Régine Laugier DU MULTILINGUISME AU PLURILINGUISME. QUESTION DE TERMINOLOGIE OU ÉVOLUTION CONCEPTUELLE? Avant-propos Les évolutions historiques et sociales qui ébranlent, aujourd’hui, la conception traditionnelle des situations de contacts de langues et de cultures, font apparaître le concept de pluralité comme donnée incontournable. Le plurilinguisme et le pluriculturalisme sont ainsi des concepts en réévaluation ces dernières années, sous un éclairage pluridisciplinaire qui investit les individus, les familles, le système éducatif et les situations nationales. Dans ce contexte, l’enseignement des langues est projeté en première ligne dans son rôle de médiateur des politiques linguistiques: l’importance politique aujourd’hui et dans l’avenir du développement de domaines d’action particuliers tel que les stratégies de diversification et d’intensification de l’apprentissage des langues afin de promouvoir le plurilinguisme en contexte paneuropéen1. S’il apparaît fondamental que les actions pédagogiques s’approprient les dimensions de transversalité et de pluralité linguistiques et culturelles, il est tout aussi important, étant donné la proximité sémantique des termes, de saisir les changements paradigmatiques que sous-tend le plurilinguisme par rapport à ce que l’on a appelé jusqu’à hier le multilinguisme. Ce sont ces deux concepts que nous entendons interroger dans cette contribution. En un premier temps, nous examinerons leurs caractéristiques définitoires d’un point de vue didactique pour les situer l’un par rapport à l’autre. Dans un deuxième temps, nous proposerons quelques points de réflexion sur les interventions pédagogiques à privilégier pour mettre en place des activités d’éveil au plurilinguisme et pluriculturalisme. Multilinguisme vs plurilinguisme En lisant les définitions de chacun de ces termes dans les dictionnaires, on pourrait se demander si l’insistance actuelle sur le plurilinguisme (pluriculturalisme) ne serait pas le fruit d’un engouement terminologique, puisque les deux entrées nous renvoient l’image d’une structure compositionnelle (multi- + lingua; pluri- + lingua) et d’un signifié identiques: CONSEIL DE L’EUROPE, Cadre européen commun de référence pour les langues, Paris, Didier, 2001, p. 11. 1 « Multilinguisme », subst. masc. Etat d’un individu ou d’une communauté linguistique qui utilise concurremment trois langues différentes ou davantage (Trésor de la Langue Française) « Plurilinguisme », subst. masc. Etat d’un individu ou d’une communauté qui utilise concurremment plusieurs langues selon le type de communication; situation qui en résulte. Synon. Multilinguisme [...] (Ibid.). Sur le plan de la langue, la signification de ces deux acceptions, dont la première attestation officielle remonte à 19562, est très proche, plurilinguisme étant donné comme synonyme de multilinguisme. Les deux termes peuvent donc être utilisés indifféremment pour indiquer la capacité de la part d’un individu ou d’un groupe de s’exprimer dans un certain nombre de langues et/ou la coexistence de plusieurs langues dans une société déterminée. Ces compétences et ces réalités linguistiques ne sont pas récentes. Dans le monde, les situations de multilinguisme et/ou plurilinguisme sont fréquentes et souvent complexes. Elles se sont créées selon deux modèles essentiels3: par juxtaposition, alors que différentes entités territoriales unilingues cohabitent sur le même territoire et la langue de chacune est reconnue officiellement au niveau national (en Europe, c’est le cas de la Suisse); et par superposition, là où, la langue ethnique de base cohabite de manière pyramidale avec les langues véhiculaires de l’administration et de l’enseignement et les langues d’Etat (la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne, entre autres). Récemment, la politique linguistique a éclairé ces deux notions d’une nouvelle lumière. En effet, dans le contexte spécifique de l’enseignement/apprentissage des langues modernes, contexte qui intéresse notre travail, leur rapport et, par là, leurs contenus divergent sensiblement. Selon les préceptes du Cadre européen commun de référence pour les langues4 (désormais CECR), elles y acquièrent