Régine Laugier
DU MULTILINGUISME AU PLURILINGUISME.
QUESTION DE TERMINOLOGIE OU ÉVOLUTION CONCEPTUELLE?
Avant-propos
Les évolutions historiques et sociales qui ébranlent, aujourd’hui, la conception
traditionnelle des situations de contacts de langues et de cultures, font apparaître le
concept de pluralité comme donnée incontournable. Le plurilinguisme et le
pluriculturalisme sont ainsi des concepts en réévaluation ces dernières années, sous un
éclairage pluridisciplinaire qui investit les individus, les familles, le système éducatif et
les situations nationales. Dans ce contexte, l’enseignement des langues est projeté en
première ligne dans son rôle de médiateur des politiques linguistiques: l’importance
politique aujourd’hui et dans l’avenir du développement de domaines d’action
particuliers tel que les stratégies de diversification et d’intensification de
l’apprentissage des langues afin de promouvoir le plurilinguisme en contexte pan-
européen
1
. S’il apparaît fondamental que les actions pédagogiques s’approprient les
dimensions de transversalité et de pluralité linguistiques et culturelles, il est tout aussi
important, étant donné la proximité mantique des termes, de saisir les changements
paradigmatiques que sous-tend le plurilinguisme par rapport à ce que l’on a appelé
jusqu’à hier le multilinguisme.
Ce sont ces deux concepts que nous entendons interroger dans cette contribution. En
un premier temps, nous examinerons leurs caractéristiques définitoires d’un point de
vue didactique pour les situer l’un par rapport à l’autre. Dans un deuxième temps, nous
proposerons quelques points de réflexion sur les interventions dagogiques à
privilégier pour mettre en place des activités d’éveil au plurilinguisme et
pluriculturalisme.
Multilinguisme vs plurilinguisme
En lisant les définitions de chacun de ces termes dans les dictionnaires, on pourrait se
demander si l’insistance actuelle sur le plurilinguisme (pluriculturalisme) ne serait pas
le fruit d’un engouement terminologique, puisque les deux entrées nous renvoient
l’image d’une structure compositionnelle (multi- + lingua; pluri- + lingua) et d’un
signifié identiques:
1
CONSEIL DE L’EUROPE, Cadre européen commun de référence pour les langues, Paris, Didier, 2001, p.
11.
« Multilinguisme », subst. masc. Etat d’un individu ou d’une communauté linguistique
qui utilise concurremment trois langues différentes ou davantage (Trésor de la Langue
Française)
« Plurilinguisme », subst. masc. Etat d’un individu ou d’une communauté qui utilise
concurremment plusieurs langues selon le type de communication; situation qui en
résulte. Synon. Multilinguisme [...] (Ibid.).
Sur le plan de la langue, la signification de ces deux acceptions, dont la première
attestation officielle remonte à 1956
2
, est très proche, plurilinguisme étant donné
comme synonyme de multilinguisme. Les deux termes peuvent donc être utilisés
indifféremment pour indiquer la capacité de la part d’un individu ou d’un groupe de
s’exprimer dans un certain nombre de langues et/ou la coexistence de plusieurs langues
dans une société déterminée. Ces compétences et ces réalités linguistiques ne sont pas
récentes. Dans le monde, les situations de multilinguisme et/ou plurilinguisme sont
fréquentes et souvent complexes. Elles se sont créées selon deux modèles essentiels
3
:
par juxtaposition, alors que différentes entités territoriales unilingues cohabitent sur le
même territoire et la langue de chacune est reconnue officiellement au niveau national
(en Europe, c’est le cas de la Suisse); et par superposition, où, la langue ethnique de
base cohabite de manière pyramidale avec les langues véhiculaires de l’administration
et de l’enseignement et les langues d’Etat (la plupart des pays de l’Afrique
subsaharienne, entre autres).
Récemment, la politique linguistique a éclairé ces deux notions d’une nouvelle
lumière. En effet, dans le contexte spécifique de l’enseignement/apprentissage des
langues modernes, contexte qui intéresse notre travail, leur rapport et, par là, leurs
contenus divergent sensiblement. Selon les préceptes du Cadre européen commun de
référence pour les langues
4
(désormais CECR), elles y acquièrent des caractéristiques
intrinsèques qui apparaissent opposées. Le plurilinguisme et le pluriculturalisme
constituent la clé de lecture pour l’apprentissage des langues, et comme toute nouvelle
orientation, ils y sont définis en porte-à-faux par rapport à ce qui a précédé: on distingue
le « plurilinguisme » du « multilinguisme » qui est la connaissance d’un certain nombre
de langues ou la coexistence de langues différentes dans une société donnée (p. 11).
Ainsi, le passage de multi à pluri annoncerait en surface une évolution de la
connaissance des langues de « coexistence » à « diversification ». Un examen plus
approfondi des textes permettra de mettre en évidence les divergences entre les deux
concepts et les objectifs de l’approche plurilingue et pluriculturelle.
