Les représentations du genre dans les manuels d`histoire du lycée

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Université Lumière Lyon II
Institut d’Études Politiques de Lyon
Les représentations du genre dans les
manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Eléna SUZAT
Séminaire « Histoire politique aux XIX
e
et XX
e
siècles », année scolaire 2008-2009
Directeur de mémoire : M. Gilles VERGNON
Mémoire soutenu le 7 septembre 2009, pour le
diplôme de l’IEP de Lyon, master Carrières Publiques
Membres du jury : M. Gilles VERGNON et M. Bruno BENOIT, professeurs d’Histoire à l’IEP de Lyon
Table des matières
Remerciements . .
Epigraphe . .
Introduction . .
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des
représentations du genre . .
Chapitre 1 : Le produit d’un contexte historiographique . .
I) La science historique . .
II) Les historiens . .
III) La recherche universitaire en histoire des femmes et du genre depuis les
années 1970 . .
Conclusion du chapitre 1 . .
Chapitre 2 : Le produit d’un contexte éditorial . .
I) Le processus d’élaboration des manuels d’histoire, les différentes étapes . .
II) Les politiques éducatives de la France, de l’Union Européenne et de l’ONU . .
III) L’évolution des pratiques et des programmes en histoire au lycée entre 1968 et
les années 2000 . .
Conclusion du chapitre 2 . .
Conclusion de la première partie . .
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du
e
secondaire : Athènes au V
siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des
années 1850, 1914-1920 . .
Chapitre 1 : Les phénomènes de genrification dans les manuels . .
I) Le problème de la mixité . .
II) La sur-représentation masculine et l’invisibilité féminine : des zones d’ombre
historiques . .
III) Les stéréotypes masculins et féminins . .
IV) Le lien entre valorisation sociale et virilité, dévalorisation sociale et féminité : la
transversalité des hiérarchies de genre dans les représentations de la société . .
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Conclusion du chapitre 1 . .
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72
Chapitre 2 : Évolution générale des manuels d’histoire vers une étude plus critique du
passé . .
73
I) Aspect qualitatif : questionnement sur le rôle des minorités, affaiblissement du
paradigme du « grand homme » seul acteur de l’histoire . .
II) Aspect quantitatif : de la grande à la petite histoire . .
III) Synthèse : un étude comparative des manuels par années, par éditeurs, et par
périodes du programme . .
Conclusion du Chapitre 2 . .
Conclusion de la deuxième partie . .
Conclusion générale . .
Sources . .
Manuels . .
Hachette . .
Nathan . .
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Delagrave . .
Istra . .
Armand Colin . .
Hatier . .
Belin . .
Magnard . .
Bréal . .
Programmes . .
Entretiens, conférences . .
Bibliographie . .
Ouvrages généraux . .
Articles de revues . .
Ressources internet . .
Ouvrages en Histoire de l’éducation et des manuels . .
Ouvrages sur les études de genre, histoire des femmes et des masculinités . .
Parutions officielles . .
Annexes . .
Réponsesquestionnaires . .
Entretien téléphique avec Françoise Thébaud, 14 mars 2009 . .
Retranscription d’un échange de courriers électroniques avec Alain le Plessis . .
Résumé . .
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Remerciements
Remerciements
Je tiens à remercier Messieurs Gilles Vergnon et Bruno Benoît pour leur aide et leur disponibilité.
Un grand merci à Mme Michelle Zancarini-Fournel, pour son soutien et ses précieux conseils,
ainsi qu’à Mme Françoise Thébaud pour avoir eu la gentillesse de me consacrer un peu de son
temps.
Merci aussi à tous les professeurs qui ont eu l’amabilité de répondre à mon questionnaire et
de le diffuser, et tout particulièrement aux membres de l’Association des Professeurs d’Histoire
et Geographie.
Je remercie enfin mes proches, famille et amis, pour leur patience, leur aide et leur soutien.
Suzat Eléna
5
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Epigraphe
« Histoire économique, démographique, histoire des techniques et des moeurs et pas seulement
histoire politique, militaire, diplomatique. Histoire des hommes, de tous les hommes, et pas
uniquement des rois et des grands. Histoire des structures et non des seuls événements. Histoire en
mouvement, histoire des évolutions et des transformations, et non histoire statique, histoire tableau.
Histoire explicative, et non histoire purement narrative, descriptive – ou dogmatique. Histoire totale
enfin. »
Jacques Le Goff, Jacques Revel, La nouvelle histoire, Editions Retz, 1978.
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Suzat Eléna
Introduction
Introduction
Au commencement…des parents féministes, une année d’échanges à Berkeley, les Gender
Studies, Viginie Despentes, Judith Butler. Une question : pourquoi sommes-nous devenus
ce que nous sommes ? Une réponse : l’histoire.
1
On ne nait pas femme, on ne nait pas homme, on le devient. Simone de Beauvoir ,
paraphrasée ici, a ouvert un champ d’investigation vaste, en se demandant par quels
mécanismes passait la construction identitaire de chacun. Loin de la littérature de bas étage
2
qui considère que les hommes viennent de Mars et les femmes viennent de Vénus , loin
des considérations biologisantes et des exclamations de séries télévisées (c’est bien les
femmes ! c’est bien les hommes !), l’histoire cherche à répondre, avec science et méthode, à
une question centrale concernant les rapports sociaux de sexe : comment les individus sontils devenus des êtres qui se reconnaissent en tant que membre appartenant à un groupe
sexué ?
Les réponses à cette question sont complexes, parce que les procédés de la
construction identitaire sont obscurs et mystérieux. La famille, l’histoire nationale et locale,
le contexte socio-économique, l’environnement naturel, l’éducation, les rencontres, la
psychologie, le hasard aussi, influencent certainement, et de différentes manières, les
personnalités de chacun. Il serait abusif de prétendre que les images que nous recevons,
notamment par l’intermédiaire des livres d’école, forgent à elles seules les êtres en devenir.
D’autres facteurs multiples conditionnent la féminité et la masculinité des individus. Mais
c’est un début. En m’intéressant aux représentations du genre dans les manuels d’histoire
du lycée entre les années 1960 et les années 2000, il s’agissait de poser la question de
la place tenue par les manuels d’histoire dans la diffusion d’images genrées des sociétés
du passé.
Lors d’une conférence le 26 mars 2009, l’historienne Michelle Zancharini-Fournel,
Professeur d’histoire contemporaine à l’IUFM de Lyon et co-directrice de la revue CLIO
Histoire, Femmes et Sociétés , se demandait, mieux que moi, quel était « le rôle des
disciplines scolaires et en l’occurrence de l’histoire dans la fabrication des identités
3
sexuées ? ». Cette question est au cœur de mon intérêt pour le sujet de ce mémoire : les
représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008.
Prendre les années 1960 et plus particulièrement 1968 comme début d’une étude sur
les représentations du genre dans les manuels d’histoire permet d’observer à quelle vitesse
les bouleversements sociétaux de ces années ont connu une traduction dans le monde
de la connaissance historique. Moment de grand chambardement des relations sociales
entre hommes et femmes, la fin des années 1960 et le début des années 1970 ont vu
émerger l’histoire des femmes en tant que discipline scientifique et universitaire. Une telle
évolution dans la société a-t-elle eu un effet immédiat sur la façon dont l’histoire au lycée
1
2
Simone De BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Gallimard, 1949.
John GRAY, Les hommes viennent de Mars ; les femmes viennent de Vénus, Michel Laffont, Paris, 2003.
3
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP) de Lyon sur « La place
e
des femmes dans l’enseignement de l’histoire de la III République », Colloque sur l’histoire de l’éducation, 26 mars 2009.
Suzat Eléna
7
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
était rédigée ? Lors d’un colloque à l’École Normale Supérieure sur Mai 1968, le 26 mars
2009, l’historien Emmanuel Picard, répond qu’en fait, il n’y a pas eu de révolution spontanée
du système éducatif, et qu’« une quinzaine d’années ont été nécessaires pour que cela
4
s’accomplisse » . Il a expliqué que c’est avec le temps long que « Mai 68 a complètement
changé les modes de fonctionnement de la profession d’universitaire ». Les profils sociaux
très différents se sont affrontés avec d’un côté le corps enseignant tel qu’il existe depuis le
e
XIX siècle et de l’autre des femmes, des non-normaliens, des non-agrégés. Cette époque
se caractérise d’ailleurs par un rajeunissement notable de la profession. Les professeurs
ayant nouvellement intégrés l’Éducation Nationale ont ainsi massivement fait alliance avec
les étudiants protestataires pendant les événements de mai. Mais cette mobilisation « n’a
pas entraîné de transformation brusque du système éducatif pour autant ». Selon Emmanuel
Picard, le renouvellement du corps enseignant n’a pas signifié qu’il allait être fait table rase
du passé de l’enseignement, et le changement fut très progressif dans les méthodes et les
contenus éducatifs.
Faire terminer à 2008 l’étude sur les représentations du genre dans les manuels
d’histoire au lycée peut se justifier par le fait que les années 2000 ont peut-être été les
années où, véritablement, le processus de changement culturel dans les relations sociales
de sexe qui s’est accéléré dans les années 1960-1970, a trouvé ses traductions les plus
probantes dans les manuels. Le projet de l’association Mnémosyne, Association pour le
développement de l'histoire des femmes et du genre, de publier un manuel à destination des
professeurs d’histoire devrait prendre forme en 2010. Il s’agit, pour l’Association d’historiens,
de proposer un manuel sur les périodes au programme vues sous l’éclairage de l’histoire
5
des femmes et du genre . Entre 1968 et 2008, on peut ainsi observer un développement de
représentations du genre qui gagnent en précision scientifique et perdent progressivement
leurs traits caricaturaux. .
Des manuels chez une diversité d’éditeurs ont été examinés, car il semblait intéressant
de pouvoir comparer les manuels non seulement dans le temps mais aussi en fonction des
maisons d’édition, afin de voir si les représentations du genre variaient de façon importante
ou non en fonction des lignes éditoriales des différentes maisons.
Le programme n’a pu être étudié de manière exhaustive car cela aurait demandé un
temps d’investigation et un espace de rédaction trop vastes. J’ai donc choisi des périodes qui
me semblaient particulièrement intéressantes au regard des problématiques sur le genre.
Je me suis intéressée à Athènes (dans les programmes et manuels entre 1982 et
1987 et 1996 et 2008), ainsi qu’à la Révolution de 1848 (toujours présente dans les
programmes, mais soit en Seconde soit en Première) car ces périodes permettent de
parler de la problématique de la construction politique et démocratique de l’État moderne,
de ses origines. Cette problématique peut prendre un sens très pertinent à la lumière de
l’histoire du genre, car elle montre les phénomènes de genrification ou de sexualisation de
la vie politique et révèle certaines limites de la démocratisation des régimes politiques. La
Révolution de 1789 aurait pu entrer dans cette catégorie, en tant que moment fondateur
de l’État démocratique moderne basé cependant sur une exclusion des femmes de la vie
politique. Mais la notion de « suffrage universel masculin » abordée avec le sujet de la
Révolution de 1848 semblait très intéressante. Surtout, cet événement est traité de façon
4
Emmanuel PICARD, conférence « Les universitaires en mai 1968 », colloque « Identités confrontées à mai-juin 1968 », du 25
mars 2009 au 27 mars 2009 - Lyon – Colloque Organisé par l'Institut d'études politiques de Lyon, le Laboratoire de recherche historique
Rhône-Alpes, l'Institut d'études politiques de Rennes et le Centre d'histoire sociale du XXe siècle (Paris1/CNRS), le 25-27 mars 2009.
5
8
Entretien téléphonique avec Françoise Thébaud, le 14 mars 2009, voir annexe 1.
Suzat Eléna
Introduction
plus concise dans les manuels que la Révolution de 1789, dont les représentations dans les
manuels seraient un sujet qui mériterait à lui seul un mémoire. De plus, l’histoire du suffrage
est un exemple des plus explicites des limites de l’histoire enseignée dans les manuels, car
de nombreux ouvrages abordent la question de la conquête du suffrage universel en 1848
sans évoquer l’exclusion des femmes.
Je me suis également intéressée à la période de la Révolution industrielle dans les
années 1850. L’étude d’un temps long permet d’observer les structures sociales des pays
européens et de la France, et de voir sur quels modes ces sociétés sont présentées (la
classe, l’idéologie, le genre...) ce qui permet d’estimer dans quelle mesure le genre apparaît
plus ou moins explicitement. Cette période permet notamment de se demander comment
et pourquoi la construction identitaire de classe s’est en partie faite sur le mode de la virilité.
Enfin, il m’a semblé indispensable d’étudier la Première Guerre Mondiale, dans la
mesure où cette période a été le théâtre de changements fondamentaux dans les relations
sociales de sexe, et dont les recherches en histoire du genre ont amplement fait l’écho.
Le mot genre dérive de l’anglais gender, terme pour la première fois utilisé par un
professeur de médecine en 1968, Robert Stoller, dans l’ouvrage Sex and Gender: On the
Development of Masculinity and Femininity (Science House, New York). Son étude portait
sur des personnes nées avec un sexe indifférencié (XXY), qui ont amené le médecin à
utiliser le terme de genre dans le sens de « genre humain », ou « espèce humaine ». Mais
c’est la sociologue britannique Ann Oakley, qui, en 1972, parle la première de genre en
sciences sociales. Son but est de rendre explicite la différence entre sexe biologique et sexe
social dans son livre intitulé Sex, Gender and Society (Temple Smith, Londres). Par la suite,
Nathalie Zemon Davis, historienne américaine spécialiste de l'histoire culturelle et sociale
de la France et de l'époque moderne, utilise le mot genre en 1974 pour décrire les variations
qui existent entre les rôles et les symboles sexués entre les différentes cultures, classes
sociales, époques. Mais c’est surtout la définition de l’historienne américaine de l’Université
de Princeton, Joan Scott, qui soulève un enjeu de taille. Pour elle, le genre est à la fois
un « élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les
6
sexes, et une façon première de signifier des rapports de pouvoir » . Selon elle, le genre a
en effet été dans l’histoire une des « références récurrentes par laquelle le pouvoir politique
a été conçu, légitimé ou critiqué ». Aborder la question des représentations du genre dans
les manuels scolaires vise donc à la fois à comprendre les mécanismes qui donnent un
sens aux représentations féminines et masculines, et, à essayer de percevoir l’image des
relations de pouvoir entre les hommes et les femmes qu’elles reproduisent.
Mais précisons de façon plus exacte ce que le mot « genre » signifie. Tout d’abord,
« genre » ne signifie par « femmes ». S’il est vrai que l’histoire du genre est historiquement
associée à l’histoire des femmes, elle s’en distingue en ceci qu’elle a pour objet à la fois le
féminin et le masculin, les femmes et les hommes. Faire un mémoire sur les représentations
du genre dans les manuels d’histoire du lycée, c’est donc s’intéresser à la manière dont les
normes et les images féminines et masculines sont représentées.
Ensuite, il convient de distinguer le sexe et le genre. Beaucoup de cultures considèrent
que les différences entre les femmes et les hommes sont naturelles. L’observation des
organes génitaux des enfants à la naissance détermine leur appartenance à un sexe.
Mais le sexe biologique ne doit pas être confondu avec le sexe social, c’est-à-dire le
genre. D’un côté, le sexe désigne les différences biologiques entre mâles et femelles. D’un
autre côté, « le genre se réfère à la culture et à la classification sociale en "masculin" et
6
Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, Columbia University Press, New York, 1988.
Suzat Eléna
9
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
7
"féminin" » . C’est une façon de parler des qualités, ou des rôles des hommes ou des
femmes. Une grande variabilité caractérise le féminin et le masculin, qui sont des catégories
vides à priori, mais auxquelles chaque culture donne un sens particulier. Ce sont des
notions interdépendantes, qui se définissent l’une par rapport à l’autre. Cette première
différenciation sociale est un facteur structurant des relations sociales. Mais en s’appuyant
sur les différences biologiques entre les sexes, un effet de naturalisation de la différenciation
8
sociale entre le masculin et le féminin émerge, et elle apparaît comme « indiscutable » .
Utiliser le genre en histoire plutôt que le sexe revient à utiliser une grille de lecture,
un instrument pour rendre le réel intelligible, montrant que les relations sociales de
sexe et les différences entre les hommes et les femmes ne sont pas dues à un ordre
naturel, mais qu’elles sont construites historiquement, par un certain contexte national,
économique, social, culturel. Le genre est historiquement constitué. Les relations sociales
entre hommes et femmes ne reposent pas sur une nature féminine ou une essence
masculine qui seraient éternelles et absolues. Le genre émerge au travers de processus
culturels, économiques, politiques et relationnels. Le genre contient donc un ensemble
instable de normes organisées autour des rôles et des symboles attribués à des corps
9
sexués. Selon Joan Scott, le « genre est une catégorie utile de l’analyse historique » car
il rejette les déterminismes biologiques implicites dans les termes « sexe » ou « différence
sexuelle ». Le genre en histoire, explique-t-elle, est un moyen pratique pour percevoir
les constructions sociales. Cette notion est un prisme au travers duquel il est possible
d’observer les implications idéologiques comme structurelles ou relationnelles des relations
sociales entre les hommes et les femmes. Sans contextualisation historique et sociale
spécifique, les catégories « homme » et « femme » perdent toute signification.
Une représentation, au sens étymologique du terme, peut se définir comme l’ « action
10
de replacer devant les yeux de quelqu'un » . C’est en effet une façon de présenter à
nouveau une idée que l'on se fait sur le monde. En prolongeant l’analyse de l’historienne
11
Nicole Lucas , les représentations du genre désignent deux choses. Premièrement, elles
désignent les représentations collectives qui portent perception et appréciation des relations
sociales de sexe. Deuxièmement, elles désignent les formes qui montrent l’être social genré
tel qu’il se donne à voir à travers les signes et expressions symboliques.
Pour l’historienne et ingénieure de recherche au CNRS Cécile Dauphin, « l’image doit
être lue, elle n’est pas ce qu’elle montre, elle re-présente, comme nous l’enseigne le tableau
12
de Magritte, Ceci n’est pas une pipe » . Ainsi, les représentations du genre dans les
manuels d’histoire sont à la fois le produit d’un imaginaire social et personnel, et sont liées
à la connaissance historique de leurs auteurs et en même temps aux présupposés culturels
sur le système de genre d’une société. C’est pourquoi il nous faut parler des représentations
du genre au pluriel et non au singulier, car il n’existe pas un seul type de représentation du
genre dans les manuels d’histoire du lycée. Dans un sens, les représentations du genre dans
les manuels d’histoire ont été « digérées » de façon plus ou moins consciente par les auteurs
7
8
9
10
11
12
Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, op. cit. p6.
ibidem.
ibidem.
Centre National de Ressources Textuelle et lexicales, http://www.cnrtl.fr/étymologie/représentation.
Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, Les PUR, Rennes, 2001.
Cécile DAUPHIN, Journée d’études de l’Association Mnémosyne, sur le thème « Faut-il être féministe pour écrire et enseigner
l’histoire des femmes et du genre ? », Université Denis-Diderot-Paris 7, 26 janvier 2008.
10
Suzat Eléna
Introduction
de ces manuels, en fonction de la formation en histoire des femmes et du genre qu’ils ont
reçue, en fonction de l’orientation des politiques éducatives nationales, et en fonction des
contraintes éditoriales qui forgent le cadre d’apparition des représentations du genre dans
les manuels. Un écart entre ce que les représentations du genre montrent et ce qu’elles
cherchent à décrire, ce que certains linguistes pourraient nommer la différence entre le
signifiant et le signifié, peut survenir. Question encore assez peu traitée spécifiquement,
le rôle du genre dans l’histoire relève donc souvent plus de l’impensé historique que de la
connaissance scientifique.
Il est important, quand on entreprend d’étudier les manuels d’histoire, de conserver
à l’esprit le fait souligné par Annie Bruter « qu’ils ne constituent pas à eux seuls un
« véritable savoir sur la façon dont l’histoire était enseignée et […] apprise ; [et que] ces
ouvrages ne donnent pas un accès direct aux connaissances acquises par les élèves qui
13
les utilisaient » . Ce mémoire ne prétend donc pas donner aux manuels une importance
qui dépasserait celle de l’enseignement des professeurs, qui demeure l’élément central de
diffusion du savoir historique.
Par ailleurs, selon l’historien Alain Choppin, spécialiste de l’histoire de l’éducation,
« Le manuel est un produit culturel composite qui donne d’un savoir reconnu une version
pédagogique rigoureuse. Le manuel est au carrefour de la culture, de la pédagogie, de
14
l’édition et de la société », et le « concept de livre scolaire est historiquement récent » .
Pour lui, le manuel scolaire est un objet fondamentalement historique et culturel. Il explique :
La définition du manuel scolaire varie suivant les lieux, les époques, les
supports, les niveaux et les matières d’enseignement, suivant les contextes
politique, économique, social, culturel, esthétique... mais aussi et surtout en
fonction de la problématique scientifique dans laquelle elle s’insère. Comme tout
objet de recherche, le livre scolaire n’est pas une donnée, mais le résultat d’une
15
construction intellectuelle : il ne peut y avoir de définition unique .
Nulle part dans ce mémoire, nous n’adhérerons donc à l’idée que le manuel d’histoire est
un objet historique figé.
Nicole Lucas, quant à elle, explique les origines des manuels. Elle remonte aux sources
du livre d’histoire moderne, en évoquant Condorcet, qui en 1794, publiait un appel à
la création de livres d’histoires à destination des jeunes gens, dans un ouvrage intitulé
Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, et dont le but serait de « Transmettre
16
les notions de progrès de l’esprit humain » . Plusieurs révolutionnaires voyaient dans le
livre d’histoire un moyen de propager les Lumières. C’est ainsi qu’en 1848 les « livres du
petit citoyen » apparaissent. Et c’est le décret du 29 janvier 1890 qui rend le livre d’histoire
17
obligatoire . Les progrès des techniques d’impression achèvent la diffusion des livres
scolaires et leur donnent, surtout à partir des années 1980, la forme qu’ils ont aujourd’hui.
13
Annie Bruter, citée par Alain Choppin, « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », in Histoire de l’éducation,
INRP, n°117, janvier-mars 2008.
14
Alain Choppin, « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », in Histoire de l’éducation, INRP, n°117, janvier-
mars 2008.
15
ibidem.
16
17
Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire, op. cit. p8.
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
Suzat Eléna
11
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
e
Au XXI siècle comme dans les voeux de Condorcet, les manuels d’histoire se
caractérisent par une orientation forte vers l’instruction civique. Apprendre aux élèves
les mécanismes par lesquels l’approfondissement du mouvement démocratique a eu lieu
semble être une vocation majeure de l’histoire-géographie. La construction historique de
la Nation, de l’État moderne et de la République sont des sujets centraux des manuels
d’histoire en France, ce qui leur attribue une vocation de formation politique et citoyenne
importante. Mais, le manuel ne se réduit pas à cela. C’est un outil aux multiples facettes,
« point de convergence de la recherche, de la communication, de la découverte, de la
18
pédagogie, de l’institution et des spécialistes » .
Un manuel d’histoire semble avoir deux fonctions principales. D’une part, apporter des
connaissances fondamentales aux élèves en histoire. D’autre part, amener les élèves à
avoir un certain raisonnement sur l’histoire, au regard des questionnements du présent.
Il ne s’agit pas pour eux d’apprendre une vision naïve de l’histoire mais bien de savoir
cerner les défauts et les qualités d’un régime politique, économique et social, en fonction
des catégories normatives partagées par la communauté historienne.
Ainsi, outre des connaissances, c’est un système de valeurs et de jugements qui
est transmis aux élèves. Une notion de « progrès » est souvent présente d’un chapitre
à l’autre. Les pratiques sont « nouvelles », les privilèges abolis, on va vers plus de
démocratie. Les documents et les questions posées permettent à l’élève d’arriver lui même
à s’approprier certaines réflexions. Une orientation certaine, constituée de républicanisme
et d’attachement aux valeurs démocratiques, cherche à donner aux élèves des instruments
critiques de l’histoire. Que l’on s’entende, le rôle d’un manuel est légitimement de former
les élèves, de leur procurer les instruments intellectuels utiles à leur apprentissage, et un
pédagogue est bien légitime à se montrer plus ou moins directif. Aussi pertinents qu’ils
soient, le fait est que les travaux et le récit des manuels proposés aux élèves portent
en filigrane une certaine normativité, même s’il s’agit d’une normativité consensuelle (la
démocratie, la liberté, l’égalité). La neutralité est impossible. Un point de vue ressort
nécessairement d’un ouvrage historique –sans que cela n’en dénie la validité scientifique.
Notons simplement que, selon les manuels, selon les programmes, selon les maisons
d’édition, on peut trouver des variables parmi ces points de vue historiques. Tel manuel
mettra l’accent sur les problèmes d’exclusion des esclaves et des femmes du système
politique, un autre soulignera l’importance des progrès démocratiques apportés par la
Révolution Française sur l’Ancien Régime. La réflexion des rédacteurs, selon qu’elle soit
atténuée ou renforcée par ce que dira le professeur en classe, va guider la formation
de l’esprit critique de l’élève. Inversement, ce que les auteurs des manuels ne disent
pas, les zones historiques inconsciemment laissées dans l’ombre, vont contribuer à la
conservation de certains présupposés concernant le système des relations sociales, surtout
si le professeur n’intervient pas sur ces sujets.
Il en va de même pour les réflexions sur le genre comme pour les réflexions sur la
citoyenneté ou les progrès démocratiques. Selon le parti pris par les auteurs, leur formation,
et selon leur marge de manœuvre vis-à-vis des contraintes éditoriales, une image différente
des relations sociales de sexe va ressortir des manuels. Que les éléments sur ce sujet
s’avèrent rares ou abondants, qu’ils aient hérité des recherches en histoire des femmes et
du genre ou pas, les manuels vont être porteurs de certaines valeurs sur le genre. Autrement
dit, les manuels n’influencent pas à eux seuls le sexisme ou l’anti-sexisme des élèves. Le
discours du professeur en classe, et toutes les influences dans l’environnement des lycéens,
sociales, familiales, culturelles, politiques, etc, auront un impact sur la façon dont ils vont
18
12
Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire, op. cit. p8.
Suzat Eléna
Introduction
percevoir et interpréter les relations sociales de sexe. Mais les représentations du genre
dans les manuels d’histoire, dans la mesure où les manuels sont considérés comme des
supports de savoir et de vérité historique, peuvent constituer une influence importante dans
l’idée que se font les élèves du rôle des femmes et des hommes dans l’histoire.
La différence qui demeure toutefois entre la question du genre et la question de la
démocratie, c’est que la seconde est bien plus fréquemment posée de façon consciente,
alors que la première demeure sous-jacente dans le récit historique du manuel. Aussi,
mis à part quelques manuels de la fin des années 2000 pour lesquels le féminin-masculin
constitue un domaine d’investigation historique, il n’existe pas de questionnement sur le
genre en tant que tel dans les manuels d’histoire au lycée.
Il faut, afin de savoir pourquoi les manuels, malgré quelques évolutions notables, ont
très peu bénéficié des recherches en histoire des femmes et du genre, comprendre en quoi
les manuels sont le produit d’un contexte socio-culturel hétéronormé. L’hétéronormativité qui
caractérise la société française peut se définir comme un système de normes, de pratiques,
de coutumes et de façons de penser. Ce système est construit autour d’une croyance
en la différenciation forte et inégalitaire entre hommes et femmes, d’un attachement à
l’hétérosexualité comme base des relations sociales de sexe, et d’une essentialisation des
qualités dites typiquement masculines ou féminines. Mais le rapport de notre société au
genre est pluriel. Ilexiste en effet une tension entre l’action ou les volontés individuelles
et collectives pour le progrès de l’égalité entre hommes et femmes, et les contraintes
structurelles qui font obstacle à ces évolutions.
Les obstacles structurels à l’égalité hommes-femmes sont de plusieurs natures. Tout
d’abord, les contraintes légales ont pendant longtemps fait des femmes des citoyens
de seconde zone. Le Code civil napoléonien de 1804 a eu incontestablement des
conséquences néfastes sur le statut juridique des femmes. L'ancien article 213, stipulait
par exemple que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ».
e
Le Code civil, tout au long du 19 siècle, a confiné les femmes mariées dans un statut de
e
mineures à vie. Malgré quelques retouches dans les premières décennies du XX siècle,
il faut attendre l’œuvre du juriste Jean Carbonnier, qui réforma le Code Civil en 1965.
Mais la fin de l’incapacité civile de la femme mariée, et l’autorité parentale conjointe ne
furent adoptées qu’en 1970, et le divorce par consentement mutuel en 1975. Une certaine
domination des femmes par le droit caractérise la société française des années 1960-1970.
Ensuite, des contraintes politiques ont pesé et pèsent encore sur les femmes. Dans la
mesure où les carrières politiques fonctionnent souvent par cooptation, et que la sociabilité
masculine des partis politiques reste forte, les femmes accèdent souvent plus difficilement à
des postes importants dans la politique. Les phénomènes de la prime au sortant et du cumul
des mandats ont consolidé cette barrière à l’entrée des femmes dans la sphère politique.
De plus, il existe un coût différencié de l’entrée en politique entre les hommes et les femmes
dont on attend plus souvent qu’elles s’occupent de la famille et des activités domestiques.
Enfin, la vie politique française a hérité d’un passé lourd d’exclusions répétées des femmes
de la vie politique. Les dates de1789, 1804,1830, 1848, 1914, en même temps qu’elles ont
approfondi la construction de l’État moderne, sont aussi des dates qui ont scellé le caractère
uniquement masculin du droit de vote, de l’exercice de la politique ou de la responsabilité
juridique.
C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, les femmes dans les institutions politiques ne
représentent à l’Assemblée nationale que 18,5 % des élus, et au Sénat 22%. Au niveau
international, la parité est très rare dans les gouvernements. L’Union Européenne compte
Suzat Eléna
13
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
trois femmes présidentes (Irlande, Lettonie, Irlande) une femme chef de gouvernement en
Allemagne. Dans le Monde, sur 191 pays, on compte six femmes présidentes en 2008 et
19
cinq femmes premières ministres .
Un autre obstacle, culturel celui-là, doit également être pris en considération. Il n’est
pas rare de constater une association entre le pouvoir et la masculinité dans les mentalités.