des caractéristiques intrinsèques qui apparaissent opposées. Le plurilinguisme et le pluriculturalisme constituent la clé de lecture pour l’apprentissage des langues, et comme toute nouvelle orientation, ils y sont définis en porte-à-faux par rapport à ce qui a précédé: on distingue le « plurilinguisme » du « multilinguisme » qui est la connaissance d’un certain nombre de langues ou la coexistence de langues différentes dans une société donnée (p. 11). Ainsi, le passage de multi à pluri annoncerait en surface une évolution de la connaissance des langues de « coexistence » à « diversification ». Un examen plus approfondi des textes permettra de mettre en évidence les divergences entre les deux concepts et les objectifs de l’approche plurilingue et pluriculturelle. Les objectifs du multilinguisme Les paramètres didactiques du multilinguisme (maîtrise des langues, modèle du locuteur natif, position privilégiée de la compétence linguistique et compartimentation des connaissances) condensés en négatif à la page 11 du CECR: 2 COHEN, M., Pour une sociologie du langage, Paris, Albin Michel, 1956, pp. 221 et 381. BRETON, R., Géographie du plurilinguisme, in AA.VV., Vers le plurilinguisme? Ecole et politique linguistique, « Le français dans le monde. Recherches et Applications », 1991, pp. 25-28. 4 Par la suite, le numéro des pages indiqué entre parenthèses renvoie à celui des pages du Cadre, op. cit. 3 Il ne s’agit plus simplement d’acquérir la « maîtrise » d’une, deux, voire même trois langues, chacune de son côté, avec le « locuteur natif idéal » comme ultime modèle. Le but est de développer un répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques trouvent leur place le font apparaître, a posteriori, comme un concept monolithique qui ne répond plus de façon adéquate aux exigences de la communication internationale: a) l’objectif de la maîtrise des langues conditionne fortement l’approche multilingue, en ce qu’il suppose le développement parallèle et égal des compétences. Il sous-tend donc une aspiration à la perfection qui frôle l’utopie, si l’on considère les contextes institutionnels (nombre d’heures réservé aux langues, supports didactiques limités, etc.) dans lesquels cette maîtrise devrait se concrétiser. D’un autre côté, cette perspective amène l’apprenant à devoir se rapprocher le plus possible, voire s’identifier avec le modèle du locuteur natif dont il semble indispensable de s’approprier le répertoire langagier et la prosodie. Cela suppose, avant tout, l’existence d’un locuteur idéal qui maîtriserait parfaitement tous les aspects et les dimensions de sa propre langue. Or, cette hypothèse est démentie, d’une part, parce que toute connaissance d’une langue, maternelle soit-elle, est toujours partielle et déséquilibrée; de l’autre, parce qu’il existe, dans la plupart des réalités, une divergence indéniable entre langue-système et langueusage qui se manifeste à travers les variétés linguistiques (locales, régionales, sociales, générationnelles)5. Chaque locuteur utilise sa langue de façon diversifiée selon le contexte d’énonciation, mais aussi selon son origine, son niveau de culture et sa position sociale. Il est légitime de se demander alors quel serait le modèle à imiter. Enfin, la volonté d’identification non seulement représente un enjeu inutile, mais elle n’est pas souhaitable car elle fait fi de la personnalité, de l’identité et du patrimoine linguistique et culturel de l’apprenant; b) le contexte d’apprentissage multilingue, en vertu de ses objectifs rigides, a souvent créé des compartiments étanches entre les langues étudiées. Suivant les principes de l’acquisition linguistique naturelle, du temps limité consacré à l’apprentissage et de l’implication maximale de l’apprenant6, la langue est considérée comme un savoir qui doit être approprié par exposition intensive et/ou par immersion. Ce qui conduit à reproduire les conditions naturelles d’acquisition au moyen du « bain de langue ». Pour synthétiser, l’objectif est de faire de la langue étrangère l’objet et le moyen d’apprentissage, de la fonctionnaliser en usage et non pas uniquement en simulation. Si certains de ces principes « immersifs » sont