objectif, alors l'individu lui-même n'a d'objectivité, de vérité et de moralité que s'il en est un membre.
L'association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de
mener une vie collective; et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte
substantiel et universel comme point de départ et comme résultat.
Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821).
En quoi l’Etat permet-il de mettre un terme à la poursuite des intérêts privés, plutôt que d’assurer leur
satisfaction pour une classe dominante ? C’est la question que Marx posera à Hegel. En attendant, il
paraît difficile de ne pas douter, avec Hobbes, de la socialité naturelle de l’homme si bien que l’on peut
reprocher à Hegel de davantage vouloir faire disparaître la tension ou la contradiction entre l’individu
égoïste et la société que de les résoudre.
On comprendra alors mieux la force du texte de Kant qui suit. En reconnaissant une « insociable
sociabilité des hommes », Kant ne cherche plus à dissoudre la contradiction mais au contraire à lui
reconnaître toute sa dynamique positive. Faut-il cependant admettre que l’antagonisme n’est qu’un
moyen que se donnerait la nature pour poursuivre une fin raisonnable ? C’est un problème que nous
devrons de toute évidence réévaluer dans le cadre d’une réflexion philosophique sur l’histoire.
Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur
antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en in de compte la cause d’une
ordonnance régulière de cette Société. J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-
dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire,
menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il
se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande
propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à
vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même
qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de
l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de
domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont
il ne peut se passer […]. Sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de la
résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à
jamais enfouis en germes, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction,
et un amour mutuels parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à
l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la
création en considération de la fin qu’elle se propose comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour
cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou
même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées
dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son
espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu’il soit obligé de
sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour
les moyens de s’en libérer sagement.
KANT, « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784).
Il n’en demeure pas moins que l’homme doit parvenir à surmonter son égoïsme naturel pour accéder à
l’universel. Mais cela n’est possible, selon Kant, qu’à la condition d’avoir un maître et c’est bien là tout le
problème.
L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître.
Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables; et, quoique, en tant que créature raisonnable, il
souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son penchant animal à l'égoïsme l’incite toutefois à se réserver, dans
toute la mesure du possible, un régime d'exception pour lui-même, Il lui faut donc un maître qui batte en brèche
sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse
être libre.
Mais où va-t-il trouver ce maître? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce maître, à son tour, est,
tout comme lui, un animal qui a besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne conçoit vraiment
pas comment il pourrait se procurer, pour établir la justice publique, un chef juste par lui-même: soit qu'il
choisisse à cet effet une personne unique, soit qu'il s'adresse à une élite de personnes triées au sein d'une société.
Car chacune d'elles abusera toujours de la liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour imposer vis-à-vis
d'elle-même l'autorité des lois.
KANT, « Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784).