La traduction de pièces de théâtre
Conférence donnée par Fabienne Bergmann à Jérusalem au Congrès
de l'Association des Traducteurs Israéliens en janvier 2008
La traduction de pièces de théâtre place le traducteur devant des défis et des
difficultés particulières, découlant du medium particulier qu'est le théâtre. Une pièce
est faite pour être jouée. Le dramaturge l'écrit afin qu'un metteur en scène la monte,
que des acteurs la joue et que le public la voie. Sur scène, le texte n'est qu'une des
composantes de la pièce et pas toujours la plus importante. Le langage théâtral ne se
réduit pas aux dialogues de la pièce. C'est la forme qui importe, disait Beckett.
Souvent (chez Beckett, Ionesco, Hanoch Levin, pour ne citer qu'eux) le texte est
"manquant", plein de lacunes, de non-dits. Les silences, la longueur des mots, le
rythme, le ton ou la mélodie, tout ce qui n'est pas verbal, ce qu'on pourrait qualifier de
" musique" est hautement significatif. L'impact de ce qui est clairement "dit" est
parfois moindre ou du moins limité. Il ne s'agit pas seulement du rapport entre ce qui
est dit et ce qui ne l'est pas, mais du langage poétique du théâtre, de l'interaction entre
tous les éléments théâtraux (éclairage, scénographie, mouvement, décor, costumes)
qui interfèrent entre eux. Beckett a même écrit une pièce sans paroles, avec
uniquement des didascalies, qui sont eux-mêmes un langage. La conscience des
rapports entre les différents éléments, l'écoute de ce que dit la musique du texte son
rythme, s'il est lent ou rapide, les répétitions ou les coupures, le ton, s'il est ironique
ou direct, sarcastique ou sentimental, tout cela relève aussi de la responsabilité du
traducteur.
Mais bien que celui-ci doit être pénétré de tout cela, il n'en reste pas moins que,
comme tout traducteur, il doit traduire un texte écrit. Là, il se heurte à une difficulté
supplémentaire. Le public vient pour "voir" une pièce et le texte ne l'atteint que par
l'écoute, par le biais des acteurs. Ce sont eux, de concert avec les éléments extra
textuels, qui en sont les passeurs. Si pour la lecture d'un livre traduit ou de tout texte
lu, le traducteur est le canal qui fait passer les propos de l'auteur, au théâtre, se trouve
un intermédiaire supplémentaire l'acteur entre le texte dans sa version originale et
le spectateur. C'est pourquoi, il arrive que le metteur en scène ou les acteurs
s'adressent au traducteur pour des questions de diction (par exemple pour des termes
empruntés à une autre langue, pour le cas d'une pièce israélienne traduite la
translittération de mots hébraïques n'est pas toujours évidente pour les non
hébraïsants. Ou bien, au cours des répétitions, un comédien peut se plaindre qu'il
n'arrive pas à prononcer un mot particulier et c'est alors au traducteur d'en trouver un
autre).
Le spectateur n'entend le texte qu'une seule fois. Il ne peut revenir en arrière pour
saisir quelque chose qui lui a échappé ou tourner une page pour vérifier un nom ou un
terme, comme on le fait en lisant. D'où, l'importance de la diction.
Par ailleurs, pour que la pièce soit crédible, les personnages sur scène se doivent de
parler avec naturel, une langue parlée, compréhensible, qui coule. Ceci n'empêche pas
qu'une telle langue puisse être poétique (Beckett, Hanoch Levin). Mais souvent, ce
qui est évident dans un contexte culturel ne l'est pas du tout dans un autre. Or, le
théâtre ne connaît pas de glossaire ou de notes explicatives. On ne peut y expliquer
des concepts inconnus des spectateurs. Il est des évènements, des coutumes ou des
concepts qui s'inscrivent dans un contexte spécifiquement juif ou israélien et qui
demanderaient à être éclairés. Or ce qui est dit sur scène doit être clair et accessible au
public, même s'il est fait référence à des concepts qui se placent dans une culture pas
forcément connue. Tel est le cas des coutumes juives de deuil (la chiva) dans Je te
parle chinois ou quoi, de Savyon Liebrecht, ou du nom de plats chez le restaurateur
Henri dans Emotion d'Hillel Mitelpunkt, qui signifient immédiatement pour le
spectateur israélien une transgression délibérée aux lois alimentaires de la cacheroute
des personnages. Afin de rester dans l'esprit de la pièce et de préserver "l'ambiance
israélienne", le traducteur peut renoncer à un concept "de chez nous" et en employer
d'autres, empruntés à une autre culture. A ce propos on peut donner pour exemple, les
expressions de racisme. Momik (dans la pièce éponyme) parle de "Schwartze" [mot
yiddish signifiant littéralement "noir" et désignant chez ses locuteurs les Orientaux].
Je l'ai traduit par "moricaud". Selon la définition du Petit Robert: moricaud, 1583;
nom de chien XVe; de more, maure. Fam. Qui a le teint très brun, basané. noiraud.
N. Personne au teint très brun, et spécialt (terme raciste) Homme, femme de
). Tournier(» tes cheveux frisés et ton teint de moricaud «couleur. Dans Je te parle chinois ou quoi, j'ai ajouté au texte originel le mot "émigrés", ceux-
ci étant partout objet de racisme. Définition du Petit Robert : Personne qui s'est
expatriée pour des raisons politiques, économiques, etc., par rapport à son pays. exilé,
Adj. .migrantts. es émigrés sont aussi des immigranLÉmigré politique. . expatrié
Travailleurs émigrés Toujours dans cette pièce j'ai traduit rehov hamerd [rue de la révolte] par "rue de la
fronde", celle-ci étant un évènement historique dans les 2 pays.
qu'une seule fois. Il ne peut revenir en arrière pour saisir quelque chose qui lui a Selon
la définition du Petit Robert: moricaud, aude
• 1583; nom de chien XVe; de more, maure
Fam. Qui a le teint très brun, basané. noiraud.