louables, ils ont eu pour effet un double cloisonnement. Le premier aux dépens de la langue maternelle de l’apprenant (L1), considérée comme une source d’interférences et de transferts et non pas comme une ressource où puiser des connaissances, des compétences et des stratégies consolidées favorables à l’apprentissage d’une autre/d’autres langue(s). Le deuxième, entre les différentes langues étrangères étudiées, aboutissant souvent à une superposition ou juxtaposition de compétences distinctes (p. 129). Le mot d’ordre étant d’éviter les 5 6 Voir, entre autres, GADET F., La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2003, pp. 7-10. COSTE, D., Alternances didactiques, « Etudes de linguistique appliquée », 108, 1997, pp. 393-394. « parlers mixtes », connotés négativement comme contamination, mélange, hybridation etc., chacun cultive son petit jardin linguistique, contrevenant à la réalité séculaire des contacts linguistiques et culturels; c) l’approche multilingue, centrée sur l’acquisition des langues en tant qu’outil de communication primaire, tend à marginaliser la relation étroite qu’il existe entre langue et culture. La découverte de la culture étrangère à travers la langue et ses manifestations quotidiennes se limite souvent à des informations sur la géographie, les grands personnages et événements historiques, à quelques phrases idiomatiques et expressions du langage des jeunes. Le temps dédié à la culture étant insuffisant, la mise en relation des langues-cultures n’est que sporadique et souvent orientée à souligner les « exotismes » et consolider les stéréotypes. Tel qu’il est décrit, le multilinguisme représente plutôt une situation institutionnelle de diversification de l’offre des langues qu’une véritable politique d’apprentissage plurilingue et d’ouverture pluriculturelle. En mettant l’accent sur les principes d’ouverture et d’éclatement, le plurilinguisme préconisé dans le CECR exprime la volonté de rompre cette coquille endurcie. Les préceptes du plurilinguisme Pour mieux focaliser le concept, nous reportons ci-dessous quelques extraits du CECR qui permettent de tracer les contours essentiels de cette approche: 1. [...] l’approche plurilingue met l’accent sur le fait que, au fur et à mesure que l’expérience langagière d’un individu dans son contexte culturel s’étend de la langue familiale à celle du groupe social puis à celle d’autres groupes (que ce soit par apprentissage ou sur le tas), il/elle ne classe pas ces langues et ces cultures dans des compartiments séparés mais construit plutôt une compétence communicative à laquelle contribuent toute connaissance et toute expérience des langues et dans laquelle les langues sont en corrélation et interagissent (p. 11) . 2. Une compétence plurilingue et pluriculturelle se présente généralement comme déséquilibrée [...]. Ce déséquilibre est lié au caractère évolutif de la compétence plurilingue et pluriculturelle. Alors que les représentations qu’on se donne de la compétence à communiquer « monolingue » en « langue maternelle » la posent comme vite stabilisée, une compétence plurilingue et pluriculturelle présente, elle, un profil transitoire, une configuration évolutive [...]. […] elle autorise des combinaisons, des alternances, des jeux sur plusieurs tableaux. Il est possible de procéder à des changements de codes en cours de message, de recourir à des formes de parler bilingue. Un même répertoire, plus riche, autorise donc aussi des choix, des stratégies d’accomplissement de tâches, reposant sur cette variation interlinguistique, ces changements de langue, lorsque les circonstances le permettent (p. 105). 