Mars-avril 2012 108
Comment la crise vient à la philosophie
Myriam Revault d’Allonnes*
MICHEL Foucault suggérait – à propos du texte de Kant sur les
Lumières – qu’une certaine manière d’aborder la question du
présent et de l’actualité était propre à la modernité, au discours
philosophique de (et sur) la modernité. Que se passe-t-il aujour-
d’hui ? Quelle différence y a-t-il entre aujourd’hui et hier ? Qu’est-
ce que ce présent auquel nous appartenons et que sommes-nous en
ce temps qui est le nôtre ? En s’interrogeant sur son actualité, sur
son mode d’être au temps, le texte de Kant fait ainsi émerger une
nouvelle manière d’aborder la modernité : non plus comme
« période » mais comme question1.
À suivre cette perspective, on peut difficilement faire l’impasse
sur la façon dont un certain présent – celui de la « crise » – vient
aujourd’hui à la philosophie. On remarquera d’ailleurs que la ques-
tion avait été abordée frontalement par Kant. La Révolution fran-
çaise, crise majeure s’il en est, a été un élément décisif dans sa
pensée : qu’est-ce qui, dans l’événement révolutionnaire, fait sens
et peut être tenu pour le signe d’un progrès de l’humanité ? Or la
crise excède aujourd’hui la signification et la portée de l’événement
que Kant qualifiait de « signe d’histoire » pour l’humanité tout
entière. Encore moins répond-elle à ce qu’anticipait Rousseau lors-
qu’il écrivait en 1768 dans l’Émile : « Nous approchons de l’état de
crise et du siècle des révolutions. »
* Philosophe, professeur des universités à l’École pratique des hautes études (EPHE). Elle
a récemment publié Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie (Paris, Le Seuil, 2010) et
prépare un ouvrage sur la crise à paraître au Seuil en septembre 2012.
1. Je renvoie à mon article « Qu’est-ce qu’une philosophie de l’actualité ? », Esprit, août-
septembre 2009, p. 213-224.
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