Les femmes en politique se sentent souvent décalées, pas à leur place, leur présence est
ridiculisée et on parle d’elles sur un mode grotesque. De plus, il y a une attention extrême
portée à leur corps, perçu comme spécifique alors que le corps des hommes est quant à
lui normalisé, oublié.
Les médias participent au renforcement de ces stéréotypes. Une enquête de
20
Mediawatch
sur la presse, la radio et la télévision de 70 pays montre que 82% des
personnes citées dans les médias sont des hommes, et qu’un tiers des femmes citées sont
citées sans leur profession alors que c’est le cas de 1/20 des hommes seulement. L’enquête
concluait qu’un tel traitement de l’information contribuait à la reproduction des imaginaires.
La reproduction des stéréotypes masculins et féminins passe par toute une série
d’éléments, comme les jouets hypermasculins ou hyperféminins, certaines lectures
enfantines, la publicité, Eric Zemmour, certains préceptes religieux, les sports et les métiers
que l’on associe à un sexe ou l’autre, un monde du travail marqué par une inégalité de près
de 20% entre les salaires des femmes et des hommes, une présence féminine de moins de
10% dans les Conseils d’Administrations des entreprises du CAC 40, certaines émissions
de télévision, et la liste est longue…
Et elle ne concerne pas que les femmes. Les hommes aussi, dans la période
1968-2008, ont fait face à certaines contraintes de genre. La masculinité connaît ses propres
règles, ses impératifs. Pour les hommes originaires des classes sociales défavorisées,
touchées par le délitement du travail salarié, pour les personnes issues de l’immigration,
l’accès au politique est clairement plus difficile que pour les hommes blancs des
classes moyennes ou supérieures. Les représentations du pouvoir, si elles sont associées
au masculin beaucoup plus qu’au féminin, sont également associées à un certain type de
masculinité : celle de l’homme d’origine européenne, possédant un fort capital économique
et social. Le racisme envers les populations africaines ou nord-africaines issues de
l’immigration post-coloniale n’est pas un fait nouveau, et contribue, de façon latente, à
favoriser la reproduction de toutes sortes de discriminations envers ces individus, dont la
masculinité est dans ces cas-là considérée comme anormale, ou inférieure. L’homosexualité
est un autre motif de discrimination, qui porte à croire qu’aujourd’hui, pour de nombreuses
personnes, « être un vrai homme », c’est être hétérosexuel.
Enfin, des contraintes culturelles pèsent sur les hommes, envers lesquels il est possible
de constater certaines attentes de la société. On attend généralement d’eux qu’ils soient
rationnels, responsables, forts, protecteurs de leur famille, virils, qu’ils exercent certains
métiers nécessitant responsabilité ou force physique, qu’ils s’intéressent plutôt à la politique,
à la science, à l’économie qu’aux affaires sociales, domestiques, à la littérature et aux
arts. La société assigne certains rôles aux hommes, qui doivent faire preuve de courage,
d’agressivité, de compétitivité. Ces contraintes qui participent à la formation des caractères
peuvent être plus ou moins bien vécues. Les mécanismes d’intériorisation de l’identité
19
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Cécile SOURD, cours d’ouverture sur les rapports sociaux de sexe, IEP de Lyon, 1
er
semestre 2008-2009.
20
Virginie BARRE, Sylvie DEBRAS, Natacha HENRY, Monique TRANCART, Enquête Mediawatch, Dites-le avec des femmes.
Le sexisme ordinaire dans les médias Médialivre, CFD/AFJ, Paris, 1999.
14
Suzat Eléna
Introduction
genrée, que ce soit pour les femmes ou pour les hommes, passent souvent par des
mécanismes de répression symbolique ou réelle qui peuvent être violents.
Malgré ces obstacles structurels, de nombreux efforts politiques ont été accomplis entre
1968 et 2008 dans le sens d’une plus grande égalité entre les femmes et les hommes.
Rappelons que le 21 avril 1944, le Gouvernement provisoire de la République française
donne le droit de vote aux femmes (plusieurs années après que de nombreux pays
occidentaux leur ont accordé), confirmé par l’ordonnance du 5 octobre, qui ne sera utilisé
que le 29 avril 1945 pour les élections municipales. Par la suite, une série de textes législatifs
ont permis de prolonger ce mouvement d’émancipation des femmes. La loi Neuwirth en
1967 légalise la contraception (mais le décret d’application est décrété en 1972 seulement).
La loi Veil du 17 janvier 1975 autorise l'avortement. Les mouvements associatifs féministes
mènent par ailleurs un combat pour les droits des femmes. Le Mouvement de Libération
des Femmes, l'appel à la grève des femmes contre les tâches domestiques et sexuelles
(1974), l'intervention dans le domaine juridique (par la Ligue des droits des femmes, 1974),
la création de « SOS femmes battues », la création du Planning familial, ont favorisé une
prise de conscience de l’importance de la question du sexisme dans la société et amené
à une plus grande égalité entre les hommes et les femmes à partir des années 1970.
Françoise Giroud, première secrétaire d'État auprès du Premier Ministre Jacques Chirac,
fut chargée de la Condition féminine, entre juillet 1974 et août 1976 ; elle prend « cent une
mesures » pour le droit des femmes. Après elle, une délégation puis un ministère furent
21
confiés à Monique Pelletier, femme politique de centre droit .
L’action d’Yvette Roudy est particulièrement marquante en ce qui concerne les
avancées du féminisme institutionnel. Députée du Parlement Européen en 1979, elle entre
au gouvernement Mauroy en 1981 en tant que Ministre des Droits de la femme, déléguée
auprès du Premier Ministre. Son but : mener un « combat pour la rencontre entre socialisme
22
et féminisme » . Et pour cela elle entend, diriger un « ministère du déconditionnement des
23
femmes et des hommes » . Elle a ainsi participé à la réalisation de quelques-unes des « 110
propositions » de François Mitterrand. Des centres départementaux des droits des femmes
sont créés un peu partout sur le territoire (ils sont plus de 200 en 1985). En 1982, est instauré
le caractère officiel de la célébration de la journée de la femme le 8 Mars. Un programme
de formation professionnelle et d’orientation scolaire pour promouvoir l’égal accès aux filles
et aux garçons à tout type de métiers est lancé et étayé par des campagnes comme celle
24
de 1984 (« les métiers n’ont pas de sexe ») . Une aide à la recherche universitaire sur
les femmes est allouée. La loi sur « l'égalité de l'homme et de la femme » est votée le 13
juillet 1983. Dans un sens, et malgré les nombreux échecs et déboires politiques rencontrés
25
par Yvette Roudy, un « féminisme d’État » s’est introduit, entre 1981 et 1986, dans les
e
institutions de la V République.
En 1992, Françoise Gaspard, Ann le Gall et Claude Servan Schreiber publient « Au
pouvoir, citoyennes ! », un appel à la parité en politique. Ainsi, l'Assemblée Nationale adopte
21
Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », in Serge BERSTEIN, Pierre
MILZA, Jean-Louis BIANCO (dir.), François Mitterrand, Les années du changement 1981-1984, Perrin, Saint-Amand-Montrond, 2001.
22
23
ibidem.
Circulaire à l’intention des préfets de Région et de Département, in Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des
femmes... », op. cit. p14.
24
25
Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes... », op. cit. p14.
ibidem.
Suzat Eléna
15
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
un projet de révision constitutionnelle relatif à l'égalité entre les femmes et les hommes en
1998. Cela abouti à la loi du 6 juin 2000, qui prévoit une parité totale pour les scrutins ainsi
que des sanctions financières aux élections législatives si le nombre de candidats d’un sexe
dépasse de 2 % celui de l’autre.
En parallèle au développement des droits des femmes, et peut-être même grâce à
lui, la masculinité se redéfinit progressivement entre les années 1960 et les années 2000.
La figure du Pater Familias, détenteur de l’autorité familiale mais peu affectif, subit le
contrecoup de mai 1968. Le phénomène des « nouveaux pères » cristallisé dans le film
Trois hommes et un couffin de Coline Serreau en 1985, la valorisation de la sensibilité chez
les hommes, l’apparition des « métrosexuels », des hommes coquets faisant attention à
leur apparence, tous ces éléments ont contribué à donner un contenu différent à la virilité,
plus ouverte sur certains aspects de la part de « féminité » des hommes. En outre, le
mouvement du masculinisme, a cherché à diffuser une vision politique de défense des droits
des hommes (comme un accompagnement psychologique des hommes en difficulté, plus
nombreux à se suicider que les femmes, la lutte contre le conditionnement des hommes
à devenir des producteurs corvéables ou des soldats que les États sacrifient à merci, ou
encore la défense des prérogatives paternelles lors du divorce lors duquel la garde des
enfants est plus souvent attribuée à la mère).
On peut alors dire que les manuels s’inscrivent dans un contexte marqué par des
contradictions multiples et complexes, d’une société qui est à la fois soucieuse de conserver
un certain ordre établi entre les sexes, traversée par des hiérarchies fortes entre le féminin
et le masculin et par des inégalités persistantes entre les hommes et les femmes, mais qui
en même temps, avance vers un plus grand libéralisme dans la construction de l’identité
sexuelle des individus.
Ainsi, il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle les représentations du genre
dans les manuels d’histoire connaissent une évolution liée à des facteurs multiples. Elles
ne sont pas figées dans une sorte de carcan idéologique sexiste imposé par un modèle de
société patriarcale. Elles sont au contraire un objet profondément historique, et elles sont
dépendantes du contexte politique, social, culturel, économique, éditorial, linguistique et
historiographique dans lequel elles émergent. Entre les années 1960 et les années 2000, la
question du genre dans l’histoire passe ainsi lentement du stade de représentations reçues
comme allant de soi, non réfléchies, et naturelles, au statut de faits construits, dignes d’une
analyse historique plus consciente que par le passé. Entre les manuels de 1968 et les
manuels de 2008, le rôle des femmes dans l’histoire est de plus en plus montré, de même
que les processus à l’œuvre dans leur exclusion de la vie politique. Les qualités viriles
changent également, et dans un sens, se démocratisent : ce sont les hommes anonymes,
des catégories sociales pauvres, qui voient leurs attributs sociaux valorisés par des marques
de masculinité (comme les ouvriers, les soldats, tout citoyen quelle que soit sa richesse).
Mais la présence d’interrogations sur le genre en tant que tel, reste un sujet non abordé. Et la
dénaturalisation de la différenciation entre les hommes et les femmes, si elle commence à se
réaliser de fait, par la présence d’explications historiques sur « la condition féminine », n’est
jamais tout à fait introduite dans les manuels et conserve de nombreux traits essentialistes.
Bien que progressivement les manuels traitent de l’identité en tant que construit historique
(surtout en ce qui concerne les différentes classes sociales ou bien les « poilus »), une
telle grille de lecture n’est pas appliquée aux mécanismes de construction historique des
identités de genre. En outre, les débuts d’assimilation des recherches en histoire des
femmes dans les programmes semblent moins bénéficier aux hommes qu’aux femmes.
Car les hommes en tant qu’êtres sexués qui se ressembleraient par leur appartenance à
16
Suzat Eléna
Introduction
une « condition masculine » ne font jamais l’objet d’études spécifiques dans les manuels.
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée entre 1968 et 2008 se
trouvent donc dans une tension. D’une part, il y a une conception des acteurs historiques
qui associe inconsciemment le masculin à l’universalisme et voile la non-neutralité sexuelle
des agents de l’histoire. Et d’autre part, une conception s’intéressant aux mécanismes
d’exclusion de certaines minorités (masculines ou féminines) de la scène traditionnelle de
la « grande histoire » ainsi qu’à leur rôle dans les événements historiques.
Un rapport de l’UNESCO sur les manuels scolaires problématise ces questions avec
pertinence :
L’école et les manuels jouent un rôle essentiel dans l’apprentissage des rôles
sexués. Les représentations du masculin et du féminin sont légitimées par un
support fortement valorisé. Assimilé par les enfants, « le système de genre »,
c’est-à-dire l’ensemble des normes, croyances, pratiques, connaissances qui
organisent les rapports entre les hommes et les femmes aura des répercutions
sur la scolarisation et les trajectoires des filles [et des garçons], ainsi que sur
l’ensemble de leurs expériences. C’est dans cette perspective que le manuel
peut être examiné comme potentiel vecteur d’égalité [ou d’inégalité] entre les
26
[hommes et les femmes] .
Pour le dire autrement, l’école constitue, selon les historiens de la mémoire collective dite
plus justement culturelle, l’un des éléments centraux de la relation d’une société à son
histoire. S’intéresser à ce qui a été enseigné dans les classes en se basant notamment
sur l’étude des manuels scolaires permet donc de mieux comprendre les processus de
construction des représentations collectives. En focalisant l’analyse sur la façon dont les
genres sont traités dans ces manuels, il devient possible de découvrir certains des ressorts
qui ont forgé les mentalités et les dichotomies en ce qui concerne les relations entre hommes
et femmes, les rôles sociaux assignés aux membres d’une société selon leur sexe, et les
évolutions qui émergent dans les faits et les esprits. Penser le genre comme une catégorie
utile à l’analyse historique (Joan Scott) n’est pas qu’une mode, mais une réelle innovation
dans nos interprétations de l’histoire, car elle soulève des questions relatives aux processus
globaux et particuliers de genrification (ou bien sexualisation) des rôles sociaux, et interroge
ainsi les penchants universalistes de l’histoire classique.
Les hommes et les femmes apparaissent-ils aussi souvent ? Sont-ils représentés
dans toutes les sphères d’activité de la même manière (sphère familiale, sphère liberté
personnelle, sphère travail et vie politique) ? Leur rôle dans l’histoire est-il expliqué
systématiquement ? En bref, quelles sont les diverses modalités du processus de
genrification des représentations des acteurs historiques et comment émergent les
représentations du genre dans les manuels d’histoire ?
Ces modalités relèvent d’abord de processus macro-historiques. Produits complexes,
les manuels d’histoire sont issus d’un contexte historiographique, politique et éditorial
particulier, qui conditionne la façon dont les représentations du genre émergent (Partie 1).
Mais des processus micro-historiques influencent également les représentations du
e
genre à divers moments du programme : Athènes au V siècle avant J.-C, les événements
révolutionnaires de 1848 en France, la Révolution industrielle des années 1850, la Première
Guerre Mondiale et les années 1920 (Partie 2).
26
Carole BRUGEILLES, Sylvie CROMER, Comment promouvoir l’égalité entre les sexes par les manuels scolaires ?
Guide méthodologique à l’attention des acteurs et des actrices de la chaîne du manuel scolaire, UNESCO, Paris, 2008.
Suzat Eléna
17
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
18
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
Première Partie Les manuels d’histoire,
des produits complexes, facteurs des
représentations du genre
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire au lycée ne sont pas un
pur produit idéologique, dont les variations dépendraient de l’adhésion par les auteurs du
manuel au féminisme ou au sexisme. Comme tout objet historique, les représentations
du genre dans les manuels d’histoire doivent être contextualisées, historicisées. En
effet, les manuels d’histoire sont des produits complexes, qui dépassent le cadre de
leur seule rédaction par des historiens. Leur production est soumise à des contraintes
méthodologiques, épistémologiques, légales, politiques, économiques et techniques. Ces
différents éléments ont déterminé la façon dont ont émergé les diverses représentations du
genre observées dans les manuels. Pour saisir la complexité de ces influences extérieures
sur les représentations du genre, il faut replacer les manuels d’histoire à la fois dans un
contexte historiographique et dans un contexte éditorial.
Chapitre 1 : Le produit d’un contexte
historiographique
Les représentations du genre dans les manuels sont conditionnées, en grande partie,
par le contexte historiographique dans lequel elles émergent. La science historique, ses
modes de rédaction et ses méthodes, de même que la sociologie et la formation initiale des
historiens, ou enfin la recherche universitaire en histoire des femmes et du genre depuis les
années 1970 sont des facteurs essentiels pour comprendre en quoi l’historiographie a eu
une influence sur les représentations du genre dans les manuels d’histoire au lycée entre
1968 et 2008.
I) La science historique
Comme toute science, l’histoire possède ses codes de rédaction, répond à certaines
exigences méthodologiques, traduit une vision de la temporalité – longue ou courte,
continue ou séquencée- et fait des choix sur les domaines qu’il lui semble indispensable
d’investir. Or, d’une certaine manière, les diverses orientations scientifiques de la discipline
historique ont un effet sur les représentations du genre dans les manuels.
Suzat Eléna
19
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
1. Les effets de la rédaction historique sur les représentations du genre
La langue que nous utilisons est un cadre qui structure nos façons de penser et de percevoir
le monde. La grammaire et les usages linguistiques forgent la matière première avec
laquelle l’historien doit faire de l’histoire. Son récit, les reliefs qu’il lui donne, fluctuent au
rythme des évolutions de la langue. Selon le degré de sexisme ou d’anti-sexisme dans la
langue, les représentations du genre se montreront alors sous un éclairage différent.
Il existe ainsi plusieurs éléments linguistiques qui favorisent l’émergence d’images
sexistes du genre.
- Tout d’abord, la grammaire. Tout le monde se souvient de cette fameuse règle qu’on
apprend en primaire selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin. Il s’agit d’une
question de grammaire devenue évidente aujourd’hui mais qui ne l’a pas toujours été.
Le primat du masculin en grammaire s’affirme sous l’Ancien Régime avec Vaugelas,
grammairien né en Savoie, en 1647 dans Remarques sur la langue française, utiles à ceux
qui veulent bien parler et bien écrire. Les formes féminines qui existaient pendant le MoyenÂge dans divers patois s’estompent sous l’action des membres de l’Académie Française,
à un moment de l’histoire de France où l’une des modalités de la constitution d’un pouvoir
d’État est l’uniformisation de la langue.
Mais l’utilisation du genre masculin comme le genre neutre en grammaire a
progressivement conduit à un effacement des femmes des récits politiques et historiques.
Ce thème de « l’invisibilisation » des femmes dans l’histoire a été vulgarisé par de
nombreux chercheurs et historiens comme Renate Bridenthal en 1977, qui la première
publiait un ouvrage intitulé Becoming visible, ou plus tard en 1998 Michelle Perrot rédigeant
son ouvrage Les femmes ou les silences de l’Histoire.
En réponse à ces critiques, l’Académie Française a avancé l’argument selon lequel
l’adoption du titre masculin ouvrirait les portes de l’universel. Sur le site internet de
l’Académie, on peut lire :
Enfin, seul le genre masculin, qui est le genre non marqué (il a en effet la capacité
de représenter les éléments relevant de l’un et de l’autre genre), peut traduire
la nature indifférenciée des titres, grades, dignités et fonctions. Les termes
chevalière, officière (de tel ordre), députée, sénatrice, etc., ne doivent pas être
27
employés .
28
La linguiste Claudie Baudino réfute un tel argument. Elle montre en effet qu’à plusieurs
reprises, le genre grammatical masculin a au contraire servi de justification pour l’exclusion
des femmes. Par exemple, les femmes furent exclues de la profession d’avocat en 1810
sous prétexte que le décret régissant la profession utilisait le genre grammatical masculin.
Aussi, dans certains manuels d’histoire, les rédacteurs utilisent souvent les termes
«les citoyens », « les bourgeois », « les Grecs », « le peuple »... Ce sont des termes
généraux qui sont tout à fait nécessaires au récit historique. Mais il peut arriver qu’ils cachent
une réalité plus complexe que ce qu’ils cherchent à décrire. Parler des citoyens à Athènes
c’est parler de 40 000 personnes sur 300 000, et lorsque ceci n’est pas précisé, tout se
27
Site internet de l’Académie Française, http://www.academie-francaise.fr/langue/ , article sur la « Féminisation (des
2
noms de métier, de titres, etc.)». Claudie BAUDINO, Prendre la démocratie aux mots, pour une réappropriation citoyenne
de la langue et de ses usages, l’Harmattan, Le Mesnil sur l’Estrée, 2008.
28
20
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
passe comme si la cité grecque pouvait être un modèle politique viable alors qu’elle était
fondamentalement basée sur l’exclusion des métèques, des femmes et des esclaves de
la vie politique, qui représentaient 75% de la population d’Athènes. Le genre grammatical
neutre demeure avant tout le genre grammatical masculin. L’acteur historique est donc
d’abord perçu en tant qu’homme.
En d’autres termes, le genre grammatical neutre participe à l’effacement de l’action
des femmes, et de certaines catégories d’hommes, dont le lecteur ne se représente pas
les différences si elles ne sont pas précisées (l’origine sociale ou la couleur de peau par
exemple). La grammaire forge les imaginaires et les mentalités et peut engendrer une
distorsion de la perception historique.
Par le même processus que le genre grammatical neutre, qui efface les différences
tout en offrant un modèle masculin de l’acteur historique, le registre de l’universel, quand il
n’est pas encadré par une approche critique du concept, tend à renforcer le sexisme dans la
29
langue. L’historienne Annette Wieworka évoque à cet égard le « problème de la croyance
des enseignants d’histoire à l’universel, qui oblitère l’existence de différences ». Mythe
républicain issu de la Révolution, idéal politique toujours vif aujourd’hui, l’universalisme ne
se conjugue pas forcément bien avec la science historique, dont le but est de s’intéresser à la
complexité des réalités sociales là où l’universalisme cherche à les homogénéiser. En étant
trop généraux, les termes universalisant créent un effet sur les mémoires : quand le lecteur
n’est pas un homme et n’est pas « blanc », il manque de personnes envers qui s’identifier,
et peut avoir tendance à croire que les femmes ou les immigrés en France n’ont rien réalisé
dans l’histoire du pays, qu’ils n’étaient ni peintres, ni écrivains, ni militants politiques ou
acteurs des changements de l’histoire.
Au-delà de ces phénomènes d’invisibilisation, la langue française est porteuse d’une
hiérarchie entre féminin et masculin dans la langue. Pierre Bourdieu souligne dans son
30
ouvrage La Domination Masculine
, que les insultes d’une société, éléments qui
renseignent sur ce qui se trouve de plus bas et de plus vil dans l’imaginaire social,
correspondent souvent à un excès de féminité et à un manque de virilité. Pour dévaloriser
quelqu’un, se moquer de lui, des mots relatifs à la féminité sont souvent utilisés. Ainsi, il
est possible de trouver certaines expressions connotées masculin/féminin dans lesquelles
le mécanisme de valorisation du masculin passe systématiquement par une dévalorisation
des qualités soi-disant féminines (rationnel/émotionnel, raisonnable/hystérique, fermeté/
douceur, dur/mou, actif/passif, dominant/dominé, extérieur/intérieur...). Une impression de
grotesque ou de ridicule peut facilement s’obtenir en accolant des adjectifs associés à un
sexe à l’autre sexe, ou en féminisant certains mots typiquement masculins, comme si le
féminin rabaissait le prestige d’un titre. Par exemple, un « homme public » fait référence à un
homme connu sur la scène politique, alors qu’une « femme publique » signifie « prostituée » ;
« ambassadeur » désigne une haute fonction diplomatique, « ambassadrice » est un
synonyme pour « entraîneuse ». Aussi, il est fréquent que dans les manuels d’histoire, la
dévalorisation des hommes appartenant au modèle politique de l’Ancien Régime se fasse
sur le mode de leur féminisation et qu’au contraire, la valorisation des ouvriers ou des
bourgeois, porteurs d’un modèle politique plus démocratique, se fasse sur le mode de la
virilité (voir infra, partie 2,chap1,IV).
29
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », Avis et rapports du conseil économique
et social, n�5, Les éditions des journaux officiels, Paris, 2004.
30
Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Le Seuil, Paris, 1998.
Suzat Eléna
21
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Enfin, le conservatisme politique de certaines des institutions de régulation de la langue
française renforce le sexisme dans la langue. Selon les linguistes et historiens Claudie
31
Baudino et Michel Bozon , l’Académie Française a en effet une position très hostile à la
féminisation de la langue et à l’utilisation du mot « genre ». Ainsi, la Commission Générale
de Terminologie et de Néologie, organe institutionnel rattaché à l’Académie française, a
32
émis un avis selon lequel « la substitution de “genre” à “sexe” ne répond [...] pas à un
besoin linguistique et l’extension de sens du mot genre ne se justifie pas en français ». Les
rédacteurs de manuels se sont donc vus fortement dissuadé d’utiliser le mot genre dans les
ouvrages scolaires. Ce concept n’apparaît d’ailleurs jamais dans les manuels étudiés.
Face à cet état de fait, des efforts politiques et militants ont été accomplis ces dernières
années pour renverser la tendance sexiste de la langue.
D’une part, la féminisation des noms de métiers a permis de rendre visible la présence
féminine là où le genre grammatical neutre masculin la voilait. Alors qu’au Québec cette
féminisation des noms de métiers a pris forme de loi en 1984, il a fallu attendre une circulaire
33
du Premier Ministre Lionel Jospin en date du 6 mars 1998 en France . Cette féminisation
peut s'interpréter comme la décision d'inscrire dans la langue la revendication politique d'une
parité entre les hommes et les femmes dont les conditions pratiques ne sont pas encore
réunies et qui était appelée à devenir un objectif à valeur constitutionnelle. Dans les manuels
34
des années 2000, par exemple, des femmes « mécaniciennes, monteuses, apprêteuses »
sont parfois décrites.
D’autre part, l’usage du mot genre dans la communauté scientifique s’est développé
ces dernières années, notamment en réaction à la prise de position de la Commission
de Terminologie. Plusieurs chercheurs en sciences humaines, dont certains militants
féministes, se sont empressés d’utiliser le mot genre de plus en plus fréquemment dans
leurs travaux et publications. De nombreuses revues ou groupes scientifiques contiennent
ce mot dans leur titre : par exemple, la revue Travail Genre et Société, ou l’Association
d’historiens Mnémosyne, « Association pour le développement de l'histoire des femmes et
du genre ».
Mais l’usage du mot « genre » n’est pas qu’une simple réaction épidermique au
conservatisme de la Commission ou de l’Académie. Les recherches en « Gender Studies »,
très importantes aux États-Unis, dans les Pays Nordiques et au sein des organisations
internationales comme l’ONU, ont amené la communauté scientifique française à devoir
s’interroger sur la pertinence des traductions du mot « gender » utilisées, et préconisées par
35
la Commission de Terminologie. Comme le souligne Michel Bozon , les termes « sexe »,
« masculin-féminin », « questions d’égalité entre hommes et femmes » posaient de plus en
plus de problèmes dans la compréhension exacte des articles sur le genre, et péchaient par
leur imprécision et leur confusion. L’intérêt du concept de « genre » dans la traduction de
publications étrangères s’est donc imposé en France, et notamment en histoire. Toutefois,
ce terme n’apparaît pas encore dans les manuels d’histoire du lycée.
31
32
Claudie BAUDINO, Michel BOZON, « Le “genre” interdit », in Travail Genre et Société, n°16, novembre 2006.
Bulletin officiel [B.O.] n°34 du 22 septembre 2005
33
Claudie BAUDINO, Michel BOZON, « Le “genre” interdit », op. cit.
re
Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1
L, ES, Collection Laurent Bourquin, Belin, Malesherbes, 2003.
35 1
ibidem.
34
22
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
La langue contient donc en elle plusieurs reflets du système de genre de la société,
elle oscille entre conservatisme et progressisme, et cela influence les représentations du
genre dans les manuels d’histoire.
2. L’impact de la méthodologie sur les représentations du genre
Comme dans toute science, des courants, des écoles, des théories se sont opposés
sur la conception qu’ils avaient de l’histoire. L’historiographie, dont sont empreints les
manuels d’histoire du lycée actuellement, n’utilise pas les mêmes outils ou les mêmes
grilles d’analyse que les manuels des années 1960. De telles variations dans les méthodes
historiques ont eu un impact sur les représentations du genre.
36
En ce qui concerne les biographies,l’historien Marc Ferro observe que « les manuels
les plus anciens révèlent un penchant marqué par un type de biographie où priment la
dimension psychologique et le portrait physique du personnage ». Le genre des acteurs
historiques prend alors une couleur personnalisée, et la description de la personnalité
et de l’allure des personnages oscille entre leurs caractères privés et leurs caractères
publics. Les hommes, car il est surtout question d’hommes dans les manuels les plus
anciens, ne sont pas perçus uniquement en tant qu’acteurs de l’histoire, et des éléments
37
sur leur façon d’être apparaissent. Annette Wieworka considère de la même manière que
« l’histoire française enseignée affectionne “les grands hommes”, dont on retrouve quelques
38
galeries de portraits dans certains manuels ». Selon l’historienne Nicole Lucas , de telles
représentations s’expliquent notamment par la prééminence du positivisme des auteurs en
e
Histoire hérité du 19 siècle.
Mais l’arrivée du marxisme et de la sociologie, ainsi que des thèses de l’école des
Annales apportent un changement dans les années 1950-1960. Marc Ferro pense en effet :
Avec les années soixante, les portraits et les biographies deviennent plus
nettement politiques et par conséquent, la dimension physique est occultée. On
met en avant les risques pris par les hommes dans leur vie, leur popularité ou
impopularité. Et on parle moins de leur vie personnelle. Apparaissent également
39
des biographies de groupe, ou le collectif est mis en avant .
Avec l’apparition de l’histoire sociale, selon Marc Ferro, « l’homme politique, hier au sommet
de la pyramide de la causalité historique, traduit désormais les aspirations collectives de la
base humaine qu’il éclairait hier ». L’historien et auteur d’ouvrages scolaires Jacques Grell,
en introduction du manuel d’Istra de 1981, affirme par exemple vouloir faire une« histoire
40
moins politique et plus économique et sociale » .
41
Cependant, l’historienne Michelle Perrot estime que « les Annales, en introduisant le
social et l’économique ne constituent pas une véritable rupture ».
36
37
38
39
40
Marc FERRO, Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde entier, Payot, Paris, 1992.
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.
Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, op. cit. p8.
Marc FERRO, Comment on raconte l'histoire aux enfants, op.cit, p24.
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN, (dir.), Dossiers d’histoire 2e, Istra, Strasbourg, 1981.
41
Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, Paris, 1998.
Suzat Eléna
23
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Ces deux interprétations ne sont pas aussi contradictoires qu’elles ne le paraissent.
En effet, les Annales, l’histoire sociale, ont permis qu’une autre facette des hommes
apparaisse : moins personnalisés, les hommes représentés dans les manuels le sont en tant
qu’ils sont un exemple significatif d’une période ou d’un phénomène collectif. Les hommes
en tant qu’êtres genrés ne sont moins valorisés pour leur appartenance à une élite qu’à
une communauté. Mais l’histoire sociale, si elle fait appel au groupe, n’inclut pas encore
les femmes dans son champ d’investigation. Il n’y a pas eu d’automatisme entre apparition
des phénomènes sociaux en histoire et apparition des femmes. En d’autres termes, l’image
des hommes a changé avec l’arrivée des Annales, sans toutefois donner de visibilité aux
femmes.