3. On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle la compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement d’un acteur social qui possède, à des degrés divers, la maîtrise de plusieurs langues et l’expérience de plusieurs cultures. On considèrera qu’il n’y a pas là superposition ou juxtaposition de compétences distinctes, mais bien existence d’une compétence complexe, voire composite, dans laquelle l’utilisateur peut puiser (p. 129). On peut lire dans ces passages une évolution de la conception de l’apprentissage des langues, qui transparaît essentiellement dans le rejet de la représentation des langues comme entités à la fois stabilisées et étanches. Celle-ci est affirmée plus nettement par la suite (c’est nous qui soulignons): La notion de compétence plurilingue et pluriculturelle tend à -sortir de la dichotomie d’apparence équilibrée qu’instaure le couple habituel L1/L2 en insistant sur le plurilinguisme dont le bilinguisme n’est qu’un cas particulier -poser qu’un même individu ne dispose pas d’une collection de compétences à communiquer distinctes et séparées suivant les langues dont il a quelque maîtrise, mais bien d’une compétence plurilingue et pluriculturelle qui englobe l’ensemble du répertoire langagier à disposition -insister sur les dimensions pluriculturelles de cette compétence plurielle, sans pour autant postuler des relations d’implication entre développement des capacités de relation culturelle et développement des capacités de communication linguistique. Nous tenterons d’en dégager tour à tour les objectifs fondamentaux: a) la prise en compte du contexte culturel de la langue familiale et de celle du groupe social de l’apprenant. La ou les langues parlées en famille ou dans l’entourage social sont considérées comme un des éléments fondants du répertoire langagier, comme un bagage linguistique et culturel qui, par la suite, s’enrichira des connaissances en L2: L’apprentissage d’une L2, c’est la construction et l’aménagement d’un répertoire bilingue. Les connaissances en L2 ne viennent pas tant s’ajouter, mais plutôt se combiner avec les connaissances en L17. Par connaissances en langue, il ne faut pas entendre ici l’acquisition d’un simple répertoire lexical et grammatical mais aussi les tâches verbales, les pratiques sociales et culturelles que tout sujet est amené à effectuer pour communiquer. En ce sens, les compétences intériorisées en L1 peuvent faire fonction de levier pour conscientiser l’apprentissage d’autres langues-cultures; b) l’interaction entre les langues: l’approche met l’accent sur le caractère globalisant de l’apprentissage des langues-cultures. La compartimentation caractéristique du multilinguisme laisse place à la construction d’une compétence communicative englobant toute connaissance et toute expérience des langues. Le pluriel tend ici à souligner la liaison existant entre les langues apprises et/ou étudiées, y comprise la L1. Il ne s’agit donc plus de développer des compétences mono ou unilingues sans relation les unes avec les autres, classées dans des compartiments séparés, mais plutôt de les mettre en commun pour former une compétence à la fois unique et plurielle qui regroupe transversalement les savoirs, savoir-faire et savoir-être en langues. Par là, cette compétence plurilingue et pluriculturelle apparaît composite puisqu’elle constitue un PY, B., Pour une perspective bilingue sur l’enseignement et l’apprentissage des langues, « Etudes de linguistique appliquée », 108, 1997, p. 502. 7 réservoir de connaissances sans cloisonnement que chaque nouvelle acquisition vient enrichir et, en même temps, recomposer; c) le recours à l’alternance: le répertoire langagier transversal de la compétence plurilingue devient une ressource unifiée et indifférenciée pour la communication. Ainsi, au contraire de l’approche multilingue pour laquelle les combinaisons interlinguistiques constituent en quelque sorte une faiblesse, une interruption de la communication, dans l’approche plurilingue il est possible de procéder à des changements de codes en cours de message, de recourir à des formes de parler bilingue. L’alternance linguistique est élevée au rang de ressource linguistique et stratégique pour la bonne réussite de la communication et pour mieux comprendre l’autre. Bien entendu, il ne s’agit pas pour les éducateurs de favoriser le mélange des codes, mais plutôt de l’accepter en tant que stratégie de compensation pour combler un manque. Cette alternance fait d’ailleurs déjà partie de notre panorama linguistique quotidien. Les médias, et en particulier la publicité, nous proposent sans cesse des formes mixtes qui transforment peu à peu la langue-usage. Les combinaisons de codes sont donc une réalité qui ne peut pas être