1
Notes d'Altay Manço, IRFAM
INTEGRATION ET IDENTITES
I. QU'EST-CE QUE L'INTEGRATION ?
La définition du concept d'intégration des migrants a préoccupé plusieurs générations de chercheurs en
sciences sociales.
1. UNE PERSPECTIVE NORMATIVE
L'examen des travaux classiques en sociologie montre que peu avant la seconde guerre mondiale, on
assiste à la finalisation d'une première perspective philosophique en matière d'intégration: il s'agit d'une
perspective normative .
S'inscrivant dans la tradition de Durkheim, ces travaux définissent la notion comme le degré de conformité
aux normes collectives majoritaires.
Cette ancienne théorie est relativement mal connue d'un large public de professionnels du social travaillant
directement ou indirectement dans le domaine de l'intégration des étrangers, alors qu'elle semble constituer,
encore aujourd'hui, le fondement tacite d'un certain sens commun.
L'intégration sociale est comprise comme la transformation du différent en semblable, comme une
intégration par conformisme, une intégration par assimilation.
Un certain nombre d'indicateurs empiriques de l'intégration des migrants sont ainsi avancés par différents
auteurs contemporains.
Parmi ces indicateurs, on dénombre généralement:
- L'augmentation des unions mixtes parmi les migrants, l'effacement des pratiques matrimoniales
traditionnelles et l'adaptation de la natalité aux normes locales, pour ce qui est du registre
sociodémographique.
- L'accroissement des connaissances linguistiques des migrants, l'usage (dans la famille) de la
langue du pays d'accueil, l'amélioration de la scolarité des enfants de migrants,
l'autonomisation des individus d'origine étrangère par rapport au contrôle social
communautaire, la convergence des comportements dans les domaines idéologiques
fondamentaux tels que le statut de la femme, la liberté individuelle etc., le mélange des
sociabilités étrangères et autochtones, et, enfin, la sécularisation de l'identité culturelle, pour ce
qui est du registre socioculturel.
- L'amélioration de l'insertion socioprofessionnelle avec mobilité ascensionnelle et accès à des
responsabilités économiques, pour ce qui est du registre socio-économique.
2
- Enfin, la constitution d'un lien national avec le pays d'accueil (naturalisation, participation
syndicale, décisionnelle,…), pour ce qui est du registre sociopolitique.
Mais de nombreuses observations montrent la difficulté d'interpréter et de hiérarchiser ces "indicateurs
d'intégration". Chaque fait prend en effet une signification particulière en fonction de la trajectoire et du
contexte particuliers des individus ou groupes envisagés. Aussi les tentatives pour une définition normative
du concept d'intégration des populations issues de l'immigration s'avèrent problématiques.
Par ailleurs, l'intégration des personnes issues de l'immigration - si courant dans le langage des
observateurs, des décideurs politiques et des intervenants sociaux - ne semble pas appartenir au
vocabulaire habituel des personnes immigrées ou des jeunes d'origine étrangère, car ce terme impose, le
plus souvent, un rôle déprécié aux personnes issues de l'immigration… et provoque une certaine crispation.
Une clarification conceptuelle s'impose dès lors non seulement pour une meilleure compréhension mais
également pour une gestion plus positive des réalités.
2. UNE PERSPECTIVE CONSTRUCTIVISTE
Les limites théoriques et pratiques d'une philosophie normative de l'intégration poussent à imaginer de
nouvelles manières de concevoir la réalité de l'intégration des populations étrangères, notamment en y
soulignant la complexité des trajectoires singulières.
Parmi les instigateurs d'une conceptualisation constructiviste du changement social né de la rencontre des
cultures, Herskovits est un des premiers anthropologues à avoir pensé la négociation de l'acculturation
comme le processus initiateur de l'intégration sociale.
L'acculturation est un concept central dans l'approche constructiviste de l'intégration. Elle permet de penser
la dimension culturelle et idéologique de l'intégration sociale. L'acculturation est la conséquence de la
"négociation permanente" qui permet au sujet individuel ou collectif, indigène ou migrant, de se positionner
sociopsychologiquement, dans un rapport systémique avec son contexte de vie.
L'intégration est ainsi un processus par lequel les immigrants, comme l'ensemble de la population,
participent à la vie sociale: en s'acculturant mutuellement, les migrants et les autochtones
acquièrent, perdent, renouvellent, élaborent, interprètent, refusent ou acceptent des éléments
culturels divers. Ils prennent part de manière dynamique à la construction d'ensembles identitaires
négociés. L'intégration constructiviste est un processus réciproque de confrontation et de
transformation socioculturelles.
