il le reconnaît distinctivement dans son originalité et par lui il est reconnu en semblable manière. Les lois normatives de la pensée logique sont les « lois » — nécessités constitutives — de l’être du sujet pensant. La pensée de l’homme se doit d’être non-contradictoire parce que l’homme 52 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI est un être interpersonnel selon lequel l’Autre est distinct de l’Un, d’une distinction non réductible. Il ne peut pas dans ses jugements méconnaître ce qui est distinct, c’est-à-dire il y a nécessité de reconnaître et de poser comme distincts les « termes » distincts car dans son être il est distinct de son semblable nécessaire, universellement. Descartes en « doutant » — d’un doute de vérification réflexive — de ses connaissances sensibles a requis par là même la nécessité de fonder dans le Cogito la réalité de sa connaissance objective. Trop pris encore par le « contenu » de ses pensées selon la tradition classique objective — de laquelle il se détache non sans lutte — il en établira la valeur en recourant à la véracité divine. Ce détour par l’idée de Dieu pour garantir ses autres idées « claires et distinctes » n’eût pas été nécessaire s’il avait pu mener à son terme une analyse complète et exhaustive du Cogito. Au moins nous a-t-il aussi montré en « doutant » de ses raisonnements qu’il fallait fonder également dans le Cogito la réalité de sa connaissance formelle. En se saisissant en son essence, nous voyons que Descartes se comprend comme « celui qui doute,... qui affirme et qui nie... qui imagine et qui sent ». Affirmer et nier sont deux jugements, deux assertions. Affirmer c’est juger de l’identité, et nier c’est juger de la distinction, c’est poser la réalité de la négation. Le « je suis » est bien celui qui, en affirmant sa propre identité existante, affirme aussi comme existante sa propre distinction face à un autre identique en luimême et également « pensant », puisque c’est en tant qu’il se saisit réflexivement qu’il pose cette relation distinctive et non pas en tant qu’il connaît « objectivement » une autre réalité quelconque. Découverte réflexivement, la nature de cette « distinction » est tout entière dans l’ordre de la nature du « je pense ». L’autre duquel je suis distinct est donc un autre « je ». La réalité de la connaissance objective, c’est-à-dire l’intentionnalité (au sens large) de la conscience et les principes logiques en dehors desquels il n’y a pas d’intelligibilité pour ses objets sont tous deux fondés dans l’indivisible expérience de « je pense, je suis ». Cette conjonction dans la « fondation », dans le fait d’être fondé dans un même fondement, implique donc aussi que dans l’intentionnalité de la conscience il y ait une intentionnalité spécifique en l’identité de nature humaine et une intentionnalité analogique en non-identité de nature. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 53 Tentons donc de montrer sous un autre aspect encore la nécessité d’affirmer ma relation constitutive à autrui et la nécessaire existence de celui-ci. Il s’agit bien de comprendre que la relation à autrui est fondée sur l’aspect de perfection de l’être tandis que la relation au monde se rattache à son imperfection. 5. L’intelligibilité existentielle structurée au fond d’elle-même par la relation à autrui. Quand nous affirmons « j’existe en relation à d’autres réalités existantes », nous exprimons la conscience que nous avons par voie de constatation de l’actualité des réalités avec lesquelles nous entrons en relation, et nous nous les représentons selon le mode de notre intuition discursive. Cette actualité d’existence est « proportionnée » d’une part à l’universalité de notre intentionnalité structurale et d’autre part à la discursivité de notre intuition formalisante. Dès lors comme notre référence intentionnelle se déployait sur un horizon d’universalité, ainsi notre actualité d’existence et celle des autres réalités se constatent sur un horizon de possibilité d’existence pour d’autres singularités. Toute affirmation de l’existence actuelle d’un être est ouverte à la possibilité d’existence d’autres êtres de même nature. Semblablement l’actualité d’existence de ma réalité présente est ouverte à la possibilité de ma réalisation future, puisque c’est de façon discursive et progressive que, prenant conscience de moi et des autres êtres, je me réalise en relation avec eux. Les deux modalités d’existence que sont l’actualité d’existence et la possibilité d’existence ne peuvent être pensées pour des êtres d’une nature déterminée que par une conscience relationnelle d’une relationnalité universalisante. Une conscience que nous concevrions comme une conscience qui n’affirmerait en tant que conscience que sa seule existence, ne pourrait pas concevoir non seulement l’actualité d’autres consciences, puisque nous disons qu’elle ne conçoit que sa seule existence, mais serait incapable de concevoir même la possibilité d’existence d’autres consciences ou de toute autre chose puisqu’elle ne pourrait affirmer comme « chose » que sa propre réalité de conscience. La capacité de penser la possibilité d’existence d’une autre réalité pour une conscience qui, en se pensant, se pense comme être et pense le seul sens que l’être puisse avoir pour elle, mani- 54 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI feste que cette conscience comme être est relationnelle. Si elle est relationnelle en son être, cette relationnalité est aussi actuelle et d’autres consciences existent comme consciences actuelles. L’idée de la possibilité d’existence d’autres êtres ou consciences pour une conscience qui se pense comme être implique l’actualité d’existence d’autres consciences et l’affirmation réflexive de cette actualité. La possibilité d’autres consciences n’est réflexivement et ontologiquement pensable que pour des consciences aptes à se reconnaître réciproquement dans leur actualité d’existence. Inversement la manière dont nous affirmons l’actualité d’existence, soit réflexivement de nous-mêmes, soit objectivement d’une réalité de nature différente, implique l’affirmation de la possibilité d’existence d’autres sujets conscients et d’autres réalités différentes. La raison en est que notre conscience dans sa relationnalité est universalisante, c’est-à-dire que notre relationnalité est actuelle en tant qu’elle est indéfiniment ouverte à d’autres consciences distinctes. Dès lors toute affirmation d’une réalité différente de nature est aussi ouverte à d’autres affirmations de semblables réalités. Lorsque nous affirmons une réalité objective de nature différente de nous — autre qu’humaine — nous pensons nécessairement la possibilité d’existence d’autres réalités semblables distinctes de celle que nous affirmons, mais nous ne pouvons pas conclure objectivement à l’actualité d’existence de semblables réalités. Seule l’expérience nous le dira. Si du fait que nous pensons réflexivement la possibilité d’existence d’autres consciences, nous en affirmons l’actualité, c’est parce que nous en avons l’expérience, non seulement objective (qui constate le fait d’autres hommes) mais réflexive — et c’est la seule que nous analysons pour le moment. La manière dont nous pensons les modalités d’existence est « proportionnée » à la manière dont nous pensons notre être ou notre essence. Insensiblement et par tâtonnement — avec parfois des développements « en chemins qui ne mènent nulle part » — la méditation séculaire des philosophes sur l’être, l’essence, l’existence et la prédication judicative nous conduit à reconnaître la relationnalité constitutive de l’être de conscience et de liberté. L’importance du sujet demanderait qu’on lui consacre un, voire plusieurs chapitres spéciaux. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 55 6. Une double relationnalité : intersubjective et objective. De même que Descartes, pour mettre en évidence la vérité du Cogito, avait décidé de « feindre » n’avoir aucune connaissance du monde objectif, ainsi aurions-nous pu dire — en acceptant les présupposés classiques comme lui — que nous avons « feint » n’avoir aucune connaissance des termes objectifs de notre relationnalité, pour mettre en évidence le rôle que tient la relationnalité dans la constitution du Cogito lui-même. En d’autres termes, sans nier l’évidence objective de l’existence « de fait » d’autrui et des personnes que nous avons rencontrées « par contingence », il faut la « discerner » comme « douteuse » et nous en séparer pour ne plus penser que « réflexivement » et pour pouvoir, à partir d’une intentionnalité pensée classiquement au niveau du langage explicite de façon indifférenciée et en quelque sorte « en général ou généralisée », faire apparaître ses déterminations constitutives. De même que Descartes, pour mettre en évidence la vérité du Cogito, singularité dont on rend mal compte en la considérant comme close sur elle-même, impliquait une relationnalité à autre chose que lui et que cette relationnalité se révélait comme constitutive, lorsque l’attention ne se portait plus seulement sur la représentation que le sujet se donnait de lui en son souvenir ou en la projection objective de lui-même, mais se portait sur l’exercice même de se donner une telle représentation, ainsi, après avoir reconnu séparément les caractéristiques de la relationnalité du sujet en faisant « comme s’il » n’y avait qu’une seule relationnalité indifférenciée, à savoir : l’égalité de perfection ontologique entre la distinction et l’identité, sa potentialisation universalisatrice, et son actualité dans l’identité d’une même nature (qu’elle soit conceptualisée sans la généralité de l’être ou sans la détermination réflexive de notre nature humaine), nous pouvons remarquer que cette relationnalité, si nous la comprenons dans l’unité exercée de ses différentes caractéristiques n’est pas une relationnalité unique, vécue tantôt par rapport à autrui seulement ou tantôt par rapport aux seules choses naturelles et le plus souvent par rapport aux deux groupes à la fois, comme la philosophie classique l’affirmait implicitement ; mais que le sujet est l’origine d’une double inten- 56 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI tionnalité : d’une intentionnalité intersubjective et d’une intentionnalité objective. La compréhension de cette double relationnalité active ne s’acquiert qu’en une démarche personnellement accomplie. Aussi ne se laisse-t-elle pas formuler en un discours à la troisième personne. Celui qui veut comprendre doit se compromettre dans son discours. « Conscient de moi », je me pense comme étant un être singulier distinct de cette « autre chose » que je pense également comme être singulier ou un ensemble singulier d’êtres singuliers, réellement singuliers ou envisagés comme tels. La relation Sujet-Altérité en tant qu’elle comporte une distinction se révèle réflexivement d’un degré de perfection égal à la perfection du sujet lui-même en sa nature spirituelle. A son imperfection foncière se rattache sa potentialité universalisée et discursive. En effet la distinction ou la négation que je pense entre moi et l’être singulier autre est universalisée c’est-à-dire qu’elle est pensée comme indéfiniment possible, ainsi que l’identité singulière de moi avec moi-même, en d’autres sujets qui disent « je » comme moi. Si maintenant nous considérons que c’est dans l’ordre d’une intuition permanente de notre nature humaine que nous nous référons à un être singulier autre et que cette référence est universalisée, il nous suffit de remarquer alors qu’en nous pensant comme homme, nous nous pensons et en référence à un homme autre « et » comme indéfiniment capable d’en rencontrer d’autres. Cette caractéristique fondamentale de la relationnalité de la conscience implique une solution du problème de l’Un et du Multiple contradictoire de la solution unitaire classique. Nous aurons donc à revenir sur ce problème par la suite. Il est déterminant. On peut également rendre compte de cette intuition exercée en disant que lorsque je me pense comme un « je » relationnel humain, je me pense en relation à un autre « je » humain, à un « toi », parmi d’autres sujets actuels et possibles. Mon intentionnalité en tant qu’humaine est humaine non seulement en moimême, sa source, mais en son terme : autrui, en lequel elle reconnaît le « correspondant » de son « universalité ». Sous un autre angle encore nous pouvons aborder cette intuition. En raison du caractère universalisé de tous mes contenus de NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 57 conscience, je me pense nécessairement comme sujet humain dans une communauté humaine. D’une part, le fait de penser selon un mode universel ne me permet pas d’affirmer l’existence d’une multiplicité, actuelle ou possible, pour toutes les réalités déterminées auxquelles je pense. Ainsi lorsque je porte le jugement que « la Lune est le satellite naturel de la Terre », je pense bien à une multiplicité de lunes, mais j’en écarte l’existence en l’affirmant unique implicitement. De même je conçois nécessairement et j’écarte immédiatement toute multiplicité de dieux lorsque j’affirme Dieu comme Unique. Ainsi en est-il toutes les fois (voici dans cette phrase même un exemple exercé de penser universalisé et j’en ai conscience lorsque je l’écris) où j’emploie l’adjectif « unique ». D’autre part, lorsque je me pense comme homme, je me pense nécessairement comme un « exemplaire » parmi une pluralité d’hommes que je conçois nécessairement et cette pluralité je ne peux la considérer comme simplement possible en m’affirmant comme unique. Je la conçois nécessairement comme actuelle — non pour la raison du « fait » seulement — mais parce que le mode universalisé de penser est le mode même de mon existence consciente qui doit donc être relationnelle. Je ne pourrais être conscient de moi selon un mode universalisé, si je n’étais en mon être même en relation universalisée à autrui. Le fait de l’existence d’autrui révèle sa nécessité lorsque je comprends ma nécessaire relationnalité à son égard. Réciproquement ma nécessaire relationnalité à autrui implique la nécessité relative de son existence. Fonder l’universalité de nos concepts sur l’être même de la conscience et lui rattacher l’existence d’une communauté spirituelle de personnes tranche radicalement avec les interprétations classiques du type participation platonicienne, abstraction aristotélicienne, schématisme kantien ou cliché résultant de l’habitude ou de la fréquence. Nous devrons revenir sur ce problème comme sur celui de l’Un et du Multiple dont il est une variante. Outre notre nécessaire relationnalité (intentionnalité : terme qui souligne mieux l’orientation dynamique) active à autrui, nous sommes aussi, mais selon un mode différent en relation aux choses. Notre intentionnalité intersubjective révélant sa finitude foncière dans son universalisation ne jouit donc pas d’une essence spirituelle pure et d’une actualité d’existence absolue. 