ignorée dans la classe de langue: L’ensemble des phénomènes d’alternance de langues en classe concourt, derrière la diversité apparente des situations, à faire apparaître deux propriétés qui remplissent des fonctions essentielles d’un point de vue didactique : leur efficacité communicative et leur potentiel acquisitionnel8. d) la relation langue-culture: elle ressort déjà dans le binôme « plurilinguisme et pluriculturalisme ». Selon le principe désormais consolidé du lien d’interdépendance étroit entre langue et culture: […] [d’] intégrer langue et culture dans un même enseignement/apprentissage, c’est-àdire [de] célébrer une union souvent annoncée, mais toujours retardée. Et ce, grâce au vocabulaire, justement apte à jouer le rôle de passerelle entre la langue, toute pavée de mots, et la culture[…], omniprésente dans les mots9 , la redondance présente dans l’association des deux concepts souligne la nécessité de récupérer la culture à travers la langue: La langue n’est pas seulement une donnée essentielle de la culture, c’est aussi un moyen d’accès aux manifestations de la culture (p. 12), et l’urgence de mettre en place une véritable didactologie des langues-cultures à visée inter et pluriculturelle; e) la nature déséquilibrée et évolutive des compétences. De nombreux passages du CECR mettent en évidence la nature forcément déséquilibrée des compétences dans une approche plurilingue et pluriculturelle. Cela en vertu du fait que les acteurs sociaux étant normalement exposés, au cours de leur processus de socialisation, à différentes CASTELLOTTI, V., Pour une perspective plurilingue sur l’apprentissage et l’enseignement des langues, in CASTELLOTTI V. (coord.), D’une langue à d’autre : pratiques et représentations, Publications de l’Université de Rouen, 2001, p. 21. 9 Cf. GALISSON, R., De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE international, 1991, p. 3. 8 variétés linguistiques et à la différenciation culturelle qui caractérise toute société complexe, il est clair que les déséquilibres (ou, si l’on préfère, les modes différents d’équilibre) sont de règle (p. 105). Ces déséquilibres naturels se manifestent de manières différentes: - déséquilibre entre les langues: une plus grande maîtrise générale d’une langue que d’une autre, ou encore un profil de compétences différent dans l’une et dans l’autre; - déséquilibre entre les compétences d’une même langue: une excellente compétence de compréhension orale et écrite et un niveau plus bas de production, etc.; - déséquilibre entre les compétences linguistiques et culturelles: bonne connaissance des aspects culturels d’une langue qu’on connaît mal et, au contraire, faible connaissance de la culture d’une langue qu’on maîtrise mieux. Le déséquilibre caractérisant du plurilinguisme est lié à son caractère évolutif. Il sous-tend, pour atteindre ses buts, un apprentissage qui se modifie suivant la trajectoire professionnelle, l’histoire familiale, les voyages, les lectures et les loisirs (p. 105) de l’individu. Cette nature transitoire ne renvoie aucunement à un concept d’instabilité; elle va, au contraire, dans le sens d’un enrichissement continu de l’expérience des langues et des cultures. Des paramètres-clés du plurilinguisme ainsi dégagés, bien que de façon partielle et schématisée, ressort non seulement une volonté de récupération de l’interaction naturelle entre les langues, mais aussi la réaffirmation d’un principe d’équité: En réalité, le droit à la différence, la force de façonnement identitaire par l’histoire, l’investissement culturel et d’autres facteurs qui définissent ce que représente une langue pour une communauté humaine, tout cela semble rendre naturelle et évidente une seule solution: le plurilinguisme10. Quelques pistes de réflexion pédagogique Si, comme l’affirmait Louis-Jean Calvet en 1993: L’Europe qui est en train de se construire va faciliter les déplacements et les communications, la télévision par satellite va faire entrer de plus en plus de langues dans notre vie quotidienne et l’Européen de demain sera plurilingue11, la question reste encore posée en ce qui concerne la façon d’appréhender et de développer une compétence plurilingue et