L'intégration est le produit de l'élaboration conflictuelle de normes collectives par des groupes différents; il
s'agit donc d'une forme de régulation sociale. Celle-ci est fonction des motivations et projets des acteurs.
- L'intégration nécessite la participation intentionnelle à la détermination des règles qui
régissent le fonctionnement de la société; en d'autres termes, une "intégration construite" est un
compromis négocié entre partenaires porteurs de projets. Les groupes et les individus sont
3
intégrés par leur action conflictuelle et leur production culturelle. C'est par ces biais qu'ils se
différencient en même temps qu'il s'identifient à une perception unifiée de la vie sociale.
- L'intégration est facilitée par la perméabilité des structures de la société d'accueil; celle-ci
correspond à la pertinence des politiques sociales: si les "espaces-temps" de rencontres et
d'échanges entre populations différentes, par exemple, sont nombreux et permettent la mise en
oeuvre de la négociation-acculturation, ce processus pourra être facilité…
- L'intégration est fortement liée au temps.
- L'intégration est multidimensionnelle: ce processus, qui concerne les individus comme les
groupes, peut prendre une multitude de formes différentes et impliquer de façon diverse toutes
les dimensions psychologiques, sociologiques et économiques de l'existence.
- L'intégration est une construction sociale dynamique et conflictuelle, son aboutissement est
dans une large mesure imprévisible
Ces constats impliquent la possibilité pour des personnes issues de migrations de la combinaison originale
de modèles de pensée divergents, selon des modalités multiples. L'approche constructiviste ouvre ainsi la
voie à la compréhension de changements comportementaux parmi les migrants qui, en même temps,
ménagent les allégeances anciennes.
L'intégration est ainsi un processus à la fois sociologique et psychologique.
Sa dimension sociale permet d'appréhender les multiples différences de sensibilités culturelles ou
idéologiques entre les groupes à l'intérieur d'un contexte sociopolitique et économique global.
L'approche constructiviste permet ainsi d'aboutir à une vision dialectique du processus: c'est en effet au
travers d'oscillations incessantes qu'une synthèse est possible entre différents systèmes de valeurs.
L'intégration sociale est la capacité de participation à la négociation du degré de diversité et d'unité
des groupes composant la société.
La dimension psychologique de la question de l'intégration se focalise davantage sur le processus
d'individuation à l'oeuvre à l'intérieur des groupes.
L'intégration psychologique est l'émancipation des individus en tant que personnes autonomes et
reconnues à la faveur d'un processus d'équilibre entre l'expression d'un projet original et la
conformation à des règles générales.
3. CONCLUSION
En articulant ces dimensions psychologique et sociale, on pourrait définir "l'intégration" comme l'état d'une
personne:
- d'une part, pouvant tendre vers un équilibre entre son projet d'individuation et sa
tendance à la conformation à un héritage collectif;
- et d'autre part, pouvant participer à la négociation portant sur le degré de différenciation
et d'assimilation des groupes sociaux par rapport à un cadre global.
4
L'intégration n'est ni le résultat d'une attitude frileuse et conservatrice, ni celui d'une assimilation sans
conditions aux normes d'autrui. Elle est générée par l'interaction de ces deux attitudes de base. C'est en
s'orientant simultanément vers les deux termes de cette interaction que le sujet "s'intègre", se construit et
contribue à la reconstruction du contexte social qu'il pénètre.
II. IDENTITES SOCIOCULTURELLES
1. En l'espace de quelques décennies, la question de l'identité définissable comme un ensemble de
stratégies de comportements, d'opinions et de représentations sociales propres à un acteur ou à un groupe
d'acteurs, est devenue un des thèmes centraux des sciences humaines. Cette question se distingue par la
multiplicité de facettes: l'identité personnelle est l'ensemble des caractéristiques que le sujet s'attribue;
l'identité collective fait référence aux liens entretenus avec les membres d'une catégorie sociale et culturelle.
L'identité personnelle et l'identité collective sont liées par un rapport étroit, des similitudes de contenu et un
mode de fonctionnement parallèle; les identités psychologique et sociale sont les produits de la dialectique
individu-société; elles sont décomposables en plusieurs parties principales, parmi lesquelles:
- les projets à travers lesquels s'expriment les intentions, les pratiques, l'énergie, la force
de mobilisation et la personnalité des individus
- et les valeurs qui reflètent leurs ressources socioculturelles potentielles.
C'est de la mise en relation des projets et des valeurs que résulte en quelque sorte la définition
opérationnelle des identités, considérées en tant qu'états, résultats momentanés d'un processus évoluant en
permanence.