58 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Ce serait le propre de Dieu. Elle se déploie dans la matière, c’està-dire incarnée en corps propre et par la médiation des objets du monde. L’expérience spirituelle de notre incarnation, tant de notre singularité de sujet que de notre relationnalité intersubjective avec autrui, nous est donnée dans la discursivité avec laquelle nous comprenons notre nature humaine en nousmêmes et relationnellement à autrui. Une telle intuition par sa discursivité suppose la possibilité de points de vue, dans l’ordre du connaître, de l’action et de l’être, autant extérieurs les uns aux autres que se pénétrant les uns les autres. Cela requiert une relation nécessaire à la matérialité comme mode d’être différent de l’esprit : celui-ci impliquant l’unité et la distinction. La structure intentionnelle intersubjective d’essence spirituelle se caractérise par l’identité du sujet avec lui-même, par la distinction (ou la négation) qui est égale en perfection de distinction à la perfection de l’identité et par l’unité de relation égale en perfection d’unité structurale à la distinction et à l’identité. Comme mode d’être différent de l’esprit la matière présente les propriétés inverses : identité relâchée de chaque chose avec elle-même, compénétration de l’une en l’autre par défaut de distinction et relâchement de l’unité de structure. Cette relation à la matière est intrinsèque à ma nature spirituelle relationnelle. Si le monde matériel est à la fois distinct structuralement et différent formellement de l’esprit, en ses relations interpersonnelles, ma relation à la matière est une composante de ma spiritualité et de celle d’autrui ; c’est en vertu même de ma spiritualité que je suis incarné ; ma manière propre d’être spirituellement conscient est, en elle-même, incarnée ainsi que ma relation à autrui incarné est elle-même incarnée. C’est comme esprit et en vertu de ma manière propre de l’être que je suis incarné. La « matérialité » de mon être n’est pas une partie de mon être, mais une manière d’être esprit, de l’être de manière finie et non absolue. Ma relationnalité spirituelle à autrui constitutive de mon être selon sa perfection est comme telle incarnée et exprimée corporellement. Je ne suis donc en aucune manière formé de la réunion, lâche ou étroite, selon les systèmes philosophiques, accidentelle ou nécessaire, contre nature ou selon la nature, de deux « principes » ou « parties » ou « substances » étrangers l’un à l’autre ou orientés l’un vers NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 59 l’autre et que l’on appellerait, suivant les cas, la « forme » ou « l’âme » par opposition à la « matière » ou au « corps ». L’exercice d’une intentionnalité intersubjective incarnée implique l’exercice d’une intentionnalité objective et mondaine et dans les déterminations fondamentales de notre existence corporelle s’expriment les modalités constitutives de notre relation spirituelle à autrui. V. ANALYSE DE LA TROISIEME HYPOTHESE : « JE SUIS AVEC AUTRUI » Depuis Platon, le terme « amour » appartient traditionnellement au vocabulaire du devenir moral. Il exprime le désir, la tendance, l’élan de la volonté libre vers les valeurs et les êtres qui en sont porteurs : autrui et Dieu. Dans cette façon de voir, c’est la distance, que maintient l’imperfection du devenir, entre le sujet aimant et l’objet aimé, qui fonde et assure leur distinction. Selon ce point de vue, la perfection de l’amour entraînerait, dans le cas d’une pleine actualisation des valeurs, une identification, voire une identité stricte entre le Sujet aimant et l’Objet aimé ; la distinction entre « Sujet » et « Objet » n’étant plus alors qu’une façon de parler discursive. L’amour se résoudrait dans l’Un indistinct. Cette conception nous semble amalgamer deux aspects du Réel. Aussi distinguerons-nous deux sens au terme « amour ». D’une part, l’amour dans l’ordre du devenir, c’est-à-dire la tendance vers l’idéal de l’être à réaliser. Nous l’appellerons la tendance d’amour, l’amour-tendance, l’amour des Valeurs. D’autre part, l’amour-relation, l’amour qui s’accomplit dans le devenir, certes, mais qui est structure de la perfection même de l’être : l’amour-communication d’être. C’est parce que cet amour-communication d’être est une nécessité de la perfection de l’être qu’il est norme pour le devenir moral et pour l’amour-tendance, lequel a alors comme fin d’accomplir la distinction dans l’unité et non de la résorber dans l’indivision. Nous avons désormais compris, par l’étude de la deuxième hypothèse, qu’une telle réduction du Réel était un non-sens philosophique, que l’idée d’une forme réalisant sa perfection en une singularité unique est une illusion objectiviste, mais nous ne 60 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI connaissons pas encore la nature de cette structure de toute essence d’êtres-plusieurs d’une formalité donnée. C’est elle qu’il nous faut tenter de déterminer maintenant en poursuivant notre réflexion. A. LES ENSEIGNEMENTS DE LA REFLEXION. L’analyse de la tentative faite par l’homme pour se penser, sinon comme un sujet unique — aucun philosophe ne s’est pensé seul au monde —, du moins comme « sujet » uniquement en luimême, c’est-à-dire comme possédant chacun pour soi à lui seul de façon entière et suffisante sa substantialité de sujet, nous a conduit à reconnaître en lui une nécessaire relationnalité à autre chose que lui. Ensuite cette relationnalité nous est apparue, selon sa double nature, interpersonnelle et mondaine, avec le caractère d’universalité qui leur est commun. Cette universalité relationnelle en laquelle nous nous pensons par rapport à tout objet, nous révèle par sa potentialité notre foncière finitude en tant qu’être relationnel et donc aussi en tant qu’être selon notre singularité. 1. Les interrogations de la conscience. Quelles sont les propriétés de ces structures relationnelles ? Si notre relationnalité envers les personnes et notre intentionnalité à l’égard des objets sont toutes deux semblables entre elles, dans cet aspect d’imperfection inhérent à l’universalité, le sont-elles également dans leur aspect de perfection, celui de leur structure selon l’unité et la distinction ? La « dualité » dans laquelle se résume exhaustivement la relation « sujet-objet » de l’intentionnalité mondaine représentet-elle aussi la forme constitutive première de la relation intersubjective ? La différence entre l’intentionnalité interpersonnelle et l’intentionnalité objective ne consisterait-elle seulement qu’en une différence dans les termes : pour la première, une autre personne ; pour la seconde, une chose ? Lorsque l’intentionnalité humaine se déploie en nature propre, se résume-t-elle également en une relation binaire sur fond d’universalité comme celle du dénombrement objectif et mathématique ? Est-elle simplement actualisation indéfinie et variée d’une dualité individuelle : moi — l’autre ; ou collective : NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 61 moi — les autres ? Ou bien la réciprocité entre deux sujets, précisément parce qu’en leur être ils sont relationnels — unis et distincts — et se reconnaissent tels selon la perfection qui est en eux, implique-t-elle une richesse de rapports plus grande que celle d’une série ou suite ? Peut-on montrer qu’un simple schéma « aller-retour » ne parvient pas à exprimer la réciprocité d’une telle relationnalité ; que seule une structure ternaire peut expliciter la forme de perfection, non d’une relation objective de réciprocité, mais d’une réciprocité entre deux êtres dont l’être même est vouloir relationnel que l’Autre soit et donc qu’un Tiers soit parce qu’ils sont ? 2. La structure ternaire de la relationnalité de l’être. Pour répondre à ces questions il faut expliciter la relationnalité vécue et non pas analyser un concept objectivé de relation. Ce ne fut pas l’analyse de la proposition « je pense, je suis » qui nous a permis de reconnaître que le sujet était en lui-même et selon sa perfection (puisque la distinction est proportionnelle à l’unité) relationnel à un autre sujet, mais bien la démarche d’un Cogito conscient qui est le nôtre, personnellement exercé par chacun, dont nous avons l’intuition réflexive et dont nous pouvons rendre compte discursivement par le langage. Semblablement, ce n’est pas par une attention soutenue, mais stérile, portée au schéma objectivé de la relation, schéma décomposé en « terme de départ — terme d’arrivée, et rapport entre les deux », que nous comprendrons la nature de la relationnalité interpersonnelle, selon qu’elle relève de ce qui est perfection en l’homme ; mais nous progresserons dans la compréhension de la relationnalité de l’être en explicitant l’intuition réflexive que nous en avons et dont nous pouvons clarifier l’exercice en le vivant progressivement selon ses exigences. Pour prendre conscience de la nature de cette structure, il importe que comme sujet je fasse réflexion en mon activité à son niveau le plus accompli d’actualisation, que je la considère selon le maximum de son pouvoir. 62 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI La relation du « Je à l’Autre », dans la mesure où la distinction relève de la perfection du sujet (et où la négation appartient à sa propre intelligibilité par rapport à l’autre) implique un vouloir être dont l’Autre est le terme, ou dont je suis le terme pour l’Autre. Vouloir être soi pour l’Autre et vouloir que l’Autre soit, c’est poser que la nature originelle de la relation à l’Autre est celle de la « communication » et de la parole adressée. Quelle en est la structure lorsque nous la considérons comme relevant et comme manifestant ce qu’il y a de perfection dans l’être ? Toute activité de communication a, dans son essence, une structure ternaire. Bien qu’une telle structure ne soit pas toujours manifeste, ni directement perceptible pour celui qui observe cette activité en spectateur, elle est cependant toujours présente. Lorsque l’agir communicatif est compris réflexivement et que l’on se rend apte à le saisir dans toute son ampleur, cette structure ternaire s’impose à la conscience et révèle son pouvoir d’intelligibilité. C’est avec les mots les plus simples que cette réflexion peut s’exprimer et c’est en les prononçant et en les maîtrisant qu’on peut le plus aisément comprendre en nous-mêmes la vérité à laquelle ils nous renvoient, si nous prenons soin de ne pas laisser défiler, mais d’enrouler sur eux-mêmes les moments discursifs du langage. mêmes : Nous avons donc pouvoir de dire de nous- Je suis par moi, moi-même... moi-même pour toi... pour toi autre que moi... autre que moi, comme moi, pour que tu sois toi-même être, comme moi-même je suis être, étant par toi, toi-même... toi-même pour un autre... pour un autre, autre que toi, autre que toi comme toi, pour un autre, autre que moi, autre que moi, comme moi, NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 63 et cet « autre que toi » est aussi en lui-même « autre que moi », puisque c’est comme « tout autre que moi » et en tant qu’« être pour un autre que toi » ainsi que je le suis moi-même, que je veux que tu sois, pour que comme moi-même, je suis être, comme toi-même tu es être, il soit lui-même être, étant par lui, lui-même, lui-même pour d’autres, pour d’autres que lui. Et toi pour qui je veux être, tu peux me dire en réciprocité ce que je t’ai dit de telle sorte que j’ai aussi pouvoir de dire que : Je suis en retour voulu par toi, pour que... je sois moi-même, moi-même autre que toi, autre que toi, pour un autre, pour un autre que moi, pour un autre que toi, donc, pour lui, qui en lui-même, est autre que toi et autre que moi, pour lui, qui est comme toi et comme moi. Et qui pourra nous dire que, par lui-même il veut être lui-même, lui-même pour chacun de nous, pour que nous soyons chacun, chacun comme étant l’un pour l’autre. Le passage de l’interprétation binaire à l’interprétation ternaire de la relationnalité interpersonnelle suppose que l’on comprenne bien (en une seule intuition) que l’être singulier est relationnel en sa perfection et que cette relationnalité implique la distinction comme aspect de cette perfection de l’être, au même titre que l’unité d’identité avec soi et l’unité structurale avec l’autre (laquelle se révèle d’essence ternaire par implication). Se reconnaître comme relationnel en soi-même, en tant qu’être actif, c’est vouloir que l’Autre soit. C’est aussi, dans le même acte, vouloir qu’il soit relationnel à un autre puisque je le veux tel, que tel je suis ; or je suis en moi-même relationnel à un autre. L’autre dont je veux qu’il soit, je le veux donc relationnel à un autre. En 64 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI outre, c’est comme parfaitement distinct de moi que je le veux en lui-même comme relationnel à un autre. Cela implique que ce « nouvel autre » est également distinct de moi, qu’il soit donc un tiers : l’autre — distinct de moi — de l’autre. De même autrui, comme mon vis-à-vis en réciprocité, a pouvoir d’une semblable démarche envers moi en tant qu’être relationnel selon la perfection de son être. Il résulte que la relation de réciprocité entre deux êtres relationnels selon l’unité et la distinction de leur relationnalité concrète, implique une commune relationnalité à un tiers selon même unité et distinction. La réciprocité du Second envers le Premier s’inscrit déjà en ce que le Tiers est voulu par lui comme relationnel également, mais relationnel non pas envers lui, qui est Second, mais envers celui qui est Autre par rapport à lui qui est Second et autre en même temps par rapport au Tiers lui-même, c’est-à-dire relationnel envers le Premier. Cette intelligibilité de l’être, lorsque nous nous comprenons selon ce qu’il y a de perfection en nous, ne traduit que la simple vérité de l’amour. L’amour (le terme est ici entendu au sens réflexif et métaphysique, fondement de sa signification morale, et non dans un de ses multiples sens psychologiques), c’est vouloir (d’un vouloir qui est l’essence de l’être et pas seulement dynamisme de son devenir) que soit réel, comme absolument distinct de soi, l’Autre en tant qu’» autre pour un autre ». Cet Autre en tant qu’» autre pour un autre-qui-n’est-pas-moi » est alors comme moi : « moi qui suis pour lui ». En réciprocité, c’est d’accepter d’être voulu, par un autre qui me distingue absolument de lui comme « l’existant que je suis pour un autre », pour un autre qui est, par celui qui m’aime, absolument distingué de lui et de moi. En cela, je suis alors comme lui. La réciprocité du vouloir d’amour implique d’aimer ensemble celui qui « en Tiers » nous aimera en tant que nous sommes par lui « ceux qui s’aiment ». Pour résumer notre propos, nous dirons que « être, c’est être à soi et être par soi, soi-même pour un autre que soi pour qu’il soit à lui-même par lui-même, lui-même pour un autre que lui, puisque je veux qu’il soit tel que je suis ». B. EXPLICITATION DE LA STRUCTURE TERNAIRE DE LA RELATIONNALITE PAR CONFRONTATION AVEC UNE TRADITION QUI IGNORE SA NATURE. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 65 Si cette structure ternaire n’est pas davantage explicitée par la pensée philosophique, c’est parce qu’elle est vécue en tant qu’humaine dans l’ordre du devenir et que les schémas binaires par lesquels nous rendons compte de ce devenir viennent se superposer à elle et la dissimuler, tandis que le devenir lui-même est compris à partir de nos désirs psychologiques et est ordonné sur le modèle du jeu discursif de nos relations conceptuelles. 