N. Personne au teint très brun, et spécialt (terme raciste) Homme, femme de
). Tournier(» tes cheveux frisés et ton teint de moricaud «eur. coul Dans Je te parle chinois ou quoi, j'ai ajouté au texte originel le mot "émigrés", ceux-
ci étant partout objet de racisme. Définition du Petit Robert : Personne qui s'est , exilé. raisons politiques, économiques, etc., par rapport à son paysexpatriée pour des Adj. .migrantLes émigrés sont aussi des immigrants. Émigré politique. . expatrié
Travailleurs émigrés Toujours dans cette pièce j'ai traduit rehov hamerd [rue de la révolte] par "rue de la
fronde", celle-ci étant un évènement historique dans les 2 pays. Toujours selon le
Petit Robert, la fronde est une arme de jet utilisant la force centrifuge, formée d'une
poche de cuir suspendue par deux cordes et contenant un projectile (balle ou
pierre). On peut faire tournoyer une fronde, Lancer une pierre avec une fronde. (cf
David, ce qui nous laisse dans un contexte local) et, nous dit cette suprême
référence, ce peut être par analogie. Jouet d'enfant composé d'une petite fourche et
d'un caoutchouc. lance-pierre. C'est le nom donné à la sédition qui éclata contre
Mazarin et la reine mère Régente Anne d'Autriche, sous la minorité de Louis XIV.
Couplets satiriques chantés pendant la Fronde. mazarinade. Par ext. Le parti
des insurgés. Au figuré, on parle d'un esprit de fronde, un vent de fronde, de
révolte.
Nissim Aloni dans son adaptation d'Othello traduit "maure" par "arabe". Ce que le
Petit Robert ne saurait contester, lui qui définit le terme: Habitant de l'ancienne
Mauretania, région du nord de l'Afrique. Numides et Maures de l'époque romaine.
berbère. Au Moyen Âge, Conquérant musulman de l'Espagne. Les invasions
des Maures.
Certains dramaturges ou metteurs en scènes étaient également traducteurs (ou
adaptateurs) de pièces de théâtre. Beckett, outre les défis qu'il pose à ses traducteurs,
se traduisit lui-même du français vers l'anglais et de l'anglais vers le français. On a
beaucoup glosé sur les différences entre les diverses versions, entre le Beckett
français, amusant et humoriste et le Beckett anglais ou irlandais, sarcastique, amère,
souffrant. Que doit faire le traducteur ? Lequel de ces textes doit-il choisir comme
source ? Même si cela lui est imposé par ses commanditaires, il se doit de comparer
les versions, ce qui l'aidera d'ailleurs à trouver des solutions de traduction.
Il arrive que le texte oblige un changement de contexte. Ainsi dans Je te parle
chinois ou quoi, Savyon Liebrecht fait dire à un de ses personnages: "le français est
une langue de putes". Ce que j'ai traduit par "l'anglais est une langue de pervers". Et
dans cette pièce, la traduction est une composante du dialogue, un personnage
enjoignant un autre de traduire certaine répliques qu'une tierce avait lancées en
français. Ma solution a été de recourir à l'anglais et de ce fait, de changer une autre
réplique. Parfois, transplanter l'intrigue dans le contexte local ajoute une dimension
supplémentaire. C'est le cas du Revisor de Gogol.
Depuis le chœur de l'antiquité, jusqu'aux dramaturges poètes (Lorca) certains
dialogues relèvent de la poésie (Beckett, Anouilh, Ionesco, Giraudoux, Aloni, Levin)
ou sont franchement lyriques, comme certains passages du Meurtre d'Isaac, de Motti
Lerner, comme "Nous sommes les morts-vivant, la chanson de Shoulamit. Hanoch
Levin ou Beckett sont poétiques et profondes dans leur simplicité pure, leurs phrases
amputées. Outre les difficultés inhérentes à cette poésie théâtrale, ces auteurs posent
le défi de la traduction des allusions. Beckett abonde en allusions évidentes mais
aussi cachées, déformées ou tronquées à la Bible, au Nouveau Testament, à
Shakespeare etc. qui ne sont pas toujours faciles à identifier. Le traducteur ne peut les
ignorer. Dans cet esprit, je citerai un passage de Levin de "La promesse" dans La
reine de la salle de bain :
Je vous promets du sang et des larmes
Et je tiens parole
Si je vous promets du sang et des larmes,
C'est clair que c'est du sang et des larmes
Sans parler de la sueur.
De même, le chœur dans Le meurtre d'Isaac fait allusion à des versets bibliques
connus de tout spectateur israélien. Le public français ne les identifiera pas forcément
et j'ai choisi une traduction qui rendait le rythme incantatoire.
En conclusion, je dirai que le traducteur de pièces de théâtre dont être conscient des
particularités du medium théâtral et respecter cet art comme tel. Ceci implique non
seulement une investigation poussée par rapport à l'œuvre, mais aussi l'acceptation
que le texte qu'il produit n'est pas l'essentiel, le metteur en scène étant en droit de ne
pas le respecter à la lettre. Un bon traducteur doit aimer le théâtre et se considérer
comme un rouage de la réussite de la pièce, parmi bien d'autres.
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