140 • Sociétal n°78
Livres & idées
Opportunisme et mauvaise foi
McMeekin résume le comportement de la Russie par les mots d’opportunisme et
de mauvaise volonté persistante (p. 173), et précise son jugement, qui est accablant :
• «Le meilleur moment pour battre les Allemands, comme les Français n’ont
cessé de le dire à l’état-major russe, c’était août 1914, quand la Prusse orientale
était grande ouverte comme l’exigeait le plan Schlieffen 7.
• La contribution russe (au demeurant fort modeste) à l’expédition de Gallipoli
arriva trois mois trop tard pour avoir de l’effet.
• De même, c’est en novembre 1914 qu’il fallait envahir l’est de la Turquie,
lorsque la mobilisation de la IIIe armée ottomane n’était pas encore terminée. »
McMeekin a raison d’observer que l’année 1916 ne fut pas une année « franchement
heureuse » pour les Alliés ouest-européens contraints de mener des guerres de tran-
chée (à Verdun et sur la Somme) meurtrières et indécises, sans oublier les lourdes
pertes infligées par les sous-marins allemands. Mais il n’a pas vraiment raison de dire
que la Russie est le seul belligérant à avoir échappé aux horreurs de 1916 vu l’enfon-
cement du front russe après Gorlice-Tarnów, qui obligea à évacuer toute la Pologne.
Mais tout n’était pas perdu pour l’inlassable Sazonov, qui parvint à persuader Paris
et Londres de ratifier une nouvelle version, encore plus satisfaisante pour lui, de
l’accord Sykes-Picot, un projet de partage de l’Empire ottoman entre les trois vain-
queurs. La répartition des dépouilles, qu’on voit sur la carte page 206, montre que
la Russie avait réussi, début 1916, à se faire reconnaître le « contrôle direct » de la
Turquie d’Europe et du quart nord-est de la Turquie
d’Asie.
Dans ce passionnant jeu de piste reconstitué par
McMeekin, le dernier indice de la volonté de la Russie
d’entretenir la guerre européenne est presque invisible.
Il date du 6 avril 1917 (donc au début de la [brève]
révolution démocratique de février 1917). Ce jour-là,
Basily 8 envoya à Milioukov, le successeur de Sazonov,
un mémorandum top secret décrivant les mesures
prises pour lancer, à l’été 1917, une opération contre les
7. Selon ce plan, la France subissait le choc principal ; une fois victorieuse, l’armée allemande réglerait son compte à
la Russie. Pour McMeekin, « c’était le plus beau cadeau que l’on puisse faire à l’armée russe » (p. 78).
8. Que nous avons précédemment rencontré comme directeur des Affaires politiques au Pont aux Chantres. Devenu
aide de camp diplomatique du tsar, il rédigea le texte d’abdication de ce dernier.
Début 1916, la
Russie avait
réussi à se faire
reconnaître
le « contrôle
direct » de la
Turquie d’Europe
et du quart nord-
est de la Turquie
d’Asie.
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