1. Dissimulation de la structure ternaire sous des schémas binaires. a. Les rythmes binaires du devenir. C’est d’abord l’idée même « d’orientation vers », de « mouvement vers » qui semble venir tout entière de l’ordre du devenir et comporter une structure de « passage », c’est-à-dire une structure binaire : passage d’un point à un autre, passage de l’origine à la fin, passage de la potentialité à l’actualité, passage du donné à l’idéal, entraînant une subordination des moyens à la fin, dans la successivité des « avant » et des « après ». Tous ces rapports binaires sont appropriés, il est vrai, à l’analyse du devenir, et c’est selon eux que nous prenons conscience de ce que nous sommes, passant par exemple de l’ignorance à la connaissance. C’est selon eux aussi que nous nous accomplissons, passant de l’obligation que nous nous donnons à agir de telle ou telle façon à la responsabilité assumée de nos actes. S’il est vrai que tout notre être est en devenir, et que le devenir n’est pas seulement une partie de notre être, cela ne signifie pas que seules les déterminations, par lesquelles nous rendons compte de notre devenir, soient les seules déterminations de notre être-qui-devient et que les rapports, que nous mettons entre ces déterminations de notre devenir, soient superposables aux rapports qu’ont entre elles les déterminations qui expriment les nécessités de perfection de l’être. Si c’est en tant qu’» être devenant » que nous exerçons notre relation à l’autre, il n’est nullement établi que cette relation à l’autre résulte du devenir de notre être ou qu’avec notre devenir elle dépende, en tant que relation, d’une même finitude foncière. Mais lorsque nous nous exprimons sur notre relationnalité constitutive, notre pensée, en tant qu’elle s’accomplit dans le devenir, pose d’abord le sujet et ensuite son mouvement vers 66 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI l’autre et ainsi le rythme binaire selon lequel nous élucidons notre relation à autrui se superpose à elle. Notre relation à autrui se voit ainsi identifiée à une relation binaire entièrement spécifique du devenir. De là nous passons à l’idée qu’elle dépend de notre devenir et de sa finitude. Nous prenons en effet le rythme binaire suivant lequel nous prenons conscience de notre relationnalité ontologique pour la structure même de cette relationnalité. Il s’ensuivra que l’actualisation de cette relationnalité dans le devenir sera ressentie comme une sorte de naissance originelle de cette relationnalité même, plutôt que comme son « actuation », c’est-à-dire son passage à un degré de perfection plus accomplie. Parce que dans sa naissance elle passe pour liée au devenir, notre relation à autrui est ressentie en dépendance de lui et tributaire comme lui d’une même finitude. Lorsque nous nous représentons ainsi notre relationnalité selon un schéma étiré dans la successivité du devenir, l’Autre est considéré comme un terme second, un moment ultérieur vers lequel nous tendons. De la sorte, en sujet que je suis, je me considère moi-même, en ma singularité, comme existant en un temps présent, tandis qu’autrui est pensé « au futur ». Il est vrai que, parce que je suis en mon présent un être inachevé, je tends vers mon futur qui sera pour moi un accomplissement. Mais parce que j’ai abusivement, ou plutôt par amalgame et manque de discernement, pensé Autrui « en ce futur » — du moins parce que, par latence en une compréhension encore indifférenciée de moi-même, je ne le pense pas « toujours en mon présent » — je verrai en lui, lorsque je le rencontrerai, un accomplissement de moi-même. En généralisant cette façon psychologique de ressentir notre activité, on formulera l’idée qu’autrui est pour moi un « complément ». Ce qu’il n’est pas et donc ne peut pas être. Inversement, lorsque le penseur classique analyse le cas théorique, où un être humain n’actualiserait pas de relation à son semblable, il ne reconnaîtra pas dans ce cas théorique une contradiction, donc une impossibilité, mais il conclura à une « absence ». La pensée de la possibilité même de cette absence de relation montre que la relationnalité n’est pas conçue, dans le cas de l’homme, sur le plan de la perfection de l’être, mais sur le plan du devenir. Si la solitude est alors pour l’homme une imperfection, c’est qu’elle est une absence de ce qui devrait être : l’absence d’autrui est ressentie comme un manque et une NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 67 privation. C’est une imperfection rendue possible dans un ordre de choses par l’imperfection foncière de cet ordre même. Si en Dieu, l’Être parfait, une telle privation est inconcevable pour le philosophe classique, c’est parce que sa Perfection exclut toute relation et toute distinction en son Unité, et non parce qu’il serait impossible en raison de sa Perfection que ne soit pas actualisée et parfaite la relationnalité de Sa nature divine. C’est ce qu’Aristote exprime lorsqu’il pense qu’on ne peut concevoir l’homme comme un être solitaire de nature, car il serait alors ou un monstre ou un dieu. S’il en est ainsi, c’est bien parce que la relation à autrui est comprise dans le mouvement même du devenir. Ce qui doit être satisfait par la rencontre d’autrui est d’abord vécu comme un « besoin ». C’est le propre d’une psychologie empiriste que de voir dans le « besoin d’autrui » la forme permanente de notre relationnalité, et dans la rencontre son actualisation passagère, et de penser que cette rencontre engendre à son tour, parce que passagère, le besoin peut-être illusoire, inquiet à coup sûr, de son éternité. Mais la psychologie empirique n’est pas à proprement parler fausse, elle est indifférenciée et sans nuance. La notion de « besoin » exprime l’idée d’une nécessité fondée sur l’imperfection de l’être qui agit. Cette notion psychologique s’accorde avec le présupposé unitaire de la philosophie classique. L’être dans sa perfection absolue n’en serait pas affecté. Il serait donc parfait en sa propre solitude. Certes en l’Absolu de perfection, il n’y a pas de devenir, donc pas de « besoin », mais il y a bien relationnalité en nature propre, car la relationnalité dans l’être ne prend pas naissance avec le devenir, mais est une nécessité de l’être fondée en ce qu’il y a de perfection en lui. Ce n’est pas par « besoin » que nous sommes en relation à autrui, mais par nécessité de communication d’être. Si l’on peut et si l’on doit considérer un aspect de « besoin » dans la relation à autrui, ce n’est pas au fondement de cette relationnalité, mais dans la nécessité, qui est la sienne en l’homme fini, de s’accomplir « dans » le devenir. Il y a un « besoin », si l’on veut, pour elle de tendre à sa perfection. Mais le terme « d’exigence intérieure de liberté » convient mieux que le terme « besoin », parce que notre relationnalité envers autrui s’impose en tant que nécessité intérieure à notre liberté, en vertu de ce qu’il y a de perfection en notre être. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est normative et la première des lois morales. 68 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI b. Les rythmes binaires de la finalité. Le penseur classique, se considérant dans sa seule individualité — comme s’il observait l’activité d’un seul objet, perçu au travers du seul concept de sa catégorie — s’éprouvait comme un être limité, dépourvu et, du fait de son devenir, en proie à un besoin ; il s’estimait comme une œuvre inachevée qui attend d’être complétée, comme un être de désir qui, parce qu’il est responsable de lui, doit entreprendre de se parfaire lui-même en s’orientant vers les autres dans le but de combler ses carences initiales. Il attend pour lui, de ses relations avec autrui, un enrichissement, un accomplissement de lui-même. Mais autrui peut-il répondre à cette attente ? Peut-il avec les limites de sa propre réalité combler effectivement l’indigence initiale du sujet individuel ? Et si ce besoin d’être complété renaissait sans cesse ? Et si l’homme s’estimait affecté d’un manque infini, puisque c’est sous la forme d’un projet indéfini qu’il se représente son avenir ! Ainsi l’indéfini de son futur, au-delà de ses lendemains immédiats et finis s’ouvre comme un vide sans limite. Il pense y reconnaître la mesure ultime de son indigence et de son inachèvement ; l’angoisse devant une telle indigence le saisit. Vertige du néant car aucun être fini ne pourra le combler et l’indéfini de son futur ne sera pour lui que la mortelle réalité de sa propre absence à lui-même. Espoir de salut au contraire s’il se donne l’idée d’un Être infini, objet de son désir, terme ultime de son futur, un Dieu substitué à son propre néant, pour combler son indéfinie potentialité. Cette projection illusoire d’un désir indéfini sur un Etre Infini peut trouver, dans le contexte de la pensée classique, un support théorique dans le concept d’être. Lorsque ce concept est pensé dans la seule unité de sa généralité, comme objet formel de l’intelligence et de la volonté, on en vient facilement à établir une sorte de parallélisme entre d’une part la participation logique de nos concepts au concept « être », tant sous son aspect de « vérité » que de « bonté », et d’autre part une participation — qui serait dite ontologique — des êtres désignés par nos concepts à un être Infini qui correspondrait alors précisément à l’objet formel de nos facultés rationnelles. Notre désir de connaître et l’appétit de notre vouloir (de posséder ou d’appartenir à) qui se NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 69 portent vers les objets de notre expérience, seront à leur tour considérés comme des participations d’un désir de connaître et d’un appétit de posséder qui se porteront vers l’Être Infini luimême. Pour notre intelligence et notre volonté qui tendent vers Lui, Il serait la Vérité et la Bonté infinie qui, englobant toutes les autres vérités et bontés, serait capable de tout dissoudre en lui et de se substituer à tout. Cette manière de voir est sous-jacente à presque tous les courants unitaires de philosophies spiritualistes. Prenant son inspiration dans la conception parménidienne de l’être « en cercle sur lui-même », exposée en « allégories » par Platon et sans doute considérée par lui comme une allégorie d’ensemble de l’esprit humain lui-même et de la vérité qu’il porte en sa propre réalité, elle fut, par ses successeurs — partisans et adversaires — interprétée dans le sens d’un réalisme objectivé. A ce titre et sous des formes diverses mais apparentées entre elles, elle inspira toute une psychologie humaine et religieuse et servit de langage, à l’expérience mystique et à l’expérience amoureuse en même temps qu’elle leur imposa ses schémas. Toute l’histoire de la pensée en est pétrie. Notre relationnalité se trouva ainsi comprise comme une tendance finalisée dans le cadre du devenir. La dualité de l’avant et de l’après prend le visage d’une autre dualité : celle de « l’origine et de la fin ». Dans cette finalité, la dualité « moyen et fin » est mise en parallèle avec la dualité « général et particulier » et ainsi notre relationnalité ontologique à autrui est pensée comme un moyen ou une forme participative de notre tendance à l’Infini. C’est de cette façon que l’histoire a compris notre relationnalité ontologique mais sans la reconnaître comme ontologiquement liée à la perfection de l’être, en la situant tout entière dans l’ordre du devenir. De la sorte les hommes ont, hélas ! pensé que c’est le devenir qui nous met en relation à l’autre (ou à l’objet matériel). Ils se sont représenté l’avènement de nos relations selon la succession du devenir, c’est-à-dire selon la dualité indéfiniment répétée de l’avant et de l’après. Autrui et plus encore Dieu sont pensés comme des termes à atteindre et nous plaçons notre perfection dans la possession que nous pourrions en avoir, par conquête ou par grâce de leur part et l’amour du prochain devient une forme de l’amour de Dieu. Autrui est aimé 70 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI en vue d’aimer Dieu et c’est Dieu qui est aimé dans l’Autre. Vouloir aimer autrui pour lui-même relève d’une tentative de rébellion envers Dieu. Une sorte de culpabilité pèse sur l’amour d’autrui pour lui-même puisqu’en le considérant comme une fin, cela impliquerait, dans une conception finaliste de l’amour, le refus de la fin ultime qui ne peut être que l’Être infini et non un être partiel, fût-il spirituel. Vision qui n’est pas dénuée de noblesse, mais qui, erronée, engendre des effets pervers ! c. Le rythme binaire de l’objectivité. La structure ternaire de notre relationnalité interpersonnelle est également dissimulée sous la structure binaire du rapport classique « sujet-objet matériel », que ce dernier soit objet pour l’intelligence ou objet pour la volonté, c’est-à-dire pour autant que l’homme comme sujet spirituel le rencontre selon sa sensibilité perceptive, ou selon sa sensibilité motrice. Si cette relation « sujet-objet matériel » dissimule la structure ternaire de l’interpersonnalité, c’est parce que toute notre psychologie de la reconnaissance d’autrui fut, dans le cadre de la philosophie classique, expliquée à partir de notre saisie de l’objet matériel. Percevoir l’objet matériel et agir sur lui passait pour la situation originelle à partir de laquelle se développait toute l’activité spirituelle. C’était donc en vertu d’un supposé raisonnement par analogie que les philosophes classiques rendaient compte de notre connaisance d’autrui. Son existence était constatée comme un fait et sa personne était appréciée comme une chose spirituelle : une « substance individuelle de nature spirituelle ». Plusieurs courants de philosophie moderne, depuis Kant et Hegel, ont inversé le rapport « objet-autrui », en faisant d’autrui le terme privilégié de notre intentionnalité, mais ils en ont gardé la structure binaire. Les sciences humaines pour leur part ont déjà largement scruté les formes variées de la relationnalité humaine, principalement les formes affectives, et en ce domaine elles ont ordonné leurs recherches et leurs interprétations autour de la dualité objective « homme-femme ». Leurs travaux ont certes montré l’insuffisance des conceptions individualistes du sujet humain mais ils n’ont pu montrer — car cela dépasse les possibilités de leur méthode — comment la sexualité humaine est à la fois, selon NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 71 son essence, expression actualisée d’une structure ternaire et possibilité active de son universalisation humaine, comme nous le montrerons dans l’étude de la quatrième hypothèse. Il importe donc de se donner une intelligence de notre relationnalité qui lui soit appropriée et de ne pas se contenter seulement de la reconnaître comme à contrec·ur en la dissimulant sous les catégories spécifiques du devenir et de la finalité, du fait de l’avoir d’abord explicitée sur le modèle de notre relation aux choses et analysée, comme tous les autres problèmes philosophiques, à travers le reflet que le langage en donne. A la suite d’une telle analyse, nous introduisons en contrecoup des problèmes artificiels dans la compréhension de notre agir moral et nous faussons le sens de nos aspirations les plus généreuses. Il faut découvrir la structure ternaire de notre relationnalité derrière les masques binaires dans lesquels une philosophie de l’objet (ou du sujet objectivé) et du primat de l’unité indivisionnelle nous en laisse deviner la réalité tout en voilant son essence. 