3. L’influence de la temporalité
Les conceptions de la temporalité en histoire ne sont pas uniformes. Avec les avancées
méthodologiques et la succession des écoles, la vision du temps historique a évolué. Selon
42
l’historienne Marie-Christine Bacquès
, l’histoire enseignée dans les manuels a fait un
mouvement de va-et-vient entre la continuité et la discontinuité. Elle considère que l’ :
Une des évolutions les plus importantes concerne le découpage même du temps
historique dans les manuels. La remise en cause de sa traditionnelle continuité
apparente a constitué un changement difficile à accepter, car il remettait en
question le modèle d’intelligibilité hérité des historiens du courant méthodique :
lorsque les programmes de seconde de 1981 ont introduit des ruptures dans
cette continuité, certains manuels ne les ont pas respectés. Les manuels qui ont
joué le jeu de la discontinuité ont eu une faible durée éditoriale. Dans les années
1960, le modèle d’intelligibilité – la succession linéaire de faits historiques
porteuse d’un sens qui l’orientait- restait fourni par l’histoire méthodique.
43
L’historienne et formatrice Michelle Zancarini-Fournel a le même avis :
Tissée par l’action de ses grands hommes, cette histoire de France est, dans une
continuité rassurante, lisible par les élèves par la frise chronologique remise à
l’ordre du jour, après avoir été décriée comme représentation d’une conception
linéaire et téléologique du temps.
Introduire un temps long, quitte à ne pas respecter la continuité temporelle et à faire
des bonds dans l’histoire, a permis aux rédacteurs de manuels de se pencher sur des
phénomènes historiques larges, dépassant le cadre de « l’évènement ». Les événements
historiques, pris en tant que succession de faits chronologiques, correspondaient en fait
à une histoire très personnalisée, incarnée dans des « grands hommes ». De fait, la
population dans son ensemble, les hommes et les femmes au travail, les systèmes culturels
et sociaux n’apparaissaient pas dans les récits historiques ayant une telle conception du
temps historique. Seuls les puissants, parmi lesquels une minorité de régentes ou de saintes
et une majorité d’hommes, étaient représentés. Consciente de ce problème, la communauté
historienne a tenté de transférer une notion de longue durée dans les manuels, afin d’y
42
Marie-Christine BACQUES, « L’évolution des manuels d’histoire du lycée, des années 1960 aux manuels actuels », Histoire de
l’éducation, n°114, mai 2007.
43
24
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
44
intégrer ce que les historiens Jean Leduc et Patrick Garcia appellent la « petite nation »,
celle des petites gens qui constituent la masse de la population. Là encore, cela a permis
dans un premier temps de voir apparaître des descriptions sociologiques des hommes
s’inscrivant dans des phénomènes de longue durée. Les bourgeois, les ouvriers, les
aristocrates, tous s’installèrent dans les récits des manuels au lycée. Mais il fallu attendre la
fin des années 1990 pour que ce changement dans la conception de la temporalité historique
laisse apparaître de façon conséquente les femmes dans les chapitres « sociétés » des
manuels.
4. Les domaines de prédilection de l’histoire et leur influence sur les
représentations du genre
L’histoire classique, qui imprègne les manuels d’histoire du lycée jusqu’aux années 1980,
45
fait la part belle aux sphères politiques, diplomatiques et militaires. Pour Evelyne Hery ,
historienne, il existe même dans cette conception du domaine de prédilection de l’histoire
une « hypertrophie de l’histoire nationale », dans le sens où l’histoire n’est abordée que
sous l’angle des événements politiques (les changements de régime, les révolutions...), des
batailles et des guerres, des relations internationales entre chefs de gouvernements, etc.
La conséquence de cette restriction de l’histoire aux affaires de la res publica sur les
représentations historiques est que « le récit historique fait peu de place aux femmes car
il privilégie la sphère publique » et crée un effet de « mutisme des hommes sur leur vie
46
47
privée » . Michelle Zancarini-Fournel met également l’accent sur le fait qu’avec le registre
politique et militaire, « les élèves sont invités à ne retenir des différentes périodes que de
grands personnages, pour la plupart hommes politiques ou héros militaires, à l’exception de
quelques personnalités de la science et de la création littéraire ». Femmes invisibles, figures
masculines des élites sociales, artistiques, politiques ou militaires, absence de visibilité
des couches inférieures de la société, manque total d’éléments de la sphère familiale des
« grands hommes », telles sont les représentations du genre résultant du modèle historique
classique.
Toutefois, ici encore, la montée en puissance de l’école des Annales et de l’histoire
sociale et culturelle qui se sont développées à partir des années 1950 et qui ont pris une
réelle ampleur substantielle au début des années 1980 dans les manuels, ont ouvert de
nouveaux champs d’investigation historique. Pour Patrick Garcia et Jean Leduc,l’histoire
n’est plus abordée « seulement sous l’angle politique, diplomatique et militaire mais englobe
aussi des faits économiques et sociaux, la description des civilisations et des cultures,
48
l’examen de l’évolution des techniques » . Ces nouveaux domaines de prédilection de
l’histoire ont favorisé l’apparition de représentations du genre différentes. Le « grand
homme » laisse la place aux groupes sociaux, le chef militaire aux soldats. Le nombre
des portraits d’hommes célèbres diminue là où les descriptions des idéaux-types des
catégories sociales composant le paysage de la nation s’étoffent. Les femmes apparaissent
44
Patrick GARCIA, Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Armand Collin, Malesherbe,
2003.
45
Evelyne HERY, Un siècle de leçons d’histoire, l’histoire enseignée au lycée, 1870-1970,Les PUR, Rennes, 1999.
46
47
48
Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, op. cit. p25.
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
Extrait du bulletin officiel, n°142, mars 1955, p306, in Patrick Garcia, Jean Leduc, L’enseignement de l’histoire en France
de l’Ancien Régime à nos jours, Armand Collin, Malesherbe, 2003.
Suzat Eléna
25
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
progressivement dans les manuels, au moment du chapitre sur « l’arrière » pendant la
Première Guerre Mondiale dans les manuels des années 1970-1980, puis dans la cité
grecque antique ou la révolution française dans les manuels des années 1990-2000.
Toutefois, selon l’historien italien Gianni Perona :
Le particulier, l’individuel et le subjectif ont été acceptés comme des éléments
relevant d’un nouveau concept de la politique [...] Démocratique, la nouvelle
science ne parlerait plus seulement le langage du pouvoir, mais serait le porteparole des humbles, des illettrés, de tous ceux qui veulent contribuer à établir
de nouvelles règles pour une société ou de nombreux acteurs joueraient des
rôles décisifs. À mon avis, au contraire, il n’en est rien : un très grand silence,
ou si l’on veut un voile épais couvre de très vastes pans de la carte du royaume
49
historique, et il n’est pas prêt d’être soulevé .
Il explique : « Le malaise de la science historique quand elle touche de près le territoire des
tabous, [...] la lutte sur le contrôle des archives particulières ou publiques, [...] la question
de la destruction des sources compromettantes, révélant des failles et des faiblesses, dans
le cas de héros » demeurent des obstacles dans les recherches historiques, malgré une
ouverture considérable dans leurs domaines d’investigation.
Éléments d’un contexte historiographique particulier, les différentes orientations
scientifiques de la discipline historique ont bel et bien un effet sur les représentations du
genre dans les manuels. Mais il est une autre variable à prendre en compte pour comprendre
en quoi les manuels sont un produit complexe, facteur de représentations du genre : la
sociologie et la formation des historiens.
II) Les historiens
Discipline scientifique, l’histoire est constituée par des hommes et des femmes, dont le profil
social et culturel évolue au fil du temps. Les historiens sont des personnes de leur temps,
ils écrivent et perçoivent l’histoire avec un regard scientifique mais également avec des
questionnements et des présupposés relatifs à leur époque, à leur culture politique, à leur
milieu social. Plusieurs facteurs socio-culturels ont ainsi contribué à orienter leur vision du
genre.
1. Un domaine traditionnellement masculin
L’histoire a d’abord été une discipline exercée par des hommes. Dans leur célèbre ouvrage
intitulé Histoire des Femmes en Occident, les historiens Georges Duby et Michelle Perrot
affirment que l’histoire a été un « métier d’hommes qui écrivent l’histoire des hommes
50
présentée comme universelle » . Bien que les femmes aient été nombreuses à travailler
« dans l’ombre des historiens (Thérese Sclafert, une des seules femmes, avec Lucie Varga,
assistante de Lucien Febvre, à avoir signé un article dans les Annales entre 1929 et 1945 ;
49
Gianni PERONA, « Le silence des source et le silence de l’historien : y a-t-il des tabous en histoire ? » in Yves
BEAUVOIS et Cécile BLONDEL (dir.), Qu’est-ce qu’on ne sait pas en histoire ?, Septentrion, Presses Universitaires, Lille,
1998.
50
26
Georges DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, Plon, 1991.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
51
[ou bien] Suzanne Dognon-Febvre, [ou encore] Simone Vidal-Bloch)» , la majorité des
personnes exerçant le métier d’historien sont des hommes. L’école des Annales a même
52
été qualifiée de « confrérie de frères » par l’historienne américaine Nathalie Zemon-Davis.
Selon l’historienne Françoise Thébaud :
La différence des sexes [a été] constitutive de l’histoire qui, pour s’affirmer
comme science, se pense masculine et prend corps à travers l’opposition
originalité-objectivité masculine et copie-falsification féminine. [...] L’écriture
historique est [...] un lieu investi d’identité masculine. Plus généralement,
l’histoire métier s’est définie contre des attitudes considérées comme féminines :
investigation méthodique des documents contre amateurisme et ornement
littéraire, primat d’une histoire politique fondée sur la consultation d’archives
53
publiques contre tout discours légendaire sur des femmes de pouvoir.
L’historien Fabrice Virgili observe par ailleurs que la première fois qu’une femme a été reçue
àl’agrégation d’histoire fut en 1927. Il dénombre en 1965 « 3 femmes sur 120 professeurs
d’histoire et 10 parmi les 87 maîtres de conférence ou maîtres-assistants » à l’Université.
D’après ses recherches, «les directions et rédactions des revues prestigieuses restent
composées d’hommes. La première femme au Collège de France fut Jacqueline de Romilly,
à la chaire intitulée “La Grèce et la formation de la pensée morale et politique”, mais aucune
54
historienne n’a jamais été élue à l’une des chaires de “sciences historiques” » . Michelle
Zancarini-Fournel considère quant à elle que « l’histoire avant sa complète scolarisation
est pratiquée par des littéraires et des amateurs, souvent des femmes à qui est attribué le
qualificatif plus ou moins dévalorisé de “femmes de lettres ” et non “ d’historiennes ” - ce
55
qu’elles sont en réalité » .
2. La féminisation lente de la profession
e
Cependant, dès la fin du XIX siècle, malgré la prédominance des hommes historiens et
la vision universelle masculine de l’histoire, l’État a pris en main l’éducation des filles. Il
l’a fait au travers de la création des Écoles Normales pour les femmes vouées à devenir
institutrices (loi Paul Bert de 1879) d’une part, et professeurs des lycées et des collèges
56
de jeunes filles (par la loi Camille Sée de 1880) d’autre part. Bien que les hommes
e
fussent largement majoritaires dans l’Enseignement Secondaire sous la III République, les
réformateurs républicains s’efforcèrent de former des femmes à la discipline historique afin
qu’elles puissent à leur tour arracher les filles à l’emprise de l’Église catholique. L’action de
Fernand Buisson et de Victor Duruy est à cet égard remarquable.
51
Fabrice VIRGILI, “L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui”, in Robert BRANCHE, Denis VOLDMAN (dir.),
Vingtième siècle, Presses de Sciences Po, Paris, n�75, juillet-septembre 2002.
52
53
54
55
Nathalie ZEMON-DAVIS, citée dans Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire des femmes et du genre, ENS Éditions, Monts, 2007.
Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire des femmes et du genre, ENS Éditions, Monts, 2007.
Fabrice VIRGILI, «L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui», op. cit. p29.
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
56
Rebecca ROGGERS, « L’éducation des filles, un siècle et demi d’historiographie », in Numéro spécial de la revue Histoire de
e
e
l’éducation, Éducation des filles XVIII -XXI siècles, Hommage à Françoise Mayeur, sous la direction de Pierre CASPARD, JeanNoël LUC et Rebecca ROGGERS, n�115-116, septembre 2007.
Suzat Eléna
27
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Les années 1960-1970, avec le développement de l’enseignement supérieur dû à
l’arrivée en masse des « baby boomers », ont provoqué un tournant dans la féminisation
du métier d’historien.Fabrice Virgili constate en effet qu’en 1971 autant d’hommes que de
femmes sont reçus à l’agrégation d’histoire, et qu’en 1974, les concours jusque-là séparés,
deviennent mixtes. La présence des femmes dans la profession d’historien depuis les
années 1960 s’est accrue. Selon ses observations, 27% des professeurs sont aujourd’hui
des femmes dans le Conseil National des Universités. En outre, 41% des maîtres de
conférence sont des femmes. La part de femmes en histoire des mondes anciens et
médiévaux (32%) est toutefois plus importante que dans l’histoire des mondes modernes
et contemporains (22%) et le phénomène est similaire au CNRS (43%, 20%). Les facteurs
de cette différence sont selon lui la concurrence accrue pour les postes d’enseignement
de l’histoire moderne et contemporaine, et la croyance dans le fait que la politique est un
57
domaine réservé aux hommes .
Mais les changements sociologiques dans la profession d’historien ont laissé subsister
des disparités entre maîtres de conférence et professeurs. La parité est en effet presque
atteinte en histoire en ce qui concerne les maîtres de conférence alors que les femmes
représentent un peu moins de 40% des professeurs d’histoire. Selon une étude menée par
l’historienne Huguette Delavault, 44% des hommes deviennent professeurs tandis que 18%
des femmes le deviennent. Une fois maître de conférence, un homme aurait donc deux fois
plus de chances de devenir professeur qu’une femme. Les phénomènes de cooptation par
les pairs ainsi que le coût plus élevé pour une femme de faire carrière (la société attend
davantage des femmes que des hommes qu’elles s’occupent des activités domestiques
et de l’éducation des enfants) peuvent expliquer une telle inégalité dans les chances de
58
promotion entre hommes et femmes historiens .
La loi du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes
dans la fonction publique devrait apporter des changements.
3. Le manque de sensibilisation aux questions d’histoire des femmes et du
genre dans la formation des enseignants
Il n’y a pas de cause à effet directe entre la présence d’une majorité d’hommes à l’origine
de la discipline historique et un récit historique essentiellement masculin, ou entre la
féminisation de la profession ces trente dernières années et l’apparition de représentations
féminines dans les manuels. En effet, les femmes autant que les hommes historiens et
professeurs d’histoire ont parfois assez peu de réflexivité par rapport au système de genre
de la société, et ont souvent assimilé une façon agenrée de faire de l’histoire : ils ne
s’intéressent pas aux hommes et aux femmes en tant qu’êtres genrés, et leurs présupposés
sur le genre restent non conscientisés, perçus comme naturels, allant de soi. La croyance
en l’universel chez les professeurs quel que soit leur sexe reste forte (voir supra), ce qui a
pour conséquence une rédaction de l’histoire dans les manuels qui ne sort pas des cadres
traditionnels d’universalisme masculin en ce qui concerne les questions de genre. Annette
59
Wieworka prend l’exemple de l’auteur du Tour de France par deux enfants, Augustine
Fouillée (qui écrit sous le pseudo de G. Bruno), pour montrer que les représentations du
genre en histoire ne dépendent pas fondamentalement du sexe de l’historien qui rédige
57
58
Fabrice VIRGILI, «L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui», op. cit. p29.
Huguette DELAVAULT, Noria BOUKHOBZA, Claudine HERMANN, Les enseignantes-chercheuses à l’Université, demain
la parité ?, L’Harmattan, Condé-sur-Noireau, 2002.
59
28
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit, p22.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
un ouvrage. Le manuel de Fouillée se caractérise en effet par une rédaction historique
très classique : l’histoire nationale, les affaires publiques, la politique, les grands hommes
sont les sujets centraux du Tour de France. En d’autres termes, une femme, aussi bien
qu’un homme, peut écrire une histoire essentiellement masculine, même en pensant écrire
une histoire neutre et générale. C’est davantage la formation reçue par les professeurs en
histoire des femmes et du genre que leur sexe qui détermine leur façon de rédiger l’histoire.
La méconnaissance des évolutions historiographiques contemporaines dans le
domaine de l’histoire des femmes et du genre provient donc en grande partie de l’absence
de formation initiale spécifique sur ces thèmes dans le cursus universitaire des futurs
professeurs. Dans un questionnaire interrogeant des professeurs d’histoire du Secondaire
sur leur pratique et leurs appréciations concernant l’histoire du genre et les manuels,
auxquels une dizaine ont participé, tous ont répondu « non » à la question : « Avez vous reçu,
durant votre formation, initiale ou continue, des enseignements sur l’histoire des femmes et
60
du genre ? » . Ce manque de formation ne favorise donc pas la réflexion sur les aspects
genrés de l’histoire chez les professeurs d’histoire auteurs de manuels. Ainsi, comme
61
l’observe Fabrice Virgili , il y a eu «seulement 2,1 % de sujets de Doctorat depuis 1990
ayant un rapport avec l’histoire des femmes et du genre. Les hommes ne sont pas présents
comme êtres masculins, et sont montrés au singulier, les femmes elles sont présentées
dans des groupes qui imposent toujours manifestement le féminin ».
Les avancées de la recherche universitaire en histoire des femmes et du genre depuis
les années 1970 ont pourtant été remarquables.
III) La recherche universitaire en histoire des femmes et du genre
depuis les années 1970
La recherche universitaire en histoire des femmes et du genre prend racine aux ÉtatsUnis avant de s’implanter en France dans les années 1970-1980. En dépit des nombreux
obstacles que cette branche de l’histoire a rencontrés dans son développement, les
représentations du genre dans les manuels se sont trouvées en partie modifiées au fur et
à mesure qu’elle progressait dans le paysage universitaire français.
1. Des débuts américains
L’histoire des femmes et du genre en tant que discipline universitaire trouve ses origines aux
États-Unis.Il s’agit d’abord d’une histoire militante, dont le but est de montrer que le passé
n’est pas seulement peuplé d’hommes. L’histoire des femmes ordinaires fait figure de l’objet
d’étude central. Toutefois, les historiens de cette branche furent souvent cantonnés dans
62
des ghettos scientifiques dans un premier temps. Puis les Women Studies sont devenues
les Gender Studies. Cette évolution épistémologique a eu lieu alors que les historiens
voyaient de plus en plus la nécessité de démontrer qu’il existait une construction sociale
63
du féminin et du masculin, différente du sexe biologique . Des études pluridisciplinaires,
alliant psychologie, littérature, philosophie, histoire, anthropologie et sociologie se sont alors
60
61
62
63
Voir annexe 1.
Fabrice VIRGILI, «L’histoire des femmes et l’histoire des genres aujourd’hui», op. cit. p29.
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.
ibidem.
Suzat Eléna
29
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
intéressées aux questions de genre. Aujourd’hui, les Universités américaines possèdent
presque toutes des départements entiers de Gender Studies, au même titre qu’elles
possèdent une faculté de droit ou de lettres. Si ces départements ne sont certes pas des
filières majeures, reste que leur offre de cours, de masters et de doctorats est l’une des
plus fournie au monde.
2. Le développement difficile des études en histoire des femmes en France
dans les années 1970
L’histoire des femmes et du genre a mis du temps à traverser l’Atlantique, car longtemps
jugée trop communautariste. Pour l’historien Alain Corbin « bien des collègues historiens
craignent une histoire militante ou hors des sentiers de la discipline. D’autres classent
l’histoire des femmes, de façon réductrice, dans une catégorie connue : en général
l’histoire des mentalités ou l’histoire sociale ». Il semblerait même qu’une « poussée d’antiaméricanisme centrée sur la dénonciation de la political correctedness [et du] jeu sur history
64
and herstory » empêche l’histoire du genre de se développer .
Cependant, selon Michelle Perrot, une série de facteurs a permis l’extension de cette
science américaine à la France dans les années 1970.
Un facteur scientifique d’abord, a permis cette évolution : la crise des grands
paradigmes explicatifs dans les années 1960-1970, qui a entraîné une multiplication des
objets historiques. L’influence de Michel Foucault a été décisive à cet égard car sa
démarche était antinaturaliste et appelait à une relecture déconstructionniste de l’évolution
des relations sociales de sexe.
Un facteur sociologique ensuite avec la féminisation, précédemment évoquée, des
Universités et du corps enseignant.
Un facteur politique enfin : les luttes féministes qui ont suivi mai 1968, impulsées
notamment par le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) en 1970, et
65
institutionnalisées dans les années 1980 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir . Fut
66
ainsi créée en 1975 l’ « Association nationale d’études féministes » . Annette Wieworka
constate que le premier Centre d’études féminines s’est ouvert à l’Université de Provence
en 1972. Des revues paraissent : Questions féminines en 1977, La revue d’en face en 1977
également, Le Bulletin d’information des études féminines en 1978, Pénélope pour l’histoire
des femmes en 1979. Yvonne Kniebler crée un Deug sur « la condition féminine », à Aix-enProvence en 1974. Le séminaire dirigé par Michelle Perrot à l’Université Paris 7, intitulé « Les
femmes ont-elles une histoire ? » en 1973-74, est le premier dans son genre. Il sera suivi
en 1982 par le colloque du CNRS « Femmes, féminisme, recherche » à Toulouse. En 1997
naît Clio, histoire des femmes et société. Toujours en 1997, le colloque de Rouen fait écho
67
à celui de 1973 en se demandant : « Une histoire sans les femmes est-elle possible ? » .
Pour Françoise Thébaud, des enseignements bénéfiques pour la discipline historique
dans son ensemble sont à tirer de l’histoire des femmes et du genre :
64
Alain CORBIN, préface au livre de Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.
65
66
Michelle PERROT, citée dans Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport
au Premier ministre, La documentation française, collection des rapports officiels, 1997.
67
30
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
[Il faut] se méfier des dichotomies homme/femme, culture/nature, travail/famille,
public/privé... L’ajout des femmes à la connaissance historique déconstruit ces
couples binaires qui structurent les mentalités mais qui de fait ne traduisent
pas la complexité du réel et les franchissements permanents des frontières
entre masculins-féminins. L’histoire des femmes remet aussi en cause la
périodisation qui est consubstantielle à la discipline mais résulte d’un choix et
68
d’une hiérarchisation des événements .
3. L’appropriation récente mais limitée de l’histoire du genre dans la
discipline historique française
Annette Wieworka observe que depuis les années 2000, le « genre » a traversé l’Océan
Atlantique et fait son entrée dans les sciences humaines. Les chercheurs se familiarisent de
plus en plus avec cette notion de telle sorte qu’ils l’intègrent désormais dans leurs propres
recherches. Ainsi, l’Association Mnémosyne, « pour le développement de l’histoire des
femmes et du genre » est créée en 2000, et « remet des prix aux étudiants en histoire des
69
femmes une fois par an » . Les premiers manuels en histoire des femmes à l’usage de
l’enseignement supérieur paraissent, comme celui de Yannick Ripa Les femmes actrices
de l’histoire de France 1789-1945 (1999) ou de Chrisitine Bard Les femmes dans la société
e
70
française au XX siècle (2001) .
Malgré cela, et Françoise Thébaud le montre bien, l’implantation institutionnelle de
l’histoire des femmes et du genre reste faible. Les raisons que Françoise Thébaud avance
sont les suivantes :
La centralisation de l’université française ; la rigidité des disciplines et des
cursus qui freine une pluridisciplinarité particulièrement féconde dans les
recherches sur les femmes ; le prestige en France de la discipline historique
qui, liée à l’affirmation de la Nation et de la République, joue un grand rôle
dans l’enseignement et la culture et revendique un discours universel ;
enfin, conséquemment et malgré la féminisation récente de la profession, le
fort taux de masculinité dans les élites intellectuelles. Il faut aussi rappeler
la méfiance fondamentale des féministes françaises envers toute forme
d’institutionnalisation, vécue comme trahison et récupération, et le refus des
71
universitaires d’adopter une stratégie séparatiste .
De même, Alain Corbin fait preuve d’un grand pessimisme et pense qu’ « après un mur
d’argent, [est apparu] un mur du genre », à cause de « processus de délégitimisation
72
virulents » de l’histoire du genre, malgré ses avancées.
4. Conséquences sur les représentations du genre dans les manuels
d’histoire au lycée
68
69
70
71
72
Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.
Site internet de l’Association Mnémosyne
http://www.mnemosyne.asso.fr/un .
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.
Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.
Alain CORBIN, préface au livre de Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire..., op. cit, p29.
Suzat Eléna
31
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Le développement de l’histoire des femmes et du genre dans le paysage universitaire
français participe à une évolution dans les manuels scolaires du lycée. Ceux-ci voient
émerger davantage de récits incluant les femmes et montrant une image des hommes moins
caricaturale. Pour Patrick Garcia et Jean Leduc, il existe en effet un « lien très fort » entre
l’histoire enseignée et l’histoire universitaire. Selon eux, « les professeurs d’Université, qui
composent les programmes ou rédigent les manuels, sont souvent passés en début de
carrière par le Secondaire. Ils cherchent aussi à intégrer l’état de la recherche dans les
73
livres scolaires » . Mais dans la mesure où les professeurs du Secondaire ne reçoivent
pas encore de formation initiale spécifique en histoire des femmes et du genre, cette
intégration de la recherche universitaire dans les manuels a pris du retard, même si elle a
commencé. L’illustration peut-être la plus représentative de ce phénomène se trouve dans la
multiplication des « dossiers » consacrés aux femmes dans les manuels depuis les années
1990. Question nouvelle, fraîchement héritée des recherches universitaires, l’histoire des
femmes reste un objet à part, marginalisé dans des pages à côté du récit, un rajout signifiant
à la fois le regret de ne pas avoir inclus cette problématique plus avant dans les manuels,
mais en même temps une incapacité à penser l’histoire universelle d’une façon globale dans
d’autres termes que ceux de la neutralité masculine. L’histoire des femmes et du genre a
réussi à rendre les femmes visibles et à faire sortir les hommes de certains stéréotypes sur
la masculinité, mais le genre en tant que construit social structurant les relations humaines
et les identités, reste un impensé des manuels d’histoire du lycée.
Conclusion du chapitre 1
Le contexte historiographique dans lequel les manuels d’histoire sont rédigés, lui même
changeant en fonction des découvertes dans la science historique, de la sociologie et de la
formation des historiens, et des avancées en histoire des femmes et du genre depuis les
années 1970, détermine en grande partie les représentations du genre observables dans
les manuels.
Reste que le contexte éditorial constitue un second élément fondamentalement
déterminant sur ces représentations.
Chapitre 2 : Le produit d’un contexte éditorial
Il est fondamental, dans l’étude des représentations du genre dans les manuels
scolaires, de ne pas tomber dans un excès d’idéologie. On aurait tort de croire que
les représentations du genre sont entièrement dues au sexisme d’une société qui serait
patriarcale. Le manuel est avant toute chose le produit d’un contexte éditorial.
En effet, une interprétation fondée uniquement sur une perception politique des
représentations du genre occulterait l’interférence d’obstacles légaux et techniques dans
le processus d’élaboration des manuels d’histoire, et voilerait le fait qu’une conjoncture
73
32
Patrick GARCIA et Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, op. cit. p26.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
économique concurrentielle, les politiques éducatives et les pratiques des enseignants sont
une matière brute qui conditionne la création et l’utilisation des manuels.
I) Le processus d’élaboration des manuels d’histoire, les différentes
étapes
Produit d’un contexte éditorial, les manuels d’histoire du lycée traversent tout un
processus avant de devenir un objet fini. En amont, le contenu d’un manuel d’histoire dépend
pour beaucoup des influences des recherches universitaires. Le programme, résultant d’une
intervention de l’État, dessine ses limites légales au niveau intermédiaire de son élaboration.
Dernière étape en aval, le manuel doit se soumettre à des impératifs d’édition ainsi qu’au
jeu de la concurrence sur les marchés.
1. Le passage du savoir historique universitaire au programme et au manuel
Avant de passer dans un manuel, un savoir historique est constitué comme tel au travers
de tout un processus scientifique et interprétatif. L’historien Serge Berstein décrit les étapes
de ce processus dans son article « Qu’est-ce qu’un savoir historique ? ».
D’abord, il y a le travail du chercheur qui répond à des méthodes scientifiques et à des
exigences précises dans la récolte d’informations.
Puis vient le travail de rédaction d’un récit, qui organise et construit en fait significatif
un ensemble de données récoltées sur le terrain. Selon Serge Berstein « ce processus
d’interprétation est un acte de création. [...] L’historien s’interpose entre la prise en
considération de ses matériaux et le savoir qu’il en tire. [...] Le récit interprétatif que chaque
historien tire de son travail est à beaucoup d’égards contingent à l’époque ou il a été rédigé
74
» .
Vient ensuite le temps de la reconnaissance institutionnelle et de la publication. Les
pairs, réunis en jurys de thèse, le Conseil National des Programmes (CNP), représentent
un filtre dans la constitution des savoirs historiques qui sont transmis au système éducatif.
Cette étape, où le savoir acquiert la reconnaissance de tous, est même une condition
essentielle de ce passage. Il est donc normal que cela prenne du temps, et qu’un décalage
advienne entre une découverte historique et sa vulgarisation dans les manuels. C’est une
des raisons pour lesquelles l’histoire des femmes et du genre a fait une entrée très partielle
dans les manuels ces dernières années. L’intervention de la Commission de Termonologie
en défaveur de l’utilisation du mot genre en sciences humaines constitue en effet un frein
certain pour les membres du CNP.
Un dernier élément doit s’ajouter dans ce processus : le fait que pour devenir un savoir
historique passé dans le système éducatif, « la société [doit être] prête à accepter ce
75
savoir » . L’apparition récente et discrète d’éléments provenant de l’histoire des femmes et
du genre traduit peut-être que les mentalités se sont doucement mais sûrement familiarisées
avec un début d’interprétation genrée de l’histoire. Mais une grande frilosité existe toujours.