Dans cette combinaison, les valeurs socioculturelles représentent un potentiel riche en informations et
ressources symboliques, certes évolutif mais solidement enraciné dans l'histoire familiale et sociale de
l'individu ("Qui suis-je ?"). L'appropriation subjective de ce potentiel est plus importante que son contenu
culturel objectif: un riche potentiel peut être vite dilapidé, un potentiel modeste, bien investi, peut atteindre un
rendement élevé… Les projets sont précisément comme un moteur ou une énergie destinée à mobiliser et à
faire fructifier le capital de valeurs, dans un environnement donné ("Où vais-je ?"): les acteurs sociaux sont
faits de valeurs et produisent des projets.
2. Cette lecture du concept d'identité implique au moins trois propriétés importantes:
- L'identité est un ensemble divisible, combinatoire, multidimensionnel et hétéroclite de
représentations sociales mais elle est vécue le plus communément comme un ensemble
cohérent et intégré (unité).
- L'identité ne peut se définir qu'en rapport avec une certaine temporalité (continuité).
- L'identité est absolument contrainte de se transformer sous l'effet des contextes
changeants et de la comparaison à autrui (mutabilité).
5
Il est vrai que tout processus identitaire se construit au moyen des mécanismes d'accommodation et
d'assimilation qui comportent un va-et-vient permanent entre imitation et distanciation par rapport à d'autres:
la question de l'altérité apparaît ainsi inexorablement liée à la notion d'identité. Celle-ci ne peut se définir que
par une approche comparatiste: il ne saurait être question d'identités sans différences; construire une
identité c'est affirmer une part de différence significative…
Ainsi, l'identité n'est ni un rapport réflexif à soi, ni l'appropriation exclusive des propriétés d'autrui. Elle naît
de l'interaction sociale: c'est en s'orientant simultanément vers les deux pôles (soi-autrui) de cette interaction
que l'identité se construit dans sa double dimension psycho-sociale et contribue à la reconstruction du
champ dans lequel elle se déploie.
L'identisation est un processus de différenciation sociale, un phénomène relationnel non-substantiel, même
si ce processus puise une partie importante de sa matière première dans des ressources symboliques
disponibles, à savoir les traits socioculturels hérités des appartenances culturelles: l'identité est le produit
d'une manipulation du passé au service de l'avenir.
Des recherches montrent que le sentiment identitaire est une "réalité" qui peut prendre des formes
différentes en fonction des espaces et des circonstances où il s'exprime. Les lieux et le temps constituent
deux paramètres importants de son expression et de sa forme; il ne saurait être question d'identités
absolues. L'appartenance n'assigne pas une identité "à résidence": ce qui doit surtout attirer l'attention, c'est
le processus de production circonstanciée de différences. Ainsi, concevoir l'identité comme potentiellement
manipulable par des stratégies impose une vision philosophique selon laquelle l'humain n'adhère d'aucune
manière à une nature substantielle inéluctable. Il peut se détacher de ses multiples caractéristiques
premières, les transformer, les reconstruire, les accentuer ou encore participer à des identités nouvelles.
Mais le processus de construction identitaire connaît des limites: l'homme n'est qu'un "quasi-acteur"; doté
d'un épaisseur sociohistorique, il est partiellement orienté notamment par la partie inconsciente de sa
subjectivité. La production du sentiment identitaire est ainsi en relation avec l'histoire de l'individu. Si elle
suppose une certaine flexibilité qui peut parfois aller jusqu'à imposer des ruptures partielles avec le passé
personnel, la production de l'identité nécessite également que soit préservé un certain degré de constance:
le sentiment de continuité et d'unité psychologique est à ce prix.
La dynamique des structures identitaires est donc à tout moment une synthèse entre deux ou plusieurs
logiques. Cette équilibration entre différents codes impose inéluctablement un respect de chacun de ces
codes, qui ne peut au mieux être que relatif. Ce fait contribue à diminuer l'importance pour l'individu de
chacune de ces logiques, nonobstant le discours "d'authenticité" ou "d'intégrité" qu'il peut tenir. Face à des
situations de dissonance, soit l'individu se met en cause, s'accommode et transforme partiellement sa
structure identitaire, soit il tente de la faire accepter, valoriser et imposer à autrui. Mais le plus souvent, les
stratégies employées aboutissent à des "compromis identitaires ambigus". De plus, la notion d'identité
possède un caractère idéologique: il n'est pas possible de l'observer sans passer par la médiation d'un
quelconque processus d'expression.
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !