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Wilhelm von HUMBOLDT
Deux fragments de
Jacques François
LE SIÈCLE D’OR DE LA LINGUISTIQUE
EN ALLEMAGNE
De Humboldt à Meyer-Lübke
à paraître
Limoges : Éditions Lambert-Lucas
Section II—1: Wilhelm von Humboldt
Chapitre VI : Wilhelm von Humboldt, grammairien
et philosophe
2
II1. Wilhelm von HUMBOLDT
“La question du langage marque le point d’orgue
d’une interrogation philosophique portant sur la
destination de l’homme (anthropo-logie), au
croisement des Lumières et du Romantisme : l’homme
en procès de lui-même, inventant librement le sens de
son être au long d’un devenir ponctué par ses œuvres
(sciences, littérature, philosophie) dont le langage est
le foyer et le vecteur.”
1
II
1.1.
UNE CARRIÈRE MULTIPLE ET FLAMBOYANTE
Wilhelm et Alexander von Humboldt une fratrie
2
aussi indissociable que Friedrich
et August Schlegel ou Jacob et Hans Grimm à la même époque – naissent à deux ans
de distance (1767 et 1769) à Berlin d’un père officier et d’une mère issue d’une
famille de huguenots français entrés au service de la cour de Prusse, Marie Elisabeth
Colomb, baronne de Holwede par son premier mariage. Formés par leur précepteur
Joachim Heinrich Campe dans l’esprit des Lumières, les deux frères reçoivent une
éducation libérale
3
et ouverte sur la culture et le monde :
“With his brother, Alexander, who was two years younger, Wilhem von Humboldt
belonged to a generation which witnessed the collapse of absolute monarchies in the
wake of the French revolution and helped to shape the construction of a new Europe.
The two brothers were both educated in the spirit of Rousseau and of the philanthropist
school ; on their youth, they adopted the ideas of the enlightenment, lived through the
Sturm und Drang (Storm and stress) period and went on to join the Weimar circle of
poets there they enjoyed the friendship of Schiller and Goethe. While Alexander
travelled the world and guided natural science into new paths, Wilhelm paved the way
for the development of the modern moral sciences.” UNESCO International Bureau
of Education (1993), Wilhelm von Humboldt (1737-1835)
En 1790 (il a 23 ans et vient de terminer un cycle diversifié d’études de droit, de
philologie, de philosophie, de sciences de la nature et de physique expérimentale à
Göttingen) Wilhelm entre au service de l’État prussien comme juge, mais abandonne
cette charge un an après pour se retirer sur les terres de sa jeune femme et se plonger
avec elle dans les humanités classiques selon l’esprit du “nouvel humanisme”
1
Extrait de la notice de Pierre Caussat sur l’Introduction à l’oeuvre sur le kawi dans le
Corpus des Textes Linguistiques Fondamentaux.
2
Tels Castor et Pollux, les deux frères demeurent généralement dans la mémoire des
allemands comme les “dioscures” de la science allemande du début du 19
e
siècle, l’un
pour les sciences de l’esprit, l’autre pour celles de la nature.
3
En 1789, alors que le jeune Wilhelm âgé de 22 ans termine ses études et va entrer au
service de l’État prussien, Campe lui offre un itinéraire initiatique en l’emmenant visiter
la France révolutionnaire. Au retour Wilhelm et sa fiancée Caroline von Dacheröden font
la connaissance de Goethe et Schiller à Weimar. Wilhelm restera un ami fidèle de Schiller
qu’il rejoint en 1794 à Iéna où celui-ci enseignait la philosophie de l’esthétique et de
l’histoire, et ce jusqu’en 1797, date de la gravure figurant en tête de la première partie de
ce volume, et il sera en correspondance régulière avec Goethe.
3
(Neuhumanismus)
4
. En 1801 il s’installe temporairement à Paris et en profite pour
faire un voyage d’études en Espagne destiné à l’étude du basque dont il sait qu’il n’a
rien à voir avec les langues romanes, mais peut-être avec l’ibère dont on a retrouvé
des traces épigraphiques. En 1802 il saisit une occasion de résider à Rome, haut-lieu
de la culture humaniste immortalisé par le tableau de Tischbein représentant Goethe
trônant mélancoliquement au milieu des ruines de Rome, en devenant légat de
Prusse auprès du Saint-Siège. Il y demeure jusqu’en 1808 et ne voit donc pas de près
la décomposition de l’état prussien en 1806.
Soucieux de jouer un rôle dans la reconstruction intellectuelle et morale de la
Prusse, il se réjouit d’être sollicité par le baron von Stein comme directeur de
l’enseignement au ministère de l’intérieur en vue de préparer un projet de réforme
des établissements scolaires et universitaires. En fait, en butte à la méfiance de
ministres inquiets de son faible zèle religieux, il rencontre surtout des revers et finit
par être écarté du service de l’État en 1819 en raison de son libéralisme politique.
Seule la fondation de l’université de Berlin en 1809 sera un succès durable avec la
nomination de “grandes pointures”, le théologien F. Schleiermacher, le philosophe
J.G.Fichte, le juriste K. von Savigny, l’historien de l’antiquité B.G. Niebuhr et le
clinicien Ch. W. Hufeland, médecin personnel du roi Friedrich-Wilhelm III et
premier doyen de la faculté de médecine (cf. Erbe 2010).
Une fois libéré de toute responsabilité publique, Humboldt se consacre
pleinement de 1820 à sa mort en 1835 aux études linguistiques qu’il mène avec la
conviction que toutes les langues et il en connaît une quantité impressionnante
partagent une me nature dont le caractère des peuples et des nations valorise
certaines propriété et en minore d’autres. C’est le thème central de l’œuvre maîtresse
inachevée publiée par son frère Alexander, Über die Verschiedenheit des
menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluß auf die geistige Entwicklung des
Menschengeschlechts (cf. section II—1.2), laquelle est préparée par de nombreuses
conférences à l’Académie des Sciences de Berlin et des mémoires dont les plus
importants (cf. Trabant, dir.
2
2002) sont
5
:
1820 Über das vergleichende
Sprachstudium in Beziehung auf die
verschiedenen Epochen der
Sur l’étude comparée des langues dans son
rapport aux différentes époques du
développement du langage
6
4
Les plus grands noms du nouvel humanisme, une des branches les plus vivantes de la
vision allemande des Lumières (Aufklärung) et du “classicisme de Weimar” sont
l’helléniste Friedrich August Wolf, l’historien de l’art et archéologue Johann Joachim
Winckelmann, et les philosophes et dramaturges inspirés par la conception rousseauiste
de la nature humaine : le dramaturge et théoricien de la littérature Gotthold Ephraim
Lessing, le philosophe de l’histoire et du langage Johann Gottfried Herder, le poète et
dramaturge Friedrich Hölderlin et bien entendu Goethe et Schiller. Certains de ses jeunes
représentants sont en même temps des rebelles et créent le mouvement Sturm und Drang
(litt. “Tempête et impulsion”) et “l’exaltation du ‘génie originel‘ comme modèle de
l’homme d’exception et du génie” (
Wilpert 1969).
5
Les écrits de 1820, 1821a, 1822, 1823, 1826, 1827 sont édités en entier et annotés par
Jürgen Trabant (
2
2002) ; ceux de 1829a, 1829b font l’objet d’une édition raccourcie dans
le même volume. Les écrits de 1820, 1821b et 1822-24 donnent lieu à une édition bilingue
par Denis Thouard (2000).
6
Écrit traduit par P. Caussat (1974 :71-95) puis par D. Thouard (2000 :65-111). Le titre
indiqué est celui de l’édition bilingue de D. Thouard. Les termes Sprachstudium et
Sprachentwicklung véhiculent une certaine indétermination sémantique : “étude du
langage” ou “des langues”, “développement des langues” ou “évolution du langage” ?
4
Sprachentwicklung
1821a Über die Aufgabe des
Geschichtsschreibers
“Sur la tâche de l’historien”
7
1821b Über den Einfluß des verschiedenen
Charakters der Sprachen auf
Literatur und Geistesbildung
De l’influence de la diversité du caractère
des langues sur la littérature et la culture de
l’esprit (édition bilingue par Denis Thouard,
2000 :120-129)
1822 Über das Entstehen der
grammatischen Formen, und ihren
Einfluß auf die Ideenentwicklung
“Sur la genèse des formes grammaticales et
leur influence sur l’évolution des idées”
8
(édité par H. Steinthal ; traduit en français
par Alfred Tonnellé en 1859, Paris : A.
Franck)
1822-
1824 Über den Nationalcharakter der
Sprachen – Bruchstück
Sur le caractère national des langues –
Fragment
9
1823 Über das Verbum in den
Amerikanischen Sprachen
“Sur le verbe dans les langues américaines”
(traduit en anglais par D.G. Brinton en 1885,
Proceedings of the American Philosophical
Society 22-120 ; édition bilingue Chap. VI)
1824-
1826 Grundzüge des allgemeinen
Sprachtypus (Fragment)
“Traits fondamentaux du type linguistique
général”
10
1826 Über den grammatischen Bau der
Chinesischen Sprache
“Sur la structure grammaticale de la langue
chinoise” (version réduite des trois premières
sections de la lettre de Humboldt à Abel-
Rémusat sur le génie de la langue chinoise,
1827)
1827 Über den Dualis “Sur le duel”
11
1829a Ueber die Sprachen der
Südseeinseln
“Sur les langues des îles des mers du sud”
1829b Über die Verwandtschaft der
Ortsadverbien mit dem Pronomen in
einigen Sprachen
“Sur la parenté entre les adverbes de lieu et
les pronoms dans diverses langues”
S’agissant de la collocation vergleichendes Sprachstudium, le caractère comparatif
impose “étude des langues”, mais s’agissant de Sprachentwicklung, Humboldt voyait sans
doute dans le développement historique de chaque langue particulière une illustration de
l’évolution du langage en général, ce développement étant lié à celui du peuple qui la
pratique et de la nation que la langue, dans sa fonction communautaire, l’aide à constituer.
7
Écrit traduit en 1974 par Pierre Caussat (1974 : 35-62) et par André Laks et Annette
Disselkamp (1985). Les traductions donnant lieu à une édition séparée figurent en
italiques, les autres entre guillemets.
8
On notera le thème, récurrent dans les titres des œuvres linguistiques de Humboldt, de
l’influence de la langue sur l’esprit d’une nation, qui devient la “marque de fabrique” du
courant humboldtien : (1820) “en relation avec les différentes époques du développement
de la langue ; (1822) “leur influence sur l’évolution des idées” ; (1836) “Sur la diversité
de la construction du langage humain et son influence sur le développement spirituel de
l’espèce humaine”.
9
Écrit traduit par P. Caussat (1996 : 434-449) puis par par Denis Thouard, 2000 :130-165,
édition bilingue)
10
H. Christmann en a édité un extrait (1977 : 19-49) qu’il a intitulé “Natur der Sprache
überhaupt”, ce qui est approximativement le titre du chapitre 9 de l’Introduction à l’œuvre
sur le kavi (“Natur und Beschaffenheit der Sprache überhaupt”, 1836 : 48-64)
11
Écrit traduit par P. Caussat (1974 : 118-123). Chabrolle-Cerretini (2004 :119-120)
propose un résumé de l’argumentation de Humboldt dans cet écrit.
5
1835 Charakter der Sprachen. Poesie und
Prosa
“Caractères des langues. Poésie et prose”
II—1.2.
L
A LANGUE HUMAINE
,
UNE ET INFINIMENT DIFFÉRENCIÉE
12
À partir de “L’étude comparative des langues en rapport avec les différentes
époques de l’évolution du langage”
13
en 1820, laquelle attestait la réorientation vers
la linguistique de son “Plan d’une anthropologie comparative”
14
de 1797, tous les
mémoires et conférences de Humbolt sur le langage peuvent se concevoir comme
des anticipations fragmentaires de son œuvre maîtresse “Sur la diversité de la
construction du langage humain et son influence sur le veloppement spirituel de
l’espèce humaine” également connue comme l’Introduction à l’œuvre sur le kavi
(dans la traduction de Pierre Caussat, 1974). C’est pourquoi, plutôt que d’évoquer
successivement ces fragments, je préfère entrer dans le détail de cette œuvre que
Caussat (2000) qualifie d’“entreprise sans équivalent de théorisation philosophico-
empirique dans la multiplicité de ses configurations”
15
.
II—1.2.1. La place centrale de Humboldt dans la genèse de la linguistique
moderne
Nous avons vu dans la section I—1 qu’au tournant du 19
e
siècle la recherche sur la
fonction du langage dans son universalité et sur ses réalisations concrètes dans la
diversité des langues modernes et anciennes s’articule en trois secteurs :
a) la
GRAMMAIRE GÉNÉRALE
, avec comme terminus a quo la Grammaire de Port-
Royal (Arnault et Lancelot 1662), suivie des travaux théoriques de Beauzée,
Dumarsais, Jaucourt, Turgot, etc. qui figurent résumés dans de nombreux articles
de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1780) et qui bouchent sur
ceux des Idéologues, en particulier le vol. 2 “Grammaire” des Élément
d’idéologie de Destutt de Tracy et le vol. 2 Grammaire universelle et
comparative du Monde primitif de Court de Gébelin ;
b) l’exploration des
RELATIONS ENTRE LE SANSCRIT ET LES LANGUES EUROPÉENNES
(G.L. Coerdoux, W. Jones, Lord Monboddo inter alia) ;
c) et la tradition des
COLLECTEURS DE DESCRIPTIONS LINGUISTIQUES
, jumelées au
tournant du siècle avec des observations ethnographiques, particulièrement dans
le troisième volume du Mithridates dû à J.S. Vater (1816).
12
Cf. Chabrolle-Cerretini (2007 : 26) : “Dans sa théorie du langage, Humboldt a toujours
pensé le plan de l’universel et celui du particulier ensemble, sans doute parce que sa
théorie est bien fondée sur l’objectivation de la question de la diversité. Tout commence
avec son explication de la diversité des langues comme le résultat de la dynamique de
l’humanité. En effet, pour Humboldt, le langage s’est développé, en une seule fois, dans le
cerveau humain lorsque celui-ci présenta une maturité suffisante pour l’utiliser. Si
l’origine du langage n’est pas un phénomène progressif, de même, celui-ci ne s’est pas
développé dans le but de répondre aux besoins de communiquer de l’homme, mais parce
qu’il s’est révélé indispensable à sa croissance intellectuelle, lui permettant d’appréhender
le monde extérieur.”
13
Über das vergleichende Sprachstudium in Beziehung auf die verschiedenen Epochen der
Sprachentwicklung.
14
Plan einer vergleichenden Anthropologie.
15
Caussat (2000) inventorie six traductions de l’oeuvre en russe (dès 1859), français,
japonais, anglais, espagnol et italien.
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