74
Serge BERSTEIN, « Qu’est-ce qu’un savoir historique ? », in Yves Beauvois et Cécile Blondel (dir.), Qu’est-ce qu’on ne sait
pas en histoire ?, Septentrion, Presses Universitaires, Lille, 1998.
75
ibidem.
Suzat Eléna
33
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
En amont de la production des manuels, il y a donc la recherche universitaire. Mais il
existe une étape intermédiaire avant la publication des manuels : l’intervention de l’État.
2. L’intervention de l’État (GTD, CNP, organes de création des programmes)
Il semble que l'histoire et la géographie aient été au coeur des systèmes éducatifs et
politiques depuis que l'État a cherché à construire la Nation et à former des citoyens.
Aujourd'hui, les programmes d'histoire contiennent toujours un message valorisant l'esprit
critique ainsi que des valeurs démocratiques. Les programmes scolaires sont donc une
pierre angulaire dans l’acquisition et la diffusion des savoirs historiques. Les choix arrêtés
dans les programmes ont un aspect stratégique car ils donnent un contenu et une orientation
particuliers à la culture historique reçue par plusieurs générations d’élèves. L’État a donc
cherché à organiser et à encadrer l’élaboration des programmes, dans un mouvement
dual entre indépendance des institutions d’élaboration du programme et influence politique.
La position des autorités ces dernières décennies est ainsi une position libérale, ouverte
sur une adaptation régulière des programmes. Canal de diffusion majeur des savoirs
historiques, le programme d’histoire est révisé périodiquement afin que la société bénéficie
des avancées de la recherche et de l’actualisation des interrogations propre à une époque.
Mais comme le souligne l’historien Dominique Connelli « l’enseignement de l’histoire
76
demeure particulièrement lié à la politique » . Les hommes politiques donnent souvent leurs
points de vue, car ils considèrent que l’histoire est un élément primordial dans la construction
de l’identité française. Il est vrai que des interférences politiques existent. Ce fut par exemple
la question des lois mémorielles entre 1990 et 2005. Mais une certaine indépendance est
garantie par un processus d’élaboration complexe, et les programmes sont conçus par un
ensemble d’enseignants-chercheurs et d’experts de l’Education Nationale.
Organisation indépendante placée auprès du Ministre de l’Education Nationale et créée
par un décret du 23 février 1990, le Conseil National des Programmes (CNP) est l’un
des jalons de ce processus d’élaboration des programmes scolaires. Il «n'élabore pas les
programmes mais donne un avis sur les projets qui lui sont soumis. [...] Plus profondément,
il s'attache à ce que les grandes évolutions culturelles et sociales soient prises en compte
77
sans remettre en cause les critères qui fondent la légitimité des enseignements » . Le CNP
élabore une « Charte des programmes, définissant les principes qui doivent guider le travail
78
des groupes d'experts disciplinaires » .
Ces Groupes Techniques disciplinaires (GTD) sont les réels concepteurs des
programmes. Le Rapport Rignault et Richert remis au Premier Ministre explique leur
79
démarche . Les GTD sont placés auprès de la Direction des Lycées et Collèges. Un
Inspecteur Général et un Universitaire président chaque groupe, composé d’environ 15
membres. Ils ont un rôle de conception des programmes, et sont chargés de décider
des documents et textes d’accompagnement, en suivant les orientations que le Ministre
de l’Éducation Nationale a données. Les projets sont ensuite soumis au CNP. Est alors
lancée une consultation nationale auprès des enseignants, parents d’élèves et syndicats,
76
Dominique CONNELLI, Comment on enseigne l’histoire à nos enfants, comme un accordéon, L’Atalante, 2001.
77
78
79
Site internet du Ministère de l’Éducation Nationale,
http://www.education.gouv.fr/syst/cnp/fonct.htm .
ibidem.
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport
au Premier ministre, op. cit, p34.
34
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
qui doivent donner un avis avant l’approbation par le Conseil Supérieur de l’Éducation et
par le ministre de l’Éducation Nationale qui signe les programmes.
Depuis leur création, les GTD d’histoire-géographie ont connu une relative stabilité au
vu de la longévité de ceux qui les ont présidés.Patrick Garcia et Jean Leduc racontent
que le premier GTD d’histoire géographie est dirigé par Jean-Clément Martin, mais que
son projet se voit rejeter en 1992 par Jack Lang, car il « remet en cause très fortement
80
la linéarité enseignée en histoire » . Serge Bernstein se retrouve alors à la tête du
nouveau GTD jusqu’en 1999, où le remplacent Alain le Plessis et Jean-Paul Charvet en
1999-2001. Armand Frémont les remplace depuis 2001. Malgré cette stabilité, les réformes
des programmes n’ont pas toutes abouti, notamment en ce qui concerne l’introduction de
recherches en histoire des femmes et du genre. Voici un extrait d’un échange de courriels
entre Alain le Plessis, actuellement professeur d’Université à Paris X, et moi-même, qui
explique ce phénomène :
ES : Tout d'abord, quelles étaient les raisons pour lesquelles vous aviez pour projet de
réformer le programme d'histoire ?
AP : Nous voulions donner la possibilité d'alléger le programme (en donnant
par exemple la possibilité aux enseignants de traiter la démocratie soit à
Athènes, soit à Rome), pour y insérer plus d'approches socio-culturelles. ES :
Les recherches en histoire des femmes et du genre se sont formidablement
développées dans le monde universitaire depuis le milieu des années 1970
en France. Dans quelle mesure ces recherches ont été transposées dans les
programmes ? AP : Dans la composition du GTD nous n'avions retenu dans
ce GTD aucun Universitaire, en dehors de Charvet et de moi-même, et aucun
Inspecteur Général, mais uniquement des enseignants des collèges et lycées,
relativement jeunes, en majorité des enseignantes. Plusieurs d'entre elles étaient
des élèves de Michelle Perrot. Je pense que leur objectif était bien de s'inspirer
de l'Histoire des femmes et de transposer les recherches alors en cours sur ce
sujet dans le programme, et j'attendais leurs propositions. Tout cela est resté
au stade des intentions, puisque nous n'avons eu le temps de discuter que du
programme de géographie. ES : Receviez-vous des consignes de la part d'autres
Institutions ou d'acteurs politiques sur le contenu des programmes ? AP : Nous
n'avons reçu aucune consigne, mais nous étions « mal vus » notamment par
l'Inspection Générale, et par Luc Ferry (Ministre de l’EN), aussi avons nous
81
sombré dès que Claude Allègre (Ministre de l’EN) est parti .
Étape intermédiaire dans l’élaboration des manuels d’histoire du lycée, l’intervention de
l’État pose une pierre à l’édifice qui construit les représentations du genre telles qu’on
peut les observer dans les manuels. En aval de ce processus, se trouvent les contraintes
éditoriales.
3. Les contraintes éditoriales
Avant toute chose, les concepteurs des manuels ont l’obligation légale de respecter le
programme préalablement défini et agrégé par le Ministère de l’Éducation Nationale. Un
décret du 23 février 1990, en application de la loi de 1989, fixe un délai de 14 mois entre la
80
81
Patrick GARCIA et Jean LEDUC, L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, op. cit, p26.
Voir annexe 3.
Suzat Eléna
35
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
82
publication officielle des programmes et leur date d’application dans les classes . En fait,
les manuels d’histoire sont souvent écrits et mis en page dans l’urgence en beaucoup moins
de temps. Une telle contrainte de temps a d’ailleurs suscité les complaintes des éditeurs.
Les auteurs aussi se plaignent de ce manque de temps, et « parent au plus pressé au
83
détriment des progrès pédagogiques et des recherches universitaires » .
De plus, les auteurs doivent faire face à des contraintes techniques, ainsi qu’à
de nouvelles modes de marketing pour façonner le manuel. La sous-traitance et la
parcellisation des tâches sont fréquentes dans le milieu de l’édition scolaire. L’historienne
Nicole Lucas explique :
Un responsable d’édition et une équipe éditoriale de 3 à 10 personnes définissent
la maquette de l’ouvrage. L’éditeur assure la coordination et la gestion la
promotion et la diffusion mais les tâches techniques sont souvent confiées à des
sous-traitants. Les auteurs, professeurs, inspecteurs généraux, doivent suivre
ce cadre et ces indications techniques très rigoureuses. Ils doivent respecter les
84
espaces, marges, nombre de pages par chapitre, longueur des documents .
Il est ainsi possible de constater une évolution dans les cadres techniques des manuels
entre 1968 et 2008. Le texte, le récit, prennent de moins en moins de place avec le
temps, et le modèle du Malet et Isaac perd sa domination sur le marché. C’est surtout
dans les années 1980 que le nouveau canon éditorial s’impose. Le nombre d’images,
de documents annexes, d’illustrations augmente avec les progrès de l’imprimerie. Les
caractères calligraphiques ne sont plus seulement noirs mais se colorent en autant de
teintes qu’il y a de titres. En bref, les manuels d’histoire du lycée dans les années 1970
ressemblent à des livres d’histoire épais, peu fournis en documents, alors que les manuels
à partir des années 1980 et dans un mouvement d’amplification jusqu’à aujourd’hui se
« magazinisent », pour devenir plus attractifs pour les élèves et plus utilitaires pour les
professeurs qui s’en servent comme base de données documentaires. Le poids de la
maquette augmente, au détriment de la place des historiens. D’ailleurs, pour désigner les
manuels d’histoire, on n’utilise plus le nom des auteurs (« le Malet et Isaac ») mais le nom
de l’éditeur (« le Nathan »).
La plus grande présence d’images pourrait représenter autant d’opportunités pour voir
se multiplier des représentations du genre. Mais du fait du coût des droits d’auteur que
les maisons d’édition doivent payer pour pouvoir publier des images, ce sont souvent les
mêmes illustrations que l’on retrouve d’un manuel à l’autre dans une même collection. Il
s’ensuit que si les représentations du genre dans le corps textuel des manuels évoluent
assez rapidement à partir de la fin des années 1990, les images quant à elles changent
plus lentement. Car il est moins onéreux de reproduire une image pour laquelle la
maison d’édition a déjà les autorisations légales. Exemple typique : les mêmes tableaux
représentant Marianne parsèment tous les manuels des années 1980 aux années 2000, et
seuls leur taille et leur format varient.
4. Le manuel soumis aux contraintes du marché et de la concurrence
82
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport au
Premier ministre, op. cit, p34.
83
84
36
ibidem.
Nicole LUCAS, Enseigner l’histoire dans le secondaire. Manuels et enseignement depuis 1902, op. cit, p8.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
Le manuel d’histoire est un produit commercial. Les maisons d’édition doivent faire preuve
de compétitivité pour acquérir des parts de marché et séduire les acheteurs potentiels.
SelonAlain Choppin, historien spécialiste en histoire de l’éducation, « l’avènement du livre
e
scolaire au XVIII siècle va de pair avec la croissance d’un marché de l’édition qui repose
85
sur le développement des richesses dans une société de plus en plus mercantile » .
Marie-Christine Bacquès confirme que ce mouvement s’est accentué depuis une
vingtaine d’années : « de 1983 à 2006, on est passé, pour la production de manuels
[…], de douze éditeurs à huit, concentration liée à la situation fortement concurrentielle du
marché et à l’intégration de l’édition scolaire française à la stratégie des grands groupes
86
éditoriaux » . Les principaux éditeurs sont actuellement Belin, Nathan, Magnard, Bordas,
Hachette, Hatier. « Cette concurrence entraîne un souci de précision croissante des éditeurs
87
quant aux titres et fonctions des auteurs » rajoute-t-elle. Les éditeurs déploient des
stratégies de conquête du marché, notamment en fonction des publics ciblés (lycées réputés
des centres villes, lycées péri-urbains ou ruraux, ou dans des quartiers sensibles) et des
habitudes pédagogiques des professeurs.
L’État, s’il intervient au moment de l’élaboration des programmes, se retire du processus
de production des manuels qui appartient au secteur privé, et il laisse toute latitude aux
maisons d’édition, qui doivent seulement respecter les programmes. Ceci découle du
principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’imprimer de la Loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse. Le seul cas où l’État peut s’immiscer est lorsqu’un manuel est contraire
à la morale, aux lois ou à la Constitution (articles 4 et 5 de la loi de 1881). Il est cependant
très rare que cette censure soit exercée.
Mais selon le Rapport Rignault et Richert, « les enseignants, premiers clients pour
l’achat de manuels, ont certaines attentes vis-à-vis de l’offre. Les auteurs évitent donc
88
les sujets conflictuels, pour se garder la possibilité d’être achetés sur le marché » . Cela
explique certainement en partie pourquoi l’histoire des femmes et du genre a mis plus de
trente ans à s’introduire dans les manuels. Le manque de formation initiale en ce domaine
et l’évolution lente, bien que réelle, des mentalités sur ces questions ont ralenti l’apparition
d’une demande forte chez les enseignants, et les éditeurs n’ont pas cherché, pour des
raisons commerciales, à brusquer le mouvement.
À cet égard, il est intéressant d’étudier le projet de l’Association Mnémosyne de mettre
sur le marché un manuel de lycée essentiellement orienté sur l’histoire des femmes et du
genre. L’association « née à l'initiative de la revue CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés
[en]octobre 2000 [et ayant] pour but le développement de l'histoire des femmes et du genre
en France, dans les universités comme dans tous les lieux, institutionnels, associatifs et
89
culturels d'enseignement, de formation, de recherche et de conservation » , s’est toutefois
85
Alain CHOPPIN, « L’histoire des manuels scolaires, un bilan bibliométrique de la recherche française », in Alain CHOPPIN (dir.)
Manuels scolaires, États et sociétés, XIXe-XXIe siècles, numéro spécial de la revue Histoire de l’éducation, Service d’histoire de
l’éducation de l’INRP, Paris, 1993.
86
Marie-Christine BACQUES, « L’évolution des manuels d’histoire du lycée, des années 1960 aux manuels actuels », op.
cit. p26.
87
88
ibidem.
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport
au Premier ministre, op. cit, p34.
89
Site web de Mnémosyne http://www.mnemosyne.asso.fr/un
Suzat Eléna
37
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
heurté à de nombreux obstacles éditoriaux, comme en témoigne Françoise Thébaud, dans
un entretien téléphonique qu’elle m’a accordé le 14 mars 2009 :
À l’origine, on voulait faire un manuel pour les élèves, mais les éditeurs n’en
étaient pas friands car le manuel ne serait pas concurrentiel selon eux. Notre
solution de repli fut de faire un manuel non pour les élèves mais pour les
enseignants. Nous voulions alors l’orienter vers les programmes de lycée, mais
les éditeurs scolaires ont insisté pour y intégrer les programmes de collège.
Donc il y a tout dans un même manuel. Nos premiers contacts avec les éditeurs
scolaires sont restés sans réponse. Nous avons alors demandé, par courrier,
aux présidents de région de s’impliquer dans ce cadre-là. Cela a eu peu de
retombées. En Ile-de-France, nous avons tout de même été choisi après un
appel d’offres d’un programme de lutte contre les discriminations. Le rapport
récemment de la HALDE sur les discriminations faites aux femmes nous a permis
de renforcer notre argumentaire. Nous avons obtenu une subvention de l’ordre
de 30 000 euros. Dès lors, deux éditeurs, qui avaient peur de se lancer au départ,
90
se sont finalement montrés intéressés .
À l’heure actuelle, le manuel n’est toujours pas publié et les membres de l’association
prévoient sa sortie pour la rentrée 2010.
Le contexte éditorial dans lequel émergent les représentations du genre dans les
manuels ne comprend pas seulement les étapes universitaires, légales et techniques
et économiques dans l’élaboration des manuels. Il contient également toute une série
de politiques éducatives nationales, européennes et internationales qui ont une certaine
influence sur les représentations du genre.
II) Les politiques éducatives de la France, de l’Union Européenne et
de l’ONU
De 1960 à nos jours, une prise de conscience sur le fait que les manuels peuvent être des
vecteurs de stéréotypes sexistes, caricaturant les hommes et les femmes, a eu lieu aux
niveaux international, européen et français. Traduite par une panoplie de conventions, de
directives et de politiques éducatives en France, en Europe et dans le monde, cette prise de
conscience a donné une nouvelle tournure au contexte éditorial, incitant ainsi les éditeurs
et les auteurs à faire preuve d’un plus grand intérêt sur ces questions. Quelles sont ces
politiques ?
1. En Europe et dans le monde
Depuis les années 1960, les Nations Unies et l’Union Européenne ont œuvré pour
la promotion d’une égalité filles/garçons dans le Secondaire et pour l’élimination des
représentations du genre stéréotypées.
Aux Nations Unies. Dans le cadre d’un combat pour la promotion du droit à
l’éducation pour tous, l’UNESCO a développé toute une série de Conventions et de textes
internationaux entre 1960 et 2005, dans lesquels on retrouve la volonté de faire du matériel
scolaire et des manuels des instruments en faveur de la promotion de l’égalité entre hommes
et femmes. La Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de
90
38
Entretien téléphonique avec Françoise THEBAUD, 14 mars 2009, voir annexe 2.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
l’enseignement, signée à Paris en 1960, est la première à définir la discrimination dans
l’enseignement comme :
Toute distinction, exclusion, limitation ou préférence qui, fondée sur la race, la
couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion,
l’origine nationale ou sociale, la condition économique ou la naissance, a pour
objet ou pour effet de détruire ou d’altérer l’égalité de traitement en matière
91
d’enseignement .
En 1979, la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes précise l’action de l’organisation en déclarant vouloir
supprimer « toute conception stéréotypée des rôles de l’homme et de la femme à tous les
niveaux (…) et en particulier, en révisant les livres et programmes scolaires et en adaptant
92
les méthodes pédagogiques » .
Dans son article 3, la Déclaration mondiale sur l’Education pour tous de Jomtien en
1990, stipule :
La parité absolue devrait être d’assurer l’accès des filles et des femmes à
l’éducation et d’améliorer la qualité de l’éducation qui leur est dispensée, ainsi
que de lever tous les obstacles à leur participation active. Tous les stéréotypes
93
sexuels sont à bannir de l’éducation » .
La Conférence mondiale sur les femmes à Beijing (Pékin), de 1995, analyse dans son
chapitre IV :
Les programmes scolaires et le matériel pédagogique demeurent dans une
large mesure empreints de préjugés sexistes et sont rarement adaptés aux
besoins spécifiques des filles et des femmes. Les rôles féminins et masculins
traditionnels s’en trouvent ainsi renforcés, ce qui prive les femmes de la
possibilité de participer pleinement et sur un pied d’égalité à la vie de la
société. Le fait que les éducateurs à tous les niveaux ne sont généralement pas
sensibles au problème accentue les disparités existantes en encourageant les
94
comportements discriminatoires et en sapant la confiance en soi des filles .
En 2000, le Cadre d’action de Dakar « L’éducation pour tous : tenir nos engagements
collectifs » va dans le même sens en affirmant que :
La fourniture de manuels scolaires et autre matériel de qualité est une condition
indispensable à la réalisation des (…) objectifs de l’éducation pour tous (dont
l’objectif) d’éliminer les disparités entre les sexes dans l’enseignement primaire
95
et secondaire d’ici à 2005 .
Enfin, le Plan d’action du Programme mondial en faveur de l’éducation aux droits de l’homme
des Nations Unis, signé à New York en 2005 déclare que « La communauté internationale
91
Carole BRUGEILLES, Sylvie CROMER, Comment promouvoir l’égalité entre les sexes par les manuels scolaires ?... op.
cit. p17.
92
ibidem.
93
ibidem.
94
ibidem.
95
ibidem.
Suzat Eléna
39
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
est de plus en plus unanime à considérer que l’éducation aux droits de l’homme facilite
96
considérablement la réalisation des droits de l’homme » .
Dans l’Union Européenne (UE). Le programme de l’égalité des chances entre
hommes et femmes a été un domaine dans lequel les conventions européennes ont
prospéré. Annette Wieworka rappelle que si « le domaine de l’éducation relève, en
97
droit communautaire, non des compétences de l’Union, mais de la subsidiarité » , de
nombreuses actions ont été soutenues par l’UE. À Lyon par exemple, le Fonds Aspasie,
fonds documentaire sur les études de genre situé à la bibliothèque de l’IUFM, a été financé
au départ sur des crédits du Fonds Social Européen pour sa création en l’an 2000, année
où l’éducation a été déclarée éligible à ces fonds. Fort de 4000 ouvrages et d’une trentaine
d’abonnements à des revues, l’IUFM de Lyon a été décrété établissement pilote dans la
promotion de l’égalité dans l’éducation en Europe.
Cet engagement politique de l’UE dans ce domaine remonte aux années 1983-1984,
date de publication d’un rapport sur « L’image de la femme dans le contexte de
l’enseignement » par la Commission suite à une réunion des Ministres de l’Éducation au sein
du Conseil le 3 juin 1985. Ils s’étaient réunis en vue d’adopter une résolution de « programme
d’action sur l’égalité des chances des jeunes filles et des garçons en matière d’éducation »
avec pour objectif « l’élimination des stéréotypes persistants dans les manuels scolaires,
dans l’ensemble du matériel pédagogique, dans les instruments d’évaluation et dans le
98
matériel d’orientation » .
À noter également dans les politiques européennes de promotion de l’égalité en matière
d’enseignement, l’ouvrage publié par le Conseil de l’Europe intitulé Enseigner l’histoire des
e
femmes au XX siècle. La pratique en salle de classe, qui est « un outil pédagogique conçu
99
pour intégrer l’histoire des femmes dans l’enseignement » à destination des enseignants
et éditeurs scolaires.
Autre initiative de l’Union, la Convention du 5 février 2000 pour la promotion de l’égalité
des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système
éducatif, « préconisant la prise en compte de ces questions, notamment dans les manuels
100
scolaires » .
Ainsi, le contexte international et européen a favorisé l’émergence de la question de
l’égalité hommes-femmes dans les manuels scolaires, permettant une évolution vers des
représentations du genre moins stéréotypées. Les autorités françaises, elles aussi, se sont
saisies du problème.
2. En France
Un apprentissage de l’histoire longtemps différencié
Pendant longtemps, les filles et les garçons n’ont pas reçu un enseignement de l’histoire
identique. Michelle Zancarini-Fournel, lors du colloque de l’INRP sur l’histoire de l’éducation,
96
ibidem.
97
98
99
100
40
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op. cit. p22.
ibidem.
ibidem.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
e
souligne le fait que « Tout au long de la III République, l’histoire, malgré les programmes
identiques, n’est pas enseignée de la même façon aux filles et aux garçons. Les filles ont
un horaire pour les leçons d’histoire deux fois moins important que les garçons car il faut
101
laisser la place à un enseignement de la couture en alternance avec l’histoire » . Souvent,
« l’Histoire est enseignée aux garçons de manière plus belliqueuse alors que dans les écoles
102
de filles l’Histoire fait plus appel aux émotions et aux sentiments » . Une adresse aux
institutrices dans l’École du citoyen de 1899 est à cet égard édifiante :
L’homme seul aura le maniement des armes ; fusil ou bulletin de vote il est
seul appelé à s’en servir dans la bataille ou dans l’élection ; mais la femme
l’accompagnera de ses voeux et le soutiendra de ses conseils. C’est aux
103
maîtresses laïques qu’il appartient de l’y exhorter et de l’y préparer .
Cette double différenciation dans l’apprentissage de l’histoire entre filles et garçons et dans
la représentation genrée des rôles politiques entre hommes et femmes reste forte jusque
vers la fin des années 1950 et 1960. Les événements de Mai 1968 montrent que de plus en
plus le manque de mixité à l’école et au lycée ainsi que cette façon systématique d’enseigner
les choses différemment aux filles et aux garçons perdent l’adhésion de la société.
En fait, c’est en 1975 que cette différentiation se termine réellement. La réforme Haby
(Ministre de l’Éducation Nationale des gouvernements de Jacques Chirac et Raymond Barre
de mai 1974 à avril 1978), par la loi du 10 juillet 1975, stipule en effet que « tous les enfants
reçoivent dans les collèges une formation secondaire », instaure la mixité dans les classes
du primaire et du secondaire, et ouvre la voix à des changements politiques dans les années
1980.
Les efforts politiques des années 1980. Dès 1975, année internationale de la femme,
des associations féministes ont commencé à examiner les manuels. Dans un contexte plus
général de l’émergence d’une certaine concurrence des victimes pour une reconnaissance
de l’histoire, caractéristique des années 1980, le Ministère des Droits de la femme sous le
Gouvernement Mauroy en 1981 crée une commission de contrôle des outils pédagogiques
pour éliminer les stéréotypes présents dans les manuels, comme le relève le Rapport
de Rignault et Richert au Premier Ministre. Le rapport confirme qu’une proposition avait
même été faite à l’Assemblée Nationale par Edwige Avice, députée du Parti Socialiste entre
1978 et 1993, puis Ministre déléguée à la Jeunesse et aux Sports auprès du Ministre du
Temps Libre André Henry dans le Gouvernement Mauroy : un projet de « loi pour lutter
104
contre la discrimination raciste et sexiste dans les manuels scolaires » . Mais elle ne
fut pas retenue. Un arrêté du 12 Juillet 1982 a par ailleurs tenté d’instaurer une « action
d’éducation contre les préjugés sexistes », et une note de service du 24 février 1984
stipulait que « l’Administration demande aux chefs d’établissement et aux enseignants de
veiller à l’absence de tout stéréotypes sexistes lors du choix des textes et des supports
105
d’enseignement audiovisuels » . Mais ces arrêtés ou notes sont restés lettre morte, ou
très peu suivis.
101
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
102
103
idem.
idem.
104
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport
au Premier ministre, op. cit. p34.
105
idem.
Suzat Eléna
41
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
er
En outre, le Ministère des Droits de la Femme créé sous le 1 mandat de François
Mitterrand, a pris des initiatives pour la valorisation des femmes au sein de la société. Ces
initiatives ont influencé une réforme des programmes et des manuels. Selon le rapport,
alors qu’« une circulaire [du Premier Ministre] Laurent Fabius du 11 mars 1986 demande
à l’Administration d’utiliser des termes féminisés dans les lettres », une « Commission
Nationale de relecture des livres scolaires devait être lancée pour étudier la manière dont les
106
femmes et les jeunes filles sont représentées dans les livres scolaires » . Mais la circulaire
prévoyant la création de cette commission n’a jamais été appliquée, et la commission n’a
jamais fonctionné. Toujours selon le rapport, en 1988, le groupe communiste à l’Assemblée
Nationale propose une loi « tendant à encourager et à accélérer l’évolution vers l’égalité
des sexes dans les manuels scolaires ». Mais là encore, la voie législative s’est avérée peu
efficace, et le projet a été rejeté.
L’action d’Yvette Roudy, Ministre des Droits de la femme de mai 1981 à 1986 durant
le premier septennat de François Mitterrand, mérite d’être souligné. À l'origine de la loi sur
«l'égalité de l'homme et de la femme » du 13 juillet 1983, Yvette Roudy a beaucoup oeuvré à
la promotion de l’égalité entre filles et garçons dans l’éducation. Françoise Thébaud raconte
ainsi que la Ministre a lancé en 1984 une campagne médiatique sur le thème « les métiers
n’ont pas de sexe », qu’elle a mis en place « des stages qualifiants dans les Régions »
et créé des bourses en sciences et techniques en 1985, considérant que « la formation
professionnelle et l’orientation scolaire des filles sont le complément essentiel de l’égalité
107
professionnelle » .
Selon Annette Wieworka, Yvette Roudy a également obtenu la création à l’Université
de trois postes spécialisés dans l’histoire des femmes ainsi que l’institutionnalisation des
108
recherches féministes grâce à une action finançant 68 programmes . Mais assez vite, la
Ministre se trouve confrontée à des obstacles politiques et institutionnels, « signe que la
politique des droits des femmes heurte des franges importantes de la société française et
109
ne fait pas l’unanimité dans son camp » .
La poursuite des mesures politiques dans les années 2000. Après une longue pause
dans l’engagement de l’État sur ces thématiques dans les années 1990 –pause initiée
par certaines personnalités de Gauche puis prolongée par les gouvernements de Droite,
malgré quelques rapports ministériels publiés ici ou là- les années 2000 voient les affaires
reprendre. C’est dans une atmosphère générale de renouveau du débat sur l’égalité des
sexes, alors que le gouvernement de Lionel Jospin concrétisait dans la loi ce qu’Anne
Le Gall, Claude Servan Schreiber et Françoise Gaspard avaient appelé de leurs voeux
110
dès 1992 - la parité dans les institutions politiques et l’inscription de l’égalité hommesfemmes dans la Constitution, que les efforts politiques reprennent en matière de politiques
éducatives anti-sexistes.
Annette Wieworka décrit quelques exemples des initiatives prises à l’époque. Un
Centre d’archives du féminisme à Angers fut créé en 2000, par la Bibliothèque Universitaire
d’Angers, et l’Association Archives du féminisme fut inaugurée le 18 avril 2001. Un colloque
106
107
108
109
110
idem.
Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », op. cit. p14.
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.
Françoise THEBAUD, « Promouvoir les droits des femmes : ambitions, difficultés et résultats », op. cit. p14.
Françoise GASPARD, Anne LE GALL, Claude SERVAN-SCHREIBER, Au pouvoir citoyennes ! liberté, égalité, parité, Édition
du Seuil, Paris,1992.
42
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
sur le thème « Apprendre l’histoire et la géographie à l’école » fut organisé les 12 et 14 mars
2002 composé entre autres d’ « Ateliers sur le masculin et le féminin dans l’enseignement de
l’histoire et de la géographie » (animés par Michelle Zancarini-Fournel et Chantal Février).
Mais en dépit des efforts politiques accomplis, le constat de ce colloque est pessimiste :
La visibilité des femmes reste faible [, et] les textes officiels suggèrent très
rarement d’intégrer la dimension du masculin et du féminin dans des questions
qui peuvent apparaître comme fondamentales. [...] Les professeurs qui veulent
enseigner ces aspects manquent de supports, les autres qui enseignent ce qu’ils
ont appris, c’est-à-dire une histoire sans les femmes. [...] Mais si les incitations
111
institutionnelles restent faibles, elles ne s’y opposent pas .
