Mario TELÓ
L’État et l’Europe
Idées et institutions
Préface
Ce livre d’histoire de la pensée politique propose une manière nouvelle de rattacher le
débat méthodologique sur l’histoire des idées au déroulement concret des événements
historiques. Il débute en effet par la naissance de l’Etat moderne et reconstruit l’ensemble du
trajet des idées qui débouche sur l’affirmation d’une nouvelle entité politique, à la fois
internationale et supranationale, l’Union européenne. Il ne s’agit pas seulement du fait qu’en
Europe, et peut-être dans le monde, l’Etat et la nation ne peuvent être l’unique sujet de
l’histoire, ni non plus le seul objet de la recherche politique. Par-delà cette conviction
largement partagée, ce livre s’efforce d’affronter, sur base du grand patrimoine accumulé en
Italie et en Europe dans l’étude de l’histoire de la pensée politique
1
, un double défi
innovateur. Il s’agit d’abord d’une interprétation de la trajectoire de l’Etat européen qui fasse
ressortir la connexion profonde entre les dimensions intérieure et extérieure de la politique
2
:
la souveraineté intérieure interagit en profondeur avec la souveraineté internationale, depuis
l’étape historique de l’absolutisme, et en passant par l’ère du constitutionnalisme, jusqu’à la
seconde moitié du XXe siècle, lorsque l’Etat européen devient de moins en moins concevable
en-dehors de son intégration au sein de l’Union européenne.
Quant au second trait distinctif, il s’agit d’offrir une grille d’interprétation mais aussi
d’organiser une masse énorme d’informations, de thèmes et de références, en suivant un fil
conducteur permettant de sélectionner les grands auteurs, et même les autres, en fonction de
1
Les ouvrages généraux et les manuels académiques dont j’ai tenu compte sont : J.-J. Chevallier, Histoire de la
pensée politique, Paris, Payot, 1993 ; S. Mastellone, Storia del pensiero politico, 2 vol., Turin, UTET, 1990 et
storia della democrazia in Europa, Da Montesquieu a Kelsen, Turien, UTET, 1986 ; le Dizionario di politica,
dirigé par N. Matteucci, N. Bobbio et G. Pasquino, Turin, UTET, 1983. Signalons aussi l’utilité des ouvrages
suivants : D. Thompson (éd.), Political Ideas, Londres, Penguin Books, 1986 ; Q. Skinner, Les fondements de la
pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001 ; C. Brown, N. Tardin, N. Rengger, International Relations
in Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; E. Luard, Basic Texts in International
Relations, Londres, Macmillan, 1992 ; P. Ory (éd.), Nouvelle histoire des idées politiques, Paris, Hachette,
1987 ; B. Kriegel, Cours de philosophie politique, Paris, Librairie générale française, 1996. Pour d’autres
indications, je renvoie aux différents chapitres.
2
N. Bobbio, L’État et la démocratie internationale (éd. par M. Telò, trad. par N. Giovannini, P. Magnette et J.
Vogel), Bruxelles, Complexe, 1998.
3
ce qu’on considère comme les principaux problèmes et les plus importants nœuds
interprétatifs. Par rapport aux travaux classiques ou récents sur l’idée d’Europe
3
, ce livre
accorde une importance cognitive centrale, y compris de façon rétrospective, aux institutions
politiques et juridiques de l’Union européenne : la paix, la démocratie et la stabilité acquises
dans cette partie du monde sont inexplicables si l’on ne tient pas compte du fait qu’elles sont
fondées sur une assise dynamique implicitement constitutionnelle, à travers laquelle l’exercice
de la souveraineté des Etats membres se modifie, nombre de pouvoirs sont délégués aux
organes législatifs et exécutifs supranationaux et un espace européen de liberté, de sécurité et
de justice est en train de se créer.
Nous n’entendons nullement proposer une sorte d’histoire téléologique. Bien au
contraire, toute reconstruction finaliste du lien entre Etat et Union européenne doit être l’objet
d’une critique explicite, car le niveau actuel de l’intégration européenne n’a été atteint qu’à
travers des guerres, des tragédies, des défaites et des retours en arrière, et son destin reste
toujours, du moins en partie, incertain. Nous attirons l’attention sur le fait que le parcours de
l’idée d’Europe, jusqu’à l’Union européenne, même s’il reste lourd de contradictions dans son
devenir, entre réalisme politique, cosmopolitisme, nationalisme et constitutionnalisme et entre
dimension occidentale et paneuropéenne, se caractérise essentiellement par l’originalité
absolue des institutions de l’Union, désormais inscrite dans les traités et dans leur tendance
constitutionnelle immanente
4
. Les institutions européennes ne dépassent, ni n’absorbent en
elles les Etats-nations, mais elles les transforment sans aucun doute profondément. Des traités
ne peuvent évidemment créer à eux seuls une communauté politique, mais il interagissent
3
La référence classique est représentée par F. Chabod, Storia dell’idea d’Europa (1961), Rome-Bari, Laterza,
2003 ( en français in Hersan, éd,, Europes, Paris, 2008), ainsi que par J.-B. Duroselle, L’Idée d’Europe dans
l’histoire, Paris, Denoël, 1963. Pour la production plus récente, signalons E. Du Réau, L’idée européenne au XXe
siècle, Bruxelles, Complexe, 1996 ; H. Mikkeli, Europe as an Idea and as an Identity, Londres, Macmillan, 1998
et H. Buck, Der Europa Gedanke, Tübingen, Max Niemeyer, 1992, G. Delanty, Inventing Europe. Idea, Identity,
Reality, Londres, Macmillan, 1995.