2. L’insuffisance d’un schéma interpersonnel binaire. L’amour comme propriété relationnelle ontologique de l’être conscient et libre ne peut être « amour de soi ». Au sens strict, un être ne peut s’aimer lui-même, car l’amour fondamentalement distingue de soi, entièrement. Il y a amour, lorsqu’un être-sujet fait être, selon la mesure de son pouvoir, « un être autre », autre et tel que lui-sujet est être et se fait être. « S’aimer soi-même » est une impossibilité et même une impossibilité absolue, tout autant qu’aimer l’autre pour soi-même, comme intermédiaire ou moyen de sa propre perfection. C’est en raison de la dissimulation de l’amour relationnel sous l’amour-tendance que l’expression « amour de soi » paraît avoir un sens acceptable. En effet chaque sujet tend vers sa propre perfection. Et cette tendance vers son propre accomplissement peut donner un sens à l’expression : « amour de soi ». Mais selon cette acception du terme, il n’est question d’aucune communication d’être, ni d’aucun élan vers un être autre. Si l’idée d’une perfection de l’être ramenée à l’unicité d’un sujet solitaire rend impossible toute compréhension de la communication de l’être, les schémas binaires appliqués à l’agir communicatif ne permettent qu’une description « objectivée » de 72 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI celui-ci. L’agir communicatif y est compris à travers l’image sensible qu’il extériorise de lui-même et que nos yeux perçoivent : d’un côté nous voyons le « donneur », et à l’autre terme de la relation, nous voyons le « receveur ». De cette relation binaire nous inversons parfois le sens, et nous parlons de « réciprocité ». Dans cette optique alors, le déploiement de la communication d’être se réduit à une suite de relations binaires juxtaposées ou enchaînées, aux multiples spécificités. Ainsi les hommes expriment leurs rapports par paires de termes : Dieu et ses créatures, l’homme et son prochain, le père (ou la mère) et ses enfants, l’homme et sa femme, la femme et son mari, l’homme et son frère, l’homme et son ami, etc. Leur structure mentale plurielle est celle du dénombrement objectif où la réunion de l’un et de l’autre égale deux : 1 + 1 = 2. La structure plurielle réflexive est créatrice d’existence nouvelle en tierce position. La réunion de l’un et de l’autre « donne » trois (1 + 1) = 3. Ce déploiement créateur de l’être relationnel est la condition absolue de la possibilité d’un dénombrement objectif me donnant en symbolisme formel 1 + 1 + 1 = 3. Dans l’interprétation binaire, la réalité de l’agir communicatif est occultée et l’essence de la communication est pour une part réduite à « l’échange ». Or la relation d’échange, même lorsqu’elle est « valorisée » autant qu’elle peut l’être, ne peut être tout au plus qu’un aspect de l’expression incarnée d’une relation de communication. La communication d’être n’est pas « échange », même si, sur le plan de son expression incarnée, des objets peuvent être échangés. Lorsqu’elle est vécue avec l’attente d’une réciprocité binaire, elle est même confusément ressentie comme une façon déguisée de récupérer le don initial. L’interprétation binaire de la réciprocité humaine jette donc d’emblée une certaine suspicion sur la relation d’échange et sur toute relation. Peut-être est-elle effectivement suspecte, peut-être ne l’est-elle pas ! Mais si l’on veut qu’elle ne le soit pas, ou encore si l’on veut qu’elle soit reconnue comme ne l’étant pas, c’est comme moment incarné d’une réciprocité communicative qu’il faut la comprendre, c’està-dire selon sa structure ternaire. Pour la pensée classique unitaire et la psychologie empirique commune, l’objet donné, lorsqu’il est compris, dans le cadre d’un rapport binaire, n’appartient plus au donneur. Un vide s’est fait dans son « avoir ». Vide comparable à celui qui « attend » un objet convoité. Le « je NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 73 n’ai plus... » n’est pas le « je n’ai pas encore... », mais dans l’un et l’autre cas la relation de l’objet au sujet est, dans l’entre-deux du présent, d’une commune nature : elle est absence d’un bien. Que penser alors d’une réciprocité qui viendrait la combler ? Quelle en serait la valeur ? Sans doute suspecte ou peut-être pas ! Et pour échapper à cette suspicion ou du moins à l’ambivalence du jugement, faut-il renoncer à la réciprocité ? Le don serait-il alors plus authentiquement don, s’il n’y avait pas de retour ? En passant au cas limite, celui du « don de sa personne », faut-il que l’amour implique la destruction du Sujet qui se donne ? Mais alors étant détruit, que pourrait-il être « pour l’autre » ? L’impasse de la pensée classique est manifeste. L’opposition classique entre l’objet-donné et l’objetconvoité dans leur rapport au Sujet est analogue à l’opposition entre deux positions contraires par rapport à la vérité : celles-ci ne peuvent être vraies ensemble, mais elles peuvent être fausses toutes les deux. Pour que l’objet donné soit valablement donné et donc le « contradictoire » d’un objet convoité et arraché à autrui, il faut qu’il se situe dans un rapport authentique au Sujet aimant, et que ce rapport soit authentiquement compris. Il faut que l’objet qui est donné soit compris, non comme objet dont on se dépossède, mais à la possession duquel on accède véritablement parce que par son don on s’actualise comme sujet relationnel à l’autre, car cet objet est utilisé pour faire exister l’autre davantage. L’objet donné est alors vraiment le « corps » (le corps médiat) du sujet relationnel qui s’accomplit authentiquement en tant que relationnel. Pour un sujet réflexivement conscient de sa relationnalité, ce qui est ainsi vraiment donné est aussi vraiment possédé et ce qu’il possède est possédé « pour l’Autre », pour qu’il soit et soit pour un Autre. Une analyse relationnelle permet ainsi de comprendre cette vérité du cœur : « qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir ». « A donner », si en donnant, on se fait « être comme vouloir que l’Autre soit ». « Plus de joie... qu’à recevoir » si en recevant on refuse d’exister dans la « reconnaissance » de la générosité de l’Autre. Mais c’est aussi une égale joie de se recevoir en permettant à l’Autre de se donner. Pour échapper à une interprétation binaire, la pensée classique se trouve devant un dilemme. Ou bien elle propose de supprimer la distinction, signe d’imperfection et de tendre à l’unité pure ; ou bien elle conseille de ne pas s’arrêter à une seule relation binaire, mais de tendre à l’unité par un effort d’universa- 74 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI lisme. Aimer un seul être humain, même dans une réciprocité éprise de fusion, c’est rester prisonnier de la distinction qui entérine une irrémédiable imperfection. Aimer tous les hommes, c’est autant que faire se peut, s’élever au dessus des distinctions pour aimer l’Homme : un et unique, en chaque homme. Par-delà la valeur d’humanité qui est en chaque homme, il est encore possible de tendre vers la valeur de l’Être comme tel qui est alors le Bien absolu : Dieu. C’est Dieu qui est aimé en chaque homme. Le projet d’un amour sans distinction revêt alors les allures d’une fusion de tous en Dieu. Telle est la vision classique. La relation de l’homme à autrui est certes une relation universalisée et l’exigence d’universalité dans l’amour du prochain est un signe de perfection, et une façon d’ouvrir les relations humaines au-delà des seuls rapports d’intérêts. La particularité ou la généralité de ceux-ci est si limitée qu’ils n’atteignent pas l’ordre de la Valeur humaine. Mais comment faut-il concevoir cette universalité ? Quel est en elle l’aspect de perfection ontologique qui fonde l’obligation morale de la charité ? Une universalité fondée et expliquée à partir du seul aspect de la communauté de nature peut-elle rendre compte valablement de toute l’expérience humaine de l’amour de l’autre ? Les multiples affirmations de l’irrationalité de l’amour dans cette même tradition classique ne peuvent que nous faire pressentir une réponse négative. La tradition unitaire ne rejette-t-elle pas maladroitement dans l’ordre de l’imperfection, et donc dans l’ordre de la sensibilité, et par suite dans celui de la passion, des aspects de perfection relationnelle de l’être, parce qu’elle ne peut les appréhender dans la formalité abstraite des concepts par lesquels elle désigne les choses et les personnes indistinctement. 3. Signification relationnelle du devenir finalisé. Certes notre perfection de sujet ne se peut concevoir sans autrui ni sans Dieu. Certes nous sommes en devenir et en devenir selon tout notre être, mais ce n’est pas dans la succession du devenir que prend naissance notre relationnalité en recevant de lui une structure binaire. Dans le devenir cette relationnalité, qui est constitutive de notre être-qui-devient, passe seulement mais essentiellement, d’une moindre perfection à une plus grande perfection relationnelle. Ainsi, nous ne tendons pas vers Autrui ; NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 75 nous ne tendons pas vers Dieu ; mais nous tendons à la perfection de notre relation à Dieu et de notre relation à autrui. C’est comme être relationnel que nous sommes en devenir et ce n’est pas parce nous sommes en devenir que nous sommes relationnels. Nous ne tendons pas à devenir autrui, ni à devenir Dieu. Dieu n’est pas la perfection de l’homme. La perfection de l’homme ne peut être la perfection que de ce qui « est humain », c’est-à-dire de son être humain. Mais de cet « être-homme », la relation à autrui et la relation à Dieu sont constitutives. La perfection de l’homme, c’est la perfection de son être selon sa relationnalité : la perfection donc de sa relation à autrui et de sa relation à Dieu. C’est enfin une ultime question que de se demander quel est, dans l’histoire de l’homme et de Dieu, le terme en perfection de cette relationnalité constitutive. Nous y répondrons plus tard, lorsque nous aurons pu élaborer une idée de Dieu conforme à cette relationnalité. C’est d’ailleurs parce que ces relations à autrui et à Dieu sont constitutives de notre être, selon ce qu’il y a en lui de perfection ontologique qu’elles sont impératives pour notre liberté et qu’elles résument l’essentiel de la loi morale : l’amour de Dieu et l’amour du prochain, indissociablement, tous deux également impératifs, sans que l’un soit subordonné à l’autre. La subordination de l’amour d’autrui à l’amour de Dieu, en faisant de l’un le moyen de l’autre, est également une conséquence de l’assimilation du relationnel au successif et de la réduction de l’exigence morale à une « séduction transcendante », comme si l’obligation morale était l’attirance exercée par une Fin pensée comme ultime et extérieure au Sujet. Ainsi à une implication entre deux relationnalités ontologiques — qui ne sont pas comprises comme telles — se superpose la représentation d’un rapport « moyen à fin » et à une explicitation de ce qu’est l’essence de l’être dont les nécessités déterminent ce qui est normatif pour l’action, se superpose le schéma psychologique d’un acte d’adaptation et d’utilisation des choses dans le temps et l’espace en vue d’un but à atteindre extérieur au sujet. Certes il y a obligation morale, mais celle-ci n’est pas la force exercée en l’homme par la Puissance divine. L’impératif catégorique n’est pas un « commandement » du Maître Souverain. L’ordre moral est l’ordre du devenir libre. Il n’y a pas d’obligation morale pour Dieu, bien que libre, puisqu’Il n’a pas à 76 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI devenir son être et à se réaliser en liberté infinie. Il est de nécessité absolue la perfection de son être. Il n’y a pas davantage d’obligation morale pour un être matériel bien qu’il soit en devenir, puisqu’il n’est pas libre et ne se réalise pas par luimême. Seul l’être spirituel en devenir est un être de moralité (c’est-à-dire un être dont la perfection de la liberté est seulement une « obligation » c’est-à-dire une nécessité d’être par soi qui est ontologiquement imparfaite, et qui reste en deçà de la nécessité absolue d’être par soi son être). L’obligation est la forme finie de la liberté spirituelle, la manière pour l’être fini spirituel d’être par lui-même, comme un être qui est « à se faire ». Et c’est en se recevant de Dieu, dans une communication créatrice, que l’homme est en sa liberté même un être qui s’oblige à sa propre réalisation. Dieu ne peut le créer en situation de liberté absolue et divine, dans la nécessité absolue d’être par lui-même son être ; Il ne peut que le créer en situation de liberté finie, dans une nécessité non absolue d’être par lui-même, c’està-dire comme un être qui n’est par lui-même qu’en s’obligeant à être son essence. Mais à quoi le sujet est-il obligé ? A rien d’extérieur mais à lui-même. C’est son être même qu’il a à faire. Dans son devenir il est à lui-même sa propre fin. En ce sens, sa fin est « ab-solue », car elle n’est subordonnée à aucune autre fin et ne dépend de rien d’extérieur. La moralité d’une action particulière, c’est d’être orientée à cette fin absolue intérieure à l’être libre en devenir. C’est le sujet libre en tant qu’il se réalise par son action qui est la fin même de cette action. Formellement et rigoureusement parlant la fin absolue de l’action morale de l’homme n’est pas un Être Absolu. Ce n’est pas Dieu qui est la fin de l’action morale libre mais l’homme selon son être à réaliser. Ce n’est donc pas l’existence d’une « cause finale » distincte du sujet qui peut fonder l’agir moral. Pas davantage, peut-il être fondé par une « cause finale » qui lui serait pensée comme intérieure car cet « idéal de soi », dans sa potentialité ne peut être la source actuelle de l’obligation en laquelle ma liberté se reconnaît en sa perfection finie et en devenir. De plus cet « idéal de soi » n’est pas un modèle prédéterminé, une essence préformée jusqu’à son dernier détail à laquelle le sujet libre n’aurait qu’à consentir et à rendre (ou refuser de rendre) réelle en lui. Cet idéal est lui-même à inventer et son invention fait en quelque sorte déjà partie de l’exigence morale initiale. Ce n’est donc pas parce qu’il y a une NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 77 fin qu’il y a ordre moral, mais bien plutôt parce qu’il y a un ordre moral qu’il y a finalité et que cette finalité est intérieure au sujet libre en devenir, au sujet qui s’oblige à lui-même, et à son essence, c’est-à-dire qui s’oblige à construire son essence selon les nécessités de l’être. Mais quelle est l’essence de son être à réaliser, quelle est sa nature reconnue dans ses nécessités ? Quelles sont ces nécessités intérieures à l’être libre en devenir, nécessités qui sont par le fait même les normes de son action ? Elles sont essentiellement de nature relationnelle : relation à Dieu et relation à autrui. C’est en tant qu’elles sont constitutives de l’être spirituel selon sa perfection d’être qu’elles sont, selon leur essence, la forme de notre agir libre, et sa détermination normative parce que nous sommes en devenir. La détermination de la fin ultime de l’homme, ce n’est pas autrui, ce n’est même pas Dieu, c’est la perfection de notre relationnalité à autrui et de notre relation à Dieu selon leur essentialité respective et l’articulation propre de leurs rapports. Déterminer le « système » de la loi morale, c’est-à-dire les diverses obligations qui sont les normes internes de l’agir libre, soit en vertu de leur ordonnance à une cause finale extérieure (assimilée à Dieu) et en raison de leur aptitude plus ou moins grande à en permettre l’obtention, soit à partir du seul aspect de finalité interne propre à une activité en devenir, c’est à la fois occulter et déprécier l’essence de la relationnalité de l’être, en la ramenant dans l’ordre du devenir et en lui imposant une structure de réalisation binaire (le sujet et sa fin vers laquelle il tend) et c’est aussi poser les termes d’un conflit artificiel entre l’obligation morale et la liberté puisque l’obligation morale fondée en ce cas sur la fin ultime serait extérieure au sujet libre. La loi de la communication de l’être, nous l’exerçons donc comme une nécessité première de l’être en notre activité relationnelle. Nous en prenons conscience comme ultime et suprême intelligibilité de l’être (comme intelligibilité englobant toute intelligibilité partielle), dans le cadre d’une démarche réflexive et nous l’actualisons dans nos relations fiduciales. En tenant compte des deux sens du mot « amour » nous dirons alors, puisque notre liberté est une liberté en devenir — donc qui s’oblige — qu’il faut aimer « aimer », c’est-à-dire qu’il faut tendre d’enthousiasme à communiquer d’exister et d’être. Aussi la première loi d’intelligibilité de l’être devient-elle la première loi normative de nos actions : celle de la charité. 