Du fait des politiques éducatives de la France, de l’Union Européenne et de la communauté
internationale dans le cadre des Nations Unies, le contexte éditorial a changé, intégrant
davantage les questions relatives à la lutte contre les stéréotypes sur les hommes et
des femmes dans le matériel pédagogique. Bien que cette tendance n’ait pas un impact
de première importance dans le paysage de l’édition scolaire française, il ne faut pas
sous-estimer son impact sur les représentations du genre dans les manuels scolaires, qui
commencent à percevoir les bénéfices de ces politiques. Mais la politique ne fait pas tout :
les pratiques des professeurs dans leur classe et le contenu des programmes aussi jouent
un rôle.
III) L’évolution des pratiques et des programmes en histoire au lycée
entre 1968 et les années 2000
Les représentations du genre présentes dans les manuels d’histoire du lycée doivent
s’analyser au regard du contexte plus global des pratiques d’enseignement dans les classes
et de l’évolution des programmes entre la fin des années 1960 et les années 2000. Il apparaît
qu’en dépit des changements dans la discipline historique survenus dès les années 1970,
et malgré l’établissement du format moderne des manuels dans les années 1980, il faut
attendre les années 2000 pour constater une modification significative des programmes et
des habitudes d’enseignement concernant l’histoire du genre.
1. L’évolution des pratiques pédagogiques en histoire des femmes et du
genre
112
Dans une enquête menée par questionnaire que j’ai réalisée auprès de professeurs
d’histoire-géographie exerçant en lycées, et ayant commencé leur carrière entre 1979 et
1998, on apprend une série d’éléments qui confirment que l’histoire des femmes et du genre
a longtemps été abordée de façon marginale et embryonnaire par les professeurs dès le
début de leur carrière. Elle est devenue, dans les années 2000, un sujet incontournable,
bien que pas encore problématisé avec les outils scientifiques fournis par les recherches
les plus récentes.
Ainsi, le questionnaire nous apprend que sur 7 professeurs interrogés, 3 n’utilisent
jamais le mot genre, 1 très rarement, 3 l’utilisent mais dont 1 professeur depuis quelques
temps seulement. En revanche, les professeurs parlent tous de sujets relatifs aux
111
112
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.
Voir annexe 1.
Suzat Eléna
43
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
relations hommes/femmes. Deux d’entre eux en parlent essentiellement dans les séances
consacrées à l’Éducation Civique Juridique et Sociale. Les domaines du travail, de
l’évolution démographique de la France et de la famille représentent l’occasion la plus
fréquente pour aborder ces sujets. Des aspects plus politiques sont également abordés
dans les chapitres sur Athènes, la Révolution Française de 1789, la question du suffrage
universel, ou encore la parité. Plus rarement, le féminisme et mai 1968 sont abordés
pour parler des relations sociales entre hommes et femmes. Les hommes et la famille,
ainsi que les personnalités féminines importantes (artistes, écrivaines, femmes politiques,
scientifiques) demeurent des sujets non- abordés. La sphère privée est associée presque
exclusivement aux femmes, alors que la sphère publique, si elle est majoritairement
associée aux hommes, constitue pour les professeurs un domaine d’apparition croissante
des femmes. Il n’y a pas de cas où la question de l’égalité hommes/femmes ne soit jamais
abordée, quelle que fut l’année de début de carrière du professeur, et malgré le fait qu’aucun
d’entre eux n’ait écrit avoir reçu de formation initiale en histoire du genre.
En outre, les réponses au questionnaire nous apprennent que les termes utilisés par
les professeurs sont généraux, rarement genrés. Ils concernent des groupes caractérisés
par leur nationalité (les Français, les Américains, les Européens...), leur origine sociale
(la bourgeoisie, les ouvriers, les travailleurs, les aristocrates, les nobles, les paysans...),
par leur appartenance politique (les Gaullistes, les Républicains, les Révolutionnaires). Le
peuple, la société sont des termes souvent utilisés. Un seul professeur mentionne son
utilisation du mot « blancs » et une autre professeure s’exclame quant à elle qu’elle n’utilise
113
« certainement pas les blancs ! » . Les termes hommes et femmes sont utilisés par deux
professeurs.
Le degré de généralité qui caractérise les termes utilisés par les professeurs pour
décrire les acteurs historiques peut certainement s’expliquer par la nécessité de synthétiser
le récit historique. Devant transmettre aux élèves les étapes essentielles de l’évolution de
l’histoire, les professeurs se servent naturellement d’appellations génériques. Toutefois,
comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, l’utilisation de termes génériques, dont
la neutralité, est marquée par le genre grammatical masculin, peut entraîner un effet
d’invisibilisation des femmes dans le récit historique.
À propos des dossiers consacrés aux femmes dans les manuels, la plupart des
professeurs interrogés trouvent que ces dossiers sont « bien ». Un professeur pense même
114
que « c’est un thème devenu un passage obligé » , et un autre que « la plupart sont
satisfaisants ». Pour l’un d’entre eux, « Cette question m’intéresse aussi beaucoup et dans
115
mes classes j’ai toujours une large majorité de filles » . Mais cela n’empêche pas une
majorité d’entre eux d’apporter des critiques à ces dossiers. Un professeur trouve qu’ils sont
« trop typés (les femmes au travail en 14-18, …) ou trop larges et sans réelle problématique
116
(les femmes dans la révolution) » . Un autre professeur considère que « Cela reste assez
ponctuel et d’un manuel à l’autre, ce sont un peu toujours les mêmes dossiers que l’on
117
retrouve » . Selon un autre professeur, « Cela sert de prétexte à oublier les femmes dans
le contexte général. Toutes les biographies sont consacrées aux hommes et l'histoire oublie
113
114
115
116
117
44
Voir annexe 1.
ibidem.
ibidem.
ibidem.
ibidem.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
les femmes en général. Peu d'artistes femmes émergent dans les manuels »
professeurs avoue les utiliser peu.
118
. Un des
e
À la question « Athènes au V siècle av. J.-C., 1848 et la guerre de 1914-1918, en
quoi ces périodes peuvent-elles représenter, selon vous, une opportunité pour aborder
119
les interrogations sur les structures genrées des sociétés ? » . Deux types de réponses
s’affrontent. D’un côté, il y a les professeurs qui considèrent que ces thèmes permettent
de traiter de problèmes essentiellement politiques. Athènes, ils en parlent en soulignant
les limites du système. 1848 est l’opportunité d’aborder la question du suffrage universel
120
masculin « en rapport avec les femmes ouvrières dans la rue des journées de juin » .
La guerre de 1914-1918 permet de parler, selon un professeur, des « progrès et limites de
l’émancipation des femmes », et pour un autre, de la « différence arrière-avant, utilisation
des femmes remises au placard après » (sic). Pour un autre professeur, « Il y a des choses
intéressantes à voir aussi sur la représentation des femmes dans le cadre colonial par
exemple, sur le monde intellectuel un peu mal traité dans nos programmes ». En général, ils
considèrent que « Ces thèmes amènent à faire réfléchir les élèves sur le rôle des femmes
dans la société, et plus particulièrement dans la vie politique pour certains d’entre eux ».
De l’autre côté, des professeurs pensent que « L’étude de la vie quotidienne (par
le biais de la géographie) peut permettre de mieux comprendre les inégalités passées
et actuelles » (sic.). Un professeur ne « sait pas » en quoi 1848 peut représenter une
opportunité pour aborder les interrogations sur les structures genrées des sociétés. Un
autre professeur écrit que «Les femmes et la Première guerre mondiale sont un des sujets
de dossier que l’on trouve un peu partout ». Pour la majorité des professeurs interrogés,
les thèmes politiques sont une opportunité majeure pour aborder les interrogations sur les
structures genrées des sociétés. Pour une minorité de professeurs, le domaine social reste
le domaine le plus pertinent pour aborder cette question. Malgré cette opposition, aucun
professeur n’ignore la problématique hommes/femmes dans ses leçons.
À la question : « Le genre tient-il à vos yeux une place aussi importante que la classe,
121
ou l’ethnicité, dans l’organisation sociale ? Pourquoi ? »,
un seul professeur répond
par la négative, en justifiant « Ma propre culture ne m’y pousse pas. D’autre part je n’ai
pas, je l’espère du moins, de problème avec le genre ( ?) ». Comme le suggère le point
d’interrogation entre parenthèses en fin de phrase, l’histoire du genre ne représente pas à
ses yeux un sujet pertinent, ou compréhensible.
Un autre professeur considère lui que l’étude du genre est « un peu moins » importante
que celle de la classe « car la vie des femmes riches par exemple est très différente des
122
femmes du peuple » . Un professeur a une réponse à l’opposé : « Je ne raisonne plus
comme cela, il y a l'Histoire puis les histoires, et les individus sont souvent intéressants
à étudier avec les élèves car ceux-ci s’y identifient ». La classe, l’ethnicité, le genre, sont
des catégories trop globalisantes à ses yeux. Il poursuit : « Notre comportement en tant
qu'éducateurs me semble aussi très important : ne pas donner une image négative des
femmes, ne pas avoir toujours recours aux garçons pour les missions de confiance ou
de "force", ne pas utiliser de stéréotypes (le garçon "glandeur" [sic.] mais doué", la fille
118
119
120
121
122
ibidem.
Voir annexe 2.
ibidem.
ibidem.
Voir Annexe 1.
Suzat Eléna
45
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
123
"laborieuse mais limitée"), les encouragements vers toutes les carrières... » . Il passe
de la réflexion théorique sur l’histoire à une réflexion sur les pratiques d’enseignement.
Les quatre autres professeurs interrogés pensent tous que le genre tient une place aussi
importante que la classe, ou l’ethnicité, dans l’organisation sociale. Pour l’un, la question du
genre est même « plus importante parce que transversale ». Un autre professeur considère
« qu’aujourd’hui, en Europe, l’arsenal législatif existe, ce sont les mentalités qui bloquent,
124
et là on est dans l’évolution sur le long terme. »
Cependant, un professeur nuance : « Depuis les années 1970, oui (c’est une question
aussi importante que celle de la classe ou de l’ethnicité). Avant, non. Mais la notion de
“genre” est aujourd’hui remise en cause par celle qui l’a inventée, considérant qu’elle a été
125
dévoyée par un usage trop extensif » .
La plupart des professeurs assimile l’histoire du genre à l’histoire des femmes. Ils
évoquent dans leurs réponses pourquoi ils parlent des femmes, mais sans vraiment parler
des hommes en tant que personnes sexuées. Par exemple, un professeur écrit à propos de
126
la question du genre que « Cela représente la moitié de la population » .
En conclusion, on peut dire que, si aujourd’hui plus que dans les années 1970, des
interrogations sur les relations sociales de sexe sont systématiquement soulevées en classe
par les professeurs, elles demeurent souvent éloignées des recherches en histoire du genre
qui reste un concept parfois peu compris et certainement peu utilisé.
2. L’évolution des programmes d’histoire
En 1968, les programmes d’histoire au lycée contiennent des instructions datant du
10 décembre 1954. Les rédacteurs des programmes souhaitent alors aller vers un
« élargissement de l’Histoire dans le temps, dans l’espace, dans la conception même
de l’Histoire […] qui englobe désormais l’analyse des faits économiques et sociaux, la
127
description des civilisations et des cultures, l’examen de l’évolution des techniques » .
Le programme ne contient malgré cela qu’un chapitre sur les civilisations, et un sur
les transformations économiques, sociales et intellectuelles. Les instructions de 1954
reprises en 1968 précisent par ailleurs que durant l’exposé du cours, « mis en confiance
par un maître souriant, les grands garçons se livreront les uns après les autres, ils
s’enhardiront mutuellement à parler, ils n’auront plus qu’un désir : briller sans forfanterie
128
» . L’enseignement de l’histoire semble s’adresser aux garçons, et pas aux filles. De plus,
déjà à l’époque, l’utilisation de documents est considérée comme essentielle.
La Révolution et l’Empire sont étudiés en 2
nde
. La Révolution de 1848 est étudiée en
re
1 , la Première Guerre mondiale en terminale. Rien n’est précisé sur les relations hommesfemmes. L’histoire est surtout une histoire politique, diplomatique et militaire et l’instruction
civique est étroitement liée au programme d’histoire-géographie.
123
124
125
126
127
128
46
ibidem.
ibidem.
ibidem.
ibidem.
Instructions du 10 décembre 1954, Direction de la pédagogie des enseignements scolaires et de l’orientation, INRDP, Paris, 1968.
ibidem.
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
Des arrêtés de la Direction des collèges et des lycées de 1980 et 1981 changent les
129
programmes de 1968 , qui est réédité à plusieurs reprises pendant les années 1970.
Les instructions sont moins longues, plus concises, plus générales. Le but est l’initiation
aux méthodes d’histoire. Le grand changement intervient dans les périodes étudiées : les
fondements de la civilisation occidentale constituent le début du programme en seconde,
alors que jusque-là c’était la Révolution de 1789 qui ouvrait le programme. La Grèce
e
dans l’Antiquité et le citoyen à Athènes au V siècle avant J.-C. apparaissent dans les
programmes publiés en 1982 sur les arrêtés de 1980 et 1981.
nde
La seconde partie du programme de 2
traite des « économies, sociétés et nations
à l’âge industriel ». Une plus grande place aux évolutions de long terme est faite par rapport
nde
aux programmes précédents. La Révolution de 1848 est traitée en 2
et non plus en
re
1 . Dans les instructions concernant l’instruction civique, il est mentionné que les séances
qui y sont consacrées peuvent être l’occasion de parler de « l’évolution vers le système
130
représentatif de la démocratie » . Ceci ne précise pas directement qu’il faille parler du
suffrage universel masculin ou de la différenciation politique entre hommes et femmes
mais crée une ouverture pour aborder ces questions. La Première Guerre Mondiale et
re
l’immédiat après-guerre sont abordés en 1 . Les instructions du programme de 1981-1982
présentent un aspect plus relativiste et moins ethnocentriste que celles de 1954. En effet,
l’objectif affiché était de « montrer que la civilisation occidentale n’est pas unique et le poids
131
du passé sur les mentalités » . Les indications sur l’instruction civique sont plus politiques :
« elle doit imprégner le programme de son esprit, être une véritable éducation sur les droits
de l’homme ou les problèmes de développement ». Les questions coloniales sont également
abordées ainsi que les premiers mouvements d’émancipation. Le libéralisme qui caractérise
le mandat de Valéry Giscard d’Estaing et le début du mandat de François Mitterrand se
ressent dans la réforme du programme de 1982. Le programme est republié en 1985 et
reste le même.
En 1987, si la philosophie du programme reste sensiblement la même qu’en 1982,
les périodes étudiées changent : Athènes et les civilisations occidentales disparaissent,
pour laisser à nouveau la place à « l’ancienne France et à la Révolution » en début de
nde
programme. La période étudiée en 2
s’étend jusqu’à la Révolution de 1848. L’acquisition
de connaissances n’est pas une fin en soi selon les instructions de ce programme, et ce
qui compte c’est l’acquisition d’une culture et d’un savoir-faire. Le nouveau programme
abandonne le « passé lointain » pour se concentrer sur « la France, l’Europe et le Monde de
e
e
132
la Révolution française à la fin du XIX siècle et les forces qui annoncent le XX siècle » .
La présentation est qualifiée de « plus classique, mais sans abandonner les principes qui
inspiraient le programme antérieur : initiation des élèves à la longue durée, à la synthèse
133
historique sur les civilisations, à l’ouverture aux civilisations extra-européennes » .
129
Ministère de l’Éducation Nationale, Histoire-géogrphie, instruction civique, classes de seconde, première et terminale,
collection horaires, objectifs, programmes, instructions, CNDP, brochure n�6017, Limoges, 1982.
130
131
132
ibidem.
ibidem.
Ministère de l’Éducation Nationale, Direction des lycées et collèges, Classe de seconde, première, terminale tome I,
enseignements communs, CNDP, Limoges, 1987.
133
ibidem.
Suzat Eléna
47
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Une partie intitulée « le programme et sa lecture » tente d’apporter un éclairage : il ne
e
s’agit pas de réduire l’histoire du XIX siècle à celle des régimes ou des idéologies mais
de mettre l’accent sur les problèmes de société, le changement économique et l’évolution
culturelle. Les méthodes doivent privilégier la confrontation des points de vue. Encore une
fois, de telles suggestions ont préparé le terrain à l’entrée dans les manuels de l’histoire des
femmes et du genre. Mais il faut attendre, dans la plupart des éditions, la fin des années
1990 pour voir ces instructions s’appliquer aux thèmes relatifs au genre dans les politiques
éditoriales qui gouvernent les manuels.
Dans le programme de 1988, peu de modifications apparaissent. Toutefois, il est
possible d’observer qu’une attention particulière est portée sur la nécessité « d’allég[er]
134
de l’accessoire » les histoires nationales. Les termes « mondialisation » et « éthique »
apparaissent également, signifiant que les rédacteurs des manuels ont pris en compte des
nde
e
questionnements nouveaux en histoire et dans la société. En 2
, on étudie le XIX siècle
re
e
jusque dans les années 1880, en 1 le XX siècle jusqu’en 1945. Dans une partie « vue
d’ensemble », on peut également remarquer que la guerre doit être appréhendée « comme
135
un phénomène de civilisation » . Les populations civiles font leur apparition dans l’histoire
de la guerre, et le récit militaire perd son monopole au profit des civils, et par conséquent,
des femmes.
re
En 1994, une modification est apportée au programme des classes de 1 . La seconde
e
guerre mondiale est introduite après la naissance du XX siècle (1880-1919), et l’entre136
deux-guerres. Importants du point de vue méthodologique, les « modules » apparaissent.
Ceux-ci favorisent la multiplication de l’iconographie et de dossiers documentaires dans les
manuels.
En 1995, le programme change. Il a intégré une « note de service du 19 juin 1995 ».
Il est précisé, dans la partie sur les « finalités de l’histoire et de la géographie au lycée »
que le projet éducatif « se nourrit des problématiques et des avancées de la recherche
137
universitaire » . Si c’était déjà le cas dans les programmes précédents, c’est la première
fois que cela est affirmé explicitement. Cela a contribué à rendre possible l’introduction des
recherches en histoire du genre dans les manuels. Et cela se vérifie avec une tendance
croissante à voir émerger des « dossiers » consacrés à l’histoire des femmes dans les
nde
manuels de la fin des années 1990. En 2
, c’est à nouveau l’Antiquité qui ouvre le
e
programme qui se finit au milieu du XIX siècle. Les « dimensions politiques et culturelles »
re
sont mises au centre des priorités du programme de seconde. En 1 , la période étudiée
e
va du milieu du XIX siècle à 1939.
134
Ministère de l’Éducation Nationale de la Jeunesse et des Sports, Direction des lycées et collèges, Histoire-géographie,
instruction civique, Classes de seconde, première et terminale, CNDP, Limoges, 1988.
135
136
ibidem.
Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Insertion Professionnelle, Direction
des lycées et collèges, Histoire-géographie, instruction civique, Classes de seconde, première et terminale, CNDP, Limoges, 1994.
137
Ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Insertion Professionnelle, Direction
des lycées et collèges, Histoire-géographie, instruction civique, Classes de seconde, première et terminale, CNDP, Limoges, 1995.
48
Suzat Eléna
Première Partie Les manuels d’histoire, des produits complexes, facteurs des représentations du
genre
En 2002, les périodes étudiées restent les mêmes. Il est précisé que « la citoyenneté
athénienne peut être évoquée lors de l’étude des mots clés du vocabulaire politique dans
le cadre de du thème consacré à la Révolution française et aux expériences politiques
138
en France jusqu’en 1851 » . Les rédacteurs du programme ont voulu établir un lien
clair dans la problématique qui sous-tend les deux périodes : la construction politique de
l’État moderne et démocratique. De plus, dans la partie « commentaire des thèmes du
programme », on trouve une indication sur Athènes qui suggère de « souligner la conception
restrictive de la citoyenneté et d’insister sur les limites de la démocratie athénienne : une
citoyenneté fondée sur le droit du sang (mais refusée aux femmes), qui exclut les étrangers
139
et les esclaves, et dont le fonctionnement est imparfait » . Sur 1848, une « attention
particulière est accordée à l’exclusion persistante des femmes de la vie politique et à la
140
difficile abolition de l’esclavage » . On peut le dire, le programme de 2002, même s’il
confirme des prises de position qui existaient déjà dans les manuels vis-à-vis du genre et
des limites de la construction démocratique de l’État, constitue véritablement le moment de
l’introduction des recherches en histoire des femmes et du genre dans les programmes. Les
politiques féministes menées par le Gouvernement Jospin entre 1997 et 2002 (voir supra)
ne sont pas étrangères à cette innovation. Aussi, un arrêté du 30 juillet 2002 stipule que :
Les développements historiographiques des vingt dernières années et les enjeux
contemporains invitent à choisir quelques thèmes clés pour étudier les rôles et le
statut des femmes, tant en France (exclusion durable du vote, impact complexe
de la Première Guerre Mondiale, émancipation multiforme des années 1960 et
141
1970...) que le reste du monde .
Le programme de 2004 reprend en large partie celui de 2002. Un complément est apporté
en ce qui concerne la Première Guerre mondiale : il s’agit d’ « accorder une plus grande
142
place à la façon dont les civils ont vécu la guerre »
et d’aborder la question de la
mémoire et de la brutalisation. Grâce à ces notions, une nouvelle représentation de la
masculinité apparaît, moins militaire, plus sensible à la violence. De plus, il est écrit
qu’ « une ouverture sur certains prolongements de la grande guerre (apaisement des luttes
religieuses, organisation du souvenir, évolution des rôles féminin et masculin [...]) achève
143
l’étude » . C’est la première fois que les mots « masculin-féminin » apparaissent clairement
dans les programmes, ce qui confirme la tendance, débutée en 2002, d’introduire des
éléments d’histoire du genre dans les programmes.
Au final, que ce soit dans le programme d’histoire ou dans les pratiques de classe
des professeurs d’histoire, une évolution similaire peut s’observer. D’un modèle de cours
d’histoire relativement indifférent aux questions relatives au genre dans les années
1970-1990, modèle accompagné en parallèle par un programme qui laisse peu de
place à ces sujets, on passe dans les années 2000 à un modèle où la problématique
hommes-femmes est bel et bien présente (même si encore pas totalement déployée),
138
Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’Enseignement scolaire, Histoire-géographie, Classes de seconde,
première, terminale, Collection lycée-voie générale et technologique, série programmes, CNDP, Paris, 2002.
139
140
141
ibidem.
ibidem.
Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’Enseignement scolaire, Histoire-géographie, Classes de seconde,
première, terminale, Collection lycée-voie générale et technologique, série programmes, CNDP, Paris, 2004.
142
143
ibidem.
ibidem.
Suzat Eléna
49
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
systématiquement abordée par les professeurs, et inscrite noir sur blanc dans les
programmes. Les représentations du genre dans les manuels jusqu’à ce changement
avaient un caractère caricatural, renforcé par l’absence de discours - oral ou écrit- sur ces
questions. Mais avec la prise de conscience des professeurs et la réforme du programme,
c’est d’un tout autre éclairage que ces représentations bénéficient. Déjà, elles deviennent
une interrogation digne d’intérêt et sortent du statut de non-problème qu’elles avaient jusque
vers la fin des années 1980 pour les professeurs, 1990 dans les programmes. Ensuite,
ce mouvement permet de rendre l’action des femmes dans l’histoire un peu plus visible.
Les femmes sont davantage montrées dans la sphère publique. Cependant, les hommes
restent cantonnés à certains domaines même si l’histoire culturelle a élargi les champs
dans lesquels ils apparaissent (par exemple, la souffrance des soldats est relatée, mais le
domestique reste une sphère dont les représentants sont exclusivement féminins).
Conclusion du chapitre 2
Le processus de production d’un manuel d’histoire est complexe. Il est limité par un cadre
technique et légal, soumis à la concurrence sur les marchés, influencé par des prises de
positions et des mesures politiques au niveau national, européen et international, et il est
susceptible d’interprétations diverses par les professeurs.
Il est donc indispensable de garder ces éléments en tête pour comprendre les facteurs
qui ont amené les représentations du genre dans les manuels à devenir ce qu’elles sont.
Conclusion de la première partie
Pour analyser les représentations du genre en évitant le piège de l’idéologisme interprétatif,
il est nécessaire de se parer d’une grille de lecture multidimensionnelle. Le sexisme ou
le féminisme des concepteurs du manuel d’histoire n’ont, finalement, qu’une part faible
dans le processus de production. Produits complexes, qui dépassent le cadre de leur seule
rédaction par des historiens, les manuels sont issus de contextes historiographiques et
éditoriaux particuliers. Ces différents éléments ont eu une importance déterminante dans la
façon dont ont émergé les diverses représentations du genre observées dans les manuels.
Une fois ces phénomènes de genrification macro-historiques établis, il convient à
présent d’étudier précisément quelles étaient ces représentations du genre dans les
manuels d’histoire du lycée de 1968 à 2008, comment elles ont évolué, et quels ont été les
messages sur les identités masculines et féminines dont elles ont été les vecteurs.
50
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Deuxième Partie :Les représentations
du genre à trois moments du programme
e
du secondaire : Athènes au V
siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution
Industrielle des années 1850, 1914-1920
e
Athènes au V siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, et
1914-1920 sont des moments du programme d’histoire dans lesquels les représentations du
genre sont particulièrement parlantes : elles soulèvent la problématique de la construction
politique et démocratique de l’État moderne, de la construction identitaire de classe sur le
mode d’une virilité puisée dans le rôle économique des individus dans le système capitaliste,
et des changements fondamentaux dans les relations sociales de sexe survenues pendant
la Première Guerre Mondiale.
De 1968 à 2008, il existe, dans les modalités d’apparition des représentations du
genre dans les manuels d’histoire du lycée, une tension entre des micro-phénomènes de
genrification. Ces phénomènes ont souvent donné une image partielle et partiale de la place
des hommes et des femmes dans l’histoire. Mais d’autres ont contribué à une évolution
générale des manuels d’histoire vers l’étude des exclusions des « minorités dominées »,
amenant à un tableau plus critique de l’histoire classique et des « grands hommes » et de
ce fait, à des représentations du genre plus exactes, un peu moins caricaturales.
Chapitre 1 : Les phénomènes de genrification dans
les manuels
Les phénomènes de genrification peuvent se définir comme étant les processus par
lesquels se construisent les identités de genre des individus. Il s’agit de mécanismes
par lesquels les apparences féminines ou masculines des individus se forment. Ces
mécanismes peuvent être macro-historiques (ils correspondent à des déterminants
économiques, politiques, socio-culturels de grande échelle, comme nous l’avons vu
en première partie). Ils peuvent être également micro-historiques, c’est-à-dire résultant
de mécanismes observables à l’échelle des manuels. Ces processus de genrification
s’inscrivent dans un système de normes au travers duquel l’identité des individus devient
intelligible en tant qu’identité genrée. Cette normativité de genre est contingente des
contextes socio-culturel, politique, économique et historique dans lesquels les individus
e
interagissent. Par exemple, les attributs de la virilité à Athènes au V siècle avant J.-C. sont
Suzat Eléna
51
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
très peu associés à la production économique ; l’homme réellement viril est au contraire
celui qui a le loisir de se consacrer à la contemplation philosophique et à la politique, et
les sous-catégories d’hommes sont les classes laborieuses. À l’inverse, les attributs de la
virilité en France et en Europe pendant les années 1850 sont foncièrement assimilés à la
capacité productive et au travail : le rentier a une virilité déclassée par rapport à l’ouvrier ou à
l’entrepreneur. Les caractéristiques féminines ou masculines typiques d’une époque et d’un
lieu sont donc des normes qui doivent être détachées du sexe biologique des individus : un
homme peut tout à fait avoir des qualités dites féminines et peu viriles et inversement une
femme peut ne pas être féminine et avoir des qualités dites masculines.
La difficulté qui se pose en ce qui concerne l’étude des phénomènes de genrification
dans les manuels c’est qu’ils s’exercent à deux niveaux. D’un côté, les auteurs des manuels
tentent de décrire la vie et d’expliquer les activités des acteurs historiques de temps anciens,
ce qui se traduit par la représentation de mécanismes de genrification correspondant à la
réalité de l’époque. D’un autre côté, les auteurs, en calquant leur propre grille de lecture sur
le passé, reproduisent, de façon plus ou moins inconsciente, des schémas de perception
du genre contingents de leur temps sur une époque lointaine. Et les représentations du
genre qui s’ensuivent peuvent s’avérer éloignées des réalités d’alors, surtout lorsque, ni le
programme, ni la formation initiale des professeurs n’ont abordé ces thématiques. Dans ces
cas-là, il devient donc possible d’observer un écart entre le savoir historique dégagé par
l’histoire des femmes et du genre, et ce qui est écrit dans les manuels. C’est à la question
de savoir comment ces écarts, ou ces déformations partielles du réel, se sont construits,
que nous allons essayer de répondre.
À l’échelle micro-historique, quatre types de mécanismes de genrification, donnant une
image biaisée des systèmes de genre, semblent être à l’oeuvre dans les manuels d’histoire
au lycée entre 1968 et 2008 : une mixité peu représentée, une sur-représentation des
hommes et une invisibilité des femmes, la présence de stéréotypes sur le masculin et le
féminin, et enfin l’existence d’un lien entre dévalorisation sociale et féminité ou valorisation
sociale et virilité.
I) Le problème de la mixité
Les manuels d’histoire montrent peu la mixité sexuelle des acteurs des événements
historiques passés. L’histoire est essentiellement incarnée dans des personnages
masculins alors que les personnages féminins sont plutôt absents du récit historique. Dans
une étude sur les périodes indiquées, réalisée dans 15 manuels d’histoire de 1997 à 2007
choisis au hasard parmi tous les manuels étudiés, on peut constater qu’en moyenne 12,9%
de tous les documents et 16,9% des documents contenant des représentations genrées
144
sont mixtes . Souvent due à l’utilisation du genre masculin neutre et de termes généraux
non genrés, cette faible représentation de la mixité peut s’observer dans les chapitres sur
Athènes, la Révolution de 1848, les années 1850 et la Grande Guerre et les années 1920.
1. Athènes au V
e
siècle avant J.-C.