pluriculturelle dans les actions pédagogiques. La réponse n’est pas simple à donner, car ses composantes sont multiples et composites et, comme dans tout apprentissage, elles dépendent de la situation spécifique et des acteurs sociaux. Dans ce parcours encore tout à construire, trois orientations majeures sont suggérées pour les constructions curriculaires (p.130): a) élaborer les curriculums aux fins de promouvoir la diversification linguistique; b) faire correspondre à la diversification linguistique une diversité des objectifs fonctionnels selon les langues étudiées; c) situer la réflexion curriculaire dans la perspective d’une éducation 10 HAGÈGE, C., Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 184. 11 CALVET, L-J., Histoire de mots. Etymologies européennes, Paris, Payot, 1993, p. 172. langagière générale, transversale et transférable. Au-delà de ces lignes directrices sur lesquelles modeler l’enseignement/apprentissage, il existe le contexte de la classe et le problème d’y transférer ces objectifs. Une première indication est certainement de multiplier, aux niveaux scolaire et universitaire, les contacts entre les langues enseignées à travers la mise en place de projets de collaboration afin de rendre tangible la réalité plurielle et l’interaction des langues-cultures. L’apprentissage d’une compétence plurilingue et pluriculturelle ne peut se concrétiser qu’à travers un travail choral et de longue haleine, car il ne s’agit pas seulement de faire acquérir des capacités à communiquer, mais de développer des savoir-être fondés sur le respect de la diversité et de l’acceptation mutuelle. Dans la quotidienneté de la classe de langue, la tâche des enseignants est celle d’inscrire les objectifs d’apprentissage dans cette perspective d’éclatement et d’ouverture à l’autre. Les interventions peuvent prendre des formes multiples selon les connaissances et la sensibilité des éducateurs. Toutefois, il semble possible d’identifier quelques lignes conductrices pour mettre en place la charpente d’une telle approche12. L’action pédagogique d’éveil au pluriculturalisme pourrait s’articuler autour de trois points dont le dénominateur commun est le contact de langues. Valoriser le répertoire plurilingue et pluriculturel des apprenants par le biais d’activités telles que: - le repérage des unités lexicales étrangères qui se sont intégrées au répertoire langagier maternel; - la mise en relief des mélanges de codes, des alternances; - la lecture et l’écoute de documents en langues voisines; - la mobilisation des connaissances pluriculturelles à partir desquelles instaurer un processus de relativisation comparative qui puisse développer chez les apprenants la conscience d’appartenir à un ensemble planétaire13 et leur fournir quelques moyens de le maîtriser. Mettre l’accent sur l’interaction entre les langues. Cela concerne aussi bien le rôle de la L1 dans l’apprentissage d’autres langues que l’interaction entre les langues étrangères. Ce qui conduit à sensibiliser les apprenants à la perception du proche et du lointain interlinguistiques par le biais de certaines langues : le latin, par exemple, pour les langues romanes. Cette orientation pourrait être développée par des activités complémentaires: - la reconnaissance du sens de phrases ou textes brefs en langues non étudiées, dans le but d’expliciter les stratégies de compréhension auxquelles on peut faire appel dans ces situations (type de texte, organisation typographique, la présence d’images, de noms propres, etc.); -une étude de la transparence interlinguistique, c’est-à-dire, de l’intelligibilité immédiate d’un mot inconnu de la langue L2 en raison d’une identité morpho-sémantique 12 CASTELLOTTI, V., Retour sur la formation des enseignants de langue: quelle place pour le plurilinguisme?, « Etudes de linguistique appliquée », 123-124, 2001, pp. 369. 