Les objectifs du multilinguisme
Les paramètres didactiques du multilinguisme (maîtrise des langues, modèle du
locuteur natif, position privilégiée de la compétence linguistique et compartimentation
des connaissances) condensés en négatif à la page 11 du CECR:
2
COHEN, M., Pour une sociologie du langage, Paris, Albin Michel, 1956, pp. 221 et 381.
3
BRETON, R., Géographie du plurilinguisme, in AA.VV., Vers le plurilinguisme? Ecole et politique
linguistique, « Le français dans le monde. Recherches et Applications », 1991, pp. 25-28.
4
Par la suite, le numéro des pages indiqué entre parenthèses renvoie à celui des pages du Cadre, op. cit.
Il ne s’agit plus simplement d’acquérir la « maîtrise » d’une, deux, voire même trois
langues, chacune de son côté, avec le « locuteur natif idéal » comme ultime modèle. Le
but est de développer un répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques
trouvent leur place
le font apparaître, a posteriori, comme un concept monolithique qui ne répond plus de
façon adéquate aux exigences de la communication internationale:
a) l’objectif de la maîtrise des langues conditionne fortement l’approche multilingue, en
ce qu’il suppose le développement parallèle et égal des compétences. Il sous-tend donc
une aspiration à la perfection qui frôle l’utopie, si l’on considère les contextes
institutionnels (nombre d’heures réservé aux langues, supports didactiques limités, etc.)
dans lesquels cette maîtrise devrait se concrétiser. D’un autre côté, cette perspective
amène l’apprenant à devoir se rapprocher le plus possible, voire s’identifier avec le
modèle du locuteur natif dont il semble indispensable de s’approprier le répertoire
langagier et la prosodie. Cela suppose, avant tout, l’existence d’un locuteur idéal qui
maîtriserait parfaitement tous les aspects et les dimensions de sa propre langue. Or, cette
hypothèse est démentie, d’une part, parce que toute connaissance d’une langue,
maternelle soit-elle, est toujours partielle et déséquilibrée; de l’autre, parce qu’il existe,
dans la plupart des réalités, une divergence indéniable entre langue-système et langue-
usage qui se manifeste à travers les variétés linguistiques (locales, régionales, sociales,
générationnelles)
5
. Chaque locuteur utilise sa langue de façon diversifiée selon le
contexte d’énonciation, mais aussi selon son origine, son niveau de culture et sa position
sociale. Il est légitime de se demander alors quel serait le modèle à imiter.
Enfin, la volonté d’identification non seulement représente un enjeu inutile, mais elle
n’est pas souhaitable car elle fait fi de la personnalité, de l’identité et du patrimoine
linguistique et culturel de l’apprenant;
b) le contexte d’apprentissage multilingue, en vertu de ses objectifs rigides, a souvent
créé des compartiments étanches entre les langues étudiées. Suivant les principes de
l’acquisition linguistique naturelle, du temps limité consacré à l’apprentissage et de
l’implication maximale de l’apprenant
6
, la langue est considérée comme un savoir qui
doit être approprié par exposition intensive et/ou par immersion. Ce qui conduit à
reproduire les conditions naturelles d’acquisition au moyen du « bain de langue ». Pour
synthétiser, l’objectif est de faire de la langue étrangère l’objet et le moyen
d’apprentissage, de la fonctionnaliser en usage et non pas uniquement en simulation. Si
certains de ces principes « immersifs » sont louables, ils ont eu pour effet un double
cloisonnement. Le premier aux dépens de la langue maternelle de l’apprenant (L1),
considérée comme une source d’interférences et de transferts et non pas comme une
ressource puiser des connaissances, des compétences et des stratégies consolidées
favorables à l’apprentissage d’une autre/d’autres langue(s). Le deuxième, entre les
différentes langues étrangères étudiées, aboutissant souvent à une superposition ou
juxtaposition de compétences distinctes (p. 129). Le mot d’ordre étant d’éviter les
5
Voir, entre autres, GADET F., La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2003, pp. 7-10.
6
COSTE, D., Alternances didactiques, « Etudes de linguistique appliquée », 108, 1997, pp. 393-394.
« parlers mixtes », connotés négativement comme contamination, mélange, hybridation
etc., chacun cultive son petit jardin linguistique, contrevenant à la réalité séculaire des
contacts linguistiques et culturels;
c) l’approche multilingue, centrée sur l’acquisition des langues en tant qu’outil de
communication primaire, tend à marginaliser la relation étroite qu’il existe entre langue
et culture. La découverte de la culture étrangère à travers la langue et ses manifestations
quotidiennes se limite souvent à des informations sur la géographie, les grands
personnages et événements historiques, à quelques phrases idiomatiques et expressions
du langage des jeunes. Le temps dédié à la culture étant insuffisant, la mise en relation
des langues-cultures n’est que sporadique et souvent orientée à souligner les
« exotismes » et consolider les stéréotypes.
Tel qu’il est décrit, le multilinguisme représente plutôt une situation institutionnelle de
diversification de l’offre des langues qu’une véritable politique d’apprentissage
plurilingue et d’ouverture pluriculturelle. En mettant l’accent sur les principes
d’ouverture et d’éclatement, le plurilinguisme préconisé dans le CECR exprime la
volonté de rompre cette coquille endurcie.
Les préceptes du plurilinguisme
Pour mieux focaliser le concept, nous reportons ci-dessous quelques extraits du CECR
qui permettent de tracer les contours essentiels de cette approche:
1.
[...] l’approche plurilingue met l’accent sur le fait que, au fur et à mesure que
l’expérience langagière d’un individu dans son contexte culturel s’étend de la langue
familiale à celle du groupe social puis à celle d’autres groupes (que ce soit par
apprentissage ou sur le tas), il/elle ne classe pas ces langues et ces cultures dans des
compartiments séparés mais construit plutôt une compétence communicative à laquelle
contribuent toute connaissance et toute expérience des langues et dans laquelle les
langues sont en corrélation et interagissent (p. 11) .
2.
Une compétence plurilingue et pluriculturelle se présente généralement comme
déséquilibrée [...]. Ce déséquilibre est lié au caractère évolutif de la compétence
plurilingue et pluriculturelle. Alors que les représentations qu’on se donne de la
compétence à communiquer « monolingue » en « langue maternelle » la posent comme
vite stabilisée, une compétence plurilingue et pluriculturelle présente, elle, un profil
transitoire, une configuration évolutive [...].
[…] elle autorise des combinaisons, des alternances, des jeux sur plusieurs tableaux. Il est
possible de procéder à des changements de codes en cours de message, de recourir à des
formes de parler bilingue. Un même répertoire, plus riche, autorise donc aussi des choix,
des stratégies d’accomplissement de tâches, reposant sur cette variation interlinguistique,
ces changements de langue, lorsque les circonstances le permettent (p. 105).
3.
On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle la compétence à
communiquer langagièrement et à interagir culturellement d’un acteur social qui possède,
à des degrés divers, la maîtrise de plusieurs langues et l’expérience de plusieurs cultures.
On considèrera qu’il n’y a pas superposition ou juxtaposition de compétences
distinctes, mais bien existence d’une compétence complexe, voire composite, dans
laquelle l’utilisateur peut puiser (p. 129).
On peut lire dans ces passages une évolution de la conception de l’apprentissage des
langues, qui transparaît essentiellement dans le rejet de la représentation des langues
comme entités à la fois stabilisées et étanches. Celle-ci est affirmée plus nettement par
la suite (c’est nous qui soulignons):
La notion de compétence plurilingue et pluriculturelle tend à
-sortir de la dichotomie d’apparence équilibrée qu’instaure le couple habituel L1/L2 en
insistant sur le plurilinguisme dont le bilinguisme n’est qu’un cas particulier
-poser qu’un même individu ne dispose pas d’une collection de compétences à
communiquer distinctes et séparées suivant les langues dont il a quelque maîtrise, mais
bien d’une compétence plurilingue et pluriculturelle qui englobe l’ensemble du répertoire
langagier à disposition
-insister sur les dimensions pluriculturelles de cette compétence plurielle, sans pour
autant postuler des relations d’implication entre développement des capacités de relation
culturelle et développement des capacités de communication linguistique.
Nous tenterons d’en dégager tour à tour les objectifs fondamentaux:
a) la prise en compte du contexte culturel de la langue familiale et de celle du groupe
social de l’apprenant. La ou les langues parlées en famille ou dans l’entourage social
sont considérées comme un des éléments fondants du répertoire langagier, comme un
bagage linguistique et culturel qui, par la suite, s’enrichira des connaissances en L2:
L’apprentissage d’une L2, c’est la construction et l’aménagement d’un répertoire
bilingue. Les connaissances en L2 ne viennent pas tant s’ajouter, mais plutôt se
combiner avec les connaissances en L1
7
. Par connaissances en langue, il ne faut pas
entendre ici l’acquisition d’un simple répertoire lexical et grammatical mais aussi les
tâches verbales, les pratiques sociales et culturelles que tout sujet est amené à effectuer
pour communiquer. En ce sens, les compétences intériorisées en L1 peuvent faire
fonction de levier pour conscientiser l’apprentissage d’autres langues-cultures;
b) l’interaction entre les langues: l’approche met l’accent sur le caractère globalisant de
l’apprentissage des langues-cultures. La compartimentation caractéristique du
multilinguisme laisse place à la construction d’une compétence communicative
englobant toute connaissance et toute expérience des langues. Le pluriel tend ici à
souligner la liaison existant entre les langues apprises et/ou étudiées, y comprise la L1.
Il ne s’agit donc plus de développer des compétences mono ou unilingues sans relation
les unes avec les autres, classées dans des compartiments séparés, mais plutôt de les
mettre en commun pour former une compétence à la fois unique et plurielle qui
regroupe transversalement les savoirs, savoir-faire et savoir-être en langues. Par là, cette
compétence plurilingue et pluriculturelle apparaît composite puisqu’elle constitue un
7
PY, B., Pour une perspective bilingue sur l’enseignement et l’apprentissage des langues, « Etudes de
linguistique appliquée », 108, 1997, p. 502.
1 / 10 100%