Première expérience démocratique que le monde occidental ait connue, modèle
e
d’inspiration à la construction d’un État moderne en France, l’histoire d’Athènes au V siècle
avant J.-C. est un chapitre de l’histoire qui a été introduit dans les programmes en 1981 : elle
144
52
Voir Tableau sur les périodes du programme étudiées p107.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
est considérée comme exemplaire pour faire comprendre l’héritage politique de la civilisation
européenne. Dans une perspective d’éducation civique des élèves, le modèle politique de la
Cité grecque a fait l’objet d’une idéalisation certaine dans certains manuels. En introduisant
e
l’étude d’Athènes au V siècle avant J.-C., il s’agissait, pour les rédacteurs du programme
et les concepteurs de manuels, de faire passer des valeurs aux lycéens : le droit universel
de chacun de participer aux affaires publiques, la démocratie comme régime le plus juste
et le plus équitable car basé non sur l’hérédité ou la richesse, mais sur une égalité de droits
quelle que soit l’origine sociale des individus.
Or, si on ne peut qu’approuver ces intentions et soutenir le bien-fondé de ces valeurs,
on peut regretter que l’instruction civique se fasse aux dépens de la justesse historique. Non
que le récit des manuels soit faux –il est vrai-, mais il ne l’est que partiellement, car il laisse
dans le trouble certains éléments constitutifs de l’organisation athénienne de l’époque. En
effet, en voulant trop poser l’expérience athénienne en modèle didactique, les aspérités de
la Cité athénienne sont gommées, et notamment le fait que la citoyenneté ne soit pas mixte,
qu’elle exclut les métèques, les esclaves et les femmes.
145
Ainsi, dans le manuel de Jean-Michel Gaillard, chez Nathan en 1981 , il est dit,
concernant les charges électives, que « toutes ces fonctions sont accessibles aux plus
humbles », comme si les esclaves n’étaient pas des individus concernés par ce qualificatif.
Le manuel de Jacques Marseille, toujours chez Nathan en 1996, va dans le même sens :
[Ces] fonctions étaient ouvertes à tous et tout citoyen pouvait être un jour
appelé à faire partie de la Boule ou du tribunal de l’Héliée. Ainsi, chacun dans
son existence de citoyen pouvait être tout à tour gouvernant ou gouverné,
cette alternance entre le commandement et l’obéissance formant selon Aristote
l’excellence du citoyen dans la mesure où, écrivait-il, « on ne peut pas bien
146
commander si l’on n’a pas bien obéi » .
Les dénominatifs « tous », « tout citoyen », « chacun » peuvent induire en erreur : soit
les auteurs considèrent que les femmes, les métèques et les esclaves ne sont pas des
acteurs historiques, ce qui pose problème en termes scientifiques et politiques, soit ils les
considèrent comme tels mais oublient de spécifier leur existence et les questions que cela
pose vis-à-vis du caractère exemplaire d’Athènes. Ce qui rend dans les deux cas le récit
historique sur cette période imprécis, et donne une image partielle de la réalité d’alors.Cinq
ans plus tard, le nouveau manuel de Jacques Marseille donne plusieurs définitions, toujours
sur le mode d’une neutralité trompeuse :
Cité/citoyen = dans l’Antiquité, la Cité est une communauté politique (un État)
de taille modeste, dont les membres (les citoyens) s’administrent eux-mêmes.
Aristocratie = du grac aristoi, les meilleurs, et kratos, le pouvoir. C’est un
système de gouvernement dans lequel le pouvoir appartient à un groupe social
privilégié distingué par la naissance. Démocratie = du grec démos, le peuple,
e
et kratos, pouvoir, terme qui désigne le régime athénien au V siècle av JC. Le
pouvoir appartient à l’ensemble des citoyens [...] Assemblée du peuple = en
grec Ecclésia, assemblée qui se réunit quarante fois par an [...] et à laquelle
145
146
Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
e
, Nouvelle collection Fernand Nathan, Édition Fernand Nathan, France, 1981.
Les fondements du monde contemporain, Collection Jacques Marseille,
Nathan, Italie (Bergamo), 1996.
Suzat Eléna
53
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
tous les citoyens peuvent participer. Elle est souveraine en matière de décisions
147
engageant la Cité .
Dans l’opposition faite entre l’aristocratie et la démocratie, le message est clair : un
régime politique où seuls les riches gouvernent n’est pas un régime juste, et seule la
démocratie peut se rapprocher d’un idéal d’égalité politique entre les individus. Mais une
telle opposition a pour effet d’occulter le fait que la mixité politique n’existait pas à l’époque.
Elle masque également le fait que, si la richesse des hommes ne constituait pas un
critère de discrimination politique, le sexe, la nationalité et la liberté représentaient quant à
eux un élément déterminant dans la capacité d’obtenir la citoyenneté. De même, dans le
paragraphe sur les conditions pour être citoyen, le fait de devoir être un homme n’est jamais
mentionné expressément :
Depuis la loi établie par Périclès en 451 avant J.-C., il faut, pour être citoyen,
être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen unis par un mariage
légitime. À l’âge de 18 ans, les jeunes gens s’inscrivent dans la circonscription
administrative de base, le dème [...] Ensuite, les jeunes gens doivent suivre
une sorte d’entraînement militaire, l’éphébie, au terme duquel ils deviennent
citoyens de plein droit. C’est donc le droit du sang qui, à Athènes, détermine la
148
citoyenneté .
Au travers de l’utilisation des expressions le « droit du sang », ou, les « jeunes gens », là
encore, tout se passe comme si le droit du sang ne concernait pas les filles, et qu’elles ne
faisaient pas partie de la catégorie des « jeunes gens ». À moins que les auteurs attendent
du lecteur qu’il sache déjà, ou qu’il devine, que les femmes étaient exclues de la citoyenneté,
faisant comme si cela allait de soi et ne nécessitait pas d’explication. En outre, l’hypothèse
selon laquelle le genre grammatical masculin permettrait la neutralité n’est pas fondée dans
le cas présent.
2. La révolution de 1848
e
Tout comme Athènes au V siècle avant J.-C., la Révolution de 1848 s’inscrit dans la
problématique transversale de construction politique et démocratique de l’État moderne du
programme des classes de lycée. Ici encore une fois, il faut réaffirmer que, en soi, ce qui
est écrit dans les manuels n’est pas faux historiquement, mais qu’en creux, c’est ce qui
n’est pas dit qui peut fausser la vision de l’histoire des lecteurs. Par exemple, quand un
manuel énonce le fait que 750 représentants furent élus pour trois ans au suffrage universel
direct à l’Assemblée Constituante en 1848, il n’y a rien de contestable. En revanche,
on peut remarquer qu’il existe une absence de précisions quant au fait que ces 750
représentants étaient exclusivement des hommes, et que le suffrage n’était que masculin.
Les femmes de 1848, nombreuses à réclamer le droit de vote et d’éligibilité, et malgré leur
activisme politique, se sont vu refuser ces droits. Faire l’économie de préciser que « les
représentants » ne constituaient pas une catégorie mixte, comme c’est le cas aujourd’hui au
Parlement, peut ainsi déformer notre perception de la réalité. On peut déplorer qu’il ne soit
pas écrit noir sur blanc dans les manuels que 1848 fut une étape de plus, après la Révolution
Française de 1789 et le Code Civil de 1804 dans l’exclusion des femmes de la vie politique,
et dans le renforcement de l’idée selon laquelle la politique est un domaine naturellement
147
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
Les fondements du monde contemporain, Collection Jacques Marseille,
Nathan, Tours, 2001.
148
54
ibidem.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
réservé aux hommes qui s’y trouveraient plus compétents. Au final, même si l’information
délivrée au départ est juste, l’image qui en ressort est celle d’un progrès républicain, réalisé
notamment par une application effective de la théorie de la représentation au travers de
l’élection au suffrage universel direct d’une assemblée souveraine. Or ce progrès peut être
relativisé au regard d’un souci d’égalité hommes-femmes, dans la mesure où les femmes
n’étaient ni éligibles, ni électrices, et que la mixité politique n’existait pas.
De plus, l’objectif d’enseigner des valeurs en rapport avec le concept de démocratie
dans une démarche d’éducation civique nuit aussi, dans le chapitre sur 1848, à l’exactitude
historique. Quand on peut lire dans le manuel Nathan de 1993 qu’ « en quelques jours, [le]
gouvernement proclame la République, rétablit la liberté de réunion et de presse, supprime
la peine de mort pour raison politique, abolit l’esclavage dans les colonies et institue le
149
suffrage universel pour tous les citoyens de plus de 21 ans » , le lecteur ressent une
impression d’une amélioration dans le fonctionnement politique du pays. Cette amélioration
de la construction démocratique de l’État français est réelle, mais elle est sublimée par cet
enchaînement de faits positifs, sans être nuancée par des réalités moins valorisantes pour
le passé de la France.
De surcroît, l’exactitude historique est desservie par l’utilisation de termes généraux,
apparemment mixtes, du fait de la neutralité grammaticale qui les caractérise, mais ne
concernant en fait que les individus de sexe masculin. Ce phénomène peut s’observer
indistinctement dans la plupart des manuels entre les années 1960 et 2000. Les auteurs
parlent des « citoyens », de « l’Assemblée Constituante », des « électeurs », sans
mentionner la composition uniquement masculine de ces groupes. Par exemple, dans
le Malet et Isaac de 1961, on peut lire :
Le gouvernement provisoire proclama la République et institua le suffrage
universel. Une assemblée constituante serait élue pour tous les citoyens âgés de
21 ans au moins et domiciliés depuis six mois. L’âge d’éligibilité fut élevé à 25
ans. Pour que la députation fut accessible aux pauvres, il fut prévu une indemnité
parlementaire de 25 francs par jour pendant la durée de la session. Le nombre
des électeurs passa de 240 000 à plus de 9 millions. Jusqu’alors limitée à une
150
minorité bourgeoise, la vie politique s’étendait d’un seul coup à toute la nation .
Cet extrait est particulièrement intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, le suffrage est
dit « universel » dans le sens où, pour être électeur, il n’y avait plus besoin de payer le
cens. Mais, à moins de considérer que les femmes ne faisaient pas partie de l’humanité
en tant qu’êtres possédant toutes les qualités humaines (ce qui n’est pas improbable
dans la mesure où les femmes mariées dans les années 1960 étaient encore souvent
légalement dépendantes de leur époux et donc pas des citoyens au sens plein du terme),
les auteurs commettent une erreur scientifique en parlant de « suffrage universel » et non
pas de « suffrage universel masculin », qui décrit plus justement les réalités d’alors. En
effet, pendant les événements de 1848, une délégation du Comité des droits des femmes
avait interpellé le gouvernement pour lui demander si elles pouvaient voter : un décret
laissait planer un doute en déclarant que « tous les Français » avaient le droit de vote
sans préciser si les femmes faisaient partie des « Français ». Le gouvernement répondit
par la négative malgré les protestations des clubs et des journaux tenus par des femmes.
Une répression antiféministe commença alors avec un décret du 26 juillet 1848 interdisant
149
150
Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire 2
e
, collection Jacques Marseille, Nathan, Tours, 1993.
Jules ISAAC (dir.), De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe de seconde, Classiques Hachette, Paris,
1961.
Suzat Eléna
55
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
aux femmes d’être membres d’un club ou d’assister à tout débat public. La Constitution
151
de novembre 1848 finit de sceller leur exclusion de la vie publique. À la décharge des
auteurs, il faut préciser que cette notion de « suffrage universel masculin » n’avait pas
encore été développée dans la recherche universitaire des années 1960, et qu’il est donc
compréhensible de lire de telles formulations dans les manuels jusque vers la fin des années
1970. Ce qui est par contre plus choquant, c’est que l’expression « suffrage universel » dans
les chapitres des manuels traitant des événements de 1848 reste présente parfois jusqu’aux
manuels actuels, malgré une appropriation progressive du terme plus exact de « suffrage
universel masculin » à partir des années 1980. La croyance en l’idéal d’universalisme
républicain hérité du siècle des Lumières est telle que les différences de situations réelles
sont souvent effacées (voir supra, Partie 1, Chap 1, I.) par les rédacteurs des manuels.
En utilisant l’expression « suffrage universel », les auteurs mettent un voile sur l’identité
sexuelle, en tant que premier critère dans la détermination de la citoyenneté en 1848, et
tout se passe comme si « universel » signifiait la mixité alors qu’en fait, il s’agissait, comme
Maria Deraisme s’en plaignait déjà à l’époque, d’« un universel de poche laissant de côté
152
la moitié de l’humanité » .
Ensuite, l’extrait du Malet et Isaac est intéressant car il décline cette notion
d’universalisme politique en plusieurs catégories : « les citoyens », les « pauvres », faisant
encore une fois comme s’il allait de soi que les femmes ne soient pas comptabilisées dans
ces catégories. En cherchant à faire valoir la démocratisation de la vie politique française,
qui certes, progressait indéniablement, les auteurs faisaient preuve d’une interprétation
historique pas tout à fait juste. Ni les femmes pauvres ni les femmes ayant 25 ans ou plus
n’obtinrent le droit de vote en 1848.
Enfin, comme atteignant le faîte de la confusion entre la construction de l’Etat
moderne et démocratique et le masculin, la dernière phrase de l’extrait du Malet et Isaac :
« Jusqu’alors limitée à une minorité bourgeoise, la vie politique s’étendait d’un seul coup
153
à toute la nation ». La Nation, dans les pensées des auteurs, même si cela n’est pas
formulé consciemment, est constituée d’hommes : l’État est une création masculine. La
plus juste des démocraties est une démocratie virile, qui permet à toute personne de sexe
masculin, quelle que soit son origine socio-économique, de participer aux affaires de la
chose publique.
3. Les années 1850
Les années 1850, abordées dans les manuels sous un angle social et économique, ne
se prêtent pas de la même façon à l’éducation civique, et les questions qu’elles soulèvent
sont moins d’ordre politique que d’ordre sociologique. Une similarité persiste cependant :
la primauté donnée au masculin sur le féminin dans la langue tend parfois à masquer le
fait qu’à l’intérieur même des différentes catégories sociales de l’époque, des disparités
existaient entre les femmes et les hommes. Les auteurs font preuve d’une grande précision
et de justesse dans les descriptions des modes de vie bourgeois, paysans, aristocrates,
ouvriers. Ils savent décrire des différences subtiles et très nuancées entre la condition des
paysans propriétaires et celle des métayers par exemple :
151
152
Yannick RIPA, Idées reçues, les femmes, Éditions le cavalier bleu, Évreux, 2002.
ibidem.
153
56
Jules ISAAC (dir.), De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe de seconde, op. cit. p65.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Les paysans constituaient 70% de la population totale de la France en 1870.
Un quart à peine des paysans était propriétaire de leur champ, un cinquième le
cultivait à titre de métayers et de fermiers, le reste, c’est-à-dire plus de la moitié,
n’avait pas de terre : c’étaient les domestiques, les valets de ferme, les bouviers,
154
les bergers, les charretiers et surtout les journaliers.
Dans cet extrait, on peut constater une absence complète de précisions sur l’existence
de paysannes qui constituaient la majorité de la population féminine globale de la France,
et qui travaillaient tout comme les hommes. Ainsi, il est rarement possible de voir des
représentations de femmes au travail, surtout dans les manuels des années 1960 à la
moitié des années 1980, comme si elles n’étaient ni ouvrières ni paysannes, bien qu’elles
aient constitué une main d’oeuvre réelle. Tout se passe comme si le modèle de la femme
bourgeoise ou aristocrate ne travaillant que rarement était implicitement étendu à l’ensemble
des femmes.
Ainsi, le manuel Hatier de 1991 compare le mode de vie des « Grands fermiers riches
155
propriétaires » et des « habitants des campagnes » en les mettant sur un pied d’égalité
grammatical. Mais en fait, dans la première expression, l’usage du masculin signifie bel et
bien une catégorie masculine (seuls les hommes pouvaient légalement être propriétaires),
alors que dans la seconde expression, l’usage du masculin est entendu comme neutre,
concernant hommes, femmes, enfants… C’est à s’y perdre.
156
Jean-Michel Gaillard, dans le Nathan de 1981 , comme beaucoup d’autres auteurs
de manuels, utilise systématiquement le genre masculin pour désigner les métiers et
les membres des différentes classes sociales, ou bien un nom général pour désigner
leur groupe social. Mais en l’occurrence, en utilisant indifféremment bourgeoisie et
prolétariat sans préciser la composition sexuelle de chaque groupe, il se produit un effet
d’invisibilisation du fait que le prolétariat est plus féminisé que la bourgeoisie, dans le
sens où de nombreuses femmes ouvrières travaillaient, alors que les femmes bourgeoises
travaillaient peu.
Dans la même intention, Jean-Marie D’Hoop, chez Delagrave en 1969, écrit : « Seuls
les bourgeois parvenaient aux professions libérales et aux fonctions importantes de
157
l’administration », comme si les femmes ne faisaient pas partie de la bourgeoisie, ou qu’il
était entendu qu’elles ne travaillaient pas.
Le manuel Nathan de 1977 et le manuel Istra de 1982 font tous deux référence à la
e
« figure de l’instituteur » qui marquait le paysage villageois durant la seconde moitié du XIX
158
siècle, parfois même considéré comme un « notable » . Or, il s’avère que ces hussards
noirs de la République furent souvent des femmes, qui elles, n’avaient pas le statut de
159
notable malgré l’importance de leur rôle au sein de la communauté villageoise .
154
ibidem.
155
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de seconde, de l’Ancien Régime à la fin du XIX
e
siècle, Collection
Berstein et Milza, Hatier, Rennes, 1991.
156
157
158
Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2
e
, op. cit. p63.
Jean-Marie D’HOOP, Histoire contemporaine (1789-1848), Classe de seconde, Librairie Delagrave, Paris, 1969.
Jean MONNIER Histoire 1789-1848 classe de seconde, Collection Jean Monnier, Fernand Nathan, Paris, 1977, et Jacques
GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1re, Istra, Strasbourg, 1982
159
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
Suzat Eléna
57
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Annette Wieworka, dans son rapport au Conseil Économique et Social, cite Michelle
Perrot, pour souligner le manque de mixité représentée dans les manuels d’histoire : « On ne
parle pratiquement pas des femmes dans la révolution industrielle, comme si c’était un acte
viril, produit de la technique des grands métiers virils que sont les mines et la métallurgie.
160
Mais dans Germinal, on voit bien que les femmes aussi descendent à la mine » .
4. La Grande Guerre et les années 1920
Aujourd’hui, la mixité dans l’armée n’est pas encore réalisée dans tous les domaines, et
elle n’est intervenue que très tard. Avant la guerre de 1870 contre la Prusse, la figure de
la cantinière ou de l’infirmière, voire de la soldate dans certaines batailles révolutionnaires,
montrait que la guerre n’était pas nécessairement un domaine naturellement dévolu aux
hommes. Mais la guerre de 1914-1918 représente un tournant dans la masculinisation des
combats. La défaite de 1870 ayant provoqué un sentiment profond de peur du déclin dans la
société, de nombreux hommes ont cherché à se recentrer sur la construction d’une identité
virile. Et le moyen le plus évident pour ce faire passa par un durcissement des politiques
familialistes, par le développement d’une culture belliciste, et par l’exclusion des femmes
de certains domaines, dont l’armée. Aussi, il est logique que les femmes n’apparaissent
pas dans les chapitres consacrés au déroulement militaire de la Première Guerre Mondiale
dans les manuels. Point d’erreur de jugement ici de la part des auteurs de manuels. Le
caractère exclusivement masculin des événements de 1914-1918 explique le faible taux
de représentations féminines dans les textes et dans les images des livres scolaires.
Cependant, avec la montée en puissance de l’histoire culturelle, les femmes apparaissent
de plus en plus dans les chapitres consacrés à l’arrière. Le lecteur peut ainsi observer que si
les femmes sont absentes des combats, elles représentent une force de production majeure
entre 1914 et 1918.
Par contre, tout ce processus, qui a fait du genre un élément structurel des politiques
de guerre au front comme chez les civils, n’est presque jamais abordé dans les manuels. Ce
manque peut se comprendre : le programme entre 1968 et 2008 n’incite pas spécifiquement
à traiter ce sujet, les analyses issues de l’histoire du genre appliquées à la Grande Guerre
sont assez récentes, et un manuel ne contient pas forcément un espace suffisant pour tout
dire –des choix doivent être faits sur ce qui paraît indispensable d’enseigner.
En conclusion, il est possible de dire que les représentations du genre dans les manuels
d’histoire au lycée peuvent être biaisées par un usage trop fréquent de formulations neutres,
qui donnent tantôt une impression de mixité sexuelle tantôt sous-entendent la désignation
d’un groupe uniquement masculin. Laissées dans l’implicite, les différences significatives
entre hommes et femmes dans certaines sphères sociales ou durant certains événements
historiques ne sont pas visibles pour un oeil peu aguerri à exercer ces distinctions.
Ces impressions sont renforcées par une sur-représentation des acteurs masculins et
une sous-représentation des acteurs féminins dans les manuels.
II) La sur-représentation masculine et l’invisibilité féminine : des
zones d’ombre historiques
160
58
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? », op.cit, p22.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Autre phénomène de genrification des représentations des acteurs historiques, le
surnombre des hommes et le manque de visibilité des femmes brouillent la justesse de
l’image du genre que le lecteur peut percevoir dans les manuels d’histoire du lycée et créent
des zones d’ombre historiques. Selon le Rapport Rignault et Richert au Premier Ministre :
Ceci contribue à répéter l’idée selon laquelle les femmes ne font rien
d’intéressant en dehors de leurs enfants et de leur maison. Le choix par les
auteurs de héros exclut presque systématiquement les femmes. [...] Les
femmes sont confinées au singulier, elles n’atteignent jamais l’universel, elles
n’appartiennent pas à la famille des grands. Une partie de la réalité est occultée
ce qui contribue à forger un imaginaire, chez les élèves, où seuls les hommes
sont capables, seuls les hommes ont une vie sociale, une carrière, accomplissent
l’humanité dans ce qu’elle a de mieux. [...] Les hommes avec leur famille ou dans
161
la vie privée sont peu représentés .
En d’autres termes, les hommes sont sur-représentés dans certains domaines
considérés comme prestigieux (la politique, les sciences, l’économie, l’art, la littérature,
la diplomatie...) alors que les femmes, y sont beaucoup moins représentées, même si
en réalité elles avaient déjà investi en partie ces domaines. Inversement, on voit peu les
hommes en tant qu’acteurs de la sphère privée ou de domaines réputés moins prestigieux
(la maison, l’éducation des enfants, les modes vestimentaires) là où les femmes sont plus
montrées. Ce phénomène se constate de façon significative dans les biographies des
personnages historiques présentes dans les manuels ainsi que dans toutes les périodes du
programme que nous étudions.
1. Les encarts biographiques
Les encarts biographiques qu’il est possible de trouver à la fin des manuels sont
symptomatiques de cette sur-représentation des hommes et de cette invisibilité des femmes
dans les domaines qui ne leur sont pas respectivement réservés. Dans le manuel Nathan
162
de 1996 , ces petites biographies sont pour la première fois introduites à la fin du manuel.
On y recense 69 personnes, 68 hommes, 1 femme (Mme de Staël). Toujours dans ce
e
manuel, dans le chapitre sur la culture au XIX siècle en France, on peut trouver un
encadré « repères chronologiques » avec une liste d’auteurs du romantisme littéraire et
du romantisme artistique. Deux femmes, Mme de Staël et George Sand, et 30 hommes
163
sont cités. Dans le manuel Nathan de 1997 , sur 49 biographies, 2 femmes ont la leur,
164
dans le manuel Magnard de 2005 , il y a 39 biographies, dont celle d’une seule femme
(George Sand). En parcourant du regard ces encarts biographiques, le lecteur ne peut
qu’imprimer une image du passé dans laquelle ceux qui ont fait de grandes choses, ceux
qui ont changé le cours de l’Histoire, sont presque tous des hommes. Les figures féminines
importantes, militantes politiques ou artistes, comme Louise Labbé, Olympes de Gouges,
161
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires »,
Rapport au Premier ministre, op. cit, p34.
162
163
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p63.
e
re
Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX
siècle à 1939, 1
, Collection Jacques Marseille, Nathan,
Italie (Turin), 1997.
164
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMEAT, François SIREL (dir.) Histoire 1re ES/L, S, Le monde contemporain du milieu du XIX
e
siècle à 1945, Magnard, Paris, 2007.
Suzat Eléna
59
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Théroigne de Méricourt, Maria Deraisme, ou Flora Tristan, pour ne citer qu’elles, sont
absentes des pages consacrées aux biographies des « grands hommes » de l’Histoire.
Les cours d’histoire du secondaire étant une des sources principales d’apprentissage de
l’histoire, cette sous-représentation des femmes et cette sur-représentation des hommes
empêchent la connaissance historique de l’action de femmes dans l’histoire, qui est souvent
inconnue du grand public. C’est ainsi qu’il n’est pas rare, lors de conversations en famille ou
entre amis, d’entendre dire que les femmes n’ont rien réalisé d’important dans l’histoire. Pour
165
Yannick Ripa , ce constat quantitatif du nombre de femmes créatrices inférieur au nombre
d’hommes créateurs sous-entend une affirmation qualitative : puisqu’il n’y a pas de femmes
« grands créateurs » c’est donc que les femmes sont dépourvues des qualités requises
pour le devenir. Les lecteurs des manuels d’histoire sont ainsi amenés inconsciemment à
intégrer l’idée selon laquelle le génie n’est d’essence que masculine.
2. Les zones d’ombre du programme
e
En ce qui concerne Athènes au V siècle avant J.-C., il est intéressant de noter la
qualification que le manuel Istra de 1982 fait du fonctionnement politique athénien : « le
166
système de tirage au sort est un système impartial » . Le tirage au sort est certes, dans
son principe, un moyen impartial de choisir qui sera élu. Or, dans la mesure ou un tri
partial était effectué entre les personnes qualifiées de citoyens et les personnes exclues
de la citoyenneté, il semble historiquement incorrect de parler d’impartialité dans le cas
présent, car cela revient à nier le fait que plus de 75% des habitants d’Athènes n’étaient
pas considérés comme membres de la vie politique.
À propos des années de la révolution industrielle, le thème de l’ascension sociale est
fréquemment abordé mais sans jamais spécifier que les opportunités de monter dans la
hiérarchie sociale n’étaient ouvertes qu’aux hommes. Dans le Malet et Isaac de 1961, on
peut ainsi lire :
Des enfants des classes moyennes et plus rarement des fils d’ouvriers ou de
paysans ont pu devenir de grands bourgeois grâce à leur intelligence ou à leur
esprit d’entreprise, l’exemple de Boucicault, fondateur du Bon Marché, est resté
167
célèbre .
Tout se passe comme si seuls les garçons possédaient intelligence et esprit d’entreprise. Or,
on sait aujourd’hui que des contraintes sociales (il était peu estimé qu’une femme travaille),
légales (la dépendance au mari de l’épouse consacrée par le Code Civil pour tous les
actes de la vie professionnelle et personnelle) et culturelles (les hommes étaient considérés
comme manquant à leur devoir de nourrir leur famille si leur femme travaillaient) pesaient
sur les femmes qui ne pouvaient que très difficilement exercer un métier reconnu. L’absence
d’explications quant à ces phénomènes de structuration de la société par un critère de sexe
influence la compréhension du lecteur du manuel sur l’histoire du monde du travail : c’est
une sphère perçue comme masculine, et aucun modèle d’identification féminin n’est décrit
pour permettre aux élèves d’attribuer des qualités égales aux hommes et aux femmes.
Dans les chapitres des manuels consacrés à la Révolution de 1848, les événements
révolutionnaires sont très souvent racontés au masculin, ou du moins, la présence de
165
166
167
60
Yannick RIPA, Idées reçues, les femmes, op. cit. p66.
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1
re
, op. cit. p68.
Jules ISAAC (dir.), De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe de seconde, op. cit. p66.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
femmes dans les épisodes des barricades et autres manifestations populaires n’est jamais
spécifiée. Par exemple, le manuel Nathan de 1993 raconte :
Le 24 février 1848, la Chambre des députés envahie par les émeutiers proclame
un gouvernement provisoire de 11 membres. Parmi eux, une majorité de
républicains modérés comme Lamartine ou le savant Arago, mais aussi des
partisans d’une démocratie sociale comme Louis Blanc ou l’ouvrier mécanicien
168
Albert .
Parmi les émeutiers, des femmes, républicaines, socialistes, modérées. Mais il apparaît au
final que même la représentation des manifestations, rares événements politiques auxquels
elles avaient accès, demeure un fait historique duquel les femmes sont exclues du récit.
Enfin, la Première Guerre Mondiale telle qu’elle est racontée dans les manuels d’histoire
laisse paraître des zones d’ombres historiques du fait d’une sur-représentation masculine
et d’une invisibilité féminine.
Dans les chapitres sur la Première Guerre Mondiale, nous l’avons déjà dit, la présence
de représentations essentiellement masculines s’explique par le fait que la guerre de
1914-1918, dans les combats, était une affaire d’hommes de facto. Mais les manuels
passent sous silence des faits marquants concernant certains aspects importants de la vie
des hommes et des femmes pendant cette période.
Tout d’abord, les viols de femmes françaises ou allemandes par des troupes ennemies
ou les violences faites aux femmes sont des questions qui ne sont presque jamais abordées.
Si avec l’introduction de l’histoire culturelle dans les manuels la question du deuil et de la
souffrance des français vis-à-vis des êtres perdus commence à poindre dans les manuels,
le problème des viols demeure l’un des plus gros tabous dans les manuels.
Autre zone de non-dit, le thème de la dénatalité française et la question de la loi contre
l’avortement. Ce thème n’est pas forcément évoqué par les manuels, voire assez rarement,
169
et quand il l’est (comme dans le Belin de 1983 ), il est uniquement associé à un problème
démographique. Le message passé aux lecteurs est clair : la guerre, qui a saigné le pays,
appelle à des politiques natalistes nécessaires pour la reconstruction morale du pays, d’où
les lois pour interdire l’avortement de 1920 et 1923. Or, il n’est jamais mentionné que ces
lois sont aussi un signe de la crispation de certains hommes et de certaines femmes qui
refusent d’admettre que les structures genrées d’avant-guerre ont été bouleversées et qui
veulent s’assurer qu’un certain ordre social traditionnel demeure.
La souffrance des soldats au front, leurs angoisses et leurs peurs ne sont que très
170
rarement racontées dans les manuels . Par exemple, dans le Hatier de 1982, sur une
trentaine de pages consacrées au déroulement de la guerre, seules 6 sont consacrées aux
effets économiques et sociaux dus aux combats, et encore, les conditions de vie et les
sentiments des soldats dans les tranchées n’y sont pas décrits.
