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Livres & Idées
The Russian Origins of The First World War
Sean McMeekin
Une guerre russe
Bernard Cazes
Comment la Russie pourrait-elle être à l’origine du premier conflit mondial ? La
responsabilité de l’Allemagne, affirmée dans le traité de Versailles, n’a-t-elle pas été
démontrée par le livre de l’historien allemand Fritz Fischer Griff nach der Weltmacht1,
même si des travaux ultérieurs l’ont nuancé ? L’historien américain Sean McMeekin
(université Bilkent, à Ankara) a mis fin à ce consensus avec un livre révisionniste au
sens plein du terme, dont l’un des points clés peut se résumer ainsi : « Il y avait autant
d’hommes à Saint-Pétersbourg qui voulaient la guerre en 1914 qu’il y en avait à
Berlin. »
M
cMeekin avait déjà abordé la Première Guerre mondiale dans son
livre sur le chemin de fer Berlin-Bagdad 2. Il a alors pris conscience
que les travaux consacrés aux origines du conflit étaient surtout fondés sur des sources germano-austro-hongroises et qu’en outre la participation russe à la guerre en Europe et en Asie était peu étudiée. D’où sa décision
de se lancer dans un livre exploitant l’immense quantité de documents d’archives
devenus accessibles après la chute de l’URSS, mais jusqu’ici peu utilisés, et qui, à son
1. Traduction française : Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale, Trévise, 1970.
2. The Berlin-Baghdad Bahn. The Ottoman Empire and Germany’s Bid for World Power. Voir mon commentaire dans
Futuribles, n°378, octobre 2011.
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avis, débouchent sur l’inévitable conclusion que « la guerre de 1914 a été la guerre de
la Russie encore plus qu’elle n’a été celle de l’Allemagne ».
Préméditation
Le premier indice que quelque chose d’insolite se préparait semble coïncider avec
l’apparition pour la Russie d’une double menace : la nomination par le gouvernement
turc, en 1913, d’un général allemand chargé de renforcer la défense des Dardanelles ;
la livraison imminente à la Turquie de plusieurs croiseurs lourds surclassant la marine
russe en mer Noire. Ces événements ont conduit à l’envoi, le 6 décembre 1912, d’un
mémorandum du ministre des Affaires étrangères Serge Sazonov à Nicolas II, dans
lequel il évoque pour la première fois l’idée de provoquer une guerre européenne à
trois (Russie, France et Grande-Bretagne).
Un thème analogue motive, en février 1914, la convocation par le tsar d’une réunion présidée par Sazonov. Le
thème fixé à tous les hauts responsables de la diplomatie,
de l’armée et de la marine était la « possibilité de voir
s’ouvrir à très court terme la question des Dardanelles ».
McMeekin fait observer que dans cette réunion, la dernière de ce genre avant la crise de juillet 1914, il ne fut
pas question de la Serbie, mais seulement d’arbitrages
opérés concernant des mesures à prendre contre…
l’Empire ottoman.
Le 6 décembre
1912, un
mémorandum
russe évoque
pour la première
fois l’idée de
provoquer
une guerre
européenne à
trois.
L’épisode révélateur suivant se situe durant la crise de juillet 1914 consécutive à
l’attentat de Sarajevo. Vu la lenteur avec laquelle la mobilisation devenait effective en Russie (vingt-six jours, contre seize pour l’Autriche-Hongrie et treize pour
l’Allemagne), Sazonov, avec la complicité de l’ambassadeur de France à SaintPétersbourg, Maurice Paléologue 3, décida de déclencher en secret la « période préparatoire à la guerre » contre l’Allemagne, tout en veillant à n’en rien dire au chef du
Foreign Office. Grâce à ce que l’auteur appelle la « stupidité stratégique suicidaire »
de Moltke et des généraux allemands, qui aboutit à envahir la France en violant la
3. Qui dans son rapport le même jour au Quai d’Orsay n’hésitait pas à écrire que « les préparatifs clandestins commenceront néanmoins dès aujourd’hui ».
