Mario TELÓ L’État et l’Europe Idées et institutions Préface Ce livre d’histoire de la pensée politique propose une manière nouvelle de rattacher le débat méthodologique sur l’histoire des idées au déroulement concret des événements historiques. Il débute en effet par la naissance de l’Etat moderne et reconstruit l’ensemble du trajet des idées qui débouche sur l’affirmation d’une nouvelle entité politique, à la fois internationale et supranationale, l’Union européenne. Il ne s’agit pas seulement du fait qu’en Europe, et peut-être dans le monde, l’Etat et la nation ne peuvent être l’unique sujet de l’histoire, ni non plus le seul objet de la recherche politique. Par-delà cette conviction largement partagée, ce livre s’efforce d’affronter, sur base du grand patrimoine accumulé en Italie et en Europe dans l’étude de l’histoire de la pensée politique1, un double défi innovateur. Il s’agit d’abord d’une interprétation de la trajectoire de l’Etat européen qui fasse ressortir la connexion profonde entre les dimensions intérieure et extérieure de la politique2 : la souveraineté intérieure interagit en profondeur avec la souveraineté internationale, depuis l’étape historique de l’absolutisme, et en passant par l’ère du constitutionnalisme, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, lorsque l’Etat européen devient de moins en moins concevable en-dehors de son intégration au sein de l’Union européenne. Quant au second trait distinctif, il s’agit d’offrir une grille d’interprétation mais aussi d’organiser une masse énorme d’informations, de thèmes et de références, en suivant un fil conducteur permettant de sélectionner les grands auteurs, et même les autres, en fonction de 1 Les ouvrages généraux et les manuels académiques dont j’ai tenu compte sont : J.-J. Chevallier, Histoire de la pensée politique, Paris, Payot, 1993 ; S. Mastellone, Storia del pensiero politico, 2 vol., Turin, UTET, 1990 et storia della democrazia in Europa, Da Montesquieu a Kelsen, Turien, UTET, 1986 ; le Dizionario di politica, dirigé par N. Matteucci, N. Bobbio et G. Pasquino, Turin, UTET, 1983. Signalons aussi l’utilité des ouvrages suivants : D. Thompson (éd.), Political Ideas, Londres, Penguin Books, 1986 ; Q. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001 ; C. Brown, N. Tardin, N. Rengger, International Relations in Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; E. Luard, Basic Texts in International Relations, Londres, Macmillan, 1992 ; P. Ory (éd.), Nouvelle histoire des idées politiques, Paris, Hachette, 1987 ; B. Kriegel, Cours de philosophie politique, Paris, Librairie générale française, 1996. Pour d’autres indications, je renvoie aux différents chapitres. 2 N. Bobbio, L’État et la démocratie internationale (éd. par M. Telò, trad. par N. Giovannini, P. Magnette et J. Vogel), Bruxelles, Complexe, 1998. 3 ce qu’on considère comme les principaux problèmes et les plus importants nœuds interprétatifs. Par rapport aux travaux classiques ou récents sur l’idée d’Europe3, ce livre accorde une importance cognitive centrale, y compris de façon rétrospective, aux institutions politiques et juridiques de l’Union européenne : la paix, la démocratie et la stabilité acquises dans cette partie du monde sont inexplicables si l’on ne tient pas compte du fait qu’elles sont fondées sur une assise dynamique implicitement constitutionnelle, à travers laquelle l’exercice de la souveraineté des Etats membres se modifie, nombre de pouvoirs sont délégués aux organes législatifs et exécutifs supranationaux et un espace européen de liberté, de sécurité et de justice est en train de se créer. Nous n’entendons nullement proposer une sorte d’histoire téléologique. Bien au contraire, toute reconstruction finaliste du lien entre Etat et Union européenne doit être l’objet d’une critique explicite, car le niveau actuel de l’intégration européenne n’a été atteint qu’à travers des guerres, des tragédies, des défaites et des retours en arrière, et son destin reste toujours, du moins en partie, incertain. Nous attirons l’attention sur le fait que le parcours de l’idée d’Europe, jusqu’à l’Union européenne, même s’il reste lourd de contradictions dans son devenir, entre réalisme politique, cosmopolitisme, nationalisme et constitutionnalisme et entre dimension occidentale et paneuropéenne, se caractérise essentiellement par l’originalité absolue des institutions de l’Union, désormais inscrite dans les traités et dans leur tendance constitutionnelle immanente4. Les institutions européennes ne dépassent, ni n’absorbent en elles les Etats-nations, mais elles les transforment sans aucun doute profondément. Des traités ne peuvent évidemment créer à eux seuls une communauté politique, mais il interagissent 3 La référence classique est représentée par F. Chabod, Storia dell’idea d’Europa (1961), Rome-Bari, Laterza, 2003 ( en français in Hersan, éd,, Europes, Paris, 2008), ainsi que par J.-B. Duroselle, L’Idée d’Europe dans l’histoire, Paris, Denoël, 1963. Pour la production plus récente, signalons E. Du Réau, L’idée européenne au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1996 ; H. Mikkeli, Europe as an Idea and as an Identity, Londres, Macmillan, 1998 et H. Buck, Der Europa Gedanke, Tübingen, Max Niemeyer, 1992, G. Delanty, Inventing Europe. Idea, Identity, Reality, Londres, Macmillan, 1995. 4 Pour la version française des traités : les Traités de Rome, Maastricht et Amsterdam, Paris, La Documentation française, 1999 et le Traité de Nice, Paris, La Documentation française, 2003. 4 avec les pouvoirs étatiques, les politiques, les droits des citoyens et le rôle de l’Europe dans le monde. C’est ce qui fait que l’étude des institutions européennes et de leur équilibre dynamique avec les Etats est scientifiquement importante même du point de vue de l’histoire des idées politiques. En effet, l’originalité institutionnelle de l’Union est en même temps la résultante centrale d’un parcours historique et une absolue nouveauté dans le monde de la fin du XXe siècle ; une nouveauté qui enrichit et innove le débat sur l’héritage des classiques, sur des concepts fondamentaux de la politique – souveraineté, représentation, citoyenneté, identité, espace public démocratique – des interminables et obscures disputes sur l’existence et les racines d’une identité culturelle européenne. Cette approche institutionnaliste impose de préciser pourquoi nous considérons que les études sur la construction européenne ne peuvent se priver d’une ouverture multidisciplinaire et interdisciplinaire. D’après notre expérience, l’approche de l’histoire de la pensée politique (qui est aussi prioritaire étant donné sa place centrale dans l’architecture du savoir politique5) doit pouvoir intentionnellement se recouper – à l’encontre des séparations rigides et étouffantes entre disciplines – avec, d’une part, l’histoire moderne et contemporaine de l’Etat européen, du système des Etats et de la construction européenne6, et, d’autre part, avec la science politique, en particulier avec l’étude comparative des systèmes politicoinstitutionnels7 et avec la théorie des relations internationales8. Des travaux récents sur l’Union européenne, partant d’approches disciplinaires diverses, apportent d’excellentes 5 A. Lazzarino del Grosso, Anno 2000: il sapere politico è ancora architettonico?, in “Il Politico”, Université de Pavie, n° 195, octobre-décembre 2000, LXV, p. 497-515. 6 Ch. Tilly, La formazione degli Stati nazionali nell’Europa occidentale, Bologne, Il Mulino, 1984 ; G. Ritter, La formazione dell'Europa moderna, Rome-Bari, Laterza, 2001 ; M. Fullbrook (éd.), National Histories and European History, Londres, UCL Press, 1993 et M. Sheehan, The Balance of Power. History and Theory, Londres, Routledge, 1996. 7 J. L. Quermonne, Le système politique de l’Union européenne, Montchrestien, Paris, 2002 ; N. Nugent, The Government and Politics of the European Union, Duke University Press, 2003 et P. Magnette, Le régime politique de l’UE, Paris, 2003. 8 Cf. F. Cerutti (éd.), Gli occhi sul mondo. Le relazione internazionali in prospettiva interdisciplinare, Rome, Carocci, 2000 ; K. Waltz, Theory of International Politics, 1979 et R. O. Keohane & S. Hoffman (éd.), The New European Community, Oxford, 1991. 5 contributions à cette importante innovation méthodologique et, notamment, à la reconstruction progressive d’une histoire des idées, de l’idée d’Europe en particulier, et c’est aussi parce qu’ils se caractérisent en général par une telle ouverture interdisciplinaire. On peut donner comme exemples les travaux de Milward9, Moravscik10, Weiler11 et Pagden12. C’est aussi sur cette base que nous avons travaillé avec l’hypothèse que notre approche institutionnaliste, attentive aux dynamiques inter-étatiques, permettra de féconder l’histoire de la pensée politique avec les apports d’autres disciplines. C’est précisément parce que des décennies d’expérience en recherche européenne, dans les études européennes et dans l’enseignement à différents niveaux de spécialisation nous encouragent dans cette voie que nous espérons contribuer même dans une faible mesure à enrichir le grand pluralisme des hypothèses et la liberté de recherche intellectuelle, en particulier en ce qui concerne les cours d’histoire des doctrines politiques et d’histoire et de théorie de l’intégration européenne, en tenant compte de l’opportunité de rénovation que vit en ce grand moment de transition et de réforme l’université européenne. Je voudrais remercier tous ceux qui sous différentes formes ont contribué à la conception, à la rédaction et à la fabrication éditoriale de ce livre, et, en particulier, pour sa précieuse collaboration, le professeur Jean Vogel – auteur de la section consacrée à Fichte, fin traducteur de cet ouvrage et partenaire de plusieurs discussions. En conclusion, je voudrais aussi remercier les collègues de l’Institut d’Etudes Européennes et de la section politique de la Faculté de sciences sociales, économiques et politiques de l’Université libre de Bruxelles pour leurs sollicitations critiques, pour les stimulations à respecter le devoir de simplicité et de clarté du style d’exposé, ainsi que les étudiants de différentes universités italiennes et 9 A. Milward, The European Recue of the Nation State, Routledge, Londres, 1992. A. Moravcsik, The Choice for Europe, Cornell, Ithaca, 1998. 11 J.H.H.Weiler, The European Constitution, 2003. Sur les implications de la thématique constitutionnelle européenne, nous avons tenu compte du débat interdisciplinaire auquel ont entre autres participé J. Habermas, D. Grimm, J. G. A. Pocock, A. Smith et G. Therborn, publié en anglais par P. Gowan et P. Anderson (éd.), The Question of Europe, Lonrdes, Verso, 1997. 12 A. Pagden, The Idea of Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 10 6 européennes auxquels j’ai eu le plaisir d’enseigner et qui m’ont permis, je le souhaite, d’améliorer ma présentation de l’histoires des idées d’Etat et d’Europe ces dernières années.13 13 Nous remercions aussi la maison d’éditions Carocci de Rome pour avoir autorisé la traduction de la version italienne, parue en 2004, dont cet ouvrage constitue une édition mise à jour, élargie et révisée. Chapitre I : La naissance de l’État moderne dans l’histoire de la pensée politique : Machiavel, Bodin et Hobbes ......................................................................................................................... 9 1.1. L’idée d’État et l’idée d’Europe ................................................................................. 9 1.2. Les origines de l’État européen ................................................................................ 11 1.3. Nicolas Machiavel .................................................................................................... 13 1.4. Jean Bodin ................................................................................................................ 19 1.5. Thomas Hobbes ........................................................................................................ 24 1.6. Entre réalisme et droit international ......................................................................... 29 Chapitre II : Les tendances constitutionnalistes ....................................................................... 33 2.1. L’apparition du constitutionnalisme libéral .................................................................. 33 2.2. Les révolutions constitutionnelles en Angleterre, aux États-Unis et en France ............ 36 2. 3. John Locke ................................................................................................................... 39 2.4 Montesquieu ................................................................................................................... 43 2.5 Les implications internationales du constitutionnalisme libéral .................................... 47 2.5 Les fédéralistes américains ............................................................................................. 49 2. 7 Jean-Jacques Rousseau .................................................................................................. 52 2. 8 Patriotisme républicain, contrat social et relations internationales chez Rousseau .............................................................................................................................................. 59 Chapitre III : Entre Kant et Hegel. Ordre interne et paix internationale. ................................. 65 3.1. Morale, droit et paix chez Kant ..................................................................................... 65 3.2 Une théorie rationnelle et juridique de la paix ............................................................... 67 3.3 Les trois conditions de la paix ........................................................................................ 69 3.4 La troisième voie de Kant entre fédération et confédération ......................................... 73 3. 5. Fichte : du cosmopolitisme au nationalisme ................................................................ 84 3. 6. Ordre interne et ordre international chez Hegel ........................................................... 90 Chapitre IV : Pacifisme et idée nationale dans l’Europe des grandes puissances au XIXe et XXe siècles ............................................................................................................................... 96 4.1 La crise de l’idée d’Europe et les pacifismes libéraux et socialistes.............................. 96 4.2 L’idée de nation et les « Etats-Unis d’Europe » : une rencontre manquée .................... 99 4.3 De la « république chrétienne » au pacifisme chrétien ................................................ 105 Chapitre V : Du système des Etats souverains aux origines de l’intégration européenne. .... 109 5.1. Etats, idéaux et intérêts................................................................................................ 109 5.2. De la crise du système des Etats-nations à l’échec de l’européisme des années 20 et 30 ............................................................................................................................................ 111 5.3. L’affirmation de la construction européenne. Européisme, multilatéralisme et atlantisme ........................................................................................................................... 120 5.4. Des premières formes de coopération européenne à la conception fonctionnaliste de l’intégration ........................................................................................................................ 125 5.5. Les limites de la conception fonctionnaliste et la confrontation à « l’Europe des patries » .............................................................................................................................. 130 5.6. L’équilibre des années soixante .................................................................................. 134 Chapitre VI : Le parcours de la supranationalité européenne de 1969 au traité de Maastricht ................................................................................................................................................ 137 6.1. 1969-72, une nouvelle conception de l’Europe post-carolingienne ? Les sommets de La Haye et de Paris .................................................................................................................. 137 6.2. Les controverses et les dynamiques des années 80 : le « projet Spinelli » pour l’Union européenne et l’Acte unique européen ............................................................................... 144 8 6.3. L’union politique et l’union monétaire : la refondation européenne du traité de Maastricht ........................................................................................................................... 147 6.4. Les trois grands courants de la supranationalité européenne et leurs contradictions : le catholicisme démocratique ................................................................................................. 153 6.5. Libre-échangisme, libéralisme, néo-libéralisme et Europe ......................................... 157 6.6. La social-démocratie entre la nation et l’Europe......................................................... 160 6.7. Vers une démocratie supranationale ? ......................................................................... 165 Chapitre VII : Le système politico-institutionnel de l’Union européenne ............................. 168 7.1 Le triangle institutionnel : coopération entre États et dynamique de l’intégration ...... 168 7.2. Le Conseil européen .................................................................................................... 170 7.3. Le Conseil des ministres de l’Union européenne ........................................................ 172 7.4. La Commission européenne ........................................................................................ 175 7.5 Le Parlement européen ................................................................................................. 178 7.6. Compétences et procédures de prise de décision ........................................................ 182 7.7. L’espace de liberté, de sécurité et de justice ............................................................... 184 7.8. La Cour de justice et le droit européen ....................................................................... 186 Chapitre VIII : Une Union aux dimensions continentales ..................................................... 190 Chapitre IX : L’Europe en tant qu’union économique, monétaire et sociale ......................... 195 9.1 Du marché européen comme projet politique .............................................................. 195 9.2. Intégration positive et intégration négative ................................................................. 198 9.3. La naissance de l’union monétaire .............................................................................. 202 9.4. Le gouvernement de l’euro et la question de la coordination macroéconomique ....... 204 9. 5. La particularité renouvelée du capitalisme européen ................................................. 206 9. 6. L’union sociale ........................................................................................................... 207 9.7. Un modèle européen de société de la connaissance .................................................... 211 Chapitre X : La dimension extérieure. Européisme et cosmopolitisme. ................................ 216 10.1. Une entité politique internationale de type nouveau. La « politique extérieure intérieure ». ......................................................................................................................... 216 10.2. Les relations internationales basées sur la Communauté européenne. ...................... 218 10. 3 Une politique étrangère de diffusion du régionalisme dans le monde ...................... 227 10. 4 La politique étrangère et de sécurité commune et la défense européenne ................ 232 10.5. Les défis économiques et politiques nationaux de l’UE au 21ème siècle. ......... 237 Chapitre XI : Les transformations de l’État européen dans le cadre de l’Union ................... 250 11.1. L’État et la construction européenne ......................................................................... 250 11.2. Du traité constitutionnel européen au traité de Lisbonne .......................................... 257 11.3. Démocratie et construction européenne .................................................................... 263 Chapitre I : La naissance de l’État moderne dans l’histoire de la pensée politique : Machiavel, Bodin et Hobbes 1.1.L’idée d’État et l’idée d’Europe La trajectoire historique qui a débouché sur le processus d’unification européenne de la seconde moitié du XXe siècle commence avec la formation de l’État, qui coïncide avec le début des Temps Modernes et la fin de l’ordre féodal. Cela semble un paradoxe car les États ont souvent freiné et entravé les tentatives contribuant à une unification de l’Europe qui ne pouvait que réduire leur souveraineté Il n’en reste pas moins cependant que la première raison de s’intéresser à l’unification européenne provient du fait que les États nationaux et les intérêts nationaux représentés par ceux-ci ont été et sont restés les principaux protagonistes des avancées accomplies dans la voie de l’intégration du continent, non sans oscillations et résistances dues à leur diversité historique. Il est donc important de chercher à comprendre ce qui les a poussés à la coopération et à la construction d’institutions européennes communes1. Il y a une deuxième raison d’attirer l’attention sur l’État européen : ce n’est qu’en étudiant l’ensemble complexe des systèmes politiques des États nationaux qu’on peut saisir les caractéristiques particulières du système politique de l’Union européenne, les analogies et les différences entre les unes et les autres. Car ce qui fait l’originalité de l’Union européenne, c’est qu’elle n’est pas seulement une organisation internationale, une union d’États, mais aussi un système politique au travers duquel il a fallu adapter à l’UE des concepts comme ceux de souveraineté, de représentation, de démocratie, de citoyenneté qui, durant des siècles, n’ont été appliqués qu’aux États2. 1 Cette thèse est partagée par deux des meilleurs ouvrages publiés récemment sur la construction européenne : A. Milward, The European Recue of the Nation State, op. cit. et A. Moravcsik, The Choice for Europe, op. cit. 2 Cf. J. L. Quermonne, Le système politique de l’Union européenne, op. cit. et N. Nugent, The Government and Politics of the European Union, op. cit.. 10 De nombreux exemples concrets3 démontrent que, en dépit du changement radical du cadre de référence historique, économique et géopolitique du monde, l’idée d’État n’est nullement caduque ou obsolète, comme certains l’ont imaginé. Cela ressort : a) du rôle de l’État, en particulier de l’État occidental, comme champ de l’action politique et des sentiments d’appartenance collective dans le contexte de l’accélération de la globalisation économique et financière au cours des dernières années, bien que celle-ci en érode les pouvoirs ; b) de la longue liste des nouveaux États souverains qui se sont formés au cours du dernier demi-siècle, en jouissant d’un fort soutien populaire, à la suite d’abord de la décolonisation, puis de la fin de l’URSS en 1991, ainsi que de la lutte de différents mouvements de libération nationale dans différentes parties du monde pour pouvoir fonder un État national indépendant exprimant leur liberté et leur autonomie politique ; c) du renouveau de l’importance historique de l’idée d’État souverain dans l’Europe d’après 1989, notamment à la suite de l’unification allemande de 1990, de la redécouverte de la souveraineté nationale dans les pays excommunistes et des tendances générales vers la « renationalisation » des politiques et des sentiments d’appartenance. Il est évident que, dans le contexte d’une économie mondiale de plus en plus unifiée autour du principe du marché global et des incertitudes du système politique international, une véritable alternative politique au système des États est absente et les progrès réalisés dans la création de nouvelles entités politiques supranationales dépendent en grande partie des choix et des préférences des États. Une présentation convaincante de l’idée d’Europe et des institutions européennes doit donc commencer par l’étude de l’État et de ses origines. 3 Pour développer et illustrer ces trois arguments, cf. : N. Bobbio, État, pouvoir et gouvernement, in L’État et la démocratie internationale op. cit., p. 191-271. 11 1.2. Les origines de l’État européen L’idée d’État est née en Europe, elle a été inventée par la pensée politique européenne du XVIe et du XVIIe siècles comme alternative aux formes politiques qui la précédaient ou qui avaient existé dans le passé, en particulier l’empire et la cité. A partir de Machiavel, de Bodin et ensuite de Hobbes, la pensée politique s’est focalisée sur la construction de l’État moderne, au point où parler de pouvoir politique en Europe revient à parler de l’État. L’idée de l’État moderne s’est précisée sous forme d’un projet d’État territorial unitaire, institutionnalisé et centralisé : - centralisé, tant à travers le monopole de la force militaire et policière, à l’encontre des pouvoirs féodaux ou privés, qu’à travers l’organisation d’une taxation fiscale légitime ; - institutionnalisé et impersonnel, au sens d’une différenciation beaucoup plus claire entre l’autorité et le titulaire de celle-ci, à l’encontre de la conception patrimoniale du pouvoir qui identifiait une personne au pouvoir qu’elle exerçait ; - territorial et unitaire, car, à la différence du Moyen Âge, la souveraineté s’exerce dans un cadre géographique délimité par des frontières stables. Dans certains contextes, dès le commencement de la théorie de l’État européen, on a adjoint aux caractéristiques précédentes une composante républicaine embryonnaire, au sens latin de res publica, conçue comme l’association de la liberté et de la participation politique au gouvernement par les lois. Au cours de l’histoire, la construction des États a dû vaincre de nombreuses résistances. Elle a eu à surmonter la fragmentation intérieure, héritée de la tradition du pouvoir féodal décentralisé sur le plan économique et politique et encore aggravée par les luttes de factions et les guerres civiles. En outre, les deux grands pouvoirs du monde médiéval, l’Église catholique et l’Empire, ces héritiers supranationaux du Saint-Empire 12 Romain, ont opposé de puissants obstacles d’ordre divers à la naissance de ces nouveaux centres du pouvoir politique que représentaient les États. Dans la pensée politique médiévale, l’Europe ne pouvait être gouvernée que par « deux soleils », l’Empire et l’Église, c’est-à-dire par des puissances temporelles et spirituelles supranationales, aux compétences tantôt complémentaires et tantôt concurrentes entre le pape et l’empereur, comme par exemple en matière d’investitures. Cette situation confuse de superposition des pouvoirs était encore compliquée par l’existence de nombreuses entités décentralisées : les pouvoirs féodaux, les républiques urbaines, les petites unités politiques territoriales. Au XVIe siècle, l’organisation du pouvoir en Europe a traversé une grave crise due à de nouveaux éléments de division, les guerres civiles, particulièrement répandues dans la péninsule italienne fragmentée, et les guerres de religion qui se déchaînèrent en France et en Europe à la suite de la Réforme protestante qui avait brisé l’unité de la chrétienté européenne. C’est pour répondre à cette situation de désagrégation que les trois auteurs cités allaient lui opposer la possibilité d’un ordre étatique nouveau. Pour réagir à la menace d’anarchie, il fallait créer une nouvelle concentration de l’autorité, qui ne soit plus ni supranationale, ni locale, mais adaptée à des territoires nationaux relativement étendus, séparés par des frontières bien définies, il fallait établir de nouvelles autorités, capables d’affronter ces tendances destructrices et de permettre aux nouvelles classes économiques et sociales émergeant dans l’industrie, l’agriculture et le commerce de se développer en toute sécurité. L’idée d’État est née à partir de là, dans ce contexte historique dramatique qui est à l’origine de l’époque moderne. L’anarchie et la fragmentation nuisaient non seulement à la sécurité des particuliers mais aussi aux intérêts économiques qui étouffaient dans un environnement local étriqué. La bourgeoisie naissante, les activités industrielles et commerciales avaient besoin d’un cadre plus vaste, plus sûr et pacifié. En s’affirmant, l’idée d’État a canalisé ce besoin de 13 sécurité intérieure et internationale. Si en Belgique, en Italie et en Allemagne, il a fallu attendre le XIXe siècle pour réaliser la construction d’un État unitaire, dans d’autres pays européens cette tendance nouvelle s’incarnait déjà alors sous l’aspect de la monarchie absolue. Les monarchies absolues ont représenté la première forme d’existence de l’État moderne et Machiavel, Bodin et Hobbes ont pour point commun cette idée-là de l’État, conçu comme le règne de la raison et de l’ordre, à opposer au chaos, à l’anarchie et au désordre. Bien que sur base d’arguments différents, tous trois partagent une orientation absolutiste, c’est-à-dire qu’ils pensent que l’État moderne doit revêtir la forme d’une monarchie absolue, d’un pouvoir qui mette au premier rang des valeurs de sécurité et de stabilité à l’encontre de la fragmentation, de la guerre civile et de l’insécurité. Par-delà sa forme concrète, c’est à un État de ce type que se réfèrent tant les concepts de res publica de Bodin et de Léviathan de Hobbes que, pour commencer, celui du Prince de Machiavel. 1.3. Nicolas Machiavel Machiavel est considéré comme le fondateur de la science politique moderne, mais aussi comme une référence fondamentale par rapport à la modernisation de la conception républicaine de la politique. Comment peut-on concilier la passion civique de Machiavel et son examen scientifique de la politique ? Il faut en réalité resituer son existence dans le contexte de la crise de la République de Florence et du système des États italiens à la charnière du XVe et du XVIe siècles.4 Après la défaite de l’idéal républicain dépeint dans les Discours sur la première 4 Nicolas Machiavel est né à Florence en 1469 et est mort en 1527. Chancelier et ambassadeur de la République de Florence (restaurée après la chute de Piero de Médicis en 1494) de 1498 – date de la mort de Savonarole – à 1512, où la rentrée des Médicis - soutenus par le pape et par l’Espagne – l’a privé de toutes ses charges. Ses principales œuvres, les Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-18) et Le Prince (1513-16), publiées toutes deux à titre posthume en 1531, sont marquées par une lecture passionnée des classiques et une réflexion comparative autour de la décadence de la République florentine et des guerres civiles. Parmi ses œuvres mineures, il faut retenir les Histoires florentines (écrites par mission officielle entre 1520 et 1525) et L’art de la guerre (1521). Il est aussi l’auteur de comédies à succès comme La mandragore de 1520. 14 décade de Tite-Live, il s’est concentré dans le Prince sur l’étude de la « réalité effective des choses » et a consacré son attention aux conditions assurant la conquête et la conservation du pouvoir. Il est le premier à avoir attiré l’attention sur le noyau du nouveau pouvoir étatique : l’existence d’une autorité centrale et l’indispensable concentration de la force. D’une part, dans le cadre d’une cité comme Florence, en voie de passer de la république au principat, Machiavel représente l’esprit de la Renaissance fasciné par la culture républicaine classique, issue de la Grèce antique du Ve siècle avant JC et de la Rome préimpériale, et qu’on peut résumer par la notion laïque de liberté et de participation politique et d’un gouvernement par les lois. Ces éléments sont perçus comme des traits distinctifs de l’identité européenne, en regard notamment de l’Asie. D’autre part, chez Machiavel et à sa suite, un nouvel élément est devenu essentiel dans la pensée politique moderne, le rôle de ce que nous pouvons appeler le pouvoir exécutif, le gouvernement de l’État, tant dans les relations intérieures qu’internationales : aucun système politique ne pourrait fonctionner sans disposer d’un certain pouvoir de coercition et l’État doit pouvoir imposer le respect des lois en son sein et affirmer ses intérêts à l’extérieur. « Pour un État, l’introduction de l’anarchie est le plus grand ou plutôt le seul crime » affirmera Hegel en 1802 en commentant Machiavel5. C’était là selon Machiavel l’essence de l’État, ce qui, dans l’Italie du XVIe siècle, signifiait la fin des guerres livrées par des bandes mercenaires et l’unification du système politique autour d’une autorité légitime disposant de la force nécessaire pour faire appliquer la loi. La deuxième raison de considérer Machiavel comme le fondateur de la science politique moderne est qu’il apporte les premiers instruments permettant d’étudier la politique indépendamment des autres disciplines ou des autres approches, en fonction d’un principe d’efficacité et non sur base de jugements moraux ou de principes théologiques. Cela se manifeste tout d’abord par l’appel à distinguer, contrairement à la vision providentialiste de 5 G. W. F. Hegel, La Constitution de l’Allemagne (1800-1802), trad. par M. Jacob, in Ecrits politiques, Paris, 10/18, 1996, p. 127. 15 l’histoire, dans l’analyse politique entre le poids des facteurs subjectifs (tout ce qu’il appelle « vertu » [virtù] : la capacité politique des grands hommes, des qualités comme le courage, la souplesse ou l’audace) et celui des facteurs objectifs (tout ce qu’il appelle « fortune » [fortuna] : rôle du hasard, du milieu, des circonstances, des conditions internationales (comme, dans le cas de l’Italie, l’invasion du roi de France Charles VIII à laquelle Machiavel avait assisté en 1494) – une distinction qui est très sensible dans l’acception latine de ces deux concepts. Dans les Discours, la comparaison avec la Rome républicaine antique fait entrevoir la possibilité de conjuguer les qualités des chefs et l’expression positive des aspirations de la plèbe pour établir, à travers les conflits entre le peuple et les aristocrates, un modèle républicain, au sens d’un régime politique participatif (Discours I, 5). Ce qui donnerait naissance, si la vertu l’emportait, à un pouvoir limité et donc à une alternative au modèle despotique, « à la turque », comme il l’appelait en reprenant une opposition entre l’Europe et l’Asie qui remontait aux Grecs et à Aristote6. Sa théorie de l’État ne se réduit, d’autre part, pas au « Machiavel républicain ». Le pessimisme historique du « secrétaire florentin », qui apparaît nettement dans le Prince, prend la forme d’une vision cyclique de l’histoire de l’humanité selon laquelle, comme chez l’historien Polybe7, la démocratie républicaine dégénère en corruption et en anarchie, ce qui provoque une réaction monarchique, jusqu’à ce que, à son tour, le prince se transforme en tyran ; le tyran est combattu par l’aristocratie qui toutefois, une fois le pouvoir conquis, tend à se transformer en oligarchie, avant d’être ensuite renversée par le peuple animé d’idéaux républicains, et ainsi de suite, en fonction d’une tendance éternelle au renversement cyclique de chaque régime en son contraire. 6 G. Calabrò, Chabod e l’Europa, B. Consarelli (éd.), Pensiero moderno ed identità europea, CEDAM, Padoue, 2003, fonde sur l’interprétation de Chabod cette lecture républicaine de Machiavel. 7 En ce qui concerne ce cadre intellectuel, c. les écrits consacrés à Machiavel et aux racines classiques de sa pensée, par exemple chez E. Garin, Machiavelli tra politica e storia, Einaudi, Turin, 1993. 16 L’application du critère de l’efficacité à l’évaluation de l’action politique a représenté quelque chose de profondément novateur mais aussi de très controversé. Lorsque, entre 1513 et 1516, il écrivait Le Prince, Machiavel ne croyait plus la république possible, mais pensait toujours qu’on pouvait établir en Italie une « principauté civile » qui, tout en différant d’une tyrannie, serait un État centralisé, placé au-dessus des intérêts particuliers, des conflits entre factions et de l’arbitraire des pouvoirs privés, un État qui ne pourrait se construire qu’à travers une action politique efficace et résolue, faisant même appel à des moyens illégaux et moralement condamnables, comme ceux auxquels avait eu recours César Borgia (chap. VII). Le fait que son pessimisme historique s’étendait aux moyens utilisés dans la lutte politique est à l’origine de la banalisation par certains interprètes de Machiavel de la phrase « la fin justifie les moyens », présentée comme l’essence du « machiavélisme ». Cette expression, répandue par les adversaires de Machiavel, est abusive et n’a que peu de rapport avec la pensée de l’écrivain florentin, puisque celui-ci n’avait point voulu écrire un traité de morale, mais expliquer les succès et les échecs politiques par l’examen des rapports de forces et de la cohérence des moyens et des fins. A vrai dire, c’est cette froideur dans l’analyse de la sphère politique et des mécanismes du pouvoir, cette séparation de la politique et de la morale, qui sont autant de contributions décisives à la science naissante de la politique. Son invitation à étudier la politique pour ce qu’elle est non pour ce qu’elle devrait être, a été féconde en dépit de sa condamnation par le Concile de Trente et de sa mise à l’index en 1559, qui ont donné l’impulsion à toutes les interprétations erronées de la pensée de Machiavel. Parmi les grands auteurs qui ont au contraire reconnu les mérites de Machiavel, il faut avant tout citer Jean-Jacques Rousseau, qui l’a loué dans le Contrat social pour avoir dévoilé le secret du pouvoir des tyrans, en apportant ainsi une contribution à la liberté politique. Et Georg W. Friedrich Hegel a, quant à lui, stigmatisé dans La Constitution de l’Allemagne (1802) la condamnation des nombreux antimachiavéliens, dont le roi de Prusse 17 Frédéric II,8 et il n’hésitait pas à reconnaître « la conception pleine de grandeur et de vérité » de l’œuvre de Machiavel dont l’intention était « d’élever l’Italie au rang d’État » : ce but avait été, selon lui, réactualisé en Europe par les espérances et les expériences tumultueuses consécutives à la Révolution française, qui confirmaient que « la liberté n’est possible que chez un peuple ayant l’unité juridique d’un État ».9 Au XXe siècle, le grand politologue Raymond Aron, en répondant à la critique de Jacques Maritain, a comparé Machiavel à un médecin, plus intéressé par l’étude des nombreuses maladies de la politique que par les manifestations de la santé du corps. 10 Antonio Gramsci (Notes sur Machiavel)11 jugeait lui que, en ce qui concerne le rôle du consensus des citoyens et des convictions républicaines, Machiavel, en anticipant un trait novateur du jacobinisme, en particulier par sa conception de la milice populaire, du pouvoir qui arme les citoyens pour la défense de la patrie et s’élève ainsi au-dessus des craintes caractéristiques des tyrans, avait répondu à la question décisive de l’État moderne : la formation d’une base sociale qui le soutienne, d’un rapport de confiance avec un bloc social, enraciné tant dans les villes que dans les campagnes, qui assure un consensus à une politique moderne qui ne peut donc plus se réduire à la force pure et simple. Machiavel a également contribué, précisément sur cette base, à l’étude des relations internationales et de l’identité politique européenne, en ouvrant dans les faits un grand débat théorique. Dans un sens, il a renouvelé la « théorie réaliste » qui interprète les relations entre États à partir de leur intérêt à accroître leur puissance propre en profitant des faiblesses du voisin, en suivant l’impulsion initiale de l’étude classique de Thucydide sur la guerre du Péloponnèse. Même si l’expression « raison d’État », parfois attribuée à Machiavel, n’apparaît 8 Frédéric II, L’Antimachiavel (1740) . Thomas Mann lui aussi traitera de simple exercice littéraire cet écrit dont Frédéric II avait à maintes reprises discuté avec Voltaire. L’ouvrage de Frédéric II est téléchargeable sur BNF Gallica : http://perso.wanadoo.fr/dboudin/Internet/Frederic2/AntiMachiavel.html. 9 G. W. F. Hegel, La Constitution de l’Allemagne (1800-1802), op. cit., p. 126. 10 R. Aron, Préface à l’édition française du Prince, Gallimard, Paris, 1962, p. 6-7. 11 A. Gramsci, Gramsci dans le texte (sous la direction de F. Ricci & Jean Bramant), Paris, Editions sociales, 1975 ; Cahiers de prison, tomes I, II, II, IV, V, Paris, Gallimard, 1978-1996. 18 jamais dans ses écrits, il n’en reste pas moins que la « doctrine de l’État-puissance »12, qui a imprégné l’apparition du système inter-étatique européen a trouvé une prémisse fondamentale dans sa théorie de l’État. L’étude de la balance du pouvoir entre les petits États italiens de la Renaissance, sa connaissance des premières relations diplomatiques permanentes, de l’organisation des premiers services secrets et du lien entre les invasions de la France et de l’Empire et les divisions internes de l’Italie, etc., ont contribué à la compréhension de la nature tant des conflits inter-étatiques que des premières règles du jeu international, dont le rôle sera essentiel dans l’Europe des États et qui seront sanctionnées par les traités de Westphalie de 1648. Frédéric Chabod avait tout à fait légitimement attiré l’attention sur le fait que Machiavel pouvait pour cette raison être aussi considéré comme le point de départ de la conscience moderne de l’Europe, d’une identité européenne qui trouve son origine dans la politique, à travers une solution de continuité avec l’Europe chrétienne du Moyen-Âge13. Un élément très important de cette nouvelle identité politique moderne réside, selon Machiavel – comme ce sera le cas pour Montesquieu deux siècles plus tard -, dans le fait que, à la différence par exemple de l’Asie, « il existait en Europe quelques rois et un grand nombre de républiques. [...] Et le monde est d’autant plus vertueux qu’il se trouve plus d’États forcés par la nécessité ou par quelque autre passion humaine d’encourager la vertu ».14 A partir de l’étude de la « balance de l’Italie », de la doctrine naissante de l’équilibre entre États européens, on voit se dessiner non seulement, comme le pensait Meinecke, la Realpolitik et la politique de puissance, mais la savante gestion des diversités et de la multiplicité qui constituent un des pôles dialectiques de l’Europe moderne et contemporaine. 12 Friedrich Meinecke, The Doctrine of Raison d’État and its Place in Modern History, Machiavellism, transl. Douglas Scott, Transaction Publishers, New Brunswick & Londres, 1998. 13 Cf. F. Chabod, Storia dell’idea d’Europa op. cit. et Idea di Europa e politica dell’equilibrio (1935-1956), édit. par L.Azzolini, Bologne, Il Mulino, 1995. On trouvera en français l’Histoire de l’idée d’Europe in Y. Hersant et E. Durand-Bogaert, Europes, de l’Antiquité au XXe siècle. Anthologie critique et commentée, Paris, R. Laffont, 2000. 14 Machiavel L’art de la guerre, in Oeuvres complètes, Pais, La Pléiade, 1964, p. 784 (traduction modifiée). 19 1.4. Jean Bodin Tout en s’inscrivant dans la continuité de Machiavel, Bodin et Hobbes marquent un passage historique et conceptuel à une époque où les grandes découvertes géographiques, d’une part, et, de l’autre, l’aggravation de la crise italienne (à l’origine du déclin des siècles suivants) déplaçaient l’axe du développement moderne de la péninsule vers les principales monarchies européennes, avec leurs convulsions internes et aussi leur grandeur. La théorie de l’État du grand jurisconsulte français Jean Bodin a été élaborée dans la France du XVIe siècle, à l’époque des féroces guerres civiles et religieuses entre catholiques et huguenots protestants.15 Il appartenait au courant des Politiques qui cherchaient à créer une tendance intermédiaire entre les deux factions en lutte : cela éclaire les racines de sa conception de la souveraineté absolue du monarque comme pouvoir supérieur aux parties en lutte, mais aussi de son idée d’un État laïque, agnostique, qui ne s’identifie à aucune des doctrines religieuses en conflit. Frappé par la cruauté du massacre des chefs huguenots au cours de la nuit de la Saint-Barthélemy (1572), il défend le principe de la tolérance religieuse comme une nécessité politique, à partir de la reconnaissance du fait historique de la division de la chrétienté : « mieux vaut une paix sans Dieu qu’une guerre avec Dieu ». Bodin insiste donc sur l’autorité suprême du monarque comme garantie pour tous et ne s’intéresse qu’à la « souveraineté temporelle » (Livre I, 9) du pouvoir civil, selon une méthode rationnelle qui le rapproche de Machiavel. Il sépare lui aussi la science politique et la métaphysique, en se refusant à fonder l’autorité politique sur le droit divin. Et comme chez Machiavel, l’État est indépendant du pouvoir religieux, non seulement en ce qui concerne le 15 Jean Bodin est né à Angers en 1529 et est mort en 1596. Professeur de droit, grand érudit, c’est aussi un intellectuel engagé dans la lutte politique, y compris en tant que député du tiers-état aux « États Généraux » où il défend, à la réunion de Blois, la paix religieuse qui sera mise en oeuvre par Henri IV. En 1566, il publie la Méthode pour la connaissance de l’histoire. En dépit du fait qu’il nous apparaisse de nos jours comme presque illisible (selon le jugement de J.-J. Chevallier, in Les grandes oeuvres politiques de Machiavel à nos jours, op. cit.), son chef d’œuvre encyclopédique, Les Six Livres de la République (édition abrégée présentée par G. Mairet, Paris, Le Livre de Poche, 1993) a connu un énorme succès en France et en Europe. 20 pouvoir temporel de l’Église catholique, mais aussi sous l’angle spirituel, au sens où l’État se place au-dessus des conflits religieux et où la foi est conçue comme un fait individuel privé. Lorsque Bodin assigne à l’État le devoir de garantir la liberté de conscience religieuse de la majorité comme des minorités, il contribue à élaborer un trait caractéristique typique de la culture politique de l’Occident et de l’Europe en particulier. Bodin utilise le concept de souveraineté pour souligner ce caractère distinctif de l’État par rapport à toutes les autres formes d’autorité. Le titre de son chef d’œuvre, de ce monument d’érudition encyclopédique en 42 chapitres que sont Les Six Livres de la République de 1576, fait référence au bien commun, à l’État, conformément au concept latin de res publica. Pour Bodin, la souveraineté, le summum imperium, c’est « la puissance illimitée de faire les lois, et de les faire appliquer ». La république est « un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ». Le fait de se consacrer à l ‘État, à la res publica, à « ce qui est commun » distingue le pouvoir souverain d’un monarque de la tyrannie, qui a pour fin l’intérêt privé du monarque. Si l’unité des pouvoirs le rapproche de Machiavel, il s’en distingue par l’accent mis sur la législation, sur le pouvoir de faire, d’abroger et d’appliquer les lois. C’est non seulement là que réside la prérogative de la souveraineté, mais le droit gouvernement est le gouvernement des lois. L’unité des pouvoirs est évidemment issue historiquement de son opposition à l’héritage médiéval des contrepouvoirs et des limites apportées au pouvoir, formulé en termes proto-constitutionnels par De Seyssel16. La souveraineté n’est pas seulement suprême et unitaire, mais aussi absolue et perpétuelle (c’est-à-dire qu’elle ne connaît ni interruption, ni limites temporelles). Le caractère absolu du pouvoir souverain est l’aspect le plus controversé et par certains côtés le plus contradictoire de la théorie de l’État de Bodin. Le pouvoir souverain est suprema potestas superiorem non 16 C. De Seyssel, La grande monarchie de France, Paris, 1557. Cf. La monarchie de France et deux autres fragments politiques, textes établis et présentés par J. Poujol, Paris, Librairie d’Argences, 1961. 21 recognoscens [pouvoir suprême qui ne reconnaît aucun pouvoir supérieur au sien]. Il s’agit du pouvoir qui fait la loi, par opposition à toute soumission aux coutumes, aux traditions ou à n’importe quelle autre forme d’autorité. Il faut distinguer entre cet aspect et la forme concrète de la monarchie absolue dans l’organisation de l’État, qui n’est pas l’essentiel : en réalité, en théorie pour Bodin, le pouvoir souverain de l’État pourrait aussi bien prendre une forme aristocratique ou même démocratique, comme ce sera le cas chez Rousseau. Mais Bodin craignait que la démocratie ne sache pas gouverner le désordre et les « appétits insatiables » de la multitude17. De même, la forme du « gouvernement mixte », qui, depuis Aristote jusqu’à Polybe et Cicéron, avait été envisagée comme la meilleure parce qu’elle réunissait les trois principes de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, finirait par annuler la souveraineté. La forme monarchique et absolutiste est donc la plus « conforme à la nature » et à la famille, et aussi la plus praticable, parce qu’elle permet une meilleure sélection des compétences nécessaires à la gestion de l’État et, surtout, de conserver rigoureusement l’unité du pouvoir. Le monarque absolu incarne au mieux la souveraineté, même si la distinction établie entre l’État souverain et le gouvernement laisse une porte entrouverte aux autres formes de gestion de l’État. L’État moderne est pour Bodin un État territorial disposant de frontières dans les limites desquelles l’autorité souveraine est totale et en dehors desquelles elle est nulle. Et le pouvoir souverain doit contenir la guerre à l’extérieur de ses frontières pour préserver l’État de ses effets dévastateurs. Avec la crise de l’Empire médiéval et des autorités supranationales et infra-nationales, un vide s’était en effet créé qui allait être comblé par le pouvoir d’un certain nombre d’États souverains, qui se répartissaient le territoire de l’Europe par le tracé de frontières séparant ce qui relevait ou non du champ d’application de leur loi respective, en 17 « Car le vrai naturel d’un peuple, c’est d’avoir pleine liberté sans frein ni mors quelconque, et que tous soient égaux en biens, en honneurs, en peines, en loyers, sans faire état ni estime de la noblesse, ni de savoir, ni de vertu quelconque » (Les Six Livres de la République, op. cit., p. 247). 22 distinguant les sujets qui devaient accorder leur loyauté à une souveraineté étatique et ceux qui la devaient à une autre. La souveraineté possède une dimension intérieure et une dimension extérieure. La communauté politique n’existe que dans la mesure où elle est soumise au même souverain, sans quoi une république « n’est pas une république ». C’est le souverain qui prélève les impôts, organise l’administration centrale, forme une armée et peut, à son gré, déléguer une partie de sa souveraineté à des pouvoirs subalternes, au Parlement ou même à des corporations économiques (le pouvoir de percevoir les impôts par exemple). Quant à la souveraineté extérieure, elle s’exprime avant tout par le droit exclusif de l’État à déclarer la guerre, le jus ad bellum. Il est généralement admis que la théorie de la souveraineté de l’État a représenté une extraordinaire innovation théorique, qui a mis en cause tant la théorie supranationale et universaliste de la communitas médiévale soumise au pape, réaffirmée par Boniface VIII en 1302 et critiquée par Dante Alighieri dans la Divine Comédie et dans De Monarchia, que les doctrines de ceux qui, comme Marsile de Padoue, avaient attribué les décisions civiles, notamment celles concernant la guerre et la paix, au second pouvoir supranational du MoyenÂge, l’Empire. La souveraineté étatique représente une alternative aux pouvoirs supranationaux parce qu’elle affirme qu’il ne doit plus exister d’espace sans autorité souveraine et que toute l’Europe doit être divisée entre des pouvoirs souverains, ce qui veut dire entre des sujets indépendants les uns des autres. Toutefois une grande partie de l’œuvre de Bodin est traversée par la question des limites du pouvoir souverain absolu, et de nombreux commentateurs (comme Zarka ou Mairet) 18 ont souligné les contradictions de Bodin qui est simultanément le théoricien du caractère absolu et des limites de la souveraineté. Les limites de la souveraineté ne sont pas placées 18 V. Y. Zarka, Philosophie et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 1998, p. 112-20 ; G. Mairet, Le principe de souveraineté, Paris, Gallimard, 1997, p. 31-8 et Id. Introduction à Bodin, Les Six Livres de la République, op. cit. 23 par Bodin dans d’autres pouvoirs, comme la magistrature, ou dans les différentes formes de « gouvernement mixte » (défendues, en France, par ses adversaires), mais, de façon générique, dans la « loi de nature et de Dieu », dans les leges imperii [les lois fondamentales du Royaume], que même le souverain doit respecter pour ne pas se transformer en tyran. On trouve donc l’idée d’une limite du pouvoir. Mais Bodin ne va cependant pas, comme le feront Théodore Beza et les monarchomaques, jusqu’à évoquer une sorte de droit à résister à la tyrannie. Il n’évoque pas non plus l’obligation de respecter les droits inaliénables de l’humanité que stipulait la théorie critique de la souveraineté avancée en 1539 déjà par le dominicain espagnol Francisco de Vitoria, en remettant en cause les fondement de la conquête des Amériques et des massacres des populations indigènes19. Ni sur le plan intérieur, ni sur le plan international, il ne fixe une véritable limite juridique au pouvoir souverain. Le caractère vague des références à celleci provient du fait que, selon Bodin, le souverain est le seul à interpréter la « loi de nature et de Dieu », à pouvoir suspendre le droit non écrit ou bien à le traduire sous forme de loi et à tolérer ou non des pouvoirs décentralisés, puisqu’il est legibus solutus [délié de la loi]. Lorsqu’il approfondit les limites du pouvoir, Bodin évoque la principale limite à laquelle il tient vraiment : les droits de la famille, première communauté naturelle, préétatique, et avant tout de la famille en tant que détentrice du patrimoine familial. Cet accent placé sur la propriété familiale, bien qu’il traduise une filiation aristotélicienne étrangère à l’École du droit naturel, exprime à sa manière un problème moderne, lié aux revendications de la bourgeoisie naissante : les limites de l’intervention législative de l’État dans la régulation légale de l’économie privée. En conclusion, il faut souligner que la pensée de Jean Bodin a été entendue. Non seulement son livre fut un succès (cinq éditions en quatre ans), et est devenu un classique, 19 F. de Vitoria (1492-1546) est la figure la plus éminente de l’Ecole néo-scolastique de Salamanque et l’auteur de De potestate civili (1528), de De indiis (1539) et de De jure belli (1539). 24 mais l’État français a mis fin à la guerre civile et l’établissement, en 1589, de la monarchie absolue de Henri IV a inauguré deux siècles de paix civile. Et, par-delà la caducité de la forme absolutiste du pouvoir souverain, qui d’ailleurs n’avait rien d’incontournable pour Bodin, le concept de souveraineté, dans sa difficile conciliation avec le droit, restera jusqu’à nos jours au centre de controverses théoriques et politiques aiguës, comme pôle opposé aux idées cosmopolites, que ce soit par rapport à la politique européenne ou à l’ordre international20. 1.5.Thomas Hobbes A la différence de Machiavel et de Bodin, le grand penseur anglais Thomas Hobbes21 s’est attaqué à la question de la construction de l’État à partir du droit naturel dont il a été, parallèlement à Pufendorf22 et à d’autres, l’un des refondateurs à l’époque moderne. Que signifie jusnaturalisme ou École du droit naturel ? Ce courant de pensée qui influencera la science de l’État pendant des siècles, de Hobbes à Hegel, étudie la politique en fonction d’une approche rationnelle analogue à celle à l’œuvre dans les sciences naturelles. La science de la politique n’est pas seulement, dans le prolongement de Machiavel et de Bodin, indépendante de la morale et de la théologie, mais elle se base aussi sur un schéma théorique dichotomique, qui est donc structuré par deux moments en opposition : l’état de nature, conçu comme un degré initial de l’humanité, un stade présocial, et l’État, dénommé par certains société civile 20 Comme le démontre bien au niveau théorique l’essai de F. H. Hinsley, Sovereignty, Cambridge University Press, 1989 et au niveau politique les débats en cours sur les limitations de la souveraineté nationale au sein de l’Union Européenne et aussi de l’ONU. 21 Thomas Hobbes (1588-1679), connaisseur des classiques (notamment de Thucydide) mais aussi de Bacon, Galilée et Descartes, a été précepteur au service du comte Cavendish du Devonshire, puis a entrepris un long voyage qui s’est transformé en exil volontaire en Italie et surtout à Paris (où il a publié sa première oeuvre The Elements of Law, natural and politic, 1640 et De cive, 1642), dans le but notamment d’échapper à la guerre civile en Angleterre. Après son retour, il a publié son chef d’œuvre, le Léviathan de 1651, à l’époque de la république de Cromwell. Il y resta après la restauration monarchique des Stuart (1660), car Charles II, dont il avait été précepteur, lui avait accordé une pension. C’est aussi l’auteur du De corpore (1655) et du De homine (1658), ainsi que de Behemoth or the Long Parliament (de 1670, mais publié en 1682), sa dernière grande oeuvre. Sur l’histoire de la Grande-Bretagne au XVIIe siècle, cf. Christopher Hill, La Révolution anglaise :1640, Paris, Ed. La Passion, 1993. 22 Samuel von Pufendorf (1632-1694), auteur en 1672 de De jure naturae et gentium, contribution essentielle pour la refondation laïque du droit naturel et rationneL 25 ou société politique, conçu comme le produit d’un contrat social. Les membres de l’École du droit naturel sont divisés sur la manière de concevoir les droits naturels, l’état de nature, le contrat et l’État, c’est-à-dire sur le point de départ, le point d’arrivée et les modalités du passage de l’un à l’autre, et ils se caractérisent également par des conceptions différentes de l’homme, des anthropologies différentes, mais ils partagent tous le même schème conceptuel de référence, l’approche rationaliste et la référence forte à l’individualisme. Pour Hobbes, passer de l’état de nature à l’État signifie sortir du chaos de la guerre de tous contre tous pour entrer dans le monde de la raison, dépasser l’anarchie pour accéder à l’ordre social et politique. Au sein de l’état de nature, le point de départ est l’individu. La tradition individualiste est ancienne et variée dans le monde occidental, et même d’une certaine façon constitutive : elle trouve ses origines dans la pensée grecque et chrétienne et a réapparu à la fin du Moyen-Âge, notamment dans le nominalisme de Guillaume d’Ockham et de Duns Scot, théologien franciscain contemporain de Dante Alighieri,23 et s’est ensuite répandue à travers l’humanisme et la Renaissance. Hobbes approfondit le point de vue individualiste en le reformulant en termes de droit naturel. Pour l’auteur du Léviathan et du De cive, à sa naissance (état de nature), l’individu, la personne (chap. XVI du Léviathan), l’homme ordinaire est titulaire de droits naturels. Il s’agit d’un tournant important par rapport à la centralité de la famille chez Bodin ou à la tradition aristotélicienne et communautaire, et aussi par rapport à la vision de Machiavel, axée sur le rôle primordial joué dans l’histoire par les grands hommes de la tradition républicaine romaine et non sur l’individu : avec Hobbes, c’est l’homme ordinaire qui devient le sujet et l’objet de la théorie de l’État. Le concept d’état de nature est pour Hobbes un concept rationnel et non un fait historique. Il n’accorde aucune importance à l’étude de l’histoire pour sa démonstration logique et rationnelle, déductive, analogue à la logique géométrique. S’il faut donner des 23 Cf. A. Laurent, Histoire de l’individualisme, Paris, PUF, 1993 et Giovanni Duns Scoto, édité par F. Todescan, Padoue, CEDAM, 2002. 26 exemples pour illustrer l’état de nature, on évoquera la préhistoire ou la situation des peuples primitifs, faussement envisagés comme s’ils vivaient à l’état de nature, ou encore, pour recourir à un exemple plus proche et terrifiant, la guerre civile anglaise de la première moitié du XVIIe siècle. Quels sont donc, selon Hobbes, les droits naturels ? Le droit à la vie et le droit de vivre en sécurité. Comme on le voit, ce sont des droits très limités : on n’y trouve pas le droit à la propriété privée, à l’égalité ou à la liberté. Pour Hobbes, le concept de liberté ne signifie que l’absence d’obstacles extérieurs, comme pour un élément naturel, un cours d’eau par exemple.24 Les droits naturels reconnus à l’individus sont donc très réduits et sont en outre constamment menacés par les tendances quasi-bestiales de l’homme lui-même (homo homini lupus) [l’homme est un loup pour l’homme]. La précarité de la vie humaine à l’état de nature, que l’anthropologie pessimiste de Hobbes dépeint sous des couleurs effrayantes comme une « guerre de tous contre tous », la loi du plus fort, dominée par l’égoïsme irrationnel n’offre aucune garantie de survie et engendre la chaos, l’anarchie et l’instabilité. Le seul espoir de l’homme consiste à modifier son comportement en se pliant au côté le plus rationnel de son égoïsme qui le pousse à chercher à sortir de l’état de nature et à cultiver une disposition volontaire à adopter un pacte social. Selon Hobbes, par conséquent, le passage du règne de la violence à la domination de la loi est basé sur l’intérêt individuel, utilitaire, à vivre en paix et en sécurité. Le contractualisme jusnaturaliste de Hobbes est novateur par rapport à Machiavel et à Bodin parce qu’il fonde l’ensemble du processus qui mène à l’État sur un certain degré de consensus volontaire des individus. L’État est donc une construction artificielle qui naît à partir d’un contrat, d’un pacte 24 En revanche, les courants démocratiques de la Révolution anglaise, des Niveleurs aux Bêcheux, de même que quelques années plus tard le philosophe hollandais Baruch Spinoza (1632-1677), auteur du traité théologicopolitique de 1670, mettront l’accent sur la liberté : la « saine raison » nous conduit à sortir de l’état de nature au profit d’une société civile qui, tout en réclamant l’obéissance absolue, se fonde sur la « liberté de penser et de juger ». Sur les courants démocratiques de la Révolution anglaise : cf. Ch. Hill, Le Monde à l’envers. Les idées radicales au cours de la Révolution anglaise, Paris, Payot, 1977. 27 entre individus. On voit apparaître l’idée que l’État a besoin pour exister d’un acte du librearbitre des hommes qui reconnaissent qu’il est rationnel de renoncer à l’usage de la force. Mais ce choix rationnel de l’individu ne suffit pas à garantir la stabilité et la durée du pacte, qui risquerait d’être remis en cause par l’instabilité des individus eux-mêmes, toujours enclins à des comportements instinctifs, passionnels, violents : c’est pourquoi le pacte d’association (pactum unionis) doit être simultanément et inextricablement rattaché à un « pacte de gouvernement » (pactum subjectionis), qui implique un transfert de l’usage de la force physique (« autorisation ») des individus à l’autorité centrale, et un engagement à l’obéissance. Le contrat social de Hobbes est ainsi un acte unique de fusion des deux pactes d’association et de gouvernement et il ne pourrait exister sans le Léviathan.25 Les individus sont en ce sens tous égaux devant l’État. Le Léviathan incarne l’État et peut prendre la forme soit d’un seul homme, soit d’un organe collectif, ou encore des deux à la fois, comme l’illustre le frontispice de la première édition du Léviathan, qui présente l’image du monarque absolu, tenant dans ses mains les symboles du pouvoir et dont le corps est composé d’une multitude d’individus : la multitude devient une personne unique. L’État, en tant que monarchie absolue, unifie les pouvoirs et détient le monopole de la force légitime. Grâce à celle-ci, il menace de châtier quiconque viole le contrat et la loi. Ce n’est qu’ainsi que peuvent être garanties la sécurité et la vie des citoyens. Hobbes considère que toute forme de division des pouvoirs les affaiblirait immanquablement et que des formes de « gouvernement mixte » donneraient naissance à des monstres bi- ou polycéphales, sans accroître la liberté. Le poids de cette dimension autoritaire et de la crainte qu’elle doit inspirer 25 « Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LÉVIATHAN (...) auquel nous devons notre paix et notre protection » (Hobbes, Léviathan, Paris, Sirey, 1983, p. 177-78). Cette interprétation de Bobbio est basée aussi sur l’historien du droit allemand von Gierke. 28 aux citoyens débouche donc sur un système de pouvoir absolutiste, même s’il est marqué par de fortes connotations rationalistes et individualistes. Hobbes a été critiqué à la fois par les constitutionnalistes et par les absolutistes conservateurs qui se réclamaient du modèle de la monarchie absolue de droit divin. Selon le De Cive¸ la religion elle-même doit être subordonnée à l’État, car la séparation entre l’Église et l’État provoque des guerres civiles : la préférence de Hobbes pour une sorte d’Église d’État, bien que à caractère pluraliste, provient aussi de sa conviction qu’il ne peut ni ne doit exister de communauté religieuse internationale transcendant les États. La pensée de Hobbes est également très importante par sa présentation lucide des relations internationales entre États. Il établit une nette distinction entre souveraineté intérieure et souveraineté extérieure. La première, c’est l’autorité absolue dont un État dispose à l’intérieur d’un territoire donné, une autorité centrale, hiérarchisée et unitaire, excluant toute forme concurrente de pouvoir. La seconde se réfère à la définition du rôle de l’État souverain par rapport aux autres États souverains. En général, pour les membres de l’École du droit naturel, les relations internationales se fondent sur l’indépendance absolue des États les uns vis-à-vis des autres et elles illustrent l’anarchie de l’état de nature, la guerre virtuelle de tous contre tous. Pour Hobbes, si, à l’intérieur de l’État, il est possible de réaliser une concentration maximale du pouvoir souverain et de passer du chaos à l’ordre, à l’extérieur le désordre et la fragmentation anarchique restent constamment dominantes, au sens où il n’existe aucune autorité internationale supérieure aux souverainetés nationales. Puisqu’il ne peut exister de « pacte de gouvernement » international ou un Léviathan, mondial, tout traité entre États, tout pacte international ne peut qu’être marqué par l’instabilité et la précarité ou bien camoufler la domination d’un Etat sur un autre. Dans l’histoire, la consécration du fait que les États ne sont soumis à aucune autorité supérieure (ni impériale, ni religieuse), qu’ils ne relèvent que d’eux-mêmes, de leur propre 29 souveraineté, de leur propre centralité comme seul acteur international, avait été acquise lors des traités de Westphalie de 1648 et elle s’accompagnait du principe cuis regio eius religio [celui qui gouverne un pays détermine sa religion], qui traduisait à la fois la norme de noningérence dans les affaires intérieures d’un autre État et la séparation entre les relations internationales et l’ordre interne. 1.6. Entre réalisme et droit international Le chercheur suédois contemporain Göran Therborn a défini ainsi la projection mondiale de l’Europe des États : « L’Europe a été la principale organisatrice de la modernité, en donnant à cette dernière ses formes caractéristiques de grands empires maritimes, politiquement organisés autour d’établissements d’outremer, du commerce et des investissements intercontinentaux, et d’une diffusion délibérée de convictions religieuses et de techniques de domination. Tout cela était lié à un système d’États de plus en plus nationaux et sécularisés, qui formait le centre à partir duquel de nouvelles technologies se répandaient dans le monde »26. Comment ce trait déterminant s’est-il exprimé au niveau de la pensée politique ? Le réalisme de Hobbes représente encore aujourd’hui un point de référence essentiel dans la théorie des relations internationales, un pôle incontournable de la recherche sur l’ordre international. Déjà à son époque, il s’opposait à l’approche des premiers juristes internationalistes. Alors que dès la charnière des XVIe et XVIIe siècles, à travers les théories du dominicain espagnol Francisco de Vitoria27, d’une part, et de Hugo Grotius28, de l’autre, la question s’est posée d’un ordre juridique international, fondé sur des principes normatifs qui règleraient la vie internationale, la paix et la guerre, la pensée de Hobbes délimite en revanche 26 G. Therborn, European Modernity and Beyond, Londres, Sage, 1995, p. 19. Cf. l’ouvrage collectif : AA. VV., Actualité de la pensée politique de F. de Vitoria, Bruxelles, Bruylant, 1988. 28 On retiendra l’œuvre principale du grand jurisconsulte et pacifiste hollandais Hugo Grotius (1583-1645), De jure belli ac pacis (1625). 27 30 les termes d’une vision réaliste basée sur d’impitoyables rapports de force entre les États, comme l’avaient déjà partiellement anticipée à leur façon Machiavel et Bodin. C’est précisément à cause de sa capacité à instaurer un ordre intérieur à travers le Léviathan que l’État, selon Hobbes, devient inévitablement un facteur constitutif de l’anarchie internationale, d’une pérennisation de la menace de guerre réciproque. Hobbes considère que l’état de nature international est beaucoup moins insupportable que l’état de nature intérieur, entre individus : la crainte qu’ont les États d’être détruits est moins pressante, elle ne représente pas une menace quotidienne. En outre, la sécurité des citoyens est garantie par l’existence des États. La combinaison de la menace réciproque et de l’intérêt à éviter des guerres coûteuses pourrait, selon sa vision utilitariste, avoir pour effet de diminuer le nombre de guerres. A cette époque de découvertes géographiques et de conquêtes, où les Européens se sont employés à contrôler sous différentes formes (colonies, protectorats, empires) la grande majorité des terres habitées et à exploiter de vastes populations autochtones, la pensée de Hobbes exprimait une position brutalement eurocentrique : puisque seuls certains États, à des rythmes et à des moments différents, s’étaient constitués, en permettant ainsi à leurs membres de sortir de l’état de nature, la thèse de l’infériorité des peuples des autres continents, qui auraient depuis toujours vécu dans un état de nature intérieur, permettait de justifier la répression et les conquêtes coloniales. A l’inverse, dans un contexte nourri de la dénonciation par Bartolomé de Las Casas (1552) des massacres des populations américaines autochtones, Francisco de Vitoria et l’École scolastique espagnole ont cherché à concilier les droits de la souveraineté et de la puissance des États européens, qui allaient jusqu’à justifier la correctio fraterna [correction fraternelle] des peuples des autres continents et la « juste guerre », avec des questions fondamentales portant sur la légitimité de la « Conquête », voire même avec le commencement d’un droit international, c’est-à-dire avec la liberté des mers, le droit commercial et le droit d’immigration. 31 Le théoricien du droit naturel hollandais Hugo Grotius, qui a élaboré d’un point de vue laïque29 l’idée d’un contrat social volontaire à la base de l’État, distingue entre droit interne et « droit des gens » et est considéré comme le fondateur du droit international, conçu comme un système normatif de relations internationales basé sur le respect des traités (pacta sunt servanda) [les pactes doivent être respectés]. Il justifie sur cette base la « guerre juste », conçue comme une guerre défensive. La société internationale reste inévitablement en revanche pour Hobbes une société naturelle et les États-Léviathan sont dépourvus de toute obligation légale, ce qui précarise les traités et rend vaine toute perspective normative en temps de guerre (jus in bello) comme en temps de paix. Tout comme Machiavel et les autres grands auteurs, Hobbes a été l’objet d’interprétations divergentes ou contradictoires dans la vaste littérature critique. Il a été honoré par le penseur autoritaire allemand Carl Schmitt, qui l’interprétait en 1938 comme un défenseur de la souveraineté décisionniste, mais aussi par un auteur démocrate radical comme Crawford B. Macpherson. L’historien des idées anglais Quentin Skinner le présente comme « cromwellien », alors que pour le philosophie du droit italien Noberto Bobbio, il n’est pas seulement la « plus grand théoricien de l’absolutisme », mais aussi « l’auteur de la première théorie moderne de l’État moderne »30. Le débat entre spécialistes a mis en évidence l’évolution de sa pensée entre ses premières oeuvres (Elements of Law et De cive) et le Léviathan.31 Beaucoup d’interprètes n’ont pas manqué d’insister sur le poids joué par le contexte historique de la guerre civile anglaise, en particulier par l’Act of Engagement de 29 La préface à son traité de 1625 commence par cette phrase significative : « etiamsi daremus non esse Deum, aut non curari ab eo negotia humana... » Ce qui veut dire « quand bien même on avancerait qu’il n’y a pas de Dieu ou qu’il ne se soucie pas des affaires humaines », nous fonderions néanmoins le droit naturel... 