Enfin, le reclassement des femmes après la guerre, alors qu’elles avaient pu intégrer
en masse tous les secteurs de l’économie jusque-là réservés aux hommes, est un sujet
qui apparaît très peu dans les manuels d’histoire. La redéfinition symbolique du masculin
et du féminin pendant la guerre et l’immédiat après-guerre a été un véritable enjeu de
168
Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire 2
169
170
e
, op. cit. p65.
François LEBRUN, Vincent ZANGHELLINI, Histoire 1
re
, Belin, Malesherbes, 1983.
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
Suzat Eléna
61
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
société. Georges Duby et Michelle Perrot nous rappellent quelques-uns des jalons de ces
changements:
Été 1914 : la mobilisation des hommes fortifie les sentiments familiaux et donne
vie au mythe de l’homme protecteur de la Mère Patrie et des siens. Si on parle
rarement de l’unité entre les sexes en parlant de l’Union sacrée, reste qu’en
France on salue l’avènement de la femme purifiée consciente de sa nature
profonde et de ses devoirs éternels, l’incarnation de l’idéal féminin bourgeois du
e
XIX siècle. Servir devient le mot d’ordre des Françaises. La Loi du 5 août 1914
dispose qu’une allocation va être attribuée aux femmes de mobilisés, comme
un soutien moral aux poilus (et non pour faire d’elles des chefs de famille). Le 7
août, Viviani leur lance un appel. (…) La Loi du 3 juillet 1915 permet aux femmes
d’exercer l’autorité parentale et d’agir sans autorisation maritale même si elles
171
sont encore considérées comme mineures par le code civil .
Les manuels font rarement échos à ce problème. Au contraire, en montrant quelques
images de femmes dans les usines et en précisant que la main d’œuvre féminine a été
recrutée massivement, ils ont renforcé l’idée reçue selon laquelle c’est la Première Guerre
Mondiale qui a marqué le début de l’émancipation des femmes. Or, comme l’observe
l’historienne Christine Bard, d’une part « des changements avaient eu lieu bien avant
1914 (au recensement de 1906, les femmes représentent déjà un tiers de la population
172
active) » , et d’autre part, « le retour à la paix suivi de la réinsertion des hommes dans la
société française a mis un coup d’arrêt à la progression du travail féminin ».
La sur-représentation masculine et la sous-représentation féminine dans certains
domaines, ou plus justement le manque de visibilité des questions relatives à la structure
genrée des sociétés et des mécanismes qui les traversent, ont pour effet de donner à
la lecture des élèves de lycées des représentations du genre déformées par rapport aux
réalités historiques dégagées par l’histoire des femmes et du genre. Ces zones d’ombre
participent à une perception biaisée du rôle des acteurs historiques, et ceci d’autant plus que
des stéréotypes sur les hommes et les femmes y rajoutent leur part d’imprécision historique.
III) Les stéréotypes masculins et féminins
Dans les manuels d’histoire du lycée entre 1968 et 2008, il est possible d’observer des
représentations caricaturales du genre. Ces stéréotypes genrifient les images transmises
dans les manuels des acteurs historiques de telle sorte qu’ils apparaissent en décalage
avec ce qu’ils étaient réellement. C’est ainsi qu’on peut constater plusieurs catégories de
stéréotypes masculins et féminins : une série d’idéaux-types sociaux durant la Révolution
industrielle des années 1850, une façon binaire d’associer les hommes à la culture et à
la sphère publique et inversement les femmes à la nature et la sphère privée, et enfin un
modèle de société familiste et androcentrée.
1. Les idéaux-types de la société pendant Révolution Industrielle
Pour répondre aux besoins de synthétisation des évolutions que la société a connues durant
la Révolution Industrielle, les auteurs des manuels d’histoire utilisent souvent le singulier
171
172
62
Georges DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, op. cit. p29.
Christine BARD, Les femmes dans la société française au 20
e
siècle, Armand Colin, Paris, 2001.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
pour désigner un membre d’une classe sociale. Considérées comme représentatives de
tout un pan de la population, « le bourgeois », « le prolétaire », « la femme », etc, sont
des figures que les manuels cherchent à décrire afin d’enseigner les grands phénomènes
socio-économiques des années 1850. Le Malet et Isaac de 1968 contient une reproduction
du tableau de Monsieur Bertin Aine, un grand bourgeois, dont le portrait a été peint par
Ingres. La légende de l’illustration souligne de façon très marquée les traits du personnage :
« Propriétaire du Journal des Débats, “ce gros Bertin, épais, grossier, égoïste, dépensier,
173
aimant la table”, comme disait Molé, est un type de grand bourgeois d’affaires » . Le
stéréotype du bourgeois ventripotent, avare et vivant dans l’ostentation apparaît de manière
éclatante sous la plume des auteurs du manuel.
Ce genre d’idéaux-types est inséré dans les manuels, dans un récit explicatif des modes
de vie des différentes classes sociales, dans le but de faire comprendre les déterminants
sociaux qui régissaient les vies de chacun. L’élève est donc amené à constater qu’un
processus historique, un contexte social, politique et économique, ont influencé les identités
de groupe. Une telle démarche explicative ne se retrouve pas en ce qui concerne la
constitution d’une différentiation sociale entre les hommes et les femmes. Indirectement,
cela contribue à essentialiser l’idée selon laquelle il existe une nature féminine et une nature
masculine, et que cette différenciation coule de source. En passant sous silence le comment
de la construction des identités genrées, tout se passe comme si les situations spécifiques
des hommes et des femmes étaient dues à leur sexe biologique, étaient donc naturelles,
alors qu’en réalité ce sont surtout des ressorts culturels et historiques qui ont constitué les
femmes et les hommes en deux groupes distincts.
2. Le mode binaire hommes/femmes, culture/nature, public/privé
Le sociologue Pierre Bourdieu, qui a étudié la question de la « domination masculine »,
pense que les sociétés humaines sont traversées par des « lignes de démarcation
mystiques », qui répondent à une logique de « division ( nomos) qui fonde la différence
entre le masculin et le féminin telle que nous la (mé)connaissons, son caractère arbitraire,
174
contingent, et aussi, simultanément, sa nécessité sociologique » . Pour lui, nous nous
situons dans un contexte historique « androcentrique », qui place les hommes au centre,
dans un mouvement de « biologisation du social et de socialisation du biologique ». De cette
différenciation sociale entre hommes et femmes, découle une série de conceptions binaires
et hiérarchisées sur le mode du masculin et du féminin, des qualités et des activités qui ont
été érigées en normes de genre au fil du temps. Les hommes, dans les symboles comme
dans les pratiques, auraient le privilège d’être des êtres de culture, rationnels, indépendants,
peu enclins aux émotions, à l’affectif et au relationnel, intéressés par la chose publique,
l’action, et capables de faire vivre la sphère politique. Au contraire, les femmes, seraient
des êtres de nature, ayant des qualités instinctives, émotionnelles, passives, portées sur la
sphère privée. Évidemment, hommes et femmes, ont, dans l’Histoire, traversé ces lignes de
démarcations du genre, et croisé dans leur vie, attitudes et qualités féminines et masculines.
Or, il semblerait que les manuels retiennent très peu ces transgressions, et ne transmettent
au final que ce qui est attendu, évident dans les imaginaires mais pas dans les faits. D’où
une forte impression de représentations stéréotypées du genre qui peuvent ressortir à la
173
Jules ISAAC, André ALBA, Jean MICHAUD, Charles-Henry POUTAS, De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe
de seconde, Classiques Hachette, Paris, 1968.
174
Pierre BOURDIEU, « De la domination masculine. La lutte féministe au coeur des combats politiques », site du Monde
Diplomatique,
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BOURDIEU/10801 , août 1998.
Suzat Eléna
63
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
lecture de ces livres scolaires. Aussi, les manuels montrent peu d’exemples de femmes
de pouvoir, scientifiques (la figure de Marie Curie apparaît parfois), ou artistes. On les voit
occuper des scènes de vie intérieure. Elles sont valorisées par leur corps dans les tableaux
(la nudité des femmes est d’ailleurs beaucoup plus présente que celle des hommes dans
les manuels), et à part l’allégorie de Marianne, les femmes ne sont quasiment pas visibles
dans la sphère publique. Inversement, les hommes ne sont jamais montrés dans la sphère
175
privée, et leur vécu intérieur est inconsciemment nié. Dans le Malet et Isaac , de 1972 à
propos de la Première Guerre Mondiale, l’accent est très peu mis sur les souffrances des
hommes dans les tranchées, mais beaucoup plus sur les stratégies militaires et le détail des
combats et batailles entre nations ennemies. D’ailleurs, on peut voir un très grand nombre
de cartes dans les documents pour aider le lecteur à visualiser les explications relatives
aux mouvements des armées. En revanche, il est rare de trouver dans les manuels des
années 1970-1980 des illustrations montrant les conditions déplorables des soldats, comme
si cela risquait de dévoiler leurs émotions –la peur, la détresse, l’angoisse, leurs pleurs. Par
contre, le Rapport Rignault et Richert au Premier Ministre fait le constat que « l’exercice
176
du pouvoir est pratiquement toujours associé à un individu de sexe masculin » . Deux
exemples. Le Malet et Isaac 1968 décrit un épisode des événements de la Révolution de
1848 : après la fermeture le 21 juin 1848 des Ateliers Nationaux aux ouvriers de 17 à 25
ans, « indignés, les ouvriers se soulevèrent et dressèrent des barricades. L’insurrection
se développa spontanément, elle n’eut ni programme ni chefs : c’était une insurrection
177
de la misère et de la faim » . Toutes les journées de juin sont traitées sous l’angle des
batailles, excluant de fait le rôle de certaines femmes pendant la Révolution. Ce sont les
ouvriers masculins qui font avancer l’histoire. De même, dans le manuel de chez Magnard
de 2005, on peut lire une explication du processus de formation de la nation souveraine et
indépendante, réalisée essentiellement par « le soldat citoyen », qui combat les ennemis
extérieurs et intérieurs « pour défendre ses biens mais aussi son pays et les valeurs qui lui
178
sont attachées » . Ici aussi, le rôle des femmes dans la construction nationale est voilé, et
les hommes apparaissent comme seuls acteurs de la sphère publique.
L’historien spécialiste des masculinités André Rauch, à propos de la Grande Guerre,
analyse la symbolique des cérémonies de commémoration des poilus sur les monuments
aux morts, dont on peut observer de nombreux commentaires et illustrations dans les
manuels :
Commémorer la guerre, honorer le soldat – que la guerre de masse rendit
souvent anonyme – conduit à rendre les hommes égaux devant la mort, comme
les citoyens devant la loi : ici le sang a lavé le rang. Michelle Perrot, citant la
revue féministe La Française d ’ aujourd ’ hui de 1917, note cependant : « ils
ignorent l’héroïsme des moissons et des obus nés de la main des femmes
». La politique de la mémoire, qui doit honorer sans partage le dévouement
du soldat, n’accorde de valeur symbolique qu’à l’homme en uniforme. La
175
176
André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1
re
de 1848 à 1914, Évreux, 1972.
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des femmes dans les livres scolaires », Rapport
au Premier ministre, op. cit, p34.
177
Jules ISAAC, André ALABA, Jean MICHAUD, Charles-Henry POUTAS, De la Révolution de 1789 à la Révolution de 1848, Classe
de seconde, op. cit. p76.
178
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMEAT, François SIREL, Histoire 2
e
, les fondements du monde contemporain, Magnard,
Bologne, 2005.
64
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
mémoire en temps de paix reste bien sous la garde du genre masculin. Le
masculin détient l’exclusivité des symboles. La mort civile reste une affaire
privée alors que la mort du soldat annonce une résurrection de la nation. Les
femmes sont cantonnées au rôle des pleureuses vouées aux lamentations
d’usage. Leur présence est indispensable, mais elles ne figurent que pour que
pour symboliser publiquement l’absence de l’homme. La mise à l’écart des
femmes se concrétise par la séparation des rôles : d’un côté spectateurs et
spectatrices assistent muets et immobiles à la cérémonie, de l’autre les acteurs,
tous masculins, composent un cortège qualifié, une haie d’officiants, avec la
pompe des uniformes. [...] L’honneur d’un homme se situe dans le choix de
mourir pour sauver la patrie. En un seul acte, la scène restitue aux hommes les
symboles tutélaires, symboliques et militaires. Courage, ténacité et dévouement
sont honorables, au contraire, la patience, la commisération et l’attendrissement
sont rejetés. [...] Les cérémonies devant les monuments aux morts « remettent
179
chaque sexe à sa place » .
Les chapitres des manuels consacrés à l’immédiat après-guerre font souvent état de ces
commémorations. Mais les auteurs, certainement parce que ces analyses ne sont pas
encore très connues, n’appliquent presque jamais à ces événements une grille de lecture
genrée qui pourrait mettre à jour les ressorts d’une construction sociale de la binarité
masculin-féminin. Par une reproduction intacte de ces stéréotypes, les manuels contribuent
à réifier des représentations caricaturales des hommes aussi bien que des femmes dans
l’histoire.
3. Un modèle de société familialiste et androcentrée
Les manuels d’histoire du lycée de notre corpus présentent parfois, involontairement, une
image d’une société familialiste et androcentrée. Le famililisme peut se définir comme à la
fois un parti pris démographique (le natalisme) et une morale de la vie privée, qui place
la famille au centre des valeurs sociales. Cela va souvent de paire avec l’androcentrisme,
qui fait de l’homme le pilier de l’institution familiale, et par extension, de toutes les autres
institutions de la société. Il est possible de constater une série de stéréotypes dans les
manuels qui correspondent à ce modèle de société. La place des femmes est souvent
réduite à leur rôle de mère ou d’épouse, et ce sont les hommes qui demeurent les chefs de
famille. En outre, ils occupent les fonctions politiques de premier ordre (ce qui était vrai de fait
jusque dans les années 1980, mais les mécanismes de sélection sociale et genrée des élites
politiques sont rarement explicités dans les manuels). Quand les femmes apparaissent
dans le monde du travail, c’est le plus souvent dans des métiers peu valorisants ou
traditionnellement féminins, tandis que même les ouvriers, a priori les individus les moins
élevés sur l’échelle sociale, ont le privilège d’être montrés en tant que force économique de
première importance dans le système capitaliste de production. L’exercice du pouvoir, dans
le monde du travail, de l’art ou de la politique est presque toujours associé à une personne
180
de sexe masculin. Dans le Nathan de 2001 , il est possible de trouver une reproduction
d’une peinture anglaise de 1852, illustrant le chapitre sur la société dans les années 1850 :
179
André RAUCH, L ’ identité masculine à l ’ ombre des femmes, de la Grande Guerre à la Gay Pride, Hachette littérature,
France, 2004.
180
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.
Suzat Eléna
65
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
(A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes
Politiques de Lyon)
Cette peinture, intitulée « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » paraît
extrêmement intéressante dans le cadre d’une étude sur les représentations du genre dans
les manuels d’histoire. En effet, au centre, on peut observer des hommes très musclés,
effectuant des travaux qui demandent beaucoup de force. Une femme au centre et de dos
s’occupe des enfants. Sur le côté droit, des femmes bourgeoises semblent curieuses de ce
que font les ouvriers. Une femme pieds nus et en guenilles porte des fleurs. Deux hommes
bourgeois du côté gauche regardent eux aussi les hommes au travail, ils ont les tempes
grisonnantes, s’appuient sur une canne, et sont plutôt maigrelets. L’un des ouvriers a un
regard très fier méprisant les badauds qui l’observent, un autre est en plein effort, l’un boit
à grandes rasades. Les jeux de lumière mettent clairement en valeur les personnages du
centre, ceux issus de la classe populaire. Bien qu’en réalité, les ouvriers avaient souvent une
santé physique piteuse, leur activité et leur force sont ici exaltées, magnifiées. Les bourgeois
quant à eux sont dans l’ombre, passifs. Affectionnant probablement l’idéologie marxiste ou
syndicaliste, le peintre a cherché à faire l’apologie de la classe ouvrière, qui contrairement
à la bourgeoisie, « gagne son pain à la sueur de son front ». Une telle illustration fait passer
un message clair : les hommes les plus virils sont ceux qui exercent un travail physique,
pas ceux qui accumulent, dirigent ou constituent une rente capitalistique. La fierté ouvrière,
toute virile, est la réponse la plus efficace à l’exploitation faite sur eux par les bourgeois.
De plus, à l’époque à laquelle le peintre a réalisé cette toile, il faut souligner que
la question du travail des femmes ouvrières était brûlante. Leur travail était vécu pour
beaucoup comme un déclassement social, dévoilant leur incapacité de bon père de famille
de subvenir aux besoins de sa famille. D’autres considéraient même que les femmes
pouvaient devenir leurs rivales et leurs concurrentes à cause des bas salaires qui leur étaient
attribués. Pour le peintre, le travail des femmes va provoquer la déchéance : la seule femme
du tableau qui apparaît en train de travailler est pieds nus, en guenilles, misérable. Elle
a perdu à la fois sa féminité et le respect des ouvriers, car elle se rend au service des
bourgeois plutôt que de sa famille en vendant des fleurs – elle est dans l’ombre, peu fière,
et laide. Au contraire, les bourgeoises, sont montrées sous une lumière flatteuse. Malgré
leur statut social plus élevé que les ouvriers qui vaut aux bourgeois un certain dédain de
la part du peintre qui les a laissés dans l’ombre, elles ne sont pas dévalorisées : c’est
que leur féminité est restée intacte parce qu’elles ne travaillent pas. La femme au premier
plan du tableau représente, elle, l’idéal féminin prolétaire : mère, son rôle est de s’occuper
de l’éducation des enfants, et c’est dans sa maternité que se trouve sa dignité. En guise
181
d’exemple supplémentaire, la reproduction d’une affiche de la CGT de 1936 , qui répète
les mêmes procédés de genrification dans la classe ouvrière que dans les années 1850, et
offre toujours le spectacle d’une société familialiste, la femme s’occupant des enfants et le
mari, un ouvrier à la musculature extrêmement proéminente, partant travailler à l’usine :
Sans explication dénaturalisante, ce type d’images contribue à forger les imaginaires
sur ce que doit être la féminité et la virilité, et renforce un modèle familialiste et androcentré
de la société.
Tous ces stéréotypes masculins et féminins genrifient de façon déformée les acteurs
historiques représentés dans les manuels. Ceci engendre un écart entre le représenté et
181
Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX
e
siècle à 1939, 1
Nathan, Italie (Turin), 1997.
66
Suzat Eléna
re
, Collection Jacques Marseille,
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
le passé réel, qui peut être néfaste pour une perception exacte du rôle et des identités des
hommes et des femmes dans l’histoire.
Mais un dernier phénomène de genrification doit être analysé : le lien entre valorisation
sociale et virilité, dévalorisation sociale et féminité, bref la transversalité des hiérarchies de
genre dans la société.
(A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes
Politiques de Lyon)
IV) Le lien entre valorisation sociale et virilité, dévalorisation sociale
et féminité : la transversalité des hiérarchies de genre dans les
représentations de la société
En histoire antique comme en histoire contemporaine, il existe un mécanisme de
genrification des identités qui leur est commun : une valorisation sociale de certains acteurs
historiques sur le mode de la virilité, et une dévalorisation sociale d’autres de ces acteurs
sur le mode de la féminité. On retrouve ici l’idée selon laquelle une hiérarchie de genre
traverse toutes les couches sociales. Bien que cette hiérarchie s’exprime sous des formes
différentes, les champs lexicaux masculins tendent à donner de la valeur aux personnes
qu’ils décrivent, alors que les registres féminins ont pour effet de déclasser les sujets
concernés. Ce phénomène nous renseigne sur les représentations du genre dans les
manuels : elles ne participent pas seulement à la différenciation sociale et symbolique
entre le féminin et le masculin, mais elles contribuent également à reproduire, sans
la contextualiser, l’image d’une société inégalitaire, basée sur une certaine domination
masculine et traversée par des relations de pouvoir qui caractérisent, dans une certaine
mesure, les relations sociales de sexe au travers de l’histoire.
1. En histoire antique
Dans les manuels d’histoire étudiés, deux modalités de hiérarchisation par le masculin ou
e
le féminin peuvent être observées dans les chapitres sur Athènes au V siècle avant J.-C.
Le mythe d’un idéal d’une communauté d’hommes nés libres et égaux est très présent.
Une considération philosophique derrière les explications concernant l’organisation du
régime politique athénien se retrouve fréquemment dans les manuels : l’idée selon laquelle
la question du capital économique dans une société juste et réellement démocratique ne
doit pas avoir d’effet sur les droits politiques. Toute situation ne correspondant pas à cet
idéal est jugée par des termes négatifs, critiques d’une telle injustice. Jacques Marseille,
dans le Nathan de 1996, raconte par exemple :
Si le démos était réellement par son vote détenteur de la souveraineté, la
direction effective des affaires de la cité était entre les mains de ceux qui
disposaient des loisirs permettant de s’y consacrer entièrement. Périclès, issu
d’une famille de l’aristocratie athénienne, dirigea la Cité pendant près de trente
ans. La distinction la plus importante entre les citoyens séparait les riches,
quelle que fut leur origine, qui vivaient des revenus de leurs terres, de leurs
ateliers d’esclaves, parfois d’activités commerçantes, et les pauvres, paysans
en majorité, artisans, petits marchands, obligés de travailler pour vivre. Les
premiers disposaient de loisirs qui leur permettaient de se consacrer d’avantage
Suzat Eléna
67
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
à la vie politique, mais les seconds tenaient à participer aux assemblées et
aux tribunaux, particulièrement s’ils se sentaient concernés par les problèmes
182
débattus .
La description des situations contrastées entre les citoyens pauvres et les citoyens riches
suscite un sentiment d’injustice. Le critère de distinction principal étant un critère socioéconomique, les inégalités politiques qui en découlent provoquent chez le lecteur une
véritable sensation d’iniquité. C’est bien normal quand on adhère à un idéal démocratique.
Le problème de ce type de description c’est qu’en ne portant la critique que sur cet aspect
inégalitaire de l’organisation politique athénienne, les inégalités politiques entre les citoyens
et les non-citoyens ne sont pas mises à jour, et sont reléguées à un statut de non-problème.
Le vocabulaire de la démocratie ne touche que les hommes, et encore, seulement les
hommes athéniens par le sang : les métèques, les esclaves et les femmes, inconsciemment,
ne sont pas considérés comme des sujets politiques.
La valorisation des citoyens sur le mode de leur indépendance est le corollaire de ce
phénomène. Avec la remise en cause de la hiérarchie entre les pauvres et les riches fondée
sur un argument démocratique, tout se passe comme si l’athénien pauvre ne parvenait à
devenir véritable citoyen, acteur politique et homme viril qu’en partageant avec l’athénien
riche une domination sur le reste de la société, dont les membres ont en commun une
dépendance politique vis-à-vis de la communauté citoyenne. Mais cette réalité n’est jamais
présentée ainsi dans les manuels. Ce qu’on voit plutôt c’est une minimisation de cette
domination et une valorisation de l’expérience démocratique masculine athénienne. Dans
le Nathan de 2001, ceci est particulièrement frappant :
Les réformes de Clisthènes, en 508-507 avant J.-C., jouent un rôle essentiel dans
l’épanouissement de la démocratie athénienne. [...] Désormais, les habitants
d’une tribu célèbrent les mêmes fêtes, combattent ensemble, élisent leurs
responsables et siègent côte à côte à l’Assemblée du peuple ou Ecclésia.
En 451, les ressources provenant du tribut payé par les cités de la Ligue de
Délos ont permis d’instituer le misthos, une indemnité que l’on verse aux
citoyens tirés au sort pour occuper une magistrature [...] C’est permettre aux
plus pauvres d’être associés au gouvernement de la Cité. [...] Nulle part en
Grèce, les citoyens ne sont vraiment égaux entre eux, les vieilles familles
aristocratiques comme celle de Périclès continuant à exercer les plus hautes
charges. Cependant, c’est à Athènes que le peuple, le démos, participe le plus
au gouvernement de la Cité. Ainsi, tous les citoyens peuvent assister aux
séances de l’Assemblée du peuple qui se réunit quarante fois par an sur la
colline du Pnyx. [...] N’importe quel citoyen peut prendre la parole et proposer un
amendement. Après discussion, le projet du Conseil et ses amendements sont
soumis au vote de l’Assemblée. Cette pratique généralisée du tirage au sort et de
la rotation des charges politiques, qui peut aujourd’hui nous surprendre, est un
élément clé de la démocratie athénienne. Exprimant la méfiance des démocrates
à l’égard du professionnalisme et des chefs politiques, elle traduit surtout le fait
que les Athéniens estiment que chaque citoyen est apte à exercer une fonction
183
publique .
182
183
68
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
e
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p63.
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Ce sont les citoyens masculins, nés de parents athéniens, qui réalisent l’idéal démocratique
dans lequel les déterminismes économiques sont dépassés par une responsabilité et un
pouvoir politique. Les citoyens pauvres sont valorisés par cette prise d’indépendance visà-vis de leur milieu économique d’origine, qui aurait pu les soumettre à une condition
de dépendance et de servitude politique. C’est précisément parce que les femmes, les
métèques et les esclaves demeuraient dans de telles situations que les athéniens pauvres
ont pu s’élever, devenir de vrais hommes adultes, et ont pu prendre leur indépendance
symbolique. Toujours liés par leur mode de vie aux non-citoyens, c’est en obtenant un droit
politique exclusif qu’ils ont réussi à se différencier des individus au bas de l’échelle sociale.
Sans expliquer ces processus de construction du politique à Athènes, les auteurs des
manuels, involontairement, transmettent des représentations du genre dans lesquelles les
hommes blancs sont les acteurs dominants de l’histoire, quand les femmes et les étrangers
sont des acteurs secondaires.
2. En histoire contemporaine
Dans les chapitres d’histoire contemporaine, trois modalités principales de hiérarchisation
du masculin et du féminin apparaissent dans les manuels.
La valorisation des ouvriers par des images de force physique et d’identité de classe.
Les membres masculins de la classe ouvrière sont souvent représentés sous le mode de
la virilité, à la fois dans les activités – liées à la force, au monde de la production -, et
dans les identités, fortement marquées par des traits très masculins. Par exemple, dans
le Malet et Isaac de 1972, les ouvriers sont considérés comme remarquables pour leur
184
« combativité, [leur] allant, [leur] vigueur » . Rejetés au départ par les autres membres de
la société, les ouvriers se sont effectivement forgé une identité particulière, qui s’est traduite
sous diverses formes : par une culture politique teintée de socialisme, par l’adhésion à des
associations sportives de quartier, par la fréquentation de loisirs bon marché comme le
cinéma ou enfin par une sociabilité virile et des codes de masculinité importants. Michelle
Perrot souligne à cet égard un phénomène de « valorisation de la production matérielle [...],
d’occultation du travail domestique et de reproduction, [...] et d’exaltation des grands métiers
185
virils : le mineur, le métallo, le terrassier » . Les manuels retranscrivent bien ce goût pour
les activités les plus viriles, notamment en introduisant des images de sportifs populaires
dans les chapitres sur la culture des années 1850. Pour Michelle Perrot, le militant est, en
outre, la figure type du mâle, exalté comme le soldat de l’armée du prolétariat, qui offre une
vision de la révolution comme une lutte armée et applique la métaphore de la guerre à la
lutte de classe. « Le fer, le feu, le métal, l’ordre, le sang du sacrifice sont les emblèmes
186
de la classe ouvrière, qui encense par ailleurs les vertus de l’indispensable ménagère » ,
187
analyse-t-elle. Ainsi, dans le manuel de la collection d’Antoine Prost de 1982 , une gravure
représente une scène aux forges de Fourchambault dans la Nièvre. On y voit trois hommes
dans la force de l’âge, chacun avec les outils et les habits correspondant à son métier :
puddleur, dégrossisseur, lamineur. Ils sont forts, musclés, deux ont la barbe, ils sont fiers,
leur cou donne une impression de puissance. Ils donnent une image d’hypervirilité de la
classe ouvrière. On sait pourtant qu’à cette époque, les ouvriers vivaient dans des conditions
184
185
186
187
André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1
re
de 1848 à 1914, op. cit. p77.
Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, op. cit. p25.
ibidem.
Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, Collection Antoine Prost, Armand Colin, Paris, 1982.
Suzat Eléna
69
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
misérables, étaient souvent malades, assez mal nourris, touchés par l’alcoolisme. En fait,
de manière générale, les auteurs des manuels reproduisent les velléités des catégories
socialement dominées de réaffirmer leur identité par le biais de la virilité et de la soumission
des femmes. Il est toutefois compréhensible qu’à l’époque décrite par les auteurs, de telles
stratégies de re-masculinisation sont intervenues afin que les travailleurs puissent regagner
une dignité que beaucoup avaient perdue à cause de la pénibilité de leur travail et de la
misère qui caractérisait leurs conditions de vie. L’historienne américaine Joan Scott, qui a
beaucoup étudié le monde ouvrier français, explique l’hyper-virilisation de la classe ouvrière
dans les représentations que ses membres voulaient donner d’eux-mêmes, par une réaction
des militants du prolétariat à une tentative de féminisation de leur groupe social par les
classes plus élevées de la société :
Tandis que les réformateurs des classes moyennes, [...] décrivaient souvent les
travailleurs dans des termes codés de façon féminine (soumis, faibles, exploités
-comme les prostituées), les leaders syndicalistes et socialistes répondirent
en insistant sur la position masculine de la classe ouvrière (producteurs, forts,
188
protecteurs de leurs femmes et de leurs enfants) .
Mais la conséquence de la reproduction de ces mécanismes dans les représentations des
acteurs historiques dans les manuels est que les femmes apparaissent parfois, dans le
monde ouvrier, comme une menace, et non une partie à part entière du monde de la
production ouvrière, considérée comme la chasse gardée des hommes. Dans le manuel
Delagrave de 1969, on peut ainsi lire : « la concurrence était d’autant plus vive que, pour bien
des travaux, les patrons embauchaient plutôt des femmes et des enfants, qu’ils payaient
deux ou quatre fois moins qu’un homme. Les ouvriers devaient donc se contenter de salaires
189
misérables, et encore n’étaient-ils jamais à l’abri de la terrible menace du chômage » .
En l’absence d’explications historiques, comme celles que nous venons d’apporter, dans
les manuels, tout se passe comme si les femmes et les enfants étaient fautifs du sort des
hommes, et qu’en transgressant leur place et leur rôle de mère, les femmes participaient
du malheur des travailleurs masculins.