4
Pour la version française des traités : les Traités de Rome, Maastricht et Amsterdam, Paris, La Documentation
française, 1999 et le Traité de Nice, Paris, La Documentation française, 2003.
4
avec les pouvoirs étatiques, les politiques, les droits des citoyens et le rôle de l’Europe dans le
monde.
C’est ce qui fait que l’étude des institutions européennes et de leur équilibre
dynamique avec les Etats est scientifiquement importante même du point de vue de l’histoire
des idées politiques. En effet, l’originalité institutionnelle de l’Union est en même temps la
résultante centrale d’un parcours historique et une absolue nouveauté dans le monde de la fin
du XXe siècle ; une nouveauté qui enrichit et innove le débat sur l’héritage des classiques, sur
des concepts fondamentaux de la politique souveraineté, représentation, citoyenneté,
identité, espace public démocratique des interminables et obscures disputes sur l’existence
et les racines d’une identité culturelle européenne.
Cette approche institutionnaliste impose de préciser pourquoi nous considérons que les
études sur la construction européenne ne peuvent se priver d’une ouverture multidisciplinaire
et interdisciplinaire. D’après notre expérience, l’approche de l’histoire de la pensée politique
(qui est aussi prioritaire étant donné sa place centrale dans l’architecture du savoir politique
5
)
doit pouvoir intentionnellement se recouper à l’encontre des séparations rigides et
étouffantes entre disciplines avec, d’une part, l’histoire moderne et contemporaine de l’Etat
européen, du système des Etats et de la construction européenne
6
, et, d’autre part, avec la
science politique, en particulier avec l’étude comparative des systèmes politico-
institutionnels
7
et avec la théorie des relations internationales
8
. Des travaux récents sur
l’Union européenne, partant d’approches disciplinaires diverses, apportent d’excellentes
5
A. Lazzarino del Grosso, Anno 2000: il sapere politico è ancora architettonico?, in “Il Politico”, Université de
Pavie, n° 195, octobre-décembre 2000, LXV, p. 497-515.
6
Ch. Tilly, La formazione degli Stati nazionali nell’Europa occidentale, Bologne, Il Mulino, 1984 ; G. Ritter, La
formazione dell'Europa moderna, Rome-Bari, Laterza, 2001 ; M. Fullbrook (éd.), National Histories and
European History, Londres, UCL Press, 1993 et M. Sheehan, The Balance of Power. History and Theory,
Londres, Routledge, 1996.
7
J. L. Quermonne, Le système politique de l’Union européenne, Montchrestien, Paris, 2002 ; N. Nugent, The
Government and Politics of the European Union, Duke University Press, 2003 et P. Magnette, Le régime
politique de l’UE, Paris, 2003.
8
Cf. F. Cerutti (éd.), Gli occhi sul mondo. Le relazione internazionali in prospettiva interdisciplinare, Rome,
Carocci, 2000 ; K. Waltz, Theory of International Politics, 1979 et R. O. Keohane & S. Hoffman (éd.), The New
European Community, Oxford, 1991.
5
contributions à cette importante innovation méthodologique et, notamment, à la
reconstruction progressive d’une histoire des idées, de l’idée d’Europe en particulier, et c’est
aussi parce qu’ils se caractérisent en général par une telle ouverture interdisciplinaire. On peut
donner comme exemples les travaux de Milward
9
, Moravscik
10
, Weiler
11
et Pagden
12
. C’est
aussi sur cette base que nous avons travaillé avec l’hypothèse que notre approche
institutionnaliste, attentive aux dynamiques inter-étatiques, permettra de féconder l’histoire de
la pensée politique avec les apports d’autres disciplines.
C’est précisément parce que des décennies d’expérience en recherche européenne,
dans les études européennes et dans l’enseignement à différents niveaux de spécialisation
nous encouragent dans cette voie que nous espérons contribuer même dans une faible mesure
à enrichir le grand pluralisme des hypothèses et la liberté de recherche intellectuelle, en
particulier en ce qui concerne les cours d’histoire des doctrines politiques et d’histoire et de
théorie de l’intégration européenne, en tenant compte de l’opportunité de rénovation que vit
en ce grand moment de transition et de réforme l’université européenne.
Je voudrais remercier tous ceux qui sous différentes formes ont contribué à la
conception, à la rédaction et à la fabrication éditoriale de ce livre, et, en particulier, pour sa
précieuse collaboration, le professeur Jean Vogel auteur de la section consacrée à Fichte, fin
traducteur de cet ouvrage et partenaire de plusieurs discussions. En conclusion, je voudrais
aussi remercier les collègues de l’Institut d’Etudes Européennes et de la section politique de la
Faculté de sciences sociales, économiques et politiques de l’Université libre de Bruxelles pour
leurs sollicitations critiques, pour les stimulations à respecter le devoir de simplicité et de
clarté du style d’exposé, ainsi que les étudiants de différentes universités italiennes et
9
A. Milward, The European Recue of the Nation State, Routledge, Londres, 1992.
10
A. Moravcsik, The Choice for Europe, Cornell, Ithaca, 1998.
11
J.H.H.Weiler, The European Constitution, 2003. Sur les implications de la thématique constitutionnelle
européenne, nous avons tenu compte du débat interdisciplinaire auquel ont entre autres participé J. Habermas, D.
Grimm, J. G. A. Pocock, A. Smith et G. Therborn, publié en anglais par P. Gowan et P. Anderson (éd.), The
Question of Europe, Lonrdes, Verso, 1997.
12
A. Pagden, The Idea of Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
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