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neutralité belge, Sazonov obtint ce qu’il cherchait : une coalition où l’Empire russe
avait à ses côtés la puissance financière (et navale) de la Grande-Bretagne et le
potentiel militaire de la France, soit la combinaison gagnante qu’il avait esquissée
dans son mémorandum au tsar de décembre 1912…
La guerre à tout prix
Dès le début, il y eut de graves divergences entre la France et la Russie quant à la
conduite des opérations. Le commandement français ne cessa de réclamer que l’effort russe s’exerce en Prusse orientale, alors que pour les Russes la priorité concernait la Galicie autrichienne. La Russie n’avait aucune visée sur la Prusse orientale
et préférait affronter l’armée austro-hongroise. Les Russes la jugeait moins combative et, en outre, connaissait son plan de mobilisation grâce à une trahison 4. Les
démarches des Français et des Britanniques pour inciter le gouvernement russe à
réorienter ses priorités n’aboutirent pas.
Le chapitre se termine sur une audience triomphaliste accordée par Nicolas II à
Maurice Paléologue, où le tsar envisage un avenir où l’Empire austro-hongrois aurait
été détruit (il ne croyait pas si bien dire !), avec une Pologne agrandie mais toujours vassalisée. La Russie atteindrait ses frontières naturelles le long des Carpates
et s’agrandirait de la Prusse orientale, de la Posnanie et d’une partie de la Silésie.
« Devrai-je annexer l’Arménie ? se demanda-t-il Oui, si les Arméniens me le demandent »
(sic). « Les Turcs, ajouta-t-il, doivent être chassés d’Europe. » À Paléologue qui lui
demande si la Russie entend réduire la Turquie à un État croupion asiatique ayant
pour capitale Ankara ou Konya : « Parfaitement », répond le tsar. Encore fallait-il que
la Turquie entrât en guerre…
Le 30 juillet 1914, alors que les Européens prenaient conscience du danger que
faisait peser la mobilisation de la Russie contre l’Allemagne, Sazonov demanda à
son ambassadeur à Londres d’insister auprès du gouvernement britannique pour
qu’il empêche à tout prix que les deux croiseurs lourds commandés par la Turquie à
Angleterre ne soient livrés, car ces unités auraient créé au détriment de la flotte russe
de la mer Noire un déséquilibre irrémédiable. Par chance, les deux croiseurs furent
réquisitionnés sur ordre de Winston Churchill, alors premier lord de l’Amirauté.
4. Trahison qui a donné lieu au superbe film d’István Szabó Colonel Redl (1985).
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Un scénario assez semblable se répéta le 11 août 1914, lorsque deux croiseurs allemands poursuivis par des unités britanniques pénétrèrent dans la mer de Marmara.
Le grand vizir feignit de les avoir achetés et leur donna des noms turcs, un subterfuge dont personne d’ailleurs ne fut dupe. Le commandant du principal croiseur fut
nommé vice-amiral (turc !), ce qui lui permit de bombarder des ports russes et de
créer ainsi l’incident diplomatique qui amena la Russie à déclarer une guerre que
Turcs et Russes attendaient avec impatience…
Une fois la Turquie dûment classée ennemie de la
Russie, s’emparer des Détroits devenait de la part des
Une fois la
Russes un but de guerre avouable. Nicolas Basily le
Turquie dûment
classée ennemie
jeune et ambitieux directeur des Affaires politiques
de la Russie,
5
au Pont aux Chantres , se mit au travail. On devine
s’emparer des
ce que fut sa conclusion : la Russie ne pouvait s’empaDétroits devenait
rer des Dardanelles qu’avec la coopération de ses alliés.
de la part des
Russes un but de
Sazonov se laissa facilement convaincre, mais découguerre avouable.
vrit que l’armée russe avait d’autres objectifs ! Il ne se
découragea pas et réussit à opérer ce que McMeekin
estime être une « énorme révolution diplomatique 6 »
(p. 124) : persuader les Britanniques d’engager à Gallipoli une opération finalement
vaine et couteuse en vies humaines, pour faire l’exact contraire de ce qui avait été le
but de la guerre de Crimée au siècle précédent, expressément menée pour empêcher
le démembrement de l’Empire ottoman !
En fait, on a l’impression que Sazonov se proposait de « répéter la même ruse avec
les Arméniens ottomans » (p. 140) en envahissant l’Anatolie orientale en coordination avec un soulèvement arménien. Malheureusement, la « ruse » fit long feu
car la dégradation rapide de la situation en Europe orientale après la victoire allemande à Gorlice-Tarnów (2 mai 1915) empêcha l’armée russe de venir au secours
des insurgés arméniens et laissa le champ libre à l’armée ottomane pour mener une
répression d’une rare sauvagerie.
5. L’adresse à Saint-Pétersbourg du ministère de Sazonov – l’équivalent du Quai d’Orsay à Paris, de Whitehall pour
le Foreign Office, de la Wilhelmstrasse à Berlin et de la Ballplatz à Vienne.
6. Gallipoli coûta tout de même aux Turcs 56 000 morts, 97 000 blessés et 11 000 disparus.
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Opportunisme et mauvaise foi
McMeekin résume le comportement de la Russie par les mots d’opportunisme et
de mauvaise volonté persistante (p. 173), et précise son jugement, qui est accablant :
• « Le meilleur moment pour battre les Allemands, comme les Français n’ont
cessé de le dire à l’état-major russe, c’était août 1914, quand la Prusse orientale
était grande ouverte comme l’exigeait le plan Schlieffen 7.
• La contribution russe (au demeurant fort modeste) à l’expédition de Gallipoli
arriva trois mois trop tard pour avoir de l’effet.
• De même, c’est en novembre 1914 qu’il fallait envahir l’est de la Turquie,
lorsque la mobilisation de la IIIe armée ottomane n’était pas encore terminée. »
McMeekin a raison d’observer que l’année 1916 ne fut pas une année « franchement
heureuse » pour les Alliés ouest-européens contraints de mener des guerres de tranchée (à Verdun et sur la Somme) meurtrières et indécises, sans oublier les lourdes
pertes infligées par les sous-marins allemands. Mais il n’a pas vraiment raison de dire
que la Russie est le seul belligérant à avoir échappé aux horreurs de 1916 vu l’enfoncement du front russe après Gorlice-Tarnów, qui obligea à évacuer toute la Pologne.
Mais tout n’était pas perdu pour l’inlassable Sazonov, qui parvint à persuader Paris
et Londres de ratifier une nouvelle version, encore plus satisfaisante pour lui, de
l’accord Sykes-Picot, un projet de partage de l’Empire ottoman entre les trois vainqueurs. La répartition des dépouilles, qu’on voit sur la carte page 206, montre que
la Russie avait réussi, début 1916, à se faire reconnaître le « contrôle direct » de la
Turquie d’Europe et du quart nord-est de la Turquie
d’Asie.
Début 1916, la
Russie avait
réussi à se faire
Dans ce passionnant jeu de piste reconstitué par
reconnaître
McMeekin, le dernier indice de la volonté de la Russie
le « contrôle
d’entretenir la guerre européenne est presque invisible.
direct » de la
Turquie d’Europe
Il date du 6 avril 1917 (donc au début de la [brève]
et du quart nordrévolution démocratique de février 1917). Ce jour-là,
est de la Turquie
Basily 8 envoya à Milioukov, le successeur de Sazonov,
d’Asie.
un mémorandum top secret décrivant les mesures
prises pour lancer, à l’été 1917, une opération contre les
7. Selon ce plan, la France subissait le choc principal ; une fois victorieuse, l’armée allemande réglerait son compte à
la Russie. Pour McMeekin, « c’était le plus beau cadeau que l’on puisse faire à l’armée russe » (p. 78).
8. Que nous avons précédemment rencontré comme directeur des Affaires politiques au Pont aux Chantres. Devenu
aide de camp diplomatique du tsar, il rédigea le texte d’abdication de ce dernier.
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Détroits. Cette opération n’eut cependant jamais lieu. Kerensky, le chef du gouvernement, désireux de venir en aide à ses alliés confrontés aux mutineries du Chemin
des Dames (mai 1917), choisit de lancer une offensive de diversion en Galicie
autrichienne. Selon McMeekin, elle ne pouvait qu’échouer, alors qu’une opération
amphibie menée dans les Détroits avec des troupes au moral encore intact avait des
chances de réussir.
Les amateurs d’uchronies auront sûrement plaisir à imaginer ce qui aurait pu advenir si l’amiral Koltchak, une des grandes figures de la lutte anti-bolcheviques dans
les années 1920, avait pu mener à bien cette opération au nom de code Tsargrad.
Mais je préfère m’interroger sur les non-buts de guerre russes.
Espoirs déçus
Un premier non-but de guerre, qui exaspéra maintes fois les interlocuteurs français
de Sazonov, comme le président Poincaré ou l’ambassadeur Paléologue, concerne la
Pologne. Le jugement de l’historien est sans appel : « Que la Pologne soit gouvernée
par la Russie ou par l’Allemagne a paru moins important, au regard des buts de guerre
de la Russie, que l’axiome fondamental selon lequel la Pologne d’après guerre ne sera pas
indépendante » (p. 216).
Les Arméniens finirent par découvrir eux aussi qu’ils étaient un non-but, lorsqu’on
s’interrogea sur l’application des accords Sykes-Picot. L’Arménie turque faisait en effet
partie des zones relevant du « contrôle direct » de la Russie, et les Arméniens
espéraient que la Russie leur accorderait l’autonomie et non pas « l’assujettissement à
un pouvoir russe » (p. 210). Très vite, Sazonov indiqua
qu’il n’était pas question de donner des droits particuliers
Si aujourd’hui
à la population arménienne locale, en ajoutant peu après
la Pologne
que « l’appui accordé aux Arméniens n’avait pas d’autre but
et l’Arménie
disposent d’un
que d’affaiblir la Turquie ». Le commandant en chef de
État
en bonne et
l’armée du Caucase, le grand-duc Nicolas, affirma de son
due forme, les
côté sa « profonde conviction qu’au sein de l’Empire russe la
fourberies de
Scapin-Sazonov n’y
question arménienne ne se posait absolument pas » (p. 213).
sont pour rien,
Bref, si aujourd’hui la Pologne et l’Arménie disposent
bien au contraire.
d’un État en bonne et due forme, les fourberies de
Scapin-Sazonov n’y sont pour rien, bien au contraire.
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Le travail remarquable accompli par le professeur McMeekin n’a pas pour but d’innocenter l’Allemagne wilhelmienne, mais de faire la lumière sur le rôle exact joué par
la Russie tsariste d’abord dans le déclenchement du conflit, puis dans la conduite de
la guerre. C’est un rôle que des économistes qualifieraient volontiers de free rider 9,
rôle que Sazonov, comme on l’a vu, réussit à jouer à trois reprises – en Prusse orientale, à Gallipoli et en Arménie turque –, avec l’insuccès final que l’on sait.
Il pourra en tout cas se vanter d’avoir créé, à l’usage des apprentis stratèges, une
illustration exemplaire des dangers gravissimes que l’on court à voyager sans billet… !
Le livre
Sean McMeekin, The Russian Origins of The First World War, The Belknap Press of
Harvard University Press, Londres, 2011, 344 pages.
9. Expression habituellement traduite par « passager clandestin », mais « passager resquilleur » me semble mieux
correspondre à la notion d’avantage personnel obtenu grâce à une contribution minimale à l’effort collectif.
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