78 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Si d’une part, il y a norme et obligation, c’est parce que nous sommes des êtres libres en devenir. Si d’autre part, c’est la loi de charité qui est la règle normative de nos actions, c’est parce quelle est constitutive de la liberté consciente en tant que le sujet est nécessairement « vouloir que l’autre soit et soit comme autre en parfaite égalité ». Il en allait de même pour le principe de noncontradiction. Si ce principe est la règle normative de nos pensées, c’est parce qu’il est constitutif de la conscience libre, en tant que le sujet est nécessairement connaissance de lui dans la distinction d’avec toute altérité objective. La loi de charité et le principe de non-contradiction sont tous deux fondés dans la structure relationnelle de l’essence spirituelle de l’être. C’est parce que la constitution de l’être est relationnelle en sa perfection que notre pensée s’actualise selon l’identité et la noncontradiction et que notre liberté s’accomplit selon la conservation de soi et l’amour de l’autre. Lois logiques et lois morales, par la relationnalité qu’elles impliquent, sont fondées les unes et les autres sur la structure ontologique de perfection de l’être dont elles nous aident à prendre conscience. S’il y a « normativité », c’est parce que pour l’homme cette structure s’actualise dans le devenir de l’être et qu’elle est « universalisée », tant logiquement que moralement. C’est aussi en tant que finie et en devenir que cette structure relationnelle s’actualise dans le monde, historiquement, dans l’universalisation selon le temps et l’espace. La relationnalité ternaire de l’être peut donc être considérée comme la loi de l’être et la loi des lois. Quant à la manière dont cette structure ternaire s’actualise et dont s’effectue le passage entre ses actualisations successives selon les divers ordres de réalité de notre expérience, elle nous permettra de comprendre la loi du devenir de l’être, loi de notre devenir comme être. Cette seconde loi nous donnera le sens ontologique de notre histoire et la perspective de notre destinée au-delà de l’Histoire, en tant que cette histoire et cette destinée sont l’accomplissement de l’exigence éthique qui se fonde sur la structure de communication de l’être. C’est donc dans l’étude de la quatrième hypothèse : « je suis avec autrui au monde », celle où nous embrassons réflexivement notre situation humaine dans toute sa richesse existentielle, que nous pourrons étudier les formes d’universalisation de la structure relationnelle de l’être et par conséquent la loi de notre devenir et de notre destinée de consciences libres et personnelles. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 79 4. L’écran du langage et l’obstacle des symbolismes de l’unité à la structure relationnelle de l’amour. Nous avons pu voir que la constitution relationnelle de la conscience, pour autant qu’elle s’exerce dans un monde de choses qui fascinent son attention, peut faire obstacle à la reconnaissance réflexive de cette relationnalité même en tant qu’elle est interpersonnelle selon sa perfection. Mais cet obstacle originel de « l’objectivisme » n’est pas le seul ; il peut être en l’occurrence renforcé par la structure du langage énonciatif et par les symbolismes culturels qui traduisent l’accomplissement de l’amour en des images d’unité seulement. Le langage tel que nous l’énonçons ne permet pas, en effet, de distinguer la connaissance réflexive de soi par voie d’identité de la connaissance objective par voie de distinction. Il porte au contraire à les confondre l’une l’autre par la similitude des fonctions grammaticales qu’il impose à leur expression. Ce qui est vrai pour l’usage du verbe « connaître » l’est aussi pour le verbe « aimer » qui peut recevoir en guise de complément d’objet ou ma propre personne ou celle d’autrui : « je m’aime ; je t’aime ». Nous sommes ainsi habitués presque irrémédiablement à comprendre l’amour d’autrui sur le modèle de l’amour de soi. Le langage, par sa structure, place notre conception de l’amour sous le signe de la seule unité, exclusive de la distinction. Il nous porte donc à subordonner conceptuellement l’amour d’autrui à l’amour de soi, à méconnaître ainsi les propriétés constitutives de l’amour d’autrui, à opposer par là même la réalité de l’amour de l’autre, à l’amour de soi. Ces deux amours sont donc rendus antagonistes puisque, étant unis comme distincts, il faut pour qu’ils soient réduits à l’identité que l’un cesse pour que l’autre puisse exister. Enfin cette opposition conflictuelle s’explique parce que l’amour de soi et l’amour d’autrui sont compris selon une même signification psychologique en un même plan : celui du devenir. Or il faut entendre le terme « aimer » en des significations différentes de celles de la communication de l’être, pour qu’une personne consciente et libre puisse, en un sens acceptable, attribuer — ou se voir attribuer — ce mot « amour » à elle-même et s’en considérer comme le terme, qu’il soit ou non à son honneur. 80 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Il peut s’agir par exemple de la recherche d’avantages ou de plaisirs divers, de la réalisation de désirs différenciés, de l’accomplissement de sa personnalité ou de l’édification de soimême dans la perfection morale. Si l’amour est pensé parfois comme amour de soi, c’est parce que le désir de l’autre est d’abord compris et vécu au travers de la possession de biens ou de conduites aptes à se faire plaisir, vu que l’homme, « par pauvreté », se comprend souvent comme « corps ». Nous sommes ici au stade objectif de la compréhension de l’homme par lui-même. En ce niveau d’intelligence, la Sagesse populaire formulera plusieurs préceptes : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent », ou « Fais aux autres ce que tu souhaiterais qu’ils te fassent ». Dans ce cas, l’amour de l’autre est assimilé à un comportement qu’on peut aussi avoir envers soi. Ce qui peut être vrai du point de vue de la formalité et de la description de la conduite à tenir, mais ce qui ne supprime pas, au contraire, la distinction du point de vue de la structure entre nous et autrui. Ensuite l’amour de soi se voit, par une certaine « rationalisation » philosophique, ériger en forme suprême de l’amour, à la réalisation duquel l’amour d’autrui contribuerait, parfois après une paradoxale renonciation à soi-même. En effet, la perfection de l’être selon la philosophie classique était liée à son « unité » et toute distinction dans son activité de connaissance et d’amour supposait une imperfection. La philosophie était abusée en cela par le schéma de l’» unité » attribuée à l’objet (et cela nécessairement d’ailleurs en raison de l’intentionnalité communicative d’être), qu’il fut effectivement « un » avec lui-même comme dans le cas d’une personne ou simplement pensé comme « ununifié » comme dans le cas de beaucoup de choses. Abusés par l’illusion objectiviste, les philosophes classiques concluaient ensuite logiquement que la perfection de l’amour était liée à l’unité de l’être avec lui-même et donc résidait dans l’amour « du » soi comme « un ». Mais cette rationalisation de l’amour est aussi classiquement contestée par les intuitions du cœur, qui se donnent alors pour irrationnelles et supérieures à la raison. Et en effet ni en l’être humain ni en l’Être infini, l’identité de l’amour « de soi » ne peut passer pour modèle de la perfection de l’amour « de l’autre ». Rationalité de l’amour de soi et irrationalité de l’amour de l’autre NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 81 ! Y a-t-il une issue au dilemme ? Ce dilemme ne peut-il alors être surmonté que dans l’irrationalité pour l’homme et dans la rationalité pour l’Infini ? Mais alors le dilemme subsiste dans le Réel entre le fini et l’Infini, et comment l’homme est-il image de l’Infini ? Les pages précédentes ont établi, pensons-nous, l’impossibilité constitutive d’une assimilation de l’amour de l’autre et de l’amour de soi dans le cas de l’être humain. Mais dans le cas de l’Être infini ? Les philosophes classiques soutiendront qu’ils reconnaissent aussi cette impossibilité d’identifier l’amour de soi et l’amour de l’autre, alléguant que l’homme est un être fini et imparfait. Par conséquent il n’y aurait jamais « identité » absolue entre l’homme aimant et l’objet de son amour et donc que l’objet de son amour ne sera jamais lui-même. Mais ce qui est impossible pour l’homme est possible pour Dieu, parce que la perfection absolue de l’amour, impossible pour l’homme dans l’identité, est possible pour Dieu et qu’avec Dieu le dilemme de la rationalité et de l’irrationalité de l’amour est levé, parce que l’opposition de l’amour de soi à l’amour de l’autre ne se pose plus. En effet, disent-ils, l’objet de l’amour c’est le Bien. L’amour parfait est l’amour du Bien infini. Or Dieu est le Bien infini, donc Dieu, en aimant le Bien infini qu’Il est, s’aime lui-même et son amour de lui-même est un amour parfait. Ce que nous aimons quand nous aimons autrui, ce n’est pas sa personne en tant qu’autre, mais c’est la valeur de bien qui est en elle. Or comme une personne humaine ne représente qu’une valeur partielle de Bien, parce qu’elle n’est qu’une image du Bien infini, mon amour pour moi, pas plus que mon amour pour autrui, ne peut être parfait dans l’identité comme l’amour du Bien infini que Dieu est en lui-même. Je suis aimable pour moi-même parce que je suis une image du Bien infini, mais en m’aimant moi-même exclusivement, mon amour est le plus imparfait qui soit car je limite mon désir d’amour à sa plus petite valeur. Si j’aime une autre personne exclusivement, mon amour progresse un peu. Il double en quelque sorte en valeur, mais est encore bien imparfait ; il n’est guère plus valable que l’amour de moi seul, et il pourrait même se faire que c’est par amour de moi que j’aime un autre exclusivement. Mon amour progresserait considérablement si j’aimais tous les hommes, si mon amour était « universel ». Mon amour est parfait si j’aime le Bien infini exclusivement. En 82 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI aimant le Bien infini, j’aime tous les biens partiels, autrui universellement et aussi moi-même. Si l’amour de Dieu est l’objet de mon désir d’amour alors je désire aimer tous les hommes et moi-même aussi. Et si mon désir d’amour est effectivement comblé par l’amour de Dieu alors j’aime réellement tous les hommes et moi-même aussi. C’est par une analyse de ce type que les philosophes classiques — avec des variantes mineures de l’un à l’autre — conçoivent l’idéal de l’amour dans l’identité de l’aimant et de l’aimé. Les mystiques religieux raisonnent semblablement et se forgent une psychologie et des comportements affectifs en rapport avec elle. Les symbolismes de « fusion », de perte éperdue de soi dans une totalité sont censés traduire la perfection de cet idéal. Quel jugement porter sur la valeur de vérité d’une telle conception ? Nous disons bien sur la valeur de vérité de cette conception et non sur les conduites souvent généreuses de ceux qui s’en inspirent pour surmonter leurs tendances égoïstes, vaincre leurs dispositions au mal et agir avec dévouement. Malgré l’apparente noblesse de cette conception classique, nous devons porter sur elle un jugement sévère, pour son irréalisme, pour ses supercheries verbales, pour ses contradictions enfin. Premièrement, si cette conception apparaît cohérente — apparaît seulement — sous l’angle du désir volontaire, elle rend notre idée de Dieu, créateur de l’homme par amour, contradictoire. Comment la volonté divine pourrait-elle aimer des êtres finis, puisqu’elle est comblée par sa propre réalité et ne pourrait pas se rendre imparfaite pour aimer des êtres imparfaits ? Aristote était logique avec le postulat de l’unité et celui de l’ontologisme du langage discursif lorsqu’il niait toute relation entre Dieu et les hommes et faisait de Dieu un être isolé qui serait pensée de sa pensée et volonté de sa volonté. Inversement si Dieu est admis comme le créateur de l’homme, comme celui qui communique l’être d’être homme et que l’homme est image de Dieu, il faut aussi admettre que cette communication avec l’homme est image d’une communication parfaite en Dieu. Si Dieu y est communication d’être en tant que créateur, c’est que ce pouvoir de communication est parfait en lui en Sa source et en Son terme. Si Dieu est créateur par amour et si Son amour est NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 83 infini, il n’est donc pas comme Dieu un être solitaire mais relationnel en Son essence, donc communion de Personnes. Deuxièmement, cette conception repose sur une ontologisation de l’idée transcendantale abstraite du Bien et une réification des idées spécifiques. Il y a une regrettable illusion et une supercherie à identifier l’objet formel de l’intelligence et de la volonté avec l’idée de Dieu, à confondre l’indéfini et l’infini et à voir dans la notion hybride d’universel « de plus en plus généralisé » une perfection alors qu’elle signe notre finitude. Enfin cette conception est irréaliste par son ignorance de l’aspect structural de toute intelligibilité. La réalité des relations interpersonnelles est ramenée à des rapports abstraits entre les niveaux de généralité de la pensée discursive formalisante. Si le terme « amour » en tant qu’il exprime une perfection de l’être, jusqu’en l’Absolu divin, ne peut se comprendre sans l’affirmation d’une distinction — non réductible — entre les personnes qui sont le déploiement de son essence, on peut cependant user du même terme mais avec une signification toute différente pour exprimer l’attachement d’un être-en-devenir à s’accomplir selon toute la perfection de son être. Il s’agit de l’amour-désir ou de l’amour-tendance, de l’amour-devoir, de la volonté pour un être relationnel de tendre vers la perfection de sa relationnalité constitutive, ainsi que nous l’avons posé dès le début. Réflexivement la distinction entre ces deux significations est claire, mais sur le plan psychologique le sentiment d’amour mêle de façon objectivement indiscernable l’amour de l’altérité en tant qu’altérité ou amour relationnel (que nous marquerons de l’indice « -r » : amour-r) et l’amourtendance de l’être-en-devenir (que nous marquerons de l’indice « -t » : amour-t). L’homme comme être est un être de communication d’être et en tant qu’être-en-devenir il tend vers la perfection de cette communication. C’est cette communication qui est l’objet de son désir parce qu’elle est son être. L’objet du désir de l’homme, c’est son être même, car le désir tend à avoir, à posséder, à s’approprier ce qui est désiré, à faire de ce qui est désiré sa propre substance. Or cela n’est possible que pour notre être propre en tant que nous avons à le réaliser. Cela n’est pas possible à l’égard de l’être d’autrui. Envers autrui, ce que nous désirons, c’est au contraire que son être propre soit à lui irréductiblement au nôtre, parce que cette constitution d’autrui 84 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI en lui-même est l’objet de notre vouloir comme être en tant qu’être, c’est-à-dire comme être relationnel. En désirant qu’autrui soit lui-même, je m’identifie à moi-même en réalisant mon être relationnel selon sa perfection constitutive. Lorsqu’il s’agit de l’amour-tendance, on peut donc en parler sous le signe de l’identité seule : identité de signification et de réalité de l’êtreà-devenir avec l’être-devenu ; mais on ne peut, sans manquer le sens essentiel de l’être, appliquer à l’amour relationnel (amour-r) ce qui est spécifique de son devenir. En effet ce qui est propre à l’amour-tendance (amour-t) et à son identité en devenir, c’est-à-dire au dynamisme selon lequel est vécu historiquement notre identité avec nous-mêmes et — en l’identité d’une même nature — notre relation constitutive à l’autre, n’a pas les mêmes caractéristiques que cette relation ellemême. Le devenir de cette relation n’est pas sa constitution. La « distance » interne au devenir, entre début et fin, n’est pas davantage l’origine de l’amour relationnel en tant que structure de communication. C’est au contraire la relation ternaire à l’autre et à l’autre de l’autre qui, parce qu’elle est finie en l’homme, donne naissance à son devenir, comme nous tenterons de le montrer dans l’existence au monde de la communauté de personnes. Enfin le terme « amour » souffre d’une ambiguïté psychologique. Celle de la réciprocité binaire, celle de la psychologie du « nous-deux », du « rien que toi et moi ». Si la formule veut signifier qu’il n’y pas d’être et d’existence sans relationnalité pour la conscience et la liberté, la formule est acceptable. Si elle est exclusive du déploiement achevé de cette relationnalité, en la personne du Tiers, qui est l’autre de l’autre, alors elle est détestable. Aussi, dans cette formule, l’égoïsme et la racine du mal forment quiproquo avec l’élan vers la perfection essentielle de l’être. C’est cette ambiguïté psychologique que la philosophie classique a sans doute voulu dénoncer en proposant comme idéal un amour dit « universel », maladroitement présenté comme dégagé des formes profondes de la relation interpersonnelle et tourné vers un service anonyme d’autrui selon des modalités interchangeables à souhait. Il y a là une intuition valable, mais elle est mal défendue dans une conception verbaliste et irréaliste. S’il n’y a pas d’amour dans l’unité solitaire en laquelle j’imaginerais — par impossible — l’existence d’un être conscient, il n’y en a pas davantage en une relation que je me figurerais NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 85 comme confinée à une simple dualité d’existants. La réciprocité de l’amour n’est pas qu’un simple écho, elle implique une convergence en un « troisième » et elle en découle. L’amour en l’être conscient a en effet une triple caractéristique, d’ipséité, de structure et de formalité. Il est formé d’abord d’une orientation vers l’autre constitutive du « soi », ensuite d’une distinction absolue de l’autre d’avec soi, enfin et conjointement avec les deux premières caractéristiques, d’une identité de nature de l’autre avec moi. La réciprocité dans l’amour est la réciprocité d’un vouloir « distinctif » de l’autre comme être pour un « autre » puisque l’autre que j’aime je le veux être tel que moi qui suis par nature « être pour un autre ». Je fais donc erreur sur l’essence de l’amour, lorsque je le situe dans un simple échange réciproque. Dans ce cas, l’être aimant ne distinguerait pas de lui, de façon absolue l’être aimé ; il ne le constituerait pas dans l’indépendance et la distinction absolue de son « être pour un autre », puisqu’il le reprendrait en dirigeant vers lui « l’être pour l’autre » de l’être aimé. De plus, en une situation conçue comme binaire, l’être aimant n’aurait pas le pouvoir de reconnaître et de vouloir l’autre comme identique de nature à lui, en tant qu’autre comme lui. Alors que nous continuerions à définir l’être aimant comme « être pour l’autre » et que la relation — réductivement binaire — ne permettrait pas à l’être aimé « d’être pour l’autre » au même titre que l’être aimant, nous serions placés devant une impossibilité. Ou encore l’être aimant, dans une relation simplement binaire, s’arrêterait lui-même à l’autre et fermerait ce dernier sur lui-même. Il ne le penserait pas et ne le ferait pas être, « distinctivement » comme « être de communication », comme un êtrepour-un-autre. Cela impliquerait régressivement que lui-même comme être « aimant » ne se penserait pas et ne chercherait pas à se réaliser comme un être totalement relationnel à l’aimé. L’amour en son intelligibilité réflexive se déploie nécessairement comme communication d’être en une structure ternaire. Les symbolismes binaires ou solitaires de l’amour traduisent une intelligence déficiente et incomplète de l’être spirituel. Toute tentative pour les concrétiser engagerait l’homme plus ou moins dans une autodestruction, dans le mal qui est son malheur. 86 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI Après avoir dégagé la structure relationnelle de l’être selon sa perfection, l’avoir démarquée des composantes de son devenir, et défendue contre les symbolismes qui la masquent, il convient maintenant d’en étudier les réalisations qui fondent l’Histoire, afin de comprendre dans la totalité de son sens la situation fondamentale de l’homme comme être avec autrui au monde, pour un « au-delà de ce monde ». VI. ANALYSE DE LA QUATRIEME HYPOTHESE : « JE SUIS AVEC AUTRUI AU MONDE » A. RELATIONNALITE INCARNEE ET SEXUALITE. Les expressions « je suis au monde avec autrui » et « je suis avec autrui au monde » sont-elles équivalentes ? Elles le pourraient, si les deux compléments « avec autrui » et « au monde » pouvaient être permutés sans modifier la compréhension des relations que d’une part, le sujet conscient « je » entretient avec autrui et avec le monde et que d’autre part, autrui et le monde ont entre eux par rapport au sujet conscient qui affirme son existence. Et ces deux compléments pourraient être permutés sans qu’il y ait modification de sens, si les relations qu’ils signifient avaient même valeur ontologique, c’est-à-dire si la relation à autrui et la relation au monde étaient fondées sur le même aspect ontologique de perfection ou d’imperfection du sujet conscient. Pour les philosophies — qu’elles soient constituées comme telles de façon autonome ou implicitement vécues dans le cadre des religions ou des cultures — qui associent l’idée de perfection à l’idée d’unité exclusivement, la relation à autrui et la relation au monde relèveront toutes deux de l’aspect d’imperfection du sujet conscient. Pour elles autrui et les choses du monde sont les aspects complémentaires du « milieu de vie » de chacun. Dans leur contexte intellectuel, affectif et pratique, il sera indifférent de dire que je suis avec les choses et avec autrui, ou que je suis avec autrui et avec les choses. Pour ces philosophies, ma relation à autrui se différencie de ma relation aux choses en raison seulement de son terme visé. Autrui en effet n’est pas une chose et une chose n’a pas la dignité d’une personne humaine, et je ne peux pas mettre autrui sur le même plan que les choses. Mais selon ces conceptions, cette NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 87 relation à autrui ne se différencie pas d’abord en raison de son fondement en moi comme sujet conscient. Pour elles, c’est le même sujet, c’est-à-dire le sujet selon un même aspect de son être qui est tantôt en relation avec les choses tantôt en relation avec autrui, voire même toujours en relation avec des choses et occasionnellement seulement en relation « en plus » avec autrui. Ne peut-on pas, disent-elles, pour montrer que ma relation aux choses est plus fondamentale et nécessaire que ma relation à autrui, se trouver seul parmi des choses seulement, sans personne autour de soi ? Certes, nous pouvons faire de telles constatations empiriques ! Mais je ne peux prendre mes perceptions pour des analyses métaphysiques. En revanche si l’on admet que ma relation à autrui a un autre fondement en ma réalité de sujet que ma relation aux choses, alors il faut se demander si c’est un fondement en la perfection de l’être et pas seulement une variante d’un fondement en son imperfection. Précédemment nous avons montré que la relation à autrui est constitutive de notre être selon sa perfection et qu’elle se déploie selon une structure ternaire. Dès lors notre relation au monde n’est pas celle d’un sujet individuel, mais celle d’un sujet en relation ternaire de sujets et le rapport de l’être spirituel à la réalité matérielle ne peut plus être pensé selon le schéma individuel de l’âme individuelle au corps individuel, mais selon celui d’une société de personnes à une corporéité intersubjective. Il faut passer de la problématique classique de la présence individuelle d’une subjectivité au monde à celle d’une intersubjectivité de sujets en son incarnation intercorporelle. Il conviendra donc de dire que c’est avec autrui que je suis au monde ; que c’est seulement avec autrui que je puis être au monde. Je ne puis être au monde seul et il n’est pas possible qu’un être conscient, quel qu’il soit, puisse être au monde seul, sans altérité spécifique ternaire, activement ou passivement, comme initiateur ou comme aboutissement. Dans la philosophie classique le problème de la pluralité des sujets et celui du rapport de la réalité spirituelle individuelle de chacun (son esprit, son âme, sa pensée, sa « partie divine », etc.) au monde des corps (matière et corps propre, sensibilité, etc.) sont traités comme un seul et même problème et résolus par un même principe explicatif. Ainsi chez Platon la multiplicité des corps s’explique par leur participation à leur forme intelligible, unique et immatérielle, et pour Aristote le rapport de la matière à 88 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI la forme est censé expliquer tant la multiplicité des individus que la relation de l’âme au corps — l’âme étant la forme (morphè) du corps organisé. Ces doctrines philosophiques ne font pas autre chose qu’ériger en principe explicatif une donnée d’observation immédiate, suivant la façon élémentaire dont nous en parlons, à savoir : le phénomène de la reproduction d’individus de même espèce dans le règne animal. On ne peut donc pas dire que ces doctrines sont fausses et contraires à la réalité, mais seulement que leur pouvoir explicatif, c’est-à-dire leur pouvoir de rendre le réel intelligible est insuffisant. Les présenter aujourd’hui comme solutions nous permettant de valoriser de façon indépassable la relation à autrui, c’est décevoir ou accepter de se contenter de peu. Du moins ces doctrines sont-elles une façon de poser le problème. Parler de la présence-au-monde de l’homme, en entendant par là la forme incarnée appropriée à une relationnalité spirituelle ontologique de sujets conscients et libres, ce n’est donc plus raisonner sur le corps de l’individu pensé comme juxtaposé et semblable à ceux des autres individus indéfiniment, mais postuler une corporéité humaine révélatrice comme telle de cette relationnalité constitutive en perfection de l’être conscient interpersonnel. L’expérience subjective de notre corporéité en tant que relationnelle n’est autre que celle de notre sexualité. En tant que réalité corporelle objective, il lui est possible d’être étudiée scientifiquement et traitée techniquement. Mais même comme réalité objective, elle n’est jamais indépendante d’un « sujet », ni de l’expérience subjective consciente. Le sens de la sexualité et la conscience de son intelligibilité véritable et entière relèvent donc méthodologiquement de la pensée réflexive. Dans les faits, ils dépendent des philosophies, méthodiquement constituées ou implicitement vécues socialement et/ou religieusement. Intelligibilité et sens de la sexualité seront donc proportionnels à la valeur de vérité de celles-ci. L’éthique théorique et pratique en la matière découlera également de la philosophie de référence adoptée par les personnes individuelles ou les sociétés. Pour une philosophie interpersonnelle, la sexualité n’est pas seulement un procédé biologique de reproduction d’individus de même espèce, individués par une complexification unique de caractères élémentaires interchangeables, mais la réalisation incarnée d’une relationnalité ontologique spirituelle en pou- NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 89 voir d’accomplissement d’elle-même du fait de son actualité imparfaite. Une relationnalité parfaite, celle d’êtres en perfection absolue, c’est-à-dire pensés en un degré insurpassable de réalité et d’actualité, ne serait pas incarnée en un monde matériel. Seule une relationnalité ontologiquement imparfaite est incarnée et elle est incarnée parce qu’elle est imparfaite. Mais ce qui est incarné est un aspect-de-perfection de l’être imparfait, c’est-à-dire que c’est l’être imparfait (de perfection limitée) qui s’incarne selon ce qui le constitue en perfection. Et l’aspect d’incarnation de cette perfection doit, dans l’ordre d’incarnation, être valorisé comme perfection aussi en regard de ce qui est incarnation des aspects d’imperfection (de limitation ontologique) de l’être spirituel relationnel. C’est donc comme aspect de la perfection de l’être que notre relationnalité spirituelle est incarnée sous forme de sexualité. Cette dernière est donc, dans l’ordre imparfait mais incontournable de notre incarnation, manifestatrice et effectuatrice imparfaite de la perfection de l’être en tant que relationnel. Elle n’est pas cette perfection même, mais seulement son incarnation, l’emportant cependant en valeur sur les aspects incarnés de l’imperfection de notre être relationnel. Nier, mépriser ou sous-estimer la sexualité sera nier et mépriser et sous-estimer la relationnalité de conscience et de liberté, comme nier, mépriser et sous-estimer le langage « intentionnel » serait nier, mépriser et sous-estimer