30 N. Bobbio, La théorie politique de Thomas Hobbes, in. L’État et la démocratie internationale, op. cit., p. 79122. 31 P. Y. Zarka, Hobbes et la pensée politique moderne, Paris, PUF, 1995. 32 1649 de Oliver Cromwell, dans la genèse de son oeuvre.32 D’autres se sont interrogés sur l’actualité de Hobbes, notamment par rapport au débat plus vivant que jamais sur la relation entre liberté et autorité, sur l’espace réservé aux droits inaliénables, y compris le droit de résistance. Certains auteurs comme Gough33 jugent intellectuellement provocante son utilisation en faveur de l’absolutisme des théories contractualistes et jusnaturalistes élaborées par d’autres, comme par exemple Althusius34 ou plus tard John Locke et Immanuel Kant, pour fixer des limites au pouvoir de l’État. Hobbes reste une pierre de touche dans l’histoire de la pensée politique, tant pour son antithèse entre l’état de nature et l’état civil que pour l’opposition établie entre l’ordre intérieur (réalisable) et l’anarchie internationale (indépassable). Après Hobbes, il n’est plus possible de réfléchir sur la politique et l’État comme on le faisait avant lui, et toute tentative sérieuse de théoriser la paix, la construction d’un système politique et juridique international ou même seulement européen, ne pourra que se confronter aux questions soulevées dans son oeuvre . 32 Q. Skinner, The Context of Hobbes’s Theory of Political Obligation, in. Id., Hobbes and Rousseau, Garden City, 1972. 33 J. Gough, The Social Contract : A Critical Study of its Developpment, Oxford, 1957. 34 Le calviniste allemand Johannes Althusius (1557-1638), auteur de la Politica methodice digesta (1603) [la Politique élaborée méthodiquement], syndic de Emden, cité réformée de Frise orientale, fait partie des monarchomaques, c’est-à-dire des penseurs qui s’employaient à combattre l’absolutisme et est un précurseur des conceptions fédéralistes de l’État. Chapitre II : Les tendances constitutionnalistes 2.1. L’apparition du constitutionnalisme libéral De la Révolution anglaise de 1688-89 à la Déclaration d’Indépendance de 1776 qui marque le début de la Révolution américaine et à la Révolution française de 1789, le pouvoir souverain de certains États qui jouaient déjà ou qui allaient jouer un rôle décisif dans l’histoire de l’humanité a pris une forme constitutionnelle. Partout, bien que avec d’importantes différences historiques et des variantes institutionnelles significatives, le souverain n’est plus le monarque absolu, mais le peuple.1 Même dans les pays où l’État monarchique continuait à exister, il était devenu constitutionnel, ce qui veut dire que le roi n’était monarque que grâce au consentement des citoyens et non plus seulement en fonction d’un droit divin ou de la poursuite d’une tradition. La force universelle de cette innovation historique s’est révélée immense et, en dépit de la persistance de dictatures ou de la diffusion de démocraties de façade, le constitutionnalisme libéral et démocratique s’est répandu par vagues successives sur tous les continents à la fin du XXe siècle. Même si l’on tient compte des critiques légitimes portées à la prétention de vouloir imposer universellement ce genre de modèle démocratique, au nom du respect des diversités et des traditions des autres régions du monde, on peut néanmoins identifier à coup sûr dès la fin du XVIIIe siècle certains des traits essentiels d’une tradition constitutionnaliste euro-américaine commune, en dépit de certaines variantes, qui contribuera notamment à la formation de l’identité politique occidentale et européenne dans le monde. 1 Parmi les régimes précurseurs, il faut rappeler le gouvernement républicain anglais d’Oliver Cromwell après 1648 et celui des Provinces-Unies hollandaises du « siècle d’or » (XVIIe). Hugo Grotius, déjà cité, comme du reste Baruch Spinoza, expriment la maturation précoce des Pays Bas de cette période, la République des Provinces-Unies, qui appliquait la notion de république constitutionnelle, conçue notamment comme protectrice des intérêts économiques et commerciaux, avec d’importantes conséquences entre autre sur le plan du droit international. 34 Mais que signifie constitutionnalisme ? Nous ne nous référons pas ici à un concept très large de la constitution politique, conçue comme l’organisation d’ensemble de la société. En ce sens, n’importe quel régime politique stable et durable, y compris une république islamique ou un régime autoritaire, possède une constitution : « la Constitution est la structure même d’une communauté politique organisée, c’est l’ordre nécessaire qui dérive d’un pouvoir souverain et des organes qui l’exercent »2. On peut, par conséquent, parler de façon générale de constitution dès qu’une communauté politique dispose d’un pouvoir institutionnalisé et articulé. Nous nous référons dans ce chapitre plutôt au constitutionalisme comme à un mouvement historique complexe et varié opposé à l’absolutisme. Il faut nettement le distinguer du constitutionnalisme prélibéral, c’est-à-dire des conceptions et des pratiques institutionnelles des opposants aristocratiques et nobles à l’absolutisme, comme en France et en Grande-Bretagne au XVIIe et XVIIIe siècles, qui agissaient au nom de la défense de « Parlements » composés de nobles, de représentants du clergé et d’élites très restreintes, organes non élus, ni représentatifs de la population, qui étaient l’expression d’un héritage féodal au sein de l’État moderne et en opposition avec celui-ci. Certes, ce constitutionnalisme reprendra et anticipera en partie le grand thème du pouvoir limité, du pouvoir partagé, du gouvernement mixte, thèmes enracinés dans la culture politique européenne, qui en a souvent fait un des critères d’identité par rapport au despotisme oriental de l’Asie. Mais, d’origine médiévale, ce constitutionalisme prélibéral représente les intérêts conservateurs de ceux qui se sentent menacés par la naissance de l’État territorial souverain moderne qui tendait inévitablement à concentrer en son sein tous les pouvoirs auparavant divisés et fragmentés. Les théories de Machiavel, Bodin et Hobbes ont combattu ce genre de constitutionalisme pour ses aspects réactionnaires ou, en tout cas, anachroniques. A cet époque en effet, les classes 2 N. Matteucci, Constituzionalismo, in Dizionario di politica, (sous la dir. de N. Matteucci, N. Bobbio et G. Pasquino), TEA, Turin, 1983. 35 bourgeoises et propriétaires, les couches économiquement et socialement les plus dynamiques, avaient besoin d’un État central et ceux qui s’y opposaient le faisaient au nom de vieux privilèges locaux, nobiliaires ou de caste, en cherchant à préserver l’articulation des pouvoirs propre au monde médiéval en déclin. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le grand constitutionalisme libéral s’est par contre développé en Europe et en Amérique dans ses principales variantes, toutes largement influencées par l’Ecole du droit naturel : la variante anglaise, fondée par John Locke, l’américaine de Jefferson, Franklin, Hamilton et Madison, l’allemande de Kant et la française sous l’impulsion, contradictoire, de Montesquieu (et Sieyès) et de Rousseau. Comment expliquer les succès du constitutionalisme et le caractère impétueux du processus de transformation constitutionnelle des différents États absolutistes ? Il y a deux éléments historiquement importants à prendre en compte : - la pression populaire visant à accroître la légitimité démocratique et la représentativité de l’État, à gagner la reconnaissance des droits des citoyens, à préciser les tâches respectives des différents pouvoirs, avec au centre le pouvoir législatif. - l’exigence de fixer les limites du pouvoir central déjà existant et l’équilibre entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. A la différence des absolutistes, les penseurs constitutionalistes cherchent à concilier les impératifs de l’ordre et le souci de limiter le pouvoir de l’autorité politique centrale, de l’entourer de barrières au nom des libertés des citoyens. En d’autres mots, ils s’opposent à tout excès de centralisation autoritaire et identifient l’absolutisme à la tyrannie. Noberto Bobbio a écrit que, alors que les penseurs absolutistes ont une vision optimiste de l’État, y compris de l’État autoritaire fortement centralisé, perçu comme synonyme d’ordre, de rationalité, de sécurité et d’instrument du progrès, les penseurs constitutionalistes ont une 36 vision plus pessimiste de l’État, qu’ils envisagent comme une nécessité, ou un moindre mal inévitable, dont il faut néanmoins limiter scrupuleusement les pouvoirs au nom des libertés de la société civile. L’État est un moyen indispensable pour la défense des droits naturels, mais il s’agit de faire en sorte qu’il les garantisse sans pour autant imposer une sorte d’échange entre sécurité et liberté. 2.2. Les révolutions constitutionnelles en Angleterre, aux États-Unis et en France Le constitutionalisme libéral est né en Grande-Bretagne comme une transformation de l’État absolu, désormais consolidé. La « Glorieuse Révolution » anglaise du XVIIe siècle représente une poussée constitutionnelle au nom des pouvoirs du Parlement, dirigée contre les pouvoirs absolus de la monarchie, bien que Locke, en soulignant sa continuité avec la tradition, l’ait défini comme une « restauration » de l’équilibre perturbé par l’absolutisme monarchique. Ce mouvement était passé par les très violentes guerres civiles qui avaient ensanglanté l’Angleterre tout au long du XVIIe siècle et, après plusieurs périodes contradictoires de radicalisations et de réactions, il s’était définitivement stabilisé en 1688-89 avec le renversement du roi Jacques II et de la dynastie des Stuart et l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, avec à sa tête Guillaume d’Orange qui avait accepté de donner lecture au parlement en 1689 du Bill of Rights. Contrairement à la France et aux États-Unis, la Révolution anglaise n’a pas donné naissance à une véritable constitution écrite, mais plutôt, conformément à la tradition de la common law, à une pratique institutionnelle qui continue à caractériser, à travers des adaptations et des réformes, la Grande-Bretagne jusqu’à nos jours. La deuxième grande expérience historique constitutionnelle a été la Convention de Philadelphie de 1787 qui, sur base d’une inspiration républicaine et fédérale, a uni les treize républiques fondées en 1776 au moment de la Déclaration d’Indépendance et de la révolte 37 contre la domination coloniale de la Grande-Bretagne. La Constitution américaine actuelle est toujours celle des débuts, en y adjoignant les vingt-et-un amendements qui lui ont été apportés par la suite. Certes, le passage de la Confédération à la Fédération n’a pas été linéaire, il s’est produit à travers des tensions, de graves divergences et même une guerre civile de 1861 à 1865, gagnée par le Nord unioniste contre le Sud confédéraliste. La continuité constitutionnelle est cependant très significative si l’on considère non seulement l’augmentation du nombre des États membres de la fédération, passés de treize à cinquante, mais surtout la transformation des États-Unis d’une entité marginale en une superpuissance mondiale ou encore d’une démocratie participative et basée sur un pouvoir partagé (shared power), telle que l’avait décrite Alexis de Tocqueville, à une superpuissance mondiale qui paraît relever du concept classique de pouvoir international souverain.3 La troisième expérience d’importance historique fondamentale, en particulier du fait de son influence dans l’histoire de l’Europe, c’est la Révolution française qui débute en 1789. Le contenu de cette révolution et les valeurs qui l’animaient se sont déployés à travers deux étapes, d’abord monarchique, puis républicaine, avant d’être repris et en même temps dénaturés dans le cadre de l’État napoléonien. Deux documents constitutionnels d’une grande valeur historique et conceptuelle ont été adoptés au cours de la révolution : la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » approuvée par l’Assemblée nationale durant l’été 1789, qui fixait les droits des citoyens à travers une charte écrite, et, en 1791, la première Constitution française, qui instaurait une monarchie constitutionnelle.4 Quant à la constitution 3 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Oeuvres complètes, tome premier, Paris, Gallimard, 1961 (2 vol.). Alexis de Tocqueville (1805-1859) est l’auteur du tableau classique de la démocratie américaine et de sa valeur d’anticipation pour l’Europe. Cfr. aussi R. O. Keohane, The Ironies of Sovereignty : The EU and World Order, in J. Weiler ea, Integration in an Enlarging European Union, Blackwell, Oxford, 2003. 4 La Déclaration de 1789 et la Constitution de 1791 ont été influencées non seulement par Montesquieu, mais aussi par Emmanuel J. Sieyès (1748-1836), prêtre, délégué aux États Généraux, auteur du célèbre opuscule Qu’est-ce que le Tiers État ? de 1789 (Paris, Flammarion, 1988). Il y proclame la volonté de rupture avec le système des privilèges, le principal électoral « un homme, une voix » et la conception démocratique de la nation. Il sera membre de la Convention (1792-95), puis du Directoire (1799), soutiendra Napoléon lors du coup d’État du 18 brumaire et sera exilé après la défaite de Bonaparte à Waterloo. 38 républicaine radicale de 1793, elle ne sera jamais appliquée à cause du renversement du pouvoir des jacobins. On peut affirmer que beaucoup de constitutions démocratiques en Europe se sont inspirées de ces documents et de ces expériences historiques, même si elles leur ont apporté des innovations et des variantes nationales. La Constitution de Weimar de 1919 avait donné à la nouvelle Allemagne démocratique qui avait succédé au Reich une empreinte sociale et programmatique. Mais elle représentait le fruit d’un compromis institutionnel fragile qui ne résistera pas à la crise économique et à la montée du nazisme. Nous appelons « constitutions programmatiques » celles qui établissent non seulement les droits des citoyens et les pouvoirs respectifs des institutions, comme le font les constitutions libérales, mais qui se proposent aussi de surmonter les obstacles qui empêchent la mise en oeuvre concrète des objectifs constitutionnels, comme par exemple l’égalité substantielle entre les citoyens. La Constitution italienne de 1948 s’inscrit dans cette catégorie. Le XXe siècle a aussi donné le jour à des constitutions démocratiques de façade, antilibérales, comme celles de l’Union Soviétique et des pays du bloc de l’Est avant 1989, qui niaient les libertés économiques et politiques, les droits de l’homme, les droits syndicaux et la séparation des pouvoirs. Dans presque aucun État européen, le passage de l’État absolu à l’État constitutionnel ne s’est fait sans douleur, mais au prix de guerres et de graves crises, car il impliquait une redistribution des pouvoirs et donc une forte résistance de la part des pouvoirs en place. Au cours de ce processus difficile et tourmenté, la pensée politique a anticipé la naissance des nouveaux régimes constitutionnels. Nous mettrons ici en évidence que John Locke, Montesquieu, Rousseau, Kant, etc. se sont surtout intéressés à la constitutionalisation de l’État national, mais qu’ils ont aussi ouvert la voie à de nouvelles pistes de réflexion en ce qui concerne la paix internationale et l’union de l’Europe. 39 2. 3. John Locke La pensée constitutionaliste de Locke s’insère dans le cadre d’un débat culturel et politique aussi intense que complexe qui traverse l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle.5 Adversaire de Robert Filmer, un partisan de la monarchie de droit divin (auteur du Patriarcha, 1680), Locke prend aussi ses distances par rapport aux thèses absolutistes de Hobbes, tout en partageant son approche rationaliste. On ne peut cependant nullement le rattacher aux théories démocratiques exprimées par les courants les plus radicaux de la révolution puritaine qui, des Levellers aux Diggers, exigeaient, les uns l’égalité démocratique des droits politiques (suffrage universel masculin), et les autres une égalité économique et sociale, présentée sous des tons biblique et utopiques (par exemple, G. Winstanley, The Law of Freedom, 1652). John Locke se rangera du côté du Parlement et du parti whig comme un partisan conséquent de la Révolution anglaise pour laquelle il payera de sa personne en étant exilé, mais ce n’est pas un philosophe radical. Comme Hobbes, Locke se revendique de l’Ecole du droit naturel et considère que pour comprendre la genèse de la société il faut rationnellement commencer par l’état de nature. A la différence de Hobbes cependant, et aussi du fait de sa culture biblique, il a une vision moins négative et dramatique de l’homme et de sa condition naturelle et il considère que l’objet du contrat social est de protéger les droits naturels – de pallier leur caractère précaire et la probabilité des conflits – plutôt que de rompre avec l’état de nature. En deuxième lieu, il inclut la propriété privée parmi les droits naturels, en traduisant ainsi les aspiration de la classe bourgeoise en formation. Enfin, le contrat social ne peut qu’être d’après Locke un pacte d’association entre les citoyens et non un pacte de gouvernement avec les gouvernants. 5 John Locke a vécu de 1632 à 1704, à l’époque de la guerre civile anglaise et a été un intellectuel très engagé contre l’absolutisme, ce qui explique son exil entre 1683 et 1689. Ses principales oeuvres sont l’Essai sur l’entendement humain, les Deux traités sur le gouvernement civil et la Lettre sur la tolérance, publiés après la révolution de 1688-89. 40 L’autorité politique est importante, mais elle joue son rôle du fait d’un rapport de confiance (trust) avec les citoyens et n’est nullement la conditio sine qua non du pacte lui-même. Le contrat social crée un cadre constitutionnel au centre duquel se trouve le pouvoir le plus représentatif des citoyens. Alors que pour Hobbes, c’est l’autorité du pouvoir exécutif réunissant tous les pouvoirs (le Léviathan) qui est cruciale, Locke confie la primauté au Parlement, qui incarne le pouvoir législatif et qui n’est pas nommé par le roi mais bien élu. Qui peut l’élire ? Locke envisage essentiellement une démocratie censitaire, composée de propriétaires, titulaires du droit de vote dans la mesure où ils sont contribuables et représentent des intérêts consolidés dans le pays. Par-delà cette limitation du corps électoral, par laquelle Locke appartient à son époque historique, ce qu’il y a d’essentiel et de novateur chez lui, c’est d’avoir défendu le Parlement élu comme expression première du pouvoir souverain. En second lieu, il sépare clairement le pouvoir exécutif, confié au roi, dont la tâche est essentiellement d’appliquer la loi (et qui comprend le pouvoir judiciaire), du pouvoir législatif dont le Parlement est titulaire. Le gouvernement ne passe pas un contrat social avec le peuple, mais ressemble plutôt à un administrateur fiduciaire. Locke défend en outre le principe majoritaire, fondamental dans les démocraties modernes, tant dans la procédure électorale que dans le fonctionnement du Parlement. La majorité du corps politique peut décider pour tous et chaque individu membre du corps politique doit accepter le principe que le vote majoritaire équivaut à une décision prise à l’unanimité. Cet aspect fait partie de son interprétation du pacte social. Il est reconnu que Locke exercera une forte influence sur la pensée constitutionaliste des autres pays, surtout en France et aux États-Unis, en inaugurant une nouvelle tradition intellectuelle. Pour contrebalancer la « prérogative » attribuée au roi, Locke accepte l’idée d’un droit de résistance et, en dernière instance, d’une révolte du peuple – en tant que mandataire et dépositaire de la souveraineté – notamment en cas de tyrannie (Second traité du 41 gouvernement civil, chap. XVIII, §§ 204-209), mais aussi contre l’ensemble de l’autorité politique. Il faut enfin rappeler que Locke a développé une conception intéressante de la tolérance (dans les quatre Lettres sur la tolérance, 1689-1704). Alors que pour Bodin, par exemple, la tolérance à l’égard de religions différentes n’est qu’une notion politique, conçue comme une prémisse de l’existence d’un État souverain laïque, John Locke, en partant de l’idée qu’il existe une sphère de convictions individuelles que l’État doit absolument respecter, a théorisé la liberté de conscience, la liberté du culte et la libre pensée, en évoquant le poète républicain John Milton (Aéropagite, 1644). Néanmoins, dans son oeuvre de 1689, il marque aussi les « limites de la tolérance » par rapport aux idées qui présentent à son avis un risque potentiel de déstabilisation de la société civile. Les exemples historiques choisis par lui sont liés à l’atmosphère de l’Angleterre au temps des guerres de religion : d’abord l’athéisme, car la religiosité déiste et rationnelle de Locke le convainc que celui qui ne croit pas en Dieu ne pourra pas contribuer loyalement et durablement à l’ordre social, et, en deuxième lieu, le catholicisme romain, car celui qui est obligé d’obéir avant tout au pontife de Rome ne sera jamais lui non plus un membre loyal de la société civile. Au-delà de ces exemples concrets, historiquement datés, Locke soulève le problème de l’incompatibilité de certaines idées extrémistes avec l’existence même d’une société civile et représente par là un point de repère pour les débats en cours dans les États européens et dans l’Union Européenne sur la protection active des droits de l’homme ou sur la préservation de la mémoire de la Shoah. Locke est généralement reconnu comme un représentant important de la doctrine de la monarchie constitutionnelle, alors que son apport aux théories du droit naturel et du contrat social n’est pas jugé très novateur par rapport à Hobbes et à Pufendorf. 6 Au-delà des pouvoirs et des prérogatives qu’il laisse au roi, Locke a influencé pendant des siècles la pensée 6 J. W. Gough, The Social Contract. A Critical Study of its Development, Oxford, 1957 et J. Dunn, La pensée politique de John Locke, Paris, PUF, 1991. 42 constitutionnaliste libérale dans le monde. Certains interprètes le lisent comme l’auteur qui a préparé sur le plan de la philosophie politique ce que sera l’économie politique classique de Smith et de Ricardo. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la définition de Macpherson qui le voit comme le défenseur de « l’individualisme possessif » du nouvel ordre bourgeois fondé sur l’économie de marché.7 Même la vision des relations internationales de Locke est controversée : il attribue au roi un troisième pouvoir, le pouvoir « fédératif », en entendant par là le rapport d’alliance avec d’autres peuples, ce qui est extrêmement significatif du fait que les relations avec d’autres États restent, en tant que « prérogative régalienne », entre les mains du souverain, en dépit de la constitutionalisation. Cela suffit-il pour l’assimiler sans plus aux réalistes, qui accordent la primauté à la sécurité ?8 Si la vie et la sécurité sont associées à la propriété privée et à la maximisation de la richesse, la politique de puissance des États peut être envisagée comme un prolongement de cet intérêt primordial et leurs relations comme des conflits portant sur la richesse et la puissance. Ou bien, Locke se caractérise-t-il, comme l’affirme John Dunn, non seulement en étant profondément étranger à la logique de la raison d’État, mais aussi par une dimension normative qui s’étend aux relations internationales et au comportement des États constitutionnels, et selon laquelle il est possible d’atténuer « la guerre de tous contre tous » de Hobbes et même de définir de nouveaux critères de la « guerre juste » ? La question dépasse celle des éventuelles obscurités de la pensée de Locke et elle est importante, car elle renvoie aux implications internationales du constitutionalisme, c’est-àdire, en termes contemporains, au lien entre la démocratisation interne aux États et la paix, thème crucial s’il en est de la construction européenne. 7 C. B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif, Paris, Gallimard, 2004. C’est la thèse de R. Cox, Locke on War and Peace, Oxford, Oxford University Press, 1960. Elle est contestée par Dunn, La pensée politique..., op. cit., p. Cox souligne l’influence sur Locke de Gabriel Naudé, un théoricien de la Raison d’État (Considérations sur les coups d’État, Paris, Le Promeneur, 2004). 8 43 2.4 Montesquieu La figure centrale de la pensée constitutionaliste libérale dans la France du XVIIIe siècle, c’est Montesquieu,9 une figure intellectuelle unique par son prestige culturel et son grand succès littéraire – dus notamment aux nombreuses complicités dont il bénéficiait dans les milieux officiels et mondains de Paris, en dépit de son opposition au régime absolutiste mais aussi par une ouverture d’esprit suffisamment large, lucide et multiforme pour justifier la qualification d’« oeuvre immortelle » formulée par Hegel dans une oeuvre de jeunesse et réitérée dans sa maturité.10 L’oeuvre de Montesquieu oscille entre deux pôles. D’un côté, il présente un tableau riche et érudit de la grande variété des régimes politiques existant dans le monde. Sa problématique théorique, en effet, a trait aux raisons profondes qui permettent d’expliquer la variété des systèmes politiques, leur diversité dans l’histoire et dans l’espace. Montesquieu rejette les explications providentialistes et cherche à éclairer les nombreuses variables historico-sociales, au-delà du rationalisme abstrait des Lumières, de façon à pouvoir explorer « l’individualité vivante d’un peuple ». D’autre part, son aversion pour l’absolutisme le mène à idéaliser le « beau modèle anglais » de monarchie constitutionnelle. Bien que son « conservatisme » prudent le pousse à « freiner la soif d’action réformatrice »11, son oeuvre exprime néanmoins toute son admiration pour « une nation qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique » (Esprit des lois, Livre XI, chap. V). Son étude des causes profondes de la diversité des différents régimes politiques est d’une vivacité et d’une ouverture d’esprit extraordinaires. La méthode comparative de 9 Charles Louis de Secondat, Marquis de Montesquieu, né à Bordeaux en 1689 et mort à Paris en 1755. Sa vie et son oeuvre se rattachent pleinement à l’absolutisme des Bourbons. Il a été élu à l’Académie française en 1728, mais à cause de la censure ses oeuvres ont été éditées à l’étranger, en Hollande et à Genève. Il a aussi longuement séjourné en Angleterre. Ses principales oeuvres politiques sont les Lettres persanes (1721) et l’Esprit des lois (1748). Il est l’auteur de nombreuses monographies comme l’Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l’art (1757) et les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). 10 G. W. F. Hegel, Le Droit naturel, (1802), Paris, Gallimard, 1972, p. 176 ; Id., Principes de la philosophie du droit (1828), Paris, Vrin, 1975, p. 64-5 et 275. 11 J. Starobinski, Montesquieu par lui-même, Paris, Seuil, 1953. 44 Montesquieu est très éloignée de la méthode géométrique de Hobbes et elle analyse ce qu’il y a de semblable et ce qu’il y a de différent entre les peuples et leurs régimes politiques, en recherchant à la fois les caractères spécifiques des nations et leurs éléments communs (« l’esprit des lois »). Plusieurs chercheurs, comme Raymond Aron, ont vu en lui le premier sociologue, un analyste de la société qui recourt à la méthode de la comparaison entre les différents systèmes politiques. Mais si le sociologue positiviste français Emile Durkheim repérait dans sa pensée les traits d’une approche relativiste, d’autres interprétations plus récentes mettent en évidence des suggestions méthodologiques plus fécondes pour une « science de la société ».12 Dans sa recherche, Montesquieu se réfère aussi à l’Ecole du droit naturel. D’une part, il est convaincu qu’il existe chez l’homme naturel, non seulement un droit à la vie et à la l’autoconservation, comme chez Hobbes, non seulement un droit à la propriété privée, comme pour Locke, mais encore une aspiration à la liberté et à la justice. C’est précisément parce que la passion et l’instinct – et donc le recours à la force - l’emportent parfois chez l’homme naturel que le contrat social et la législation sont indispensables. La « loi positive » est en réalité l’instrument grâce auquel une société appuie les droits naturels et cherche à répondre au désir commun de liberté et de justice. Mais les chemins qui mènent à la loi positive sont variés : de nombreux autres facteurs contribuent à expliquer la diversité des régimes politiques adoptés par les différents peuples. Ce sont : a) les moeurs et les différents us et coutumes des peuples ; b) le climat, facteur naturel auquel Montesquieu attribue beaucoup d’importance, au point d’y recourir pour expliquer le modèle anglais ou justifier la thèse que les peuples du Sud sont plus enclins aux dictatures et ceux du Nord à des régimes plus libéraux ; 12 S. Cotta, Montesquieu, Rome-Bari, Laterza, 1995. 45 c) la religion ; d) les traditions ; e) les lois et les constitutions, comprises au sens large d’organisations du système politique dans son ensemble, qui diffèrent profondément d’un pays à l’autre et sont susceptibles d’influer considérablement, du moins jusqu’à un certain point, sur l’évolution des facteurs précédemment mentionnés. Tous ces facteurs expliquent comment et pourquoi l’aspiration humaine à la liberté peut, au niveau des lois positives, engendrer des régimes politiques extrêmement différents. La classification des régimes politiques dans le monde suppose une grille d’analyse théorique : Montesquieu corrige la tripartition classique d’Aristote (La Politique) et propose un schéma plus vaste et plus complexe. Le despotisme, fondé sur la crainte du peuple et l’arbitraire du souverain, n’est pas seulement une dégénérescence de la monarchie, mais un type de forme de gouvernement possible, dont la portée n’est pas limitée à l’exemple du despotisme oriental. La monarchie est le gouvernement d’un seul, mais est fondée sur l’honneur, frein aux égoïsmes privés. Enfin, la république, pouvoir du peuple, inclut deux sous-espèces, la démocratie et l’aristocratie, la première fondée sur la vertu (et l’égalité) et la seconde sur la modération (pour compenser l’inégalité). Cette classification lui paraît la plus apte à englober toute la variété des régimes politiques existants et, de ce fait, légitimes. Elle permet de souligner que n’importe quel type de gouvernement des lois peut dégénérer, comme l’avait soutenu à sa manière Machiavel, en une volonté despotique d’une personne ou d’un groupe social.13 La deuxième composante de la réflexion de Montesquieu a trait au thème du meilleur régime politique, celui qui assure la liberté politique. Montesquieu est un partisan du modèle anglais, c’est-à-dire de la monarchie constitutionnelle caractérisée par un Parlement élu et par 13 J. Starobinski, Montesquieu, op. cit., p. 46 la séparation des pouvoirs (« distribution des pouvoirs »). Il y a là un rappel de la pensée de Locke, mais en y adjoignant certains éléments originaux. Montesquieu estime en effet que la division des pouvoirs proposée par Locke est insuffisante. Il considère qu’il y a trois pouvoirs : le législatif, l’exécutif et le judiciaire et il fonde son modèle constitutionnel sur l’articulation de ceux-ci, basée sur des poids et des contre-poids. En effet, les trois pouvoirs ne sont pas seulement séparés, mais aussi en équilibre les uns par rapport aux autres. En premier lieu, les trois pouvoirs – de création, d’exécution et d’application de la loi aux cas particuliers – sont absolument indépendants les uns des autres. Mais, en deuxième lieu, ces pouvoirs sont sur le même pied et rigoureusement équilibrés, à la différence de l’inquiétante prépondérance que Locke accordait au pouvoir législatif et à la majorité parlementaire. Montesquieu exclut que l’un des pouvoirs prévale sur les autres. Si cela se produisait, en fait, on passerait de ce qu’il appelle le « gouvernement modéré » au despotisme, et il craint même le despotisme éventuel du pouvoir législatif. Une célèbre citation de l’Esprit des lois indique : « pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »14. Le système anglais est proche du modèle normatif, c’est celui qui ressemble le plus à son idée de la séparation des pouvoirs : il représente en effet une forme moderne de « gouvernement mixte », du maximum d’équilibre, de modération et de stabilité, au sein duquel les facteurs démocratique (à travers le pouvoir législatif), aristocratique (dans le judiciaire) et monarchique (dans l’exécutif) s’harmonisent pour concourir à l’exercice du gouvernement, au sens large du terme, d’un pays. En outre, afin d’éviter que l’équilibre entre les pouvoirs ne provoque la stagnation et l’inaction, Montesquieu envisage favorablement le rôle des partis politiques et, en général, des « corps intermédiaires », en tant que canalisations des passions politiques et courroies de 14 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XI, chap. IV. Dans le chap. VI, il défend une sorte de « faculté d’empêcher », de droit de veto attribué au monarque. 47 transmission des impulsions en provenance de la société. Ils représentent des facteurs de dynamisation du système politique à travers la participation des citoyens, qui s’engagent soit dans le parti le plus favorable à l’exécutif, soit dans le plus favorable au législatif, mais dans le respect de l’autre et sans corruption. Son interprétation du « modèle anglais » au livre XI de l’Esprit des lois (particulièrement dans le chapitre VI) et au livre XIX (chap. XXVII) est à la fois analytique et normative, au sens où il s’élève clairement au-dessus de l’existence de fait de la monarchie constitutionnelle anglaise de son époque et trace les traits d’un régime qui aurait pour fin la liberté politique. C’est notamment pour cela qu’il fût durement attaqué par les jansénistes et les jésuites et, pour avoir défendu l’autonomie de l’étude de la politique et des idées de tolérance et de liberté, son chef d’oeuvre a subi le même destin que le Prince de Machiavel et s’est retrouvé inscrit dans l’Index librorum prohibitorum de l’Eglise catholique (le 29 novembre 1751). Mais sa renommée posthume est due aux mêmes raisons : Montesquieu sera l’autorité intellectuelle la plus citée par les membres de la Convention de Philadelphie de 1787 comme par les pamphlets qui accompagneront les débuts de la Révolution française.15 2.5 Les implications internationales du constitutionnalisme libéral Au niveau des relations internationales, Montesquieu permet d’approfondir le grand thème des implications internationales du constitutionnalisme. Au livre IX de l’Esprit des lois où il affronte la question de la sécurité internationale des républiques, il soulève une difficulté : « Si une république est petite, elle est détruite par une force étrangère ; si elle est grande, elle se détruit par un vice intérieur ». Il suggère une issue qui influencera non seulement la substance des débats de la Convention de Philadelphie et le Federal Trust, mais qui contribuera à l’élaboration intellectuelle de la construction européenne et de son rôle dans 15 Sur Montesquieu comme « père des constitutions », cf. J. N. Shklar, Montesquieu, Oxford, Oxford University Press, 1987. 48 un monde dominé par le « système westphalien ». Cette voie passe avant tout par la concrétisation plus poussée de l’idée de « gouvernement mixte », c’est-à-dire par la « république fédérative » qui « a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain, et la force extérieure du monarchique ». Cette « société de sociétés, qui en font une nouvelle » associe plusieurs corps politiques, suivant le modèle des sept Provinces-Unies des Pays-Bas, et permet de répondre au défi de la pensée internationale de Hobbes, parce qu’elle est « capable de résister à la force extérieure », mais en même temps « peut se maintenir dans sa grandeur sans que l'intérieur se corrompe ». On retrouve la même ligne de pensée dans les Réflexions sur la monarchie universelle : « L’Europe n’est plus qu’une nation composée de plusieurs, la France et l’Angleterre ont besoin de l’opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs provinces a besoin des autres : et l’État qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche s’affaiblit ordinairement avec lui » En deuxième lieu, dans le livre déjà mentionné de l’Esprit des lois, Montesquieu mentionne une autre condition normative de la république fédérative qui annonce clairement Kant : « la constitution fédérative doit être composée d’États de même nature, surtout d’États républicains ». Il précise en outre que la Hollande est aussi un exemple parce que « une province ne peut faire une alliance sans le consentement des autres », c’est-à-dire qu’il prône un principe de loyauté dans les relations extérieures de la république en vertu duquel le comportement des unités fédérées ne peut en aucun cas contredire celui de la fédération. En troisième lieu, il introduit une réflexion stimulante sur l’impact que peut avoir cette république fédérative sur ceux qui n’en sont pas membres, en affrontant donc la question de son rapport à la paix universelle entre les États : « Il est contre la nature de la chose que, dans une constitution fédérative, un État confédéré conquière sur l'autre » et il ajoute que dans ce cas la démocratie « exposerait sa propre liberté ». 49 En ce qui concerne la paix internationale, Montesquieu souligne l’importance politique et culturelle de ce qu’il appelle « le doux commerce », en esquissant ainsi non seulement le rôle du « contrat de réciprocité » entre les peuples, mais aussi la propension des nations libre-échangistes à établir des traités commerciaux « avec les peuples du Sud ». L’idée d’un rôle pacifique, et non spoliateur, joué par le commerce est profondément conditionnée par son admiration réitérée pour le modèle anglais d’influence et de colonisation à travers la « domination des mers », ainsi que de puissance au « centre des négociations en Europe » grâce au libre-échange. En fin de compte, tant cette perspective que le thème de l’intérêt de chaque État au développement harmonieux des pays voisins, hors de toute optique hégémonique, et la perspective d’une fédération de républiques sont tous des questions cruciales dans l’émergence de ce qui deviendra l’idée de l’intégration européenne. 2.5 Les fédéralistes américains Les deux principaux documents du constitutionnalisme américain sont la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 des treize colonies qui allaient devenir les États-Unis d’Amérique et le texte approuvé par la Convention de Philadelphie en 1787. Ce qui frappe dans le premier texte, en grande partie rédigée par Thomas Jefferson (1743-1826), en collaboration avec Benjamin Franklin et John Adams, c’est sa correspondance avec les thèmes de la lutte contre la monarchie absolue, identifiée à une tyrannie, avancés par le constitutionnalisme libéral anglais, notamment par John Locke. Un vigoureux appel au droit naturel s’y entremêle à une dimension religieuse providentialiste (l’idée d’une « nouvelle Jérusalem » édifiée par des pèlerins qui avaient fui le « despotisme européen »). Le texte de 1787 s’enrichira non seulement de l’expérience d’une guerre victorieuse mais aussi de la rédaction des Constitutions respectives des treize républiques et des apports intellectuels des membres les plus éminents de la Convention. Noberto Bobbio accorde une 50 importance particulière la Constitution de la Virginie, qui met en avant l’objectif de la réalisation du bonheur des citoyens et l’importance du bien commun, au-delà de l’individualisme, à la différence de ce que fera quelques années plus tard la première Constitution française de 1791. Le passage de la confédération proclamée en 1781 à une fédération a été le point central d’un débat entre les délégués des États. Il portait avant tout sur le degré de transfert des pouvoirs des États souverains aux institutions centrales communes. Ce débat est éclairant tant sur un plan historique (car non seulement la ratification par chacun des treize États s’est avérée longue et difficile, mais maintes ambiguïtés et divergences sont restées ouvertes, au point de provoquer quatre-vingts ans plus tard le déclenchement de la guerre civile entre le Nord et le Sud), que sur le plan plus général de la théorie de l’intégration entre États voisins. Un compromis a été rendu possible grâce au dépassement du concept européen de souveraineté, à travers l’élaboration graduelle d’un concept de « pouvoir partagé » entre le niveau fédéral centralisé (compétent pour la politique étrangère et la défense) et les niveaux décentralisés (qui restent compétents pour la majeure partie des problèmes, de la fiscalité à la vie sociale). La Constitution garantit l’unité de cette structure à deux niveaux. Un recueil d’articles intitulé The Federalist a rassemblé les textes les plus représentatifs du débat.16 La thèse fédéraliste est surtout défendue par Alexandre Hamilton (1755-1804) qui se bat, sous le pseudonyme de Publius, pour un pouvoir fédéral fort. De son côté, James Madison (1751-1804) se consacre aux problèmes des limites du pouvoir fédéral grâce à une structure institutionnelle de pouvoirs, de contrôles et de contrepouvoirs. L’architecture qui en résulte vise au difficile équilibre entre la centralisation des matières qui relèvent de l’intérêt général des États et la décentralisation des matières qui doivent rester de la compétence des pouvoirs locaux. Le débat américain se réfère explicitement tant à Locke 16 A. Hamilton, J. Madison, J. Jay, Le fédéraliste, Paris, L. G. D. J., 1957. Pour la confrontation entre les deux concepts de pouvoir, cf. aussi J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition politique atlantique, Paris, PUF, 1997. 51 qu’à la théorie de Montesquieu d’une répartition horizontale des pouvoirs, alors qu’au contraire l’idée de Rousseau d’un pouvoir souverain unitaire semble incompatible avec une organisation fédérale de l’État. En ce qui concerne la répartition verticale des pouvoirs, l’idée qu’il est possible de dépasser l’alternative entre un puissant État monarchique et un faible État républicain grâce à la formule d’une république capable de fédérer de nombreux États républicains et d’organiser ainsi un vaste territoire constitue une réélaboration originale de la tradition du constitutionnalisme européen. Le système reste unitaire en dépit de l’expansion dans l’espace et de la multiplicité des centres et des niveaux de décision : à côté du pouvoir conservé aux États membres, on crée deux Chambres : l’une des États (le Sénat), l’autre des citoyens (la Chambre de représentants). Le président dispose d’un droit de veto sur les lois, mais le Sénat est compétent pour déclarer la guerre. On établit un contrôle de la constitutionnalité des lois. En 1791, une Charte des droits (Bill of Rights) a été ajoutée, avec l’inclusion de dix amendements à la Constitution (au total, il y aura vingt-et-un amendements apportés à la Constitution au cours de l’histoire). On assiste à la fin du XVIIIe siècle à un échange fructueux entre le constitutionnalisme américain et l’européen. La Révolution française interagira avec la Révolution américaine : Thomas Jefferson et l’anglais Thomas Paine17 contribueront avec d’autres à ce dialogue. La question de la signification pour l’Europe de l’expérience américaine a été soulevée d’emblée. Si, sur le plan de ses implications pour les régimes politiques nationaux, le texte de référence est depuis 1835-40 De la démocratie en Amérique de Tocqueville, le mot d’ordre des « États-Unis d’Europe », lancé déjà en 1849 par Victor Hugo, indiquait en quoi consistait la seconde question et offrait une première réponse, bien qu’encore floue, à ce qui sera pendant deux siècles le point central du débat : le caractère d’exception ou d’anticipation représenté par le modèle fédéral américain pour les projets 17 Thomas Paine (1737-1809) participera à la fois à la révolution américaine et à la révolution française. Il est l’auteur de Les droits de homme (Paris, Belin, 1988) et de Le sens commun (Paris, Aubier, 1983). 52 d’unité européenne. Un vaste courant fédéraliste, surtout en Grande-Bretagne, en Belgique et en Italie, sera fortement imprégné par cette inspiration, qui a énormément enrichi les références traditionnelles à la Suisse. D’autre part, pour beaucoup de spécialistes, la référence américaine ne pouvait pas représenter un modèle d’importation, pour deux raisons essentielles bien distinctes : a) les racines historiques et structurelles bien plus profondes des États européens, du fait non seulement de leur origine absolutiste, mais, dans le cas français, d’une manière différente de concevoir la souveraineté – et son rapport à la nation – en tant que pouvoir populaire unitaire ; b) l’analyse faite par les Américains eux-mêmes de la transformation graduelle de leur propre système institutionnel sous l’effet de leurs ambitions internationales sans cesse accrues entre le XIXe et le XXe siècles, dans le sens de ce qu’on a défini comme une « république impériale »18, qui impliquait également une « présidence impériale »19, avec des conséquences visibles sur le rapport entre une constitution qui reste basée sur le concept de « pouvoir partagé » et le renforcement de la centralisation des décisions « souveraines » sur les grandes questions politiques. 2. 7 Jean-Jacques Rousseau Le constitutionnalisme libéral est le pilier des constitutions d’Europe occidentale et des États-Unis d’Amérique. Cependant, dès le milieu du XVIIIe siècle, il a été l’objet d’une critique « postlibérale » de la part d’un maître de la pensée politique, Jean-Jacques Rousseau20 18 J. Wilson, The Imperial Republic. A Structural History of the American, Constitutionalism from the Colonial Era to the Beginning of the 20th Century, Aldershot, Ashgate, 2002 qui fait ressortir cette volonté messianique chez plusieurs Pères fondateurs. 19 Arthur M. Schlesinger, La présidence impériale, Paris, PUF, 1976. 20 Jean-Jacques Rousseau est né en 1712 à Genève dans une famille calviniste et est mort, après une vie aventureuse, en 1778. La diffusion se sa principale oeuvre politique Du contrat social (1762) a été interdite en 53 qui, dans son oeuvre Du contrat social, présente sa vision des « principes du droit politique » en y traitant de la liberté politique et de la constitution. La première édition d’avril 1762 est précédée d’un tournant important dans le cours de la vie tumultueuse et solitaire de Rousseau, personnalité complexe et rien moins que diplomate. En 1758, il va rompre avec la grande autorité des Lumières européennes, Voltaire et prendre ses distances avec les milieux intellectuels parisiens (non seulement Voltaire, mais aussi son ami Diderot qui dirigeait avec d’Alembert l’Encyclopédie, milieu auquel avait aussi appartenu Montesquieu) à qui il reprochait de procéder à une critique élitiste de l’Ancien régime et avec lesquels il avait eu depuis 1745, au commencement de sa carrière, des rapports de collaboration aussi intenses que fructueux. La critique portée par Rousseau aux idées des Lumières avait déjà mûri dans le Discours sur les origines de l’inégalité parmi les hommes de 1755, dans lequel il remettait en question la conception rationaliste du progrès comme évolution de l’humanité vers le bien, comme passage de l’état de nature, conçu comme situation de barbarie, à la société civilisée à travers le contrat social. Tout en restant dans le cadre de l’Ecole du droit naturel, il revoit jusqu’à la racine cette conception anthropologique.21 Selon Rousseau en effet, l’homme naturel est profondément bon, il vit dans une situation de justice et de liberté, de sociabilité et d’innocence, mais sa faculté de perfectionnement technique le pousse dans la voie du progrès qui, quoique inévitable et techniquement utile, comporte des aspects négatifs comme les conflits entre les hommes et la lutte des classes. Il donne naissance à la division du travail et celle-ci engendre des divisions sociales et économiques et à leur suite des sentiments d’envie et d’égoïsme, des affrontements, des injustices, des iniquités. Il n’est pas étonnant que France et à Genève. Il est aussi l’auteur du célèbre roman pédagogique Emile, de la Nouvelle Héloïse et de divers écrits autobiographiques, notamment les Confessions et les Rêveries d’un promeneur solitaire (1770). Chassé de France et de Suisse, il a été accueilli d’abord à Neufchâtel (alors possession de la Prusse) et ensuite abrité par le philosophe écossais David Hume. Ses cendres ont été transférée en 1794 au Panthéon. 21 Sur cette oeuvre importante, cf. J. Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 33053. L’œuvre critique de E. Cassirer Le problème Jean-Jacques Rousseau (Paris, Hachette, 1987) est aussi fondamentale. 54 Rousseau se soit indigné du reproche lancé par Voltaire de vouloir faire rétrograder l’homme à la condition animale (« il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage »). Il ne nie en réalité pas que la « perfectibilité » de l’homme le pousse inévitablement au progrès technique et à la division du travail, mais la conséquence en est une première grave crise sociale qui débouche sur une société de fait, après un faux contrat social, un pacte injuste qui sanctionne la loi du plus fort et la domination d’un petit nombre sur la majorité. Cette expérience historique des peuples est néanmoins importante et se trouve à l’origine de la société moderne : celle-ci manifeste ce que Hobbes et d’autres attribuaient à l’état de nature, car les qualités négatives de l’homme sont les conséquences d’un tel pacte inique entre gouvernants et gouvernés, en dépit de l’optimisme libéral de Locke. La critique du « modèle anglais » est née de ces considérations. Rousseau est convaincu que ce modèle de constitution ne peut que ratifier l’inégalité. Dans le Contrat social, il critique le modèle constitutionnel anglais parce qu’il ne suffit pas à construire une société libre et égale. Il oppose au faux contrat social inique qui en est l’origine un contrat social authentique, c’est-à-dire un pacte d’association qui remplacerait les règles juridiques qui sanctionnent la prédominance des plus forts. Dès lors, il substitue au schéma dichotomique de l’Ecole du droit naturel un schéma logique articulé non plus en deux mais en trois phases : a) l’état de nature, stade présocial ou degré zéro suivant la définition de Starobinski ; b) la société actuelle, fruit du faux contrat social inique ; c) la société civile, fruit du contrat social authentique produit par la volonté générale. Rousseau porte essentiellement trois critiques au modèle du constitutionnalisme libéral. La première est qu’il s’agit en réalité de l’effet d’un pacte de gouvernement (pactum subiectionnis). Cela transparaît clairement du fait que ce contrat est analogue à la 55 conquête d’un territoire par un occupant : il sanctionne ainsi, selon Locke et d’autres, le droit individuel à la propriété privée des richesses et des terres. Or ce droit est un droit inégal par excellence, puisqu’il y a ceux qui en jouissent pleinement et ceux qui en sont exclus. Cette situation d’inégalité économique et sociale est pour Rousseau un premier élément faible du système du type anglais, fondé sur une égalité formelle et non substantielle A ce propos, l’incipit du Contrat social est célèbre : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Le vrai contrat social, en revanche, règlera leur compte aux injustices et instaurera une égalité véritable et une liberté authentique. La deuxième critique porte sur le fait que le modèle anglais repose sur la démocratie représentative mais exclut la participation directe et permanente des citoyens. Pour Rousseau, sans la participation de chaque citoyen à la gestion de la chose publique, la démocratie représentative risque d’être monopolisée par des groupes dirigeants restreints, qui sont périodiquement élus mais qui tendent à monopoliser le pouvoir pour eux-mêmes, en se transformant ainsi en une sorte d’oligarchie. Il y a là l’anticipation d’une critique fort répandue de la « classe politique », développée au XXe siècle par des auteurs comme G. Mosca, V. Pareto, R. Michels et, plus récemment, Wright-Mills qui analysent les tendances oligarchiques de la démocratie. Pour Rousseau, le système anglais n’est pas à même d’entraver cette tendance et ce n’est pas seulement dû à son caractère censitaire. En fait, dans un système représentatif, le citoyen n’est libre qu’au moment où il vote et exprime sa souveraineté, mais entre les élections il se contente d’assister à ce que font les élus, sans la moindre forme de participation et de contrôle : « le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien »22 22 J.-J. Rousseau, Du contrat social, in Oeuvres complètes, t. III, Paris, La Pléiade, 1964, p. 430. 56 Le vrai contrat social, en revanche, est basé sur la participation permanente des citoyens, comme par exemple dans la démocratie de Genève ou suivant le modèle de la Rome républicaine et de la polis athénienne, dans lesquelles les citoyens (du moins les mâles libres) participaient à la vie publique à travers des assemblées où l’on décidait des lois importantes. La critique de Rousseau englobe aussi le principe majoritaire et il insiste sur la prise de décision à l’unanimité, question ardue et problématique. Mais la critique du principe suivant lequel une majorité restreinte équivaut, comme chez Locke, à l’unanimité, est loin d’être utopiste, s’il s’agit des grandes décisions constitutionnelles ou en matière de droits de l’homme, ou encore de choix fondamentaux pour la société et les générations futures. Il est également clair pour Rousseau qu’une démocratie directe est difficilement réalisable dans un grand État : il envisage la transformation des États en fédérations composées de petites entités dans lesquelles la démocratie directe serait applicable.23 La troisième critique portée au constitutionnalisme libéral a trait à la séparation des pouvoirs, l’un des points saillants du « modèle anglais » qui, toutefois, d’après Rousseau, affaiblit la souveraineté populaire. Dans sa conception, la souveraineté populaire s’exprime à travers la primauté du pouvoir législatif, qui recompose tous les pouvoirs. le gouvernement et la magistrature ne sont que des organes techniques, délégués, des fonctions d’exécution attribuées par le pouvoir souverain du peuple et subordonnées à celui-ci. La souveraineté populaire est le résultat de la volonté générale. Celle-ci serait dénaturée par la séparation des pouvoirs ou par n’importe quelle autre forme d’interposition entre le citoyen et le pouvoir. La volonté générale n’est pas la somme des 23 Il s’agit d’un thème important dans le débat scientifique et politique. La Suisse, patrie de Rousseau, a conservé l’habitude d’un recours fréquent au référendum, moins répandu dans d’autres pays. Une controverse est ouverte sur la valeur démocratique de l’instrument du référendum ainsi que sur les différentes types de référendum possible (abrogatoire ou décisionnel) et sur le poids des différentes traditions historiques nationales, comme par exemple l’usage plébiscitaire et antidémocratique du référendum dans l’Allemagne de Weimar. Dans la même veine, on discute des possibilité aujourd’hui ouvertes par les technologies informatiques et par des modèles de démocratie électronique. 57 volontés particulières, encore moins des partis, dont Rousseau se méfiait radicalement, parce qu’ils réduisent la possibilité d’un contrôle des citoyens sur la chose publique et qu’ils défendent des intérêts élitistes. Ces trois critiques sont les prémisses du projet d’un nouveau contrat social, d’un pacte d’association entre citoyens libres et égaux qui, en surmontant l’absolutisation de la propriété privée, implique la démocratie directe et se base sur la volonté collective, sur un moi commun et donc sur l’unité du pouvoir souverain à l’encontre de la séparation des pouvoirs. Rousseau a en perspective le dépassement de toute séparation entre gouvernants et gouvernés et la technicisation des fonctions exécutives, qui doivent toujours être révocables. Rousseau ne développe pas la problématique strictement institutionnelle, en se limitant à la distinction entre « souverain » et « gouvernement ». Ce dernier ne s’occupe que d’actes particuliers concernant des objets particuliers, ce n’est qu’un agent subordonné du peuple souverain, de la volonté générale, et il est toujours envisagé avec méfiance, parce que, en tant que volonté particulière, il tend à dégénérer, à usurper le pouvoir souverain. Une bonne constitution conserve le mieux possible la primauté de l’autorité souveraine, en restreignant le gouvernement dans les limites des fonctions d’exécution et rien que dans celles-ci. Quant aux formes de gouvernement, la meilleure n’est pas la démocratie où le peuple doit être simultanément souverain et gouvernant. L’aristocratie offre, si elle est élective, l’avantage du gouvernement des plus sages mais elle risque de produire les inconvénients de l’esprit de corps. La monarchie représente la forme la plus cohérente de gouvernement mais la domination d’une volonté particulière est jugée abusive, au point de remettre en cause sa légitimité. En outre, Rousseau introduit aussi le critère de la dimension : la démocratie est le meilleur régime pour les petits États, l’aristocratie pour les moyens et la monarchie pour les grands. Enfin, comme l’a souligné R. Derathé, il 58 relativise l’importance du type de gouvernement, puisque de toute façon la souveraineté appartient au peuple, quel que soit le corps collectif ou le magistrat chargé d’administrer l’État. La question la plus controversée qui s’est posée dans le débat entre les interprètes de Rousseau est celle du rapport entre l’individu et la communauté. Il écrit en effet qu’il s’agit de « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution »24. Rousseau débute donc par l’individualisme et finit par une forme de collectivisme, en décrivant un corps collectif qui se situe au-delà de l’individu. Il s’agit, d’une part, d’une thèse républicaine radicale, au sens du pouvoir du peuple souverain, absolu et inaliénable et elle a été appréciée comme telle par Hegel, Kant et Fichte. Dans ces conditions, le citoyen obéit à lui-même et la liberté reste après le contrat ce qu’elle était avant le contrat. 25 Mais, d’autre part, son insistance sur la primauté de la « volonté générale », notion d’une extrême complexité, considérée comme toujours juste lorsqu’elle s’oppose aux volontés des individus ou des minorités, peut, selon certains interprètes déboucher par l’absurde sur des paradoxes comme « l’obligation d’être libre ». Après avoir été interdite et mise au ban, la pensée de Rousseau aura une forte influence pendant la Révolution française. Au-delà de l’interprétation qu’en donneront Robespierre et les jacobins, ce succès a eu pour effet que certains lecteurs lui ont attribué une vision totalitaire de la société, en dépit des limites 24 J.-J. Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 360. Sur la liberté chez Rousseau, cf. R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, PUF, 1950. 25 59 qu’il fixe au pouvoir souverain et de sa défense de la liberté et de l’égalité contre toute forme de pouvoir hiérarchisé.26 2. 8 Patriotisme républicain, contrat social et relations internationales chez Rousseau Le constitutionnalisme de Rousseau est aussi lié aux implications de sa conception du contrat social au niveau des relations internationales entre États, un thème auquel il s’est intéressé toute sa vie, du Discours sur l’économie politique de 1755 à ses derniers écrits, le Projet de Constitution pour la Corse et les Considérations sur le Gouvernement de Pologne rédigés entre 1765 et 1772, en passant par Du contrat social. A la différence de Hobbes et de Kant, il n’a pas produit de conception systématique et achevée sur ce thème crucial, mais les acquis et même les contradictions de sa réflexion sont hautement significatifs des problèmes soulevés. Commençons par constater que Rousseau se caractérise par une tension irrésolue entre un cadre conceptuel qui est non seulement fortement influencé par Hobbes, mais qui pousse à l’extrême certaines des positions de ce dernier, ainsi que par une volonté de les travailler dans le sens de la démocratie et de la paix. Par exemple, la souveraineté intérieure est non seulement « hobbesiennement » unitaire27, mais déjà dans l’Economie politique de 1755 et plus encore dans le Contrat social et les écrits sur la Corse et la Pologne il l’accentue d’une certaine façon à travers la notion de « patriotisme ». Non seulement la souveraineté nationale est indépendante et n’est pas aliénable, mais il souligne, dans ses conseils aux petites et grandes « Républiques », plusieurs aspects qui renforcent considérablement l’indépendance nationale : 26 Voir les nombreux critiques français, dont B. Constant, cités par R. Derathé dans son introduction à J.-J. Rousseau, Oeuvres complètes, III, op. cit., p. CXIII sq. et in R. Derathé, Rousseau et la science politique..., op. cit., p. 419-42. 27 Cette proximité de Hobbes est soulignée par R. Derathé, Rousseau et la science politique, op. cit., p. 412-15. 60 - l’identification patriotique des citoyens à l’État et au « caractère national », par opposition aux ambitions politiques étrangères ; - l’autarcie économique, particulièrement centrée sur l’autosuffisance agricole, par opposition à l’interdépendance commerciale ; - l’autonomie militaire défensive, au sens de la milice populaire prônée par Machiavel ; - la « religion civile », au sens du renforcement de la loyauté du citoyen envers l’État, par opposition à la fidélité aux religions émollientes. Rousseau semble donc de prime abord prôner uniquement la voie de l’autodéfense de l’Étatnation souverain par rapport à la logique des relations internationales. Rousseau ne croit pas comme Voltaire en l’existence d’une harmonie cosmopolite spontanée entre les nations européennes réunies par l’esprit des Lumières, à une sorte de société européenne pacifique en formation grâce aux liens créés par l’histoire, la politique et un droit public commun.28 Au contraire, il objecte à cette vision que ce que Voltaire appelle la « balance égale de pouvoir » signifie en réalité que les rapports entre États sont brutalement basés sur « l’état de guerre » et que leur interdépendance économique et commerciale provoque tout autre chose que de l’harmonie : dépendance, suspicion, conflits, insécurité. Dans l’essai Que l’état de guerre naît de l’État social, Rousseau reprend la notion de compétition internationale entre États présentée par Hobbes – même s’il rejette sa description de l’état de nature des individus – parce que les « lois de la conservation de soi » et la possibilité théorique pour un État de s’agrandir sans limite, en fonction d’un jeu à somme nulle avec ses voisins, créent un « état de guerre » potentiel permanent. D’après cette 28 L’Europe de Voltaire est basée sur une identité juridique, culturelle et religieuse commune, distincte des autres parties du monde, « une espèce de grande république partagée en plusieurs États, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde » (Voltaire, Le siècle de Louis XIV, Paris, 10/18, 1962, p. 9). F. Chabod a attiré l’attention sur cet élément de continuité entre Machiavel, Montesquieu et Voltaire. Cf. F. Chabod, Storia dell’idea d’Europa, Bari, Laterza, 1961, p. 157. 61 approche basée sur le réalisme, l’État ne peut être en sécurité qu’en étant plus fort que le voisin et aux dépens du voisin et les traités ne constituent nullement une garantie, puisque les perdants ne peuvent plus se défendre.29 L’existence d’un État malveillant suffit à provoquer une dynamique internationale perverse et des effets en chaîne chez les autres, qui doivent choisir entre résister ou être détruits. Un système international violent est à ce point contraignant que même des républiques bien ordonnées et d’inspiration pacifique doivent finir par mener des guerres injustes et égoïstes. L’environnement extérieur entraîne inévitablement des implications intérieures, dans le sens de limiter la démocratie interne, de bouleverser la volonté générale et de pousser à la tyrannie. Même les tentatives de formuler un ius in bello, c’est-à-dire d’adoucir les effets de la guerre, la violence exercée sur les civils et les prisonniers, en vertu du principe de « l’immunité des non combattants », sont affaiblies par la réalité internationale et par l’idée même de souveraineté qui rassemble gouvernement et peuple par un lien patriotique. Pour toutes ces raisons, Rousseau ne croît pas à la fédération européenne projetée par l’abbé de Saint-Pierre dans son Projet de paix perpétuelle de 1713, qu’on peut considérer comme un précurseur utopiste de l’idée européenne. Rousseau, à la différence des utopistes du XVIIIe siècle qui prêchaient, comme l’abbé de Saint-Pierre, la paix en se tournant vers les rois30, estime qu’il est inutile de chercher à rallier les souverains absolus à une politique de paix, car leur critère de décision n’est pas le bien-être des citoyens, mais l’utilité et le prestige personnel. Néanmoins, il offre une contribution de qualité au débat sur l’éventualité d’une organisation durable des États européens : la logique de l’équilibre des puissances ne pourrait s’accommoder d’une fédération européenne que si celle-ci était dotée d’une force coercitive, 29 J.-J. Rousseau, Que l’état de guerre naît de l’Étatsocial, in Oeuvres complètes, op. cit., 604-5. Il s’agit d’un fragment des Ecrits sur l’Abbé de Saint-Pierre. 30 Le projet de l’abbé de Saint-Pierre, ex-plénipotentiaire de la France aux négociations du traité d’Utrecht, a connu deux versions, la première en 1713, le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, et la seconde en 1717, le Projet pour rendre la paix perpétuelle entre les souverains chrétiens. Il demandait aux souverains de fonder une société européenne et d’envoyer des représentants permanents à un « Congrès ou Sénat perpétuel ». La guerre n’aurait été admise que comme sanction à l’encontre de ceux qui violaient la paix. Les conflits commerciaux auraient été gérés par des Chambres. 62 si l’on ne restait pas à mi-chemin entre souveraineté étatique et pouvoir supranational. Rousseau formule cinq conditions à la réussite éventuelle d’une fédération : a) tous les États doivent en faire partie ; b) un corps législatif doit être constitué ; c) un pouvoir exécutif commun doit être chargé d’imposer l’obéissance ; d) le retrait de la fédération doit être interdit ; e) des règles de fonctionnement précises doivent être établies, par exemple la résolution des conflits au moyen d’un pouvoir d’arbitrage, les règles de vote et une présidence tournante, les contributions au budget, des garanties de maintien du gouvernement en place au moment de l’adhésion, les conditions d’expulsion d’un État et la délégation de pouvoirs des États à la fédération. Toutes ces conditions sont raisonnables et sont l’objet de débats constitutionnels dans l’UE d’aujourd’hui, mais Rousseau lui-même jugeait cette fédération utopique pour une raison essentielle : la contradiction évidente entre le caractère organique qu’il attribuait à l’équilibre de puissance entre les États et sa conviction que ce n’était que par la force qu’on pouvait parvenir à faire converger leurs intérêts égoïstes et l’intérêt général. Dans ce contexte, la paix est conçue soit comme la finalité morale d’un homme naturellement bon (les guerres ne se livrent pas entre les hommes, mais entre les États) qui aspire à la réconciliation de la politique et de la morale, soit comme l’objectif de la politique étrangère des petits États qui cherchent, au moyen d’une déconnexion nationale, à échapper à l’interdépendance économique et à l’équilibre des puissances – un thème que reprendra Fichte à partir de 1800. Mais cette paix ne peut évidemment qu’être partielle, unilatérale et précaire.31 31 Voir l’excellente introduction de Hoffmann à S. Hoffmann, D. Fidler, Rousseau and the International Relations, Oxford, Clarendon, 1991. 63 En quoi le pessimisme de Rousseau sur la nature des relations internationales va-t-il au-delà de celui de Hobbes ? Au niveau de l’analyse, ses conclusions sont encore plus négatives. La guerre entre États, causée par les inégalités entre eux, est, d’après Rousseau, encore bien pire que le bellum omnium contra omnes de l’état de nature intérieur, tant par ses dimensions que par les passions destructrices qu’elle mobilise et par ses effets dévastateurs. La fragmentation de la souveraineté est aggravée par la formation d’États-Léviathans et on ne peut se fier ni à leur coopération utilitariste en fonction de l’équilibre des puissances, ni au fragile rôle modérateur du droit international, cet instrument des grands États. Au niveau normatif, Rousseau rejette la monarchie universelle basée sur la force d’un État et nécessairement illégitime, mais il ne croît pas non plus en un contrat social mondial. La raison de la difficulté qu’a Rousseau à envisager une fédération internationale provient largement de son opposition au concept de « pouvoir partagé », au partage du pouvoir législatif et exécutif entre des États, une idée qui est effectivement incompatible avec le concept d’une souveraineté basée sur la volonté générale pour lequel la liberté et l’exercice de l’autorité sont indissociables. Or c’est précisément en suivant cette direction qu’on découvrira la piste d’une troisième voie que Rousseau excluait (parce qu’elle affaiblirait la souveraineté autonome du peuple) entre la souveraineté nationale et un gouvernement mondial, la voie suivie pendant son histoire par l’Union européenne. Que faut-il déduire du rejet par Rousseau d’un « pouvoir partagé » ? Le choix d’une union confédérale des États, qui ne mettent pas leurs souverainetés en commun, ou plutôt ce qu’on peut interpréter comme le précurseur du nationalisme du XIXe siècle, dans une optique défensive, démocratique et patriotique ? Les plus prestigieux interprètes, comme S. Hoffmann et A. Cobban32, soulignent l’opposition de la conception rousseauiste du patriotisme, synonyme de vertu civique républicaine, à toute vision agressive du patriotisme, qui conduirait à la tyrannie à l’intérieur et aux guerres totales 32 A. Cobban, Rouseau and the Modern State, Londres, 1963. 64 basées sur le fanatisme. Son idée de la paix est donc un projet à long terme, qui passe par l’improbable condition préalable de la transformation graduelle de chaque État en une véritable république, libre, souveraine et indépendante, conformément au primat du contrat social intérieur ou de la politique intérieure sur la politique internationale. Cette vision s’est paradoxalement révélée utopique en devenant de plus en plus étrangère aux grandes transformations en acte dans l’histoire effective du monde, qui s’est caractérisée à partir des grandes découvertes géographiques du XVe siècle par une interdépendance économique et commerciale internationale croissante et incontournable. Dans ce cadre non dépourvu de contradictions, l’idée rousseauiste de démocratie limitée à de petites entités ne pouvait avoir d’implications qu’à une échelle réduite, comme la transformation fédérale d’un État, la Pologne par exemple, ou l’agrégation de petites républiques. C’était le prix de son alternative entre une politique de la vertu (petites démocraties) et une politique de la puissance (grands États). 33 Les petits États manifestent plus de vigueur civique : le sentiment d’appartenance des citoyens est inversement proportionnel à la taille et à la puissance d’un État. Mais cette alternative n’offre aucun modèle pour l‘établissement d’un ordre mondial, puisqu’elle ne se targue pas d’abolir l’état de guerre : elle n’est au mieux applicable qu’à l’échelle limitée d’agrégations confédérales entre petits États, à un niveau régional et dans une optique défensive. La réflexion d’ensemble de Rousseau reste une référence vitale non seulement pour sa critique du cosmopolitisme des Lumières, mais aussi comme un puissant défi adressé à la pensée européiste démocratique en formation. Et cela reste vrai, même si la recherche sur le concept de « pouvoir partagé », en dépit de Rousseau et aussi par-delà Montesquieu, s’est affirmée comme cruciale grâce aux impulsions des fédéralistes américains et de Kant. 33 J.-J. Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Oeuvres complètes, t. III, op. cit., p. 9131043 et Projet de Constitution pour la Corse, ibid., p. 901-50. Chapitre III : Entre Kant et Hegel. Ordre interne et paix internationale. 3.1. Morale, droit et paix chez Kant C’est sans doute à Kant1 que nous devons la théorie rationnelle de la paix la plus complète, qui anticipe dans ses grandes lignes non seulement les thèmes mais aussi les solutions élaborées dans le cadre de la construction européenne. Les points clés de sa conception d’une fédération internationale et des conditions rationnelles de la paix touchent à l’essentiel et restent largement pertinents deux siècles après la publication du Projet de paix perpétuelle. Il va de soi qu’on ne peut comprendre la théorie kantienne de la paix que si on l’intègre, ne fût ce que dans ses grandes lignes, dans l’ensemble de sa pensée politique et de son interprétation du droit naturel. L’identification de la paix à une idée morale et à un système institutionnel renvoie à ses concepts philosophiques et juridiques et à son interprétation du contrat social. Immanuel Kant est en effet l’un des plus grands philosophes européens, auteur de trois traités célèbres – la Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de juger – et de beaucoup d’autres œuvres fondamentales de la pensée européenne dans la période à cheval entre le siècle des Lumières et la phase ouverte par la Révolution française. Toute la philosophie morale kantienne, exposée dans la Raison pratique et dans la Métaphysique des mœurs, cherche à éclairer la prémisse morale du contrat, la liberté intérieure, que chaque individu atteint par le respect du célèbre impératif catégorique. 2 Ce rôle 1 Immanuel Kant (1724-1804) est né et a étudié à Königsberg, capitale de la Prusse orientale (devenue, depuis 1945, Kaliningrad, Russie), dans l’université de laquelle il fut professeur de 1770 à sa mort. Ses principales œuvres sont la Critique de la raison pure (1781), la Critique de la raison pratique (1788), la Critique de la faculté de juger (1790) et la Métaphysique des mœurs (1797). Il est aussi l’auteur en 1784 de Qu’est-ce que les Lumières ? et Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. 2 Formulé dans la Raison pratique : « Agis en sorte que la maxime de ta volonté puisse valoir en tout temps comme principe d’une législation universelle ». 66 central attribué à la moralité, très éloigné de Machiavel comme de Hobbes, est selon l’approche normative de Kant une prémisse du contrat social tant sur le plan intérieur qu’international. Le passage de la liberté intérieure ainsi acquise à la liberté extérieure (droit), ou encore de la dimension privée à la dimension publique de la liberté se réalise grâce au contrat social : un pacte de libre association entre des individus qui acceptent de limiter leur propre liberté par le respect de la liberté des autres. Le passage de l’état de nature à l’état civil est un devoir. Le résultat du pacte social est l’État de droit, qui garantit la liberté de chacun à travers la domination de la loi et du pouvoir public qui l’applique. L’État de droit se caractérise par trois composantes : a. la liberté légale, c’est-à-dire « la faculté de n’obéir à d’autres lois extérieures qu’à celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment » ; b. l’égalité civile, c’est-à-dire un système juridique qui établit l’égalité formelle de tous les citoyens devant la loi, en nette rupture avec le monde des Stände, des ordres, propre à l’époque médiévale préconstitutionnelle. Le respect de la loi est un devoir moral et il renvoie à la dimension formelle du droit, c’est-à-dire à ce qui relève du droit en tant que tel, indépendamment de son contenu. c. L’indépendance civile, qui garantit contre tout arbitraire le caractère juridique de la citoyenneté des membres de l’État. Ce dernier aspect est important car il se rattache à la notion kantienne de république et à son rejet du despotisme : en ce qui concerne la forme concrète d’organisation de l’État, Kant est favorable à la monarchie constitutionnelle, à un régime représentatif avec séparation des pouvoirs, et il n’est pas indifférent au concept républicain de « liberté positive » du citoyen. Ce qui n’implique cependant ni la démocratie directe, ni l’égalité sociale des citoyens. Kant ne se soucie en réalité pas du contenu économique et social de l’égalité : il ne faut pas 67 confondre l’État de droit avec l’État social qui trouvera ses premières formulations chez Fichte. En ce sens, la position kantienne est plus proche de celles de Locke et de Montesquieu que des concepts de souveraineté populaire de Rousseau et de Fichte. On ne peut cependant réduire la conception de Kant au concept de « liberté négative », au sens de « non-intervention », de limitation au minimum du rôle de l’État et de la réglementation législative dans la vie des citoyens. Il considère certes que l’État doit se limiter à garantir que chacun est libre de poursuivre sa voie vers le bonheur et la paix, et non assurer lui-même le bonheur des citoyens. Cette notion minimale des tâches de l’État et l’importance accordée à la propriété privée le rapprochent du libéralisme de Locke. Mais le libéralisme de Kant ne débouche pas sur des positions analogues à celles qui seront exprimées vingt ans plus tard dans le libéralisme de Benjamin Constant, avec son rejet de la liberté des Anciens au nom de ce qu’il appelle la liberté des Modernes.3 Le concept de républicanisme exprime pour Kant le lien entre la liberté individuelle et la « liberté positive », au sens d’une communauté politique qui s’autodétermine, qui vise sa propre autonomie. Kant considère que la constitution républicaine de l’État est nécessaire à la réalisation de la liberté, même s’il n’exprime pas cette idée avec les accents typiques des républicains de la tradition grécoromaine, renouvelée par Machiavel et ensuite, sous des formes différentes, par Rousseau et par Hegel, pour lesquels la participation politique collective à l’État souverain et la responsabilité civique représentaient deux conditions essentielles de la liberté. 3.2 Une théorie rationnelle et juridique de la paix Comme Rousseau, Kant prend ses distances avec Hobbes, mais sa théorie rationnelle de la paix s’oppose au pessimisme du grand écrivain genevois. Cela ne signifie cependant pas 3 Benjamin Constant (1767-1830) après avoir collaboré avec les républicains modérés et avec Napoléon (au Tribunat), a poursuivi sa carrière politique comme député libéral pendant la Restauration (1815-1830). Son discours De la liberté des Anciens et de la liberté des Modernes est de 1819 et ses Principes de politique de 1806. 68 qu’on puisse rapprocher le pacifisme de Kant des plaidoyers pour la paix des utopistes du XVIIIe siècle comme l’abbé de Saint-Pierre. Son raisonnement se base sur un système de pensée logico-rationnel et renonce dès lors aux péroraisons moralisantes sur la paix. Kant tient en effet compte du caractère profond des causes des conflits, car il partage la perspective de l’Ecole du droit naturel et il prend l’état de nature international comme point de départ. Nous avons déjà constaté chez Hobbes et Rousseau que la tentative de concilier la problématique du droit naturel et un contractualisme pacifique mondial représentait un défi théorique gigantesque équivalent à la quadrature du cercle. Au niveau de la théorie, le défi de Kant consiste à explorer le vaste champ de recherche qui existe entre les petites républiques « patriotiques » et défensives envisagées par Rousseau et l’idée hobbesienne d’un état de guerre permanent et indépassable. Kant partage avec Hobbes, du moins initialement, la méthode de la domestic analogy, c’est-à-dire de l’analogie entre le champ intérieur et le champ international. Mais c’est tout. En revanche, ce qui le rapproche surtout de Rousseau, c’est la tension morale et normative en direction de la paix, qui le pousse à se distancier de l'utilitarisme de Hobbes et de sa renonciation à l’objectif de la paix internationale. Kant partage aussi avec Rousseau l’idée d’un enracinement de la paix dans la transformation interne de chaque État. Cependant, Kant n’accepte pas l’idée de Rousseau pour qui la clé de la paix réside dans un contrat social intérieur suffisamment fort que pour assurer une recomposition complète du rapport entre autorité et liberté à travers la volonté générale, car cela finirait par représenter un obstacle à la fédération des États et à la paix. Par conséquent, l’État de droit de Kant attend moins du contrat intérieur et laisse ainsi plus de champ à la liberté individuelle et, à l’extérieur, à la fédération entre États. La philosophie de l’histoire de Kant, défenseur des Lumières, est un pilier de la conception progressiste et évolutionniste qui accompagne une vision de l’aventure humaine pour laquelle l’Europe doit être envisagée comme l’avant-garde de la civilisation, des Grecs 69 aux Lumières. L’Europe pourrait en effet, selon Kant, échapper avant tous les autres continents à l’état de nature. Mais cette vision optimiste de l’histoire n’est toutefois ni la seule, ni la plus importante force qui sous-tend sa conception de la paix. Ce qui compte avant tout, comme nous l’avons vu, c’est la poussée morale dans le sens de la paix qui découle de l’impératif catégorique. Mais ni la moralité à elle seule n’est suffisante, ni le complément utilitariste des intérêts, représenté par le commerce, qui a moins d’importance chez Kant que chez Montesquieu et chez Locke. Ce qui est avant tout nécessaire, c’est le droit, la dimension juridico-institutionnelle du pacte international, dans ses trois dimensions de droit public interne, de droit international et de droit cosmopolitique. La colonne vertébrale de sa conception de la paix, c’est un système juridique et institutionnel. 3.3 Les trois conditions de la paix Kant a développé une théorie de la sortie de l’anarchie internationale basée sur un contrat social international qui, de façon analogue à ce qui se produit sur le plan intérieur, est un pacte d’association entre égaux. Pour Hobbes, ce dernier n’était pas possible ou, s’il avait été possible, il se serait révélé fragile et précaire en l’absence d’un pacte de gouvernement et donc d’un impossible Léviathan international, qui participerait au contrat en en garantissant la durée, ou, pour le dire autrement, d’un pouvoir central international neutre, au-dessus des parties, qui obligerait les États à respecter les engagements qu’ils auraient eux-mêmes pris. Nous avons vu que déjà Rousseau rattachait sa révision de la position radicalement pessimiste de Hobbes à la condition rationnelle d’un changement des régimes intérieurs des États, dans le sens de l’instauration d’un pouvoir souverain du peuple. Puisqu’il était le premier à payer le prix des guerres, plus le peuple participerait à la gestion de l’État, moins les guerres offensives seraient-elles possibles. 70 Tout en prenant ses distances avec Rousseau, Kant reprend cette inspiration et approfondit cette piste de recherche dans sa réflexion sur la paix perpétuelle, qui associe trois grandes idées, la paix, la constitutionnalisation des régimes politiques internes et les droits des citoyens. La première des trois conditions de la paix perpétuelle pour Kant (« articles définitifs ») est que chaque État participant à la paix internationale soit un État constitutionnel ou, plus précisément dans le langage classique de Kant, « républicain ». La deuxième est le cosmopolitisme au sens où chaque citoyen est à la fois citoyen d’un État et citoyen du monde et où ses droits fondamentaux sont valables partout. La troisième est que l’organisation pacifique et juridique entre les États doit être égalitaire, paritaire, ce qui veut dire former une entité que Kant définit comme une « fédération » d’États. Prenons d’abord la constitution républicaine des États. Elle concerne le droit public interne, c’est-à-dire la constitutionnalisation, avec, d’une part, la séparation de pouvoirs, de l’autre, le régime représentatif. La méfiance radicale de Kant envers la possibilité d’une politique de paix des régimes despotiques équivaut à celle de Rousseau, mais il croit possible d’y remédier par la perspective d’un État de droit et non par la souveraineté du peuple prônée par l’auteur du Contrat social. Ce qui implique notamment la transparence des décisions et la fin du caractère secret de la politique étrangère. Afin de souligner la valeur théorique et normative de cette thèse, nous pouvons mentionner ce que, dans le langage de l’Union européenne, on dénomme la « conditionnalité démocratique » obligatoire pour chaque État qui aspire à devenir membre de l’Union. Cette conditionnalité, instaurée dès les origines de la Communauté européenne et confirmée par l’expérience de la stabilisation des jeunes démocraties ou des régimes postfascistes de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Autriche, a encore été explicitée par la suite, tant dans les articles 6 et 7 du traité d’Amsterdam que dans les « conditions politiques de Copenhague » 71 adoptées en 1993 par le Conseil européen pour l’adhésion de nouveaux États membres, en vue de l’élargissement à l’Est de 2004/2007. La deuxième condition a trait au droit cosmopolitique. Il s’agit d’une nouveauté absolue puisqu’elle établit les droits du citoyen en tant que citoyen du monde, membre du genre humain. Kant l’entend au sens de « droit de visite », ou encore droit de se rendre librement dans un autre État, d’y séjourner et d’y travailler, ce qui implique inévitablement un « devoir d’hospitalité » de la part de l’État d’accueil, qui reconnaît un droit aux citoyens des autres États, le droit d’un étranger à ne pas être traité en ennemi lorsqu’il se rend dans un autre pays. Cette thématique des échanges internationaux comprend non seulement la problématique de l’émigration et de l’immigration, mais aussi le droit au commerce international, à l’encontre des pressions protectionnistes des États de l’époque et de la défense de l’autarcie par Rousseau et par Fichte. Comme Montesquieu, Kant considère lui aussi que le commerce facilite les rapports humains et plus les peuples se connaîtront, moins ils se méfieront les uns des autres et plus se développeront des relations internationales pacifiques. Kant toutefois ne justifie pas ceux qui profitent du droit au commerce libre pour coloniser. Sa critique de la politique britannique en Amérique et en Inde exprime une différence d’appréciation manifeste du colonialisme par rapport au jugement emphatique de Montesquieu et de Locke sur l’importance des relations économiques internationales, car ceux-ci négligent le fait que la liberté du commerce est susceptible de donner naissance à des mécanismes de subordination économique des autres pays. La « mondialisation » déjà à l’œuvre à l’époque des découvertes géographiques, au niveau commercial et de la diffusion de la civilisation, est donc évaluée positivement par Kant, mais il veut dépasser l’esprit impérialiste et colonialiste borné des Européens. Nous envisagerons deux exemples pour faciliter la compréhension de cette innovation « cosmopolitique ». On trouve une manifestation limitée mais significative de cette co- 72 citoyenneté dans la notion de « citoyenneté européenne » (art. 8 du traité de Maastricht, modifié dans les art. 17-22 du traité d’Amsterdam), qui entraîne la reconnaissance pour les citoyens de l’UE de droits politiques et sociaux dans leur pays de résidence, ainsi qu’un droit de protection diplomatique à l’étranger de la part de tous les États membres de l’UE. Puisque Kant avait imaginé cette protection des droits à l’échelle de la planète, on en donnera deux autres exemples actuel, même s’ils sont juridiquement moins contraignants, avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’ONU en 1948, et la Cour pénale internationale instituée par une centaine de pays en 2000. On y trouve l’idée que les violations des droits de l’homme commises par un État concernent la communauté internationale et tous les individus, en tant que membres du genre humain. Mais est également important pour le débat contemporain sur le cosmopolitisme le fait que Kant établit pour la première fois un lien entre la paix, les droits de l’homme et la démocratie (même si la notion de démocratie chez Kant est controversée et qu’il serait plus adéquat de recourir au concept de république) : Le problème des droits de l’homme, de la garantie des droits de l’homme, se rattache étroitement à celui de la démocratie et à celui de la paix. La garantie des droits de l’homme se trouve à la base des institutions démocratiques, la paix est la présupposition nécessaire de la reconnaissance et de la garantie des droits de l’homme dans chaque État et dans le système international. Le processus de démocratisation du système international est la voie obligée de la poursuite de l’idéal de paix au sens kantien du mot et elle ne peut progresser sans une extension graduelle de la reconnaissance de la garantie des droits de l’homme au-delà des États particuliers. Dès lors, les droits de l’homme, la démocratie et la paix représentent trois moments nécessaires d’un même processus historique. Sans droits de l’homme garantis, il n’y a pas de démocratie et sans démocratie les conditions élémentaires de la paix n’existent pas.4 4 N. Bobbio, Democrazia e sistema internazionale, in Il futuro delle democrazia, Turin, Einaudi, 1991, p. 195220. 73 La troisième condition de la paix perpétuelle a trait au concept de fédération d’États libres. Ce n’est pas un concept très précis chez Kant qui, plutôt que dans un sens technique (comme lors du débat des fédéralistes américains), emploie ce concept au sens classique de foedus pacificum, pacte entre peuples pour sortir de l’état de nature, contrat social international. Puisque ce contrat doit être juste et égalitaire et doit garantir l’égalité entre les peuples, il ne peut s’agir d’un pacte de soumission ou d’un contrat de gouvernement qui instituerait une autorité supérieure, mais, plutôt, d’un pacte d’association établi de façon paritaire entre les États contractants. En fait, le principal danger serait de tomber dans un genre de monarchie universelle ou sous la domination d’un État mondial unique. Il est probable que dans les dernières années de sa vie, Kant craignait de voir l’Europe dominée par une France poursuivant la conquête du continent tout entier. Ce n’était pas cela la paix internationale à laquelle se référait Kant. Il parlait d’une fédération internationale dans laquelle, en adhérant au contrat, les États membres ne perdraient rien de leur liberté antérieure mais acquerrait la sécurité de la paix internationale. Cet accent mis sur l’indépendance des États a conduit certains auteurs a y voir une confédération plutôt qu’une fédération. Mais la question est très controversée et, étant donné son importance tant pour les études sur Kant que pour la réflexion théorique actuelle sur la paix et sur l’Europe, elle mérite d’être approfondie. 3.4 La troisième voie de Kant entre fédération et confédération Si l’on tient compte de l’application par les théoriciens du droit naturel, de Hobbes à Kant et même à Hegel, du même modèle dichotomique à la politique intérieure et à la politique internationale, le passage de l’anarchie et de la menace réciproque à l’ordre et à la paix, de l’anomie aux lois, requiert un pacte entre les parties contractantes. 5 Hobbes reste une référence essentielle parce qu’il a compris le premier que la paix, qu’elle soit intérieure ou 5 H. Bull, The Anarchical Society, Londres, Macmillan, 1977. 74 internationale, impliquait, dès le moment du pacte, l’institution d’une puissante autorité politique centrale, d’un pouvoir commun apte à garantir la stabilité du pacte, comme il ressort clairement d’une étude comparée de ses trois œuvres principales (Eléments de droit naturel et politique, 1640 ; De cive, 1642 et Léviathan, 1651). Hobbes exclut que cette perspective de paix, réalisable au sein d’un seul État, soit réaliste au niveau international et il estime que la conservation de l’état de nature est plus tolérable entre États qu’entre individus. Selon Bobbio, à la différence des individus, les États pour Hobbes « disposent des moyens suffisants pour assurer leur propre défense » et peuvent donc survivre en se fiant à la « peur réciproque » qu’ils s’inspirent, fondement sinon de la paix, du moins d’une hypothétique et précaire situation de non-agression internationale. Une deuxième raison de la réticence de Hobbes, c’est qu’une délégation de la souveraineté des États à un pouvoir commun est inconcevable, car leur souveraineté est considéré comme absolue, indivisible, unique et irrévocable.6 En ce sens, comme nous l’avons vu dans la critique de Rousseau, l’État du Léviathan finit par aggraver l’anarchie internationale et l’état de guerre. En dépit de cette contradiction, une grande partie de la tradition de la théorie réaliste des relations internationales du XXe siècle fait référence à Hobbes, en particulier E. Carr, H. Morgenthau, R. Aron et surtout, de façon explicite, le père du néoréalisme systémique, K. Waltz. Ce dernier a formulé ainsi ce qu’il définit comme le dilemme de la sécurité : a) chaque État pourrait utiliser sa force s’il juge que les objectifs à atteindre ont plus d’importance que les bénéfices de la paix ; b) étant donné qu’il est lui-même juge en dernière instance de son intérêt propre en tant qu’État, chaque État pourrait recourir à la force pour mettre en œuvre ses politiques ; 6 Sur le concept de souveraineté, cf. J. Bartelson, A Genealogy of Sovereignty, Cambridge, CUP, 1995 et F. H. Hinsley, Sovereignty, Cambridge, CUP, 1989. Pour l’histoire des institutions par rapport à la souveraineté, H. Spruyt, The Sovereign State and its Competitors, Princeton, PUP, 1994. 75 c) étant donné que n’importe quel État peut toujours recourir à la force, chaque État doit constamment être prêt à réagir à un coup de force ou être prêt à payer le prix de sa propre faiblesse.7 Même si on l’estime trop statique, polarisée comme elle l’est sur le caractère éternel de la tension entre anarchie et ordre, symbolisés respectivement par les deux monstres bibliques du Behemoth et du Léviathan, la vision réaliste de Hobbes reste pourtant une référence constante du débat et un défi pour ceux qui cherchent à en surmonter les limites.8 Nous avons vu que, tout en s’inscrivant dans le même modèle de l’Ecole du droit naturel, Kant considère que la sortie de l’état de nature est aussi un devoir moral, tant sur le plan intérieur qu’international, et ne s’arrête pas devant la difficulté conceptuelle et institutionnelle posée par le dépassement de l’anarchie internationale. La particularité de Kant consiste à combiner la méthode contractualiste avec une philosophie de l’histoire qui le pousse s’inscrire dans une évolution des relations internationales dans le sens de la paix.9 L’interprétation du célèbre texte de 1795 de Kant sur la Paix perpétuelle est un chantier ouvert et la recherche a récemment apporté d’importantes précisions qui éclairent son point de vue quant aux célèbres « oscillations » de Kant entre fédération et confédération, ce casse-tête de deux siècles de critique kantienne.10 Il s’agit d’apprécier correctement le point d’équilibre entre les deux pôles de la réflexion institutionnelle sur la paix internationale : le Staatenbund (confédération d’États) et la Weltrepublik (république universelle ou république des républiques). La question de la nature des institutions de paix internationales et de la transformation de la souveraineté des États membres qu’elles rendent nécessaire est cruciale pour pouvoir tracer un fil rouge par rapport au pacifisme juridico-institutionnel dans son 7 Sur le concept d’anarchie internationale, cf. K. Waltz, Man, the State and War. A Theoretical Analysis, New York, Columbia University Press, 1954, spécialement le chapitre VI, International conflict and international anarchy, p. 160 ss. 8 N. Bobbio, Thomas Hobbes, Turin, Einaudi, 1989, p. XII. 9 Cf. P. Hassner, E. Kant, in L. Strauss, J. Cropsey, History of Political Philosophy, Chicago, Université of Chicago, 1987. 10 N. Bobbio, La paix perpétuelle et la conception kantienne de la fédération internationale, in L’État et la démocratie internationale, Bruxelles, Complexe, 1998p. 143-158. 76 ensemble et au globalisme juridique de Kelsen11, un fil rouge qui va de Kant à ceux qui, comme par exemple Bobbio et Habermas, ancrent fermement le contexte de la construction de la paix et de la démocratie internationale dans une théorie démocratique des transformations de l’État. Avec les trois « articles définitifs », Kant a dépassé la vieille discussion entre la « raison d’État » et les prêches utopistes en faveur de la paix entre les peuples. Parmi les trois conditions posées par Kant à un projet raisonnable de paix universelle – constitution « républicaine » de chaque État, « fédération » entre les États et droit cosmopolitique –, ce dernier est le plus important parce qu’il représente d’une certaine façon la synthèse des autres. Le rapport entre « fédération » et « cosmopolitisme » a aussi un très grand intérêt actuel, audelà des exégèses de Kant, et se trouve au centre de vives controverses en cours dans la théorie des relations internationales et dans les études européennes. Mais nous commencerons par l’interprétation de Kant et par la première condition : elle porte sur le rapport de chaque État avec ses citoyens, c’est-à-dire de l’ancrage de la paix extérieure dans le régime politique intérieur et donc de la critique de la séparation entre politique intérieure et étrangère qui caractérise la pensée réaliste et néoréaliste, de Thucydide à Hobbes et de Morghentau à Walz, qui distingue nettement entre systèmes intérieur et international dans la mesure où ils correspondent à deux logiques et ensembles de règles distincts et séparés.12 La tradition kantienne estime au contraire que la paix perpétuelle est impossible si les régimes intérieurs restent despotiques ou tyranniques, ignorent la volonté du peuple et pratiquent la raison d’État. Mais, puisque la transformation constitutionnelle des États ne se produit pas simultanément au cours de l’histoire universelle, on se heurte au problème des relations entre des entités étatiques hétérogènes, c’est-à-dire du rapport entre des processus 11 H. Kelsen, Peace through Law (1944), New York, Garland, 1973 et The Law of the United Nations, New York, Praeger, 1950. 12 Pour un approfondissement actuel de ce problème : R. B. J. Walker, Inside/Outside : International Relations as Political Theory, Cambridge, CUP, 1993. 77 internes hétérogènes et l’ordre international. En associant indissociablement les transformation du régime intérieur et la paix extérieure, Kant approfondit le chemin exploré par Rousseau dans sa critique des projets de l’abbé de Saint-Pierre, mais en offrant une réponse différente. En premier lieu, Kant ne pousse pas la critique du despotisme au-delà de la perspective de l’État de droit et d’un constitutionnalisme de type libéral. C’est d’ailleurs d’abord sur ce point que Fichte se séparera de lui. Pour Kant, la construction de régimes constitutionnels signifie la séparation des trois pouvoirs, le principe de représentation, la « liberté négative », l’égalité des citoyens devant la loi et leur soumission à une même législation inspirée par le contrat. Il ne s’agit donc pas tout à fait d’une démocratie, mais d’un constitutionnalisme libéral, dans la tradition de Locke et de Montesquieu, même si, comme l’ont souligné certains interprètes, la problématique « républicaine » de Kant se rapproche d’une conception « participative » de la liberté politique : il va de soi selon lui que le peuple doit avoir le « pouvoir de décider s’il doit y avoir la guerre ou non ».13 Dans les deux « appendices » au Projet de paix perpétuelle, Kant insiste tout particulièrement sur l’importance de mettre un terme non seulement au recours au secret, aux arcana imperii, mais au pouvoir arbitraire du prince en ce qui concerne les décisions relatives à la guerre et à la paix. De nos jours, la question de savoir si l’établissement de la paix est possible en l’absence d’une telle condition préalable reste au centre du débat.14 Le premier « article définitif » doit être interprété à la fois comme un changement du statut juridique des contractants et comme une condition politique du pacte. Il s’agit seulement d’une des conditions politiques du pacte – mais elle est fondamentale -, d’une condition nécessaire mais non suffisante. En réalité, la démocratie à l’intérieur n’implique pas eo ipso un comportement démocratique vis-à-vis de l’extérieur – et cela durera tant qu’il y 13 Cf. I. Kant, Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien », trad. par L. Gullermit, Paris, Vrin, 1992. 14 Pour le débat contemporain sur les relations entre démocratisation intérieure et paix, cf. en particulier B. Russett, Grasping the Democratic Peace, Princeton, Princeton University Pres, 1993. 78 aura des États non démocratiques ou simplement agressifs et tant que la « société internationale » dans son ensemble ne sera pas complètement démocratisée, et pas seulement certaines de ses composantes. L’interaction entre les deux niveaux ressemble à un « cercle vicieux » car « l’accomplissement d’un processus est entravé par l’inaccomplissement de l’autre ». Alors que le constitutionnalisme républicain a trait aux relations entre chaque État et ses citoyens, le troisième « article définitif », sans doute le plus original, consacré au cosmopolitisme, a trait aux relations entre un État et les citoyens des autres États. Avec l’idée cosmopolitique, Kant dépasse les limites du « droit des gens », tel qu’il était conçu par Grotius, Vatel et Pufendorf qui basaient le droit international sur la volonté exclusive des États et le considéraient comme un « droit provisoire ». Mais, en ayant en tête l’évolution récente du débat constitutionnel au sein de l’UE, les dernières lectures des exégètes de Kant montrent qu’il est possible d’envisager une interprétation plus ouverte du cosmopolitisme kantien conçu comme une transition vers une hypothétique république de type fédéral. Il s’agit de ce que nous appellerons une version forte du droit cosmopolitique qui a des implications décisives quant à la souveraineté des États et à la nature du pacte international, thème principal du deuxième « article définitif ». Le lien entre les droits de l’homme et la paix internationale est essentiel : ils représentent le trait d’union entre le constitutionnalisme national et la paix internationale, entre les environnements intérieur et extérieur de la démocratie. Nous sommes sur un terrain proche, mais néanmoins nettement distinct, du « globalisme juridique » de Hans Kelsen. Le commentaire par Bobbio de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 se conclut, sans que ce soit un hasard, par un parallèle avec la Déclaration universelle approuvée en 1948 par les Nations Unies, qui exprime en même temps un espérance morale et un raisonnement logique : 79 « De la même manière que les déclarations nationales furent des présupposés nécessaires à la naissance des démocraties modernes, la Déclaration universelle des droits de l’homme n’estelle pas le présupposé de la démocratisation du système international dont dépend la fin du système traditionnel de l’équilibre, dans lequel la paix n’est jamais qu’une trêve entre deux guerres, et le commencement d’une ère de paix stable qui n’ait plus la guerre comme alternative ? »15 De façon très analogue, Jürgen Habermas et Noberto Bobbio interprètent Kant en mettant l’accent non seulement sur les aspects juridiques du pacifisme, mais aussi sur ses dimensions extrajuridiques, la morale, les institutions internationales, l’espace public. La question des implications institutionnelles du droit cosmopolitique avait du reste déjà été soulevée par Kant. Au-delà de sa dimension strictement juridique, le droit cosmopolitique doit aussi être conçu comme une forme de pression extra-institutionnelle d’une autorité morale soutenue par l’opinion publique internationale, si celle-ci existe (et sur telle ou telle question cruciale, comme la défense de la paix, il est indubitable que celle-ci peut se développer et avoir un impact considérable), sans cependant imprégner la nature institutionnelle du pacte. Et en effet, les Peace Studies, les recherches sur la paix des écoles scandinave et anglo-saxonne ont fait à juste titre ressortir le caractère primitif du droit international réel ainsi que ses apories pratiques, ce que l’histoire récente, en dépit des progrès réalisés de 1945 à 1989, a confirmé. Définir Kant comme un « pacifiste juridique » est donc pertinent mais néanmoins insuffisant. 16 Le noyau de cette question, c’est l’étendue des limites de la souveraineté étatique qui sont nécessaires pour garantir une paix stable et la voie réaliste de leur mise en œuvre. Traditionnellement, les deux pôles sont : foedus ou civitas ? République universelle ou 15 N. Bobbio, « La Révolution française et les droits de l’homme », in L’État et la démocratie internationale, op. cit., p. 137. 16 Cf. J. Habermas, La paix perpétuelle, le bicentenaire d’une idée kantienne, Paris, Cerf, 1996 ; D. Held, Democracy and the Global Order, Stanford, Stanford University Press, 1995 ; R. J. Vincent, Human Rights and International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Pour une critique du « paradigme cosmopolite », voir D. Zolo, Cosmopolis, Londres, Polity Press, 1995, chap. 2 et 4. 80 confédération d’États souverains ? État des peuples ou simple alliance entre États ? Mais, dans ce cas, il ne faut pas partir du schéma dichotomique, mais l’approfondir et le dépasser si l’on entend parvenir à concilier le normativisme et l’évolution du système réel des relations internationales. Jusqu’à quel point Kant nous aide-t-il dans ce parcours innovateur ? Au cours des relectures de Kant, une controverse s’est fait jour au sujet des fameuses « oscillations » repérables dans les textes des années 1790. En résumé, pour certains, les « articles définitifs » semblent indiquer sa préférence pour une prudente confédération d’États qui, tout en dépassant la notion traditionnelle de traité de paix et en cherchant à stabiliser de manière permanente la paix, s’efforce d’empêcher ce qui représente le plus grand danger aux yeux de Kant : l’établissement d’un super-État mondial despotique. Et en effet, certaines des implications des « articles définitifs » paraissent confirmer cette interprétation qui insiste sur la préservation par Kant des souverainetés nationales : 1. quel peut être le sens du droit de visite au sein d’une République universelle à l’échelle du monde ? 2. Pourquoi insister sur l’importance du changement de statut des parties contractantes s’il ne s’agit pas d’un simple pacte d’association de type confédéral ? 3. Une union de type étatique – un État de peuples – n’implique-t-elle pas forcément un « rapport d’un supérieur (le législateur) à un inférieur (celui qui obéit, c’est-à-dire le peuple), ce qui est contraire à la présupposition », à savoir à l’exigence que chaque peuple, en s’unissant aux autres, ne finisse pas par perdre sa liberté ? Il semble finalement que l’établissement d’une société civile internationale, d’une république universelle unique soit bloquée par la protection de la liberté et de l’autonomie souveraine de chaque peuple et de chaque État. 81 A l’encontre de cette conclusion, d’autres spécialistes plus récents de Kant17 ont non seulement apporté d’importants éclaircissements philologiques relatifs aux passages les plus ardus du texte du Projet de paix perpétuelle, mais ils ont replacé ces derniers dans le cadre de l’œuvre d’ensemble de Kant, en tenant compte des écrits suivants et de ceux des années 1780, la décennie des trois grandes Critiques.18 A cet égard, il faut accorder une attention particulière à une œuvre publiée en 1793, La religion dans les limites de la simple raison. Dans son fameux article Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien (septembre 1793), Kant recommande (in thesi) aux États de renoncer à leur liberté sauvage et de se soumettre à des « lois publiques contraignantes », mais il accepte (in hypothesi) la solution confédérale comme un « succédané négatif » de celles-ci : l’établissement d’une république universelle est ainsi renvoyée à une perspective historique d’avenir. mais cette oscillation apparente n’est pas convaincante. Etant donné que Kant adhère à l’idéal cosmopolitique, il ne peut accepter comme définitive l’opposition entre l’idéal théorique et la pratique réelle. Un idéal, un devoir moral, qui ne peut se traduire en une expérience pratique serait, en tant que tel, irrationnel. S’il fallait le qualifier d’utopique ou de philanthropique, il se disqualifierait. En réalité, « « l’affirmation que ce qui est valable en théorie, grâce aux principes de la raison, est aussi valable en pratique, est vrai aussi du point de vue cosmopolitique ». De l’avis de ces interprètes, c’est donc précisément la thèse qui correspond à sa conviction profonde et, en mentionnant l’hypothèse, Kant se contente de 17 Il faut souligner l’importance des travaux de G. Marini, Kants Idee einer Weltrepublik, in J. M. van Tongeren e.a., Eros and Eris, Amsterdam, Kluwer, 1992, p. 133-46 ; Id., Il discorso cosmopolitico nel progetto kantiano di pace perpetua, in Studi kantiani, VIII, 1995, p. 87-105 ; Id., Kant e il diritto cosmopolitico, in Iride, I-IV, 1996, p. 126-40 ; Id., Tre studi sul cosmopolitismo kantiano, Pise-Rome, Istituti poligrafici editoriali e internazionali, 1998. Dans un sens convergent, on trouve les lectures de G. Cavallar, Pax Kantiana, Vienne, Boehlau, 1992 et de P. Hassner, E. Kant, in L. Strauss, J. Cropsey, History of Political Philosophy, op. cit., à la différence de l’interprétation « confédéraliste » de B. Bourgeois, La philosophie allemande, op. cit., p. 100. Voir aussi la philosophie politique de Kant, avec des contributions de E. Weill, P. Hassner, R. Polin et N. Bobbio, Paris, 1962 ; A. Hurell, Kant and the Kantian Paradigm in International Relations, in Review of International Studies, n° 16, 1990, p. 183-205 et O. Höffe, Immanuel Kant, Munich, 1983. 18 Cf. E. Kant, Œuvres philosophiques, tomes II et III, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1984 et 1986. 82 donner la parole à ses adversaires, en présentant leurs arguments et en dénonçant le refus des États de progresser vers une communauté politique cosmopolitique. Les écrits de l’époque des Critiques (1781-1790) et ceux qu’il publiera ensuite jusqu’en 1798 permettent de mieux cerner la solution institutionnelle grâce à laquelle on arrive en partie à surmonter la crainte d’un super-État mondial despotique, principal frein à la recherche innovatrice. Le dilemme entre État universel ou confédération s’enrichit ensuite d’une précision très importante, une sorte de troisième voie : l’opposition de Kant à l’idée de monarchie universelle (facilement applicable à l’hégémonie française émergente) et sa préférence pour une formule atténuée de la république universelle conçue comme une « république de peuples librement fédérés » (Staatenverein, Republik freier verbündeter Völker dans La religion dans les limites de la simple raison). Ce passage est surtout important pour l’accent placé sur la liberté d’association. Les écrits de 1793 permettent d’éclaircir les obscurités du Projet de 1795 et de reconstituer le fil de l’unité de la pensée de Kant. Bien que situé dans une perspective cosmopolitique, le Staatenverein revêt une forme politique originale, qu’on ne peut en aucun cas assimiler purement et simplement à celle d’un État fédéral, car il garantit avant tout la liberté des républiques contractantes. En outre, la voie qui conduit à se rapprocher de l’idéal doit se baser sur les règles de la prudence et de la politique. Enfin, ce qu’on a appelé un « chiliasme philosophique » ne s’inscrit pas dans une perspective théologique19. La société cosmopolitique que Kant décrit dans son œuvre sur La religion ne prétend pas rendre les hommes heureux mais simplement faciliter la paix (la condamnation de la guerre est absolue) et garantir le respect des droits de l’homme. Le pacte d’union entre les États ouvre une perspective de recherche innovatrice par les formes d’équilibre qu’il prévoit entre la liberté des composantes particulières et le lien de 19 A la différence du chiliasme ou millénarisme religieux qui imagine un royaume de Dieu sur terre ou une Eglise universelle, le chiliasme philosophique est un concept laïque, qui ne promet pas le salut, mais repose sur une confiance dans le progrès de l’histoire, facilité par la nature et l’action humaine et débouche sur une paix perpétuelle sans l’usage de la contrainte (respublica universalis noumenon : cf. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, op. cit. p.). 83 la communauté des peuples. Il ne s’agit pas simplement d’une association confédérale, respectant rigoureusement la souveraineté des États membres. Mais il ne s’agit pas non plus d’une unification des États dans un État supranational universel et cela non parce qu’il serait prématuré et qu’il ne pourrait qu’être le fruit d’un long processus historique, mais surtout parce qu’il risquerait de ne pas respecter entièrement l’autonomie de ses composantes. Il s’agit finalement, en termes contemporains, d’une forme politique sui generis, à caractère subsidiaire et non substitutif et centralisateur par rapport aux républiques qui en font partie. On voit ainsi apparaître une claire délimitation par rapport à la domestic analogy de Hobbes, à l’analogie entre pacte interne et pacte international. Il y a analogie entre les deux quant au point de départ (l’état de nature, la liberté sauvage) mais pas quant aux modalités d’en sortir, ni quant au point d’aboutissement (qui au niveau international ne peut pas être assimilé à un État). Si c’est exact, Kant soutient dès lors l’idée d’une union d’États qui comporte des traits à la fois de type fédéral et confédéral, mais à la condition de ne pas se transformer en État « monarchique », en super-État centralisé, ce qui reviendrait à remplacer l’anarchie par l’autocratie. C’est en ce sens précis que Kant est à la source d’une recherche de la pensée politique internationaliste et européiste toujours vivante de nos jours, en dépit de grands changements et différences historiques : de l’émergence du nationalisme et de l’impérialisme aux progrès de l’interdépendance globale, des cinquante ans du système de la dissuasion nucléaire bipolaire aux incertitudes du monde globalisé de l’après-guerre froide. Il ne s’agit pas d’un pacifisme utopique, religieux ou laïque, ni de la cité de Dieu sur terre, mais de la mise en cause, à partir d’arguments rationnels, du modèle de l’équilibre entre puissances qui dominait tant l’histoire que les doctrines de son époque.20 20 Il faut souligner la distance sidérale qui sépare ces relectures contemporaines de Kant, auxquelles il faut joindre celle de Habermas, des simplifications sur la « fin de l’histoire » répandues dans la littérature américaine et internationale du début des années 1990 (F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1993). 84 3. 5. Fichte : du cosmopolitisme au nationalisme Parmi les disciples de Kant, le plus original est sans conteste Johann G. Fichte21 qui, à partir des questions ouvertes par son maître, inaugurera le grand mouvement philosophique de l’idéalisme allemand22. Baptisée par lui « Doctrine de la Science » (Wissenschaftlehre), la philosophie de Fichte est une philosophie de l’action, caractérisée par le « primat de la raison pratique », orientée vers la transformation du monde et l’affirmation de la liberté humaine identifiée avec la réalisation de l’autonomie du Moi agissant. A la différence de beaucoup d’autres philosophes et écrivains allemands (dont Kant), le jeune Fichte ne se limitait pas à affirmer sa sympathie envers les principes et les valeurs proclamés par la Révolution française, mais se revendiquait d’une complète identité d’aspiration : « de même que cette nation [la française] arrache l’être humain aux chaînes extérieures, mon système établit l’homme comme un être autonome. C’est durant les années où la nation [française] acquérait de haute lutte la liberté politique que mon système est né, c’est sa valeur qui développa en moi l’énergie nécessaire pour comprendre cela »23. Fichte allait de ce fait accorder nettement plus d’attention à la politique que la plupart des philosophes et, à plusieurs reprises, ses écrits furent au centre du débat en Allemagne. En 1792, Fichte publie, sous le couvert de l’anonymat, une violente attaque contre la politique culturelle réactionnaire, opposée aux Lumières, qui régnait en Prusse depuis l’avènement du roi Frédéric-Guillaume II. Dans cette Revendication de la liberté de penser, il 21 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814),auteur d’un grand nombre d’œuvres philosophiques et politiques. Après avoir été au cours des années 1790, un partisan résolu de la République française au nom des idéaux cosmopolites, son opposition à Napoléon de conduira d’abord à prôner une forme de socialisme d’Etat autarcique, puis à devenir l’inspirateur philosophique du mouvement national allemand. Citons parmi ses œuvres : les Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française (1793), l’Assise fondamentale de la Doctrine de la Science (1794) ; le Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la Science (1796) ; le Système de l’éthique selon les principes de la Doctrine de la Science (1798) ; L’Etat commercial fermé (1800) ;Le caractère de l’époque actuelle (1805) ; les Discours à la nation allemande (1808) et la Doctrine de l’Etat (1813). 22 Cf. Ernst Cassirer, Les systèmes post-kantiens, Presses Universitaires de Lille, 1983. 23 J. G. Fichte, Lettres et témoignages sur la Révolution française, Paris, Vrin, 2002, p. 54-55. 85 affirme sa préférence pour une évolution progressive et graduelle par la voie des réformes et de la propagation de la raison, tout en affirmant qu’au cas où les souverains allemands s’obstineraient à maintenir le despotisme et l’obscurantisme, une révolution deviendrait nécessaire. L’année suivante, il s’attaque aux détracteurs de la Révolution française à travers une polémique visant à prouver la légitimité du droit d’un peuple à changer la constitution de l’Etat, les Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française (1793-94). Alors que l’exécution de Louis XVI, la dictature jacobine et la Terreur ont suscité une profonde aversion envers les républicains français chez la plupart des intellectuels allemands, Fichte se place résolument à contre-courant en appliquant au pied de la lettre les critères du Contrat social de J.-J. Rousseau à l’appréciation des événements de France : la Révolution est justifiée car la volonté en acte des citoyens représente l’unique critère de légitimité d’un régime politique, en l’occurrence de la Constitution républicaine. Contre tous ceux qui critiquaient comme illusoire ou néfaste la volonté des Français de rebâtir sur une table rase, à partir de la seule raison, la totalité du droit et des institutions, Fichte rétorquait que « la question du droit ne ressort nullement du tribunal de l’histoire » et refusait toute valeur aux enseignements de l’expérience historique et de la prudence politique. Dans le Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la Science (1796-97), Fichte jette les bases d’une philosophie politique profondément originale en séparant entièrement le domaine du droit, qui a trait au comportement extérieur de l’homme en société, et celui de la morale, qui ne concerne que le for intérieur de l’individu. Il s’écarte du paradigme traditionnel de l’Ecole du droit naturel (individualisme, état de nature, contrat social) : selon lui, la notion de droits originels de l’homme isolé n’est qu’une « fiction » nécessaire d’un point de vue conceptuel, mais dans la réalité les hommes sont toujours inclus dans une communauté politique et la vraie tâche de la philosophie politique est d’établir les normes qui garantiront au mieux l’équilibre de leurs droits et de leurs libertés réciproques. 86 Comme Kant, Fichte considère que seule une constitution républicaine est véritablement légitime, mais s’il partage avec lui l’idée de la nécessité de la représentation, il rejette en revanche celle de la séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Selon Fichte, l’autorité politique doit constituer un corps unifié mais il faut la compléter par une institution de contrôle et de censure, les éphores, chargés d’empêcher l’abus ou l’usurpation du pouvoir par les gouvernants. Fichte a toujours consacré beaucoup d’attention aux relations internationales et aux voies et moyens permettant de sortir de l’état de nature international et d’assurer la paix. Ces vues à ce sujet évolueront considérablement. Trois grandes étapes marquent cet itinéraire. Pendant la période républicaine en France (1792-1799), Fichte défendra la portée universelle des nouveaux principes proclamés outre-Rhin. Tout en louant hautement la valeur du Projet de paix perpétuelle de Kant, il en divergeait sur plusieurs points : a) La fédération des peuples (Völkerbund) prônée par Kant ne devait être qu’une « forme de transition », l’objectif ultime restant l’établissement d’une « République universelle » ; b) les relations commerciales internationales, loin de contribuer au rapprochement pacifique des peuples, entretenaient les rivalités coloniales et maritimes entre les grands Etats et représentaient de ce fait une nouvelle source de guerres. En outre, les profits extérieurs offraient une soupape de sécurité à l’Ancien Régime ; c) les régimes despotiques étant belliqueux par nature, l’établissement de régimes républicains représentait un préalable absolu à l’établissement de relations pacifiques entre les Etats. d) une fédération de Républiques ne pouvait dès lors se limiter, comme l’affirmait Kant, à n’être qu’une alliance défensive. Elle devait au contraire propager activement les principes et les institutions républicains dans son environnement international, y 87 compris par la voie des armes. Dans le contexte de la guerre entre la République française et la coalitions des puissances monarchiques, Fichte voyait dans les victoires militaires de la France la condition sine qua non de la démocratie et de la paix européennes. Après le coup d’Etat du 18 brumaire de Napoléon (9 novembre 1799), Fichte se détournera de la France. Au cours de cette période d’accalmie relative des conflits européens (1800-1805), sa réflexion sur l’échec des espérances de la Révolution le conduira à chercher des voies entièrement nouvelles permettant d’assurer le progrès social et la paix internationale. Dans L’Etat commercial fermé (1800), il développera un modèle de « socialisme d’Etat »24 fonctionnant dans le cadre d’une économie nationale autarcique. L’Etat, ayant pour principale tâche d’assurer une répartition équilibrée des ressources naturelles et des revenus, doit protéger la production et le commerce intérieurs des perturbations inévitablement provoquées par les échanges internationaux en fermant hermétiquement les frontières. Dans le contexte de l’époque, il s’agissait avant tout de protéger l’économie allemande et même celle de toute l’Europe continentale de la concurrence redoutable de l’Angleterre, dont la puissance économique et financière reposait sur un triple monopole industriel, maritime et colonial. Au niveau international, Fichte prônait la formation d’un nombre limité de grands Etats viables25, en possession de « frontières naturelles » permettant d’assurer leur autosuffisance économique. Entièrement voués aux tâches du progrès social et culturel intérieur, ceux-ci ne pourraient que renoncer à toute ambition expansionniste et coexister pacifiquement. Fichte allait une nouvelle fois profondément modifier ses positions après les victoires de la France napoléonienne dans les guerres de 1805 et de 1806-07 (défaite de l’Autriche à 24 Le terme « socialisme » n’existait pas encore à l’époque, mais ultérieurement d’importants penseurs socialistes se référeront à Fichte comme à un précurseur. Cf. Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, Paris, Maspéro, 1967. 25 C’est sur ce point qu’il se différenciait de J.-J. Rousseau qui jugeait que seuls les petits Etats constituait un cadre républicain adéquat. 88 Austerlitz en décembre 1805 ; dissolution du Saint-Empire en juillet 1806 ; défaite de la Prusse à Iéna en octobre 1806 ; traité de Tilsit en juillet 1807 établissant un condominium franco-russe sur le continent européen). Les Etats allemands ont connu un effondrement lamentable devant le nouvel empire qui règne désormais en maître sur l’Allemagne et la plus grande partie de l’Europe. Avec les deux Dialogues patriotiques (1806-07) et surtout avec les Discours à la nation allemande (1807-08), Fichte va devenir un protagoniste exalté du patriotisme allemand. Jusqu’à la défaite finale de la Prusse, il va miser sur la transformation du conflit en une guerre de résistance nationale de tout le peuple au cours de laquelle pourraient se former les conditions de l’unification allemande dans un Etat nouveau, à caractère républicain. C’est dans ce contexte qu’intervient la rédaction d’un importait essai sur Machiavel, avec notamment la reprise de l’appel à l’apparition d’un Prince nouveau susceptible de faire aboutir les objectifs nationaux par une politique de force. Après la défaite, Fichte développera l’idée d’un plan d’éducation nationale destiné à la formation d’une nouvelle génération apte à prendre en charge le redressement politique et militaire de l’Allemagne. A partir de1800, Fichte a donc rompu avec la conception libérale d’un Etat minimal (défendue par Kant et par W. von Humboldt) et il ne cessera par la suite d’attribuer un rôle et des prérogatives de plus en plus étendus à l’Etat : Etat protecteur, Etat planificateur, Etat éducateur. La philosophie patriotique de Fichte s’accompagne d’une relecture de toute l’histoire de l’Europe qui le conduit à attribuer un caractère et un rôle exceptionnel au peuple allemand. En vertu des qualités « originelles » de leur langue, les Allemands ont toujours été et sont les seuls à pouvoir assurer une véritable synthèse des apports de chaque composante de la famille européenne et les seuls à être à l’origine d’innovations et de créations véritables. Au niveau politique, les Allemands sont le seul peuple prêt à adopter une constitution républicaine, de 89 même qu’ils sont les seuls à ne pas se livrer à l’expansion coloniale, ni à chercher à dominer les autres peuples européens. La réalisation de l’unité, de l’indépendance et de l’émancipation politique de l’Allemagne offrirait à tous les autres peuples le modèle de l’application des idéaux cosmopolitiques communs. En revanche, la chute des Allemands et leur absorption dans l’Empire français marquerait la fin de toutes les espérances et le retour à la barbarie. Justifiée dans le contexte de la résistance nationale à la domination de l’impérialisme napoléonien, la philosophie fichtéenne du patriotisme allemand servira aussi d’inspiration et de modèle à la construction de bon nombre d’autres idéologies nationalistes (parfois démocratiques, parfois autoritaires) au cours des XIXe et XXe siècles. En Allemagne toutefois, les protagonistes ultérieurs du pangermanisme, de l’impérialisme et du nazisme s’y référeront volontiers, en l’instrumentalisant comme source d’inspiration, tout en rejetant sans scrupules les valeurs cosmopolitiques et démocratiques qui, pour Fichte, étaient indissociables du patriotisme authentique. 90 3. 6. Ordre interne et ordre international chez Hegel La critique radicale du point de vue kantien a été menée par le plus grand représentant de l’idéalisme allemand au commencement du XIXe siècle, Georg W. F. Hegel26 dont l’œuvre de philosophie du droit et de l’État publiée en 1821 comporte une critique de la théorie du droit naturel en général et de la théorie kantienne en particulier. Hegel représente à la fois un point culminant et un dépassement de la théorie du droit naturel.27 Nous allons rappeler assez brièvement certains passages de la théorie hégélienne de l’État. Il est exact, comme l’ont affirmé plusieurs interprètes, que Hegel s’est consacré pendant toute sa vie à la question de l’établissement d’un État moderne à la hauteur des défis et de la revendication de liberté représentés par la Révolution française, qu’il concevait comme l’aube d’une ère nouvelle. Au niveau des formes politiques concrètes, sa réflexion s’est attachée à une réélaboration de l’idée de monarchie constitutionnelle. Mais, de son oeuvre de jeunesse sur la Constitution de l’Allemagne jusqu’aux Principes de la philosophie du droit, et à la différence des théoriciens libéraux de l’État constitutionnel minimal, Hegel se place dans la perspective de l’établissement d’un État qui soit à la fois un remède à l’anarchie et la forme suprême de réalisation de la raison. L’État hégélien est un État au sens large du terme puisqu’il inclut les deux moments dialectiques qui le précèdent, la famille et la société civile. Les corporations et autres structures intermédiaires constituent les racines éthiques de l’État : elles permettent, d’une part, à l’homme de dépasser la condition malheureuse de l’individu dans la société civile moderne et, de l’autre, d’assurer la synthèse des 26 G. W. F. Hegel (1770-1831), après des études au séminaire de Tübingen et la période d’enthousiasme juvénile pour la Révolution française, sera précepteur à Berne et à Francfort et enseignera ensuite à l’Université de Iéna, au gymnase de Heidelberg et à l’Université de Berlin où il sera une autorité intellectuelle et académique jusqu’à sa mort. A part la Constitution de l’Allemagne de 1802, on rappellera la Phénoménologie de l’esprit de 1807, l’Encyclopédie des sciences philosophiques de 1817 et sa principale oeuvre de théorie politique, les Principes de la philosophie du droit de 1821. 27 Cf. surtout N. Bobbio, Hegel et le droit, in L’État et la démocratie internationale, op. cit., p. 159-90. Signalons dans l’immense bibliographie consacrée à Hegel les titres suivants : J. D’Hondt, Hegel et la pensée moderne, Paris, PUF, 1970 ; Id., Hegel et le siècle des Lumières, Paris, 1974 ; E. Weil, Hegel et l’État, Paris, Vrin, 1970, J. Ritter, Hegel et la Révolution française, Paris, Beauchesne, 1970 ; S. Avineri, Hegel’s Theory of Modern State, Londres, Cambridge University Press, 1972 ; M. Riedel, Studien zu Hegel’s Rechtsphilosophie, Francfort, Suhrkamp, 1969 ; J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988. 91 contradictions sociales de la société civile elle-même (Hegel avait découvert la notion de société civile à travers sa lecture d’Adam Ferguson).28 Il est clair que la pensée hégélienne se place déjà dans le cadre du XIXe siècle et exprime aussi les aspirations de la volonté de puissance de nouveaux États-nations comme la Prusse et par la suite l’Allemagne, qui deviendront des protagonistes importants du XIXe et de la première partie du XXe siècles. Mais, par-delà ce contexte historique en mouvement, il peut être intéressant d’approfondir un nœud théorique : quel est la vision hégélienne de l’équilibre entre la liberté des États et la paix ? entre l’ordre interne et l’ordre international ? Selon Hegel le projet cosmopolite de Kant est irréaliste, car l’adhésion des États aux traités ne se base que sur leur volonté souveraine et donc sur un élément contingent et à caractère provisoire.29 Noberto Bobbio suggère d’étudier l’évolution d’ensemble de l’interprétation hégélienne du droit comme clé de sa conception de l’État et donc des relations internationales, en insistant particulièrement sur les oeuvres de maturité, les Principes de la philosophie du droit de 1821 et les dernières versions de l’Encyclopédie des sciences philosophiques de 1817 à 1827. La critique hégélienne du contractualisme de la théorie du droit naturel est centrée sur le concept d’État. Dès son analyse de 1802, inspirée par Machiavel, sur la crise politique de l’Allemagne,30 l’État n’est pas envisagé comme une simple association contractuelle et la Constitution est définie comme l’« organisation du tout », en opposition à la privatisation des institutions. Selon Hegel, le passage de l’anarchie à l’ordre étatique tire ses origines préjuridiques d’une volonté politique créatrice (« un nouveau Thésée ») ou, comme il le dira plus tard, d’une « totalité éthique », c’est-à-dire de l’ensemble de l’expérience vitale et historique de la nation. Le contractualisme et la théorie du droit naturel sont donc remis en question tant 28 Adam Ferguson (1723-1816) enseignait la philosophie à l’Université de Edimbourg et est l’auteur des essais sur l’histoire de la société civile (1767). 29 G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1975, § 333. 30 G. W. H. Hegel, La Constitution de l’Allemagne, in Ecrits politiques, op. cit. 92 du point de vue intérieur qu’international. La « vie éthique » (Sittlichkeit), synthèse de tous les aspects de la vie pratique – économie, coutumes et politique – est opposée au droit formel et au contractualisme. Il faut rappeler que Kant est une cible privilégiée de la critique du jeune Hegel à l’encontre de la centralité du droit défendue par l’Ecole du droit naturel, en particulier du droit privé. Ce n’est pas seulement l’individualisme qui se voit radicalement replacé dans le cadre de la société civile de Hegel : le contractualisme lui-même, dans son application à la vie intérieure et internationale, se voit accusé de prétendre fonder la réalité publique suprême, l’État, sur une institution privée telle que le contrat. D’autre part, de ses écrits de Iéna (1801-07) à la Philosophie du droit, en passant par le « système de Nuremberg », Hegel a procédé à une véritable réévaluation du droit, notamment du droit public, qui nourrit l’ensemble du système de sa maturité : « chaque niveau de développement de l’Idée de la liberté a son droit propre, parce que ce niveau représente l’existence empirique de la liberté dans une de ses déterminations », que ce soit la vie privée, la société civile, l’État et aussi les relations internationales.31 C’est par conséquent dans ce cadre qu’il faut situer, à l’intérieur, la systématisation créatrice des rapports entre la société civile et l’État, à travers le rôle joué par les organismes intermédiaires, les corporations. En deuxième lieu, on voit apparaître la distinction entre le droit extérieur des États (qui fait partie du droit public, suivant la tradition remontant à Grotius) ou droit international, et le « droit absolu » de l’État « guide » appartenant aux puissances hégémoniques qui se sont succédées dans le cadre de l’histoire universelle. En ce qui concerne le droit extérieur de l’État, Hegel ne 31 G. W. H. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 330. On trouve par conséquent chez Hegel quatre formes de droit et de liberté : le droit de la société civile est l’intermédiaire entre le droit privé et le droit public, entre le contrat et la Constitution. C’est un droit la fois public et privé, oeuvre des organes publics mais ayant pour objet la régulation des rapports privés. Mise à part cette innovation conceptuelle, qui trouve ses origines dans l’importance du concept de société civile chez Hegel, il conserve le moment précédent, celui de la liberté « négative » de l’individu, la liberté vis-à-vis de l’État, à l’égard de l’État, et qui correspond au « droit abstrait » du droit naturel. Mais il la subordonne au droit public interne et constitutionnel, qui vient après la société civile et qui règle la « liberté dans l’État ». Et finalement, il y a le droit international, liberté de l’Etat, et le droit absolu. 93 partage pas, c’est une thème crucial, la distinction kantienne entre droit international et droit cosmopolitique. C’est la Constitution qui fait de l’État un membre à part entière de la communauté internationale, qui transforme un peuple en un État titulaire d’un droit extérieur par rapport aux autres États : avant tout le droit de décider de la guerre et de conclure la paix et le droit d’établir des traités. Mais les États, « entités indépendantes » (Selbstständigkeiten) sont audessus des traités de même que, à l’intérieur, ils sont au-dessus des intérêts de la société civile – qu’ils intègrent et régulent. Leur tâche prioritaire est de rendre possible « la survie de la totalité », « l’existence du tout ».32 Le concept hégélien de Constitution s’oppose donc tout autant à la perspective juridique cosmopolitique de Kant qu’à la tradition du droit international de Grotius : aucune limitation extérieure de la souveraineté des États ne peut être considérée comme définitive. La dialectique entre les esprits nationaux particuliers est au cœur de l’histoire universelle et elle représente le « tribunal mondial » écrit Hegel, en ajoutant ainsi la dimension de la temporalité historique à la description hobbésienne originaire de l’état de guerre de tous contre tous. Il existe une possibilité d’établir la paix à travers des traités, mais elle est fragile, parce que le droit international, bien qu’on puisse l’envisager comme un processus de reconnaissance de l’Autre, a une portée limitée et ne peut être contraignant. 33 Les États se confrontent les uns aux autres comme des volontés particulières et l’éventualité des guerres est donc inextirpable, car du fait qu’ils sont exposés à de multiples offenses inacceptables pour l’honneur, la dignité et la souveraineté des États, il reste toujours, en dépit des traités, « quelque chose d’indéterminé en soi, car un État peut placer son honneur et sa valeur infinie dans chacune des affaires qui le concernent »34. Même l’établissement d’une alliance entre États ne peut que susciter « une négation », « se créer une antithèse et, parce 32 G. W. H. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., §§ 330 et 324. G. W. H. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, §§ 545-49. La première édition est de 1817. 34 G. W. H. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 334. 33 94 qu’elle est dirigée contre quelqu’un, engendrer un ennemi ».35 L’histoire universelle est évoquée à la fin de la Philosophie du droit. Mais on n’y trouve trace ni du chiliasme kantien, ni du progressisme cosmopolitique. Il est évident qu’on ne doit pas attendre le moindre amenuisement de la souveraineté de l’État en suivant la voie de l’approfondissement hégélien de la notion d’État (par rapport à la tradition de Machiavel et de Hobbes) et de ses rapports avec la société civile. La seconde dimension de la conception hégélienne établit l’autre pilier de ce que nous pourrions appeler un réalisme politique de type nouveau par rapport à Hobbes. La réaffirmation de la souveraineté et des volontés particulières des États, ainsi que du caractère inévitablement conflictuel - vis-à-vis de l’extérieur – des coalitions entre États s’accompagne d’une notion inédite de « droit absolu », applicable seulement à certains États, ceux qui disposent de la Herrschaft et pourraient de nos jours être qualifiés d’« États hégémoniques ». L’histoire universelle nous montre en réalité, écrit Hegel, que le deuxième fondement de la conception cosmopolitique de Kant (à côté de l’hospitalité universelle) et du droit international, c’est-à-dire l’égalité entre les États, est tout autant une abstraction que le premier. En réalité, à chaque époque, un État s’impose comme guide et agent (Träger) du développement historique de l’Esprit du monde, titulaire d’un droit absolu, unilatéral, alors que les autres États sont dépourvus de droits par rapport à lui.36 Comme Kant, Hegel poursuit donc une explication rationnelle, enracinée dans la théorie du droit naturel, de l’évolution des relations internationales. Et, comme Kant, il considère l’Europe comme le continent où l’équilibre entre la liberté et l’autorité s’est modulé de la manière historiquement la plus avancée. En effet, après l’opposition dichotomique établie par Hobbes entre le monde civilisé et les sauvages qui vivent à l’état de nature et après le relativisme historique de Montesquieu, l’interprétation hégélienne des rapports entre l’Europe 35 36 Ibid., §§ 333, 334, 336. Ibid., § 347. 95 et les autres continents fait preuve d’originalité. L’application de la méthode dialectique à l’histoire de la civilisation permet de dépasser l’opposition classique entre l’Europe libre et l’Asie despotique et à partir de là, d’une part, de reconstruire une dialectique interne à l’Asie entre le monolithisme de la Chine et le commencement de différenciation de la société en Inde et, d’autre part, de déterminer un parcours dialectique au sein de l’histoire européenne du monde grec au monde romain et de celui-ci au monde germanique. Ce processus dialectique n’est pas achevé. En résumé, il faut souligner les deux principales critiques adressées à Kant. Hegel considère les États, en tant que tels, comme des moments suprêmes de la liberté et des vecteurs du progrès de l’histoire. Alors que pour Kant, l’État ne représente qu’une étape, certes importante, de la sortie de l’état de nature, pour Hegel il s’agit du lieu même de la synthèse entre la liberté et l’histoire universelle. Pour Hegel, à la différence du normativisme kantien, la paix n’est donc ni une valeur morale en soi, ni un objectif universel, et aucune organisation juridique internationale ne pourra jamais apaiser de façon stable le système anarchique des relations entre États souverains. En second lieu, Hegel, en reconstruisant le cours réel de l’histoire, constate la rationalité historique du rôle des États dominants et hégémoniques. Il décrit l’ascension et le déclin des grandes puissances qui ont caractérisé les différentes époques. Dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, il évoque quatre étapes fondamentales du développement de l’Esprit du monde : l’Orient, le monde grec, le monde romain et le monde chrétien-germanique.37 Hegel, comme on l’a noté, sous-estime les ÉtatsUnis, réalité jugée pré-étatique, de même que la puissance maritime de l’Angleterre, mais il pose en toute clarté la question du caractère inévitablement anarchique, mais aussi asymétrique et hiérarchisé du système international. 37 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, 1979. Chapitre IV : Pacifisme et idée nationale dans l’Europe des grandes puissances au XIXe et XXe siècles 4.1 La crise de l’idée d’Europe et les pacifismes libéraux et socialistes La critique théorique de la conception kantienne menée par Fichte et Hegel n’a rien de surprenant car elle correspondait à l’esprit du nouveau siècle. Elle annonçait le début d’une période d’un siècle et demi qui a vu d’une part l’idée de nation parcourir toute une parabole historique et d’autre part les tentatives d’adaptation du « système de Westphalie » entré en crise, c’est-à-dire de l’équilibre armé entre les puissances européennes. Le fait historique que le changement de l’équilibre de puissance entre les Etats européens suffise à caractériser les relations internationales permet d’expliquer les infortunes de la pensée de Kant sur la paix au XIXe et pendant la première moitié du XXe siècles. Coincées entre les nationalismes et les guerres mondiales, la perspective rationaliste et pacifiste et la pensée européiste ont été historiquement marginales jusqu’en 1945, en dépit de quelques généreuses impulsions intellectuelles anticipatrices et, après 1919, de l’expérience controversée de la Société des Nations. Le siècle de la diffusion des nationalismes et de l’équilibre de puissance entre les Etats s’est conclu par les conflits entre impérialismes européens et les prodromes de la première guerre mondiale. L’âge d’or de l’impérialisme européen a débuté aux alentours de la mort de Kant, allant de 1800 à 1945, jusqu’à accaparer 85% de la terre lorsqu’il atteint son apogée en 1914 : l’empire britannique, les empires français, portugais, hollandais et, bien que sous des formes spécifiques, l’expansion de la puissance mondiale américaine. 1 Cette tendance aboutit à la « guerre civile » entre les peuples européens de la première moitié du XXe siècle et aussi le résultat de la radicalisation des idéologies et des intérêts nationalistes. En dépit de ce sombre tableau, le XIXe siècle offre un énorme intérêt historiographique et conceptuel pour les relations entre les idées de nation et d’Etat, de paix 1 A. Pagden, Lords of the World, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 1995, p. 187. 97 internationale et d’unité européenne, dont l’histoire de la fin du XXe siècle montrera qu’elles ne sont pas intrinsèquement inconciliables. On voit apparaître, avec des fortunes diverses, différents courants intellectuels orientés vers la paix dont les trois principaux sont le libéralisme économique, le socialisme et la conception démocratique de la nation. Le libéralisme économique est le rejeton de l’économie politique classique du XVIIIe siècle (Adam Smith, Ricardo) et s’est développé à partir de la diffusion sur le continent européen des résultats de la révolution industrielle en Grande-Bretagne et du développement du commerce international. Les « Congrès pour la paix » organisés – le premier à Londres en 1843, le second à Bruxelles en 1848 – par Richard Cobden, un des plus importants propagandistes de l’idée du libre-échange, symbolisent les intentions politiques de ce courant de pensée.2 L’idée centrale de ce grand admirateur des USA est que, puisque les Etats et les barrières protectionnistes nationales sont les vraies causes des guerres, la libéralisation des échanges commerciaux et l’affaiblissement corrélatif des frontières territoriales et du système des Etats faciliteront la paix mondiale. Il accentue encore une idée classique du libéralisme économique ou libre-échangisme : la libéralisation des marchés aux niveaux intérieur et international implique la réduction du rôle de l’Etat dans l’économie. Plus l’économie est abandonnée à ses lois spontanées, plus les intérêts s’harmoniseront, que ce soit au niveau intérieur ou international : le libre-échangisme est dès lors conçu comme la condition nécessaire et suffisante permettant d’éradiquer les guerres. Kant était certes favorable à la liberté du commerce mais il pensait que celle-ci devait être régulée juridiquement et encadrée institutionnellement pour pouvoir éviter ses implications négatives telles que le colonialisme. Au XIXe siècle s’approfondit la critique du libre-échange initiée par les mercantilistes et les physiocrates. Il faut mentionner ici le théoricien du protectionnisme, l’allemand Friedrich 2 Richard Cobden (1804-1865). Ses écrits sont rassemblés dans The Political Writings of Richard Cobden, Londres, Fisher/Unwin, 1903. 98 List3.En effet, une réalité incontournable s’impose rapidement dans l’histoire : en dépit de ses succès, le libéralisme économique et commercial anglais va trouver des limites infranchissables dans les intérêts nationaux de l’Allemagne et de la France. Il n’est donc pas susceptible, en soi, d’unifier pacifiquement le continent, puisque ce discours du multilatéralisme « cosmopolite » est assimilé à l’intérêt national caché derrière l’hégémonie commerciale britannique et se voit donc discrédité comme une machine de guerre économique au service d’un seul des combattants. Le pacifisme socialiste s’est développé au XIXe siècle sous la forme de l’internationalisme, puisque tant l’affrontement entre la démocratie et l’absolutisme que la lutte des classes paraissaient posséder une dimension mondiale. Mais assez rapidement en Allemagne, sous l’influence de la pensée de Fichte et de sa défense de l’« Etat commercial fermé » à l’encontre du libre-échangisme, il a suivi deux orientations opposées. D’une part, sous l’impulsion de Karl Marx4 et des internationalistes, on élaborera dès 1848 une vision globale du capitalisme mondial, substantiellement favorable à l’internationalisation de l’économie capitaliste, conçue à la fois comme le cadre de l’internationalisme prolétarien (la Première Internationale, née à Londres en 1864 et dissoute en 1876) et comme la prémisse du socialisme (que ce soit à travers une évolution ou un effondrement du capitalisme, d’après les différentes écoles marxistes). Mais, d’autre part, alors que Marx, de sa critique de Hegel en 1843 à sa critique du programme de Gotha du parti social-démocrate allemand en 1875, défend une vision négative de l’Etat, la tradition du socialisme d’Etat se développe dans plusieurs pays dès la moitié du XIXe siècle, et notamment en Allemagne avec Ferdinand 3 Friedrich List (1789-1846), économiste allemand, auteur du Système national de l’économie politique (Paris, Gallimard, 1998). 4 Karl Marx (1818-1883), à l’origine membre de la gauche hégélienne et rédacteur du journal libéral La Gazette Rhénane puis des Annales franco-allemandes s’est lié à Friedrich Engels (1820-1895) avec qui il a écrit le Manifeste du parti communiste (1848). A la fin des années 1840, marquées par son exil à Paris et à Bruxelles, il s’est finalement établi à Londres. Parmi ses oeuvres de jeunesse, les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, la Critique du droit politique hégélien (1843), La sainte famille (1844), L’idéologie allemande (1845) Misère de la philosophie (1847) et diverses oeuvres historiques. Les Fondements de la critique de l’économie politique de 1857-59 ont ouvert la voie aux trois volumes du Capital (1868, 1884 et 1895). 99 Lasalle. Il s’ensuivra un processus de « nationalisation » graduelle des partis socialistes, entamé par le SPD allemand et qui caractérisera le Deuxième Internationale dès son congrès de fondation en 1889. C’est ce que confirme l’évolution de la pensée de son principal théoricien, Karl Kautsky (1854-1938)5 : les socialistes atténuent leur internationalisme originel, élaborent des stratégies de réformes nationales, orientées vers la construction d’Etats sociaux modernes et, dans certains cas, comme en Allemagne et en France, en arrivent à voter les crédits de guerre au moment de la Première guerre mondiale, point culminant d’une longue période de compromis entre le socialisme et la nation. Ils conservaient cependant une rhétorique internationaliste sur la paix et la redistribution des richesses entre le Nord et le Sud de la planète. Il est vrai que la lecture de la critique portée par Kant au colonialisme y a contribué, même si l’on se rappelle que son approche restait juridique et ne recourait à des concepts comme ceux de justice sociale et économique ni sur le plan intérieur, si sur le plan international. Mais une certaine influence de la pensée de Kant sur la social-démocratie, surtout allemande, ne s’imposera que progressivement : d’abord chez Eduard Bernstein (1850-1932), auteur en 1899 d’un ouvrage célèbre, Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie, puis chez Rudolf Hilferding (en 1925, avec la nation d’«EtatsUnis d’Europe ») et finalement après la Seconde guerre mondiale, surtout chez Willy Eichler, principal auteur du programme social-démocrate (en faveur de l’unité paneuropéenne) de Bad Godesberg (1959).6 4.2 L’idée de nation et les « Etats-Unis d’Europe » : une rencontre manquée La réflexion sur la paix et sur l’idée d’Europe s’est aussi développée dans le monde des forces républicaines et démocrates, mais en des termes radicalement nouveaux par rapport 5 Sur l’évolution de la social-démocratie européenne, cf. Histoire du marxisme contemporain, T. 1, 2 et 3, Paris, UGE, 1979 et D. Sassoon, One Hundred Years of European Socialism, Londres, Tauris, 1996. 6 M. Telò, Tradizione socialista e progetto europeo. La storia delle idee della SPD, Rome, Riuniti, 1989. 100 à Kant, parce qu’elle se basait sur l’idée de nation et sur l’essor des mouvement populaires qui avaient explosé à Paris, à Rome, à Venise, à Francfort, à Berlin, à Vienne à Budapest et ailleurs en 1848 et 1849. Un débat se développait en Europe sur le lien entre la révolution libérale et démocratique et la paix internationale. En Italie, à la différence de la vision de Cavour qui cherchait à insérer l’Italie nouvelle dans l’équilibre des puissances, l’impulsion européiste du républicanisme démocratique de Giuseppe Mazzini7 est fondamentale. Tout en prenant ses distances par rapport au communisme, Mazzini rattache la question sociale à l’indépendance nationale basée sur la souveraineté du peuple, mais cela ne l’empêche pas de fonder l’association « Jeune Europe » en 1834 et de revendiquer dans les statuts de celle-ci (art. 14) une unification « fédérale » républicaine du continent, en tant qu’objectif suprême des aspirations nationales et de la lutte contre l’absolutisme de la Sainte Alliance. En réalité, Mazzini défend une perspective à la fois anticosmopolite et européenne au sens confédéral du mot, parce que l’aspiration morale à une solidarité et une fraternité européennes basées sur les valeurs de la Révolution française prend la forme d’une association de nations démocratiques indépendantes.8 Carlo Cattaneo9, pour sa part, liait en revanche la perspective européiste à une remise en cause radicale du concept de souveraineté étatique, y compris du concept républicain né lors de la Révolution française. L’influence du constitutionnalisme suisse et américain l’inclinait à une réforme intérieure des Etats dans un sens fédéral : les « Etats-Unis d’Europe » sont conçus comme le point d’aboutissement logique des « Etats-Unis d’Italie ». Comme 7 Giuseppe Mazzini (1805-1872) adhère très jeune au cosmopolitisme et aux idéaux de la Révolution française. Persécuté dans l’Italie de la Restauration, il passe nombre d’années en exil en France, en Suisse et en Angleterre. Auteur en 1839 du Manifeste de la Jeune Italie, triumvir de la république romaine en 1849 et fondateur du Parti d’Action. Parmi ses oeuvres : Des devoirs de l’homme (1841-60). 8 S. Mastellone (La democrazia etica di Mazzini, Romme, 2000) a attiré l’attention sur un article de Mazzini de 1847 (Nationality and Cosmopolitism) où il oppose un associationnisme international des peuples au cosmopolitisme qui veut « supprimer le sentiment d’appartenance à un pays dans le cœur des peuples et du coup supprimer toutes les nations » (p. 139). Sur l’européisme de Mazzini, cf. les différents écrits de S. Mastellone, notamment Storia della democrazia in Europa, Milan, UTET, 1986, p. 67-74. 9 Carlo Cattaneo (1801-1869) est à la tête du soulèvement des Cinq journées de Milan en 1848 et l’auteur du Manifeste du Politechnico (1839). 101 garantie suprême de la démocratie et de la liberté, il propose de faire du fédéralisme le principe général applicable à tous les niveaux de gouvernement, du plus bas au plus élevé, et il imagine une unification de l’Europe qui ne porterait pas atteinte aux différences locales, régionales et nationales. Cattaneo oppose cette idée à l’interprétation qu’il se fait du républicanisme de Mazzini, mais sans l’illusion de pouvoir purement et simplement importer le fédéralisme américain. Cattaneo est conscient d’un véritable problème, à savoir que tout processus d’unification politique provoque une aggravation des problèmes de légitimité, due à la complexification des institutions et à la centralisation. D’où est venu le mot d’ordre des « Etats-Unis d’Europe » ? Le Congrès de la paix, qui s’est déroulé à Paris en 1849 avec la participation de Richard Cobden et de Victor Hugo, lance dans le discours de ce dernier la perspective des « Etats-Unis d’Europe » comme débouché des mouvements libéraux et nationaux-démocrates. Même si ce mouvement pacifiste et européiste empruntera d’autres voies lors des congrès suivants (Genève en 1867, création de la Ligue pour la paix, avec la participation de Garibaldi ; Berne et Lausanne en 1868 et 1869), sa conception des institutions européennes représentait son point faible. Dans le même discours de Victor Hugo en 1848, on trouve une référence au thème soulevé par Saint Simon10 dans son projet « confédéral » de 1814 d’un Parlement européen (qu’il définit comme un « grand Sénat souverain »11), mais l’accent est plutôt mis sur l’Europe en tant que valeur culturelle et en tant que marché. En dépit des grands espoirs soulevés, le discours de Victor Hugo et le mot d’ordre des « Etats-Unis d’Europe » n’ont eu aucun effet historiquement marquant, car au cours des décennies qui suivirent, tant les forces susceptibles d’enraciner l’idée d’Europe dans le terreau fertile des nationalismes démocratiques que les 10 Claude-Henri de Saint Simon (1760-1825), lecteur de Kant, est l’auteur en 1814 du texte De la réorganisation de la société européenne. Il concevait l’Europe comme le fruit d’une initiative libérale de la France et de l’Angleterre, ouverte à l’Allemagne, à travers l’institution d’un Parlement européen. 11 L’expression « Sénat européen », pour désigner le Conseil européen, a deux précédents : le projet de l’abbé de Saint-Pierre de 1713 et, un siècle auparavant, le Projet politique du duc de Sully, Ministre de Henri IV (publié seulement en 1788) qui proposait un Conseil général de l’Europe qui tiendrait lieu de sénat de ce qui était pour la première fois appelé une Confédération européenne. Cf. J.-P. Faye, L’Europe unie. Les philosophes et l’Europe, Paris, Gallimard, 1992, p. 71. 102 tentatives d’infléchir la politique étrangère et les intérêts des Etats ont échoué. 12 Le mouvement révolutionnaire libéral et démocratique de 1848 est par conséquent certainement un phénomène transnational européen, qui présente des similitudes du fait qu’il combat le même adversaire et qu’il exprime des orientations communes, mais ce n’est pas un mouvement européiste. Ce n’est pas un hasard si Chabod s’interroge sur la compatibilité entre « les aspirations des peuples à la liberté et à l’autonomie et des Etats à être les créateurs de leur destin » et « le principe d’équilibre, devenu un symbole, un nouvel ‘‘universel’’ de l’Europe moderne ».13 Les défaites en 1848-49 des mouvements démocratiques et nationaux inspirés par la Révolution française ont créé une nouvelle configuration en Europe. D’une part, la grande politique épousait les notions d’ordre et de légitimité, exprimées par des personnalités comme Metternich et Talleyrand, et plus tard la notion d’équilibre des puissances de Otto von Bismarck. Elle s’est pliée pendant des décennies à l’hégémonie du réalisme politique : depuis l’affirmation de la notion d’« Etat de puissance » de Heinrich von Treischke14 en Allemagne jusqu’au concept d’« impérialisme libéral » en Grande Bretagne15. Certes, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, on voit se développer une plus grande tolérance à l’égard de la différence des systèmes politiques intérieurs ou au niveau des conception économiques. Par exemple, le concept allemand d’union douanière (Zollverein), clé de l’unification nationale, se distingue et s’oppose nettement à celui de libre-échange soutenu par la Grande Bretagne. En résumé, les grandes puissances souveraines réussissent à se maintenir au centre de l’ordre européen (dénommé « concert européen »), en dépit des grandes transformations et des 12 D’autres conférences internationales de la paix ont été organisées au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, par exemple à Rome en 1891 et à La Haye en 1899 et à nouveau en 1907. Aux vaines tentatives de relancer le mot d’ordre des « Etats-Unis d’Europe », on ajoute alors des propositions institutionnelles, comme en 1899 celle de créer un Cour permanente chargée d’arbitrer les conflits. 13 F. Chabod, Idea d’Europa et politica di equilibrio, Bologne, Il Mulino, 1995, p. 54 ; Id., Storia della politica estera italiana dal 1870 al 1896, 1951 ; cf. G. Calabrò, Chabod e l’Europa, in B. Consarelli, Pensiero moderno ed identità politica europea, Padoue, CEDAM, 2003, p. 148. 14 Auteur de l’Histoire allemande du XIXe siècle (1879) et de leçons sur la Politique. 15 Ch. Wentworth Dilke, Greater Britain (1868). 103 guerres qui ont marqué l’époque qui va du Congrès de Vienne (1815) au Congrès de Berlin (qui, en 1878, est suffisamment flexible pour accueillir de nouvelles nations) et à la première guerre mondiale. Le « concert européen » qui forme l’assise de cette période a freiné et retardé la transformation ultérieure du nationalisme en une force agressive, qui connaîtra son apogée au cours de la première moitié du XXe siècle16, mais il bloque aussi le projet kantien, dans sa dimension européenne comme dans sa dimension cosmopolite. D’un autre côté, le nationalisme des peuples n’a pas donné naissance à un ordre alternatif de paix à cause de ses contradictions internes. Il est certes vrai que, déjà lors de la Révolution française, la démocratie et la nation se mariaient dans les revendications des mouvements « patriotiques ». Mais, au XIXe siècle, l’idée nationale, au cours de sa phase d’expansion, s’est développée selon des perspectives assez divergentes : 1. dans la version d’origine française, de Sieyès à Fustel de Coulanges, de Renan à Mazzini, la nation devient la base de la légitimité démocratique, de la représentation et de la souveraineté de l’Etat et est ouverte sur une dimension européenne et universelle ; 2. en revanche en Allemagne, conformément à Fichte (Th. Mommsen, D. F. Strauss), elle donne naissance à une idéologie exclusive et expansionniste basée sur la langue commune, appelée « pangermanisme ». 3. en termes en partie analogues, dans différents pays d’Europe centrale et orientale, le nationalisme met l’accent sur l’origine historique et aussi sur la diversité linguistique, sur des phénomènes prépolitiques et préjuridiques qui exaltent les différences subjectives, voire même ethniques, en mettant ainsi en cause non seulement le type de cosmopolitisme propre à une partie des élites, mais même la notion d’Europe et jusqu’à celle d’Etat laïque moderne. 16 Sur le nationalisme, cf. E. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780¸Paris, Gallimard, 1992 ; E. Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989 ; J. Breuilly, Nationalism and the State, Manchester, 1982. 104 Dans la poudrière balkanique, cette conception ethnique du nationalisme se mêlera de façon catastrophique à la politique d’influence des grandes puissances pour préparer la Grande guerre. Benedetto Croce, en conclusion de sa fresque historique sur les aventures du nationalisme au cours du XIXe siècle, a opposé « les deux Europes », celle des nationalismes et des impérialismes exacerbés qui sont à l’origine du « gouffre de la guerre de 1914-1918 » et l’Europe de la liberté. L’œuvre de 1932, où il rappelle les prémisses de ce « processus d’union européenne, qui est directement opposé aux compétitions des nationalismes, qui agit contre eux et qui pourra un jour en délivrer complètement l’Europe [et] tend en même temps à la délivrer de toute la psychologie qui se relie aux nationalismes, qui les soutient et qui engendre des manières, des dispositions et des actions toutes semblables », a le sens d’une lecture historiciste du rationalisme kantien en opposition à la dégénérescence de l’idée nationale.17 Par-delà ce que l’historien Krysztof Pomian a défini comme une interprétation ethnocentrique et pré-moderne, « romantique », de la nation18, l’accent mis sur les diversités à l’encontre de l’unité de l’Europe est aussi propre à une autre variante interprétative : la conception libérale de Benjamin Constant, penseur français du premier tiers du XIXe siècle, très éloigné de ce que sera par exemple le libéralisme de Croce. Dans ce contexte, le projet de Kant est critiqué comme une idée normative abstraite au nom d’une notion hyper-pluraliste de la défense des diversités nationales et locales contre le risque d’une fédération européenne jugée synonyme d’homogénéisation.19 La composante « historico-philosophique » du projet kantien a été progressivement remise en cause. D’abord, du point de vue du réalisme de la dialectique hégélienne de l’histoire et ensuite, du côté opposé, de la part des philosophies catastrophistes, irrationalistes, identitaires 17 B. Croce, Histoire de l’Europe au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1973, p. 431. K. Pomian, L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard, 1990. 19 J. Tully, The Kantian Idea of Europe : Critical and Cosmopolitan Perspective, in A. Pagden, The Idea of Europe,op. cit., p. 331-57. 18 105 du déclin de l’Europe, de Friedrich Nietzsche à Oswald Spengler. Le thème de la fin de la culture européenne, la critique de la démocratie libérale se sont diffusés bien au-delà de leur épicentre, la Mitteleuropa, région bouleversée par l’effondrement de l’Empire austro-hongrois après sa défaite dans la Grande guerre. Le pessimisme quant à l’Europe est un pessimisme par rapport à la paix et à la capacité de la politique d’y répondre. On a vu ainsi l’emporter la fragmentation du continent en une multiplicité d’Etats-nations, difficilement à même de s’unir autour d’un projet européen commun, et la perversion nazifasciste de la politique de puissance. Mais toute l’expérience historique de l’Etat moderne ne se réduit pas à cette aventure. En Europe, les Etats démocratiques libéraux de GrandeBretagne, de France, de Suède, de Belgique, des Pays-Bas, entre autres, ont maintenu ouverte la perspective d’une coexistence pacifique des nations européennes et ils l’ont fait précisément dans la mesure où ils se sont montrés capables de dominer les tendances au nationalisme exacerbé et à la volonté de puissance incontrôlée. Mais ce n’est qu’après la reconquête, dans la théorie et dans la conscience européenne, de la nécessaire distinction entre le nationalisme, qui divise l’Europe et l’a menée aux catastrophes des guerres mondiales, et une certaine idée de la nation et de l’Etat, qui est non seulement compatible avec l’unification de l’Europe mais qui peut même y conduire progressivement, qu’on a vu revivre les grands thèmes kantiens de l’équilibre dynamique entre Etat constitutionnel, fédération européenne et perspective cosmopolite. Mais un grand nombre de questions soulevées au cours de ces tragédies et de ces débats dramatiques restent d’une grandes actualité au sein des tendances intellectuelles contemporaines. 4.3 De la « république chrétienne » au pacifisme chrétien En ce qui concerne la contribution de la pensée influencée par l’Eglise catholique à d’idée d’une paix internationale stable, le grand débat des XVIe et XVIIe siècles sur l’ordre 106 international juste, suscité par les conceptions de Vitoria, de l’école espagnole, et par les théories du droit international, est resté un épisode isolé. Une double préoccupation défensive – par rapport aux menaces extérieures et par rapport à la modernité – a prévalu pendant des siècles sur la définition positive de ce que serait un ordre pacifique au niveau de l’Europe et du monde. La tradition intellectuelle de l’Eglise catholique n’a du reste pas toujours été pacifiste, même si elle a contribué à l’idée d’une identité européenne distincte. C’est avant tout dans les limites de la petite Europe carolingienne du IXe siècle (qui couvrait, grosso modo, la superficie géographique de ce qui constituera, mille ans plus tard, les premières communautés européennes de 1950 et 1957) que sera établi un cadre favorable au développement ultérieur du commerce et des universités à partir du XIIe siècle. Dès la fin du XIe siècle, l’Eglise contribue à l’identité européenne conçue en premier lieu en séparation, opposition et rupture avec l’Orient, d’abord à travers le schisme de l’Eglise orthodoxe de Constantinople (le schisme d’Orient date de 1050) et ensuite avec les croisades de l’Europe chrétienne contre les « infidèles » des papes Alexis Ier et Urbain II. L’idée d’une croisade au nom de la « république chrétienne » n’unifie pas l’espace européen, comme le prouvent la poursuite de l’opposition conflictuelle entre les deux chrétientés (catholique et orthodoxe) ainsi que les persécutions contre les juifs.20 De plus, les guerres intestines entre pays chrétiens posaient de difficiles problèmes de légitimation qui contraignaient à réélaborer les théories de Thomas d’Aquin sur la « guerre juste », en tant que guerre défensive, qui doit n’être qu’un recours extrême, faute d’autres moyens de résoudre les litiges, et rester proportionnée à l’offense. Enfin, dans le contexte complexe dû au nouveau dualisme provoqué en Europe occidentale par la Réforme protestante, qui allait contribuer à l’affirmation de l’Europe des 20 Sûr ces limites, cf. E. Du Réau, L’idée européenne au XXe siècle, op. cit., p. 21-32. 107 Etats, l’Eglise, en dépit de la Contre-réforme lancée au Concile de Trente et de l’élan artistique symbolisé par la diffusion du style baroque, n’a pas réussi à formuler une position novatrice par rapport à la paix et à l’unité de l’Europe et à se distancier du modèle anachronique de l’Europa Christiana médiévale. Le Projet de l’abbé de Saint-Pierre en 1717 faisait significativement appel à « une paix perpétuelle entre souverains chrétiens », mais son influence était limitée dans le milieu des Lumières laïques. En substance, et sans oublier la confusion entre nation et religion dans certains pays opprimés, le catholicisme s’est replié sur une ligne de défense par rapport aux Lumières, à la modernité, aux valeurs de la Révolution française et au nationalisme démocratique, un repli qui caractérise tout le XIXe siècle, de la Sainte Alliance à Pie IX, le pape du Syllabus. Au XXe siècle, après des décennies de silence devant les guerres mondiales et leurs causes, Pie XII s’est activement engagé en faveur d’une « Europe vaticane », dans une optique avant tout de résistance antisoviétique et, secondairement, de démarcation par rapport à la prédominance américaine d’après 1945 ainsi que dans un esprit de revanche par rapport à l’Europe des Etats-nations. Il est en tout cas impossible de comprendre la première décennie de l’intégration européenne au sein de la CEE sans l’appui de l’Eglise et de la pensée catholique, antinationaliste, dans sa version catholico-libérale propre à Don Sturzo, Paul van Zeeland et aux futurs pères fondateurs, Alcide De Gasperi, Konrad Adenauer et Robert Schumann. En revanche, il faudra attendre le nouveau pacifisme catholique qui se développe à partir du Concile Vatican II et de l’encyclique Pacem in terris pour voir s’esquisser un début de convergence entre l’Eglise et certains aspects essentiels de la pensée de Kant. L’encyclique d’avril 1963 constituait en réalité sous plusieurs aspects une véritable innovation par rapport aux traditionnelles théories de la guerre juste. Pour la première fois, le pape Jean XXIII s’adressait à tous les hommes de bonne volonté, se référait aux droits de l’homme – un thème 108 avec lequel l’Eglise s’était trouvée en opoosition, en particulier depuis la Révolution française – et, enfin, reprenait le concept d’interdépendance et se fiait, dans la ligne de Kant, à la légitimité offerte par les organisations internationales qualifiées de « pouvoirs publics » de la communauté mondiale.21 21 Jean XXIII, Pacem in Terris, Paris, Cerf, 1973. Chapitre V : Du système des Etats souverains aux origines de l’intégration européenne. 5.1. Etats, idéaux et intérêts L’Union européenne est avant tout une organisation internationale réglée par des traités établis entre des Etats. Elle n’est pas elle-même un Etat, ni un Etat centralisé comme la France, ni un Etat fédéral et décentralisé comme les Etats-Unis ou l’Allemagne. Les Etats sont les protagonistes de la construction européenne, leurs représentants signent, en tant que « hautes parties contractantes », les traités qui délèguent, dans des proportions variables suivant les différents domaines, des compétences à l’Union européenne. Dès lors, les traités européens, de celui de Rome en 1957 à celui de Maastricht en 1992, de celui d’Amsterdam en 1997 au traité de type constitutionnel qui caractérise la tentative réformatrice de 2001-04 (bloquée), doivent être considérés à la fois comme un résultat et un dépassement de la longue histoire des traités internationaux qui ont réglé pendant des siècles les relations entre les Etats européens. Malgré ses limites et ses problèmes politiques, l’Union européenne est considérée comme une réussite par les historiens. Le succès de la construction européenne au cours du dernier demi-siècle est dû à une heureuse convergence entre des poussées intérieures aux sociétés et aux Etats et un environnement international favorable. Les « pères fondateurs » ont réussi à exprimer et à canaliser politiquement l’exigence de paix des citoyens après des décennies de guerres atroces, qu’on a pu qualifier de nouvelle « guerre de trente ans » (191445), voire même de « guerre civile européenne ». Les idéaux de paix et de démocratie se sont entremêlés aux intérêts concrets – économiques et commerciaux – des Etats membres. En outre, ces choix politiques ont été impulsés par la volonté de la première puissance mondiale, les Etats-Unis d’Amérique, de favoriser les premiers pas de l’intégration européenne, avant tout pour éviter que l’Europe ne devienne encore une fois le foyer d’une guerre mondiale. 110 D’une part, les pères fondateurs, des français Schuman et Monnet aux italiens De Gasperi et Spinelli, de l’allemand Adenauer au belge Spaak, pour ne citer que les noms les plus importants, ont incarné pendant les premières décennies cette combinaison exceptionnelle d’idéaux et d’intérêts. Tout en se sentant généralement responsables, en tant qu’hommes de gouvernement, de faire valoir leurs intérêts nationaux respectifs, ils partageaient une aversion commune pour le nationalisme et, dans le contexte de la guerre froide, ils soutenaient l’exigence d’établir un lien entre l’européisme et l’atlantisme.1 D’autre part, les raisons profondes pour lesquelles l’idée d’Europe ne s’est pas concrétisée par un Etat fédéral, comme le souhaitaient les pères fondateurs, proviennent de la difficulté qu’il y a à composer des intérêts différents, ainsi que des traits caractéristiques de l’Etat en Europe, enracinés tant dans la période historique initiale de l’absolutisme que dans la seconde phase constitutionnelle et démocratique. C’est en particulier au cours de la période de 1 Robert Schuman, ministre français des affaires étrangères, est l’auteur de la célèbre déclaration de 1950 d’où est née la CECA. Alcide De Gasperi et Konrad Adenauer étaient des chrétiens-démocrates, à la différence d’Altiero Spinelli et du socialiste belge Paul-Henry Spaak. Ils n’ont jamais adhéré au nationalisme et se sont tous opposés au nazisme et au fascisme. Robert Schuman (1886-1963) a vécu ses premières expériences religieuses et politiques entre le Luxembourg, la Moselle et la Lorraine, en partageant avec beaucoup d’autres pères fondateurs la connaissance des régions frontalières et l’hostilité au nationalisme. Arrêté par les nazis, il a réussi à s’enfuir. Dans la France d’après-guerre, il a été président du Conseil, ministre des finances et ensuite des affaires étrangères. Alcide De Gasperi (1881-1954) a fait ses études à Vienne où il est devenu député au Parlement austro-hongrois comme représentant du Trentin. Arrêté par les fascistes en 1926, il s’est réfugié au Vatican pendant l’occupation allemande. Fondateur de la Démocratie Chrétienne et président du conseil de 1945 à quasiment sa mort, il a été le principal responsable des choix européens et atlantistes de la République italienne. Konrad Adenauer (1876-1967), bourgmestre de Cologne sous la République de Weimar, fondateur de la CDU allemande après la défaite du nazisme, a été Chancelier pendant les quatorze premières années de la reconstruction de la République fédérale. Altiero Spinelli (1907-1986) a adhéré très jeune au parti communiste italien et a été arrêté en 1927 par le fascisme et condamné à dix ans de prison et six ans de relégation. Principal auteur du « Manifeste de Ventotene » en 1941, il devient un leader international du fédéralisme européen. Conseiller de De Gasperi et ensuite du socialiste Pietro Nenni, il a été membre de la Commission européenne (1970) et du Parlement européen (1976 et 1984), où il sera l’inspirateur du Projet de traité pour l’Union européenne adopté par le PE en 1984. Paul-Henry Spaak, leader de la gauche socialiste dans l’entre-deux guerres, devient ministre dans le gouvernement van Zeeland en 1935 et premier ministre en 1938. Pendant l’occupation allemande, il se réfugie à Londres où il fait partie du gouvernement en exil. Rentré en Belgique à la Libération en 1944, il occupera d’importante responsabilités dans la politique nationale et internationale de la Belgique. A la fin de sa vie, il quittera le parti socialiste pour adhérer au FDF. Fervent européiste – on le surnommera « Mr Europe » - Spaak a présidé le Conseil de l’OECE, l’Assemblé parlementaire du Conseil de l’Europe, puis de la CECA, et il sera l’un des promoteurs de la relance européiste de Messine (1955) qui débouchera sur le traité de Rome de 1957. Il sera secrétaire général de l’OTAN de 1957 à 1961 et ministre des affaires étrangères de 1961 à 1966. Enfin, un rôle déterminant parmi les pères fondateurs a été joué par Jean Monnet (1888-1979) dont les cendres ont été transférées au Panthéon en 1988. Ce Français, profondément lié au monde anglo-saxon et doté d’une grande expérience internationale, sera Commissaire général à la planification en 1950 et contribuera de façon déterminante à la rédaction de la « Déclaration Schuman » et du projet d’une Communauté européenne de défense en 1952. Devenu le premier président de la Haute Autorité de la CECA, il fonde le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe (1955-1975). 111 la naissance et du développement des premiers Etats absolus qu’ont été déterminées les compétences fondamentales, appelées aussi prérogatives « régaliennes », de la nouvelle organisation du pouvoir, notamment la sécurité intérieure et extérieure, la frappe de la monnaie et la faculté d’imposer des taxes à travers des systèmes fiscaux centralisés. Et les Etats ont été le cadre de la naissance des démocraties constitutionnelles et, au XXe siècle, des Etats sociaux2. Pour comprendre le parcours suivi par l’Europe depuis les Etats souverains jusqu’à l’Union européenne, il faut tenir compte de ces deux éléments : la dynamique unitaire en direction d’une intégration européenne pacifique et son ancrage dialectique dans la réalité historique vitale des Etats européens et des intérêts socio-économiques qu’ils représentent. 5.2. De la crise du système des Etats-nations à l’échec de l’européisme des années 20 et 30 Quand le système européen des Etats est-il né et comment s’est-il développé ? Les premiers Etats se sont constitués au début du deuxième millénaire dans de petits pays peu peuplés comme le Portugal ou la Suède, mais dès le XVe et le XVIe siècles des monarchies absolues unitaires se sont consolidées dans de grands Etats européens comme la France, l’Espagne et l’Angleterre, formant de nouveaux centres du pouvoir politique qui, comme nous l’avons déjà vu, possédaient un caractère territorial, centralisé et fortement hiérarchisé. La formation de ces Etats répondait au caractère insupportable de l’insécurité et des divisions internes des différents pays d’Europe : la fragmentation féodale, les luttes des factions et les guerres civiles et de religion. En outre, l’Empire, institution supranationale héritée du MoyenÂge, n’était plus en mesure de représenter la diversité accrue des intérêts des pays européens 2 Pour l’arrière-fond historique assez varié de cette grande étape de la formation et de la transformation historique des Etats européens, cf. le recueil d’essais réalisé par Ch. Tilly, La formazione degli Stati nazionali nell’Europa occidentale, op. cit.. 112 et d’assumer la demande de former plusieurs centres d’autorité qui prendront précisément le nom d’Etat. Le document historiquement le plus représentatif de cette grande époque des débuts de l’Europe moderne des Etats est le traité de Westphalie de 1648 qui, au terme de la guerre de trente ans, sanctionne l’affaiblissement de l’Empire et de l’Espagne au profit du système européen des Etats souverains, lequel est d’ailleurs dénommé de nos jours « système de Westphalie »3. Ce système international, basé sur l’équilibre des puissances entre Etats souverains, c’est-à-dire sur leur balance of power, garantissait qu’aucune des puissances européennes ne pourrait obtenir une prédominance définitive sur les quatre ou cinq autres. Lorsque une puissance, comme par exemple la France napoléonienne des quinze premières années du XIXe siècle, en remettait en cause les fondements, en pratiquant une politique impériale, l’équilibre finissait par être restauré au moyen d’une coalition des autres Etats. Une fois battu, l’Etat en question était récupéré dans le cadre du système. En dépit des guerres et des révolutions, le système de l’équilibre des puissances européennes a régné jusqu’à la Première guerre mondiale, au moyen évidemment de mises à jour et de révisions, notamment celles du Congrès de Vienne de 1815 (complété par le Congrès d’Aix-la-Chapelle en 1818, où l’on eut pour la première fois recours au concept de « concert européen ») et celle du Congrès de Berlin en 1878. Le Congrès de Berlin de 1878 a posé les prémisses de trente-cinq ans de paix en Europe, sans néanmoins reproduire l’esprit réactionnaire et la volonté de réprimer les aspirations du nationalisme démocratique qui avaient caractérisé le Congrès de Vienne, qui entendait imposer au moyen de la SainteAlliance non seulement la stabilité internationale mais aussi un ordre antilibéral au sein des Etats et des empires multinationaux (comme l’Autriche-Hongrie). Le « concert européen » entre les grandes puissances a vu les premiers pas du multilatéralisme politique qui s’est 3 G. M. Lyons, M. Mastanduno, Beyond Westphalia ? State Sovereignty and International Intervention, Londres, J. Hopkins University Press, 1995. 113 développé à partir de l’échange de représentations diplomatiques permanentes et de la pratique de conférences régulières jusqu’à la création des premières organisations intergouvernementales et des conférences internationales, en entraînant ainsi une formalisation et une institutionnalisation progressives des relations internationales. Cela s’est accompagné de la naissance du multilatéralisme économique, cet axe du développement du commerce international basé sur les deux symboles de l’hégémonie britannique : le Gold Standard, c’est-à-dire le taux de change fixe entre la livre sterling et l’or, et le libre-échangisme. Mais cette période de paix relative a débouché sur l’âge de l’impérialisme, où les Etats européens ont poussé au maximum leur colonisation du reste du monde, un des facteurs d’affrontement entre eux qui ont suscité la Première guerre mondiale. En 1919, les puissances victorieuses de la Grande guerre ont redessiné à l’occasion du traité de Versailles, souvent artificiellement – spécialement en Europe centrale et orientale – les frontières du continent et ont imposé (surtout du fait du dirigeant français Clemenceau) de très lourdes réparations à l’Allemagne ruinée par la guerre. Les Etats vainqueurs s’imaginaient pouvoir revenir à la traditionnelle Realpolitik d’avant la première guerre mondiale, ce qui les poussait à marginaliser ou à affaiblir la recherche d’idées novatrices dans une optique non nationaliste dans le domaine des relations internationales. Dans ce contexte, on rejeta l’idée du grand économiste John M. Keynes, membre de la délégation britannique à Versailles, qui prônait de soutenir activement le redressement économique de l’Allemagne vaincue, dans l’intérêt de la paix et des vainqueurs eux-mêmes.4 Le projet lancé en 1919 par le président américain Woodrow Wilson d’établir une Société des Nations (SDN) a donné pour la première fois naissance à une organisation pacifique de coopération internationale dont le siège était à Genève. En dépit des espérances soulevées, l’enfant de Wilson, désavoué par le Congrès américain, naîtra fragile et peu 4 J. M. Keynes, Les conséquences économiques de la paix, Paris, éd. de la Nouvelle Revue Française, 1920. 114 représentatif. Au cours des années 1925-30, l’Allemagne y fut cependant admise et le dialogue franco-allemand fit des progrès dans la foulée de l’euphorie provoquée par le développement économique. Mais comme on l’a noté, en étant incapable d’affronter les crises internationales les plus graves, la SDN sera l’impuissante victime des questions irrésolues ou aggravées par le traité de Versailles en Europe et des dégénérescences fascistes du nationalisme. Dans un tel contexte international, assombri par la solution manquée de la question allemande, qui paraissait confirmer les philosophies de la crise aux yeux d’importants courants intellectuels, de nouveaux mouvements européistes ont fait leur apparition. Ils étaient de nature, d’idéologie et d’origine diverses, élitaires mais non sans influence. Comme au XIXe siècle, plusieurs secteurs du monde des entreprises manifestaient de l’intérêt pour l’Europe et étaient non seulement en faveur d’une libéralisation du commerce, mais aussi d’une politique industrielle et de la création d’une union douanière européenne. 5 Des personnalités du monde rhénan comme le luxembourgeois Emile Mayrisch et le français Louis Loucheur, ainsi que plusieurs représentants allemands, étaient actifs au sein de comités économiques nationaux ou franco-allemands pour l’Europe et comme protagonistes de coalitions transnationales d’intérêts économiques. Au niveau culturel, on a vu apparaître ou s’épanouir différentes initiatives européennes, notamment en Europe centrale. Elles étaient d’ordre très varié : l’appel du libéral Friedrich Naumann à une Mitteleuropa, l’idée de Giselher Wirsing d’une Zwischeneuropa sous hégémonie allemande, la vision nostalgique de l’Empire supranational austro-hongrois du hongrois Oskar Jaszi, celle d’une association des petites nations du tchèque Thomas Masaryk (premier président de la République tchécoslovaque après l’indépendance en 1918), des projets de coopération européenne. 6 Au 5 Le lien entre une union douanière et un marché commun était esquissé dès 1925 par un groupe de personnalités académiques et du monde industriel, surtout françaises, anglaises et allemandes. Cf. M. Dumoulin, E. Bussière (éds.), Les cercles économiques et l’Europe au XXe siècle, Louvain-la-Neuve/Paris, 1992. 6 H. Mikkeli, Europe as an Idea and as an Identity, op. cit.. 115 niveau politique, le scénario était terriblement compliqué par le traité de Versailles et les conséquences de la Grande guerre, particulièrement dans le cas de l’Allemagne : le caractère vague des projets européistes, la solitude du dernier Max Weber, post-nationaliste qui se rend compte que « la nation ne peut plus être le sujet unique », sont des symptômes parmi d’autres de la tragique immaturité du projet politique européen. Le mouvement de la Pan-Europe, tout en ayant historiquement échoué au niveau des initiatives politiques, a eu le grand mérite de rattacher la culture européiste au maillon politique décisif de l’unification européenne, le dialogue franco-allemand. Il organisait ses congrès au début des années 1920 sous la présidence du comte Coudenhove-Kalergi et bénéficiait d’importants appuis dans divers milieux intellectuels et politiques européens. 7 La Pan-Europe représentait non seulement une aspiration politique à l’unité continentale de l’Europe sur un mode confédéral et favorable à une union douanière, mais aussi un nouveau besoin d’identité, une sorte de « patriotisme européen »8. Ce mouvement attirait l’attention sur l’établissement d’une communauté spirituelle en réaction au déclin de l’Europe, un thème particulièrement cher à la culture viennoise et européenne de la crise, ainsi qu’à l’ambition « multipolaire » de constituer une force autonome par rapport aux deux superpuissances émergentes, les Etats-Unis et la Russie, à la Chine, au Japon et même à l’Empire britannique (que Kalergi excluait dans un premier temps du projet européen ). Beaucoup plus sophistiqué sur le plan de la culture institutionnelle, et sous l’influence de la pensée constitutionnaliste américaine, notamment du « Federalist », le mouvement fédéraliste a influencé d’importantes personnalités européennes, comme Giovanni Agnelli et 7 Au cours de la période qui sépare le premier congrès paneuropéen tenu à Vienne en 1926, après la publication du livre de Richard N. Coudenhove-Kalergi (1894-1972), Paneurope (1923), et la guerre, on verra participer à ce mouvement des personnalités comme P. Claudel, S. Freud, H. Mann, R. M. Rilke, H. von Hoffmannstahl, S. Zweig, M. Reinhardt, J. Ortega y Gasset, B. de Jouvenel, E. Herriot et le ministre français des affaires étrangères Aristide Briand (1862-1932), qui fut plusieurs fois Président du conseil, prix Nobel de la paix en 1926 et auteur du célèbre « Mémorandum Briand » de 1929. 8 Dans l’optique du « patriotisme européen », le comte Sforza, futur ministre des affaires étrangères de la République italienne, apportera dès cette époque son appui au dialogue franco-allemand et ensuite au mémorandum Briand. Cf. C. Sforza, Les Etats-Unis d’Europe, Bruxelles, 1929. 116 Luigi Einaudi au sein du libéralisme italien, André Voisin et Raymond Aron en France, Hendrik Brugmans en Hollande, Denis de Rougemont en Suisse et Lionel Robbins, Lord Lorthian et Barbara Wootton en Grande-Bretagne, dont les écrits exercèrent une certaine fascination dans les milieux proches du parti libéral et du travaillisme. A mi-chemin entre le fédéralisme et le confédéralisme, les initiatives des différents réseaux catholiques de la zone rhénane, parmi lesquels le parti allemand du Zentrum d’Adenauer et le Parti démocrate populaire français, ont donné naissance à un Secrétariat international des parti démocrates d’inspiration chrétienne, auquel adhérera aussi le Parti populaire italien de don Sturzo et de De Gasperi. C’est ainsi qu’au point culminant de la phase de développement économique des années 1920, et en dépit du poids du nationalisme et de la gravité des tensions internationales, on a vu prendre forme la première véritable tentative politico-diplomatique de construction de l’unité européenne. En guise de couronnement du dialogue franco-allemand de 1926-29 avec son collègue Gustav Stresemann, le ministre français des affaires étrangères Aristide Briand, à l’époque sous l’influence de Coudenhove-Kalergi et des mouvements européistes, a présenté le 1er mai 1930 son célèbre Mémorandum en faveur d’une « fédération européenne » à l’Assemblée de la Société des Nations réunie à Genève. L’éclatement de la crise économique de 1929 et la froideur de la réaction des autres pays européens, que renforçait le flou institutionnel de la proposition Briand –souhaitant de façon ambiguë « un lien fédéral, sans porter atteinte aux souverainetés nationales » - expliquent son échec. Cet échec politique de l’européisme, dans un contexte marqué par les conséquences sociales de la crise économique de 1929, aura des implications catastrophiques : la victoire du nazisme en Allemagne et la Seconde guerre mondiale. En dépit de cet échec, l’idée que le cœur de l’unité européenne dépend de la réussite de l’entente franco-allemande restait valable9. 9 Pour une reconstruction de la tentative de A. Briand, cf. E. Du Réau, L’idée d’Europe au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 97-123. 117 La tentative de Briand était significative, mais prématurée. Le climat historique des années 1930 a vu, d’une part, les puissances agressives du fascisme et du nazisme s’enfermer dans l’autarcie et/ou mener des politiques agressives, en préparant la guerre, et, d’autre part, les démocraties, par exemple britannique, scandinave, belge, hollandaise, suisse, rester encore très éloignée de l’idée d’Europe. En outre, à la suite de la décision de la Banque d’Angleterre en août 1931 de mettre un terme au Gold Standard – au système de parité entre l’or et la livre sterling qui avait pendant très longtemps garanti l’équilibre des échanges internationaux -, elles se sont empressées d’appliquer de nouvelles politiques anti-crise caractérisées par le « nationalisme économique », parfois inspirées par un « planisme » national (plans économiques nationaux, dévaluation de la monnaie, programme de travaux publics et mesures de contrôle du marché intérieur). Elles étaient élaborées et/ou mises en oeuvre par un certain nombre de ministres et d’intellectuels réformateurs, comme les belges Henri De Man et Paul van Zeeland, les suédois Ernst Wigforss et Gunnar Myrdal, les britanniques Clement Attlee, Hugh Dalton, Ernst Bevin et le grand économiste John Maynard Keynes, les français André Philip et Léon Jouhaux, tous convaincus, en partie sous l’influence du New Deal américain de Franklin D. Roosevelt, que c’était la seule voie pour pouvoir essayer de sortir de la crise économique en sauvegardant la démocratie et le progrès social.10 Une politique européiste était-elle donc irréalisable à l’époque de la crise sociale exacerbée des années 1930 ? Parmi les nombreux facteurs internationaux et intérieurs de sa faiblesse, il faut aussi compter les limites de la maturation de l’idée européiste elle-même. En plus du caractère embryonnaire des propositions institutionnelles, jouait aussi négativement le fait que beaucoup de fédéralistes européens attitrés, comme Lionel Robbins et Luigi Einaudi, étaient fortement attachés à la pensée libérale orthodoxe, qui freinait objectivement la compréhension de l’innovation keynésienne en matière de politique économique, et donc de la 10 M. Telò, Le New Deal européen, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1989. 118 voie historiquement adéquate qui a permis de sortir de la crise et d’ouvrir la grande époque des Welfare States européens.11 Significativement, un des rares partis démocratiques de masse à avoir adopté dès 1925 l’objectif des « Etats-Unis d’Europe », la social-démocratie allemande – à son congrès de Heidelberg en 1925, sous l’impulsion de Rudolf Hilferding et de Herman Kranold – a été atteint par la crise dramatique de la République de Weimar et a succombé à l’offensive nazie, en étant paralysé par la longue et inutile attente d’une coopération européenne, d’une politique commune comme moyen de sortir de la crise, et du retard fatal avec lequel il adopta une stratégie keynésienne moderne de politique conjoncturelle nationale. La Seconde guerre mondiale est le résultat de différentes causes historiques internes au système des Etats, aggravées par le traité de Versailles et par les victoires des fascismes. Mais la marginalité et l’échec de l’européisme au cours des années 1920 et 30, s’expliquent aussi par la faiblesse de ses liens avec les grandes tendances internes de la politique nationale et internationale et par des limites intellectuelles qui ne seront résorbées qu’après 1945. S’il est vrai que, comme l’a écrit le philosophe Hans Georg Gadamer, en se référant à la sombre période de l’histoire européenne d’entre les deux guerres, « l’optimisme envers l’avenir et la vision d’une vie fondée sur la croyance au progrès déclinaient de toute part »12, il se confirme que l’idée d’Europe, qui n’avait pas encore réussi à s’affirmer, n’était et n’est qu’une des réponses possibles, une réponse certes forte, mais extrêmement ardue, aux tragédies de l’histoire et à la menace de déclin de l’Europe. Au fond, cette inadéquation conceptuelle et institutionnelle dramatique ressort aussi de la réponse qu’un grand penseur européen, l’espagnol José Ortega y Gasset, a apporté dans les années 1930 à Oswald Spengler, avec sa 11 Sur le débat entre libéralisme et keynésianisme et le rapport entre européisme et politique économique, cf. chap. 10. 12 H. G. Gadamer, L’héritage de l’Europe, Paris, Rivages, 2003. Il faut relire les textes européistes de l’entredeux guerres pour se rendre compte de la partialité des interprétations qui se limitent aux acteurs politiques ou à l’Europe de la culture : sans la seconde guerre mondiale et le souvenir de la Shoah, l’Allemagne en premier lieu mais aussi les autres Etats européens, auraient-ils jamais consenti aux cessions de souveraineté aux institutions européennes auxquelles ils ont consenti depuis 1950 ? Cf. M. Dumoulin, Y. Stelandre, L’idée européenne dans l’entre-deux guerres, Louvain, Academia, 1992. 119 vision d’un « esprit vital européen »13, ou encore dans « l’héroïsme de la raison » inhérent à l’ethos européen que le philosophe allemand Edmund Husserl oppose de façon dramatique à la crise spirituelle de l’Europe réelle14. La victoire du nazisme en Allemagne et les douze années s’étendant de 1933 à 1945 représentent une double césure entre deux époques du débat européiste au XXe siècle. Bien entendu, il existe d’innombrables fils qui relient les intellectuels, les acteurs collectifs et la biographie des individus protagonistes de la période des chantiers de la Communauté européenne à l’entre-deux guerres. Mais la perversion de l’idée d’Europe dans le contexte de son instrumentalisation nazi-fasciste15 soulignait impérativement l’exigence de rattacher sans équivoque toute nouvelle tentative européiste aux institutions démocratiques et aux droits de l’homme. Et ensuite, ce n’est qu’après la guerre que les relations internationales se sont trouvé marquées de façon irréversible pour les Européens par le multilatéralisme16 qui, après être né en Europe, y a été réimporté par les Etats-Unis de Roosevelt et de Truman entre 1944 et 1950, en devenant bien plus qu’une simple méthode de coopération entre gouvernements : une authentique valeur qui deviendra toujours plus partie intégrante de la nouvelle identité intérieure et internationale de l’Union européenne. 13 14 J. Ortega y Gasset, La révolte des masses, Paris, Gallimard, 1937. E. Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Paris, Gallimard, 1997. Dans le cadre de l’européisme nazi-fasciste,. tantôt comme dépassement de la nation, tantôt comme son prolongement, tant le Nouvel Ordre européen de Hitler et Goebbels que les projets européistes du fascisme italien ont conçu différentes versions autoritaires et unitaires du système politique et économique du continent occupé. Cf. le pamphlet richement documenté de John Laughland, The Tained Source. The Undemocratic Origins of the European Idea, Londres, Warner Books, 1997. 16 J. Ruggie, Multilateralisme Matters. The Theory and Praxis of an Institutional Form, New York, Columbia, 1993 et M. Telò, Europe:A Civilian Power, Londres, Palgrave, 2005, chap. I. 15 120 5.3. L’affirmation de la construction européenne. Européisme, multilatéralisme et atlantisme Le succès de la construction européenne au cours de l’après-guerre est le fruit non seulement de la « virtus » de grandes personnalités capables d’anticipation et de généreux mouvements d’idées, mais aussi de la « fortuna », c’est-à-dire, d’après la terminologie latine de Machiavel, de circonstances objectives favorables, qui avaient fait défaut entre les deux guerres et qui se sont en revanche présentées après 194517. Avant tout, l’idée d’une Europe unie, pacifiée et démocratique s’est répandue à une beaucoup plus grande échelle, en réaction à la guerre et aussi grâce à la critique du nationalisme qui s’était développée au sein des mouvements de résistance antifasciste et antinazie dans toute l’Europe. Cet européisme de la Résistance n’avait rien d’inéluctable, car celle-ci était d’abord une lutte de libération nationale et un combat pour le rétablissement de la démocratie nationale. Cette dimension européiste novatrice des différentes composantes nationales de la Résistance était d’une certaine manière anticipée par le fameux « Manifeste de Ventotene », rédigés par Spinelli, Colorni et Rossi pendant leur relégation forcée en 1941, un texte qui combine des arguments réalistes et idéalistes : il prend acte du fait que la guerre totale a confirmé la dégénérescence de la souveraineté absolue des Etats-nations et se conclut par un appel à l’unité fédérale de l’Europe qui aura une grande influence pendant des dizaines d’années, y compris en dehors de l’Italie. A partir de 1945, les mouvements politiques et culturels en faveur de l’unité européenne se répandent et se multiplient et les relations entre les sociétés civiles européennes s’intensifient, sur les plans économiques, des entreprises, sociaux, formels et informels, 17 Pour une reconstruction historique de l’idée européenne, cf. G. Bossuat, Les fondateurs de l’Europe, Paris, Belin, 1994 ; P. Gerbet, La Construction de l’Europe, Paris, 1994. Sur l’idée d’Europe, outre le classique J.-B. Duroselle, L’Idée d’Europe dans l’histoire, op. cit., voir d’u point de vue fédéraliste D. Sidjansky, L’avenir fédéraliste de l’Europe, Paris, PUF, 1992. 121 institutionnels ou non. Ces puissantes forces transnationales, ces idéaux et ces intérêts, seront, d’une part, d’actifs promoteurs par le bas de l’unité et, d’autre part, se verront stimulés et renforcés par le processus d’intégration à travers des canaux institutionnels et informels 18. Enfin, en Europe occidentale et particulièrement dans la zone rhénane s’ouvre une nouvelle période d’européisme des intellectuels, qui n’interagit pas encore avec la construction institutionnelle, mais contient en elle la promesse d’un dépassement des limites économicistes de l’intégration des années 195019. En ce qui concerne les Etats, les pays occidentaux les plus meurtris par la guerre seront les protagonistes les plus actifs du processus unitaire au cours des deux premières décennies : l’Italie, la France, la République fédérale allemande, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Belgique. Dans les pays vaincus comme l’Allemagne et l’Italie, toute alternative nationaliste, même démocratique, à l’intégration européenne devient indéfendable et le débat sur l’Europe prend parfois des accents « apocalyptiques », à cause du souvenir récent de la guerre et du discrédit radical atteignant le nationalisme, spécialement dans les grands partis de masse antifascistes. Dans les pays vainqueurs comme la France, la Belgique et la Hollande, à la différence de la première après-guerre, l’unité européenne se présente aussi comme une solution novatrice aux préoccupations de sécurité liées à la question allemande. Mais cette convergence d’intérêts et d’idéaux n’est possible que moyennant une vision absolument inédite de l’Europe, quant aux limites, aux objectifs et aux formes d’intégration, par delà la simple collaboration intergouvernementale. Les traités européens, du premier traité de Paris sur la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) de 1951 (entré en vigueur en 1952) au traité de Rome de 1957 (entré en vigueur en 1958) ont non seulement réussi à établir une coopération 18 Sur l’importance des processus sociaux informels, cf. W. Wallace, The Transformation of Western Europe, Londres, Pinder, 1992. 19 En témoignent, entre autres, D. de Rougemont, Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961 ; Id., Ecrits sur l’Europe, in Oeuvres complètes, vol. 1, Paris, Ed. de la Différence, 1961 ; P. Valéry, Oeuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1957 ; P. Hazard. La crise de la conscience européenne, Paris, Fayard, 1961. 122 dynamique entre les six Etats fondateurs, en se centrant sur des secteurs alors fondamentaux de l’économie, mais aussi à exprimer une innovation substantielle par rapport aux traités européens traditionnels, en présentant déjà des éléments de type constitutionnel. Ils mêlent en réalité la logique internationale des traités entre Etats à une nouvelle logique, supranationale (concrètement, les Etats délèguent à un gouvernement indépendant, c’est-à-dire à la Haute Autorité européenne, la gestion de ces deux secteurs et à la Cour de justice le pouvoir de trancher les conflits20) et finaliste, c’est-à-dire vouée à la création d’une « union toujours plus étroite entre les peuples européens » (Préambule du traité). Le traité de Rome étend en fait cette logique supranationale de deux secteurs particuliers à l’ensemble du marché commun. Au niveau politique, il s’agissait de la seule manière d’encadrer efficacement la reconstruction économique de l’Allemagne, jugée responsable des deux guerres mondiales, sans répéter les erreurs du traité de Versailles. Mais, avant d’entrer dans les mérites des modalités de concrétisation de l’idée d’Europe, il faut éclairer les termes de l’évolution du contexte international et des idées nouvelles qui le caractérisaient. Dès la fin de la guerre, le rôle des Etats-Unis est déterminant en Europe, non seulement pour avoir inspiré le fédéralisme, particulièrement belge, britannique et italien, mais pour avoir créé un cadre politiquement et idéologiquement favorable à l’idée d’Europe. Si les mouvements européistes composé d’élites idéalistes restreintes ont pu finalement influencer efficacement les décisions politiques des grands partis et des gouvernements des six pays et si les orientations intégrationnistes de ceux-ci ont connu pour la première fois dans l’histoire du succès, c’est aussi parce que la puissance victorieuse de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis d’Amérique, s’est engagée dans l’après-guerre en faveur de 20 La CECA est aussi dotée d’un Conseil spécial des ministres, d’une Assemblée commune (composée de délégations parlementaires nationales et qui vote à la majorité simple) et d’un Comité consultatif, composé de représentants des partenaires sociaux. La Haute Autorité, composée de deux membres pour les grands Etats et d’un seul pour les petits, détient le pouvoir exécutif et siège à Luxembourg. 123 l’intégration de l’Europe occidentale et a soutenu la volonté des Européens de se détourner d’une histoire ininterrompue de guerres et de massacres. Les Etats-Unis ne sont évidemment pas uniquement motivés par l’idéalisme, notamment par les implications de la conception universaliste wilsonienne d’une paix internationale stable, qui avait été à l’origine de la SDN, et qui inspirera la fondation de l’ONU en 1945 et la rédaction de sa Charte fondatrice (la « Charte de San Francisco »). Les Etats-Unis sont aussi motivés par leurs intérêts nationaux, tant économiques (la formation d’un grand marché transatlantique entre l’Amérique et l’Europe en reconstruction) que politiques (le renforcement d’un allié précieux et potentiellement puissant dans le cadre de la guerre froide qui les oppose à partir de 1947 à l’URSS). L’idée d’Occident renaît, accompagnée de celle de multilatéralisme dans le cadre de l’hégémonie américaine. L’hégémonie internationale des Etats-Unis se traduit dans les faits sous forme d’un modèle économique dynamique, combinant libéralisme et keynésianisme, et d’un nouveau modèle politique de gestion des rapports entre Etats. L’idée centrale en est le multilatéralisme, qui préside à l’établissement des institutions internationales de l’après-guerre. Sur cette base, les Etats-Unis poussent fortement les Etats européens – à travers le « plan Marshall » (lancé en juin 1947 et qui se montera à près de 12 milliards de dollars d’aide aux économies européennes prostrées par la guerre) – à la coopération internationale au sein de nouvelles institutions dont la première sera l’Organisation Européenne pour la Coopération Economique (OECE), créée le 17 avril 1948 avec 17 pays européens. Au cours de la même année, un fait devient évident qui sera déterminant pour l’histoire européenne et mondiale jusqu’en 1991. Sur base des limites tracées par l’avance respective des forces alliées occidentales et soviétiques, se fixe une frontière qui sépare l’Europe en deux parties, le soi-disant « rideau de fer » comme l’avait appelé l’ex-premier ministre anglais Winston Churchill en 1947, en actant ainsi la gravité de la rupture au sein de 124 la coalition qui avait vaincu le nazi-fascisme. L’interdiction aux pays satellites, à la Tchécoslovaquie en particulier, de participer au « plan Marshall » et donc à l’OECE marque, d’une part, le durcissement de la domination de l’URSS sur les pays d’Europe centrale et orientale et, d’autre part, limite aux pays occidentaux la libre discussion des formes de leur unité. La naissance en 1949 du Pacte atlantique et de l’OTAN (avec 15 membres) et, par la suite, du Pacte de Varsovie (1955) entre l’URSS et les pays d’Europe centrale et orientale sanctionne la naissance d’un ordre mondial bipolaire, qui séparera en deux la ville de Berlin provoquera la division de l’Allemagne et scindera l’Europe tout entière, divisée entre alliés des Etats-Unis et de l’URSS. L’idée d’Europe renaît donc dans l’après-guerre comme inextricablement liée à la conception occidentale du multilatéralisme politique et économique. Les valeurs du multilatéralisme, nées dans l’Europe du « Concert européen » et du libéralisme économique sous domination britannique de la fin du XIXe siècle, reviendront en Europe grâce aux EtatsUnis après l’expérience catastrophique du nationalisme politique agressif, des fascismes et aussi après que les replis sur soi nationaux des quelques démocraties subsistant dans l’Europe de l’entre-deux guerres aient révélé leurs limites. Le principe du multilatéralisme est aussi à l’origine de l’ONU et des organisations économiques internationales créées sous l’impulsion américaine entre 1944 – le système monétaire dit de Bretton Woods, basé sur la convertibilité fixe entre l’or et le dollar, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale – et 1947, avec la naissance du GATT, pour la libéralisation du commerce international. Le multilatéralisme n’est pas seulement une méthode différant de l’unilatéralisme et du bilatéralisme pratiqués auparavant (y compris à leur manière, par les nazis). Il est pourvu d’une substance et de valeurs qui comportent le traitement égal de tous les participants à un accord international : soit en termes commerciaux – extension à tous de la clause de la nation 125 la plus favorisée -, soit en termes politiques – règle suivant laquelle la menace contre un seul est une menace contre tous21. Le fait que les six pays qui ont fondé en 1950 la CECA avaient déjà adhéré en 1949 à la nouvelle organisation transatlantique de sécurité et de défense, l’OTAN, va dès lors associer pendant des décennies l’idée d’européisme à celle d’atlantisme, dans le contexte d’un monde qui devient bipolaire, c’est-à-dire qui se base sur la confrontation politique et nucléaire entre deux blocs respectivement dirigés par les Etats-Unis et l’URSS. Dans ce contexte historique conditionné par l’opposition entre Est et Ouest, l’idée d’unité européenne ne sera appliquée qu’à l’Europe occidentale et, pendant plusieurs décennies, la finalité paneuropéenne d’une unité du continent tout entier va inévitablement être écartée par la logique du bipolarisme. Un tournant historique commence à se profiler nettement lorsque l’intégration européenne se concrétise enfin par de premiers pas institutionnels substantiels et, dès 195052, on ne parlera plus seulement de l’Europe des Etats, de l’Europe historique ou de l’Europe culturelle22, mais aussi de l’Europe en tant que construction institutionnelle nouvelle et originale. 5.4. Des premières formes de coopération européenne à la conception fonctionnaliste de l’intégration Les points de vue sur l’unité de l’Europe sont variés et contradictoires, comme le montre l’exemple du Congrès pour l’Europe réuni à La Haye en mai 1948, auquel participent 21 Pour les concepts de multilatéralisme et d’hégémonie, cf. le premier chapitre de M. Telò, Europe : A Civilian Power ?, op. cit. 22 En dehors de ce parcours, on trouve le Centre européen de la culture, fondé par de Rougemont en 1950. Denis de Rougemont (1906-1985), suisse influencé par la pensée de Emmanuel Mounier, s’est engagé dans l’aprèsguerre en faveur de la perspective fédéraliste européenne, en mettant l’accent sur l’importance de la culture y compris pour la construction institutionnelle. Voir, parmi ses écrits, L’Europe en jeu, Neuchâtel, La Baconnière, 1948 et Fédéralisme culturel, Paris, Stock, 1977. 126 d’importants leaders européens23, rassemblés par un grand enthousiasme, mais divisés entre ceux qui pensent à une organisation inter-étatique, comme la majorité des Britanniques, et ceux qui proposent une fédération. La résolution finale laisse tomber l’utopie d’une « assemblée constituante européenne élue au suffrage universel » et suggère la forme d’une assemblée de parlementaires nationaux chargée des discuter des implications politiques et juridiques d’une union ou d’une fédération européenne. C’est alors que commencent les travaux du Mouvement européen, qui réunit une grande partie des nombreuses associations européistes et est symboliquement présidé par De Gasperi, Spaak, Léon Blum et Churchill. En outre, le 5 mai 1949, naît une institution européenne relativement modeste, mais significative, qui existe toujours – bien qu’elle soit tout à fait extérieure à la CE/UE – le Conseil de l’Europe, avec15 membres et son siège à Strasbourg24. La construction européenne, conçue comme un processus institutionnel centralisant d’importantes compétences économiques et politiques des Etats, est toujours freinée. Pour progresser, il faudra en fait paradoxalement en passer par une deuxième ligne de fracture, comme le montre le fait qu’aux origines de l’Union européenne actuelle on ne trouve qu’une communauté de seulement six membres fondateurs. Elle naît donc en se séparant des aspirations des autres pays de l’Europe occidentale. La naissance de la première communauté européenne entre les six fondateurs n’a été possible qu’à partir d’un second tournant opéré entre 1950-52 et 1957 par un groupe restreint de pays appartenant à l’ensemble plus large de l’OECE. Il s’agit du passage d’une simple coopération et d’une perspective purement libre- 23 Des grands leaders conservateurs britanniques comme Winston Churchill (1874-1965) – qui avait souhaité dans son discours de Zurich en 1946 la création d’un Conseil de l’Europe – A. Eden, H. MacMillan au futur chancelier allemand K. Adenauer, aux français P. Reynaud, J. Monnet, F. Mitterrand et L. Blum, aux italiens A. De Gasperi, A. Spinelli, O. Olivetti et à des personnalités comme H. Brugmans, M. Konstamm, D. de Rougemont (qui prononcera le discours final) et tant d’autres. 24 Il s’agit d’un forum de coopération interparlementaire (délégations désignées par les Parlements nationaux) et intergouvernemental, sans transfert de souveraineté nationale et aux compétences limitées, notamment au dialogue culturel et à la défense des droits de l’homme (d’où est issue la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et la Cour européenne de Strasbourg. 127 échangiste à l’intégration25, d’une logique purement intergouvernementale à l’émergence d’une logique supranationale et communautaire. A la différence de l’OECE, les communautés européennes des origines représentent déjà l’idée d’un système économique intégré. Il s’agit donc non seulement de coopération entre des gouvernements souverains, mais d’une entité qui donne naissance à des institutions communes relativement indépendantes des Etats membres. Certes, cette entité n’est pas de type étatique, mais elle inclut progressivement de nombreux éléments généralement associés à l’idée de communauté nationale : un marché commun, une union douanière et des politiques commerciales, la liberté de circulation à travers les frontières des travailleurs et plus tard des citoyens, l’harmonisation d’une partie des législations, la mise en commun de certaines politiques, un budget commun destiné à renforcer la cohésion intérieure et une forte inspiration finaliste, c’est-à-dire tendant à progresser étape par étape en direction de l’unification européenne. Ce tournant a pu s’accomplir avant tout grâce à ce qui a été appelé la « méthode de Jean Monnet »26. Jean Monnet a réussi à rattacher étroitement l’intégration économique et la paix entre des pays voisins autrefois ennemis, et en l’espèce à faire de la solution commune de la question allemande léguée par l’histoire le levier d’une unité européenne de type nouveau. Le concept de néo-fonctionnalisme synthétise cette combinaison originale d’un pragmatisme fonctionnaliste et d’un système juridique et institutionnel conditionné tant par la pensée fédéraliste que par l’importance traditionnellement attribuée dans la culture française à la loi et au droit, comme instruments de transformation de la société. Jean Monnet, nourri d’une culture industrialiste et technocratique, est convaincu que la coopération dans un domaine spécifique, par exemple dans un secteur industriel déterminé, peut stimuler un processus d’unification européenne qui s’étendra aux autres domaines. En 25 26 A. Etzioni, Political Unification, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1965. Cf. J. Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976 et Id., Cent une clés pour l’action, Paris, 1988. 128 d’autres termes, la « solidarité de fait » ainsi établie dans des secteurs limités de l’économie peut avoir un effet en tâche d’huile. Une unification purement sectorielle au commencement pourra, sous la poussée de forces sociales et économiques intérieures, se changer en unification commerciale, économique, monétaire, sociale, etc. et même, progressivement, politique. Cette conception, qu’on dénomme « fonctionnaliste », a d’abord été approfondie dans la théorie des relations internationales par David Mitrany, mais il est vrai en fonction d’une approche technocratique et anti-institutionnelle qui devait beaucoup à la « révolution managériale » de James Burnham. Mais ensuite, avec Monnet et, sur le plan théorique, avec les analyses de l’auteur américain Ernst Haas et d’autres, elle est devenue compatible avec le fédéralisme27. Dans l’action et dans la pensée de Monnet, le fonctionnalisme s’exprime en réalité à travers une seconde innovation : la nécessaire création d’une nouvelle institution, qui incarne la dynamique de l’intégration, veille au respect des traités et prend toutes les initiatives nécessaires pour renforcer la dynamique de l’unification. La Haute Autorité de la CECA a concrétisé cette idée nouvelle et a anticipé ce qui sera par la suite la Commission européenne. Une raison de « politique internationale intérieure » a fait de l’initiative de Schuman et de Monnet un projet à haute valeur politique ajoutée. Elle vise à convaincre les gouvernements et les peuples qu’il s’agit de la seule voie offrant des garanties politiques permettant d’encadrer la renaissance de l’Allemagne, et cela seulement cinq ans après la guerre mondiale, en transformant ce qui avait historiquement représenté le principal obstacle à la paix en un levier positif de l’intégration. La « Déclaration Schuman » de 1950 propose de mettre en commun, les politiques nationales de l’acier et du charbon et donc, ce qui signifie dans le cas de l’Allemagne, le cœur 27 David Mitrany est l’auteur de différents essais sur la théorie fonctionnelle de l’intégration internationale : A Working Peace System, Londres, National Peace Council, 1943 et The Progress of International Government, Londres, Allen & Unwin, 1933. Ernst B. Hass a appliqué le fonctionnalisme à l’intégration régionale et européenne en particulier : The Uniting of Europe : Political, Social and Economic Forces, Londres, Stevens, 1958 et Beyond the Nation State, Stanford, Stanford University Press, 1964. 129 de l’industrie de la Ruhr. Avec le temps, les politiques communes se sont étendues, au point d’arriver à la création du marché commun en 1957, à la monnaie unique en 1992 et ainsi de suite. En outre, Jean Monnet est considéré comme le père de l’idée qui conduira ultérieurement à la Commission européenne, une institution qui n’a pas d’équivalent dans d’autres organisations internationales et qui dispose de bases juridique et humaine ad hoc pour pouvoir appliquer efficacement les politiques de l’Union européenne dans les différents domaines de sa compétence, en collaboration avec les Etats membres – mais sans en dépendre. Ces deux idées ne sont pas partagées par les autres pays d’Europe occidentale qui décident, sous la direction de la Grande Bretagne, en 1960 de créer l’AELE (Association Européenne de Libre Echange), en fonction d’une conception alternative de l’Europe : une simple zone de libre échange, se réduisant à la réduction des droits de douane entre les Etats membres qui conservent pleinement leur souveraineté et leur autonomie. Comme preuve de la supériorité de la « méthode Monnet », l’écrasante majorité des membres de l’AELE ont par la suite demandé et obtenu d’adhérer à la Communauté européenne et ensuite à l’Union européenne28. Les deux traités de Rome de 1957 représentent une étape fondamentale de la construction européenne et doivent être envisagés à la fois comme une confirmation et un développement novateur du modèle déjà appliqué avec la CECA. Une confirmation, car le traité EURATOM sur l’énergie atomique applique le même schéma à un secteur hypersensible, dynamique et lourd d’implications politiques, dont le développement se trouve ainsi encadré par des institutions communautaires. Mais, d’autre part, le traité établissant la Communauté économique européenne (CEE) représente une extension de la logique fonctionnelle à l’ensemble du marché intérieur, ce qui modifie le modèle initial, puisque il 28 L’AELE ne comprenait plus en 2003 que la Norvège, la Suisse, l’Islande et le Liechtenstein. 130 implique le passage d’une dimension sectorielle à la dimension globale et appelle à une intégration d’ensemble des sociétés, avec de vastes implications en matière des politiques communes de la concurrence, des transports, du commerce, pour la politique agricole, pour les déséquilibres territoriaux et régionaux, et même pour les citoyens, avec l’important article 6 qui interdit « toute discrimination fondée sur la nationalité ». Enfin, l’union douanière et la politique de coopération au développement renforcent l’identité extérieure, internationale, des communautés européennes. Il existe donc différents modèles de coopération entre pays proches, différentes hypothèses de construction d’organisations appelées « régionales », lorsqu’elles associent des pays voisins appartenant à telle ou telle région du monde : le simple libre-échange, l’union douanière, le marché commun, la mise en commun de politiques sectorielles, l’union politique, etc. Les formules proposées par les premières communautés européennes sont profondément novatrices, elles connaîtront le succès en Europe occidentale et susciteront également de l’intérêt dans d’autres continents, comme l’Amérique latine, l’Asie orientale, le Sud et l’Ouest de l’Afrique. Elles reposent sur l’idée des pères fondateurs et particulièrement de Monnet que des Etats proches, en collaborant et en intégrant leurs économies, réaliseront la paix, la prospérité, la démocratie et renforceront leur rôle dans le monde. Nous verrons plus loin que cette idée débouche sur une notion nouvelle de l’ordre international et une révision du cosmopolitisme classique. 5.5. Les limites de la conception fonctionnaliste et la confrontation à « l’Europe des patries » Les succès du projet néo-fonctionnaliste ont nourri une première phase des études européennes, qu’on peut appeler téléologique et finaliste, car il semblait que chaque étape ne pouvait qu’être interprétée comme préparation, aussi ardue soit-elle, à une phase ultérieure 131 plus avancée du parcours en direction d’une issue rationnelle inévitable, les « Etats-Unis d’Europe ». En revanche, dans la phase la plus récente, il s’est créé un consensus sur le fait que ce serait une grave erreur d’interprétation que d’ignorer les défaites, les obstacles et les grandes questions restées ouvertes qui font de la construction européenne non une « histoire pré-établie », mais un processus historique contradictoire et dramatique, caractérisé par de dures négociations entre divers intérêts économiques, politiques et nationaux légitimes. L’échec du projet d’une « Communauté européenne de Défense » (CED) est un symbole des limites politiques du fonctionnalisme, non seulement parce que Monnet avait notoirement contribué au « plan Pleven » entre 1950 et 1952, mais parce que ce projet concorde largement avec son engagement.29 En dépit de la signature des gouvernements, après des oscillations et des hésitations, la ratification du traité prévoyant la création d’une armée européenne est rejetée par l’Assemblée nationale française en 1954, au nom de l’attachement du pays politiquement le plus important d’Europe au noyau de la souveraineté nationale, la défense et la sécurité. La crainte du réarmement allemand, agitée par les opposants, surtout gaullistes et communistes, est manipulée artificiellement, car, en toute hypothèse, la reconstitution d’une armée allemande alliée aux Etats-Unis était inévitable dans le contexte de la guerre froide, comme cela s’est en effet produit dans le cadre de l’OTAN et, en Europe, avec l’Union de l’Europe occidentale (UEO)30, une organisation de défense modeste et marginale qui regroupait les Six et la Grande-Bretagne. L’échec de la CED entraîne avec lui l’insuccès de la première proposition de construire une Communauté politique européenne. Fortement voulue par l’Italie qui, avec De Gasperi, a proposé et obtenu d’inclure l’art. 38 dans le traité CED en tant que cadre politique 29 Présentée par le président du Conseil français René Pleven et acceptée par les cinq autres pays, la CED prévoyait une logique institutionnelle et une structure similaires à la CECA, auxquelles s’ajoutaient des relation spéciales avec le commandement de l’OTAN et la Grande-Bretagne. 30 La naissance de l’UEO (octobre 1954) élargissait à l’Allemagne le Pacte de Bruxelles de 1948 (un pacte de sécurité, avec un comité militaire permanent) entre la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Benelux. 132 indispensable de l’armée européenne31, cette idée a provoqué le premier grand débat sur les institutions envisageables de l’Union politique. Après le traumatisme de 1954, la dynamique de l’intégration va renaître dans la période qui s’étend de la réunion de Messine en 1955 au traité de Rome, sous forme de communauté économico-commerciale, de marché commun, et elle restera telle pendant des décennies jusqu’à la fin des années 1980, y compris au moment de l’Acte unique européen de 1987. La dynamique de l’intégration est sauvée, mais le passage à la dimension politique restera bloqué pendant des décennies. Les années 1960 ne changent pas fondamentalement le cadre de l’intégration par rapport aux années 1950 et la tentative de susciter une acception politique de l’Europe à travers la méthode intergouvernementale échouera. Le concept d’« Europe des patries » du général de Gaulle - au pouvoir de 1958 à 196932 - conditionne cette décennie : il engendre tout d’abord des propositions en faveur de l’unité politique, ensuite la paralysie de l’intégration et finalement un compromis qui permet un bilan global de la force réelle acquise par l’idée européenne. En effet, le « plan Fouchet » pour une politique étrangère et de défense commune, présenté par la France de de Gaulle entre février et juillet 1961 (sous forme d’une union d’Etats) et officialisé en 1962, sera rejeté par ses cinq partenaires parce qu’il a clairement un caractère intergouvernemental et qu’il exclut a priori la Grande-Bretagne, que la général considère comme le « cheval de Troie des Etats-Unis ». La conception gaulliste de l’« Europe des patries », comme moyen de la politique française, oscille entre le besoin d’une 31 L’art. 38 du traité CED entrevoyait « une structure fédérale ou confédérale ultérieure, fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs et comportant, en particulier, un système représentatif bicaméral ». A partir de cet article du traité CED, un débat s’est développé, non seulement dans l’Assemblée ad hoc, mais dans les six pays membres, sur un éventuel nouveau traité pour une Communauté politique européenne qui formerait le cadre de toutes les communautés européennes (CECA et CED) et ouvrirait aussi la voie à un marché commun. L’écrasant soutien des Etats-Unis à la CED, la neutralité du Premier ministre Mendès-France et la résistance des différentes composantes du nationalisme français expliquent l’échec de ce projet. 32 Le général de Gaulle a été de 1940 à 1945 le symbole et le chef de la résistance à l’occupation de la France par l’Allemagne de Hitler. Revenu triomphalement au pouvoir en 1958 après douze ans de retraite, il est le fondateur de la Ve République, présidentielle et décisionniste (d’après la définition de M. Duverger). Cf. Mémoires d’espoir, 2 vol., Paris, Plon, 1970. 133 plus grande autonomie par rapport aux Etats-Unis et donc à l’OTAN et de vagues idées paneuropéennes sur l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural », mais elle peut aussi s’accommoder d’une union confédérale entre les Six. D’un point de vue historique, il est significatif que l’objectif d’une Union politique, dont la version fédérale et américanophile a échoué en 1954, n’a pas non plus progressé sous la forme souverainiste que lui attribue la France de de Gaulle. La réponse du général consistera à se replier sur une stratégie bilatérale du « noyau dur », à savoir l’unité franco-allemande, sanctionnée par le traité de l’Elysée de 1963 qui représente lui aussi un modèle. Il incarne non seulement l’établissement d’une paix indissoluble entre deux pays voisins, mais un modèle politique d’unité entre Etats conçu comme une alternative potentielle tant à l’élargissement de la Communauté qu’à l’atlantisme, même si le préambule du traité approuvé par le Bundestag allemand, sous la suggestion de Monnet, « rejette l’idée d’une Europe troisième voie entre les Etats-Unis et Moscou ». A la même époque, on voit s’exprimer le premier veto français contre l’entrée de la Grande-Bretagne. Finalement, en 1965, Charles de Gaulle rejette les propositions de renforcement financier et institutionnel de la supranationalité communautaire (y compris le vote à la majorité qualifiée au Conseil) avancées par le nouveau président de la Commission, l’allemand Walter Hallstein et ouvre la longue crise de la « chaise vide »33. Celle-ci se conclut par le « compromis de Luxembourg » de janvier 1966 qui reconnaît à chaque Etat membre un droit de veto au cas où il jugerait que ses « intérêts vitaux » sont menacés par l’intégration communautaire. Le blocage de l’intégration au cours des années 1960 représente cependant un épisode important pour pouvoir apprécier correctement à quel point la dynamique européiste entre les Six est désormais devenue historiquement irréversible. D’une part, il se confirme que, paradoxalement, le processus d’intégration européenne, au lieu d’affaiblir les Etats au profit 33 Walter Hallstein (1901-1882), juriste, recteur de l’Université de Francfort a Main, lié à Adenauer, président de la Commission entre 1958 et 1967. Cf. L’Europe inachevée, Paris, Laffont, 1970. 134 des institutions communes, comme l’imaginait une certaine vulgate technocratique et fonctionnaliste, contribue à la renforcer en tant que support de leur modernisation34. D’autre part, les années 1960 marquent paradoxalement une victoire de l’intégration, puisque même le plus nationaliste des gouvernements du pays le plus « souverainiste » n’a pas osé remettre en cause les traités déjà existants, ni ce qu’on appellera l’acquis communautaire. Et la dynamique unitaire reprendra à partir de La Haye en 1969, le premier sommet sans de Gaulle. Curieusement, c’est le pays repoussé pendant longtemps par le veto de la France, c’est-à-dire la Grande-Bretagne, qui se fera le porteur, une fois admis dans la CEE après la démission et la mort de de Gaulle, d’une conception analogue de l’« Europe des Etats ». C’est que cette dernière est enracinée dans l’histoire de la formation des Etats modernes, de la période absolutiste à la constitutionnelle, un thème tout aussi sensible pour l’opinion publique britannique que pour la française. 5.6. L’équilibre des années soixante Le Protocole de Luxembourg va fixer un premier point marquant d’équilibre entre les intérêts nationaux et la supranationalité. Dans l’abondante littérature internationale sur l’unité européenne, personne ne nie sérieusement que le modèle d’intégration choisi par les six pays fondateurs ne représente non seulement une réussite pratique, mais aussi le laboratoire d’une remise en cause, en tout cas partielle, de la conception classique de l’Etat souverain européen et donc aussi du système de Westphalie. Non seulement, nous observons que la paix est à ce point consolidée en Europe occidentale, notamment entre la France et l’Allemagne, qu’une guerre entre pays membres est devenue inconcevable, mais la consolidation de la démocratie dans les pays qui ont connu de longues périodes de dictature fasciste et l’obtention d’un 34 Cette thèse est argumentée avec autorité dans les travaux de l’historien anglais Alan Milward, selon qui les Etats nationaux continuent à structurer l’aventure européenne. Milward a contribué, en dehors de toute vision téléologique, à envisager l’intégration européenne comme un processus dramatique qui alterne des avancées et des défaites. Cf. A. Milward, The European Rescue of the Nation State, Londres, Routledge, 1992. 135 niveau sans précédent de prospérité économique et sociale sont des faits indéniables. Et enfin, tout le monde s’accorde pour constater le rayonnement extérieur, la capacité de l’Europe unie à attirer à elle et à conditionner l’évolution de ses voisins d’après ses valeurs, ses principes et ses objectifs. Les six Etats fondateurs se sont élargis à neuf en 1973 et par la suite, étape après étape, à douze, quinze et vingt-cinq Etats. La perspective d’un passage à plus de trente Etats au cours des prochaines décennies est suffisamment réaliste que pour envisager la transformation de l’UE en une Union continentale. La petite « Europe carolingienne », principalement gouvernée par des partis chrétiensdémocrates, a donc réussi à concrétiser une idée singulière de l’Europe, qui présente une réponse sans précédent non seulement à l’héritage tragique et très récent des guerres mondiales, mais aussi à l’image d’une décadence inéluctable, exprimée notamment dans les philosophies de Nietzsche ou de Spengler et d’une abondante littérature sur la crise qui remonte à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. La réconciliation franco-allemande et la réalité de la Communauté européenne en tant qu’entité institutionnelle désormais affermie et consolidée représentent dès lors un défi pour la pensée politique pour la simple raison qu’elle représente l’idée politique la plus novatrice qu soit apparue depuis la Seconde guerre mondiale. Nous avons déjà eu l’occasion de constater que les communautés européennes n’ont donné naissance au cours des quinze premières années de mise en chantier de 1950 à 1965 qu’à une entité qui n’était qu’implicitement politique. Il est évident que le marché unique a déjà été un projet politique. Mais la politique « pure et dure » restait en partie entre les mains des Etats et, pour une autre partie, en ce qui concerne la sécurité, de celles des Etats-Unis, surtout pendant l’époque bipolaire35. Cela confirme le caractère extrêmement problématique de l’union politique, tant dans sa version fédérale qu’intergouvernementale, ainsi que la force 35 Pour cette approche systémique, qui encadre l’Europe dans le système international de la confrontation nucléaire bipolaire, cf. K. Waltz, Theory of International Politics, New York, Addison-Wesley, 1979. 136 de la souveraineté nationale dans les domaines essentiels. Ni le modèle de l’intégration, ni son point d’aboutissement n’avaient été clairement définis. Cette incertitude permet notamment d’expliquer la volte-face de la Grande-Bretagne, ses deux demandes d’adhésion qui, une fois surmontés les veto français, ont débouché sur son adhésion en 1973. L’autocritique britannique par rapport à son auto-exclusion initiale est significative tant de la force acquise par la Communauté que de ses ambiguïtés structurelles. La Grande-Bretagne européenne est un mélange de continuité et de discontinuité : elle continue à concevoir l’Europe comme une zone de libre échange et ne voit par conséquent pas d’un bon oeil les formes manifestes de protectionnisme européen, comme la politique agricole commune, et les nouvelles avancés en direction d’un approfondissement de l’intégration. En outre, au non de ses relations spéciales avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne freine depuis des décennies le développement de l’union politique. Les obstacles, les défaites et les difficultés évoqués dans ce chapitre rappellent donc que l’Europe est une réalité pluraliste et que, même si le système institutionnel est un acquis, la destinée finale de l’intégration reste encore dans une large mesure une question ouverte. Il est donc sage de toujours concilier l’étude des processus unitaires et la prudence dans l’analyse prospective de la dynamique de l’intégration, car au-delà des indéniables progrès dans la convergence des intérêts, il s’agit d’une histoire multidimensionnelle et dramatique dont l’issue reste problématique. Chapitre VI : Le parcours de la supranationalité européenne de 1969 au traité de Maastricht 6.1. 1969-72, une nouvelle conception de l’Europe post-carolingienne ? Les sommets de La Haye et de Paris La tension entre les idées de souveraineté nationale et de supranationalité imprègne toute l’histoire de l’Union européenne, avec de fréquentes oscillations entre les deux pôles : on y voit alterner des succès dans la voie de l’intégration et des défaites ou des retours en arrière. L’histoire de la construction européenne est en réalité une aventure agitée. Il était impossible de prévoir les étapes parcourues dans les années 1950 et 60, ni d’escompter les choix accomplis au cours des années 70. Même si le compromis de Luxembourg de 1966 a fini par consolider l’irréversibilité du traité fondateur de Rome, un grand nombre d’objectifs de l’intégration sont mis en veilleuse du fait des blocages et des veto de la France gaulliste. Paradoxalement, c’est de l’instance la plus intergouvernementale, le sommet des chefs d’État et de gouvernement, que viendront les impulsions les plus supranationales aux sommets de La Haye en 1969 et de Paris en 1972. En décembre 1974, conformément à la suggestion faite par Jean Monnet en 1973 de réformer les institutions et de créer un conseil suprême européen jouant le rôle d’un « gouvernement provisoire de l’Europe » à même de faire progresser les décisions prises entre 1969 et 1972, Valéry Giscard d’Estaing prend l’initiative de consolider ce rôle de gouvernement ou de leadership de facto et de faire formaliser les réunions au sommet qui prennent l’appellation institutionnelle de Conseil européen. Avec la grande relance de 1969 et la décision sur l’élargissement, c’est non seulement la petite « Europe carolingienne » des Six qui reçoit des funérailles de première classe, mais on définit l’agenda européen des vingt années à venir. Ce sommet est célèbre pour le « triptyque de La Haye » : achever, approfondir et élargir la Communauté européenne. Concrètement, il s’agit de : 138 - compléter le marché commun et la politique agricole commune (PAC) en application du traité de Rome ; - s’élargir aux pays européens qui avaient donné naissance en 1960 à l’organisation concurrente, l’AELE, avant tout à la Grande-Bretagne et aux Scandinaves, en comblant ainsi la fracture des deux premières décennies ; - approfondir, à travers le lancement de nouveaux objectifs, l’union monétaire et l’Europe sociale. Deux autres objectifs peuvent s’inscrire dans l’approfondissement : la démocratisation du processus de prise de décision et le renforcement du rôle de la CE dans le monde. En substance, il s’agit explicitement de remettre graduellement à l’ordre du jour les traits caractéristiques d’une union politique. D’où est née cette volonté nouvelle d’avancer dans la construction européenne, en offrant de surcroît une nouvelle idée de l’Europe, plus forte, active et autonome dans le monde et plus cohérente ? Si la tâche de Georges Pompidou a été d’opérer un véritable tournant qui a levé le blocage créé pendant longtemps par la politique de son grand prédécesseur, le général de Gaulle, c’est le nouveau chancelier allemand à peine entré en fonction, Willy Brandt, qui a joué le rôle le plus dynamique, comme le confirme Jean Monnet dans ses mémoires. A l’exception de la concession faite à la France, qui a bénéficié plus que tout autre sur le plan économique de la PAC, toutes les autres décisions de La Haye représentaient un élément historique nouveau. La relance de l’intégration est le fruit de l’apparition, aux côtés de l’européisme catholique (représenté par les Belges, les Néerlandais et les Italiens), de l’Europe des nations (représentée dans sa version modérée par Pompidou), de l’européisme libéral (représenté par de nombreux participants et surtout par l’idée de l’élargissement à la Grande-Bretagne, patrie du libéralisme économique, dont le parti conservateur comprenait alors un puissant courant, sinon euro-enthousiaste, du moins pro-européen, dirigé par Harold 139 MacMilan et surtout Edward Heath), pour la première fois avec cette force et cette identité culturelle d’un européisme social-démocrate, représenté par le nouveau chancelier allemand et par sa volonté politique d’exprimer pleinement les potentialités européistes, jusque là négligées, de la tradition dont il était issu1. Les décisions adoptées reflètent cette influence idéologique nouvelle : a) L’élargissement à la Grande-Bretagne, au Danemark et à la Norvège devait tôt ou tard, dans l’intention de Brandt, renforcer le courant européiste alors minoritaire au sein d’un Parti travailliste majoritairement anti-européen, courant représenté en particulier par Roy Jenkins, le futur président de la Commission. En ce qui concerne l’élargissement aux pays gouvernés depuis longtemps par de puissantes social-démocraties (les pays scandinaves et l’Autriche), Brandt avait développé un intense échange épistolaire avec Bruno B. Kreiski et Olof Palme, dans le but, qui échouera dans l’immédiat mais réussira largement en 1993, de les introduire tous dans la Communauté. Il voyait cette adhésion comme un pas en avant dans la réalisation des objectifs communs tant de l’Europe sociale que du rôle à jouer par l’Europe en faveur de la paix et de la justice dans le monde2. 1 Willy Brandt (1913-1992) a connu ses premières expériences politiques au sein du SAP au cœur de la crise de la république de Weimar et a choisi de s’exiler après la victoire de Hitler. Il revient en Allemagne en 1945, après avoir combattu le nazisme en Norvège. Leader du SPD berlinois après Ernst Reuter, il devient bourgmestre de Berlin-Ouest au moment de la construction du mur et se distingue dans l’organisation de la résistance de la ville. Après plusieurs tentatives, il est élu Chancelier en 1969 et reconduit lors des élections de 1972. Outre sa politique sociale et d’expansion de la démocratie allemande, les succès de son Ostpolitik (politique de détente et de coopération envers l’Europe de l’Est), l’ont rendu célèbre et lui ont valu le prix Nobel de la paix : reconnaissance des frontières issues de la Seconde guerre mondiale en échange de garanties pour Berlin-Ouest, relations humanitaires bilatérales avec l’Allemagne de l’Est, traités avec la Tchécoslovaquie, la Pologne et l’URSS, accord sur Berlin, conférence de Helsinki en 1975 pour la coopération pacifique entre l’Est et l’Ouest, bref, la réconciliation de l’Allemagne avec ses ennemis et victimes, symbolisée par l’agenouillement dans le ghetto de Varsovie. A partir de 1974, il sera président du SPD et de l’Internationale socialiste et l’auteur du célèbre Rapport Nord-Sud : un programme pour la survie de 1980. Cf. W. Brandt, Mémoires, Paris, Albin Michel, 1990. 2 Parmi les Scandinaves, seul le Danemark adhérera en 1973 et les deux autres plus l’Autriche le feront vingt ans plus tard. En ce qui concerne la Norvège, en dépit de l’engagement personnel de Brandt au côté du socialdémocrate Brattely, la population a refusé l’adhésion par référendum à deux reprises. La Suède de Palme, après de longs débats, a préféré poursuivre dans la voie nationale de réformisme social, de même de l’Autriche de Kreiski. 140 b) L’influence du chancelier allemand a aussi pesé sur l’approfondissement, qu’il s’agisse de l’union monétaire ou du renforcement du rôle de la CE dans le monde. Le projet de monnaie unique avait pour objectif non seulement de créer une zone européenne de stabilité monétaire dans un monde dominé par un dollar mis en difficulté par les conséquences budgétaires de la guerre du Vietnam, mais aussi de favoriser la coordination des politiques économiques et sociales des États membres et de renforcer le poids de la CE dans le monde. Dans le même sens, l’Ostpolitik, déjà entamée par Brandt lorsqu’il était ministre des affaires étrangères entre 1966 et 1969, se transforme en une politique de l’ensemble de la CE. Il est en effet important qu’elle ne soit pas considérée comme une expression isolée de la question nationale allemande, mais comme un objectif commun de l’Europe communautaire, et qu’elle contribue comme telle au dialogue Est-Ouest que rendait possible une politique européenne de coexistence menée avec plus d’indépendance que par le passé à l’égard de la ligne de « containment » suivie par les États-Unis vis-à-vis des menaces de l’URSS. Elle connaîtra sa plus grande réussite quelques années plus tard, avec la Charte de Helsinki et la création de la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE), qui seront un facteur déterminant dans le développement des mouvements d’oppositions ; ces derniers ont contribué à l’effondrement de l’intérieur des dictatures de l’Est en 1989. En s’accordant sur un plus grand rôle mondial de la CE, Brandt soutient également la demande française d’une coopération active avec les ex-colonies africaines (Convention de Yaoundé, améliorée ensuite par la Convention de Lomé), signe d’un engagement européen plus énergique sur le front du dialogue Nord/Sud. c) La démocratisation de la CE a une double dimension, politique et sociale. Au niveau politique, les sommets de La Haye et de Paris ont donné une première 141 impulsion à l’élection directe du Parlement européen au suffrage universel qui sera réalisée en 1979 et au renforcement de la participation des citoyens à un processus d’intégration qui a toujours plus de poids sur leurs vies et qui leur semble technocratique. De surcroît, avec la première véritable politique sociale de l’Union, on assiste à l’entrée prudente mais réelle de l’Europe du marché commun sur un terrain traditionnellement réservé à la stricte compétence des États. Dans les deux cas, on rencontre la question de la transformation de l’Europe du marché commun en quelque chose de différent et de supérieur : une union sociale et monétaire, une démocratie supranationale, une dimension inédite de la démocratie, jamais apparue dans l’histoire, susceptible d’évoquer à nouveau les projets des penseurs européistes des XVIIIe et XIX siècles. Cet approfondissement s’est cependant réalisé de façon douloureuse et à travers d’évidentes contradictions. L’idée initiale est de faire réussir le programme de La Haye sans réformer les traités, mais en restant dans le cadre du traité de Rome de 1957, pierre fondatrice de la construction européenne. Au-delà d’une simple zone de libre échange, on aurait dans les faits engendré une tendance à dépasser l’union douanière et le marché commun en direction d’un ensemble de politiques communes, toujours plus nombreuses et déterminantes. Cela aurait représenté une réussite du fonctionnalisme, de la conception de Monnet d’une intégration des économies ayant pour effet de toujours plus renforcer la « solidarité de fait » et le développement des politiques communes, la politique sociale, monétaire, etc. Mais Monnet avait sous-évalué le poids des freins politiques intérieurs des années 60 (les souverainetés nationales) et des obstacles internationaux (l’instabilité économique et politique des années 70) dans le blocage de ce mécanisme fonctionnel, en l’absence d’une volonté à chaque fois renouvelée des États et d’une pression politique de la société civile. 142 Toutes ces difficultés se voient confirmées par le premier projet d’union monétaire, le « plan Werner », ainsi appelé du nom du ministre luxembourgeois qui, avec l’appui de Monnet, préside les travaux du groupe de travail constitué en février 1970 pour la rédaction du plan. Le « plan Werner » d’octobre 1970 est important parce que, lorsque s’effondrera le système monétaire de Bretton Woods (1971), basée sur le Gold Exchange Standard, c’est à dire sur la convertibilité du dollar en or instaurée en 1944 et symbole de l’hégémonie américaine dans l’après-guerre, les Européens ne seront pas désarmés et chercheront à renforcer leur autonomie internationale. Ils veulent protéger le fonctionnement de l’union douanière et le marché commun des oscillations excessives des taux de change du dollar et des monnaies nationales. A l’époque, le projet a échoué et il a fallu trente ans pour réaliser l’union monétaire. En substance, le « plan Werner » va échouer parce qu’il propose la coordination des politiques économiques des États membres comme prémisse de leur union monétaire, ce qui est un objectif trop ambitieux, si l’on tient compte des divergences entre les politiques économiques des États membres et de l’opposition de la France à une autorité monétaire et économique supranationale. Il est vrai qu’on voit alors se créer le fragile « serpent monétaire »3 de 1972-1973, c’est à dire une fixation précaire des marges d’oscillation tolérées pour la fluctuation des monnaies européennes, et surtout le système monétaire européen en 1979 (SME)4 qui correspond à une sorte d’institutionnalisation du « serpent monétaire » et à un renforcement de l’Europe par rapport aux États-Unis. Mais l’union économique et monétaire envisagée à La Haye a été retardée par la crise économique internationale, par les chocs pétroliers de 1973 et de 1978, et par la faiblesse politique des Européens par rapport à la puissance américaine. 3 Le « serpent monétaire » est né à l’initiative du président de la Commission Jenkins, en accord avec le président libéral français Giscard d’Estaing et le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt qui avait succédé en 1974 à Willy Brandt. 4 Le SME créait une unité de compte européenne, l’ECU, mettant en commun une partie des réserves des adhérents et établissant un mécanisme de fluctuation concertée des monnaies nationales limitée à 2,25 % d’un cours de référence. L’Italie adhère sous condition d’une marge plus large de fluctuation et la Grande Bretagne s’y refuse. Dans le contexte de la forte inflation moyenne de l’époque, le SME a joué un rôle stabilisateur autour de l’axe central du mark allemand. 143 Même l’élargissement ne s’est pas déroulé comme espéré. Parmi les Scandinaves, seul le Danemark va adhérer et la Grande Bretagne de Heath, admise le 1er janvier 1973, se rencontre avec la France de Pompidou pour défendre l’Europe des nations. Il faut certes souligner la signification historique de l’adhésion d’un puissant pays comme la Grande Bretagne au traité de Rome qu’elle avait rejeté en 1957. Mais, après le référendum d’adhésion de 1975 (organisé par le gouvernement travailliste de Harold Wilson, avec de fortes oppositions à la CE au sein de son propre parti), avec d’abord les demandes de renégociation du traité avancées par Wilson et ensuite l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Margaret Thatcher en 1979, elle joue manifestement un rôle de frein à la construction européenne, qu’elle considère comme une arène de négociations brutales entre des intérêts nationaux, commerciaux et financiers en compétition. Une telle situation rappelait la décennie gaulliste, mais sans que cette vision intergouvernementale et instrumentale de l’Europe soit compensée par quelque chose de semblable à la volonté française d’autonomie politique internationale. L’apparition de ces obstacles dans un scénario international extrêmement difficile, explique les limites du troisième débat sur l’union politique (le premier avait été celui de 1952-54, à l’époque de la CED, et le deuxième celui entourant le « plan Fouchet » de 1961). La réflexion sur l’union politique entamée à La Haye prend la forme du « rapport Davignon » adopté en octobre 1970 à Luxembourg, qui propose un prudent système de consultations régulières entre les ministres des affaires étrangères et qui débouchera sur la Coopération politique européenne, d’abord informelle, puis incluse à partir de 1986 dans le nouveau traité, appelé Acte unique européen (AUE). L’Europe communautaire des années 70 s’est élargie et a lancé à La Haye de grands projets d’intégration, qui vont du social au monétaire et au projet du sommet de Paris en 1972 de « construire en une décennie une Union européenne » destinée à devenir un nouvel acteur international. Elle est conceptualisée comme une « superpuissance en formation » par le 144 sociologue norvégien Johan Galtung et comme une « puissance civile par François Duchêne. Ces définitions se justifient jusqu’à un certain point : il est en effet indiscutable qu’une entité nouvelle est en train de prendre forme au sein de l’espace ouest-européen. Elle consolide non seulement la paix intérieure, mais commence à peser sur le monde environnant. Il s’agit pourtant encore d’un enthousiasme injustifié, parce qu’il manque à la Communauté européenne de l’époque deux conditions pour se renforcer : d’abord, un contexte international plus favorable, avec notamment une situation permettant de dépasser la Guerre Froide, la dépendance totale vis-à-vis des États-Unis en matière de sécurité nucléaire ; ensuite, une base juridique des traités plus favorable a son renforcement politique. L’illusion de pouvoir progresser sans réforme des traités s’est dissipée au début des années 80. Ce tournant s’est produit en conséquence immédiate de l’influence accrue des idées fédéralistes provoquée par l’élection directe du Parlement européen, ainsi que des tendances économiques internes à l’Europe des Neuf (devenus Dix après l’adhésion de la Grèce en 1981) qui sollicitent une dynamisation de l’intégration économique. 6.2. Les controverses et les dynamiques des années 80 : le « projet Spinelli » pour l’Union européenne et l’Acte unique européen Entre 1981 et 1984, il y a un grand débat sur l’union politique au Parlement européen. Altiero Spinelli en est le principal promoteur et le projet de traité de l’Union européenne, proposé par lui et longuement retravaillé, est finalement approuvé par le Parlement en 1984 avec le soutien du président français Mitterrand. Il envisage jusque dans les détails la création d’une Union européenne de type fédéral, caractérisée par un renforcement substantiel du pouvoir législatif du Parlement et du pouvoir exécutif de la Commission, tandis que le Conseil resterait responsable de la politique étrangère commune et constituerait une sorte de chambre 145 des États5. Dans le prolongement de la tentative déjà citée de l’article 38 du traité CED, écrit par Spinelli et présenté par De Gasperi, cet épisode essentiel de la période 1980-89, a marqué un des plus hauts points d’impact de la culture fédéraliste sur la construction européenne. Le vote du Parlement européen n’a pas eu de véritable poids politique formel, mais son influence sur les opinions publiques a été considérable et le Conseil européen de Milan, tout en décevant les espoirs de Spinelli, a décidé d’avancer dans la voie de l’intégration. Cela s’est produit à travers la Conférence intergouvernementale préparatoire à la signature de l’Acte unique européen de 19866, qui s’est révélé un extraordinaire facteur de dynamisme économique et d’approfondissement du processus d’intégration grâce à la décision de réaliser les quatre libertés de circulation : le célèbre « Programme européen de 1992 » pour la libre circulation des capitaux, des marchandises, des services et des personnes. L’Acte unique européen, approuvé par ce qui était devenu l’Europe des Douze après l’adhésion en 1985 de l’Espagne et du Portugal, prévoit la réalisation du marché unique, c’està-dire le parachèvement du processus d’intégration entamé par le traité de Rome. La dynamisation du marché intérieur se présente en apparence comme une pure « intégration négative », autrement dit comme une libéralisation, une suppression des barrières commerciales, et c’est ce qui explique le vote positif de Margaret Thatcher elle-même. En réalité, comme l’a bien compris l’ex-ministre français des finances Jacques Delors, devenu président de la Commission en 1985, la réalisation effective du marché unique implique plus de 300 directives proposées par la Commission et approuvées par le Conseil au cours des années suivantes pour harmoniser les règles, les normes et les procédures, avec un impact inévitable sur les produits en provenance de pays tiers et à l’avantage du commerce intérieur à 5 Le Projet de traité de 1984 représente le point culminant de l’influence de Altiero Spinell et de son long combat fédéraliste. Parmi les membres du « Club du crocodile », le député belge Fernand Herman, important auteur du projet constitutionnel du PE de 1993. Cf. A. Spinelli, Bataille pour l’Union : 1979-86, Communauté européenne, 1987. 6 En vigueur à partir de 1987. Cf. au sujet du parcours du grand marché unique aux politiques communes et à l’union monétaire : J.-P. Fitoussi, Le tyran bienveillant, Paris, Arlea, 2004. 146 la CE qui connaîtra un développement considérable. Le rôle de la Commission, organe supranational, en sort renforcé et on voit ainsi apparaître une véritable innovation dans l’identité économique internationale de la Communauté, qui transcende le débat dramatique qui a divisé le gouvernement Mauroy-Mitterrand et l’opinion publique française en 1983. Entre keynésiens nationaux et néo-libéraux internationaux, une troisième alternative se profile : une intégration européenne accélérée, conçue comme une opportunité de croissance économique et d’autonomie internationale. Ce bond en avant implicitement politique de la Communauté est confirmé par le débat lancé aux États-Unis pour la première fois depuis la Seconde Guerre Mondiale au sujet de l’intégration européenne. Ce débat, même si fondamentalement basé sur des prévisions erronées, est néanmoins extrêmement significatif : il est dominé par la crainte de la force compétitive de la CE, appelée « forteresse Europe » et envisagée comme coresponsable du déclin américain (en même temps que le développement du Japon). Après le timide régionalisme essentiellement économique des années 50 et 60, des poussées fonctionnelles et politiques combinées produisent donc une nouvelle conception de l’intégration régionale, un nouveau régionalisme : plus conscient de sa force, plus autonome, à caractère potentiellement plus politique. Même si jusque en 1989, le contexte de la Guerre Froide et de la menace bipolaire ne permet pas de libérer pleinement l’expression politique de l’Europe, dés 1988, le Conseil européen de Hanovre relance, en dépit de l’opposition britannique, l’objectif de la monnaie unique, et désigne un groupe de travail, présidé par Jacques Delors, pour en évaluer les applications et la faisabilité. 147 6.3. L’union politique et l’union monétaire : la refondation européenne du traité de Maastricht L’effondrement de l’URSS et la fin du monde bipolaire ont fait tomber le principal frein à l’expression d’une entité politique européenne autonome. En particulier, la nouvelle République de Berlin, comme se dénomme l’Allemagne réunifiée par rapport à la plus petite et timide République de Bonn, peut mieux expliciter sa volonté politique. Elle s’oriente - c’est un jugement historique désormais partagé - vers le renforcement de l’Europe. Une fois de plus, le couple franco-allemand, en surmontant les inquiétudes françaises sur la réunification allemande, va être le moteur de la nouvelle Europe : la lettre adressée au début 1991 par le chancelier Helmut Kohl et le président français François Mitterrand à leurs collègues du Conseil européen7 fait naître l’idée d’orienter dans le sens d’une politique de sécurité commune la conférence intergouvernementale sur l’union politique, organisée parallèlement à celle ouverte en 1988 sur la monnaie unique. L’initiative de ces deux pays représente le couronnement de leur convergence autour d’un grand projet politique, qui entend se placer à la hauteur des nouveaux défis et des responsabilités des Européens après la chute du mur de Berlin et la fin du monde bipolaire annoncée par la politique du président soviétique Gorbatchev. D’une part, la France a déjà renoncé à ses réserves sur la réunification allemande (3 octobre 1990), source en Europe de préoccupations plus ou moins fondées sur la nouvelle Allemagne, à nouveau unie, forte et souveraine. Mais d’autre part, l’Allemagne accepte de confirmer et de renforcer ses propres priorités européennes, devenues entièrement volontaires après la conférence de 1990 où les puissances victorieuses de la Seconde Guerre Mondiale ont renoncé à contrôler la politique allemande. Non seulement Helmut Kohl, mais l’ensemble des élites politiques et économiques allemandes acceptent de concrétiser, malgré la perplexité de l’opinion publique intérieure, cette option politique librement choisie en faveur de l’Europe à 7 H. Kohl, F. Mitterrand, Proposition franco-allemande sur la politique de sécurité commune, 4 février 1991. 148 travers le oui à la monnaie unique européenne, qui s’identifie pour les Allemands au sacrifice de ce qui était considéré comme une des plus fortes monnaies du monde, le symbole de la renaissance et de la force de la nouvelle Allemagne démocratique, le mark allemand. La sécurité commune et la perspective d’une défense commune représentent un corollaire cohérent. Ce grand et difficile compromis a ouvert la voie, sous la présidence hollandaise, au traité de Maastricht de décembre 1991 (signé en février 1992), qui a permis de passer de la Communauté européenne à l’Union européenne. L’accord franco-allemand a fonctionné comme le catalyseur d’une convergence plus vaste d’intérêts. Les autres pays fondateurs, la Belgique et l’Italie notamment, ont soutenu cette profonde innovation. Les ambiguïtés, les exceptions et les dérogations ont par contre été imposées par la Grande Bretagne, par l’Irlande et par le Danemark, qui n’ont accepté le pacte qu’à condition de se voir garantir la possibilité de ne pas participer à certaines nouvelles politiques ou de maintenir le vote à l’unanimité sur d’autres. Quant à l’Espagne et au Portugal, ils ont confirmé leur élan européiste initial, qui s’était traduit par une réussite substantielle de l’élargissement. La condition en avait été la création d’un nouveau fonds, le Fonds de Cohésion, qui les a aidés à répondre au nouveau défi de l’union monétaire, en finissant par renforcer la tendance intégrationniste. Le nouveau traité contient deux nouveautés principales. L’union économique et monétaire, avec un plan en trois étapes d’une précision spectaculaire pour l’adhésion des pays (qui respecteraient les critères de convergence établis dans le traité) à la monnaie unique, l’euro, gérée par une Banque centrale européenne, dont le traité reconnaît l’indépendance selon le modèle de la Bundesbank et qui a son siège à Francfort. En second lieu, le traité propose une structure de l’architecture de la nouvelle Union européenne reposant sur trois piliers : un premier pilier CE et deux nouveaux piliers intergouvernementaux, la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et la 149 coopération en matière de Justice et d’Affaires Intérieures (JAI), pour ce qui concerne l’immigration, les visas, la justice pénale et civile. Au niveau de l’architecture institutionnelle, l’Union européenne est comparable à un temple romain, dans lequel l’Union constitue le cadre politique commun reposant sur ces trois piliers. La PESC implique deux importantes nouveautés : a) les Douze s’engagent non seulement à une consultation réciproque mais à assurer la conformité de leurs politiques nationales avec celles de l’UE et à coordonner leur action au sein des organisations internationales. Les valeurs, les principes et les objectifs communs de la politique étrangère européenne sont précisés dans le traité ; b) La perspective d’une défense commune, qui implique tant l’absorption à terme du traité de l’UEO que le soutien à la création d’une identité européenne plus distincte au sein de l’Alliance atlantique. Le troisième pilier prévoit une collaboration intergouvernementale sur les thèmes hypersensibles des politiques d’immigration et des visas, de la lutte contre la criminalité et la drogue, ainsi qu’une coopération en matière de justice. Toutes ces matières étaient traditionnellement considérées comme objets exclusifs de compétences nationales. Ceci dit, il est vrai que les deux nouveaux piliers se sont révélés souvent inefficaces et qu’ils ont exigé des réformes ultérieures, parce qu’ils étaient purement intergouvernementaux et dépourvus d’instruments juridiques à la hauteur de leurs ambitions. La fragilité de l’équilibre réalisé entre les intérêts nationaux sur base d’avancées concrètes en direction de la supranationalité s’est vue confirmée par l’approfondissement de la différenciation au sein de l’Union. Pour répondre à la demande de la Grande Bretagne, le traité de Maastricht a, pour la première fois, incorporé la possibilité de l’opting out, c’est-àdire la possibilité pour un État membre de refuser de participer à certaines politiques communes. Il ne s’agit plus des « dérogations » offertes parfois dans le passé pendant de 150 longues périodes à des pays qui éprouvaient des difficultés transitoires à participer à toutes les politiques de l’Union et qui bénéficiaient d’un délai pour se préparer à mieux rejoindre les objectifs communs, partagés depuis le début. Non : dans ce cas, il s’agit de choix potentiellement définitifs ou sans échéance déterminée, effectués par des pays qui, bien qu’ils soient en mesure de le faire, sont volontairement désireux de ne pas prendre part à une nouvelle politique, comme par exemple la monnaie unique. Des situations analogues vont se déterminer à propos de la défense et de la citoyenneté, qui suscitent toutes des demandes de opting out, à géométrie variable. Au niveau du droit communautaire, il s’agit d’une aberration, qui introduit une faille dans l’égalité des droits et des devoirs des États. En ce qui concerne la politique sociale, le refus de la Grande Bretagne d’accepter les avancées sur lesquelles les onze autres pays s’étaient mis d’accord, les a forcés à rédiger et à approuver un protocole en dehors du traité, le Protocole social de Maastricht. Au niveau des sciences politiques, ces changements obligent à recourir à de nouveaux concepts qui expliquent, mieux que celui classique de fédéralisme, l’architecture institutionnelle de l’UE : « condominio » ou « consorzio », par exemple, concepts soulignant l’incongruité entre les principes d’organisation fonctionnels et territoriaux, ou encore multilevel governance, concept attirant l’attention sur la complexité multidimensionnelle du système décisionnel de gouvernance8. Le traité institue pour la première fois « la citoyenneté européenne » et attribue de nouveaux droits de citoyenneté aux citoyens des pays membres, qui vont au-delà de leur statut éventuel de travailleurs (droit de vote aux élections locales et européennes, droit de pétition au PE). La libre circulation des citoyens a cependant suscité de fortes réticences dans certains États membres, comme le Royaume Uni et le Danemark, et sa mise en application a rendu 8 Ph. C. Schmitter, Imagining the Future of Europe-Polity with the Help of New Concepts, in G. Marks e.a., Governance in the European Union, Londres, Sage, 1995; J.-L. Quermonne, Le système politique de l’Union européenne, op. cit.; W. Wessels (éd.), The E.U. and Member States, Toward Institutional Fusion?, Manchester, Manchester University Press, 1996; A. M. Sbragia (éd.), Euro-Politics: Institutions and Policymaking in the “New” European Community, Washington, Brookings, 1992; H. Wallace, W. Wallace (éd.), Policymaking in the E.U., Oxford, Oxford University Press, 1996. 151 nécessaire un traité à part, le traité de Schengen, qui libéralise les possibilités de circulation des citoyens à travers l’Union européenne, mais, à nouveau, en fonction d’une logique à géométrie variable. Le traité de Maastricht est donc un traité refondateur, comparable seulement au traité de Rome de 1957, mais révélateur de tensions internes irrésolues. Ce n’est pas un hasard si le Premier ministre britannique John Major vantera devant la presse nationale les opting out obtenus et la majorité des commentaires mettront en évidence tant la force de l’intégration fonctionnelle à l’œuvre dans le passage du marché commun à la monnaie unique (on parle d’un effet d’engrenage, ou encore d’un « effet spill over »), que du bond vers la supranationalité, de la dynamique des institutions et des sociétés nationales aux dépens de la souveraineté des États. En France, pays qui devait modifier sa Constitution pour pouvoir ratifier le traité, le référendum pour la ratification de 1993 s’est transformé en une sorte d’épreuve de force dramatique et imprévue entre européistes et « souverainistes » et a débouché sur un petit oui, un avertissement pour la défaite de 2005. En Allemagne, la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe a rendu, le 12 octobre 1993, une sentence soucieuse des effets du traité sur la souveraineté de la République fédérale. Néanmoins, et en dépit de l’abandon au cours du tumultueux débat de 1991, sous les présidences luxembourgeoise et hollandaise, de toute référence à la « vocation fédérale » de l’Europe, il est indéniable que le véritable tournant vers l’Union politique a en tout cas commencé en 1992 à Maastricht. Aussi controversé et parfois dramatique qu’ait été le débat public sur l’Europe, il s’est révélé vaste et intense, et les citoyens ont mieux saisi l’importance du processus d’intégration. Ce tournant n’a cependant pas été mené jusqu’au bout, et la nouvelle étape de la construction européenne, après celles qui vont des traités de Paris et de Rome au compromis du Luxembourg et du sommet de La Haye à l’Acte unique, est restée ouverte et incertaine dans l’attente de l’élargissement à l’Est et de ses conséquences. 152 La paralysie du moteur franco-allemand entre 1994 et 2002 (divisé sur les questions du gouvernement de la monnaie unique, du budget agricole et des équilibres institutionnels) n’a pas été compensée par le rôle fortement positif joué par d’autres pays, la Belgique, la Hollande, la Suède et la Grande Bretagne, lors du traité d’Amsterdam en 1997 et le Portugal, le Benelux et l’Italie à l’occasion du traité de Nice en 2000. Ces deux traités ne représentent que des développements partiels et sectoriels du traité de Maastricht dont ils ont corrigé, du moins en partie, trois points faibles : l’aspect social, la politique étrangère et de sécurité, et, à Nice, le cadre institutionnel controversé, permettant d’intégrer les pays d’Europe centrale et orientale. Il est notoire que ces deux traités ont fini par aggraver la complexité institutionnelle de l’UE. Certes, ils incarnent aussi des avancées du processus de construction européenne, dans la mesure où ils permettent de : a) légitimer davantage l’augmentation des pouvoirs de l’Union par des progrès en matière de citoyenneté et d’Europe sociale ; b) renforcer la transparence du processus de prise de décision et le champ d’intervention de la PESC ; c) éclaircir les réformes institutionnelles indispensables aux trois principales institutions, afin de transformer une UE à Douze-Quinze, en une UE à Vingt-Cinq et peut-être plus. Mais, en dépit du processus tourmenté et controversé de réforme institutionnelle qui a caractérisé la décennie 1990-2000, la forme institutionnelle définitive de l’UE du XXI siècle n’est pas encore élucidée. Le processus de refondation n’est pas achevé et il implique, de l’aveu même du Conseil européen de Nice de décembre 2000, une nouvelle étape de réformes, cette fois avec le support – consultatif - d’une Convention qui prévoit une plus large participation des parlementaires et des acteurs nationaux et supranationaux, sur le modèle de la Convention qui a permis en 2000 d’approuver (au même Conseil européen de Nice) une 153 Charte des droits fondamentaux. L’échec en 2005 du nouveau Traité constitutionnel confirme qu’il n’est pas certain que les visions encore assez différentes que les États se font de la signification profonde de leur oeuvre quinquagénaire et que l’hétérogénéité accrue de leurs intérêts permettent de franchir avec succès ce nouveau cap, qui ne se limite pas à une simple adaptation arithmétique à l’arrivée de nombreux nouveaux membres, mais devrait représenter un authentique processus d’union politique. 6.4. Les trois grands courants de la supranationalité européenne et leurs contradictions : le catholicisme démocratique Le concept de supranationalité est d’une importance capitale pour la construction européenne, et dès le début, nous l’avons présenté comme un pôle dialectique par rapport à celui de souveraineté nationale. Que ce soit pour des raisons idéologiques, par intérêt commercial ou pour d’autres motivations, l’histoire montre que les États européens ont toujours plus eu recours depuis 1950 aux institutions et aux procédures supranationales. Il faut distinguer entre la supranationalité institutionnelle, qui se concrétise à travers les institutions et les processus décisionnels, et la supranationalité juridique, c’est à dire le droit de l’UE appliqué par la jurisprudence de la Cour de justice9. Naturellement, selon les règles des pays démocratiques, ces deux supranationalités doivent être légitimées selon des mécanismes nationaux et des mécanismes supranationaux de légitimation sous peine de provoquer le rejet des citoyens. Dans ce paragraphe, nous ferons le point sur les principales racines de la supranationalité dans la pensée politique européenne, telles qu’elles se sont exprimées au sein de ses trois principaux courants: le libéralisme, le christianisme démocratique et le socialisme démocratique. La comparaison avec d’autres parties du monde nous confirme que la 9 Pour l’approfondissement de cette distinction: cf. J. H. H. Weiler, The Community System : The Dual Character of Supranationalism, in Yearbook of European Law, Vol. 1, 1981. 154 supranationalité n’épuise pas complètement la problématique institutionnelle de ces courants qui peuvent même parfois s’associer à d’autres conceptions, notamment au nationalisme ou au mondialisme, en regroupant sous ce dernier concept les visions qui, au nom de l’économie, de la religion ou du droit, se réfèrent à un horizon mondial et non à la construction institutionnelle européenne. C’est ainsi que la supranationalité européenne partage avec le cosmopolitisme la dénonciation des limites de l’idée de nation, mais se réfère à un sentiment d’appartenance commune, à des besoins identitaires et à une volonté de créer des procédures et des règles communes, qui encadrent et orientent la souveraineté des États nationaux au bénéfice de nouvelles institutions chargées d’organiser la coopération et l’intégration d’une certaine région du monde, l’Europe. Par conséquent, il faut distinguer entre les courants intellectuels pluralistes et diversifiés et les formations politiques proprement dites, qui suivent des logiques différentes. Une première racine est représentée par la pensée chrétienne et, plus particulièrement, par sa composante catholique. En réalité, en dépit du fait que le christianisme catholique se soit habitué au cours des siècles à coexister avec des États nationaux laïques, comme le montre bien l’exemple de la pratique des concordats nationaux, l’Eglise catholique est restée pour l’essentiel une institution supranationale qui a connu l’époque de sa plus grande influence temporelle au Moyen-Age, à l’époque de l’Europe res publica christiana, organisée autour des deux principes supranationaux de l’Empire et de l’Eglise. L’Eglise catholique, du pape Pie XII à Jean-Paul II, s’est engagée positivement en faveur de la naissance de la petite Europe des Six puis de son élargissement à l’Est. On ne peut nier que le catholicisme ait donné une forte impulsion à la naissance de « l’Europe Carolingienne », surtout si l’on pense que les pays fondateurs étaient majoritairement catholiques et que les leaders respectifs des partis démocrates-chrétiens ont guidé les premiers pas de l’intégration. C’est l’un des motifs pour lesquels différents pays protestants, comme la 155 Grande Bretagne ou les pays scandinaves, se sont originellement tenus en dehors de la CE, perçue comme une « Europe vaticane »10. Naturellement, la conception d’une « Europe chrétienne », c’est à dire la proposition de placer le christianisme au centre de l’identité européenne, est devenue de plus en plus problématique dans le cadre majoritairement pluraliste de l’Europe des Neuf et des Quinze. Même si, avec l’élection à la papauté de Karol Wojtyla, l’appel à cette idée-force a joué un rôle déterminant comme facteur actif de la désintégration des dictatures de l’Est, en particulier en Pologne, et, par la suite, de l’élargissement à l’Est de l’UE, il n’en reste pas moins que la sécularisation et l’afflux de courants migratoires multireligieux, d’une part, la multiplicité des religions dans l’Europe élargie, d’autre part, (même sans tenir compte de la candidature de la Turquie) ne pouvaient que relativiser le poids identitaire de la référence au christianisme11. Dans les débats récents, tant à la Convention sur la Charte des droits (2000) qu’à la Convention de 2002-03 et que dans les querelles sur la ratification, cette nouvelle réalité est apparue pleinement. Dans les limites d’une Europe sécularisée, des personnalités politiques et des groupes européistes déterminants font encore référence à la culture catholique, des leaders de la CDU allemande Helmut Kohl et Wolfgang Schäuble à la CSU bavaroise, des partis sociaux chrétiens des deux communautés linguistiques belges et des autres pays du Benelux à la présidente du Parlement européen en 1999-2002, Nicole Fontaine, et jusqu’aux trois derniers présidents de la Commission européenne, Jacques Delors, Jacques Santer et Romano Prodi. L’influence catholique ne coïncide pas entièrement avec celle du Parti populaire européen (PPE), tant parce que ce dernier comprend depuis des années d’autres partis de centre-droit dépourvus de racines et de culture catholique, que parce que l’influence catholique s’est élargie à nombre d’autres familles politiques, revues et groupes culturels. Qu’il s’agisse de 10 11 Ph. Chénaux, Une Europe vaticane? Entre le plan Marshall et les traités de Rome, Bruxelles, CIACO, 1990. J. H. H. Weiler, Un’Europa christiana ? Un saggio esplorativo, Milan, Rizzoli, 2003. 156 l’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors12, de la revue « Esprit » ou encore de l’Eglise allemande, leurs conseils qualifiés sur les contenus de la construction supranationale européenne, notamment en faveur de politiques actives de rééquilibrage social par rapport au marché unique, s’appuient sur une tradition remontant aux encycliques Rerum Novarum du pape Léon XIII et Quadragesimo Anno de Pie XI. Dans la personne de Jacques Delors en particulier, la culture catholique, enracinée chez Emmanuel Mounier et Jacques Maritain et dans son expérience du syndicalisme catholique français, se réunit de façon originale à la supranationalité technocratique héritée de Jean Monnet ainsi qu’à l’ouverture à la culture social-démocrate scandinave, au point d’en faire une figure emblématique de la dynamique de l’intégration allant de l’Acte unique à l’union monétaire, même s’il a eu certaines difficultés à s’adapter aux récents défis de la situation internationale et de l’élargissement. Autre exemple : c’est à partir du monde catholique - mais aussi protestant que sont venues de nombreuses impulsions en faveur d’une politique de paix, d’intervention humanitaire et de coopération de l’Europe dans le monde, ainsi que la conceptualisation de l’Europe en tant que « puissance civile »13. La culture catholique des pays occidentaux envisage favorablement la réduction de la souveraineté nationale au profit des institutions européennes. De surcroît, la pensée catholique médiévale est aussi à la source d’un important principe juridique, le concept de subsidiarité, qui est en un sens complémentaire de celui de supranationalité. Il s’agit de l’idée qu’il existe différents niveaux d’autorité et qu’il faut privilégier le niveau le plus proche des citoyens, même si, lorsque c’est nécessaire, il faut faire intervenir une autorité supérieure. Il en résulte une vision assez proche du concept fonctionnaliste de multilevel governance, de gouvernance 12 Cf. en particulier J. Delors, Le nouveau concert européen, Paris, Odile Jacob, 1992. Jacques Delors (1925-) catholique, ancien syndicaliste, s’engage d’abord au Commissariat au plan et comme conseiller du Premier ministre Chaban-Delmas (1969-72). Devient ministre des fiances sous le premier mandat de François Mitterrand (1981-85) et devient ensuite, pendant 10 ans, président de la Commission européenne (1985-95). Il a publié ses Mémoires (Paris, Plon, 2004). 13 Par exemple, I. Berten, Pour une Europe forte et puissante. Un défi pour une Europe politique, Bruxelles, Luc Pire, 2001. 157 à différents niveaux de la chose publique, dans lequel l’État n’est plus au centre de l’organisation du pouvoir politique, mais ne représente qu’un niveau d’autorité parmi d’autres. En ce sens, l’UE représente un niveau supérieur à celui de l’État, institué pour pouvoir affronter les questions qui ne peuvent être résolues ni pas les États-Nations, ni par les pouvoirs infra-nationaux (communes, provinces, régions). L’élargissement de l’UE à l’Europe centrale et orientale a sensiblement modifié cette dynamique de l’intégration dans un sens défavorable à la supranationalité. En fait, en Europe centrale et orientale, la formation de l’identité nationale a été profondément mêlée, dans des cas comme la Pologne, la Croatie ou la Slovaquie, à la religion catholique, au point de presque coïncider avec celle-ci au cours de l’histoire polonaise. Cet élément, associé à l’emphase mise sur l’indépendance nationale - inévitable dans des pays qui ont souffert pendant 50 ans de la « souveraineté limitée » caractéristique de l’Empire Soviétique - ne peut qu’avoir un impact sur l’équilibre dynamique atteint au cours des années 90 entre la Nation et l’Europe et entre la souveraineté nationale retrouvée et la supranationalité européenne. 6.5. Libre-échangisme, libéralisme, néo-libéralisme et Europe Le libéralisme représente la deuxième tradition intellectuelle à avoir apporté une contribution déterminante aux aspects supranationaux de la construction européenne. Son influence recouvre trois aspects : a) comme nous l’avons constaté, la tradition du constitutionnalisme libéral a représenté un premier laboratoire théorique de l’idée d’Europe et la pensée libérale démocratique américaine d’orientation fédéraliste a joué un rôle de phare pour des courants déterminants de l’européisme. Entre le XIXe et XXe siècle, de célèbres personnalités de la culture libérale ont été européistes, de Lord Beveridge à Thomas Mann, de Paul 158 Valéry à Paul Hazard, de Frederico Chabod à Benedetto Croce, de Salvador de Madariaga à Julien Benda, pour ne citer que quelques noms ; b) l’hégémonie géopolitique américaine dans la seconde après-guerre a influencé et encadré la reconstruction et la stabilisation des démocraties libérales nationales et la libéralisation des échanges commerciaux, en impulsant un nouveau libéralisme social, certes ancré dans la pensée du plus grand économiste du XXe siècle, le britannique John M.Keynes, mais tenant compte également du New Deal de Franklin D. Roosevelt et de sa transposition au niveau international à travers le « plan Marshall », qui a poussé les États européens à une collaboration multilatérale ; c) les formes d’intégration néo-fonctionnelles au cours des premières décennies ont été influencées par différentes composantes du libéralisme. C’est le cas en particulier de la politique de la concurrence, du démantèlement des barrières en vue du marché unique et du Programme de 1992 de mise en oeuvre de la libéralisation de la circulation des capitaux, des marchandises, des services et des personnes. Cet aspect a été fortement innovateur dans l’Europe du dernier demi-siècle, caractérisée par maints héritages protectionnistes et nationalistes, des tentatives de préserver à tout prix les politiques de sauvetage des secteurs économiques non-compétitifs et des traits néo-mercantilistes évidents. Cependant, cet effet bénéfique et dynamique pour la modernisation de l’Europe s’est souvent accompagné de compromis avec des intérêts sociaux et sectoriels, industriels et agricoles, qui aspiraient à une prudente ouverture sur le marché mondial et qui voyaient l’intégration régionale européenne comme une phase intermédiaire indispensable - et d’une certaine durée - entre le marché national et le marché mondial. Ces intérêts et ces tendances ont fait appel au niveau européen non au libre-échangisme du laissez-faire mais 159 à une forme de libéralisme susceptible de réguler le fonctionnement du marché et de l’économie par le biais de procédures et d’institutions supranationales. Par la suite, la radicalisation du libéralisme économique est entrée en contradiction profonde avec le processus d’intégration européenne. En Italie, on a assisté à un débat précoce et très éclairant entre Luigi Einaudi, défenseur du libéralisme économique (qu’on appelle aussi en italien « liberismo ») et Benedetto Croce, défenseur du libéralisme politique. En effet, le libéralisme économique, tant comme forme rigoureuse et conséquente de libéralisation économique et commerciale, que comme économie politique et idéologie du laissez-faire, a connu une renaissance à travers la pensée néo-libérale et monétariste des années 80 et se trouve à l’origine d’une des plus importantes résistances que la Communauté ait dû affronter avant de pouvoir se transformer en une Union économique et monétaire, c’est à dire avant de réaliser un niveau élevé de régulation supranationale dans le domaine de la politique monétaire. L’opposition de Margaret Thatcher, des conservateurs britanniques et d’une partie du monde libéral anglo-saxon à la monnaie unique est très significative de la conception d’une l’Europe : a) limitée à une zone de libre-échange ; b) intergouvernementale et non pas supranationale. Le marché européen représente dans ce contexte la seule raison de s’intéresser à la construction européenne, non en tant que tel, mais parce qu’il est envisagé comme une partie d’un processus global de dérégulation. En revanche, ni le renforcement ni la consolidation des institutions européennes n’offrent alors aucun intérêt. Cela explique le fait que d’importants partis de culture économique libérale et des représentants de la pensée libérale ont évolué en direction de « l’euroscepticisme », en particulier depuis le traité de Maastricht. 160 En résumé, l’accélération de la mondialisation économique et financière et la multiplication des craintes qu’elle suscite imposent un constant effort de mise à jour conceptuel et politique du modèle même du libéralisme. L’élargissement au Centre et à l’Est de l’UE, survenant en réaction à des décennies d’économie dirigiste et planifiée, peut avoir pour effet de modifier l’équilibre antérieur au profit d’une combinaison inédite du marché et de l’État, c’est à dire d’engendrer un modèle d’Europe réunissant le libéralisme économique et l’intergouvernementalisme. 6.6. La social-démocratie entre la nation et l’Europe La social-démocratie représente le troisième courant de la pensée politique européenne. Comme nous l’avons indiqué, le socialisme, né au XIXe siècle avec une empreinte fortement internationaliste, a été à l’origine des grands partis sociaux-démocrates qui, notamment pour s’adapter à leurs conditions nationales spécifiques, ont développé des stratégies nationales de réformes sociales généralement appuyées sur le renforcement du rôle économique et social de l’État, principal levier du réformisme, puis ont adopté, à partir des années trente, des politiques keynésiennes nationales de croissance et de plein emploi. Ce processus de nationalisation de l’idée socialiste a touché tous les partis sociaux-démocrates, comme le Parti socialiste français et le Parti travailliste anglais. L’internationalisme a fait place aux « voies nationales » au socialisme. Plus les partis sociaux-démocrates obtenaient des succès nationaux dans la construction des États sociaux, moins ils se sentaient attirés par la construction de l’Europe communautaire, considérée, au cours des premières décennies, comme une idée liée au libéralisme économique et dès lors comme un projet de démantèlement de l’État social européen. C’est ainsi que soit pour cette raison, soit par pacifisme, soit par volonté d’exprimer leurs craintes et leur méfiance vis-à-vis de l’Allemagne, ils se sont dans leur quasi totalité, à 161 l’exception notamment du Parti socialiste belge, opposés aux premiers traités européens de la CECA, de la CED et de la CEE, ou n’y ont adhéré que pour des raisons purement politiques, c’est-à-dire pour se présenter comme des partis de gouvernement crédibles14. L’existence dans certains pays d’un État social étendu et efficace a donc représenté un frein à l’engagement européiste de leurs partis de gauche respectifs, comme le montrent les exemples de la Grande-Bretagne, de la Suède et des autres pays scandinaves, voire même de l’Allemagne jusqu’en 1960. C’est pourquoi, au cours des années 50 et 60, ils n’étaient pas favorables à la CE, car ils jugeaient que ses politiques concrètes de dérégulation risquaient d’affaiblir les politiques sociales nationales et les droits des travailleurs. Le symbole même des succès de la social-démocratie scandinave, le Welfare State, s’est construit sur base du choix maintes fois réaffirmé de rester en dehors de la CE, du moins jusqu’au commencement des années 1990. En outre, le choix de certains socialistes d’adhérer à la CE a parfois été contesté à l’intérieur du parti, comme dans le cas du travaillisme britannique, ou conçu comme une simple adaptation à des impératifs commerciaux et de marché. Ils acceptaient la CE en dépit du fait qu’ils étaient socialistes. Mises à part quelques exceptions rarement représentatives, les idées de socialisme et d’européisme semblaient inconciliables, même dans les limites de la petite « Europe carolingienne ». Progressivement, entre la fin des années 60 et les années 90, cette position de refus a changé radicalement et un européisme social-démocrate a pris forme dont Willy Brandt, comme nous l’avons vu, a été un représentant essentiel. Par la suite, et chacun à sa manière, François Mitterrand, Michel Rocard, Lionel Jospin et Laurent Fabius en France, Roy Jenkins, Neil Kinnock et Tony Blair en Grande-Bretagne, Helmut Schmidt et 14 En ce qui concerne ces exceptions précoces, notamment le PS belge de P.-H. Spaak et le parcours européiste d’autres partis, cf. M. Telò, De la nation à l’Europe : paradoxes et dilemmes de la social-démocratie, Bruxelles, Bruylant, 1993. 162 Gerhard Schroeder en Allemagne, Felipe Gonzalez en Espagne, Mario Soares et Antonio Guiterrez au Portugal, pour ne rappeler que quelques nom, se sont engagés en faveur de la CE et de l’UE, en cherchant à valoriser l’apport spécifique que leur propre tradition pouvait apporter à l’européisme. Le résultat historiquement le plus significatif et surprenant par certains aspects, de l’européisation des grands partis de gauche a été leur soutien au traité de Maastricht et à l’union économique et monétaire. Paradoxalement, les partis socialistes et sociaux-démocrates traditionnellement hérauts des politiques de dépense sociale, en particulier à travers le deficit spending keynésien, se sont trouvés au gouvernement de la majorité des pays membres lorsqu’il s’est agi d’appliquer des critères de convergence rigides pour la monnaie unique et de chercher un consensus permettant de douloureuses réductions des dépenses publiques. Le fait que l’Union ait commencé à développer sa propre politique sociale et à activer le rôle des partenaires sociaux, en particulier des syndicats européens, a aussi influé sur cette évolution des partis socialistes. En outre, l’idée d’une Europe plus autonome au niveau international a aussi pesé, puisque elle devenait désormais historiquement plausible à partir des grands mouvements pacifistes des années 80 et surtout depuis la fin de la Guerre Froide. Cependant, le fait que désormais l’UE est perçue par les populations non plus seulement comme une ressource mais aussi comme une contrainte, présente des coûts politiques évidents, comme l’a clairement démontré le cycle électoral, puisqu’au cours des dernières décennies, il a tendu à favoriser les partis de centre-droit, généralement plus eurosceptiques que leurs concurrents. Il est donc légitime de se demander si cette évolution européiste des socialdémocraties, qui a élargi le champ des forces et des traditions intellectuelles favorables à l’Europe, est irréversible ? La réponse donnée dans la littérature spécialisée est 163 controversée car cette rapide européisation de la social-démocratie risque d’affaiblir l’enracinement social et intellectuel qu’elle a accumulé au cours de la précédente période historique et d’affaiblir sa capacité à construire des médiations solides entre la nation et l’Europe, du moins si elle n’obtient pas de succès tangible sur ses grands thèmes traditionnels de réformes sociales, de plein emploi et d’une politique de paix. En tout cas, deux variantes anti-européennes de l’idée socialiste, ancrées dans la culture politique de différents pays, ont réussi, à des moments de crise de l’intégration, à influencer non seulement les forces d’extrême gauche présentes dans tous les pays, mais aussi d’importantes forces social-démocrates et les politiques gouvernementales qu’elles inspirent. D’une part, on a assisté au repli de certaines composantes du socialisme - en particulier en France, mais pas uniquement - sur une conception néo-républicaine relevant d’une lecture simpliste de Rousseau, qui oppose le concept classique de souveraineté populaire au pouvoir technocratique de la Commission, considérée comme l’emblème d’une supranationalité libérale et injuste à rejeter comme illégitime. D’autre part, on a vu se manifester, en particulier en Scandinavie, en opposition à tout type de régulation européenne, d’importantes tendances favorables au repli sur la défense de l’État social national, conçu comme une île heureuse d’égalité. L’une et l’autre de ces tendances expriment des peurs et des besoins d’appartenance identitaire dans le cadre de l’économie mondiale. Dans les deux cas, l’accent est mis sur les menaces de la mondialisation économique néo-libérale, par rapport à laquelle l’Union européenne est perçue comme un simple instrument subalterne. La fragilité stratégique évidente et le caractère rétrograde de ces attentes ne doivent pas conduire à en sous-évaluer la teneur et l’impact désagrégateur potentiel (cf. les référendums de 2005). En outre, ces tendances se conjuguent aux effets produits par l’élargissement au Centre et à l’Est de l’UE sur l’européisme de la socialdémocratie. Les forces qui se réfèrent à la famille socialiste dans les pays ex-communistes 164 tendent non seulement à mettre l’accent sur l’appartenance nationale par rapport à l’Europe, mais se ressentent profondément du fait d’être confrontées à un défi qui n’est pas celui d’établir un État social, coordonné au sein d’un « modèle social européen », comme en Occident, mais plutôt de gérer le redimensionnement des systèmes de sécurité sociale. Le courant écologiste, qui s’est affirmé dans tous les pays européens à partir des années 80, comporte une composante européiste qui prend acte de ce que certaines questions relatives aux politiques environnementales et énergétiques ne peuvent pas être résolues au niveau national ou par le simple mécanisme du marché, mais exigent une politique européenne. Mais on y rencontre aussi différentes tendances du type « small is beautiful », de repli sur la défense d’expériences locales exemplaires, qui, comme d’autres tendances postmodernes, partagent avec le libéralisme classique de Benjamin Constant l’accent mis sur les diversités, et avec le néo-libéralisme la méfiance vis-à-vis de la dimension européenne de la régulation politique. En résumé, chacun des principaux courants politico-culturels européens comprend des composantes intellectuelles favorables à la supranationalité et d’autres qui, lorsqu’elles se radicalisent, remettent en cause l’existence même d’une Europe supranationale et pluraliste. Une opposition rigide entre une Europe chrétienne et une Europe laïque pourrait diviser l’UE non pas selon les lignes de la réforme protestante mais au sein même des pays fondateurs ou entre l’Est et l’Ouest. Un libéralisme économique radicalisé remet fondamentalement en cause la supranationalité. Un socialisme néo-républicain ou défensif fragmente l’unité du continent. Une conception purement fonctionnaliste de l’Europe s’oppose à une identité politique européenne authentique en politique internationale. Différents scénarii sont possibles, des cercles vicieux et des cercles vertueux peuvent 165 s’entremêler, différentes coalitions d’intérêt et divers syncrétismes intellectuels peuvent se frayer un espace au cours des prochaines décennies. 6.7. Vers une démocratie supranationale ? Il est évident que la supranationalité purement normative et/ou technocratique a atteint un point limite d’expansion et doit progresser en direction d’une démocratie supranationale pour pouvoir supporter le niveau atteint avec les derniers traités (de l’AUE à Maastricht et d’Amsterdam à Nice). Ce n’est pas un hasard si le débat sur l’Union européenne s’entremêle, avec l’apport de philosophes comme Derrida, Habermas, Morin, De Giovanni, à un débat normatif sur l’équilibre spécifique entre souveraineté et supranationalité qui pourrait s’établir en Europe. Selon Habermas, si elle veut éviter de tomber dans la classique opposition entre démocratie et technocratie, l’Union européenne doit compléter la supranationalité politique et institutionnelle par une supranationalité constitutionnelle-démocratique suffisamment forte que pour pouvoir légitimer la première tant du point de vue politique que social. Mais cette légitimité doit non seulement s’étayer sur des traités et sur la monnaie, mais aussi sur des aspects essentiels des cultures démocratiques nationales, même s’il faut les revisiter et les adapter : les valeurs constitutionnelles partagées et la construction d’un espace public européen à même de compenser les limites des démocraties nationales15. Il ne faut pas se représenter cette nouvelle étape dans la voie de la supranationalité comme s’il ne s’agissait que d’une simple convergence d’intérêts. Il faut, tout particulièrement, sans cesse rappeler ce formidable élément dissuasif à l’encontre des replis nationalistes que représentent dans la mémoire des Européens les événements tragiques de la première moitié du XXe siècle, les affreuses guerres intra-européennes et, surtout, la mémoire 15 J. Habermas, « Citoyenneté et identité nationale. Réflexions sur l’avenir de l’Europe » in L’Europe au soir du siècle, Paris, Ed. Esprit, 1992 et Id., « Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel ? », in Cahiers de l’URMIS, n° 7, juin 2001. 166 collective de la Shoah, symbole de la négativité absolue d’un nationalisme exclusif et agressif. L’Europe peut avancer seulement si cette mémoire reste encore et toujours un élément vital de la collaboration et de l’intégration entre les États et les nations d’Europe sur base des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. Le développement de la citoyenneté européenne fait partie intégrante du chantier de la démocratie européenne. Lancée à Maastricht, la citoyenneté européenne a la grande signification de séparer citoyenneté et nationalité. Pour les citoyens de l’UE du moins, la résidence devient le référent des droits reconnus sur une base réciproque dans chacun des États membres : droit de vote aux élections communales et européennes, droit de pétition au PE, droit de protection des ambassades des autres États membres. Il ne s’agit certes que d’une citoyenneté dérivée, au sens où elle n’est accordée qu’aux citoyens d’un État de l’Union, mais elle va nettement au-delà de la situation antérieure qui n’accordait une reconnaissance de droits à des personnes qu’en fonction de leur emploi (contrat de travail dans un autre pays de la CE). On peut interpréter ce pas en avant substantiel accompli entre 1992 et 2000 soit comme répondant au besoin d’une légitimation démocratique accrue d’une Union dont le rôle devient toujours plus important dans la vie des citoyens, soit comme une des dimensions de la dynamique irrésistible de l’intégration institutionnelle et politique introduite par le traité de Maastricht. Ce qui est certain, c’est que cette nouvelle « Europe des droits », depuis l’approbation de la Charte sociale en 1989 jusqu’aux progrès de la citoyenneté européenne et à la Charte des droits fondamentaux de 2000, ne pourra pleinement s’affirmer sans maturation achevée de l’union politique, c’est-à-dire du système politique intérieur et du rôle international de l’Union. Pour conclure, la supranationalité fonctionnelle n’a pas débouché sur un État fédéral européen. Ni le budget de l’UE, ni ses politiques distributives, ni les traités, ne correspondent à une organisation fédérale cohérente des institutions. Si la dynamique fédérale-fonctionnelle 167 avait complètement prévalu, il existerait un État fédéral européen et une nation européenne. Si elle avait totalement échoué, nous aurions assisté à des sécessions et à un effet d’avalanche provoquant l’implosion de l’UE. L’équilibre atteint par l’UE à la fin du XXe siècle est quelque chose d’autre. La question est de savoir s’il est à même d’affronter les nouveaux défis du siècle qui vient. Les « souverainetés civilisées » des États peuvent-elles rétrograder ou finir par se satisfaire de l’équilibre actuel ? L’épreuve du feu sera triple : la légitimation interne, le rôle de l’UE dans le monde et la réussite de l’élargissement à l’Est. Non que les nouveaux membres de l’UE ne soulèvent en soi et pour soi un défi impossible pour l’intégration (en deçà de certaines limites, naturellement !), ni que les défis internationaux puissent facilement défaire ce qui s’est construit en cinquante ans, mais parce qu’ils peuvent renforcer les tendances au progrès comme celles à la stagnation. Chapitre VII : Le système politico-institutionnel de l’Union européenne 7.1 Le triangle institutionnel : coopération entre États et dynamique de l’intégration Les institutions de l’Union européenne se présentent comme un triangle institutionnel : le Conseil, la Commission et le Parlement. Le Conseil représente les gouvernements des États membres, la Commission représente la compétence technique et la fonction exécutive, le Parlement représente les peuples européens. Le gouvernement au sens large (anglais) du terme de l’Union repose ainsi sur une combinaison de logique politique intergouvernementale, de logique technocratique et de logique démocratique, selon ce que nous pourrions analyser comme une version moderne du modèle, attribué à Montesquieu, d’un « gouvernement mixte ». Le caractère mixte de ce système est encore renforcé si l’on tient compte que le Conseil dispose à la fois d’un pouvoir législatif, qu’il partage de plus en plus avec le Parlement européen, et d’un pouvoir exécutif, qu’il partage avec la Commission. Ce système politico-institutionnel a été maintes fois réformé et nous nous référerons ici aux textes des deux traités en vigueur en 2005, le Traité de l’Union européenne (TUE) et le Traité de la Communauté européenne (TCE), approuvés par le Conseil européen de Nice en vue de l’élargissement de 15 à 25 États membres, tandis que dans le chapitre consacré aux perspectives de l’Union, nous ferons référence à la Convention de 2002-03 et au Traité constitutionnel. L’Union, d’après l’article 3, « dispose d’un cadre institutionnel unique », mais son modèle institutionnel est nettement plus complexe et comprend divers acteurs institutionnels, de nature diverse et à différents niveaux. Tout d’abord, l’ensemble du système est placé sous 169 l’autorité du Conseil européen, qu’il ne fait pas confondre avec le Conseil1, et qui correspond à l’institutionnalisation formelle des sommets réunissant les chefs d’État ou de gouvernement et le président de la Commission (art. 4). Par ailleurs, le pouvoir judiciaire est confié à la Cour de justice qui a son siège à Luxembourg. De même, la Cour des comptes est devenue en 1992 une institution qui a pour charge de veiller à la légalité et à la gestion financière correcte du budget de chaque institution de l’Union. La Banque centrale européenne, installée à Francfort et responsable depuis 1998 de la monnaie unique et de la politique monétaire, a aussi été considérée à juste titre comme une institution indépendante de l’Union. Enfin, deux organes consultatifs, le Comité économique et social (CES, créé en 1957) et le Comité des régions (créé en 1994), complètent le cadre des institutions. Le système politique comprend également des acteurs non institutionnels et/ou nationaux ou transnationaux qui exercent une influence sur le processus de prise de décision et sur la mise en oeuvre des décisions : les Parlements nationaux, les grandes associations d’intérêts et les associations sociales et économiques, les partis européens transnationaux, la myriade des lobbies et groupes de pression privés et publics qui disposent d’une représentation à Bruxelles. Le Conseil européen et le Conseil des ministres expriment la volonté de coopération des États. Il s’agit d’un premier niveau de l’intégration. Mais c’est cette méthode fondamentale de relations entre États qui a été et reste nettement prédominante pour les matières strictement politiques ou en rapport avec l’essence même de la souveraineté nationale. Pourquoi les États choisissent-ils de coopérer ? La première raison, que la recherche a bien fait ressortir, c’est que la réalisation d’objectifs nationaux de bien-être et de présence sur la scène internationale exige une plus grande coopération entre les États. La coopération implique un certain degré d’autolimitation de la souveraineté nationale au sein de 1 Ni évidemment non plus avec le Conseil de l’Europe, institution extérieure à l’UE, cf. supra § 3.4. 170 « régimes internationaux », ainsi dénommés parce qu’ils établissent des règles, des procédures et des objectifs communs à tous les participants. La logique de la coopération entre intérêts nationaux mène, au minimum, à une convergence d’intérêts et à diverses formules de réciprocité. L’intérêt commercial a joué un rôle particulièrement important dans l’histoire de la CE et de l’UE, même s’il n’a pas été le seul. Dans certains cas, la logique de la convergence d’intérêts peut conduire à mettre en commun les souverainetés nationales et même à des transferts partiels de pouvoirs nationaux au profit d’institutions supranationales communes2. L’Union européenne n’est pas seulement un ensemble de régimes internationaux de coopération intergouvernementale, mais aussi un système politique au sein duquel les institutions communes ont plus de poids que dans n’importe quelle autre organisation internationale. L’UE possède son propre budget, même s’il est modeste, et, surtout, ses institutions mènent leur propre vie active, qui va au-delà des fonctions qu’elles remplissent pour satisfaire les besoins des États. Sur base des compétences et des pouvoirs qui leur sont conférés par les traités, elles impriment – par des initiatives, des politiques communes et le renforcement de l’espace politique commun – une dynamique permanente au système, à travers laquelle l’approfondissement de la coopération débouche sur des étapes plus avancées de la construction européenne : la coordination et l’intégration. Toute évaluation sérieuse de l’Union européenne doit prendre en compte la combinaison originale et mouvante de ces deux facteurs : coopération entre États et dynamique de l’intégration. 7.2. Le Conseil européen 2 Sur cette interprétation fondamentale de l’histoire de l’intégration et de la coopération européenne, cf. A. Moravcsik, The Choice for Europe, op. cit.. Cf. aussi, P. Magnette, Le régime politique de l’Union européenne, Paris, Presse de Sc. Po. , 2003. Voir aussi le dernier chapitre de cet ouvrage. 171 Le Conseil européen réunit le sommet de l’Union européenne, c’est-à-dire les chefs des gouvernements nationaux – et, si l’attribution des compétences nationales l’impose, les chefs d’État (comme dans le cas de la France) – ainsi que le président de la Commission. Ils sont assistés par les ministres des Affaires étrangères, par un membre de la Commission et parfois par d’autres ministres. Depuis 1974, à l’initiative du président français Valéry Giscard d’Estaing et du chancelier allemand Helmut Schmidt, on a commencé à formaliser sous le nom de Conseil européen la pratique auparavant informelle des réunions périodiques au sommet. Jean Monnet a approuvé ce « gouvernement provisoire » de l’Union, qui exprimait par ce changement sa volonté de rehausser son niveau politique. Le rôle du Conseil européen est en effet décisif, puisque il « donne à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations politiques générales » (art. 4). La littérature scientifique est partagée entre ceux qui le considèrent comme un organe extérieur à l’Union, représentant les hautes parties contractantes des traités, et ceux qui l’envisagent comme une sorte d’organe d’arbitrage en dernière instance, chargé de réaliser un compromis lorsque le Conseil des ministres est bloqué. Au-delà de ces deux caractéristiques, c’est l’institution de guidance politique de l’Union, même si le grand nombre de questions à traiter à l’occasion de ses deux ou quatre réunions annuelles (auxquelles il faut ajouter certaines réunions extraordinaires) estompe souvent son leadership politique. Certaines de ses réunions resteront des points marquants dans l’histoire, comme celles où les traités les plus importants (Rome en 1957, Maastricht en 1991) ont été approuvés, ou des Conseils européens d’une importance toute particulière comme celui de Lisbonne en mars 2000, avec l’adoption d’une stratégie décennale de modernisation, celui de Nice en décembre 2000, avec l’approbation, en même temps qu’un traité jugé décevant, de la Charte des droits fondamentaux et le lancement de la Convention européenne, sans oublier celui de décembre 2001 qui approuva la fameuse Déclaration de Laeken. 172 Le Conseil européen intervient en outre directement pour certaines politiques de l’Union où la dimension intergouvernementale est déterminante : la politique étrangère et de sécurité, la politique de défense commune, la coopération judiciaire et la politique de modernisation lancée à Lisbonne. A l’avenir, le Conseil européen souffrira moins des inconvénients dus aux priorités trop souvent variables des présidences semestrielles qui ont scandé son histoire. Il se réunira toujours plus fréquemment à Bruxelles et peut-être qu’il bénéficiera de la réforme de la formule actuelle de rotation de la Présidence, dans le sens d’une plus grande continuité. Le principal défi auquel se heurte le Conseil européen, c’est de conserver et de renforcer son rôle de guidance politique dans le cadre d’une Union élargie, même si, en règle générale, le Conseil européen prend ses décisions à l’unanimité et ne vote par conséquent pas sur ses conclusions. 7.3. Le Conseil des ministres de l’Union européenne La seconde institution intergouvernementale, c’est le Conseil ou Conseil des ministres de l’Union européenne. Il s’agit du plus important espace de négociation entre les États, où l’on recherche des compromis entre les intérêts nationaux. Il dispose du pouvoir législatif et exécutif. Il se réunit en formations spécialisées d’après les sujets abordés. En vertu de la conception originelle des questions européennes vues comme des questions de politique étrangère, le Conseil Affaires générales (CAG) est traditionnellement resté la formation la plus importante du Conseil. Il réunit les ministres des Affaires étrangères et discute non seulement de la politique étrangère, mais est aussi chargé de coordonner l’ensemble des activités du Conseil et de préparer les réunions du Conseil européen. Depuis quelques années cependant, le Conseil ECOFIN a pris un poids accru. Il réunit les ministres de l’économie et des finances et s’occupe de la coordination des politiques économiques et de l’euro, bien qu’il soit précédé par des réunions de l’Eurogroupe, c’est-à-dire des ministres de 173 la zone Euro (12 sur 25 en 2005). Il existe d’autres formations spécialisées, les Conseils concernant l’agriculture, le marché intérieur, la compétitivité, l’énergie, les transports, etc., décidés par le Conseil afin de regrouper les compétences des ministres nationaux en fonction d’axes plus généraux. Les propositions soumises au Conseil proviennent en règle générale de la Commission. La plupart des problèmes sont résolus de commun accord dès les pré-réunions du Coreper, le Comité des représentants permanents (des gouvernements), composé de hauts fonctionnaires et divisé entre un organe politique et un autre plus technique d’après la nature des problèmes en cause. De façon parallèle, on sollicite, lorsque c’est prévu, l’avis des organes consultatifs et la codécision ou l’avis conforme du Parlement européen. En cas d’absence d’accord préalable, le Conseil, qui est traditionnellement présidé en fonction du mode de rotation du Conseil européen, peut voter à l’unanimité ou à la majorité qualifiée (deux tiers). Lorsque les décisions sont prises à la majorité ou à la majorité qualifiée, le Conseil acquiert de ce fait un certain degré de supranationalité. En cas de vote à la majorité qualifiée, les États reconnaissent dans les faits que le niveau d’intérêt commun est tel que la minorité accepte de se plier aux décisions de la majorité. En cas de vote, le Conseil décide à travers un vote pondéré : les traités attribuent à chaque État membre un certain nombre de voix, selon un critère de proportionnalité dégressive par rapport à sa population. Cette proportionnalité est dégressive parce que, dès ses origines, la Communauté européenne a reposé sur la sur-représentation des petits États. Le tableau I indique la pondération des voix avant et après la réforme introduite par le traité de Nice. La majorité qualifiée avant Nice était de 62 voix sur 87 (soit 71 %) ; après Nice, elle est de 255 voix sur 345 (soit 73 %). Bien entendu, tant que la Roumanie et la Bulgarie n’auront pas adhéré, le total des voix n’est que de 321 et la majorité qualifiée de 232. 174 Une minorité de blocage, suffisante pour empêcher une décision, passe de 26 à 91 voix sur le total. Il est intéressant à ce propos d’analyser la teneur du débat sur les rapports de pouvoir, comme il y en a eu en leur temps dans chaque État de type fédéral. Les quatre plus grands (Allemagne, Grande Bretagne, France et Italie) défendent le critère – typique des systèmes politiques démocratiques – de la population, plutôt que celui – typique du droit international – de l’égalité entre les États membres, revendiqué par les États moins peuplés, qui sont beaucoup plus nombreux depuis l’élargissement à l’Est de 2004. L’UE, à la demande des grands États, a accepté à Nice d’inclure également le critère de la population. Pour approuver un acte du Conseil, il faut donc réunir à la majorité pondérée des voix une majorité d’États représentant au moins 62 % de la population. TABLEAU I Le Conseil : vote pondéré Principe de la proportionnalité dégressive traité de Maastricht (1992) Allemagne 10 Autriche 4 Belgique 5 Danemark 3 Espagne 8 Finlande 3 France 10 Grèce 5 Irlande 3 Italie 10 Luxembourg 2 Pays-Bas 5 Portugal 5 Royaume-Uni 10 Suède 4 Chypre Estonie Hongrie Lettonie Lituanie Malte Pologne Rép. Tchèque Slovaquie Slovénie - traité de Nice (2001) 29 10 12 7 27 7 29 12 7 29 4 13 12 29 10 4 4 12 4 7 3 27 12 7 4 Euro- Population Population députés (millions (%) 99 17 22 13 50 13 72 22 12 72 6 25 22 72 18 6 6 20 8 12 5 50 20 13 7 82 8,1 10,2 5,3 39,4 5,2 58,5 10,5 3,7 57,6 0,4 15,8 10 59,4 8,9 0,8 1,4 10,1 2,4 3,7 0,4 38,7 10,3 5,4 2 18,2 1,8 2,3 1,2 8,8 1,1 13,1 2,3 0,8 12,7 0,1 3,5 2,2 13,2 2 0,2 0,3 2,2 0,5 0,8 0,1 8,6 2,3 1,2 0,4 Total 321 682 450,2 100 87 175 Les actes du Conseil peuvent être des décisions, des règlements, des directives, des recommandations ou des avis. Les cas d’application du vote à la majorité qualifiée sont stipulés par les traités. Nous assistons à une augmentation progressive de leur nombre, avant tout au nom d’un principe d’efficacité. Si la procédure du vote à l’unanimité était généralisée, elle provoquerait la paralysie du processus de prise de décision en accordant à chaque État membre un droit de veto, ce qui aurait particulièrement de graves conséquences au sein de l’Europe élargie. Le traité de Nice a fait « passer » différentes matières du vote à l’unanimité au vote à la majorité, notamment la libre circulation des citoyens, la coopération judiciaire civile, les accords internationaux et la coopération économique et financière, en laissant en revanche plusieurs politiques importantes sous le régime de l’unanimité, notamment les politiques fiscales, sociales, de défense et de sécurité et la politique étrangère, ainsi que, évidemment, la réforme des traités. La divergence politique existant au sein de l’UE sur ce point prouve que le principe de l’efficacité des décisions n’est pas suffisant pour légitimer le transfert des pouvoirs qui sont au cœur des États-nations du vote unanime au majoritaire. Pour son fonctionnement de routine, qui comprend également l’exercice de pouvoirs exécutifs, le Conseil est assisté par un secrétariat général, qui emploie 2.200 fonctionnaires (répartis en dix Directions générales et un service juridique), avec son siège à Bruxelles. 7.4. La Commission européenne La Commission européenne est l’institution communautaire par excellence, qui représente dès ses origines le principe de supranationalité. L’existence même d’une institution comme la Commission européenne représente un défi conceptuel pour le point de vue réaliste et utilitariste qui ne voit dans l’Union que l’expression des intérêts des États membres. Les 176 États ont en effet décidé de créer, d’appuyer et de financer une institution qui se développe en limitant leur souveraineté traditionnelle et au détriment de leurs pouvoirs et de leurs compétences. Il faut cependant noter que, selon les interprétations « réalistes », le calcul coûts-bénéfices se trouve respecté, du simple fait que les succès de la construction européenne se sont jusqu’à présent présentés comme un jeu à somme positive dans lequel chacun, dans une plus ou moins grande mesure, gagne et personne ne doit perdre. Ceci dit, certains États livrent bataille depuis des décennies afin de réduire les pouvoirs et le rôle de la Commission. Héritière de la Haute Autorité de la CECA, imaginée par Jean Monnet, cette institution basée à Bruxelles n’a pas d’équivalent dans d’autres organisations internationales, tant en ce qui concerne les pouvoirs du Collège des commissaires que le poids de sa structure administrative (organisée en 35 Directions générales subdivisées en fonction des compétences et employant environ 22.000 fonctionnaires). La Commission n’est toutefois pas le gouvernement de l’Union européenne, tant du fait qu’elle partage le pouvoir exécutif avec le Conseil que parce que l’Union européenne n’est pas un État fédéral et que son budget et ses pouvoirs sont bien en deçà de ceux que gèrent de véritables gouvernements fédéraux. Au commencement, la Commission se composait de deux commissaires pour les grands pays et d’un pour les petits. Le nombre de ses membres s’est accru au fur et à mesure des élargissements successifs. Le traité de Nice a décidé que la Commission ne comporterait plus dans l’immédiat qu’un commissaire par État membre et qu’à l’avenir sa taille serait réduite, avec l’application d’une procédure de rotation entre les États. Par ailleurs, la tendance à renforcer les pouvoirs du président de la Commission s’est développée, surtout pour la nomination des commissaires. Les commissaires s’engagent à ne pas représenter les intérêts de leur État d’origine, mais l’intérêt général de l’UE et ils se spécialisent dans des domaines de compétence répartis 177 par le président3. Le président est désigné par le Conseil européen à la majorité qualifiée et élu par le Parlement, qui auditionne aussi chacun des commissaires. La responsabilisation de la Commission vis-à-vis du Parlement n’a cessé de s’accroître : elle peut censurer la Commission et la contraindre à démissionner – comme dans le cas de la Commission Santer en 1999. Cela ne veut pourtant pas dire que la Commission soit l’expression d’une majorité politique au Parlement. A la différence des gouvernements nationaux, ordinairement, elle est non seulement désignée par le Conseil européen composé de gouvernements de diverses couleurs politiques, mais elle est aussi souvent élue de façon consensuelle par les deux plus importants partis du Parlement européen, le Parti populaire européen et le Parti socialiste européen. La Commission dispose de différents pouvoirs : a) le pouvoir de contrôle de l’application des traités et des décisions de l’Union, et donc le rôle de gardienne des traités ; b) le pouvoir de proposition, voire même le monopole d’avancer des propositions au Conseil (et au Parlement, lorsqu’il y a codécision) ; c) des pouvoirs d’exécution des décisions européennes, même si c’est en collaboration avec les Comités composés de fonctionnaires des États ; d) des pouvoirs de négociation internationale, même si c’est en fonction des directives du Conseil (négociation des traités d’adhésion, d’association, etc.) et en perspective d’un vote du Conseil ; e) finalement la Commission gère le budget de l’UE et les fonds spécifiques (Fonds social européen, Fonds de cohésion, Fonds de développement régional, FEOGA). 3 Les présidents de la Commission ont été l’allemand W. Hallstein (1958-67), le belge J. Rey (1967-70), l’italien F. M. Malfatti (1970-72), le hollandais S. Mansholt (1972-73), le français F.-K. Ortoli (1973-77), le britannique R. Jenkins (1977-81), le luxembourgeois G. Thorn (1981-85), le français J. Delors (1985-95), le luxembourgeois J. Santer. (1995-99), l’italien R. Prodi (1999-2004) et le portugais J. M. Barroso (2004-). 178 7.5 Le Parlement européen En 1979, un Parlement supranational a pour la première fois dans l’histoire été élu au suffrage universel. Auparavant, le Parlement européen était composé de délégations des Parlements nationaux. Depuis son élection directe, le Parlement européen n’a cessé de renforcer ses pouvoirs. Cela s’explique à la fois par la pression de l’opinion publique et des mouvements fédéralistes et par le besoin qu’ont les États membres de renforcer la légitimité d’un processus de prise de décision qui devient toujours plus déterminant pour la vie des citoyens. En fait, le pouvoir du Conseil réclame un contrepoids parlementaire qui soit à la hauteur de la tradition démocratique et constitutionnelle européenne. La seule solution possible, si l’on tient compte de la double nature de l’UE (union des États et union des peuples), se base sur le principe d’une double légitimité : la légitimité basée sur les États (le Conseil) et la légitimité basée sur le suffrage direct des peuples (le Parlement européen). Les représentants des peuples européens réunis dans la Communauté, une fois élus, se regroupent en fonction de leurs appartenances politiques4 et non de leurs appartenances nationales. C’est l’un des rares éléments qui, son nom mis a part, ait fait du PE un parlement authentique, du moins dans ses premières décennies d’existence. En réalité, outre la faiblesse de son pouvoir initial, les procédures électorales diffèrent profondément de pays à pays (par exemple scrutin proportionnel en Italie et majoritaire en Grande Bretagne) et le niveau de représentativité démocratique des députés européens varie5. Les élections ne se déroulent pas autour des questions européennes mais fonctionnent, dans beaucoup de pays, comme une sorte de sondage ou d’élections à mi-législature (comme les mid-term elections aux ÉtatsUnis) sur les divers agendas de la politique nationale. Il n’y a pas de véritable enjeu de 4 Après les élections européennes de 2004, il s’est constitué sept groupes au Parlement européen : Parti populaire européen – Démocrates européens (PPE-DE, 268), groupe socialiste (PSE, 201), Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE, 88), Verts – Alliance libre européenne (verts-ALE, 42), Gauche unitaire européenne – Gauche verte nordique (GUE-GVN, 41), Indépendance/Démocratie (36) et Union pour l’Europe des Nations (UEN, 27). Il y a 28 députés non-inscrits. 5 Sous l’effet du principe de proportionnalité dégressive et du choix de sur-représenter les petits pays, il va de près de 826.000 voix nécessaires pour élire un député en Allemagne à 67.000 au Luxembourg. 179 pouvoir, puisque l’issue des élections n’influe pas beaucoup sur la nomination du président de la Commission et de l’Exécutif. Et enfin, dans son fonctionnement, le Parlement européen se détermine toujours en fonction d’un pré-accord entre les deux principales familles politiques. Néanmoins, pour la première fois en 1999, le président du Parlement a été élu à travers un affrontement entre un candidat de centre-droit et un autre de centre-gauche. Ce processus de « politicisation » de la représentation, du rôle et du fonctionnement du Parlement européen s’est accentué au moment du vote sur la Commission Barroso, ce qui le rapproche davantage d’un véritable parlement. L’augmentation des pouvoirs du Parlement européen au cours des cinq législatures quinquennales qui se sont succédées de 1979 à 2004 – particulièrement à la faveur de l’Acte unique de 1987 et du traité d’Amsterdam en 1997 – contribue à sa transformation en un acteur institutionnel au centre de la construction européenne. La pression du Mouvement fédéraliste européen a contribué à l’avancée de ce processus. Même si ses propositions n’ont pas été entièrement reprises, un changement radical s’est cependant produit et le Parlement, qui à l’origine n’avait qu’un pouvoir purement consultatif et « négatif » quant au budget, a graduellement acquis divers pouvoirs importants qui seront encore accrus dans le cadre de la révision constitutionnelle en cours : a) le PE a obtenu d’être pleinement associé au processus de prise de décision à travers la « procédure de codécision » législative avec le Conseil, qui préfigure un système bicaméral. Bien entendu, une série de procédures de concertation sont prévues en cas de divergence entre le Conseil et le PE (art. 189B). En revanche, en cas de « procédure de coopération », il peut apporter des amendements aux projets du Conseil qui doit alors décider à l’unanimité. L’extension du champ d’application de la codécision 180 implique un droit de veto sur les décisions du Conseil dans nombre de matières cruciales6, lorsque le PE se prononce à la majorité de ses membres ; b) le PE peut refuser, à la majorité, son « avis conforme » et bloquer des accords d’associations, des accords commerciaux extérieurs, etc. ; c) le PE dispose d’une pleine codécision avec le Conseil en matière de budget, et dispose même du dernier mot pour les dépenses non obligatoires (personnel, fonds, politiques sectorielles) ; d) le PE peut censurer la Commission et interpeller le Conseil ; e) depuis Maastricht, le PE « peut, à la majorité des membres qui le composent, demander à la Commission de soumettre toute proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte de la Communauté pour la mise en œuvre des traités » (art. 192 TCE). f) le PE dispose d’un « pouvoir consultatif » - qui ne lie pas le Conseil – dans les domaines où le Conseil décide à l’unanimité et aussi – ce qui est particulièrement contesté – dans certains domaines où il décide à la majorité qualifiée ; g) le PE n’est qu’informé de tout ce qui concerne les politiques qui restent pour l’essentiel à caractère intergouvernemental. Le travail législatif du Parlement se déroule à travers douze sessions plénières par an d’une semaine chacune qui se tiennent à Strasbourg, des sessions extraordinaires qui ont lieu dans un second hémicycle à Bruxelles et, surtout, à travers le travail intense des dix-sept commissions parlementaires qui se réunissent à Bruxelles entre les sessions. Les députés sont 6 Il s’agit des matières suivantes : marché intérieur, programme-cadre de recherche, environnement, culture, éducation, santé publique, libre circulation des travailleurs, liberté d’établissement, reconnaissance réciproque des diplômes, protection des consommateurs, libre prestation des services, réseaux transeuropéens de transports, télécommunications et énergies. 181 répartis d’après leur État d’appartenance selon des critères qui tiennent compte du principe de proportionnalité dégressive et qui varient en fonction des dispositions des traités7. Depuis des décennies, le système des partis européens manifeste une tendance fondamentale à la bipolarisation de la représentation politico-parlementaire et les dizaines et dizaines de partis existants en Europe se voient jusqu’à un certain point poussés à la rationalisation du fait de l’existence de l’Union européenne. Les deux principaux groupes parlementaires ont intérêt à ce processus de simplification ne fût-ce qu’afin d’accroître leur accès aux ressources et aux responsabilités. De profondes mutations politiques accompagnent cette « européanisation » de la représentation, car les groupes parlementaires ont contribué à la naissance de partis politiques transnationaux européens auxquels l’adhésion offre une forme de légitimation pour nombre de forces politiques nationales. Le premier d’entre eux a été le Parti populaire européen (PPE, fondé en 1976), dont le nom même évoque les partis tirant leur origine de la doctrine sociale catholique. Mais, afin d’obtenir la primauté au PE, il a ultérieurement accueilli en son sein la plupart des partis de centre-droit, en faisant preuve d’une grande souplesse envers sa propre tradition qui se caractérisait par un engagement de pointe en faveur du fédéralisme européen que beaucoup de nouveaux arrivants ne partagent certes pas, tel le Parti conservateur britannique, majoritairement eurosceptique, et surtout, depuis la période thatchérienne des années 1980, viscéralement opposé non seulement à la monnaie unique, mais aussi à tout approfondissement de l’intégration. De même, le Parti socialiste européen (fondé en 1992) est marqué par des divisions dans différents domaines, notamment sur les politiques économique, étrangère, de défense, ainsi que de l’intégration, entre le Parti travailliste britannique et les Partis socialistes français et allemand. 7 Dans la législature 2004-09, les 731 députés sont répartis de la façon suivante : Allemagne 99, France et Royaume Uni 78, Italie 77, Espagne et Pologne 54, Pays-Bas 27, Belgique, Grèce, Hongrie, Portugal et Rép. Tchèque 24, Suède 19, Autriche 18, Danemark, Finlande et Slovaquie, 14, Irlande et Lituanie 13, Lettonie 9, Slovénie 7, Chypre, Estonie et Luxembourg 6, Malte 5. La majorité absolue est de 366 et la majorité des 2/3 de 488. 182 On peut interpréter cette évolution comme un renforcement de la tendance à la simplification et à la « sécularisation » de la représentation politique, que manifeste aussi, de façon indirecte, la chute du taux de participation aux élections 8 : une réduction à de grands « partis attrape-tout »9 analogues aux deux grands partis américains. La force de l’européanisation est telle que cette tendance conditionne aussi la recomposition des paysages politiques nationaux sur le même modèle bipartite. D’autres chercheurs ont souligné que les partis européens, même s’ils sont encouragés et impulsés par le renforcement du PE, restent encore des structures transnationales et supranationales très fragiles et se contentent en fait de coordonner des forces politiques qui prennent toujours la plupart de leurs décisions, y compris sur les questions européennes, en fonction de leurs priorités nationales. 7.6. Compétences et procédures de prise de décision L’Union européenne ne dispose que des compétences qui lui ont été volontairement attribuées par les États membres à travers les traités. Il est vrai qu’au cours d’un demi-siècle d’histoire de l’intégration, presque tous les domaines de la vie sociale et de l’action des États sont dans l’une ou l’autre mesure conditionnés par l’existence de l’Union européenne, mais l’étendue de ce conditionnement varie beaucoup en fonction de la disponibilité des États à passer du niveau minimal de l’information et de la coopération aux niveaux supérieurs de la coordination des politiques nationales et de l’intégration, qui impliquent des délégations de pouvoirs aux institutions européennes. La répartition des compétences dispose d’une base juridique dans les traités et leur délimitation a été simplifiée dans le traité constitutionnel issu de la Convention européenne de 8 1979 : 63% ; 1984 : 61% ; 1989 : 58% ; 1994 : 56,8% ; 1999 : 49,8% ; 2004 : 45,7%. Concept développé par O. Kirchheimer, The Transformation of the Western European Party System, in J. La Palombara, Political Parties and Political Development, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 117200. 9 183 2002-03 et de la Conférence intergouvernementale de 2003-04, mais ce traité a échoué en 2005. Les domaines où les institutions de l’Union européenne reçoivent le maximum de délégation de pouvoir de la part des États membres relèvent de sa compétence exclusive : par exemple la politique monétaire et la monnaie unique, la politique commerciale, la politique de la concurrence, la politique de la pêche. Les domaines où les compétences restent en revanche nationales et où l’Union ne peut agir qu’à travers des mesures d’appui ou de coordination à l’égard des politiques nationales sont nombreux et variés : les politiques concernant la défense, la sécurité intérieure et extérieure, la politique étrangère, les politiques fiscale et sociale. Toutes les autres politiques sont reprises dans le traité constitutionnel comme relevant de compétences partagées (mixtes), où interviennent à la fois les politiques nationales et européennes. Quant aux procédures de prise de décision au sens du traité en vigueur, les domaines relevant des compétences nationales et certains domaines aux compétences partagées suivent en général la procédure de coopération intergouvernementale, alors que dans les domaines à compétence exclusive et certains autres domaines à compétences partagées on applique en principe la méthode communautaire. Il s’agit de la procédure de prise de décision la plus novatrice. Elle implique : a) l’initiative de la Commission ; b) le vote au Conseil suivant la procédure du vote à majorité qualifiée ; c) la codécision du Parlement européen ; d) la justiciabilité, c’est-à-dire la soumission des lois à la jurisprudence de la Cour de justice. La méthode intergouvernementale attribue au contraire un rôle essentiel au Conseil, qui décide le plus souvent par un vote à l’unanimité, sans que la Commission ait un rôle d’initiative. Le Parlement européen est uniquement informé et la Cour de justice n’a pas de 184 pouvoir d’intervention. Depuis le traité d’Amsterdam, l’Union a commencé à explorer une troisième méthode, intermédiaire entre les deux précédentes : la surveillance multilatérale appelée, depuis le Conseil européen de Lisbonne (2000), méthode ouverte de coordination, plus contraignante que la simple coopération, mais beaucoup moins que la méthode communautaire10. Cette méthode est appliquée dans plusieurs domaines, notamment dans le cas de différentes politiques de modernisation inclues dans la stratégie de Lisbonne. 7.7. L’espace de liberté, de sécurité et de justice Il est utile pour bien apprécier l’importance de la distinction entre les méthodes de coopération intergouvernementale et communautaire de prendre l’important exemple de la construction de « l’espace de liberté, de sécurité et de justice ». Le traité de Maastricht de 1992, afin d’expliciter clairement la différence entre méthodes communautaire et intergouvernementale, avait établi pour la nouvelle UE une architecture reposant sur trois piliers, d’après laquelle les deux nouveaux piliers – la politique étrangère et de sécurité commune et la coopération en matière de sécurité et de justice – doivent être bien distincts du premier (la Communauté européenne, c’est-à-dire tout ce qui était stipulé par les traités précédents plus l’union économique et monétaire), de façon à souligner que la procédure de décision devait différer de celle du premier pilier et conserver un caractère purement intergouvernemental. En dépit de ses limites, le traité de Maastricht a pour la première fois violé un tabou et a instauré une coopération intergouvernementale impliquant à la fois les ministres de l’Intérieur et les ministres de la Justice des États membres. Elle touche des prérogatives 10 D’après la méthode ouverte de coordination, le Conseil établit des lignes directrices pour une certaine politique avec l’aide de la Commission, à travers une information réciproque entre les États attirant l’attention sur les meilleures pratiques nationales. Ensuite, chaque État approuve un plan national, cohérent avec les lignes directrices communautaires et, à intervalles réguliers, le Conseil exerce une surveillance sur ce qui a réellement été entrepris par les États. La Commission contribue à ce contrôle et à l’éventuelle élaboration de recommandations adressées aux États défaillants. 185 fondamentales de l’État : l’octroi de visas, les politiques d’immigration, la lutte contre la criminalité internationale et contre la drogue. La méfiance entre les polices des États membres était traditionnellement tellement enracinée que la quatrième liberté de circulation (concernant les personnes) prévue par l’Acte unique européen de 1986 n’a pas été appliquée jusqu’à ce qu’un petit groupe de pays signent un traité extra-communautaire, le traité de Schengen, en libéralisant ainsi la circulation des personnes dans les limites de leurs territoires respectifs et en renforçant simultanément les contrôles extérieurs11. Le traité d’Amsterdam a non seulement intégré le traité de Schengen, mais il a procédé à sa « communautarisation » partielle, c’est-à-dire au transfert dans le premier pilier de matières relevant des compétences du troisième pilier, cette Cendrillon du traité de Maastricht. Dans le cadre du nouveau titre VI du TUE, Amsterdam introduit la perspective d’une communautarisation du droit d’asile, de l’immigration et du contrôle des frontières. Même si celle-ci est limitée et différée pendant une période transitoire de cinq ans, elle offre de nombreuses opportunités d’action commune, renforce le rôle de la Cour de justice et a des implications importantes pour la coopération avec les pays tiers. Les procédures de prise de décision restent cependant prisonnières du passé des pratiques intergouvernementales du troisième pilier (on décidera à l’unanimité de passer au vote à la majorité), le contrôle parlementaire est insuffisant et on laisse enfin la possibilité à certains États de rester audehors, même s’il s’agit d’une différenciation interne à l’Union. Par consentement général, une nouvelle dynamique institutionnelle a été lancée et, comme dans d’autres cas, elle suscite des attentes de l’opinion publique et pousse à dépasser ses limites actuelles, tant par rapport à 11 Cf. W. de Lobkowicz, L’Europe et la sécurité intérieure, Paris, La Documentation française, 2002. L’accord de 1985 est exemplaire d’une politique d’intégration limitée à un « noyau dur ». Il a été signé par le Benelux, l’Allemagne, la France et, un peu plus tard, l’Italie. La Convention de Schengen, d’application concrète, date en revanche de 1990 et comporte différentes mesures de sécurité : le système informatique commun SIS, l’harmonisation des procédures en matière d’asile et de visas, la collaboration entre les polices dans la lutte contre la criminalité et la drogue. Le Conseil européen de Amsterdam en 1997 a inclus la Convention et l’acquis Schengen dans le nouveau traité. Même si le Royaume Uni et l’Irlande ont demandé un statut particulier, les autres États ont adhéré et ils ont été rejoints par la Norvège, l’Islande et récemment par la Suisse, trois pays nonmembres de l’UE. 186 la lutte contre la criminalité internationale qu’aux garanties du niveau de protection des libertés individuelles : sécurité et liberté. Selon De Giovanni, le traité de Amsterdam a, à ce point de vue, un impact sur l’idée d’Europe dans la mesure où il dépeint l’Europe comme un « espace régulé par le droit » et « l’embryon d’un espace public européen »12. Et effectivement, une dynamique s’est enclenchée qui a ouvert la voie à l’approbation de l’importante Charte des droits fondamentaux de 2000 et à son inclusion dan le projet de traité constitutionnel de 2004. Le projet de traité constitutionnel mène à son terme l’idée d’une communautarisation des procédures. Par cette voie, la reconnaissance des droits deviendrait un corollaire de la collaboration en matière de sécurité intérieure. En ce qui concerne la coopération dans le domaine du droit pénal, les avancées vers un mandat d’arrêt européen (à l’encontre des pratiques ad hoc d’extradition, typiques des États souverains, et de leur méfiance réciproque héritée de l’histoire, ou de l’arrogance « républicaine » de certains d’entre eux vis-à-vis des voisins) et vers l’institution d’une magistrature européenne chargée des crimes transfrontaliers, sont plus controversées, à cause de la résistance de certains États, bien que les impératifs urgents de la lutte antiterroriste leur aient donné un coup d’accélérateur. 7.8. La Cour de justice et le droit européen Le concept de supranationalité, l’idée de créer une organisation internationale dotée de pouvoirs propres à partir du transfert de certaines parties de la souveraineté des États membres, ne se réduit pas à l’analyse des dynamiques institutionnelles de l’Union européenne ou des implications politiques d’une éventuelle démocratie supranationale. La supranationalité a également un versant juridique essentiel. Tant les traités européens que les 12 B. De Giovanni, L’ambigua potenza dell’Europa, op. cit., p. 123 sq. 187 actes adoptés par les organes communautaires deviennent partie intégrante des systèmes juridiques des États membres et créent des droits et des devoirs qui engagent ceux-ci non seulement quant à leurs rapports avec les institutions de l’UE, mais aussi vis-à-vis de leurs citoyens. Tout citoyen peut, dans les matières régies par le droit communautaire, y faire appel devant les tribunaux. C’est ce qui distingue le concept de supranationalité juridique propre au droit communautaire du droit international ordinaire qui se limite à réglementer les rapports entre États souverains, sans avoir de conséquences juridiques directes pour les citoyens. Le concept de supranationalité juridique n’est toutefois pas jusqu’à présent mentionné dans les traités13, mais est le résultat d’une construction jurisprudentielle développée par la Cour de justice européenne. La Cour est l’organe juridictionnel de l’Union, composée d’un juge par État membre et assistée d’avocats généraux. La tâche de la Cour est d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application » des traités. En pratique, la Cour est appelée à se prononcer sur deux grandes catégories de questions : a) l’application correcte du droit communautaire par les États membres et le contrôle de la légalité des actes communautaires, auxquels cas les recours ne peuvent être présentés que par les États membres et les institutions communautaires ; b) l’interprétation des traités ou des actes communautaires à la demande de juridictions nationales devant lesquelles ces actes sont invoqués pour résoudre des litiges. La sentence de la Cour est alors contraignante pour le juge qui a présenté le recours. A l’origine, le traité de Rome avait donné naissance à une structure institutionnelle originale et établi des droits et des obligations pour les États membres, sans cependant que leurs citoyens soient considérés comme titulaires de droits et d’obligations dérivés du droit communautaire. Mais, au cours des années 1970, la Cour de justice a modifié cette approche, 13 La primauté du droit de l’Union est pour la première fois stipulée dans le « Projet de traité établissant une Constitution pour l’Union européenne » (art. I-6) adopté par la Conférence intergouvernementale en juin 2004. 188 en déterminant les effets du droit communautaire sur les systèmes juridiques des États membres. La Cour a défini les trois caractéristiques fondamentales de la supranationalité juridique : a) la notion d’applicabilité directe du droit communautaire ; b) la notion de primauté du droit communautaire sur le droit national ; c) la notion de compétences exclusives de l’Union. La doctrine de l’applicabilité directe a une importance conséquence : elle transforme le citoyen en titulaire de droits européens qui peuvent être évoqués à l’encontre de normes juridiques nationales qui les contredisent. Les citoyens jouissent ainsi d’une sorte de pouvoir de contrôle sur l’application plus au moins correcte du droit communautaire par les États membres. Au cas où il existe une contradiction entre une norme du droit communautaire et une norme nationale, la doctrine de la primauté du droit communautaire est d’application. Elle équivaut à une véritable révolution dans l’organisation juridique des États membres, puisqu’elle octroie la prépondérance à des normes qui n’ont pas été soumises à l’appréciation du pouvoir législatif des États membres et qu’elle autorise les juges à ne pas appliquer la loi nationale. C’est d’ailleurs pourquoi elle a soulevé les réserves de plusieurs Cours constitutionnelles (France, Allemagne et Italie) et ce n’est pas un hasard si, lors de la création des deux piliers intergouvernementaux (la politique étrangère et de sécurité commune, la coopération en matière de Justice et des affaires intérieures) à Maastricht, on a expressément exclu toute compétence de la Cour de justice à l’égard de ces deux domaines particulièrement sensibles pour les souverainetés nationales. La doctrine des compétences exclusives correspond au troisième volet de la supranationalité juridique. La Cour a affirmé que lorsque, dans le champ de ses compétences, l’Union adopte des actes afin de réaliser les objectifs des traités, les États membres perdent de ce fait le pouvoir d’adopter des lois nationales qui les contrediraient. Ils perdent également le 189 pouvoir de passer des accords internationaux avec des États non membres de l’UE s’ils devaient avoir pour effet d’altérer les normes communautaires en vigueur. En élaborant la théorie de la supranationalité juridique, la Cour de justice a donc transformé le droit communautaire en un puissant instrument de l’intégration européenne. En devenant une source de droits pour les citoyens, en établissant une collaboration entre les juges nationaux et la Cour de justice à travers les demandes d’interprétation qu’ils adressent à celle-ci et en s’assurant que le droit communautaire est appliqué de la même manière au sein de toute l’UE, la Cour de justice a d’ores et déjà élevé le droit communautaire au rang de droit constitutionnel supranational. Chapitre VIII : Une Union aux dimensions continentales « Tout Etat européen peut demander à devenir membre de la Communauté ». Cette déclaration de l’art. 237 du traité de Rome est l’indication de ce que, dès sa naissance, le CE ne s’est pas voulue un club fermé mais une organisation susceptible de s’élargir. Et, de fait, elle a compté successivement 6, 9, 10, 12, 15 et, depuis 2004, 25 membres. Jusqu’à présent, chaque élargissement s’est accompagné de modifications des structures institutionnelles et des politiques de l’Union destinées à lui permettre de préserver sa capacité d’agir et ses caractères propres, même si le dernier élargissement en date ne répond sans doute pas encore pleinement à cette exigence. Une demande d’adhésion présentée par un Etat européen doit se conformer à une procédure précise, déterminée par les traités. La demande d’adhésion est examinée par la Commission qui présente au Conseil une évaluation des capacités du candidat à remplir les obligations qu’implique sa participation à l’Union (capacité de s’insérer dans le marché intérieur et respect des principes de la démocratie, de l’Etat de droit et de la sauvegarde des droits de l’homme). Sur base de l’avis de la Commission, et avoir reçu un avis conforme du Parlement européen, le Conseil doit décider à l’unanimité d’ouvrir des négociations avec le pays candidat. La négociation du traité d’adhésion est menée par la Commission et porte sur les délais et les modalités d’adaptation du système juridique de l’Etat candidat au contenu des traités et de l’ensemble du droit communautaire (c’est le fameux « acquis communautaire »). Des périodes transitoires sont prévues pour laisser à l’Etat candidat la possibilité d’appliquer pleinement, sans subir de préjudices, les normes européennes dans tel ou tel domaine. Une fois signé, le traité d’adhésion doit être ratifié par le pays candidat et par chacun des membres de l’Union. Le premier élargissement s’est effectué envers la Grande Bretagne, l’Irlande et le Danemark après bien des vicissitudes. La demande d’adhésion avait été présentée en 1961, à 191 la suite d’un calcul économique et politique de la Grande Bretagne qui devenait un partenaire commercial toujours plus important de la CEE. Mais le gouvernement britannique n’est nullement rallié à l’idée de supranationalité, ni décidé à renoncer à la « position particulière » qu’il cherchait à occuper dans les relations internationales depuis 1945 dans l’espoir de conserver son statut de grande puissance mondiale. Si les cinq autres membres sont favorables à la demande britannique, la France du général de Gaulle, qui voit dans Londres un « cheval de Troie » des Etats-Unis, finit par lui opposer son veto en 1963. Une seconde candidature, déposée en 1967, se heurte au même refus français. Après l’arrivée au pouvoir du président Pompidou en 1969, la position française se modifie au sommet de La Haye, et la Grande Bretagne, l’Irlande et le Danemark adhèrent le 1er janvier 1973.1 C’est à la suite de l’adhésion britannique que se crée le système de la convention de Lomé, permettant d’inclure les anciennes colonies britanniques dans les programmes communautaires d’aide au développement qui se limitaient auparavant aux anciennes possessions françaises et belges. Après le nord, le sud ! La Grèce présente une demande d’adhésion en 1975 et l’Espagne et le Portugal en 1977. Ces pays méditerranéens viennent tous trois de sortir de régimes dictatoriaux de type fasciste et d’instaurer des gouvernements démocratiques. C’est pourquoi, l’adhésion à la CE revêt pour eux une double signification : favoriser le développement d’économies encore relativement arriérées, mais aussi garantir la stabilité d’institutions démocratiques encore fragiles. Du point de vue européen, la perspective de l’adhésion représente donc un instrument contribuant à conditionner les institutions et la politique intérieure des pays candidats. La Grèce adhère en 1981, tandis que les négociations avec l’Espagne et le Portugal se déroulent beaucoup plus lentement, surtout à cause des difficultés posées par la concurrence des produits agricoles espagnols aux agriculteurs français, italiens et grecs. Finalement l’adhésion de l’Espagne et du Portugal en 1986 coïncide 1 Un quatrième candidat, la Norvège, avait signé un traité d’adhésion en 1972 mais il sera rejeté par un référendum populaire. 192 avec l’adoption de l’Acte Unique Européen qui renforce l’intégration en prévoyant une application plus large du vote à la majorité qualifiée, de façon à faciliter la prise de décision à 12, et le développement de nouveaux instruments de solidarité, en regroupant les différents Fonds dans un cadre unique, ce qui traduisait une importance accrue accordée à la cohésion économique et sociale. Avec la chute du mur de Berlin en 1989 et les changements de régime dans l’ensemble de l’Europe centrale et orientale, la Communauté a dans un premier temps adopté un programme d’aides, le programme PHARE, destiné à financer des projets de développement des secteur privé et public et soumis à une claire conditionnalité politique. Mais le nouveau scénario géopolitique soulevait inévitablement la question de l’élargissement et donc aussi de la conciliation entre l’approfondissement de la CE et son élargissement. Plusieurs pistes furent explorées, notamment à travers la « théorie des cercles concentriques » avancée par Jacques Delors qui privilégiait impérativement l’approfondissement de l’intégration, tout en prévoyant des formes diverses et échelonnées de coopération renforcée avec les autres pays européens (création d’un Espace Economique Européen avec les pays de l’AELE ; Accords européens avec la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie). Cette perspective gradualiste ne résista pas à l’accélération de l’histoire. Les pays de l’AELE, après avoir signé l’accord sur l’Espace Economique Européen2, jugèrent plus avantageux de présenter une demande d’adhésion directe à l’UE. Après l’avis favorable du Conseil européen de Lisbonne en juin 1992, les négociations avancèrent rapidement et l’Autriche, la Finlande et la Suède adhérèrent à l’UE en 1995, tandis que la Norvège s’y refusait une seconde fois, à la suite d’un nouveau référendum populaire négatif. L’adhésion de ces trois nouveaux membres a eu d’importantes conséquences sur le développement des politiques communes, en particulier la politique sociale, et sur la 2 A l’exception de la Suisse où il fut rejeté par un référendum populaire. 193 recherche d’une plus grande transparence du fonctionnement des institutions de l’Union et de sa structure administrative. La tradition de neutralité de ces trois pays a également contribué à pousser l’UE à développer des missions extérieures typiques d’une puissance civile. Dans la foulée, la question de l’élargissement à l’Est allait être posée encore plus vigoureusement. Sous la pression de la Grande Bretagne et de l’Allemagne, le Conseil européen de Copenhague en juin 1993 allait en accepter le principe mais en le soumettant à des conditions économiques et politiques précises : acceptation de l’acquis communautaire ; institutions démocratiques stables ; respect des droits de l’homme et des droits des minorités ; économie de marché capable de supporter la concurrence au sein du marché unique européen. L’élargissement à l’Est était lourd d’effets potentiellement déstabilisateurs sur les institutions européennes et les politiques communes. Ces pays sont beaucoup plus pauvres que les Etats membres et ils ont un secteur agricole très important. D’où l’éventualité de voir le budget de l’UE, à travers la PAC et les politiques de cohésion régionale, devoir affecter la plus grande partie de ses ressources aux nouveaux membres, aux dépens de ceux qui en bénéficiaient jusqu’alors. Au niveau institutionnel, une Commission de 31 membres risquerait de se transformer en une mini-assemblée et le maintien du vote à l’unanimité dans un Conseil des ministres à 25 ne pourrait que paralyser la prise de décision. En outre, en ce qui concerne le vote à la majorité qualifiée, les déséquilibres démographiques accrus entre les Etats membres laissaient entrevoir, qu’avec l’ancienne procédure, un très petit nombre de pays puissent former une minorité de blocage. L’élargissement à l’Est imposait donc une profonde réforme de l’UE pour lui permettre de conserver sa supranationalité et sa capacité d’action. L’UE a cherché a répondre pas à pas à ces nouveaux défis. Après l’adoption des critères d’adhésion de Copenhague, le Conseil européen d’Essen en décembre 1994 a adopté une « stratégie de pré-adhésion », formulée par la Commission pour créer un cadre de soutien aux nouveaux candidats : un programme d’aides pluriannuelles pour financer des projets de 194 développement des infrastructures et de réforme des administrations publiques et une assistance à la reconversion des activités économiques. En 1997, la Commission a présenté l’Agenda 2000 qui affronte le problème de la réforme du budget de la PAC et des politiques de cohésion régionale. Elle proposait également une stratégie d’adhésions par vagues successives qui privilégiait un premier groupe de pays (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovénie, Estonie et Chypre), avec lesquels les négociations d’adhésion se sont ouvertes en mars 1998. En 1999, un nouvel élan fut pris et sous l’impulsion du président de la Commission, Romano Prodi, le Conseil européen d’Helsinki décida d’ouvrir les négociations d’adhésion avec les autres candidats. Le Traité de Nice en décembre 2000 réforma les pouvoirs des Etats au sein des trois institutions, même si beaucoup ont depuis jugés insatisfaisants ses résultats. Finalement les dix pays candidats ont signé les Traités d’adhésion à Athènes en mars 2003 et, après le vote favorable des 15 Etats membres et les référendum populaires organisés chez eux, il sont devenus membres de l’UE le 1er mai 2004. La Bulgarie et la Roumanie, dont les progrès n’avaient pas été jugés suffisants, ont été tenues provisoirement à l’écart, avec la perspective d’adhérer en 2007. La Turquie, dont le statut de pays candidat à l’adhésion a été reconnu par le Conseil européen de Helsinki en 1999, se heurte cependant à d’importantes réserves, soulevées par ses insuffisances dans la réalisation des réformes exigées d’elle, mais aussi par des craintes d’ordre « culturel » ou « identitaire » diffuses au sein des opinions publiques et d’une partie assez importante des élites politiques européennes. Chapitre IX : L’Europe en tant qu’union économique, monétaire et sociale 9.1 Du marché européen comme projet politique Dès le traité de Rome, la Communauté Européenne s’est présentée comme un projet d’intégration régionale porteur d’une « finalité politique », au sens où la décision de « franchir une nouvelle étape dans le processus d’intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes » est conçue « dans la perspective des étapes ultérieures à franchir pour faire progresser l’intégration européenne »1. Cette puissante tendance finaliste et la distanciation explicite prise vis-à-vis d’un simple modèle de libre échange se sont concrétisées, à chaque étape, à travers les politiques de la Communauté et de l’Union tournées vers un « progrès économique et social équilibré et durable »2. Comment cette inspiration générale s’est-elle traduite en pratique ? Alors que les institutions répondent à la question de comment articuler les pouvoirs de décision et d’action, les politiques répondent à la question de ce que doivent faire concrètement la Communauté européenne et l’Union européenne, et de l’ampleur prise par l’espace européen de politiques publiques, d’action des pouvoirs publics. Au cours de l’histoire de l’intégration, les politiques publiques supranationales effectivement appliquées se sont caractérisées par un parallélisme à chaque fois renouvelé entre la libéralisation et la régulation politique de l’économie. Le marché commun européen 1 traité de la Communauté européenne révisé à Maastricht, Préambule. Ce concept est rappelé dans l’art. A (par la suite art. 1 d’Amsterdam) : « le présent traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe ». 2 traité de la Communauté européenne révisé à Maastricht, Titre premier. Dispositions communes, art. A (art. 1 d’Amsterdam). Le Préambule annonce les principes généraux de « solidarité entre leurs peuples », l’objectif commun de « renforcer leurs économies » et d’en « assurer la convergence » et l’engagement à « promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, dans le cadre de l’achèvement du marché intérieur et du renforcement de la cohésion et de la protection de l’environnement, et à mettre en oeuvre des politiques assurant des progrès parallèles dans l’intégration économique et dans les autres domaines ». L’art. B (art. 2 d’Amsterdam) rappelle les objectifs d’un « progrès économique et social équilibré et durable » et de la « cohésion économique et sociale ». Le traité d’Amsterdam a ajouté une référence au concept environnementaliste de « développement durable ». 196 de 1957, grand projet de suppression des frontières, des droits et des barrières douanières, de levée de tous les obstacles à la libre concurrence, représentait un véritable tournant historique pour des économies nationales qui n’avaient connu pendant des décennies que des expériences autarciques et les traditionnelles politiques de nationalisme économique. Il faut cependant souligner que ce libre échange s’accompagnait de politiques communes préfigurant une organisation politique du marché, avec la mise en oeuvre de mesures régulatrices très importantes, surtout dans les secteurs de l’agriculture (politique agricole commune PAC) et de la cohésion régionale (politiques de cohésion et fonds structurels). D’un côté donc, les traités, de celui de Rome à l’Acte Unique Européen de 1987 (AUE), ouvrent la voie à une libéralisation toujours plus prononcée et généralisée, de la circulation des marchandises et des capitaux (étendue aux services et aux personnes par l’AUE)3 dans le cadre des frontières de la Communauté. C’est aussi l’objet de la politique de la concurrence (art. 85-99) qui combat, avec la force juridique contraignante de la « compétence exclusive », tout obstacle, qu’il s’agisse d’une aide de l’Etat ou d’une norme nationale, pouvant déformer ou entraver la libre concurrence au sein du grand marché européen. D’autre part, ces mêmes traités non seulement contrebalancent la libéralisation par des politiques régulatrices qui absorbent la plus grande partie du budget communautaire, mais appliquent ces mêmes mesures de libéralisation à travers une augmentation parallèle de dispositifs spécifiques de régulation du marché européen. Ce mélange de dérégulation et de « re-régulation » est typique de la trajectoire de la Communauté. Mais il n’aurait pas été possible sans deux conditions préalables, l’une relative aux conditions intérieures, l’autre au contexte international de l’après-guerre. Toutes deux sont liées puisque le type de modèle économique exporté par la puissance hégémonique, les 3 Il faut noter que la libéralisation de la circulation des personnes a soulevé de tels problèmes de confiance réciproque entre les ministres de l’Intérieur et les polices des Etats membres (y compris par rapport à la nécessité de renforcer les contrôles aux frontières extérieures) qu’un traité ad hoc s’est révélé indispensable, le traité de Schengen. 197 Etats-Unis d’Amérique, dans l’Europe occidentale d’après 1945 par le biais des organisations multilatérales, n’était autre que le soit-disant embedded capitalism (« capitalisme inclusif »), autrement dit, non le capitalisme du laissez-faire libéral, mais un modèle économique auquel l’expérience américaine du New Deal de Franklin D. Roosevelt avait enseigné l’importance primordiale d’une stabilité sociale strictement conditionnée par de hauts niveaux d’emploi et de sécurité sociale et par une croissance dynamique et soutenue de l’économie. Les Américains ont donc toléré pendant des décennies qu’une Communauté Européenne à la fois libéralisatrice et protectrice s’enracine dans le marché occidental et s’y stabilise. Au niveau intérieur, les Européens, bien que de façon graduelle, sont devenus de plus en plus « keynésiens ». Autrement dit, les tendances les plus avancées des courants politiques libéraux-sociaux, démocrates-chrétiens et socialistes se sont mises à suivre des politiques économiques inspirées par John Maynard Keynes4, c’est-à-dire des politiques d’expansion visant au plein emploi et à l’établissement des Etats sociaux modernes. C’est dans ce cadre favorisé par presque trente années de boom économique ininterrompu que s’est établie une forme particulière de compromis entre l’ouverture au marché et des mesures de rééquilibrage, selon un dosage exclusivement propre à l’Europe et à son « capitalisme du Welfare » (par opposition aux autres modèles de capitalisme) 5. En dépit des deux changements radicaux intervenus par rapport au cadre économique international de l’après-guerre, le premier avec la fin du système monétaire de Bretton Woods 4 John Maynard Keynes (1883-1946), est devenu célèbre en rénovant de façon radicale l’économie politique classique et en critiquant les politiques libérales et d’équilibre budgétaire. C’est le plus grand économiste du XXe siècle. Ses trois premières oeuvres sont Les conséquences économiques de la paix de 1919, La fin du laissez-faire de 1926 et le traité de la monnaie de 1931. En 1936, a paru son chef-d’œuvre, la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Les théories keynésiennes ont inspiré les politiques économiques nationales orientées vers l’augmentation de la demande et ont eu une grande influence à partir des années 1930, au point de dominer entièrement la scène à la fin des « trente glorieuses » de l’âge d’or du capitalisme d’aprèsguerre : période de forte croissance économique due au fait que les politiques de la demande entretenaient un cercle vertueux marqué par le plein emploi et l’expansion de l’Etat social. 5 P. Flora et A. Heidenheimer, The Development of Welfare States in Europe and America, New Jersey, Transaction Inc., 1981 et J. Goldthorpe, Order and Conflict in Contemporary Capitalism, Oxford, Oxford University Press, 1985. 198 en 1971 et l’instabilité qui a suivi, le second, avec la crise du keynésianisme6 et la révolution néo-conservatrice promue par les nouvelles directions de Ronald Reagan aux Etats-Unis (à partir de 1980) et de Margaret Thatcher au Royaume Uni (à partir de 1979), l’Acte Unique Européen de 1987, a confirmé cette orientation en faisant front au climat international néolibéral. Il va en effet approfondir la réalisation du marché européen, appelé « marché unique », élargir les quatre libertés et dans ce but, étendre l’application du vote à la majorité qualifiée et augmenter les pouvoirs du Parlement. Le fameux programme Europe 1992 qui concrétisait l’Acte Unique impliquait inévitablement des actions capillaires de régulation du marché, présentées par la commission de Jacques Delors7 : l’intégration négative se mélangeait à l’intégration positive. 9.2. Intégration positive et intégration négative Afin de mieux conceptualiser certaines particularités du modèle économique européen, l’économiste hollandais Jan Tinbergen et Altiero Spinelli ont proposé de recourir aux concepts d’intégration négative et d’intégration positive, dont le mélange et le dosage sont au 6 La crise du keynésianisme et des politiques keynésiennes a des origines internationales et intérieures. Parmi les premières, l’emballement de l’inflation dû aux augmentations exceptionnelles des prix du pétrole et des matières premières en 1973 et en 1978. Ce facteur a aggravé la crise interne provoquée par la rigidité des dépenses publiques, autre source d’inflation. L’inflation de type keynésien est sans gravité dans une situation normale, mais elle le devient lorsqu’elle se conjugue à une forte inflation d’origine externe. L’addition de ces deux types d’inflation a suscité un crise grave, dite de « stagflation ». Elle a provoqué, au cours des années 80, un mouvement en sens contraire, de retour aux politiques classiques du libéralisme économique, appelé « monétarisme », car orienté vers le renforcement de la monnaie, la stabilité budgétaire et la réduction des dépenses publiques. M. Thatcher, Premier ministre britannique, qui a mené les conservateurs au pouvoir de 1979 à 1997, est considérée comme la championne du monétarisme néoconservateur en Europe au cours des années 1980. Au cours de l’histoire de la politique économique des Etats européens, on assiste à une sorte d’oscillation cyclique : après des décennies de libéralisme orthodoxe (et en bénéficiant du précédent des politiques économique de type keynésien mises en oeuvre dans les pays scandinaves au cours des années 1930 sous l’impulsion de Karl Gunnar Myrdal), le keynésianisme s’est affirmé en Grande Bretagne dans les années 40, puis dans le reste de l’Europe dans les années 50 et 60, en connaissant un développement extraordinaire jusqu’aux années 70, quelle que soit la « couleur politique » du gouvernement au pouvoir (en Italie, il a été importé par des gouvernements dirigés par les démocrates-chrétiens Amintore Fanfani et Aldo Moro, mais aussi sous l’impulsion de Ugo La Malfa et des socialistes dans les premiers gouvernements du centre-gauche). Il a été remis en cause au cours des années 80, en faisant place à un cycle de politiques économiques de type néolibéral. Même si un retour à des politiques keynésiennes nationales se révèle impossible, la gravité du chômage pousse depuis 1996-1997 beaucoup de pays à rechercher de nouveaux mélanges entre ces deux courants, comme le montrent les différentes politiques économiques adoptées par les Etats européens. 7 Jacques Delors, président de la Commission européenne à partir de 1985, a publié en 1987 un Livre blanc sur la réalisation du grand marché unique qui impliquait plus de 500 directives. 199 cœur de l’intégration européenne. Alors que l’intégration négative se réalise à travers la libéralisation, c’est-à-dire le démantèlement de toutes les barrières et de tous les obstacles opposés par les législations et les institutions nationales au libre fonctionnement du marché européen, l’intégration positive implique la construction ex novo de politique actives des pouvoirs publics, de normes, de règles, d’institutions et de procédures au niveau européen, afin de favoriser la convergence, l’intégration et la cohésion entre les Etats membres et d’atteindre ainsi les objectifs d’intérêt commun. Comme exemple d’intégration négative, nous avons cité la politique de la concurrence, et pour illustrer l’intégration positive, nous présenterons brièvement la PAC et la politique de cohésion, les deux politiques qui ont absorbé et qui absorbent toujours la majeure partie des ressources financières de l’UE8. Mais on pourrait donner d’autres exemples comme les politiques sociales actives, les politiques dans le domaine des transports, de l’environnement et de la recherche et la politique industrielle9. La PAC a représenté la première politique européenne commune, elle a accaparé pendant longtemps la plus grande part des ressources financières et elle s’est avéré un succès même si c’est justement sa réussite qui soulève aujourd’hui de sérieux problèmes. Il faut souligner que la politique agricole commune, mise en oeuvre à partir de 1962, impliquait un système d’allocation des ressources du budget communautaire basé non seulement sur la 8 Le budget de l’UE ne peut dépasser un seuil maximum de 1,27% du PIB total des Etats membres. En 2002, il s’est élevé à 94 milliards d’euro et à près de 100 milliards en 2003. Les recettes proviennent des droits de douane, des prélèvements agricoles et d’un pourcentage de la TVA versé par les Etats membres, en fonction de leur richesse. En outre, depuis 1988, il faut y adjoindre une quatrième ressource propre, calculée chaque année en fonction du PIB de chaque Etat (elle représente aujourd’hui près de la moitié des recettes). Concrètement, l’Allemagne a toujours représenté le principal contributeur net (près de 25%, suivie par la France, l’Italie et le Royaume Uni en chiffres absolues et par les Pays Bas, la Suède et le Royaume Uni en pourcentage). En 2002, les principales dépenses ont été consacrées à la PAC (48%), aux politiques de cohésion (34%) aux politiques internes (6%), aux actions extérieures (5%) et aux autres politiques (10%), dont près de 4% aux dépenses administratives et 3% aux politiques visant à préparer l’adhésion des nouveaux Etats membres. L’Espagne, le Portugal et la Grèce ont été les principaux bénéficiaires des dépenses. L’Italie, qui a largement bénéficié de subventions pour le Mezzogiorno, est légèrement devenue depuis quelques années un contributeur net. 9 P. Bianchi, Industrial Policies and Economic Integration : Lessons from European Experiences, Londres, Routledge, 1998. 200 concertation entre les pouvoirs publics et les organisations socioprofessionnelles du secteur, mais tendant à doter l’Europe libérale d’un dispositif généralement qualifié de protectionniste. Pourquoi les analystes sont-ils d’accord pour juger la PAC comme une réussite historique ? La compétence attribuée à la CE dans le secteur agricole a créé le cadre d’un vaste processus de modernisation de la production agricole européenne, l’un des plus importants dans l’histoire de l’Europe. L’augmentation massive de la productivité agricole et de la compétitivité sur le marché mondial a non seulement amélioré le niveau de vie des agriculteurs, mais il a permis la transformation de millions de familles occupées dans le secteur primaire en agriculteurs modernes ou, pour la plupart, en travailleurs urbanisés, ouvriers ou employés dans les services. Cette gigantesque transformation démographique et économique a été particulièrement marquée en Italie et dans les pays méditerranéens qui possédaient encore dans l’après-guerre une nombreuse population paysanne et qui ont connu une diminution drastique du nombre d’agriculteurs, tout en augmentant considérablement leur production globale. C’est grâce à l’augmentation de la productivité du travail agricole que la PAC a réussi à concilier cette rationalisation du secteur avec la stabilité des prix, les exigences de sécurité et de qualité des consommateurs et des impératifs environnementaux accrus. Dès la fin des années 80, la PAC avait déjà atteint ses objectifs et l’UE a commencé à réduire son incidence énorme sur les dépenses communautaires, en la faisant passer de plus de 80% aux 45% d’aujourd’hui. Le fonds FEOGA (Fonds Européen d’Orientation et de Garantie Agricole) prend les excédents en charge, promeut les exportations et contribue en outre à l’innovation technique et à l’atténuation des disparités régionales. La crise de la PAC est due au fait que la grande réussite des productions intensives fait désormais de l’Europe, dont les grandes productions agricoles ont pendant longtemps été déficitaires, une zone caractérisée au contraire par d’importantes productions excédentaires. 201 D’où les deux réformes de la PAC, en 1988 et en 1992, qui ont provoqué des divergences entre la France (principal pays agricole bénéficiaire) et l’Allemagne (principal contributeur), lesquelles se sont cependant réconciliées par la suite. En outre, et plus grave, cette crise intérieure s’est entremêlée aux deux nouveaux défis posés par l’élargissement aux pays du Centre et de l’Est (dont le caractère encore principalement agraire devrait pousser, rebus sic stantibus, à augmenter à nouveau les dépenses agricoles10) et par la mondialisation qui a mis en question (dans le cadre de la négociation du GATT, puis, à partir de 1994, de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC)) les subventions à l’exportation, la protection du marché intérieur et les aides publiques à la production, en provoquant ainsi une sérieuse crise de l’OMC en 2003 à Cancun, avec le blocage du cycle de négociations entamé à Doha en 2001. Tout confirme donc que le modèle de l’UE est un compromis entre deux conceptions, la libéralisation et le protectionnisme - protection que les Européens justifient à la fois par le choix « culturel » de défendre leur production typique, par la volonté d’offrir des produits agricoles bon marché aux pays en voie de développement et par l’utilisation d’une agriculture polyvalente garantissant la protection du territoire et du paysage. La « réforme de la réforme de la PAC » ne remet pas en cause ce principe mais modifie néanmoins l’équilibre entre la politique européenne et les politiques nationales en fonction du principe de subsidiarité qui implique de passer de l’ancienne compétence exclusive à une compétence partagée. On trouve un second exemple d’intégration positive dans la politique régionale et de cohésion. Le traité de Rome a institué le Fonds social européen qui soutient les reconversions industrielles, en intervenant en faveur des industries en déclin et des zones frappées par des crises locales ou sectorielles, suite à des restructurations productives comme dans le cas des mines, de l’acier, du textile et des chantiers navals. Le Fonds est issu de la conception 10 l’Agenda 2000, publié par la Commission en 1997, présente un cadre d’évolution des dépenses communautaires (y compris la PAC et les Fonds de cohésion structurels) jusqu’e 2006, en tenant compte de l’élargissement. 202 keynésienne selon laquelle le marché commun, comme tout autre forme de libéralisation, risque d’avoir pour conséquence négative d’aggraver les distorsions et les déséquilibres régionaux, dus à la différence des niveaux de développement et de revenus et aux déséquilibres sur le marché du travail. Les contributions de solidarité ont augmenté jusqu’à atteindre 33% du budget communautaire actuel, avec trois objectifs : aider les régions retardataires, reconvertir les zones en difficulté, favoriser la formation et l’emploi des travailleurs. Il faut y ajouter certains objectifs spécifiques : politique urbaine dans les quartiers défavorisés, coopération interrégionale, développement rural et conditions d’accès au marché du travail. De plus, à partir de 1993 (pour contrebalancer les effets perturbateurs de l’Union monétaire), un nouveau fonds, le Fonds de cohésion pour les pays les moins riches (Irlande, Espagne, Portugal et Grèce, surtout pour les transports et l’environnement) a été mis sur pied. Dès que l’élargissement à l’Est est devenu plausible, de nouvelles lignes de crédit destinées faciliter la convergence des pays candidats de l’Europe centrale et orientale ont été ouvertes. En mettant uniquement l’accent sur la libéralisation, l’idée d’Europe finirait par se diluer dans un projet de dérégulation libérale. A l’opposé, si elle est poussée à l’extrême, l’intégration positive pourrait déboucher sur une Europe « forteresse économique » coupée du monde environnant. L’union économique et monétaire a représenté le meilleur exemple d’un compromis entre dérégulation et régulation. 9.3. La naissance de l’union monétaire L’union économique et monétaire constitue le plus important projet régulateur de l’Union Européenne. La centralisation des décisions au niveau européen y est tellement marquée qu’elle implique une délégation complète de la souveraineté des Etats aux institutions de l’UE, bien au-delà de la méthode communautaire classique. Après 20 années d’essais et 203 diverses étapes de rapprochement, les douze Etats membres ont décidé en février 1992 à Maastricht de créer une union économique et monétaire reposant sur une monnaie unique, l’euro, et sur un commencement de coordination des politiques économiques nationales. Les articles du traité relatifs à la monnaie unique sont d’une grande précision et prévoient, à la demande de l’Allemagne, que seuls les pays capables de respecter quatre critères de convergence puissent faire partie de la zone euro11. Le programme de réalisation de la monnaie unique est devenu le premier point à l’ordre du jour des politiques économiques nationales pendant la décennie 1990-2000. Les critères de convergence découlent du concept de lutte contre les « déficits excessifs » (art. 104 C) et ils ont imposé de douloureux sacrifices pour permettre l’assainissement des budgets publics. Les gouvernements ont été soumis à dure épreuve, ils ont du négocier des accords avec leurs oppositions et/ou des pactes sociaux avec les employeurs et les syndicats pour réaliser les objectifs d’assainissement dans les délais prévus. Il s’agissait d’un régime de régulation très contraignant : de fait, les Etats s’exposent à des sanctions variées au cas où le Conseil ECOFIN, chargé de la surveillance, et assisté par un Comité économique et financier (art. 114), constaterait le non-respect des engagements pris (art. 104 C). Après nombre d’incertitudes et de tensions, onze pays ont été admis par le Conseil en 1998 et l’euro est né le 1er janvier 1999 avec la fixation irrévocable du taux de change entre les monnaies participantes, puis est entré concrètement en circulation comme monnaie unique le 1er 2002. La Grande-Bretagne, le Danemark et la Suède ont choisi de ne pas faire partie de la zone euro. La Suède et le Danemark ont confirmé par la suite cette décision par référendum. Dès lors, et dès le commencement, l’appartenance à l’euro ne coïncide pas avec l’appartenance à l’UE : un pays peut rester en dehors parce il ne parvient pas à remplir les 11 En 1992, seul le Luxembourg respectait les critères de convergence : c’était un élément stable du Système monétaire européen, il avait un taux d’inflation et un taux d’intérêt dans la moyenne européenne, il ne dépassait pas 3% de déficit du budget annuel et il avait réduit sa dette à 60% du PIB. Le Pacte de stabilité et de croissance approuvé au Conseil européen d’Amsterdam en 1997 a réaffirmé ces critères, en les étendant à la future gestion de l’euro. 204 critères de convergence, comme cela a été le cas de la Grèce et comme c’est désormais le cas des nouveaux Etats membres entrés dans l’UE en 2004, mais il peut aussi décider de ne pas appartenir à « l’Eurozone » par un libre choix dicté par des raisons économiques ou autres. Car la monnaie unique est également un projet politique, au sens où elle pousse à l’approfondissement de la coordination économique entre les Etats membres, et aussi parce qu’elle attribue un profil international plus distinct à l’UE, notamment dans la compétition avec les Etats-Unis et le Japon, les titulaires des deux autres monnaies les plus importantes dans le monde. Il est donc logique qu’il se soit constitué un groupe de pays plus intégrés au sein de l’ensemble des pays de l’UE. La monnaie est aussi importante par rapport à l’identité commune des Européens. Le philosophe Jürgen Habermas a ironisé au sujet de l’importance du mark pour les Allemands, sur une espèce de « patriotisme du mark ». Même si ça ne va pas jusque là, l’euro représente certainement pour les citoyens un signe tangible du poids de l’intégration européenne dans leurs vies et il offre aux 305 millions de citoyens membres de l’Eurozone un sentiment commun d’appartenance intérieure et internationale. 9.4. Le gouvernement de l’euro et la question de la coordination macroéconomique Qui gouverne l’euro ? C’est une question importante car en souscrivant au traité instituant la monnaie unique et par leur appartenance effective à la zone euro, les gouvernements et les Etats ont renoncé à la souveraineté nationale en matière monétaire et donc aussi à utiliser la monnaie comme instrument de politique économique indépendamment les uns des autres, comme ils l’avaient fait pendant des décennies, notamment sous l’influence de Keynes, en particulier à travers des « dévaluations compétitives » visant à renforcer la demande 205 extérieure, à conquérir des parts du marché international et à décourager les importations. Il est donc important de répondre à la question du pouvoir monétaire en Europe. L’euro a eu un impact sur l’organisation interne de l’UE. En 1998 une nouvelle institution indépendante, la Banque Centrale Européenne (BCE), a été fondée avec son siège à Frankfort sur main, dirigée par un président et un directoire de 6 membres et chargée de veiller à la politique monétaire et à la solidarité économique de la zone euro, sur base d’un mandat d’un Conseil composé du président et des gouverneurs des Banques centrales des 15. Le Conseil des gouverneurs des Banques des 12 membres de la zone euro et le Parlement européen disposent d’un pouvoir consultatif. On a aussi établi un Conseil informel des 12 pays membres de l’eurozone, appelé « Eurogroupe » et réunissant depuis 2001 les ministres de l’économie et des finances à la veille du Conseil ECOFIN de l’UE. Certains Etats comme la France, aspirent à faire de cet organe une sorte de gouvernement économique de l’UE, en tant qu’interlocuteur de la BCE et instrument de la coordination des politiques économiques nationales, alors que d’autres Etats défendent son indépendance complète, sur le modèle de la Bundesbank Allemande avec sa culture traditionnelle de stabilité monétaire et de lutte contre l’inflation. La Convention de 2002-03 a proposé de renforcer l’institutionnalisation et les pouvoirs de l’Eurogroupe. La portée de la monnaie unique a été à la fois surévaluée et sous-évaluée. Elle a été surévaluée par les fonctionnalistes qui ont cru qu’il en résulterait automatiquement un bond en avant de l’intégration sociale et politique, alors qu’un tournant de ce genre dépend avant tout de la volonté explicite des Etats. Elle a été sous-évaluée par ceux qui en ignoraient l’imbrication désormais inextricable avec le marché unique, ou qui ne voyaient pas sa signification politique et les nouveaux défis que le succès intérieur et international de la monnaie impose en matière de convergence. Il est significatif à cet égard que tant le chancelier démocrate chrétien Helmut Kohl, au pouvoir entre 1982 et 1997, que le ministre 206 des Affaires étrangères du gouvernement de centre gauche présidé par Gerhard Schroeder, Joschka Fischer, ont affirmé que l’union monétaire était une « question de paix ou de guerre ». En d’autres mots, son échec aurait de très graves implications pour l’unité européenne. 9. 5. La particularité renouvelée du capitalisme européen Comme nous l’avons déjà dit, les trois plus importants courants de la pensée européenne n’ont pas seulement subi l’influence du libéralisme économique classique, mais aussi du keynésianisme : a) la pensée catholique, notamment parce qu’il préexistait une tradition d’origine catholique d’intervention publique dans l’économie (qu’on pense aux encycliques sociales des papes qui défendent le rôle des pouvoirs publics dans l’économie) ; b) la pensée du libéralisme social (qu’on pense à Lord Beveridge en Grande-Bretagne et à son modèle du Welfare State) ; c) la pensée de la gauche européenne, tant dans son versant syndical (théories de l’importance économique du « pouvoir d’achat » des masses populaires), que parmi les courants qui soulignent le rôle de l’Etat dans l’économie et dans la construction des systèmes de sécurité sociale, ou encore dans les courants « planistes » qui ont thématisé le concept de programmation économique. Les succès obtenus dans l’édification des modèles nationaux d’Etat social, après la « grande transformation » entamée dans les années 30, ont en outre renforcé en Europe les traditions idéologiques et intellectuelles qui conçoivent le capitalisme moderne comme un « capitalisme du Welfare », comme un « capitalisme régulé » ou « bridé ». A ce sujet, il faut rappeler qu’en Allemagne, les démocrates-chrétiens ont forgé l’heureuse formule d’« économie sociale de marché », c’est-à-dire d’une économie de marché respectueuse du 207 libéralisme économique mais conditionnée structurellement par certaines finalités sociales fondamentales. C’est aussi pourquoi il est difficile d’appliquer en Europe des politiques de modernisation économique analogues à celles des Etats-Unis. En réalité, la modernisation économique s’effectue toujours inévitablement dans un cadre socio-institutionnel donné et elle est imprégnée de valeurs sociales. Dans quelle mesure l’union économique et monétaire représente-t-elle une exemplification de ce qu’on a appelé le « modèle européen de capitalisme » ? L’UEM a entraîné une forte centralisation de la régulation au sein de l’Union, qu’on peut comparer à cet égard à un Etat : une grande intégration du pouvoir monétaire, une intégration positive très poussée, dont ce n’est pas un hasard si les courants néo-libéraux du monde entier la rejettent ou la critiquent âprement. On y trouve un deuxième élément d’inspiration keynésienne : l’objectif de stabiliser vers le bas les taux d’intérêts, en rendant la monnaie la moins chère possible pour le citoyen et en favorisant ainsi les politiques d’expansion. Néanmoins, l’union monétaire, du point de vue du contenu, comporte aussi le concept de « déficit public excessif », qui se rattache à la fois à la vieille crainte des Allemands vis-à-vis de l’inflation et à la nouvelle orthodoxie monétariste qui a dominé les années 1980 au niveau international (le célèbre « consensus de Washington » prôné par le Fonds monétaire international). Le déficit budgétaire, conçu par Keynes comme un important levier des politiques économiques anti-conjoncturelles en période de crise économique, est devenu un fléau à combattre. C’est pourquoi, l’union économique et monétaire a pris pour critère l’exigence que le déficit ne s’élève pas à plus de 3% du PIB et a prévu un lourd mécanisme de sanctions au cas où cette limite serait dépassée. C’est en cela que l’union économique et monétaire représente elle aussi un compromis entre monétarisme et keynésianisme. 9. 6. L’union sociale 208 La dimension sociale de la Communauté européenne et de l’Union européenne est présente dès les premiers traités, mais avec deux limites essentielles : a) le progrès social y est conçu comme une simple conséquence du développement économique suscité par le marché commun ; b) les compétences sociales doivent être laissées aux Etats. Le traité de Rome comporte quatre dispositions contraignantes : a) la libre circulation des travailleurs (pas encore des « citoyens ») et la sécurité sociale des migrants ; b) la réalisation de l’égalité de rémunération des hommes et des femmes ; c) la création du Fonds social européen d) l’art. 100 qui vise au « rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres, qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ». On prévoyait également une collaboration entre les Etats membres dans d’autres domaines, de l’emploi à l’hygiène sur les lieux de travail, de la sécurité à la formation professionnelle. Mais c’est le sommet de La Haye (1969) qui va donner l’impulsion permettant de transformer ces objectifs en politiques. Le premier programme social de 1974 donnera naissance aux premières directives en matière sociale, sur la participation des travailleurs, sur la sécurité dans les lieux de travail, sur la formation professionnelle et sur l’égalité entre les sexes. Dans le même contexte, l’action en faveur de la cohésion se renforce, à travers les fonds structurels qui représentent un important mécanisme redistributif entre les pays et régions les plus riches et les plus pauvres. L’Italie, l’Irlande et les pays méditerranéens en ont été les bénéficiaires réels, avec d’inégales capacités à les utiliser en faveur de leur développement économique et social. 209 La deuxième étape de l’Europe sociale a coïncidé avec la mise en oeuvre de l’Acte unique européen. Le déséquilibre manifeste entre l’homogénéité croissante du marché et l’hétérogénéité persistante des droits sociaux a poussé à adopter, en 1989, une Charte sociale européenne, approuvée en dépit de l’opposition de la Grande Bretagne gouvernée à l’époque par Margaret Thatcher. Le contenu de cette Charte se retrouve dans la Charte des droits fondamentaux approuvée par le Conseil européen en 2000. A la même époque, Delors a avancé l’idée s’appliquer également au niveau communautaire le modèle de concertation sociale tripartite entre les pouvoirs publics et les organisations professionnelles des travailleurs et des employeurs qui avait si bien fonctionné dans le cadre des différents Etats membres. On a vu ainsi naître, avec les rencontres de Val Duchesse, la pratique du « dialogue social européen », c’est-à-dire de rencontres régulières entre la Commission européenne et les deux principales organisations professionnelles, la CES (Confédération Européenne des Syndicats) et l’UNICE (confédération des organisations d’employeurs européens)12. Ces rencontres informelles, visant à définir en commun une régulation sociale communautaire, ont été institutionnalisées dans le Protocole social annexé au traité de Maastricht. En pratique, ce protocole prévoyait qu’en cas d’accords entre les partenaires sociaux sur des mesures concernant la dimension sociale du marché unique européen, ceux-ci soient repris par la Commission européenne sous forme de propositions de directive. L’opposition de la Grande Bretagne au moment de la signature du traité de Maastricht a fait que le Protocole social reproduisant cet accord n’impliquait que 11 Etats sur 12 et cette anomalie a persisté jusqu’en 1997, lorsque le gouvernement travailliste de Tony Blair a accepté qu’il soit inclus dans le traité d’Amsterdam. Il s’agit d’un renforcement notable du 12 La CES a célébré son trentième anniversaire lors du congrès de Prague en mai 2003. Elle regroupe 67 organisations syndicales de 28 pays avec un total de 58 millions de salariés. L’UNICE rassemble 33 confédérations d’employeurs dans 25 pays européens. 210 rôle des partenaires sociaux dans la régulation européenne, dans la ligne de ce qui se passe dans les Etats membres les plus avancés, comme les pays scandinaves et l’Allemagne. La concertation a donné des résultats concrets : les directives sur l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes, l’amélioration de la santé sur le lieu de travail et le droit d’information et de consultation des travailleurs en cas de crise et de restructuration de l’entreprise. La réussite du « Projet 1992 » pour la réalisation du grand marché intérieur s’est cependant accompagnée d’une augmentation du chômage qui a atteint le niveau record de 12%. Le Livre blanc de la Commission en 1993 (Compétitivité, croissance et emploi) proposait des mesures nationales et supranationales novatrices (notamment la construction de réseaux d’infrastructures), mais il est resté lettre morte du fait de l’opposition de plusieurs membres du Conseil européen en 1994 à ce que l’UE s’occupe de la politique de l’emploi et mobilise les ressources indispensables. 1997 a représenté un double tournant. D’une part, le traité d’Amsterdam inclut pour la première fois la politique de l’emploi, alors que dans le passé, les traités s’étaient bornés à mentionner le vague objectif général d’un « niveau d’emploi élevé », sans préciser comment y parvenir. Les politiques de l’emploi restent des prérogatives des Etats membres, mais l’Union lance une procédure nouvelle de « surveillance multilatérale » des politiques nationales de lutte contre le chômage (art. 125-129 du traité d’Amsterdam) et organise la coordination des politiques nationales au sein du Conseil des ministres. Autre innovation de 1997 : le Conseil extraordinaire de Luxembourg adopte la Stratégie européenne de l’emploi qui établit les premières lignes directrices communes et inaugure la coordination des politiques nationales de l’emploi. Dans le prolongement du traité d’Amsterdam, la surveillance multilatérale est une façon de contourner l’obstacle que représente l’absence de volonté des Etats d’attribuer à 211 l’UE une compétence directe en matière d’emploi et s’efforce de parvenir ainsi à une diminution du taux de chômage. L’accélération de la mondialisation économique et financière représente un défi difficile pour l’acquis des modèles sociaux européens. La question se pose de savoir si, dans une économie mondiale partiellement globalisée, subsistent toujours l’espace et les conditions requises pour l’existence de différents modèles de capitalisme, de formes différentes d’équilibre entre économie, société et vie démocratique et, dans ce cadre, d’une voie européenne spécifique. 9.7. Un modèle européen de société de la connaissance Vers la fin des années 1990, à la suite du succès de la New Economy américaine, l’Union européenne s’est rendu compte qu’elle avait perdu du terrain par rapport aux Etats-Unis dans le domaine des nouvelles technologies (les TIC, « technologies de l’information et de la communication », c’est-à-dire la télématique et l’informatique). La Commission et ensuite le Conseil européen de Helsinki (décembre 1999) ont relevé qu’elles étaient peu appliquées dans la vie économique et sociale des entreprises et des citoyens européens et que le processus de rénovation et de relance de l’économie s’était ralenti au cours des années 90, en abaissant nettement les taux de croissance au-dessous de ceux des Etats-Unis. Lors du Conseil européen extraordinaire de Lisbonne en mars 2000, les 15 Etats européens ont décidé d’explorer « une voie européenne vers la société de la connaissance » qui parviendrait à concilier l’essor rapide de la compétitivité technologique et les valeurs européennes, c’est-à-dire avec l’exigence d’en limiter le coût social en terme d’augmentation des inégalités et de l’exclusion sociale, en particulier pour les couches de la population marginalisées par les nouvelles formes de modernisation. La thèse fondamentale de la stratégie de Lisbonne (2000-10) est de reconstruire une situation d’équilibre entre intégration 212 négative et positive, comme cela s’est fait dans le passé, mais qui soit à la hauteur des technologies nouvelles. Car l’histoire de l’Europe au XXe siècle et, plus particulièrement, les modèles nordiques montrent que les investissements dans les politiques sociales contribuent à accroître, sous certaines conditions, la productivité économique. Le deuxième objectif de la stratégie de Lisbonne est d’éviter que chaque Etat membre ne donne une réponse seulement nationale aux nouveaux défis, en alimentant des dynamiques de competitor State, c’est-à-dire d’Etat cherchant à développer et à moderniser son économie aux dépens du voisin, par exemple en attirant les investissements au moyen de réduction des taxes sur les investissements de capitaux ou en abaissant les prélèvements sociaux obligatoires et les normes de protection de l’environnement (politiques de dumping). La compétition au niveau mondial pourrait engendrer un nivellement vers le bas et pousser au démantèlement de l’Etat social, de la cohésion sociale et des normes environnementales. Le troisième objectif de Lisbonne est de ce fait la réforme de l’Etat social européen, cet édifice déjà ancien d’institutions nationales, fondées sur ces valeurs de solidarité entre les classes et les générations qui se sont concrétisées à travers la sécurité sociale, l’assurance santé pour tous, l’enseignement public et les systèmes de pensions13. La stratégie de Lisbonne considère comme impérativement nécessaire de réformer ces systèmes en tenant compte des mutations globales et démographiques, afin précisément de les préserver sur une base financièrement soutenable. La stratégie de Lisbonne identifie aussi certains objectifs spécifiques. En premier lieu, elle vise une croissance économique soutenue, autour de 3% par an, mais celle-ci s’est révélé inaccessible du fait de la crise économique internationale qui a commencé en 2001 et aussi parce qu’elle était difficilement compatible avec le Pacte de stabilité de 1997. Les objectifs et les indicateurs concernant la réduction du chômage (prolongeant le processus entamé en 1997 13 213 à Luxembourg), l’augmentation du taux d’activité (rapport entre la population active et l’ensemble de la population), la lutte contre l’exclusion sociale, la diffusion des innovations technologiques (Internet, etc.), la libéralisation complète des marchés, la formation continue, le développement de la recherche, etc. ont été pour la première fois quantifiés et échelonnés avec précision, de façon variable selon chaque Etat en fonction de son point de départ et à travers une action conjointe du public et du privé. En 2001 et en 2002, on a aussi intégré à la stratégie de Lisbonne les objectifs d’un développement soutenable du point de vue de l’environnement et de la réforme des systèmes de pensions et de santé. La stratégie de Lisbonne a aussi à son actif le « brevet européen », l’approbation du projet « Galilée » pour l’établissement d’un système européen de reconnaissance par satellites et la diffusion du commerce électronique. Parallèlement, à l’initiative de la présidence française, les objectifs sociaux communs à toute l’UE ont été renforcés : l’Agenda social européen, approuvé par le Conseil européen de Nice en décembre 2000, inclut la qualité de l’emploi, la lutte contre l’exclusion sociale, la modernisation des systèmes du Welfare et l’égalité entre les sexes. La stratégie de Lisbonne est une stratégie globale au sens où elle comporte différentes politiques de modernisation14. Le problème le plus ardu est de savoir comment aborder au moyen de politiques européennes des objectifs relevant traditionnellement des compétences nationales. La méthode imaginée pour réaliser cette stratégie est la « méthode ouverte de coordination ». Elle est nouvelle par rapport à la classique dichotomie entre méthode communautaire et méthode intergouvernementale et reprend tous les aspects du « processus de Luxembourg » en les étendant à tous les domaines couverts par la stratégie de Lisbonne. La méthode ouverte de coordination s’articule selon quatre moments. D’abord, le Conseil met au point par rapport à chaque objectif des lignes directrices communes, une sorte de catalogue d’objectifs communs valables pour au moins un an. Puis chaque Etat approuve un plan 14 Cf. à ce sujet M. J. Rodrigues (éd.), The New Knowledge Economy in Europe, Londres, Elgar, 2002 et M. Telò, Governance an Government in the EU: The Open Method of Co-ordination, ibid., p. 242-71. 214 national correspondant aux lignes directrices pour chacune des politiques en jeu. Après quelques mois, le Conseil contrôle, avec l’aide de la Commission, la manière dont les Etats membres ont agi par rapport aux engagements pris au niveau national. La Commission adresse les rapports aux Conseils des ministres compétents en la matière qui peuvent adresser des recommandations aux Etats défaillants. Et une fois par an, le Conseil européen évalue un rapport de synthèse de la Commission sur l’état d’avancement de la stratégie. L’UE a donc décidé d’établir un cadre cohérent pour sa politique de modernisation à moyen terme, qui s’est retrouvée à l’ordre du jour des Conseils européens de Lisbonne, de Göteborg, de Barcelone et de Bruxelles entre 2000 et 2004. Cette nouvelle méthode de régulation européenne a tantôt été jugée trop ambitieuse, tantôt au contraire critiquée comme trop soft, car dépourvue de sanctions et donc non contraignante. Elle est fondée sur un apprentissage réciproque et sur la diffusion des meilleures pratiques, mais aussi sur la pression exercée par la surveillance multilatérale, par les rapports de la Commission et, dans certains cas, par les recommandations du Conseil, qui peuvent avoir de l’impact sur l’intérêt des Etats à améliorer leurs politiques de modernisation dans des secteurs électoralement sensibles, mais aussi sur les opinons publiques Il s’agit bien évidemment d’un compromis entre le maintien des compétences nationales et la nécessité pour les Etats d’affronter en commun de nouveaux défis partagés et d’éviter ainsi le déclin de l’Europe. L’adjectif « ouvert » signifie un respect complet des diversités nationales et, plus concrètement, la liberté laissée aux Etats membres de définir les rythmes et les modalités d’application des lignes directrices communes. Un autre aspect de l’ouverture a trait aux partenaires sociaux qui sont invités à discuter des lignes directrices communes, notamment dans le cadre du Forum social annuel. Le concept de coordination indique, en revanche, la volonté de convergence des Etats membres, qui va bien au-delà d’une simple coopération, sans toutefois atteindre le niveau d’intégration propre à la méthode communautaire. 215 Cette nouvelle méthode de régulation européenne, fortement inclusive, anticipe un nouveau modèle d’intégration, au moment où se réalise l’élargissement à l’Est, car elle permet d’affronter en commun, grâce à la coordination des politiques nationales, les problèmes par rapport auxquels la plupart des Etats ne sont pas disposés à des délégations ultérieures de compétences à l’UE. Bien au-delà de l’expérience européenne, et bien plus qu’avec la vieille méthode communautaire (difficilement exportable dans d’autres parties du monde qui ne partagent pas l’arrière-fond dramatique de l’intégration européenne), l’UE s’affirme, avec ce nouveau concept de coordination ouverte, comme le laboratoire d’une gestion raisonnable de la mondialisation, une pépinière féconde de méthodes et de procédures à même d’assurer une gestion dynamique des diversités nationales dans le cadre de processus de convergence socioéconomique entre pays proches. Chapitre X : La cosmopolitisme. dimension extérieure. Européisme et 10.1. Une entité politique internationale de type nouveau. La « politique extérieure intérieure ». Il faut distinguer dans l’histoire de la pensée politique entre deux problèmes : d’une part, la construction de l’ordre politique interne d’une communauté, c’est-à-dire d’un système politique qui, dans notre cas, n’est pas l’Etat mais l’Union européenne. D’autre part, la question du rapport entre ce système politique et le monde extérieur. L’organisation interne d’un système est conditionnée par le cadre international et est, à son tour, un préalable des relations extérieures et des rapports internationaux. Le concept de souveraineté étatique représentait, pour les penseurs de l’absolutisme, une barrière qui séparait les deux niveaux de l’organisation politique, un bouclier protecteur pour la société et la condition préalable d’une action extérieure cohérente et efficace. Pour la pensée réaliste, la démocratie peut déterminer les relations à l’intérieur d’un Etat, mais certainement pas les rapports internationaux dominés par la logique des intérêts et de la force. Au contraire, pour les constitutionalistes et surtout pour Kant, cette barrière n’est pas une « muraille de Chine » et, sous certaines conditions, on peut la rendre perméable. La protection des Droits de l’Homme et les valeurs constitutionnelles et démocratiques peuvent aussi conditionner les relations internationales entre les Etats et les rapports transnationaux entre les sociétés. Nous avons déjà vu précédemment que l’idée d’Europe se situe nécessairement dans le courant qui estime possible une certaine correspondance entre l’ordre intérieur et l’ordre extérieur – qu’il soit régional ou mondial. Nous avons aussi indiqué que les théories de l’intégration régionale ne doivent pas être confondues sans plus avec le cosmopolitisme. Comment situer originellement cette nouvelle entité politique qui est devenue graduellement, 217 après les décennies de la Communauté, l’Union européenne, dans le contexte des relations économiques et politiques internationales ? Comment se situe-t-elle par rapport au reste du monde, aux pays proches de la Méditerranée ou de l’Europe de l’Est et aux continents plus lointains comme l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine et les Etats-Unis ? La question est plus complexe qu’elle ne l’était pour les classiques de l’histoire de la pensée politique, avant tout parce qu’il y a trois niveaux, et non deux, à prendre en considération. L’UE se situe en réalité à un niveau intermédiaire entre les Etats et le niveau global, et ce non seulement parce qu’elle est en même temps une organisation internationale composée d’un nombre croissant d’Etats et un système politique à tendance constitutionnelle en formation, mais aussi parce qu’elle n’exprime qu’une seule région du monde, une zone certes importante et composée de pays qui ont du poids, mais qui est désormais loin d’être ce centre du monde qu’elle avait représenté jusqu’à la première guerre mondiale. Aussi, si on la considère du point de vue des deux superpuissances qui ont dominé le monde entre 1945 et 1991, au cours des décennies de confrontation bipolaire entre les USA et l’URSS, la signification internationale essentielle de l’unité européenne consiste en sa « politique extérieure intérieure ». La contribution de la petite CE et de son processus d’intégration à la paix dans le monde a consisté avant tout dans l’organisation de la paix entre l’Allemagne et ses voisins. Il s’agissait d’une politique étrangère tendant à établir une paix stable à l’intérieur de l’Europe occidentale, en particulier entre les deux ennemis historiques, la France et l’Allemagne. La « politique intérieure extérieure » a donc représenté la contribution apportée par l’unification européenne au cours des cinq premières décennies au sens où elle a réussi à établir la paix entre d’anciens ennemis dans une région du monde à l’origine de deux guerres mondiales. La « politique extérieure intérieure » européenne implique aussi la démocratisation des Etats membres. La stabilité et la paix n’ont été possibles que grâce à la démocratisation des 218 pays membres dont beaucoup sortaient d’un passé dictatorial fasciste. Cette contribution apportée par l’unité européenne au monde pendant cinquante ans n’est pas un phénomène du passé. Elle est vivante et toujours à l’œuvre dans le cadre de l’élargissement à l’Est, de l’extension de l’Union à des pays qui ont un passé dictatorial communiste, surtout si l’on tient compte que la transition de ces pays vers la démocratie a été perturbée par des conflits interethniques, des nationalismes exacerbés, des violations des Droits de l’Homme et des minorités et des problèmes de frontières potentiellement explosifs, qui se sont manifestés en Europe centrale et orientale après l’effondrement de l’Empire soviétique. L’élargissement étend donc le rayon de l’action pacificatrice, stabilisatrice et démocratisatrice de l’intégration européenne à une zone bien plus vaste, qui se rapproche des frontières géographiques du continent. La réussite complète de l’élargissement à l’Est à vingt-cinq et, d’ici une quinzaine d’années à trente-cinq Etats européens, confirmerait alors les potentialités extraordinaires de la « politique extérieure intérieure »1 et se verrait historiquement confirmée comme le plus grand succès de la politique étrangère de l’UE. Sans oublier qu’elle s’accompagne d’accord spéciaux de partenariat économique, culturel et politique avec ses nouveaux voisins limitrophes, c’est-à-dire avec les pays qui – comme la Russie – resteront de façon prévisible en dehors de l’Union élargie de demain. 10.2. Les relations internationales basées sur la Communauté européenne. Au-delà du processus de consolidation et d’élargissement de l’intégration entre ses propres membres, quel est l’apport de l’UE à la paix et à l’ordre international ? Pour répondre, il faut distinguer deux concepts : celui de gouvernement mondial et celui de « gouvernance 1 L’imprécision entourant les frontières orientales définitives de l’Union européenne a des limites. L’élargissement à Israël, au Maroc ou à d’autres Etats extra européens est exclu par le traité qui indique clairement que « tout Etat européen peut devenir membre de l’Union » (art. O du traité de Maastricht, devenu l’art. 49 du traité d’Amsterdam qui renvoie à la condition démocratique prévue par l’art. 6). Il ne s’agit donc pas d’une conditionnalité religieuse ou ethnique, mais géographique et relative au respect de la démocratique et des Droits de l’Homme. 219 globale » (governance, en anglais)2. En dépit de la mondialisation de l’économie et des finances, il n’existe pas de gouvernement politique du monde qui soit à la fois légitime et efficace. Il existe des gouvernements légitimes et efficaces au niveau local et des Etats, mais pas au niveau mondial. Quand des actions de gouvernement politique du monde se développent, elles sont dépourvues de légitimité internationale, alors que souvent les organisations les plus légitimes, comme l’ONU, sont inefficaces par rapport aux objectifs de renforcement de la paix et de la démocratie. En revanche, on voit se multiplier dans le monde de nombreuses formes de régulation et d’autorité à différents niveaux : les vastes réseaux de relations internationales et transnationales entre les Etats et entre les sociétés, publiques et privées, peuvent être analysées à travers le concept de gouvernance. Alors que le gouvernement est une pratique institutionnalisée et s’occupe des grandes questions de la politique, en premier lieu des décisions concernant la guerre et la paix, la gouvernance est souvent informelle et non entièrement institutionnalisée. En deuxième lieu, le concept de gouvernance fait référence au domaine civil et non militaire de la vie internationale, du commerce aux relations culturelles, de la circulation des personnes aux relations complexes entre sociétés, qui se sont énormément développées dans l’après-guerre et surtout au cours des quinze dernières années. L’apport de l’Union européenne à la gouvernance du monde n’est pas tant le fruit de sa politique étrangère embryonnaire que des multiples relations par lesquelles l’Union européenne exerce son action civile. Il s’agit de relations qui ne relèvent pas de la politique étrangère et de sécurité commune issue du traité de Maastricht (la PESC, c’est-à-dire le deuxième pilier de l’UE), mais qui se basent principalement sur le premier pilier de la CE. Au niveau institutionnel, il existe, en effet, deux centres de rayonnement dans les relations internationales de l’Union européenne, le premier et le deuxième pilier. Le deuxième renvoie 2 Sur les origines de ce concept dans la science politique américaine, cfr. les travaux de James Rosenau, notamment J. Rosenau, E. O. Czempiel, Governance without Government ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 220 surtout aux aspects politiques des relations internationales, y compris la sécurité et, à terme, la défense, mais il en est toujours au stade initial. Le premier concerne en revanche tous les autres aspects des relations extérieures, qui se sont développées au cours d’un demi-siècle d’intégration. Il tend en outre à impliquer toujours plus la dimension internationale du troisième pilier, relative à la sécurité intérieure : la politique des visas, de l’immigration et la lutte contre la criminalité internationale. Dans ce cas, comme dans celui d’autres politiques basées sur les premiers piliers, les relations extérieures prolongent les dynamiques du développement interne de la CE, mais elles ont souvent un impact international important, comme le montre leur énumération : a) les implications extérieures du marché unique et des politiques communes ; b) la politique commerciale commune ; c) les implications internationales de l’union monétaire ; d) la politique de coopération au développement ; e) la politique d’aide humanitaire en cas de catastrophes naturelles ou humanitaires n’importe où dans le monde ; f) la participation à des conférences et à des organisations internationales ; g) la politique d’association et de conclusion de traités internationaux (Treaty-making power). L’Union européenne mène ce genre de relations extérieures depuis l’époque du traité de Rome, même si, avec le traité de Maastricht, elles se sont nettement renforcées et, dans l’ensemble, multipliées, après la fin du monde bipolaire et de la menace d’une guerre nucléaire entre les Etats-Unis et l’URSS. L’ancienne structure bipolaire monopolisait la politique étrangère mondiale et laissait peu d’espace à la Communauté européenne, à l’exception des rapports avec les ex-colonies, principalement africaines. Au cours des quinze ans qui ont suivi la fin de la guerre froide, l’Union européenne a pu considérablement 221 développé sa présence dans le monde, au point de devenir le deuxième acteur global, c’est-àdire un sujet capable d’agir sur tous les continents. L’UE est la première puissance commerciale dans le monde (près de 20% des importations et 20% des exportations), elle fait part égale avec les Etats-Unis quant à la puissance économique (le PIB total des pays de l’UE est de près de 11.000 milliards d’euros)3, elle est la première puissance en matière de coopération au développement et d’aide humanitaire et, depuis l’euro, la deuxième puissance monétaire après les USA et le dollar. Analysons plus à fond chacune des dimensions des relations extérieures : a) en ce qui concerne les implications extérieures du marché unique et des politiques communes, il faut souligner que, dans la mesure où le marché unique ne se réduit pas à une libéralisation, mais correspond aussi à la création de nouvelles règles qui homogénéisent les marchés nationaux européens, ces normes valent aussi pour les partenaires commerciaux, les pays tiers, qui doivent s’adapter aux critères communautaires en matière de protection des consommateurs, de protection de l’environnement, de commercialisation des produits, etc. Il suffit de penser au cas des OGM des productions américaines, que l’Union européenne a contestées pour des raisons de protection de la santé des consommateurs. Par la richesse et l’étendue de son marché intérieur, ainsi que par sa puissance commerciale, l’UE conditionne également le mode de production et de consommation de ses partenaires commerciaux. Cet impact international est particulièrement sensible pour les produits agricoles, parce que la politique agricole commune (PAC) avec ses critères productifs et sanitaires élevés et son système de subventions, rend difficile aux producteurs non- 3 Le PIB par habitant est en revanche inférieur à ceux des USA et du Japon et les disparités internes se sont accrues à la suite de l’élargissement à l’Est. Avec ces derniers, la population est passée de 380.000.000 d’habitants à près de 500.000.000 et le solde migratoire officiel est de près d’un million d’immigrés de plus par an. 222 européens de pénétrer sur le marché agricole européen et conditionne fortement leur évolution. La politique de la concurrence a également d’importantes répercussions extérieures, en réglementant les fusions d’entreprises agissant sur le marché européen, quelle que soit leur nationalité. Elle s’oppose à la formation de monopoles en Europe, même s’il s’agit d’entreprises non-européennes et, dans certains cas célèbres, elle a empêché des fusions d’entreprises américaines. b) En ce qui concerne les autres politiques basées sur le traité de Rome, il faut souligner l’importance extrême de la création d’une union douanière, c’est-à-dire d’une politique commerciale et d’un tarif extérieur communs. La politique commerciale est l’un des domaines où les relations extérieures européennes ont le plus progressé dans la voie de l’intégration. La politique commerciale permet aux Etats membres d’agir comme un sujet unique au niveau mondial, en particulier au sein des organisations multilatérales compétentes, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) jusqu’en 1994 et l’OMC depuis. Le Conseil décide, sur proposition de la Commission, d’une politique commerciale et donne un mandat, par un vote à la majorité qualifiée (l’unanimité ne s’applique que pour la commercialisation des services et, plus précisément, des produits culturels) à la Commission qui négocie en toute autonomie et fait rapport au Conseil sur les résultats obtenus. La Commission ne dispose donc pas seulement du monopole de l’initiative législative, mais aussi de la gestion exclusive des négociations. C’est le domaine où l’Union européenne est la plus intégrée au niveau international. C’est par exemple l’Union européenne qui a poussé à la création de l’OMC, afin d’institutionnaliser et de renforcer le GATT et d’adopter un système de sanctions, basé sur un mécanisme de régulation des conflits commerciaux qui prévoit un droit de recours, la formation de panels d’experts et qui a la faculté d’autoriser 223 l’adoption de mesures de rétorsion d’une valeur équivalente ou supérieure aux dommages subis par un Etat à la suite du comportement commercial illicite d’un autre. Qu’on pense aux cas de la « guerre de la banane » ou de la récente « guerre de l’acier » entre l’UE et les Etats-Unis au cours desquelles ces derniers ont dû céder, après avoir été condamnés par l’OMC à la demande de l’UE. Le système mondial de négociations est en évolution continue depuis 1947, à travers ce que l’on a appelé les rounds : après le succès de l’Uruguay Round en 1994, des réunions périodiques entre les ministres des Etats membres ont été convoquées afin d’ouvrir un nouveau Millénium Round. L’UE a joué un rôle crucial et partage la responsabilité tant de l’échec de Seattle en 1999 que du succès de Doha en 2001 et du blocage à Cancun en 2003 du Round envisagé pour la politique de développement. La politique commerciale européenne s’occupe aussi de mesures antidumping, c’est-à-dire des mesures de rétorsion que l’Union européenne est susceptible d’adopter au cas où elle se verrait confrontée à des pratiques de concurrence déloyale de la part des ses partenaires commerciaux ou à des subventions de certains secteurs de production destinées à leur fournir des avantages compétitifs déloyaux. Il est évident que le choix fait par la première puissance commerciale du monde d’intensifier ou non le commerce avec d’autres est une puissante arme politique dans ses rapports avec les autres Etats et régions, pour obtenir des changements d’attitude chez un Etat partenaire commercial. Les mesures d’embargo commercial, comme celui contre la Yougoslavie de Milosevic ou les sanctions contre l’Irak de Saddam Hussein après 1991 ou contre l’apartheid en Afrique du Sud dans les années 1980 en sont des exemples, avec différents degrés d’efficacité politique. c) En ce qui concerne les implications internationales de l’union monétaire, il faut bien réaliser que la création de l’euro a objectivement amoindri le poids du dollar 224 dans le monde. En l’absence, en 1971, d’un nouveau Bretton Woods, c’est-à-dire d’un accord entre les monnaies principales, l’ajustement des changes se fait sur la base des marchés internationaux. La compétition entre l’euro, le yen et le dollar est donc inévitable, elle influe sur les taux d’intérêts et sur la capacité d’attirer les capitaux en qualité de monnaie de réserve internationale. En ce sens, il est significatif que la Russie et la Chine aient décidé qu’une partie de leurs réserves monétaires serait en euro. La monnaie unique traduit une décision politique de renforcer la position de l’Union européenne dans le monde. Et c’est aussi l’existence de l’euro qui a donné à la France la force de s’opposer aux Etats-Unis sur la guerre contre l’Irak en 2003 sans devoir craindre les attaques spéculatives qui avaient affaibli l’ancien franc. Le problème posé par l’union monétaire, c’est qu’à la différence de la politique commerciale (représentée par la Commission), on ne sait pas clairement qui la représente au niveau international et notamment au sein des organisations internationales. Ce rôle est actuellement assuré par le président de la BCE, mais il s’agit d’une autorité technique et non politique, qui oriente la politique monétaire de l’Union en fonction du respect scrupuleux du traité. Cette technicisation d’une tâche politique, la représentation de la politique monétaire européenne, est le fruit d’un conflit de compétences irrésolu entre la Commission et le Conseil, que renforce le fait que l’Union européenne ne coïncide pas avec l’eurozone – discordance qui s’est encore accentuée avec l’élargissement à l’est. En 2003, l’Eurogroupe et sa présidence rotative ont réclamé la représentation extérieure de l’euro. Les considérables fluctuations du taux de change sont dues à la constante rigidité du gouvernement technique de la monnaie qui continue à prévaloir. d) En ce qui concerne la politique de coopération au développement, l’importance qualitative et quantitative des programmes communautaires d’assistance est 225 universellement reconnue, même si cela n’implique pas nécessairement une grande efficacité d’action. Le programme ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) est au centre de cette politique d’aides et de partenariat destinée aux ex-colonies européennes aujourd’hui indépendantes qui représentent les partenaires privilégiés de l’Union européenne au niveau de la coopération au développement. Cette politique était déjà contenue dans le traité de Rome, elle s’adressait aux ex-colonies françaises et belges et faisait exception au sein du cadre plutôt introverti de la CEE de la première décennie. Avec le développement des ambitions internationales de la CE et les élargissements ultérieurs de l’Union, la coopération au développement s’est progressivement élargie au point d’impliquer de nos jours près de 80 pays. Les aides de l’Union européenne sont soumises à des conditions : bonne gouvernance, dynamisation de l’économie, lutte contre la corruption et développement de formes de coopération régionale entre les pays bénéficiaires. Les conventions de Lomé, de Yaoundé et de Cotonou constituent l’instrument le plus important de la politique de coopération au développement. Il s’agit d’accords internationaux avec les pays ACP, qui sont renouvelés périodiquement et règlent l’attribution des aides européennes et la coopération. En plus de ce programme multilatéral, différents accords de coopération bilatéraux (avec l’Inde par exemple) sont en général basés sur des conditions similaires. e) La politique d’aide humanitaire en cas de catastrophes naturelles ou pour d’autres causes qui se produisent dans le monde s’est surtout développée au cours des dix dernières années, à l’occasion de crises très graves comme dans la région des Grands Lacs en Afrique, entre le Congo et le Rwanda, ou dans l’ex-Yougoslavie. Dans de tels cas, on a recours au programme ECHO de la Commission, qui est, en termes relatifs, le plus important des pays industrialisés. 226 f) la coordination de l’action des Etats membres au sein des conférences et des organisations internationales est essentielle pour la CE comme pour l’UE. Elles sont nées en tant qu’organisations régionales multilatérales et elles sont intéressées au développement du multilatéralisme à tous les niveaux, non seulement comme méthode mais aussi comme valeur, comme principe des relations internationales basé sur l’extension à tous des avantages accordés à un partenaire. Il est important que, grâce au rôle de la Commission et à la clause de loyauté réciproque inscrite dans les traités, les Etats membres prennent position et agissent de façon cohérente. Les traités de Maastricht et d’Amsterdam ont renforcé l’exigence du respect de la cohérence et de l’alignement du comportement international, tant au niveau horizontal, entre les institutions de l’UE, que vertical, entre l’UE et les Etats de l’Union. La cohérence des relation extérieures s’est encore renforcée récemment, du moins en ce qui concerne l’agenda civil. A l’occasion des conférences de l’ONU à Monterrey en 2002 (sur la coopération au développement) et à Johannesburg (sur le développement soutenable), de la création de la Cour pénale internationale, du soutien au protocole de Kyoto, pour ne donner que quelques exemples, les quinze ont démontré leur solidarité avec le soutien des pays alors candidats à l’adhésion. Bien entendu, la diversité des traditions, des ambitions et des intérêts constituent un obstacle et un défi récurrent pour l’unité internationale entre les Etats membres de l’UE lorsqu’il s’agit de thèmes plus épineux ou d’enjeux plus politiques, comme le Conseil de sécurité de l’ONU. g) La politique d’association et de conclusion des Traités internationaux. L’UE agit au nom des Etats membres en ce qui concerne les grands accords internationaux. Et la multiplication des accord internationaux au cours des dernières quinze années a même poussé certains commentateurs à parler de la « pactomanie » de l’UE. Nous allons voir plus en détail à quoi correspond ce tissu d’accords internationaux. 227 10. 3 Une politique étrangère de diffusion du régionalisme dans le monde La possibilité de conclure des traités internationaux et d’établir des associations internationales et l’une des compétences externes de la CE-UE. Ces accords ont une nature multidimensionnelle, au sens où ils sont devenus au fil des ans de plus en plus riches et complexes, en recouvrant une dimension non seulement commerciale, mais économique, culturelle et même celle du dialogue politique sur des questions internationales sensibles ou épineuses. On peut les classer de différentes manières. Au niveau géographique, on distingue les accords avec des partenaires voisins ou limitrophes (Méditerranée, Europe orientale) de ceux avec des pays lointains. Qu’on pense, au sujet des premiers, aux traités d’association avec le Maroc et avec Israël ou aux partenariats avec la Russie et avec l’Ukraine. Ces accords diffèrent d’un traité de pré-adhésion par lequel un Etat européen se prépare à devenir membre de l’UE ou, plus simplement, règle les relations multiples et spéciales qui le lient à l’Union. Même dans ce dernier cas, les accords d’association représentent une arme politique parce que, lorsque le comportement politique du partenaire n’est pas conforme aux valeurs de l’Union européenne, celle-ci peut menacer d’adopter des rétorsions au niveau des accords d’association, en particulier au moyen de leur suspension conçue comme une riposte à un comportement jugé répressif ou agressif à l’excès. Les rapports avec les pays lointains se situent dans le cadre de la dimension globale de l’action de l’UE, qui concerne d’autres continents et se développe rapidement depuis quelque temps, en particulier avec l’Asie et l’Afrique. On peut aussi classer ces relations et ces traités de coopération en fonction de leur caractère bilatéral ou multilatéral, c’est-à-dire suivant qu’il s’agit de rapports avec des Etats déterminés ou avec des groupes d’Etats. Dans le premier cas, on peut penser à la Chine, au 228 Japon ou à l’Inde ; dans le second, aux relations avec des organisations régionales ou d’autres régions du monde. Dans le cas de rapports avec des groupes d’Etat, il faut parler d’inter régionalisme, c’est-à-dire de rapports entre deux associations ou zones régionales appartenant à des continents différents, à ne pas confondre avec le régionalisme, qui désigne des expériences d’intégration régionale analogues à celle de l’Union européenne. L’Union européenne a développé divers rapports interrégionaux particulièrement importants. Avec des pays proches, le « processus de Barcelone » est le plus important et le plus controversé d’entre eux. Il a été lancé en 1995 afin de développer la coopération politique, économique et culturelle avec les pays de la rive sud de la méditerranée. Un second exemple est représenté par les accords avec le groupe des pays ACP dont nous avons déjà parlé. Son aspect novateur consiste en ce que l’UE pousse les pays partenaires à développer des formes de coopération régionale entre eux. On peut citer comme exemple de réussite la SADC (South Africa Development Community) entre les pays du sud de l’Afrique entourant l’Afrique du sud et l’ECOWAS (Economic Community of Western African States) qui comprend notamment le Nigeria, la Sierra Leone et la Côte d’Ivoire. Une troisième relation interrégionale de l’Union européenne est celle qu’elle entretient avec l’Amérique latine, qui s’est développée à travers le « processus de Rio », lancé en 1999, et approfondi à Madrid en 2002 et au Mexique en 2004. Cette relation comprend toute l’Amérique latine, du Mexique à l’Argentine. Un cadre de coopération aussi vaste se subdivise en accords avec des groupes plus restreints de pays avec des intensités différentes. Les relations avec le MERCOSUR sont particulièrement fortes, c’est-à-dire avec l’organisation formée par le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay et dont le sigle signifie Marché commun du Cône sud : union douanière qui présente aussi des formes d’intégration politique comme le montre par exemple la menace d’exclusion immédiate par 229 l’association des Etats dans lesquels se produiraient ou risqueraient de se produire des coups d’Etat militaires (menace qui s’est avérée efficace dans le cas du Paraguay en 1996 et en 1998). Il est important de souligner que le régionalisme, l’inter régionalisme et le rôle joué par l’Union européenne ont contribué dans une certaine mesure à la stabilisation démocratique de l’Amérique latine, en tenant compte du caractère juvénile de ces démocraties. La seconde organisation régionale de l’Amérique latine est la communauté andine, formée par la Pérou, le Venezuela, l’Equateur, la Colombie et la Bolivie. Le CARICOM associe les pays des Caraïbes. Le Chili est actuellement un pays associé au MERCOSUR et il est candidat à y adhérer, même si, comme le Mexique du reste, il a déjà passé un accord bilatéral avec l’UE. Le régionalisme est sérieusement enraciné en Amérique latine, où les liens culturels et ethniques avec l’Europe, surtout avec l’Espagne, le Portugal et l’Italie, impliquent une forte réceptivité aux impulsions politiques européennes. En outre, ces pays perçoivent leurs rapports avec l’Union comme une alternative à la soumission à l’Amérique du Nord. L’interrégionalisme n’est donc pas seulement économique et commercial, mais il a aussi d’importantes significations politiques et il constitue une des formes privilégiées du caractère politique du rôle global de l’UE. L’Union européenne entretient un quatrième lien interrégional avec l’Asie orientale. Il s’agit plus précisément de l’ASEM (Asia-Europe Meeting) lancé en 1996 lors de la conférence de Bangkok en Thaïlande et qui s’est développé en 1998 à Londres, en 2000 à Séoul et en 2002 à Copenhague. L’ASEM est un forum de coopération économique, culturel et de dialogue politique, selon un modèle semblable, mais plus léger, à celui des autres relations interrégionales. En outre, l’Union européenne a encouragé le développement autonome de formes de coopération régionale en Asie du sud-est. C’est ainsi que s’est réveillée l’ASEAN (Association of South Eastern Asian Nations), fondée en 1965 par l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et Singapour, qui a connu au cours des 230 années 1990 un développement extraordinaire vers une zone de libre échange et, à partir de 2003, vers un programme de formation d’un marché commun et d’une communauté culturelle et de sécurité, en s’élargissant en même temps à cinq autres Etats, dont d’anciens ennemis comme le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Il faut noter que ces pays, qui se sont combattus à l’époque de la guerre du Vietnam (1965-1975), collaborent désormais activement et partagent un projet d’intégration régionale, y compris pour affronter la pression économique – et pas seulement celle-là – des trois grandes puissances présentes dans cette zone, c’est-à-dire le Japon, la Chine et les Etats-Unis. On a aussi créé l’ASEAN Regional Forum, qui discute des questions politiques et de sécurité épineuses, en réunissant les pays membres de l’ASEAN, les trois grandes puissances et l’Union européenne. Le Japon est intéressé à une collaboration plus intense avec l’ASEAN, comme cela ressort de la Déclaration commune de Tokyo en novembre 2003. En conclusion, l’inter régionalisme exprime une des contributions de l’Union européenne à une gouvernance mondiale plus équilibrée et plus juste. Elle converge en partie avec la politique mondiale des USA (libéralisation internationale), mais elle en diverge sur d’autres points : par exemple, l’Union européenne soutient le développement de formes de coopération régionale intensive (même si l’on ne peut pas parler d’une exportation du modèle de l’UE) partout dans le monde, alors que les USA préfèrent créer de vastes zones de libre échange et éviter l’apparition d’acteurs économiques et politiques indépendants au niveau international. Les Etats-Unis développent leur propre projet de coopération internationale : en premier lieu, la Zone de Libre Echange des Amériques (FTAA, Free Trade Association of de Americas, ou ALCA en espagnol), lancée en 1994 et reformulée en 2001 par George W. Busch avec, notamment, l’objectif politique d’affaiblir la présence des Européens en Amérique latine. Il s’agit d’une zone de libre échange qui couvrirait tout l’hémisphère, de l’Alaska à la Patagonie, et qui rencontre des réactions à la fois intéressées et inquiètes des 231 pays latino-américains qui, comme le Brésil, n’entendent pas renoncer à leurs propres associations régionales plus approfondies comme le MERCOSUR, ni au dialogue et à la coopération avec l’UE. Dans cette sorte de relation transatlantique triangulaire, c’est évidemment l’influence de l’Union européenne en Amérique latine qui est en jeu. Le deuxième objectif interrégional américain est l’APEC (Asia Pacific Economic Cooperation) qui réunit, dans un autre projet de zone de libre échange, les Etats-Unis et les pays de la rive orientale du Pacifique, c’est-à-dire les dix membres de l’ASEAN, la Chine, le Japon, la Russie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Inévitablement, l’APEC devrait finir par réduire l’influence de l’Union européenne dans cette zone et par affaiblir les formes plus structurées de coopération régionale comme l’ASEAN. Il s’agit évidemment d’une forme d’interrégionalisme clairement distincte de celle pratiquée par l’Union européenne et qui pose un défi à cette dernière si elle veut accroître la cohérence et l’efficacité de son rôle politique en Asie orientale et dans le monde. Nous pouvons en tirer deux conclusions : primo, dans un cadre d’incertitude internationale et de difficultés des grandes négociations mondiales (comme celle de l’OMC), dans lequel s’est ouvert le XXIe siècle, la gouvernance mondiale a de multiples niveaux, est loin d’être aussi harmonieuse et dépourvue de conflits que ce que certains avaient imprudemment prévu au commencement des années 1990. L’appui européen au nouveau régionalisme est historiquement important, il se base sur la nouvelle responsabilité internationale d’une Europe qui assume sa vocation indéniable à la consolidation du régionalisme et de l’inter-régionalisme – une réalité désormais enracinée et répandue dans le monde. Ce nouveau phénomène est important, pas seulement pour l’UE, parce qu’il affaiblit le nationalisme, il offre une étape intermédiaire à des économies fragiles qui ne se jugent pas encore à même de se lancer dans la compétition mondiale et répond à des besoins culturels et politiques identitaires, en augmentant le nombre d’acteurs de la gouvernance mondiale, en la démocratisant et en contrecarrant les risques de fragmentation. 232 En deuxième lieu, il semble de plus en plus évident que les différentes dimensions des relations civiles internationales envisagées ici sont riches d’implications politiques et soulèvent des attentes et des espérances d’un rôle mondial plus politique de l’UE. 10. 4 La politique étrangère et de sécurité commune et la défense européenne La PESC, c’est-à-dire la politique étrangère et de sécurité commune – et, à terme, la politique de défense commune – est née comme second pilier de l’Union avec le Traité de Maastricht de 1992. Dans les chapitres précédents, nous avons mis en lumière que, depuis la naissance de l’Etat moderne, la politique étrangère et de défense est au centre de la souveraineté : tout spécialement, le droit de déclarer la guerre, le jus ad bellum, principal pouvoir de l’Etat sur le citoyen qui peut être appelé à sacrifier sa vie, est au cœur du pouvoir souverain, non seulement sous ses formes absolutistes, mais aussi constitutionnelles et démocratiques. Il faut ajouter à ce facteur intérieur le conditionnement international de la période 1945-1991 qui a conduit les Etats européens occidentaux à inclure leur sécurité vis-àvis de la menace nucléaire soviétique dans le cadre d’une alliance avec les Etats-Unis. Depuis le Traité de Maastricht de 1992, même si certains facteurs inhibants ont continué à peser et si des Etats sont restés réticents à déléguer des compétences aux institutions européennes dans les domaines de la politique étrangère, de la sécurité et de la défense, il existe néanmoins désormais une politique étrangère européenne. Elle s’articule en trois niveaux en suivant un ordre subsidiaire : celui des Etats membres, celui des implications politiques du premier pilier de la CE – UE et enfin la PESC proprement dite en tant que base légale des positions, des stratégies et des actions communes dans le champ de la politique internationale. 233 Le Traité de Maastricht est le fruit du nouveau contexte de l’après-guerre froide et d’une nouvelle volonté politique des Etats européens de peser plus fortement dans le monde. Ces racines remontent au sommet de La Haye en 1969 et au rapport de la Commission au Conseil connu sous le nom de « rapport Davignon », qui proposait une union politique pour la première fois depuis les échecs retentissants de la CED en 1954 et du « plan Fouchet » en 1961. C’est là qu’est née l’habitude des réunions informelles des ministres des Affaires étrangères des Etats membres. Le Conseil européen a ensuite décidé d’institutionnaliser la Coopération Politique Européenne en 1987, sous le nom de CPE. La PESC est beaucoup plus ambitieuse quant aux valeurs et aux objectifs, qui se rattachent explicitement à la Charte de l’ONU, à la lutte pour la paix et à la coopération pacifique internationale. Mais il est tout à fait évident qu’une partie des signataires du traité de Maastricht n’était disposée qu’à lui accorder des moyens très limités et voulait soumettre ses ambitions à des procédures intergouvernementales inadéquates. En particulier, les stratégies, les prises de position et les actions doivent être décidées à l’unanimité par le Conseil et sont donc soumises au droit de veto de chaque Etat membre. Le bilan des actions entreprises sur la base légale de la PESC est par conséquent fort modeste4. Il s’agit d’initiatives certes significatives et variées, tant par leur nature que par rapport au contexte géopolitique, mais qui restent limitées si l’on considère la gravité des crises internationales advenues dans le monde après la fin de la guerre froide, en particulier au cours des années 90 : la première guerre en Irak en 1991, les différentes guerres 4 La liste devrait mentionner : une étude sur une opération de police internationale en Albanie en 1998 (car, l’opération ALBA elle-même a été ensuite menée par certains Etats européens hors du cadre de l’UE) ; l’aide humanitaire et le soutien au processus électoral en Bosnie ; l’embargo sur les exportations d’armes vers la Serbie en 1998 ; l’administration de la ville de Mostar en Bosnie, pour assurer l’équilibre entre les communautés orthodoxes et musulmanes ; l’assistance humanitaire au Kosovo ; l’envoi d’observateurs électoraux pendant les élections parlementaires en Russie ; le soutien aux priorités de l’Union européenne en Ukraine ; le pacte de stabilité entre les pays balkaniques, c’est-à-dire l’action destinée à diminuer les conflits frontaliers ou rattachés à des minorités ethniques. Au Moyen-Orient, l’embargo envers l’Irak à partir de 1996 ; la désignation d’un envoyé spécial pour soutenir la politique de l’Union européenne ; la mise en oeuvre d’un programme d’assistance à l’autorité palestinienne dans ses efforts pour lutter contre les actions terroristes en 1997 ; le soutien au processus électoral en Palestine en 1995. En Afrique, une action de prévention des conflits en 1997 ; une intervention au Congo pour rétablir la paix en 1998 ; une intervention d’assistance humanitaire et pour soutenir le processus de paix au Rwanda. Ajoutons encore une intervention pour la démocratisation de la Birmanie en 1998 ; un engagement en faveur de la non prolifération nucléaire et une action contre la diffusion des mines antipersonnelles en 1995 – 1996. 234 dans l’ex-Yougoslavie, la guerre et les génocides dans la région des Grands Lacs en Afrique équatoriale, la crise israëlo-palestinienne, les guerres en Afghanistan et en Irak en 2002 et 2003. Il semble évident que lorsque les crises impliquent des risques militaires, l’Union européenne est absente parce qu’elle ne réussit pas à s’exprimer de façon unanime et qu’elle ne dispose pas des moyens minimum d’intervention. L’UE se profile comme une force candidate à l’intervention destinée à prévenir les conflits, à maintenir la paix et à s’engager financièrement, avec des moyens tant humanitaires que politiques, dans une reconstruction après qu’une guerre ait montré sa force dévastatrice, mais son efficacité est très variable. Pour affronter, ne fut-ce qu’en partie, ces limites évidentes, le Traité d’Amsterdam a apporté quatre améliorations à la PESC : il a augmenté sa visibilité internationale, à travers la création d’un « Monsieur PESC », un porte-parole qui, en pratique, est le secrétaire général du Conseil, nommé par le Conseil européen, avec la responsabilité de la politique étrangère de l‘Union, mais des pouvoirs limités, surtout en cas de divergence entre les Ministres des Affaires étrangères des Etats. On lui a aussi attaché une cellule d’analyses, ce qui augmente ses ressources en hommes et en moyens : « Monsieur PESC » dispose de son appareil administratif, d’une responsabilité pour l’UEO (Union de l’Europe Occidentale), une organisation de coopération en matière de défense qui a été incorporée à l’UE. La deuxième innovation a trait au processus de prise de décision. Le Traité d’Amsterdam prévoit que les grandes stratégies générales continueront d’être votées à l’unanimité, mais que, sur cette base, des actions et des prises de position déterminées pourront être adoptées à la majorité qualifiée. On a aussi introduit « l’abstention constructive », c’est-à-dire la possibilité que l’abstention d’un pays n’empêche pas les autres Etats d’aller de l’avant. La troisième innovation a trait aux contenus de la PESC. Les « missions de Petersberg » représentent les limites de ce que l’Union européenne peut accomplir dans le 235 cadre de la PESC : missions humanitaires, missions de maintien de la paix et de prévention des conflits, missions de rétablissement de la paix. Aucune d’entre elles n’est une mission de guerre et, de fait, leur inclusion dans le Traité a aussi été acceptée par les pays neutres membres de l’Union européenne, comme la Suède, l’Autriche et la Finlande. La quatrième innovation correspond aux « coopérations renforcées » conçues à Amsterdam, mais qui n’ont été pleinement étendues au deuxième pilier qu’avec le Traité de Nice en 2000 (en fixant à huit le nombre minimum de pays participants). Il s’agit de l’idée qu’un groupe d’Etats peut former une sorte de noyau plus intégré même si d’autres Etats membres n’y participent pas. Il faut distinguer divers modèles plus ou moins souples de l’organisation de l’Union : d’un côté, le modèle d’Amsterdam/Nice et celui de la « différenciation au sein de l’Union » qui ne remet en cause ni les finalités communes, ni l’ouverture dans un deuxième temps aux pays initialement réticents à adhérer à une coopération renforcée. Mais, d’un autre côté, tout autre est l’idée d’un « noyau dur » fermé et exclusif dont seuls les membres auraient la clef. Ou encore, d’une Europe à la carte, comme Altiero Spinelli qualifiait l’idée d’une flexibilité généralisée des politiques que les Etats choisiraient ou non de mener ensemble, en limitant au minimum l’espace commun. Dans le cadre des Traités actuels, la différenciation de l’Europe en deux groupes à deux vitesses doit être conçue comme transitoire, alors que dans le modèle du « noyau dur » vu comme un club fermé, elle serait conçue comme potentiellement permanente et devrait donc être institutionnalisée par un nouveau Traité. Jusqu’à présent, ni le modèle des traités, ni aucun autre n’ont été appliqués à la politique étrangère et de sécurité. L’enjeu de la flexibilité est délicat, tant parce qu’il est lourd d’implications politiques et transatlantiques, que parce que plus l’Union s’élargit, plus il devient difficile de tout faire tous ensemble : ce n’est déjà pas le cas, l’Union monétaire, l’UEO et l’ancien Traité de Schengen représentent des exemples concrets de groupes différenciés, de regroupements « à géométrie variable ». Dans le domaine 236 de la sécurité et de la défense, les craintes devant la formation de groupes trop autonomes par rapport à l’OTAN, d’un côté, et, de l’autre, la peur de la formation d’un directoire de facto des grands pays créent de fortes résistances respectivement du côté de la Grande–Bretagne ou des petits pays. Les réformes des Traités n’ont pas résolu – jusqu’au projet de la convention en 2002 – 2003 – la question ardue de l’existence de deux centres de décisions de l’action internationale de l’UE : la Commission et le Conseil. Leur coordination est essentielle des points de vue politique et de l’efficacité, alors que dans le deuxième pilier, près de trois cent-cinquante personnes travaillent, qui ne forment pas un corps diplomatique mais font partie du personnel du Conseil et opèrent, sur base d’un budget de près de 350.000 euros. Au sein du premier pilier, en revanche, les relations extérieures sont placées sous la responsabilité d’un viceprésident de la Commission qui coordonne les activités des différents Commissaires en charge des relations internationales. Près de six mille personnes travaillent dans ce secteur, réparties dans les différentes directions générales de la Commission, avec un budget qui oscille entre cinq et sept millions d’euros, c’est-à-dire plusieurs fois le budget de la PESC. Tant que l’on n’unifiera pas ces deux centres de décisions, la PESC ne pourra que difficilement exprimer les vastes potentialités d’actions globales d’une entité comme l’UE,. Finalement, une identité européenne en matière de défense qui déboucherait sur une politique européenne de sécurité et de défense (PESD) est en train de se constituer en intrication étroite avec les questions institutionnelles. Pour pouvoir atteindre les « objectifs de Petersberg », l’Union dispose, d’après une décision du Conseil européen de Helsinki (1999), d’une force de réaction rapide de 60.000 soldats prêts à se déplacer en un bref laps de temps dans la zone adjacente à l’UE. Elle est gérée par un comité politique permanent qui siège à Bruxelles, auprès du Conseil, auquel on a adjoint un comité militaire. On a de plus décidé la création d’une agence européenne d’armements. 237 10.5. Les défis économiques et politiques nationaux de l’UE au 21ème siècle. Ces importants changements signifient-ils que l’UE devient progressivement une superpuissance militaire ? La littérature internationale s’accorde à exclure cette éventualité, tant du fait du retard technologique et d’un budget militaire limité et irrationnellement réparti entre les budgets nationaux des Etats membres que parce que les progrès réalisés en matière de sécurité et de défense sont toujours encadrés dans le champ des objectifs civils et politiques de paix. Dans le monde instable de l’après– guerre froide et des nouvelles menaces terroristes et de prolifération nucléaire, l’Union européenne court le risque de l’inefficacité comme de la division (lequel implique la subordination à d’autres). Elle pourrait, dans la meilleure des hypothèses, rendre plus crédible et plus légitime son rôle de puissance civile dans le monde à deux conditions. a) La première correspond au renouveau de son modèle économico-social d’intégration régionale et de relation civile extérieure dans le monde partiellement globalisé du 21ème siècle. Il s’agit de savoir si l’Union européenne réussira à préserver sa spécificité et son modèle économique et social, qui, sans être protectionniste, diverge des modèles américain et japonais, et se fonde sur des valeurs économiques et sociales propres, et sur une synthèse dynamique et originale entre compétitivité internationale et cohésion sociale. Ce ne sera guère facile si l’on tient compte des implications de l’élargissement à l’Est. En ce sens, la grande question est de savoir si l’Europe réussira à saisir les opportunités de la mondialisation économique et à affronter ses effets négatifs, en incarnant ainsi un autre modèle de gestion de la mondialisation, ou bien si elle se transformera en un pur et simple objet d’une mondialisation décidée et structurée par d’autres, en 238 fonction d’autres modèles. Seul ce renouveau offrirait une base suffisante pour soutenir le rayonnement dans le monde des politiques civiles extérieures, du commerce à l’aide humanitaire, de l’assistance au développement à la diffusion de l’intégration régionale entre Etats proches. b) L’accroissement du rôle politique international de l’Union européenne pose un second défi. Ce thème recoupe le précédent mais il a sa spécificité. Le renforcement des institutions communes est la seule voie permettant de l’affronter de manière adéquate, car il est devenu de plus en plus évident que les Etats européens ne sont pas à eux seuls en mesure de répondre à l’ampleur des nouveaux défis internationaux. D’un côté, on craint le risque de voir le processus d’intégration européenne rétrograder ou se dénaturer : l’Europe deviendrait alors soumise aux décisions prises par d’autres, qui disposent de stratégies mieux définies et des moyens politiques et économiques de les mettre en oeuvre, c’est-àdire en premier lieu par l’unique superpuissance restante. Il en naîtrait un monde définitivement unipolaire, même si cela ne signifie pas qu’il est stable ou fondé sur le droit. D’un autre côté, il existe des courants dans plusieurs pays qui se battent pour que l’Europe se transforme en une puissance militaire, à travers une sorte de course poursuite avec les Etats-Unis sur leur propre terrain afin de créer un monde multipolaire. Ce scénario, dont nous avons expliqué précédemment l’absence de réalisme, se heurte aux préférences des citoyens européens qui ne renonceront pas facilement à leurs acquis sociaux au profit de dépenses militaires. Il est, en revanche possible de mieux coordonner les budgets nationaux et, en second lieu, de disposer d’une force militaire commune, fut-elle modeste, à employer dans des tâches de défense de la paix et pour des missions humanitaires. 239 C’est donc non seulement pour des raisons idéologiques et normatives mais aussi par réalisme que l’UE devrait pouvoir affronter ce défi politique, en améliorant et en rendant plus crédible sa nature novatrice de grande puissance civile par rapport au monde environnant et par rapport aux continents où se manifeste l’attente d’un plus grand rôle de l’Europe : une puissance civile dotée d’une stratégie cohérente, d’un modèle de prévention des conflits à proposer sans arrogance aux autres et qui disposerait de la force et des instruments lui permettant de s’affirmer dans le monde. Son influence s’identifie largement au renouveau du multilatéralisme, c’est-à-dire à la participation active aux organisations multilatérales anciennes et nouvelles destinées à trouver des solutions concertées aux problèmes du monde (que l’on pense à l’OMC, au FMI, au protocole de Kyoto, à l’Organisation Mondiale de la Santé, à la Cour Pénale Internationale, etc.), et en fonction d’une politique étrangère qui privilégie la dimension non militaire de l’action internationale. Il n’est pas facile, dans ce contexte international complexe pour l‘Europe, de parvenir à fondre, en une vision plus autonome des relations internationales, les intérêts nationaux hétérogènes, les traditions différentes et les rapports différents qu’entretiennent avec les EtatsUnis et avec l’ONU les plus importants des Etats membre. Deux conditions, si elles se réalisent, pourraient y contribuer. Leurs prémices existent : a) L’adéquation constitutionnelle des institutions européennes, en particulier en ce qui concerne les politiques internationales b) Une nouvelle vision internationale et une stratégie d’alliances internationales visant à réformer le « système de Westphalie », c’est-à-dire à renforcer les organisations multilatérales, à susciter de nouveaux acteurs et à encourager des expériences d’autolimitation des souverainetés nationales, par exemple en accroissant le poids des organisations régionales dans le gouvernement du monde partiellement globalisé du 21ème siècle. 240 Cette hypothèse associe l’européisme à une version moderne du cosmopolitisme. 10.6 Européisme et cosmopolitisme. La signification pour l’ONU et le système mondial de l’expérience européenne d’autolimitation de la souveraineté La question du rapport entre européisme et cosmopolitisme s’est posée depuis des siècles, particulièrement depuis que l’Europe a commencé à ne plus être le centre du monde. Jusqu’au 18ème siècle et à Kant, les deux thèmes de la paix en Europe et de la paix cosmopolite s’identifiaient presque dans la pensée politique, puisque mêmes les découvertes géographiques de Christophe Colomb et Vasco de Gama, avaient renforcé la centralité traditionnelle de l’Europe par rapport aux peuples coloniaux et aux grandes civilisations extra-européennes qui entamaient un processus toujours plus rapide de déclin de leurs forces et de leur autonomie5. Mais lorsque les peuples des autres continents ont commencé à assumer leur personnalité internationale et à entamer progressivement le long parcours d’indépendance qui les a conduits à se libérer du colonialisme européen (d’abord les Etats-Unis, puis l’Amérique latine et l’Asie, finalement l’Afrique), ces deux termes sont devenus toujours plus distincts, tant comme question théorique que sous l’angle des procédures institutionnelles d’organisation de la paix et de la coopération internationale. L’expérience de la Société des Nations entre les deux guerres mondiales symbolise bien les limites persistantes de ce processus. Elle avait son siège à Genève, elle comptait un nombre très limité d’Etats non européens et elle a été le lieu de la première initiative politique strictement européiste de la France, la présentation du « mémorandum Briand » en 1930. Et pourtant, la distinction entre les deux enjeux de la paix mondiale cosmopolite et de l’intégration continentale européenne a été soulevée avec une grande lucidité par deux pères de l’européisme italien, Giovanni 5 P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris, Payot, 2004. 241 Agnelli et Luigi Einaudi, dès la première après-guerre6, qui défendaient clairement la supériorité de la fédération européenne par rapport à la Société des Nations7, critiquée parce qu’elle se basait sur le respect complet de la souveraineté des Etats membres. Il est vrai qu’elle fut un échec, même si nous avons constaté que le projet européiste n’eut, lui non plus, aucun succès entre les deux guerres. Aujourd’hui, après cinquante ans au cours desquels l’Union européenne s’est consolidée comme nouvelle entité économique et politique, on s’interroge légitimement sur les implications de l’existence dans le cadre du monde globalisé de différents niveaux d’organisation et de régulation : nationaux, mondiaux (ONU, OMC, FMI, etc.) et régionaux et sur leurs rapports respectifs. La croissance politique de l’Union européenne autorise à avancer l’hypothsèe que, même au niveau politique, les organisations régionales existant dans le monde peuvent jouer un rôle au côté et en rapport à l’ONU. Bien entendu, la responsabilisation du néorégionalisme politique dans un rôle de prévention des conflits et de gestion des crises implique inévitablement des mandats de l’ONU. Les structures néo-régionales peuvent toutefois dépasser leur niveau initial de simple « régime international » - sans même nécessairement former des Etats fédéraux régionaux – et contribuer efficacement à remplir ses fonctions, en tout cas au niveau régional, de même qu’à la consolidation de la démocratie au sein de leurs membres, ainsi qu’à faciliter la tâche des organisations de la gouvernance mondiale. Le système international est aujourd’hui hétérogène et des principes d’organisation différents y coexistent. Même si la seule superpuissance restante, les Etats-Unis, réunit en elle toutes les caractéristiques de la puissance politique, culturelle et militaire, on peut s’attendre à 6 En 1922, le Comte Coudenhove-Kalergi montrait lui aussi qu’il se rendait compte de la claire distinction entre le projet « Paneurope » et l’horizon cosmopolitique. 7 La Société des Nations est née en 1919 à l’initiative du Président américain Woodrow Wilson, qui aspirait à la décolonisation et à l’indépendance des nations, mais n’a pas obtenu le soutien de son propre pays, les Etats-Unis, qui n’en firent pas partie (du fait que le Congrès avait voté contre la participation) en affaiblissant ainsi, dès le début, une organisation fragile, qui a progressivement été étouffée par son inefficacité manifeste devant les guerres et les occupations militaires entreprises par le Japon en Manchourie, par l’Italie en Ethiopie et enfin par l’Allemagne de Hitler. 242 voir d’autres types de puissances dans le monde, parmi lesquelles aussi des puissances civiles comme l’Union européenne, être capables de limiter, d’un côté, l’anarchie des comportements fragmentés des Etats et les nouvelles menaces terroristes et, de l’autre, le « droit absolu » de la plus grande puissance mondiale et sa suprématie unipolaire. Elles sont aussi en mesure de préserver l’ouverture de la dialectique entre modèles non identiques de développement socioéconomique et entre différentes visions des relations internationales. Il est un fait que le réseau des organisations multilatérales est valorisé et relégitimé par les organisations régionales : elles se positionnent de façon critique par rapport au globalisme comme au relativisme, à la convergence globale déstabilisatrice comme à l’exacerbation des différences locales. Ce rôle des organisations mondiales et régionales concerne aussi la protection des droits de l’homme. Il est certain que les dernières années ont témoigné de la maturation dans l’opinion publique – du moins dans une majorité des Etats – de la valeur de la protection universelle des droits de l’homme, comme le prouve la création de la Cour pénale internationale8. En deuxième lieu, un nouveau débat s’est ouvert sur le droit d’ingérence humanitaire à propos du Kosovo, de l’Algérie, de la région africaine des Grands Lacs et, paradoxalement, même la controverse sur les soi-disant « Etats voyous », l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord, contribue a faire avancer ce difficile débat sur les responsabilités de la communauté internationale par rapport aux droits de l’homme dans le cas de dictatures extrêmes. Ceux qui ne soutiennent pas les décisions unilatérales et le recours préventif à la force ont la conviction que la protection des droits et la diffusion de la démocratie internationale nécessitent un système mixte de mise en oeuvre, basé sur le droit international 8 le 18 juillet 1998, le Traité instituant une nouvelle cour pénale internationale a été signé à Rome. Au-delà des Tribunaux ad hoc (comme ceux de Nuremberg et de Tokyo contre les crimes de la seconde guerre mondiale ou celui de La Haye sur l’ex-Yougoslavie), souvent critiqués en tant qu’expression de la justice des vainqueurs, cette cour, boycottée par les Etats-Unis, dispose d’un procureur indépendant des Etats et devrait défendre les intérêts des victimes individuelles et de la communauté, où qu’ils soient lésés. Selon Kofi Annan, en dépit de ses limites, ce Traité représente « un pas de géant vers le respect universel des droits de l’homme et de l’Etat de droit » (K. Annan « Le droit n’est plus muet » in Le Monde, 4 août 1998, p. 19). 243 et sur l’action convergente d’organisations mondiales comme l’ONU, mais aussi sur des organisations régionales. On ne peut affronter les défis mondiaux du XXIe siècle sans avancer de façon cohérente dans plusieurs directions : la démocratisation par la voie intérieure des Etats et la démocratisation du système international, la croissance de la société civile transnationale, la réforme de l’ONU et de son Conseil de sécurité, des programmes efficaces de redistribution visant à limiter les déséquilibres entre le Nord et le Sud. Du point de vue européen, la responsabilité directe de l’organisation universelle, notamment vis-à-vis de la protection du droit cosmopolitique, des droits de l’homme, doit être soumise à un principe de subsidiarité9, c’est-à-dire n’intervenir que lorsque et où un niveau inférieur n’est plus ou ne peut être en mesure d’agir avec efficacité. L’Europe a accompli d’importants progrès en ce sens : par exemple, les art. 6 et 7 du Traité de l’UE et la conditionnalité politique imposée à Copenhague en 1999 aux pays candidats à l’adhésion ; la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, l’action du Conseil de l’Europe et la Convention pour la sauvegarde des droits de l’homme ; le rôle paneuropéen de l’OSCE ; les engagements accrus de l’UE dans des tâches de maintien de la paix et de police internationale, notamment dans les Balkans (même si ce fut au prix d’une tragique inefficacité au cours des guerres dans l’ex-Yougoslavie dans les années 1990). Tous les conflits locaux ne doivent pas nécessairement remonter à l’organisation universelle de l’ONU et tous les droits de l’homme n’ont pas besoin d’une défense cosmopolitique. Il vaut mieux privilégier pour le niveau universel et l’organisation mondiale les droits et les obligations qui ne peuvent être assurés ni par les Etats, ni par les organisations régionales et renforcer par conséquent l’efficacité de la médiation et de l’arbitrage des organisations politiques et économiques universelles en ce qui concerne leurs tâches spécifiques. Les organisations régionales peuvent, sous certaines conditions, jouer un rôle 9 M. Telò, Lo Stato e la democrazia internazionale : il contributo de N. Bobbio oltre globalismo e relativismo, in Teoria Politica, n° 2-3, 1999, p. 533-61 et Id. (éd.) EU. New Regionalism and Global Governance, Aldershot, Ashgate, 2001. 244 intermédiaire de gouvernance du respect des droits, encourager les Etats à mieux intérioriser leur interdépendance et à partager progressivement leur souveraineté. Dans certaines limites, il revient aussi aux organisations régionales de canaliser plus efficacement les comportements des plus puissants, en les replaçant à l’intérieur de règles régionales multilatérales qui se soucient des besoins de sécurité des Etats. On pourra ainsi gouverner la logique des rapports de force par la création d’un multilatéralisme renforcé et décentralisé. On pourrait atténuer de cette manière la fragilité des organisations mondiales et le risque de voir le droit cosmopolitique tomber dans l’abstraction. C’est la première leçon que l’expérience européenne apporte au nouveau cosmopolitisme. Au centre des nouvelles interrogations sur la paix internationale, on retrouve en réalité la grande question du destin de la souveraineté nationale et de la signification universelle du processus de limitation de la souveraineté que l’Etat européen a volontairement traversé au cours des cinquante dernières années. Après avoir été à l’origine de l’Etat moderne, puis de sa domestication à travers la théorie et la pratique de la supranationalité institutionnelle, légale et politique – dans le cadre de l’Union européenne – l’Europe est engagée dans une voie historique qui n’a jamais été théorisée de façon adéquate : comment pourra-t-elle, en tant que puissance civile, être capable d’influer de façon majeure sur un système politique mondial qui reste instable, hétérogène et incertain ? Jusqu’à la fin du XXe siècle, le monde se caractérisait, comme l’ont écrit le politologue américain James Rosenau ou le philosophe italien Noberto Bobbio, par une tension entre un système international légitime axé sur l’ONU et un système international basé sur le critère de l’efficacité, c’est-à-dire sur la force des Etats. Noberto Bobbio a mis en évidence l’inefficacité du système le plus légitime et l’illégitimité du système le plus 245 efficace.10 James Rosenau a mis l’accent sur le fait que l’évolution post-westphalienne d’une partie du monde en direction d’une « gouvernance » plus décentralisée et plus démocratique s’accompagne encore de rapports asymétriques et de hiérarchies dans les domaines les plus sensibles, comme la monnaie et surtout la sécurité militaire11. L’Organisation des Nations Unies est au centre de cette contradiction, notamment de par son origine dans un compromis d’après-guerre12 : le monopole du recours légal à la force, l’impulsion initiale donnée à la défense universelle des droits de l’homme et surtout à la garantie qu’il n’y ait pas de répétition de la Shoah (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) pourraient la transformer, comme beaucoup l’espèrent, en une sorte de gouvernement civil du monde, qui exercerait des actions de police internationale, en vertu du chapitre VII (art. 41, 42, 45 et 46) de la Charte de San Francisco sur laquelle elle se fonde. D’autre part, la reconnaissance du respect de la souveraineté nationale (art. 2.1 et 7, qui rappelle l’art. 15 § 8 de la défunte Société des Nations) et du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures revient à dire que le concept de souveraineté est reconnu comme une des normes permettant da favoriser la coopération pacifique entre les Etats. Les procédures de vote au Conseil de sécurité (art. 27) ont également contribué à limiter drastiquement la possibilité d’une transformation « post-westphalienne » du système international. On s’y est heurté non seulement pendant la guerre froide (avec le recours très fréquent au droit de veto de l’URSS et des autres grandes puissances)13, mais aussi à l’occasion de la controverse qui a surgi au cours des années 1990 au sujet du « droit d’ingérence humanitaire » dans les affaires intérieures d’un Etat membre, thème repris par le secrétaire général Kofi Annan dans son 10 N. Bobbio, Democrazia e sistema internazionale, in Il futuro della democrazia, Turin, Einaudi, 1984, p. 21118 et Id., Il problema della guerra e le vie della pace, Bologne, Il Mulino, 1979.Cf. aussi, Id., Il terzo assente, Turin, Sonda, 1989 et Una guerra giusta ?, Venise, Marsilio, 1991. 11 J. Rosenau, The Person, the Household, the Community and the globe : Notes for a Theory of Multilateralism in a Turbulent World, in R. Cox (éd.), The New Realism, Tokyo-New York-Paris, United Nations University Press, 1997, p. 57-82; cf. aussi Governance without Government, op. cit. 12 G. M. Lyons, M. Mastanduno (éd.), Beyond Westphalia ? State Sovereignty and International Intervention, Londres, J. Hopkins University Press, 1995. 13 C. A. Colliard, Institutions des relations internationales, Paris, Dalloz,1990 et P. Taylor, S. Dawes (éd.), The United Nations, 2 vol., Aldershot, Ashgate, 2000. 246 important discours à l’occasion de la présentation de la déclaration du millénaire de l’ONU (2000). Depuis 2001, nous assistons à un changement substantiel, car le recours à la « guerre préventive » destinée à changer des régimes politiques et à « instaurer la démocratie » contre les dictatures de certains pays ne concerne pas directement l’ingérence humanitaire. D’après le grand théoricien américain des relations internationales, Robert O. Keohane, nous sommes placés devant un phénomène nouveau, qu’il appelle « les ironies de la souveraineté », c’est-àdire la divergence entre une Europe qui fait l’expérience d’une « souveraineté partagée et limitée » (qui lui a notamment été enseignée par la culture fédéraliste américaine) et les EtatsUnis qui pratiquent la souveraineté internationale selon une politique de puissance classique (comme le faisait la vieille Europe d’avant la CE/UE), en-dehors du droit international et des procédures de l’ONU14. On voit donc clairement apparaître les limites de l’influence extérieure des idées européennes et de l’expérience post-souveraine en cours en Europe depuis 50 ans. Le rapport entre efficacité et légalité internationale devient plus complexe et renvoie, à travers maints parcours et interrogations, à la grande question de l’avenir de la souveraineté de l’Etat et des formes que devrait prendre la responsabilité internationale dans le gouvernement politique du monde contemporain. D’un côté, il s’agit de prendre la mesure, comme nous l’avons fait, des espaces de diffusion et de consolidation du phénomène de l’intégration régionale dans le monde et de sa portée politique. De l’autre, il faut se demander quelles perspectives s’ouvrent à l’ONU, en tant que moment de synthèse d’un système mondial multilatéral qui s’articule à travers les institutions de Bretton Woods, l’OMC, etc. Ce système pacifique et multilatéral de gouvernance mondiale est mis à rude épreuve en cas de militarisation des conflits. En effet, même si, instruite par la faillite de la Société des Nations, l’ONU prévoit dans sa Charte le titre VII, qui permet d’entreprendre une action 14 R. O. Keohane, The Ironies of Sovereignty : the EU and World Order, in J. Weiler e.a., Integration in an Enlarging European Union, Oxford, Blackwell, 2003. 247 militaire contre les Etats qui violent le droit international s’il y a un consensus de la communauté internationale, comme dans le cas de la première guerre du Golfe en 1990-91 (lorsque l’Irak avait envahi le Koweït et violé la souveraineté d’un autre Etat, en créant une situation d’illégalité internationale15), l’ONU révèle néanmoins de sérieux déficits. Il n’existe pas d’armée permanente de l’ONU, en vue d’opérations de maintien de la paix toujours plus nombreuses, ce qui permettrait d’assurer leur autonomie d’intervention, et cela limite leur caractère de police internationale : on doit ou recourir aux « casques bleus » prêtés à l’ONU par les Etats membres, ou déléguer la tâche à un pays ou à une coalition de pays. Le rôle de l’ONU est certes important comme forum de débat universel (l’Assemblée générale), mais pas comme directoire politique mondial, et ce n’est pas uniquement dû à la fréquente paralysie du Conseil de sécurité à cause du droit de veto. D’après Bobbio, il existe des limites structurelles à l’organisation de l’ONU : les Etats membres sous-évaluent toujours l’importance de la création d’un « tiers », c’est-à-dire d’une entité légitime qui soit en mesure d’obliger les parties en conflit à faire la paix et à respecter la loi internationale et qui se concrétiserait à travers une autorité supranationale16. En ce qui concerne l’avenir de la supranationalité, le secrétaire général Kofi Annan a lui aussi, pendant la « réunion du Millénaire » des chefs d’Etat du monde entier, proposé d’avancer dans le processus de coopération pacifique en attribuant plus de pouvoirs supranationaux à l’ONU et en renforçant le droit d’ingérence de la communauté internationale dans la vie intérieure des Etats au cas où un Etat violerait ou menacerait de violer les droits fondamentaux de ses propres citoyens. Une telle éventualité est très éloignée de la sensibilité et de la volonté politique de beaucoup d’Etats, qui craignent des ingérences indues ou n’ont 15 Les cas du Kosovo en 1999 et surtout de la seconde guerre d’Irak en 2003 sont nettement plus controversés. Bobbio souligne aussi le fait que si les Etats sont égaux au sein de l’Assemblée générale, ce n’est plus vrai en pratique du Conseil de sécurité, du fait de sa composition par rotation, ni dans la vie quotidienne de l’institution, du fait de l’énorme différence des contributions nationales au budget de l’ONU. En pratique, certains Etats contribuent beaucoup plus que les autres (les 100 pays les plus pauvres ne fournissent que 5 % du budget) et peuvent conditionner les choix de l’ONU, notamment à travers leurs actions au sein des organismes spécialisés. Les Etats-Unis constituent les contributeur le plus important, mais aussi le plus morose. Il faut donc distinguer la question de l’égalité entre Etats au niveau juridique et au plan pratique. 16 248 pas besoin de l’ONU pour imposer leur volonté. Bien qu’on ne soit pas encore arrivé à une décision sur ce thème, le fait que l’on en discute montre cependant que l’idée de supranationalité a beaucoup progressé. Bien entendu, il ne faut pas la confondre avec ce que Kant appelait une « monarchie universelle », c’est-à-dire avec l’affirmation d’une superpuissance unique qui déciderait automatiquement si, quand et comment intervenir. Elle devrait aussi représenter une forme de limitation de ce que Hegel appelait le « droit absolu » de la puissance prétendument hégémonique. Ce qui est à l’ordre du jour du nouveau débat international du XXIe siècle, c’est une supranationalité légitime de la communauté internationale, répondant aux critères du droit international, de façon analogue au concept et à la pratique qui se sont développés au sein de l’Union européenne, en l’occurrence à l’idée d’un accord juridique légitime entre tous les pays membres. Il s’agit donc d’un cosmopolitisme corrigé et intégré par le régionalisme. Il ne faut pas exagérer cette analogie : le modèle de l’Union européenne n’est pas reproductible et on ne peut pas purement et simplement l’exporter au niveau régional ou au niveau mondial. En effet, la diversité des expériences nationales, des spécificités, des revendications identitaires, des Etats et des communautés à coordonner au niveau mondial, si l’on veut améliorer l’efficacité de la gouvernance mondiale, ainsi que la diversité des politiques communes par rapport aux grandes urgences – de la famine et du sousdéveloppement socio-économique à la protection de l’environnement et à la prévention des conflits – sont incomparablement plus vastes et plus importantes que ce qui existe au sein de l’UE. Une règle essentielle s’impose donc toujours, celle du respect des spécificités et des diversités nationales et locales, par rapport auquel, selon une partie de la littérature, l’expérience européenne et même la pensée européenne ne sont que pour une faible part une référence possible17. Tout ceci est vrai et représente même un défi prioritaire pour la 17 A. Pagden (éd.), The Idea of Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 5-32. 249 recherche scientifique. Il est cependant intéressant d’observer que les méthodes ouvertes et souples de coordination et de gestion prudente et dynamique des diversités nationales, pratiquées et théorisées par l’Union européenne, rencontrent un intérêt croissant et une volonté d’émulation parmi les autres organisations d’intégration régionale entre Etats et aussi parmi les organisations multilatérales du commerce (OMC), du travail (OIT) ou simplement civiles, comme la Banque mondiale et d’autres. Chapitre XI : Les transformations de l’État européen dans le cadre de l’Union 11.1. L’État et la construction européenne Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis la Déclaration Schuman du 9 mai 1950, point de départ de la CECA et du parcours des communautés européennes. Malgré les nombreuses crises que la construction européenne a connues, le processus d’intégration est généralement considéré comme un succès à trois points de vue : 1) tout d’abord, on ne soulignera jamais assez l’importance historique de la réconciliation franco-allemande. La paix entre ces anciens ennemis, à l’origine d’innombrables conflits et des deux guerres mondiales, a été contagieuse : non seulement l’Allemagne entretient des relations amicales avec tous ses voisins occidentaux, mais après 1989, la méthode de l’intégration socio-économique comme voie pour la paix a également prouvé son efficacité vis-à-vis des pays d’Europe centrale et orientale qui, comme condition d’adhésion avant de pouvoir rejoindre l’Union européenne, ont dû régler leurs conflits de frontières et les problèmes liés aux minorités. Bref, c’est largement grâce à la construction européenne si l’Europe, source de guerres qui ont coûté la vie, au cours du XXe siècle, à 80 millions de personnes, est devenue le continent le plus pacifique du monde ; 2) la prospérité économique et sociale sans précédent atteinte par tous les États membres (malgré les difficultés au niveau de l’adaptation du modèle européen à l’économie mondialisée), reste inexplicable sans le dynamisme du marché européen, ce qui explique la longue liste d’attente des pays voisins qui voient dans l’Union européenne un phare de bien-être ; 3) la stabilisation de la démocratie politique au sein d’un nombre important d’ États membres, y compris ceux issus de dictatures fascistes ou communistes. 251 Dans ce cadre nouveau, qu’est-il advenu de l’État européen, c’est-à-dire de la forme politique que nous avons placée, dès le premier chapitre, au cœur de la modernité? Trois interprétations ont été proposées dans la littérature scientifique: 1). au cours des années 50-70, le courant fonctionnaliste, de Haas à Mitrany, avait imaginé un processus graduel de « dépassement de l’État-nation »1 : la pression de la dynamique de l’intégration supranationale, la force des intérêts transnationaux communs auraient vidé de compétences l’État, fragilisé en outre par l’émergence des pouvoirs locaux infra-nationaux (les régions, les villes). Cette idée a été relancée au niveau mondial avec l’épanouissement de la mondialisation pendant les années 1990. La nouvelle économie globale provoquerait un retrait de l’État, dont les pouvoirs partiraient progressivement ailleurs: vers le haut (organisations internationales, agences publiques et privées, entreprises multinationales, réseaux transnationaux et non-gouvernementaux...) et vers le bas (fragmentation des pouvoirs au niveau fonctionnel et territorial). Les courants de pensée dits « hyperglobalizers » et « new medievalists » ont particulièrement mis l’accent sur ce déclin de l’État, du pouvoir territorial, du gouvernement politique, des hiérarchies et des normes traditionnellement centralisées au niveau étatique, qui deviendrait un niveau de régulation de plus en plus marginal. 2) D’autre part, on a assisté depuis deux décennies à la publication de recherches approfondies sur la relance de l’État européen. L’historien anglais Alan Milward et d’autres spécialistes ont attiré l’attention sur le fait que les États ont réussi à profiter de la construction européenne en l’exploitant pour leur propre « rescue » (sauvetage)2. Les États auraient donc simplement profité du marché commun et des politiques européennes pour retrouver leur souveraineté affaiblie par la guerre mondiale et la décolonisation. La France offrirait le 1 E. Haas, Beyond the Nation State. Functionnalism and International Organizations, Stanford University Press, Stanford 1968 2 A Milward, The European Rescue of the Nation State, Routledge, London 1992 252 meilleur exemple de cette instrumentalisation par les États des institutions de la Communauté européenne. A quoi est donc due cette résistance des États ? Attribuer la résistance des États européens dans le cadre du processus d’européanisation et la relance récurrente de leur diversités aux « égoïsmes nationaux », au manque subjectif de volonté politique et aux pratiques d’instrumentalisation de l’UE utilisée en tant que bouc émissaire des problèmes nationaux, ne mène pas très loin au niveau de l’explication scientifique. A partir de ce que nous avons déjà constaté tout au long de notre reconstruction du parcours de l’État, de sa naissance à son développement, de l’absolutisme au constitutionnalisme et à la démocratie, nous pouvons dégager trois raisons fondamentales permettant d’expliquer la vigueur de l’État, fût-il transformé, dans le cadre de la construction européenne, de la mondialisation et des changements socio-démographiques internes: a) l’État a constitué dès sa naissance et tout au long de son parcours historique le cadre essentiel de l’équilibre entre connaissance et production, entre savoir et économie. Les Universités, les académies, les centres d‘excellence et les grandes institutions de la recherche et de l’enseignement supérieur sont enracinés dans la structure des États et touchent aux identités nationales. Les États ont servi de traits d’union entre l’accumulation de la connaissance scientifique, le développement de la technologie et l’organisation de l’économie nationale et de l’industrie, notamment par l’organisation des grands systèmes d’éducation nationale en tant qu’instrument de qualification de la main d’œuvre aux différents niveaux. Tout cela s’est produit à l’intérieur de cadres nationaux non seulement distincts, mais aussi en compétition les uns avec les autres. Au début du XXIe siècle, face au nouveau défi de la construction d’une société de la connaissance dans le cadre de la mondialisation, les États européens sont amenés à nouveau à mettre en compétition leurs avantages comparatifs en termes d’institutions, d’organisation du savoir et du savoir-faire, d’élaboration et de gestion de la mise en 253 oeuvre des innovations et de capacité à attirer les capitaux et les cerveaux de l’étranger. C’est le modèle du « competitor state ». Paradoxalement, la globalisation combine une tendance à l’homogénéisation mondiale des styles de consommation et de vie et d’organisation de la production avec une relance des diversités locales et nationales. Par contre, la « stratégie de Lisbonne » de l’UE (2000-2010) a été conçue comme une tentative de concilier diversités nationales et convergence européenne. b) La sécurité sociale, organisée selon des modèles nationaux très différents d’un pays à l’autre, est un autre facteur de la vigueur des États-nations. La recherche comparée montre que cette diversité n’appartient pas uniquement à l’histoire des nations européennes, mais se voit relancée par la modernisation et la mondialisation. Plus que partout ailleurs dans le monde, les citoyens européens sont profondément attachés aux conquêtes des États-providence nationaux et aucun gouvernement, de gauche ou de droite, ne peut chercher à les démanteler sans courir le risque de l’impopularité. L’État social et la sécurité sociale font partie du mode de vie des Européens et aussi de leur identité internationale, en particulier par rapport aux USA. Tant l’organisation de la sécurité sociale (selon l’un des trois modèles principaux : anglo-saxon, scandinave et latin) que le système fiscal permettant de couvrir leurs coûts restent de la compétence des États. Les États européens ont prouvé à plusieurs reprises ne pas vouloir renoncer à ces différences nationales ni à ces pouvoirs. c) Le troisième domaine de compétences que les États gardent pour eux est celui de la sécurité, tant interne que externe. Il s’agit en réalité de deux domaines régaliens par excellence. Les politiques nationales de sécurité internationale, les visions et les pratiques de politique étrangère et de politique de défense conservent beaucoup plus d’importance que la PESC lancée au traité de Maastricht en 1992, surtout en ce qui concerne les grands pays européens, en raison de leurs traditions historiques et de 254 leurs intérêts. La Grande Bretagne et la France sont particulièrement attachées à ce symbole de l’indépendance nationale dont les racines remontent aux origines de l’État moderne, à l’époque de l’absolutisme. Il en va de même pour les structures et politiques de sécurité intérieure, qui constituent depuis l’absolutisme le noyau des organisations étatiques et représentent toujours un sujet de méfiance entre les appareils nationaux. En ce qui concerne la sécurité intérieure, la politique d’asile, des visas et d’immigration, l’intégration européenne a également dû emprunter des chemins indirects et tortueux, comme le traité de Schengen, un exemple de « noyau dur ouvert », où un nombre limité de pays forme une avant-garde capable d’entraîner les autres. Les traités d’Amsterdam et de Nice représentent des pas en avant très significatifs dans la construction d’un « espace de européen de liberté, de sécurité et de justice ». La tendance qui semble s’imposer à la politique européenne dans ces domaines délicats va dans le sens d’un passage graduel de la coopération intergouvernementale à la méthode communautaire, au delà des trois piliers distingués à Maastricht.(cf. chapitre VII sur le système institutionnel) 3) D’après une troisième approche, les deux courants précités contiennent chacun une part de vérité, mais ratent l’essentiel. En effet, s’il est vrai que l’État européen est loin de devenir superflu et qu’il se maintient, avec plus ou moins d’efficacité, par rapport aux multiples tendances et tentatives de l’affaiblir et de le vider de ses pouvoirs et compétences, il serait cependant erroné de ne pas prendre acte du fait que l’État souverain classique, ce pilier de l’histoire moderne européenne, a vécu et n’existe plus en Europe. Il a été profondément transformé par des processus de mutation internes et internationaux et notamment par la construction européenne. 255 a) La souveraineté étatique est désormais conditionnée, apprivoisée et civilisée par les traités européens, par la pratique routinière de la gestion en commun et par le partage de son exercice avec d’autres États. Un guerre entre États européens est devenue inconcevable, ce qui implique notamment la suppression de facto de la prérogative souveraine numéro un de l’État selon Machiavel et Bodin: le jus ad bellum, le droit de faire la guerre. b) L’État a besoin de la coopération européenne au point de vue économique. Les gouvernements sont amenés, afin d’améliorer leurs performances économiques et commerciales, à s’ouvrir davantage à l’Europe et à accepter de se soumettre à des régimes internationaux, intergouvernementaux et supranationaux. Ils ont à chaque fois renouvelé leur « choix pour l’Europe », en dépit des nombreuses crises traversées par le processus historique de la construction européenne3. c) Par conséquent, la dynamique de l’intégration affecte plus ou moins tous les secteurs de la vie sociale et administrative des États membres. Le degré d’influence des politiques européennes change en fonction du domaine et de la délégation de compétences nationales à l’Union, qui est maximale dans certains secteurs comme la monnaie, le commerce international et la politique de la concurrence, et minimale dans d’autres, comme la défense, le Welfare State, la culture et la politique fiscale. L’État européen représente donc aujourd’hui une réalité profondément changée, qui a cédé en leur entier une partie de ses compétences à l’Europe, là ou la méthode communautaire est d’application, alors qu’il en gère d’autres en commun avec les autres États et en garde finalement d’autres encore dans son domaine réservé, tout en subissant cependant l’influence de l’Union européenne et des autres États 3 A.Moravscik, The Choice of Europe, Ithaca, Cornell 1998. 256 membres. L’européanisation (concept par lequel on interprète ce processus) est donc vaste et profonde, même s’il faut vérifier au cas par cas l’influence de l’UE sur les libres préférences des États. d) Les traités européens ont manifesté dès les origines une tendance de type constitutionnelle immanente. La recherche a mis efficacement en évidence le poids du droit européen dans le processus d’intégration. La supranationalité normative s’exprime à travers les spécificités du droit européen (doctrine de la primauté par rapport au droit national ; effet direct sur les citoyens ; compétences exclusives). Les traités impliquent dès le début (1950 et 1957) une dynamique de type constitutionnel4 : la finalité politique, c’est-à-dire la référence rituelle à un processus téléologique d’intégration de plus en plus approfondie ; une réponse évolutive à la question de la division des pouvoirs entre institutions et au partage des compétences entre les États et la CE/UE ; l’inclusion graduelle de la protection des droits fondamentaux, de l’État de droit et de la démocratie parmi les tâches de l’UE. On peut donc à juste titre parler du constitutionnalisme européen implicite des traités5, même si force est de constater que les quatre tentatives d’expliciter la nature constitutionnelle de la CE/UE ont échoué : la communauté politique indiquée à l’art 38 du traité CED en 1952 ; le traité de l’Union, connu comme traité A. Spinelli, en 1981 ; le projet constitutionnel du PE, connu comme projet F. Herman, en 1993 et le traité constitutionnel élaboré par la Convention en 2002/2003, signé par le Conseil européen en 2004. Malgré son rejet suite aux référendums négatifs en France et aux Pays-Bas en 2005, la portée de cette dernière tentative, les 4 J.V.Louis, “La Constitution de l’Union Européenne”, in M. Telò, (éd) Démocratie et construction européenne, Université de Bruxelles, 1995. J.H.H.Weiler, The European Constitution, 5 J.H.H.Weiler, The European Constitution, 2003 257 élaborations théoriques et les débats politiques qu’elle a suscité pendant plus de cinq ans, les conséquences de son échec, méritent une attention particulière. 11.2. Du Traité constitutionnel européen au Traité de Lisbonne : une nouvelle idée d’Europe ? L’UE a traversé, entre 2000 et 2009 une décennie caractérisée par un débat institutionnel d’importance extraordinaire. La perspective d’une Europe élargie à une échelle quasi-continentale était désormais ouverte par les demandes en provenance des pays de l’Europe central et orientale et par d’autres pays méditerranéens ( et par les conditions établies par l’UE à Copenhague en 1993) et d’autre part le monde post-guerre froide permettait d’envisager une Europe plus autonome, acteur international de premier plan. L’idée d’un nouveau traité à la hauteur de ces défis complexes devrait prendre la forme d’un effort collectif sans précédents d’imaginer une sorte de constitution supranationale. La conclusion de ce processus de révision n’a pas été à la hauteur de ces attentes, mais a permis d’aboutir au nouveau Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1 décembre 2009. La première étape a été la Déclaration 23 attachée au traité de Nice de Décembre 2000. Pour répondre aux limites de ce traité en termes d’efficacité et de démocratie, le Conseil européen au moment même où il l’approuvait, lançait un processus de nouvelle révision axée sur quatre points: la simplification des traités, le statut de la Charte des droits fondamentaux approuvée à Nice, mais exclue du traité, le rôle accru des parlements nationaux et le partage des compétences entre l’Union et les États. Les pressions de l’opinion publique, qui s’opposait dans plusieurs pays à une nouvelle conférence intergouvernementale reposant sur des procédures diplomatiques et secrètes, et l’habileté de la Présidence belge ont permis de corriger et de compléter le caractère trop technique de la Déclaration 23 par la Déclaration de Laeken de décembre 2001 : les quatre 258 objectifs mentionnés étaient replacés dans une perspective de développement et d’enrichissement de la construction européenne, notamment dans deux domaines politiquement fondamentaux, la démocratie supranationale et la contribution de l’UE à la gouvernance globale. Le Conseil européen de Laeken a aussi innové en ce qui concerne la méthode de révision des traités, en créant une Convention, avec pouvoir consultatif (sur le modèle de celle qui avait élaboré en 2000 la Charte des droits fondamentaux), de façon à répondre, au moins au niveau des intentions, aux préoccupations de démocratie, de transparence et de dialogue avec la société civile et les parlements européen et nationaux. La possibilité d’une Constitution de l’UE a été pour la première fois officiellement évoquée. La Convention est solennellement ouverte le 28 février 2002 dans les locaux du PE et structure ses travaux en séances plénières et en groupes de travail thématiques, sous la direction d’un Présidium avec M Giscard D’Estaing en tête, aidé par deux vice-présidents, M J.Dehaene et G.Amato.6. La première phase des travaux est consacrée à la solution, parfois brillante, parfois controversée, des quatre points relevant du mandat de Nice, auxquels s’ajoutent la personnalité juridique unique de l’UE (art. 6, ce qui a contribué à dépasser, au moins pour ce qui concerne le III pilier, la structure en 3 piliers distincts approuvée à Maastricht) ; le partage des compétences en trois catégories (exclusives (art 12), partagées (art 13), et d’appui et de coordination des politiques nationales (art 16)). Fin 2002, le président propose un premier canevas d’ensemble de la première partie du nouveau traité, dans lequel l’expression « traité constitutionnel » figure explicitement, en étant acceptée également par les Britanniques en dépit du fait que leur tradition nationale n’envisage pas de constitution écrite. Les divergences sur la guerre en Irak ont incité à reporter le débat sur les institutions qui 6 Le Conseil européen confie à l’ex-président français, la Présidence de la Convention, et nomme comme viceprésidents l’ancien premier Ministre belge J.L. Dehaene et l’ancien premier ministre italien G. Amato. 28 États ont participé aux travaux: les 15 États membres, les 10 candidats à l’entrée dans l’UE au 1er mai 2004, la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie. Chaque État est représenté par un membre du gouvernement (souvent le ministre des affaires étrangères) et par deux membres du parlement. Deux membres de la Commission et 16 parlementaires européens complètent la liste des membres effectifs. 13 observateurs représentent les partenaires sociaux, le Médiateur européen, le Comité des régions et le Comité économique et social. Chaque membre disposait d’un suppléant. Des réunions multiples ont été promues avec des représentants de la société civile. 259 occupera la deuxième partie des travaux, mais le climat est caractérisé par un haut degré d’enthousiasme, confirmé par la soutien de l’opinion publique. L’idée est celle de reprendre dans une perspective européenne le modèle américain qui de la Convention de Philadelphia avait emmené à la Constitution américaine. Le grands philosophes européens, en premier lieu Jürgen Habermas, soutiennent cette nouvelle tentative constitutionnelle7, la troisième après celles qui portent les noms de A. Spinelli ( le « Projet Spinelli » avait été voté par le PE en 1984 et par la suite, malgré le soutien de F Mitterrand, rejeté par le Conseil européen qui lui a préféré l’Acte Unique Européen de 1986 ) et de F.Herman en 1993, qui ne parvint pas à franchir les limites de la Commission institutionnelle du PE8. Le texte final de la Convention est approuvé sous forme d’un « traité instituant une Constitution pour l’Europe »9 et transmis au Conseil européen de Salonique le 20 juin 2003. Il ne fait pas l’objet d’un vote par la Convention. Afin d’accroître le poids final du document, la Convention avait décidé que chaque article puis le texte final seraient approuvés par « consensus », selon la méthode de la « démocratie délibérative ». Le texte se compose de quatre parties : la première a pris le plus de temps et est de nature constitutionnelle (59 articles). La Charte des droits fondamentaux devient la deuxième partie du traité (54 articles). La troisième partie (342 articles) reprend les traités précédents CE, y compris les politiques de l’Union. La quatrième partie, « Dispositions générales et finales », est composée de protocoles annexes (parfois très importants comme ceux sur le rôle des parlements nationaux par la procédure de l’« alerte précoce », la subsidiarité ou l’Eurogroupe...). Le Conseil européen considère le texte de la Convention comme une bonne base de départ et entame une conférence intergouvernementale. Cette dernière rencontre des 7 J.Habermas, « Warum braucht Europa eine Verfassung ? » in Die Zeit, n 27, 2001 et Sur l’Europe, Bayard, paris, 2006 ; voire aussi J. Habermas, Zur Verfassung Europas, Suhkamp,Berlin 2011. 8 Sur le constitutionnalisme européen voir J.H.H.Weiler, The Constitution of Europe, 1999 et M.Telo’, «Pertinence et limites des théses fédéralistes » in N.Levrat et F. Esposito (éd), Europe : de l’intégration à la fédération, Université de Genève 2010. 9 Convention européenne, « Traité instituant une Constitution pour l’Europe », Communautés européennes, Luxembourg 2003 260 difficultés majeures, dues surtout au refus de la Pologne et de l’Espagne de signer un texte prévoyant de changer le calcul de la majorité qualifiée au Conseil en prenant en compte la population des États au détriment de ces deux pays. L’Espagne et la Pologne enfin acceptent un compromis sur ce point10 et permettent ainsi la signature unanime du « traité établissant une Constitution pour l’Europe », suivie par une cérémonie solennelle tenue à Rome en octobre, dans la même salle où furent signés en 1957 les traités de Rome. Critiqué comme trop timide par la Commission présidée par R. Prodi, par la majorité du PE et par les États les plus inspirés par une vision fédéraliste de l’UE, et durement attaqué par la presse eurosceptique de plusieurs pays, notamment de Grande Bretagne, comme trop supranational et contraire à la souveraineté nationale, ce texte reprend à 90% les conclusions de la Convention. Malgré ses faiblesses de style et de substance, il comporte plusieurs éléments intéressants d’un point de vue constitutionnel en plus de l’inclusion de la Charte des droits fondamentaux en deuxième partie du traité: la communautarisation de l’ancien troisième pilier du traité de Maastricht relatif à la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures (immigration, visas, asile), l’extension du vote à la majorité qualifié à des nouveaux domaines (mais pas à la PESC) et la réforme de la structure institutionnelle de l’Union. Un document franco-allemand ( présenté par les ministres des affaires étrangères, Fischer-de Villepin), présenté à la Convention en février 2003, est à l’origine du compromis final ( proposé par la convention et approuvé par a Conférence intergouvernementale) entre les visions opposées de l’équilibre institutionnel, l’idée supranationale ( axée sur le rôle central de la Commission et de son Président) et l’idée intergouvernementale relancée par Chirac, Blair et Aznar par la proposition d’un président du Conseil européen. Le compromis vise au renforcement parallèle des trois institutions, ou plus précisément des quatre 10 Le nouvel article I 25 définit “la majorité qualifiée... comme étant égale à au moins 55% des membres du Conseil, comprenant au moins quinze d’entre eux et représentant des États membres réunissant au moins 65% de la population”. 261 institutions, puisque le Conseil européen devient une institution à part entière de l’UE, avec une présidence stable élue pendant 2 ans et demi ( art. I-22). La deuxième réforme présentant des implications politiques et internationales importantes est la transformation du haut représentant pour la PESC en Ministre des affaires étrangères (art I-28), doté de deux charges, la présidence du Conseil affaires générales et la vice-présidence de la Commission (en jouant donc un rôle de coordinateur entre les deux centres des relations extérieures de l’UE). Troisième innovation : à la demande de plusieurs États, dont l’Allemagne et la Belgique, ainsi que du PE et de la Commission elle même, le président de la Commission est renforcé dans sa légitimité politique par une élection directe du Parlement européen. Le quatrième élément de la nouvelle structure institutionnelle, complète le nouveau modèle: le Parlement européen est unanimement considéré comme le grand gagnant de la réforme des institutions puisqu’il devient co-législateur à part entière (sauf exceptions, notamment la politique étrangère). Ces éléments constitutionnels et l’imitation de l’expérience américaine de Philadelphie en 1787 dans la dénomination du corps politique qui l’a largement élaboré (Convention) ne suffisent pas à faire de ce texte une véritable Constitution. Son intitulé, « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », trahit ce caractère hybride, cette combinaison d’éléments constitutionnels et de traits typiques d’un traité international classique, notamment la nécessité d’une signature et d’une ratification unanime de la part de tous les États membres. A la différence de la Constitution américaine qui a donné naissance aux États-Unis d’Amérique du Nord et ne fut d’abord ratifiée que par 4 États sur 13, puis par 11, la ratification doit impérative être unanime. En outre, le traité constitutionnel rappelle à son article 1 que ce sont « les États membres qui attribuent des compétences (à l’Union) pour atteindre leurs objectifs communs ». Ce texte de type à la fois constitutionnel et international connait un destin historique typique d’un traité hybride : il est soumis non seulement à des ratifications parlementaires, 262 positives, mais aussi à des référendum, notamment en 4 pays, ce qui n’est pas habituel pour des traités internationaux. Suite aux résultats négatifs en France et Pays Bas (mai et juin 200511) il était condamné et son échec a plongé l’UE en une crise sérieuse, comparable à celle de 1954 qui avait suivi le rejet de la CED par l’Assemblée nationale française. Après une « pause de réflexion » de deux ans, le Conseil européen, à l’occasion de présidence allemande de 2007 lance la négociation d’un nouveau traité: le Traité de Réforme, connu comme Traité de Lisbonne, signé dans la capitale portugaise le 14 décembre 2007. Ce texte, qui a repris à concurrence du 95%, les dispositions Traité constitutionnel apporte pourtant une série de modifications en partie symptomatiques de la volonté d’éviter toute confusion possible entre l’UE et un Etats de type fédéral: le haut représentant pour la PESC ne prend plus le nom de Ministre, l’article sur les symboles identitaires de l’UE ( drapeau, hymne, devise) est gommé, le Traité n’est pas un Traité constitutionnel, ni un texte unique, mais reprend la tradition des traités européens : deux textes, l’ancien TUE d’une part, et l’ancien TCE qui prend le nom de Traité sur le fonctionnement de l’UE. A cela s’ajoutent des changements significatifs, parmi lesquels les ajustements dans les objectifs de l’Union ( le développement soutenable, l’euro), des accents nouveau sur l’Europe protectrice et les services d’intérêt généraux, plus de garanties au nom de la subsidiarité.12 Quelles leçons tirer de cette longue décennie de révision des traités ? Elle achève un parcours intensif de réforme entamé en 1986 avec l’Acte unique, poursuivi avec le Traité de Maastricht , réponse au changement géopolitique de 1989/91, et ses adaptations et révisions approuvées à Amsterdam (1997) et à Nice (2000) en vue d’une amélioration de l’efficacité et de la légitimité ainsi qu’en prévision de l’adhésion des nouveaux Etats membres. On s’attendait à l’achèvement d’un processus de soixante ans d’intégration européenne par une Constitution supranationale, la première dans l’histoire de l’humanité. On a eu le plus grand 11 Les référendums espagnol et luxembourgeois ont ratifié le texte ainsi que les parlements de seize pays. Voire M Dony,Les nouveaux Traité européens, Editions de l’université de Bruxelles 2009 et Le Droit de l’Union européenne, Université de Bruxelles, 2010. 12 263 débat constitutionnel transnational dans l’histoire de la pensée politique mondiale, le plus ouvert, les plus capable d’impliquer des millions de citoyens. Habermas a cru assister à la naissance d’un « espace politique transnational européen » en formation. Ce « constitutional momentum » a en effet suscité de nouveaux débats théoriques, comme celui sur la nature d’une démocratie au-delà de l’Etat, d’une Constitution supranationale ou celui qui appelle à explorer des voies nouvelles vers l’unification politique, au-delà du vieux débat d’inspiration américaine entre fédéralisme et confédéralisme. Dans ce cadre des concepts classiques de la science politique sont remis en question : souveraineté étatique, citoyenneté, gouvernance à plusieurs niveaux, légitimité, « gouvernement mixte »13 au-delà des expériences nationales et du cosmopolitisme classique. L’UE a beaucoup progressé grâce à l’élargissement et à l’approfondissement, elle est devenu plus politique, « un espace de liberté, sécurité et justice » un acteur international et a acquis en visibilité et en démocratie14, mais n’a pas atteint sa maturité, reste un chantier ouvert. Les asymétries entre l’union monétaire spectaculaire et l’union économique fragile, l’extension du vote à la majorité qualifiée, le renforcement de la citoyenneté européenne, la bifurcation entre président de la Commission et président du Conseil européen, le rôle du poste de HR pour la PESC sont les plus frappant parmi les défis à régler. 11.3. Démocratie et construction européenne Les référendum français et néerlandais du 29 mai et du 1er juin 2005 et ceux qui ont été ténus, avec résultats opposés en Irlande en 2008 et 2009 à propos du traité de Lisbonne, 13 M. Telò, Introduction à N. Bobbio, L’État et la démocratie internationale, Complexe, Bruxelles, 1998 et L’Europa potenza civile, Laterza, Roma 2004; voir aussi J.L.Quermonne, La question du gouvernement européen, Etudes et recherches, Notre Europe, Paris, n 20, 2002 14 Le mandat 23 et le mandat de Laeken avaient mis l’accent sur la démocratie dans l’UE : les résultats sont le renforcement du parlement européen, le rôle attribué aux parlements nationaux, la démocratie sociale et la démocratie participative. Qu’ils soient suffisants pour surmonter le déficit démocratique n’est pas évident, surtout car ce dernier n’est pas uniquement de l’UE mais des démocratie nationales soumises aux défis internes de la multiculturalité et internationaux de la mondialisation.. 264 ont souligné que la démocratie continue à être profondément liée depuis les révolutions anglaise de 1688 et française de 1789 à la nation et au cadre de l’État national. La démocratie nationale reste toujours le principal centre d’identité politique des citoyens. Ce fait a deux implications pour l’Union européenne : a) en général, le processus de prise de décision européen trouve toujours sa principale légitimité démocratique au sein des États membres ; b) en particulier, les actes fondamentaux de la construction européenne, c’est-à-dire les traités, doivent impérativement être signés par tous les gouvernements des États membres et ratifiés par voie démocratique, selon des procédures nationales (dans certains cas par vote parlementaire, dans d’autres cas par référendum). Même si l’on constate l’émergence de traits de ce qu’on peut appeler un « cycle politique européen », c’est-à-dire des similarités de plus en plus nombreuses entre les changements politiques au sein des États membres en ce qui concerne les trends électoraux et les tendances des systèmes politiques ( par exemple la succession d’un cycle néoconservateur de 1979 à 1996 et d’un cycle social-démocrate après 1996, un nouveau cycle conservateur généralisé, suite aux victoires du centre-droit en Italie, 2008 et par la suite en France, Allemagne, Royaume Uni et Espagne), les aspects essentiels de la vie démocratique restent néanmoins nationaux, ce qui a provoqué une vague de pensée national-républicaine en plusieurs pays, dont la France15. En dépit de ces limites, on a assisté pendant cinquante ans au développement des premières formes embryonnaires d’une démocratie transnationale et supranationale. Depuis sa naissance en 1979, le Parlement européen s’est battu avec succès pour accroître son pouvoir de co-législateur. La formation de réseaux associatifs transfrontaliers n’a cessé de se 15 P.Gauchet, Thibaud, P.Manent ont contribué par des ouvrages remarquables à cette vague idéologique. 265 multiplier, facilitée par le marché unique, par la dynamique de l’intégration socio-économique et par la nécessité commune de se confronter aux même défis et enjeux externes. La citoyenneté européenne devient une réalité concrète avec les droits acquis par le traité de Maastricht. Le lobbysme européen est devenu un phénomène imposant non seulement par rapport au pouvoir exécutif de la Commission, mais également par rapport au pouvoir législatif croissant du Parlement européen. Le dialogue social européen a renforcé, de façon informelle et formelle, depuis les années 1980, les organisations européennes des partenaires sociaux, syndicats et employeurs. Des partis politiques européens, même s’ils restent embryonnaires, se sont constitués et conditionnent la recomposition de la vie politique des États membres. En d’autres mots, un système politique européen est en train de prendre forme, bien que les études comparées avec les systèmes nationaux ne peuvent que conclure à sa diversité profonde et à son unicité16. En guise de conclusion, il est difficile d’imaginer un développement ultérieur de la construction européenne sans accroissement de la démocratie, en particulier du contrôle et de la participation active des citoyens, sans progrès sensibles en direction d’un espace public européen et d’une identité politique partagée. Mais, l’Union européenne ne pourra pas devenir une République démocratique similaire aux démocraties nationales. Elle est née avant tout pour assurer la paix entre États, même si c’est au moyen de nouvelles méthodes. Cette spécificité de la pensée politique sur l’Europe et les États, par rapport tant aux thèmes réalismes qu’au cosmopolitisme, constitue un agenda de recherche pour l’avenir. Notre hypothèse est que la stabilité et la dynamique future de l’Union ne seront possibles que si on ne prétend pas les soumettre à la domination d’un seul des trois principes à l’origine de son « gouvernement mixte » : la démocratie, la technocratie et la volonté politique des États. Cette 16 M. Teló (éd.) Démocratie et construction européenne, Editions de l’Université de Bruxelles, 1995; J.L.Quermonne, Le système politique européen, Montchrestien, Paris, 2004 (6me édition): P.Magnette, Le régime politique européen, PUF Paris, 2003. 266 sagesse aristotélicienne, héritée de Polybe, Cicéron, Montesquieu et Hegel, peut nous aider dans les phases de crise politique de l’Union européenne.