13 ABDALLAH-PRETCEILLE M. - PORCHER L., Education et communication interculturelle, Paris, PUF Education et formation, 1996, p. 4. (partielle) avec un mot connu (ou plusieurs mots connus de la langue L2 ou d’autres langues (L1, L3, L4...)14; - une mise en relief systématique et transversale des homologies syntaxiques des langues étudiées15. Souligner la nature plurielle, partielle et déséquilibrée de la compétence plurilingue et pluriculturelle. Il s’agit avant tout d’abandonner la conception que la connaissance d’une langue consiste en la maîtrise de toutes ses dimensions. Cette prise de conscience pourrait être introduite, par exemple, pendant des phases d’auto-évaluation commune des compétences dans les différentes langues étudiées. Située dans une telle perspective, elle pourrait favoriser une perception positive, à la fois, de l’ensemble des ressources linguistiques et culturelles acquises et des déséquilibres de compétences intra et interlinguistiques. Pour conclure Les quelques réflexions proposées dans les paragraphes précédents ne sont aucunement exhaustives. La plupart des réponses aux questions restées ouvertes parviendront sans doute de la pratique. Il semble toutefois important de souligner que tout en maintenant l’objectif premier de l’enseignement/apprentissage des langues, c’est-à-dire celui de s’approprier d’autres codes linguistiques, l’acte de communication ne peut toutefois pas être considéré seulement d’un point de vue fonctionnel. Communiquer, c’est avant tout mettre en commun ce que l’on est et ce que l’on sait, ses ressemblances, ses différences et ses antagonismes, pour briser les barrières de l’étrange, se reconnaître et mieux se connaître, dans et à travers l’Autre, s’enrichir, s’apprécier mutuellement, ouvrir ensemble les portes de la fraternité 16. Dans ce sens, l’extension des pratiques plurilingues et pluriculturelles représente une composante fondamentale de l’éducation à la citoyenneté européenne d’abord, mais aussi à une citoyenneté de plus en plus élargie. HAUSMANN, F.J., La transparence et l’obstacle. Essai de chrestolexicographie , « Etudes de linguistique appliquée », 128, 2002, p. 449. 15 BENVENISTE, C.B. - VALLI A., Une grammaire pour lire en quatre langues, in AA.VV., L’intercompréhension: le cas des langues romanes, « Le français dans le monde. Recherches et Applications », 1997, pp. 36. 16 GALISSON, R., Problématique de l’éducation et de la communication interculturelles en milieu scolaire européen, « Etudes de linguistique appliquée », 106, 1997, p. 149. 14 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES - ABDALLAH-PRETCEILLE M., - PORCHER L., Education et communication interculturelle, Paris, PUF Education et formation, 1996 -BENVENISTE C.B. - VALLI A., Une grammaire pour lire en quatre langues, in AA.VV., L’intercompréhension: le cas des langues romanes, « Le français dans le monde. Recherches et Applications », 1997, pp. 33-37 - BRETON, R., Géographie du plurilinguisme, in AA.VV., Vers le plurilinguisme? Ecole et politique linguistique, « Le français dans le monde. Recherches et Applications », 1991, pp. 2031 - CASTELLOTTI, V., Retour sur la formation des enseignants de langues: quelle place pour le plurilinguisme? , « Etudes de linguistique appliquée », 123-124, 2001, pp. 365-371 - CASTELLOTTI, V., Pour une perspective plurilingue sur l’apprentissage et l’enseignement des langues, in CASTELLOTTI, V. (coord.), D’une langue à d’autres: pratiques et représentations, Coll. Dyalang, Publications de l’Université de Rouen, 2001, pp. 9-37 -COHEN, M., Pour une sociologie du langage, Paris, Albin Michel, 1956 -CONSEIL DE L’EUROPE, Cadre européen commun de référence pour les langues: apprendre, enseigner, évaluer, Paris, Didier, 2001 - COSTE, D., Alternances didactiques, « Etudes de linguistique appliquée », 108, 1997, pp. 393400 - GALISSON, R., De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991 - GALISSON, R., Problématique de l’éducation et de la communication interculturelles en milieu scolaire européen, « Etudes de linguistique appliquée », 106, 1997, pp. 141-160 - HAGÈGE, C., Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures, Paris, Odile Jacob, 2006 - HAUSMANN, F.J., La transparence et l’obstacle. Essai de chrestolexicographie , « Etudes de linguistique appliquée », 128, 2002, pp. 447-454 - PY, B., Pour une perspective bilingue sur l’enseignement et l’apprentissage des langues, « Etudes de linguistique appliquée », 108, 1997, pp. 495-503 Régine Laugier Università della Calabria