la pensée que nous avons du monde des choses. Dans notre présente expérience d’être, il n’y a pas de pensée des choses sans langage sur les choses et il n’y a pas de relationnalité sans sexualité ; mais de même que le langage n’est pas la pensée, ainsi la sexualité n’est pas la relationnalité, mais son incarnation seulement. Mais il n’y a pas pour l’homme de relationnalité possible sans sexualité, et aussi pas de pensée réflexive de la relationnalité sans langage réflexif sur la sexualité. En outre, l’existence corporelle sexuée de l’homme, tout en étant l’incarnation d’une relationnalité attachée à la perfection de l’être n’incarne pas cette relationnalité de façon parfaite et achevée en sa structure ternaire — tout comme notre corps n’incarne pas parfaitement notre individualité spirituelle —, sinon il n’y aurait pas d’incarnation, ni de relation ontologique d’incarnation. Une incarnation au monde d’un être parfait, comme détermination de son essence, est une contradiction. Qui dit incarna- 90 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI tion pour un être spirituel dit imperfection-d’être de cet être spirituel et inachèvement et mouvement vers l’achèvement de sa relationnalité. Une relationnalité en tant qu’incarnée ne peut être achevée. Achevée, elle serait parfaite, et parfaite elle ne serait pas incarnée. Étant incarnée, elle est en devenir d’elle-même en accomplissement de sa structure ternaire. La relationnalité spirituelle de l’homme, en tant qu’incarnée et tenue de s’accomplir comme structure ternaire, donne par son accomplissement même naissance à l’histoire. L’histoire résulte de l’actualisation en structure ternaire de la relationnalité du sujet incarné. Sans relationnalité ou sans incarnation, il n’y a pas d’histoire. Et l’ignorance ou la méconnaissance de l’un de ces deux aspects handicape gravement notre compréhension de l’histoire, de la dimension historique de notre existence. La sexualité humaine, en étant bipolaire : le masculin et le féminin, n’exprime pas comme en décalque ou en image, point à point, la structure relationnelle paradigmatique achevée en sa ternarité spirituelle, mais elle incarne une relationnalité en pouvoir de s’accomplir en structure ternaire. La structure ternaire étant la forme en perfection de la relationnalité, toute relationnalité nécessairement en pouvoir de s’accomplir en ternarité est aussi en devoir de le faire. Autrement dit — mais sur un autre plan que celui de l’opinion ou de la phénoménalité affective — le couple interpersonnel humain spirituel est en devoir d’existence spirituelle familiale, paternelle et maternelle, dans la conception, l’engendrement et l’édification des personnes tierces en filiation. D’une part, aucune incarnation de relationnalité ontologique ne peut « clore en un accomplissement d’incarnation » cette relationnalité en son achèvement ternaire. En d’autres termes, il n’y a pas d’incarnation ternaire d’une relationnalité spirituellement accomplie en ternarité ; ou plus imaginativement parlant, il n’y a pas et on ne peut concevoir une « sexualité », c’est-à-dire une morphologie corporelle correspondant au positionnement structural des personnes qui serait ternaire déterminativement. On ne peut imaginer, parce qu’il y a empêchement ontologique, une « sexualité » comprenant un « tertium quid » autre que le masculin et le féminin. Affirmer une incarnation sexuée ternaire impliquerait que cette relationnalité ainsi incarnée serait pleinement actuelle comme ternaire, puisque close en son tiers, donc qu’elle serait parfaite et donc qu’elle ne serait pas incarnée. Ce qui serait contradictoire. Une relationnalité parfaite entre NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 91 êtres parfaits ne peut en effet voir son existence dépendre d’un ordre de réalités moins parfaites en lequel elle doit s’incarner pour être et s’accomplir. Il ne peut donc y avoir d’incarnation close en une ternarité de forme corporelle d’une relationnalité ternaire parfaite et achevée en ternarité. Il ne peut pas davantage y avoir d’incarnation corporelle déterminativement ternaire d’une relationnalité imparfaite, qui en tant qu’imparfaite, et malgré l’aspect de perfection de la relationnalité comme telle, reste ouverte au « possible » d’un déploiement indéfini. D’autre part, il ne peut y avoir de relationnalité ontologique, même imparfaite, entre des êtres imparfaits qui ne soit pas de structure ternaire dans son accomplissement, en laquelle l’être singulier est structuralement positionné et distingué par rapport aux autres. De plus la réalité d’une structure relationnelle ternaire d’êtres spirituels imparfaits, en étant imparfaite et en imparfaite actualité d’existence, est « ouverte au possible », non seulement à la possibilité de son actualisation ternaire, mais à la possibilité d’autres structures ternaires à partir de sa propre actualisation. Autrement dit — en allant au nécessaire au-delà du phénoménal — tout couple humain étant en pouvoir et devoir d’une famille en raison de la perfection de la relationnalité, toute famille est en pouvoir et devoir d’autres familles en raison tant de l’aspect d’imperfection ou de limitation de perfection propre à la relationnalité humaine que de son inactualité relative selon un mouvement d’universalisation d’ouverture indéfinie au possible. Si une structure ternaire imparfaite n’était pas ouverte à la possibilité d’une autre structure ternaire de même nature qu’elle, elle se poserait comme structure unique et achevée, ce qui n’est la propriété que d’une structure parfaite d’êtres parfaits en parfaite relationnalité. Il y aurait donc de nouveau contradiction. Et cette double actualisation, qui est impliquée par une relationnalité de perfection ontologique limitée, c’est-à-dire imparfaite — ternaire selon son aspect de perfection, mais imparfaitement actualisée — et qui est donc incarnée — parce que d’essence imparfaite, sans que son aspect de perfection soit rendu impossible —, se trouve elle aussi contenue dans les potentialités de cette incarnation même, à savoir en la corporéité sexuelle humaine, bipolaire, en puissance d’engendrement ternaire et léguée en héritage par engendrement en vue de la communauté universalisée des familles. 92 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI D’une part, la relationnalité humaine spirituellement ternaire ne peut en son incarnation déterminativement sexuée atteindre à la perfection ontologique, mais en dehors de cette incarnation sexuée elle ne peut même pas prétendre à sa perfection relative propre. D’autre part, la dualité sexuelle, étant en puissance de l’altérité tierce en laquelle elle se transmet comme dualité, est la forme adéquate de l’universalisation — pour raison de limitation en perfection — d’une structure de communication ternaire — pour raison de perfection. En conséquence il serait insensé de prétendre que par l’arrêt de cette double actualisation une actualité pleinement relationnelle serait atteinte ou une perfection spécifiquement humaine de cette relationnalité. Il n’est pas possible en effet dans un ordre d’imperfection de réaliser un ordre de perfection, et par l’extinction des potentialités de réaliser une actualité qui ne comporte de soi aucune potentialité, mais en arrêtant le déploiement des potentialités d’un ordre de perfection limitée, on éteint la réalisation de ce qu’il comportait pourtant de perfection. La cessation de la vie temporelle n’équivaut pas à créer une vie éternelle. Supprimer un être de vie éphémère ne fait pas apparaître un être de vie permanente, même dans l’hypothèse où l’on envisage pour un être de pouvoir accéder à l’immortalité ou à une vie impérissable. Ainsi le meurtre ou le suicide n’est pas créateur d’immortalité, mais bien méconnaissance et refus de la vie, dont l’immortalité est perçue comme la perfection, même si la mort est condition (phénoménale) de la vie immortelle (parce qu’elle est sa conséquence ontologique). De la même manière, refuser l’accomplissement de la relationnalité spirituelle humaine en structure ternaire familiale, selon l’incarnation déterminativement binaire de la sexualité corporelle, ce n’est pas atteindre à la perfection de cette relationnalité, mais la méconnaître et par là nier la spiritualité de la personne en se trompant sur sa nature. La personne humaine incarnée naissant en une famille se trouve d’emblée constituée en relationnalité avec autrui. Elle ne doit pas acquérir sa relationnalité, qui fait d’elle une personne. C’est en l’actualité de cette relation que la conscience réflexive se découvre comme référence à un autrui actuel en d’autres personnes actuelles. Mais elle se découvre aussi en potentialité de référence à d’autres personnes possibles nouvelles, selon une relation parentale conjointe sexuellement incarnée entre l’homme et la femme. L’actualisation par initiative propre de NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 93 cette potentialité dans la constitution d’une famille modifie en quelque sorte la position de la personne en la structure interpersonnelle ternaire. De la position tierce en laquelle elle a été posée en l’existence relationnelle, elle remonte en quelque sorte en position seconde ou en position première. La loi de la succession des générations qui fonde l’histoire est donc en fait une loi de remontée en structure ternaire. Elle est la loi de tout devenir lorsque la communication de l’être n’est pas d’emblée celle d’une altérité parfaite en parfaite relation à l’autre d’ellemême, le Tiers. B. INCARNATION ET DESTINEE DE L’HOMME. 1. Devenir et disfinalité. a. Historicité et péché. Dans sa relation au monde, l’homme prend conscience d’une part de la finitude ontologique de son être relationnel, et d’autre part il exprime et réalise dans le monde l’aspect de perfection de son être. Toutefois cette réalisation de lui-même selon son aspect de perfection n’est pas et n’est pas apte à être un accomplissement en perfection de la perfection de son être. Sa finitude ontologique insère en effet dans cet accomplissement une imperfection inéliminable pour lui. Orienté vers son accomplissement, comme vers sa fin propre, l’homme reste cependant impuissant en quelque sorte à l’obtenir et pour ainsi dire en état de ne l’atteindre qu’imparfaitement. Étant un être fini et non infini, d’activité relative et non absolue, l’homme est en devenir nécessaire de luimême. Tenu de se réaliser, il ne peut cependant le faire parfaitement, mais seulement relativement. S’il pouvait devenir parfaitement lui-même selon l’aspect de perfection de son être, il n’aurait pas à le devenir ; il le serait déjà. Le pouvoir de faire œuvre parfaite suppose l’actualité en perfection de l’être qui agit et se réalise lui-même ou plutôt qui est déjà pleinement luimême pour assurer une telle œuvre. Ce qui doit s’entendre non de façon objectiviste et en quelque sorte distributive et morcelée sur les détails de la création, mais réflexivement sur l’œuvre tout entière en son unité structurale. Un être imparfait ne peut s’accomplir qu’imparfaitement. Un être finalisé à son accomplissement ne peut l’accomplir qu’en disfinalité. Une 94 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI parfaite finalisation serait une contradiction. Sa réalité est impossible, parce que c’est une contradiction en la pensée, pour qui joint ces deux termes : finalisation parfaite d’être par soi. Seul un Être de perfection relationnelle pourrait réaliser une finalisation parfaite d’un être distinct de lui, imparfait au départ. En revanche l’idée d’une finalité parfaite pour un être individuel, en dehors d’une relationnalité constitutive de l’être, c’est-à-dire, dans le cadre d’une ontologie unitaire, ne peut apparaître que comme une incohérence et une impossibilité. La disfinalité qui affecte donc l’homme en son être relationnel incarné selon un accomplissement de lui-même en une communication ternaire de son être est double par nature. Elle est d’abord ontologique et spirituelle, sur le plan de l’être et aussi de la conscience libre en un ordre imparfait d’existence. C’est notre finitude ontologique comportant la possibilité de faire le mal, c’est-à-dire de nous mal faire sur le plan de notre relationnalité ternaire dans l’enchaînement historique des générations. Elle est ensuite corporelle par les multiples déficiences physiques, biologiques, économiques, psychologiques, sociales et religieuses dans le tissu d’incarnation de la communication de la vie corporelle. Ces deux ordres de disfinalité se compénètrent et se complexifient l’un l’autre. La déficience morale accentue les caractères déficients de la corporéité humaine, qui souvent déclenchent l’actualisation de la déficience morale. Le manque de santé des corps aggrave le manque de santé psychique ; les trahisons de l’éthique génèrent la détérioration, voire la destructions des corps et des vies humaines. L’histoire, c’est-àdire l’existence historique, de l’homme est par essence pécheresse, parce qu’elle est traversée par une exigence éthique et que la réalisation en perfection de l’être, comme communication d’être, est impossible dans l’ordre du devenir. Dans l’ordre de son devenir incarné selon son être relationnel, l’homme rencontre — après des disfinalités de toutes sortes : misère, maladie, souffrance, injustice — une disfinalité inévitable : la mort destructrice de notre présence corporelle. La communication de la vie par l’homme et la femme ne doit pas être comprise comme une certaine victoire sur la mort. Les générations nouvelles ne peuvent en aucune manière consoler les générations antérieures. La réalité de la mort, comprise comme disfinalité d’une communication de l’être pour un être qui a NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 95 conscience de ce qu’est la perfection absolue de cette communication, signifie que l’existence incarnée présente n’est pas l’étape ultime de la communication en laquelle l’homme, suivant une communication divine, est posé en son existence relationnelle. Dans l’ordre incarné de son agir libre, l’homme fait aussi l’expérience de la faute morale, commise ou subie, comme autodestruction de son être relationnel. La disfinalité éthique, c’est-à-dire la possibilité de faire le mal, et la nécessité de la mort sont liées en une même disfinalité ontologique de notre existence ; disfinalité qui doit pourtant être levée au terme de l’œuvre de Dieu, en raison même de l’être de Dieu. Ce qui permet aussi de comprendre que dans le mouvement de communication de l’être que Dieu a entrepris en tant que créateur, notre existence incarnée ne représente qu’un « moment » de cette œuvre dans son déploiement successif selon la loi de remontée en structure. Si la possibilité éthique de se mal faire est en l’homme liée à la nécessité de devoir mourir selon son devenir incarné, il ne faut donc pas penser que la mort serait la conséquence d’une faute morale, son châtiment en quelque sorte, nullement ! mais plutôt comme la condition, par accès à une communication d’être supérieure, de la libération de la possibilité de se mal faire. Un être spirituel, conscient et libre, capable de se mal faire, parce que d’une conscience et d’une liberté déficientes, ne peut prétendre en ce statut ontologique à « l’immortalité de vie », c’est-à-dire à une permanence entière en ce mode d’existence déficient. Il doit en être « libéré » ; il doit en être « sauvé ». Ce serait une catastrophe absolue, pour son Créateur, que de l’y laisser définitivement et à perpétuité, comme lui demeure en son éternité. Cette permanence en un tel statut de déficience, en absurde imitation de l’éternité divine, serait l’absurdité absolue que l’on pourrait prêter à Dieu, en notre ignorance que le propre de l’être divin c’est de faire exister l’autre en perfection. La libération du mal ne peut en effet consister qu’en une parfaite réalisation de la norme absolue de l’être, qu’est la communication de l’être, le vouloir que l’autre soit, comme loi d’amour « par où l’être est bon ». Platon avait cherché en vain cette « bonté de l’être » (République, livre VI). Il la situait plutôt, par ignorance de la relationnalité, dans l’idéal d’une « forme » participée par toutes les autres « formes » et qui conduisait les 96 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI hommes à tout partager (au double sens du terme) uniformément en commun : pensées, sentiments, biens, femmes et enfants (Lois, livre V). « L’être pour la mort » de l’homme n’est donc pas la retombée d’un saut de puce dans l’existence, mais l’avènement ou l’entrée en une communication d’être telle que nous soyons délivrés aussi par la puissance de Dieu, qui seule dispose de la puissance de finaliser parfaitement, de la possibilité de faire le mal. b. Universalité de l’accomplissement personnel de l’homme. A la différence des autres êtres inanimés ou vivants, l’homme a une « idée de Dieu » et une conscience de l’exigence morale transgressable. Certes une pensée humaine de Dieu ne signifie par nécessairement une réflexion valable sur notre relation à Dieu, mais la capacité propre à l’homme d’avoir une telle idée, même inadéquate et peut-être parfois perverse, révèle en l’être de l’homme un engagement de Dieu envers l’homme. De même, bien qu’il se trompe souvent sur l’authenticité de ses devoirs, il se sait tenu par une exigence dont l’existence n’est pas le résultat de sa volonté. L’homme a conscience nécessairement de l’Absolu-dans-l’être et pour cela est constitué par Dieu en relation directe, personnelle et sans intermédiaire, avec lui. Cela signifie que l’homme est voulu par Dieu en sa singularité même et qu’il est destiné en tant qu’être singulier, et non comme partie d’un ensemble, d’être l’objet d’une communication de l’être que Dieu, parce qu’il est Dieu, entend poursuivre jusqu’en son terme de perfection accomplie. Il n’en est pas de même des êtres qui n’ont pas « en personne » une « idée de Dieu », c’est-à-dire qui n’ont pas une conscience exercée de l’Absolu et qui n’éprouvent pas la mort comme un échec, en même temps que leur statut de « défaillant ou de pécheur ». Percevoir « l’objectivité de la mort » comme un échec est le propre d’un être conscient qui transcende cette objectivation et ne peut reconnaître son être en cette disparition de la vie corporelle. Faire mémoire du défunt signifie dès lors qu’on n’identifie pas son être ni dans les autres, ni en soi, avec l’existence biologique et son développement collectif dans l’histoire. La mort, comme fin absolue de l’être libre, rendrait NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 97 absurde aussi la présence de l’exigence éthique comme exigence d’accomplissement parfait. Cette incompatibilité met en évidence un lien nécessaire entre l’éthique et la croyance en la survie du défunt. C’est ce que traduit, chez tous les peuples, l’idée — en des formes bien inadéquates et critiquables pour leur objectivisme imaginaire — que l’au-delà comporte une sanction pour le bien et le mal fait en cette existence. L’aptitude à percevoir l’objectivité de la mort comme un échec, si elle était notre aboutissement, et à avoir une idée personnelle de Dieu liée à l’exigence éthique, tout cela implique que l’homme exerce sa relation à Dieu — et plus encore la relation que Dieu a avec lui — comme éternelle, c’est-à-dire inscrite dans l’être en tant que personnelle et finalisée au mode d’existence parfait qu’est celui de Dieu. De cette condition l’homme peut prendre et a pris conscience. Cette intuition en son intelligibilité existentielle s’exprime de diverses manières, dans les images et les concepts d’un au-delà — avec rétribution — à vivre après la mort ou comme une résurrection à attendre de la puissance divine. Cette intuition d’un au-delà de l’histoire s’est progressivement explicitée dans l’histoire selon que le permettaient les autres a priori de sa représentation du monde et de son idée de Dieu. Elle continue de s’expliciter aujourd’hui. Il convient de poursuivre cette explicitation pour l’avenir dans le cadre d’une ontologie relationnelle. 2. Disfinalité et remontée en la structure ternaire. Considérons maintenant de manière synthétique : 1) la structure ternaire comme structure de perfection de l’être ; 2) la loi de remontée en structure dans l’ordre du devenir de l’être, c’est-à-dire dans l’ordre de l’être « affecté d’imperfection », ou finalisé à sa perfection selon sa « mesure d’être » ; 3) la disfinalité d’ordre essentiel dont l’homme a conscience en l’expérience interpersonnelle de son devenir spécifique, tant par rapport à autrui que par rapport à Dieu, comme « être pour la mort » et comme réflexivement capable de faire le mal en raison de son dynamisme normatif à se bien faire. La mort manifeste l’imperfection de mon existence présente, comme le mal manifeste l’imperfection de mon pouvoir de faire le bien. C’est de 98 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI cette double imperfection que je dois être délivré en un surcroît de vie et de sainteté, par Dieu lui-même. Ce qui ne peut se faire que par-delà cette existence présente et sa sainteté présente. Prenons aussi en compte, de manière très concise, les savoirs que nous pouvons aussi acquérir selon les autres modes de connaissance, afin de ne pas rester sur le plan d’une déduction trop abstraite (possible certes en soi pour une pensée puissamment entraînée). Il s’agit de « savoirs » (du moins d’un certain vocabulaire signalétique) tirés de sciences expérimentales et d’enseignements de révélation. En effet le philosophe réflexif ne « déduit » pas les modalités contingentes du Réel, mais seulement les nécessités de l’être selon qu’il les exerce en son activité de conscience et de liberté. Ensuite il reconnaît dans le contingent, en lequel il s’insère aussi en tant que sujet historique, la présence généralisée du nécessaire normatif qu’il a découvert en lui. Dégager l’intelligibilité du contingent en vertu du nécessaire qui le structure, c’est proprement aussi la tâche du philosophe réflexif. En fonction de tout cela nous pouvons proposer les figurations suivantes du déploiement de l’être. Les flèches sont des « mots » conceptuellement significatifs d’une communication d’être : A) selon la loi d’altérité incluant le Tiers (ou loi d’altérité intégrale) en unicité et conjointe ; B) selon la loi de remontée en structure (ou loi d’accession à la communication active de l’être). Soit encore : A. 1°) = communication première en unicité, parfaite en Dieu, ou ratifiée comme image de perfection en l’homme. 2°) = communication conjointe ouvrant sur une remontée en structure dans l’ordre du devenir créé, ou comme terme absolu vers le Tiers en la perfection divine. B. = passage d’une position tierce de communication reçue à une position de communication active. Loi de progression par remontée en structure. 1) En la perfection divine nous avons une parfaite activité de communication d’être selon une structure ternaire. L’Un L’Autre Le Tiers NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 99 Par rapport à nous, l’unicité de Dieu est l’unicité d’une unité structurale d’unités divines relationnelles et non une unicité d’une unité comprise comme si elle était pensée en une série universalisée. L’unité de Dieu ne peut être pensée « unique » sous la modalité d’une unicité qui serait telle, parce qu’elle serait seule en sa série, quel que soit le contenu idéel ou l’essence que nous poserions en cette unité pensée en solitude : une personne, une divinité, « un être » infini. 2) Nous avons notre cause ou notre origine en Dieu Créateur, c’est-à-dire que Dieu nous communique, en initiative divine absolue, d’être ce que nous sommes. Puisqu’il le fait en initiative absolue, il le fait selon une relation de communication première et en unicité, quant à un statut de perfection. Toutefois l’état de perfection de sa création ne peut être que l’accomplissement d’un devenir, puisqu’il s’agit pour Dieu d’une œuvre divine distincte de lui et qu’en nous nous sommes incarnés et disfinalisés en notre finalisation à la perfection. Notre existence en statut initial procède donc à l’origine par communication double. (L’expérience humaine du devenir historique se fait en effet selon un engendrement conjoint dans la famille, par l’homme et la femme, avec remontée en structure de la descendance, qui forme un nouveau départ. En cela se révèle la loi transcendantale de tout devenir : communication conjointe au départ, avec remontée en structure pour atteindre ce qu’il est possible d’atteindre comme perfection dans l’ordre du devenir.) Ensuite donc, il y a passage par remontée en structure à la perfection de l’œuvre de Dieu. Cela donne les deux figurations suivantes : L’Un L’Autre Le Tiers l’œuvre divine en son commencement L’Un L’Autre l’œuvre divine en son parachèvement Le Tiers 3) Le déploiement du devenir humain s’accomplit a) en dépendance de Dieu selon une communication en unicité et b) en lui-même selon une communication double ou conjointe, 100 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI c) (a+b) selon une ratification de la communication première de Dieu. Soit les figurations suivantes : a) Dieu homme homme Dieu homme homme et ainsi de suite. b) homme ( ) femme enfant homme ( ) femme enfant et ainsi de suite. c) (a+b) en un même acte, Dieu {homme ( ) femme} Dieu {homme ( femme} enfant enfant et ainsi de suite. 4) L’homme d’une part s’éprouve en dépendance d’imperfection par rapport au monde, c’est-à-dire en indépendance selon sa perfection, et d’autre part en dépendance pour sa perfection par rapport à Dieu, du fait de la conscience personnelle qu’il peut en prendre. Ce qui nous donne trois moments du déploiement de son devenir : en deçà, en dedans, et au-delà de son histoire. a) Dans l’ordre de l’histoire humaine Dans l’œuvre de Dieu, l’homme est posé en transcendance, à l’égard de la nature, par une nouvelle communication d’être en la création. Dieu rend en quelque sorte le monde de la vie — qu’il prend selon une relation de partenariat — fécond « d’humanité » en des hommes conscients de lui comme d’un Père. Toutefois la disfinalité de leur existence requiert un achèvement par remontée en structure de ce surcroît « humain » de communication que l’homme représente par rapport au monde de la matière. De par Dieu, et par l’humanité elle-même, la plénitude de Dieu elle-même doit alors naître en l’histoire, non plus seulement un nouveau plus-être de nature analogique et en image de Dieu, mais une plénitude personnelle de Dieu susceptible d’engendrer en un mode d’existence divine l’humanité entière selon chaque être singulier. NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 101 Cela requiert la présence en un homme de la personne « de » Dieu « responsable » de la relation de communication conjointe avec la Première par rapport au Tiers, puisqu’il s’agit d’élever, en un devenir transhistorique, l’Humanité selon chacun en la perfection de Dieu, par communication divine conjointe. Soit les figurations suivantes : Dieu Monde inanimé et vivant esprit incarné Humanité Dieu Humanité La personne : « L’Autre » de Dieu humanisée b) En deçà de l’histoire En deçà de l’histoire, une œuvre de création de Dieu par étapes, avec remontée en structure d’une étape à l’autre, entraîne la permanence de chaque ordre de réalité antérieure selon son mode propre : par exemple, la stabilité complexifiée des éléments physiques ou la reproduction spécifique des vivants, sans qu’il y ait accession à une communication directe interpersonnelle, comme c’est le cas de l’homme, vu la conscience qu’il a de Dieu. Ce qui pourrait se figurer comme suit. Dieu ? Dieu univers physique univers physique vie commencement de l’univers Dieu vie humanité expansion de l’univers évolution des espèces formation de la terre végétales et animales c) Par-delà l’histoire, par exigence de finalisation parfaite Jugeons des étapes d’une œuvre de communication transhistorique par analogie et extrapolation de ce qui a abouti à l’histoire humaine. Pour l’au-delà de l’existence présente, vu la relation personnelle et personnalisatrice entre chaque homme (relationnel à tous) et Dieu, la loi de remontée en structure implique un plusêtre identique pour chaque personne humaine sans exception et une perfection d’achèvement telle qu’elle soit à la mesure même de Dieu sans intermédiaire. 102 NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI La Nature cosmique peut trouver son accomplissement dans la seule existence corporelle de l’homme, mais l’Humanité ne peut trouver sa perfection par la divinisation d’une seule personne humaine, selon l’existence d’une personne « de » Dieu en elle ; elle ne le peut que par élévation — ce qui implique la mort corporelle — à l’existence divine elle-même selon une communication double. La conscience et la liberté communiquées au monde vivant ne font pas de chaque animal un vivant doué de spiritualité, une seule espèce vivante a reçu ce surcroît, l’espèce humaine. En revanche le don de la divinité à l’homme spirituel ne peut être accordé par Dieu à quelques hommes seulement, mais à tous ; bien qu’un seul puisse recevoir « en personne » une communication de Dieu selon une de ses Personnes. Cette remontée en structure de l’Humanité, avec comme fruit historique la réception en un de ses membres, d’une Personne de Dieu — ce que les chrétiens appellent : « incarnation de Dieu » — représente le maximum du Don historique de Dieu et ce pour quoi Dieu mérite la plus grande louange de notre part en cette histoire. D’autre part comme ce n’est plus une « mesure d’être » supérieure à l’homme mais inférieure à Dieu, intermédiaire entre Dieu et l’homme, qui pourrait être accordée, mais une « mesure divine » d’être, laquelle n’a d’existence que sur un mode personnel en Dieu, seul un être humain singulier unique peut être le terme d’une telle communication de la plénitude de vie personnelle, avec mission pour lui, après remontée en structure divine, de la communiquer à tous, c’est-à-dire d’accomplir, par communication conjointe avec la personne Origine « de/en » Dieu, la divinisation de toute l’Humanité-des-hommes-singuliers selon leurs relations interhumaines. Soit les figurations suivantes : Dieu humanité La personne : « L’Autre » de Dieu humanisée L’Un L’Autre de Dieu en humanité Humanité divinisée 5) En appliquant une dernière fois la loi de remontée en structure, nous rejoignons l’étape ultime de l’œuvre de Dieu. Soit : NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI POUR ETRE SOI 103 L’Un L’Autre en humanité divinisée L’Humanité de chacun divinisée Le Tiers *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]>