Que les manuels d’histoire montrent une tendance bien réelle de l’époque (la
construction de l’identité ouvrière sur le mode de la virilité) est une chose normale. Mais
qu’ils ne précisent pas, pour de multiples raisons, (dont les contraintes éditoriales et
historiographiques), les ressorts genrés de cette construction identitaire pose problème. En
effet, de telles représentations tendent à naturaliser les rôles sociaux de sexe et à renforcer
la hiérarchie entre le masculin et le féminin qui traverse la société.
La valorisation des bourgeois par le registre prométhéen. La prise de risques, les
capacités créatives, la maîtrise de la technique, un fort volontarisme, sont des traits majeurs
du registre prométhéen que les auteurs des manuels utilisent pour décrire la bourgeoisie des
années 1850. Ce registre ne concerne que des hommes, souvent qualifiés de très « actifs ».
Par exemple, le Nathan de 1981 oppose la « bourgeoisie passive », composée de femmes
héritières des fortunes de leurs pères, des petits commerçants, de médecins, avocats et
190
petits notables, et la « bourgeoisie active » , elle composée des hommes qui ont su montrer
une inventivité, une créativité, et un courage qui ont permis l’ascension de leur classe dans
la société. Comme Prométhée qui avait volé le feu aux dieux pour donner la connaissance
188
189
70
Joan WALLACH SCOTT, Gender and the Politics of History, Columbia University Press, New York, 1988.
Jean-Marie d’HOOP, Histoire contemporaine (1789-1848), Classe de seconde, op. cit. p68.
190
e
Jean-Michel GAILLARD (dir.), Histoire 2 , op. cit. p63.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
aux hommes, au péril de sa vie, le bourgeois des manuels est fréquemment décrit comme le
créateur de toute chose, des avancées techniques de la société, des progrès de la science et
du développement économiques et ce, en prenant chaque jour des risques incroyables. Le
travail est glorifié en tant qu’il permet de sortir d’un modèle de société fondé sur la naissance
et les privilèges. Ainsi, dans le Nathan de 1993, on peut lire :
Face à la vie ostentatoire mais coûteuse de l’aristocratie, les premiers
entrepreneurs font preuve d’une grande discrétion. Souvent issus de milieux
modestes, ils se caractérisent par leur acharnement au travail et leur volonté
d’épargner sou par sou pour investir. Ils connaissent une fulgurante ascension
sociale. Devenus des patrons, ils fondent de véritables dynasties et se parent de
signes extérieurs d’une réussite dont ils sont d’autant plus fiers qu’ils l’attribuent
191
à leurs seuls mérites .
Les bourgeois doivent leur situation « à leurs seuls mérites » ils sont représentés comme
des « self-made men ». Il est rarement précisé que le capital qu’ils ont accumulé provient
également du travail de leurs employés et de leurs ouvriers. Un tel vocabulaire de
l’entreprenariat, disqualifiant les rentiers et les aristocrates, se retrouve dans le manuel Istra
de 1981 à propos de la recomposition de la population paysanne masculine. On peut y lire
qu’une « société moderne se profile en quelques endroits. Les propriétaires s’effacent le
192
plus souvent devant les fermiers, véritables entrepreneurs de culture » . Clairement, le
vocabulaire de l’entreprise est un vocabulaire mélioratif. On passe d’une notabilité basée
sur la possession et les terres, à une notabilité fondée sur la capacité à entreprendre.
Un changement dans la répartition des activités économiques, caractérisé par un déclin
de l’aristocratie foncière, et une montée des capitalistes, entraîne un bouleversement
dans l’histoire de la virilité. Le plus viril, le vrai homme, est celui qui crée et produit,
prend des risques. Ce ne sont plus l’héritage, la rente, le titre de noblesse, la qualité
d’aristocrate permettant de s’extraire du monde dévalorisant du travail, les loisirs, les armes
et les divertissements qui sont mis au centre de la virilité, mais plutôt l’exact opposé.
Ce sont désormais l’épargne, le travail, le sens de l’effort, les aptitudes à générer du
profit par la production qui deviennent les éléments constitutifs d’une masculinité parfaite.
L’héritage viril provenant de la noblesse est disqualifié, par des termes associés à la
passivité, à l’intérieur, qualités traditionnellement codifiées de féminines. Ici, la valorisation
des bourgeois, longtemps méprisés par les nobles, se fait sur le registre d’une virilité
prométhéenne dont le but est de féminiser – pour dévaloriser - les hommes aristocrates.
Le corollaire de la valorisation des bourgeois par le registre prométhéen est la
dévalorisation des nouveaux riches ou des dynasties de capitalistes par le thème du déclin.
La constitution de dynasties bourgeoises est souvent qualifiée par les auteurs de manuels
193
comme un retour au modèle ancien, et une perte de virilité. Le Malet et Isaac de 1972
offre un exemple significatif de ces jugements. Il y est expliqué que la bourgeoisie possède
un « grand esprit d’entreprise » et son objectif est « moins administrer que créer ». Elle
sait « prendre des risques » et faire preuve de « combativité ». Mais en évoluant vers un
plus grand conservatisme, elle perd en virilité, et se fait rattraper par le prolétariat, qui se
distingue de plus en plus par sa capacité productive et sa masculinité. Dans tous les cas,
la valorisation par le masculin est rendue possible par une dévalorisation du féminin. Le
pouvoir de domination est implicitement considéré comme intrinsèque à une masculinité
e
191
Jacques MARSEILLE, Histoire 2
192
e
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 2 , op. cit. p25.
193
re
André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1
de 1848 à 1914, op. cit. p77.
, op. cit. p65.
Suzat Eléna
71
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
saine, alors que la perte de domination est synonyme d’une masculinité malingre, qui se
confond dangereusement avec la condition féminine caractérisée par la soumission. Se
distinguer de la féminité est un signe de réussite sociale, s’en rapprocher est un signe
d’échec, de déchéance.
Les nouveaux riches sont également l’objet de descriptions teintées par le champ lexical
du déclin, surtout dans les chapitres sur les années d’immédiat après-guerre. Ainsi, dans
194
le Hatier de 1982 , les auteurs dessinent un antagonisme entre « les nouveaux riches
et les nouveaux pauvres », c’est-à-dire respectivement les « profiteurs » et les « Anciens
Combattants ». On peut lire à leur propos que les premiers « aiment le luxe », quand
les seconds doivent « revendiquer leurs droits ». Le luxe que semblent affectionner ces
nouveaux riches, lié à l’intérieur, évoque des hommes qui ont pris le goût des choses
efféminées. Inversement, la revendication constitue une action liée au public, à l’extérieur,
à l’exercice du politique. Pour faire passer le sentiment d’injustice qui peut légitimement
émerger en constatant que certaines personnes se sont enrichies pendant la guerre alors
que d’autres ont combattu pour la Nation sans aucune récompense, les auteurs des
manuels utilisent inconsciemment un vocabulaire associé à des normes de genre. La
métaphore d’un bouleversement de la hiérarchie entre le féminin et le masculin (l’intérieur et
l’extérieur, les activités domestiques et futiles et la politique) semble évoquer une situation
tout aussi scandaleuse que l’émergence de « nouveaux riches » et de « nouveaux
pauvres ».
Le manuel Istra de 1982 développe ce type de description du mode de vie des nouveaux
riches :
L’excentricité et l’exotisme qui se déploient dans les grandes revues menées
par Mistinguett ou Joséphine Baker rappellent l’atmosphère des fêtes dans
195
lesquelles les nouveaux riches se complaisent .
Implicitement, la présence féminine apparaît comme synonyme de luxure, complice d’une
déchéance de la classe bourgeoise qui se replie vers la frivolité plutôt que de s’atteler à
l’effort de reconstruction du pays.
Conclusion du chapitre 1
Des écarts existent entre les phénomènes de genrification tels qu’ils ont été dans l’histoire,
et les phénomènes de genrification tels que les manuels les représentent. Le langage
et les images constituent le cadre majeur dans lequel ces représentations du genre se
développent. Le langage d’abord, parce que ses règles de grammaire voilent la mixité
des acteurs dans les événements historiques, parce qu’il est souvent imprégné de l’idéal
universaliste républicain, et parce que ses structures correspondent parfois aux hiérarchies
de genre qui traversent les sociétés. Les images ensuite, parce qu’elles reproduisent des
scènes stéréotypées des relations sociales de sexes et entretiennent des conceptions
idéalisées de la masculinité et de la féminité qui se réalisent moins dans la réalité que dans
les imaginaires.
194
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, Collection Berstein et Milza,
Hatier, Aubin, 1982.
195
72
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1re, op. cit. p68.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Il est important de noter, en conclusion, que les relations de pouvoir existant entre les
sexes que les manuels représentent parfois, ne doivent pas être détachées du contexte
socio-économique dans lequel ils se situent. S’il est bel et bien possible de constater
une transversalité des hiérarchies de genre dans toutes les couches sociales, il est
indispensable de conserver une grille de lecture économique pour comprendre les variations
de ces hiérarchies, car la « domination masculine » n’a rien d’un invariant historique, et
ses formes changent en fonction de facteurs multiples, parmi lesquels le facteur socioéconomique est central.
Désormais, il devient primordial, pour ne pas donner des manuels d’histoire une
interprétation grossière (où les mécanismes par lesquels se construisent les représentations
du genre iraient uniquement dans le sens d’une caricature des hommes et des femmes),
de passer à une analyse des évolutions de ces manuels. Ils ont en effet évolué, de manière
générale, vers l’étude des exclusions des « minorités dominées », amenant à un tableau plus
critique de l’histoire classique et des « grands hommes » et de ce fait, à des représentations
du genre plus exactes.
Chapitre 2 : Évolution générale des manuels d’histoire
vers une étude plus critique du passé
Les manuels d’histoire du lycée entre les années 1960 et les années 2000 donnent à
voir des représentations du genre extrêmement variables. L’hypothèse d’une fixité de
ces représentations est à exclure. Ni figées dans une image éternelle de L’Homme
et de La Femme à travers le temps, ni engoncées dans un sexisme patriarcal
systématique, les représentations du genre dans les manuels évoluent. En effet, elles
bénéficient progressivement des progrès des techniques d’impression, des découvertes
historiographiques, des changements de politiques éducatives dans les programmes,
des nouvelles attentes sociales vis-à-vis de l’enseignement de l’histoire qui se veut plus
démocratique. De grandes tendances peuvent donc se distinguer à l’épreuve d’une analyse
des contenus qualitatifs de ces représentations, de leurs aspects quantitatifs, de leur année
d’apparition, de leur éditeur, et des moments du programme dans lesquelles elles émergent.
Globalement, il ressort de ces analyses qu’une évolution vers une étude plus critique
du passé a lieu entre les années 1960 et les années 2000. Le paradigme du « grand
homme » s’affaiblit, les minorités ou les acteurs historiques anonymes apparaissent, dans
un mouvement qui va de la grande à la petite histoire, et qui laisse voir des représentations
du genre presque toujours un peu plus proches des réalités historiques.
I) Aspect qualitatif : questionnement sur le rôle des minorités,
affaiblissement du paradigme du « grand homme » seul acteur de
l’histoire
Les représentations du genre dans les manuels ont connu, dès les années 1980, mais
surtout dans les années 2000, une évolution qualitative notable : le paradigme hégélien
du « grand homme » porteur des progrès de l’humanité, s’affaiblit sous les critiques des
historiens. Le rôle des minorités, des femmes, mais aussi des classes masculines dominées
Suzat Eléna
73
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
et anonymes est mis en lumière de façon croissante. L’homme blanc possesseur de
pouvoirs politique, économique et culturel n’est plus autant qu’avant la figure prédominante
du récit historique, même s’il y demeure un acteur central. Bien que cela soit limité, un
questionnement critique sur les moments d’exclusion de l’arène publique de certaines
catégories de la population apparaît dans les manuels d’histoire.
1. Les avancées d’un questionnement qualitatif critique
Dans un contexte où les inspections générales et régionales commencent à s’ouvrir à la
question des stéréotypes de genre dans les manuels, et, où les programmes intègrent de
plus en plus les enseignements universitaires, les manuels abandonnent progressivement
une conception traditionnelle de l’histoire. Il est de moins en moins question des seules
batailles, des relations diplomatiques, des grands événements politiques menés par
quelques hommes qui font la fierté de la Nation. La volonté d’une instruction civique est
toujours présente dans les manuels, mais elle ne passe plus par la glorification du passé.
Au contraire, les éléments positifs de l’héritage français mis en avant sont l’esprit critique et
le sens des valeurs démocratiques dévêtues de leurs anciens biais idéalistes. Les périodes
sombres de notre histoire, celles durant lesquelles l’État moderne n’a pas été un facteur
d’émancipation démocratique mais au contraire un facteur de discriminations et d’injustices,
sont plus montrées. Une telle évolution se retrouve dans les chapitres sur Athènes, les
années 1850 et la Révolution de 1848, et la Grande Guerre et les années 1920.
Athènes au V
e
siècle avant J.-C.
Le manuel de la collection Antoine Prost, évoque, dès 1982, « L’héritage et ses limites ».
L’idéal démocratique de l’antiquité athénienne est ainsi critiqué :
La civilisation gréco-romaine a ignoré quelques unes des notions auxquelles
nous attachons aujourd’hui une grande importance. Contentons-nous de citer,
dans des domaines différents l’égalité de l’homme et de la femme, le rôle de la
technique à côté de celui de la science pure, et la lutte des classes, qui fut peut196
être une réalité vécue mais n’a pas fait l’objet d’une réflexion consciente .
D’obédience marxiste, les manuels de la collection Prost sont les premiers à apporter des
nuances à la description du régime grec. Chez Nathan, si des éléments épars peuvent être
trouvés sur les femmes, les métèques ou les esclaves entre les années 1980 et la fin des
années 1990, il faut en effet attendre les années 2000 pour que soit longuement développée
une critique du fonctionnement athénien. On peut lire dans l’édition de 2001:
Les femmes jouent un rôle essentiel dans la transmission de la citoyenneté
puisqu’il faut être né d’un père citoyen et d’une mère fille de citoyen pour être
citoyen. Pourtant, les femmes ne sont pas elles-mêmes citoyennes. Pour les
grecs, l’idéal reste celui d’une femme au foyer qui ne se montre qu’aux membres
de la famille et ne sort que par devoir religieux. La religion de la Cité est en effet
la seule activité civique ouverte aux femmes et aux filles de citoyens. Ainsi, ce
sont des jeunes filles qui brodent le péplos, le voile offert à Athéna lors de la fête
des panathénées. [...] Les étrangers sont également exclus de la vie politique. La
prospérité d’Athènes a attiré commerçants et artisans étrangers : ces étrangers
appelés métèques n’ont que peu de droits. Seule la protection d’un tuteur,
196
74
Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, op. cit. p86.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
attestant leur qualité, leur permettent de résider dans la cité et d’avoir accès à
la justice en cas de besoin. Cependant, comme les citoyens, les métèques ont
des devoirs : combattre pour la défense de la Cité et, comme les plus riches,
payer des liturgies et son équipement militaire. Très peu réussissent à obtenir
la citoyenneté. [...] Les esclaves (100 000 à 150 000 personnes à Athènes)
n’ont aucune place dans la vie de la communauté. Propriété de leurs maîtres,
« instruments vivants », selon l’expression d’Aristote, ils ne peuvent participer
à aucune activité collective officielle, y compris lors des fêtes. En revanche,
ils peuvent être mobilisés pour faire la guerre en cas d’extrême nécessité et y
197
gagner la liberté, ce qui leur donne le statut de métèque .
Contrairement à Nathan, Magnard est un éditeur récemment arrivé sur le marché des
manuels d’histoire. Mais cette maison se caractérise dès ses débuts par une ligne éditoriale
critique d’un modèle historique classique, qui laissait souvent dans l’ombre les périodes
embarrassantes du passé des démocraties :
Pour être citoyen athénien il faut être inscrit sur les registres du dème,
circonscription de base de l’Attique, dont l’appartenance est héréditaire.
[... ] Il faut être un homme libre né d’un père et de mère athéniens. Ainsi la
citoyenneté est liée à la naissance et au sexe : le démos, le « peuple» est
composé exclusivement d’hommes libres sans aucune condition de revenus. Sur
les 300 000 personnes de la Cité, on ne compte environ que 40 000 citoyens, soit
198
moins de 15% de la population .
Tout un chapitre est ainsi consacré aux défauts de la démocratie athénienne et aux « exclus
de la citoyenneté ». En voici quelques extraits :
Comme toute société antique, la démocratie athénienne pratique l’esclavage
qui permet à ses citoyens de profiter d’une main d’oeuvre gratuite et donc de
disposer du temps libre nécessaire aux activités civiques. Les esclaves n’ont
aucun droit ni aucune liberté. Hommes, femmes ou enfants, ils sont considérés
comme des « instruments vivants ». Souvent prisonniers de guerre, plus souvent
encore descendants d’esclaves, ils appartiennent soit à la Cité, soit beaucoup
plus fréquemment à un particulier. Aussi, ils peuvent être vendus ou achetés
sur des marchés spécialisés. Les esclaves, qui sont plus de 100 000, jouent
un rôle considérable dans l’économie de la Cité. Dans le cadre domestique,
ils s’occupent des tâches ménagères ou des enfants (comme nourrice ou
pédagogue) sous les ordres de l’épouse du citoyen. Ils travaillent également
dans des commerces ou dans les mines d’argent du Laurion. Enfin, la Cité en
emploie pour assurer le maintien de l’ordre dans les rues et la discipline lors des
séances de l’Ecclésia. En dépit de leurs conditions de vie difficiles, les esclaves
e
d’Athènes ne se sont jamais révoltés au cours du V siècle avant J.-C. L’esclave
peut être affranchi soit par son maître, soit par testament, soit contre une somme
d’argent. Les affranchis, qui sont peu nombreux, bénéficient d’un statut proche
e
197
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
198
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL, Histoire 2
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.
e
, les fondements du monde contemporain, op.
cit. p78.
Suzat Eléna
75
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
de celui des métèques. [...] Les étrangers résidant sur le territoire athénien
peuvent se voir accorder le statut de métèque. Moyennant le paiement d’une
taxe, ils bénéficient alors de garanties judiciaires, peuvent assister à certaines
fêtes, et même servir dans l’armée. Mais ils n’ont le droit de participer ni à la
vie politique ni même de posséder des terres. Aussi, les métèques exercent
très souvent une activité artisanale ou commerciale [...] Les filles de citoyens
transmettent la citoyenneté mais elles n’y ont pas droit. Éternelles mineures, elles
sont placées sous la dépendance juridique et financière de leur père, puis de
leur mari. Écartées de toute fonction politique, elles sont confinées aux tâches
domestiques. Elles sont néanmoins associées à la vie de la Cité lors de certaines
199
célébrations religieuses .
La citoyenneté grecque, dans ces extraits, n’est plus magnifiée comme elle l’était dans des
manuels plus anciens. L’enseignement donné aux élèves est plus complet : il montre à la
fois un régime politique dont les principes étaient incroyablement démocratiques (comme
le tirage au sort ou la rémunération accordée aux citoyens les plus pauvres pour qu’ils
puissent exercer leur mandat politique), mais dont la réalisation, en parallèle, demeurait loin
de la perfection. Les représentations du genre, liées dans ces chapitres à la construction
d’un régime politique moderne, s’en trouvent plus exactes. Une prise de conscience sur les
mécanismes d’exclusion des femmes, des esclaves et des métèques peut s’effectuer de
façon efficace à partir du moment où ils sont clairement expliqués, montrés. Cela participe
de la déconstruction de certains stéréotypes de genre, notamment l’idée selon laquelle
le pouvoir se décline au masculin, car les femmes seraient moins compétentes que les
hommes pour gérer les affaires de la Cité.
Les années 1850 et la Révolution de 1848
e
Quelques traces d’intérêt sur le sort des femmes dans le milieu du XIX siècle sont
repérables dès les années 1960-1970. Le Malet et Isaac de 1972 évoque par exemple « la
lutte pour l’enseignement » qui caractérise ce siècle, en précisant qu’un « enseignement
200
d’État pour les jeunes filles » a été créé et que l’Église a perdu son monopole, notamment
grâce à l’activisme de Victor Duruy.
Le manuel de la collection Antoine Prost de 1981 évoque quant à lui le mode de vie des
hommes des différentes classes sociales, qui se distinguent toujours des femmes par leur
rang social. Sur l’aristocratie, on peut lire que « les hommes fréquentent souvent les cercles,
où, entre eux, ils peuvent parler politique ou affaires », là où la bourgeoisie a un « souci de
la respectabilité, fondé sur les bonnes manières, la sévérité de l’éducation des filles (...) le
201
choix de l’éducation comme de l’épouse » . Le manuel Hatier de 1991 parle quant à lui du
202
traitement différencié des bourgeois à l’égard de leurs enfants selon leur sexe .
Mais ces exemples restent la traduction d’un intérêt marginal pour les femmes en tant
que sujets ou acteurs de l’histoire. En fait, c’est véritablement à partir des années 2000 que
les questions d’inégalités sociales et politiques entre les hommes et les femmes sont traitées
de façon approfondie, en tant que questionnement historique à part entière. Les manuels
de chez Magnard sont les principaux vecteurs de cette évolution. Utilisant toujours, dans les
199
ibidem.
200
201
202
76
André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1
re
, de 1848 à 1914, op. cit. p77.
Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, op. cit. p86.
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de seconde, de l’Ancien Régime à la fin du XIX
Suzat Eléna
e
siècle, op. cit. p68.
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
chapitres sur les révolutions françaises, l’expression de « suffrage universel masculin », les
manuels Magnard consacrent toute une partie à « L’exclusion persistante des femmes » de
la vie politique. Voici des extraits de ce qu’on peut y lire sur 1848, après deux paragraphes,
l’un sur « l’espoir déçu des femmes » en 1789, et l’autre sur « la légalisation de l’infériorité
e
féminine » dans la première moitié du XIX siècle :
e
3/ La démocratie sans les femmes ? En 1848, alors que la II République
proclame le suffrage universel, les femmes en demeurent exclues. Malgré leurs
pétitions, le gouvernement provisoire ne leur permet pas de participer aux
élections législatives. Le mouvement des « femmes de 1848 » s’engage malgré
tout dans la campagne électorale en défendant ses arguments dans les clubs
et les journaux et en suggérant la candidature de George Sand, symbole de
la femme libre. Elles espèrent, en vain, l’appui des socialistes qui leur restent
hostiles. En 1851, le triomphe du parti de l’Ordre confirme l’exclusion des
203
femmes et les réduit au silence .
Les limites du régime de 1848 né de la Révolution deviennent un sujet moins tabou, et
les représentations du genre qui en découlent sont dénaturalisées : il est reconnu que les
femmes ont eu un rôle dans la vie de la Nation. Leur faible présence dans l’espace public
est expliqué, contextualisé de sorte que les élèves ne sont plus amenés à croire que le
domestique et le privé ont été, naturellement, la sphère réservée aux femmes, et la seule
dans laquelle elles ont agi. Au contraire, ils peuvent comprendre les processus historiques
par lesquels les femmes ont été infériorisées dans la société, et constater que les hiérarchies
qui traversent les relations sociales de sexe ne vont pas de soi.
Autre point sur lequel les manuels Magnard se sont penchés : le rôle joué par les
femmes dans la révolution industrielle des années 1850. Le manuel de 2007 explique :
La classe moyenne, très hétérogène, regroupe tous ceux qui ne sont ni bourgeois
ni ouvriers : elle comprend notamment des professions libérales, des ingénieurs,
des commerçants, des employés de bureau. [...] Les femmes accèdent au monde
du travail, l’éducation des enfants répond au désir d’ascension sociale. Les
classes moyennes cherchent à copier les bourgeois et à se démarquer des
ouvriers. [...] Jusque dans les années 1880, une partie de la production est
fabriquée à la campagne, à domicile, et l’autre partie en usine ; mais elle est peut
rémunérée et s’effectue dans des conditions difficiles. Les ouvriers qualifiés
ont un sort un peu plus enviable. Avec l’introduction du travail à la chaîne, les
e
conditions de travail se dégradent. À la fin du XIX siècle, de plus en plus de
204
femmes travaillent en usine; la législation interdit le recrutement des enfants .
Le fait même de montrer que les femmes travaillent peut être considéré comme un progrès
dans la déconstruction des stéréotypes de genre. En effet, il est devenu un lieu commun que
la Première Guerre Mondiale a marqué le début du travail des femmes. S’il est vrai, dans une
certaine mesure, que les femmes ont eu accès, pendant les années de guerre, à des emplois
auparavant réservés aux hommes, il est néanmoins erroné d’imaginer qu’elles-mêmes
203
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL, Histoire 2
e
, les fondements du monde contemporain, op.
cit. p78.
204
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL, Histoire 2
e
, les fondements du monde contemporain, op.
cit. p72.
Suzat Eléna
77
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
ne travaillaient pas avant 1914. Mais, en ne représentant pas les femmes paysannes,
ouvrières, institutrices, etc, les manuels contribuaient à reproduire l’idée selon laquelle les
femmes ont un rôle de reproduction et non de production.
La grande guerre et les années 1920
Les femmes comme les hommes acquièrent des attributs identitaires nouveaux, dans
les chapitres sur la Première Guerre Mondiale et les années 1920. En effet, avec la prise en
compte par les auteurs des manuels de l’histoire culturelle, la notion de « culture de guerre,
205
[...] s’est traduite par une plus grande attention portée aux populations civiles »
Les hommes d’abord. Ils ne sont plus glorifiés en tant que chefs de guerre, seules
figures masculines pendant longtemps au centre des attentions des chapitres sur la
guerre dans les manuels. Les soldats, surtout à partir des années 1980, sont montrés
comme étant des acteurs historiques de première importance. Dans le Hatier de 1982,
l’introduction de l’histoire culturelle permet de parler plus librement que dans les manuels
des années 1960-1970 de la dureté des combats pendant la guerre, de revaloriser des
acteurs populaires qui avaient été oubliés par l’histoire militaire classique. Un style épique
et tragique est utilisé pour décrire les soldats de 1914-1918, ce qui a pour effet une
héroïcisation nouvelle des soldats au front. Les auteurs, en évoquant les conditions de
vie des soldats et la réalité des combats plutôt que les opérations militaires, donnent une
nouvelle représentation du masculin : ils valorisent une masculinité moins militaire, plus
humaine, bien qu’encore magnifiée. Les auteurs n’hésitent plus à parler des sentiments des
soldats. À propos des mutineries de 1917, il est écrit que les « hommes durement éprouvés
206
par les offensives meurtrières [...] ont le sentiment qu’on les sacrifie » . L’attachement
inconditionnel à la défense de la Patrie n’est plus de mise. Il n’est plus seulement question
d’honneur ou de gloire militaire, mais d’hommes prêts à se battre tant que la cause est juste.
Le Belin de 2003 décrit avec menus détails la souffrance des soldats et de leurs
ressentiments, afin de montrer l’absurdité des combats de masse de la Grande Guerre.
Chiffres à l’appui, les auteurs de ce manuel évoquent la « brutalité des combats
207
modernes » , et les effets psychologiques que cela entraîne : « Les liens noués au front
sont forts : confrontés en permanence à la mort de leur camarades, anxieux de leur fin
brutale toujours possible, les soldats tiennent face à l’ennemi grâce à un vif sentiment
208
patriotique et à la solidarité de leurs frères d’armes » . Les batailles, les stratégies militaires
sont reléguées au second plan, tandis que la vie des soldats prend une plus grande place.
L’identité masculine pendant la guerre est montrée sous un autre jour. La masse des acteurs
militaires est moins anonyme. Les soldats passent d’une image de groupe homogène
obéissant aux commandements des chefs à une image plus individualisée, qui se recentre
sur l’expérience vécue, qui dépasse la simple obéissance aux stratèges. Un phénomène
identique peut s’observer dans le Bréal de 2007 :
La durée du conflit mine le moral des soldats. [...] Les paysans, majoritaires dans
l’infanterie, sont plus touchés par le carnage que les bourgeois, nombreux dans
l’artillerie, ou que les ouvriers, dont beaucoup sont appelés à l’arrière. Lors de
leurs permissions, les « poilus » découvrent l’insouciance des « planqués » et
205
206
207
208
78
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Conférence à l’Institut National de Recherche Pédagogique, op. cit. p3.
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p88.
re
Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1
L, ES, op. cit. p23.
ibidem.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
l’insolente richesse des « profiteurs de guerre» Mais, jusqu’en 1918, la solidarité
209
du feu et le sens de la discipline permettent au plus grand nombre de tenir .
Les auteurs du manuel tentent de faire saisir aux lecteurs le vécu intérieur des soldats, et
non seulement leur rôle dans la guerre. Les individus masculins ne sont plus représentés
sous les seuls traits du guerrier, mais aussi et surtout en leur qualité d’hommes sensibles.
On peut observer dans le Istra de 1982 un glissement similaire : « les soldats souffrent
à cause du froid, de la boue, des rats et des parasites avec la hantise constante de la
210
mort » . Plus question ici de valeureux soldats versés dans un patriotisme sacrificiel, mais
bien d’individus faillibles dans un environnement violent et insalubre.
Les représentations de femmes changent également, par petites touches dès la fin des
années 1970, et de façon remarquable dans les années 2000.
Assez surprenante du fait de la tendance du Malet et Isaac à raconter l’Histoire de
manière très classique, l’édition de 1972 développe tout un paragraphe consacré aux
relations sociales de sexe telles qu’elles ont émergées avec la Grande Guerre :
Un autre effet de la guerre fut de modifier profondément l’importance relative
de l’élément masculin et de l’élément féminin dans la société européenne. La
supériorité numérique de la population féminine était déjà sensible avant 1914 et
la guerre, qui avait décimé presque exclusivement la population masculine, ne
fit que l’accentuer. En même temps, les femmes qui, pendant le conflit, avaient
été appelées à suppléer les hommes mobilisés, achevèrent de conquérir l’accès
à tous les métiers. En 1939, elles avaient acquis dans la plupart des États –
mais non pas en France, ni en Suisse, ni en Italie- l’égalité politique. [...] Elles
se libérèrent des coutumes et des servitudes millénaires comme des vêtements
traditionnels. L’émancipation de la femme est, dans une grande partie du monde,
211
un trait caractéristique de l’époque contemporaine .
Dans cet extrait, l’approche des auteurs demeure en certains points caricaturale (les
femmes « achevèrent de conquérir l’accès à tous les métiers », ou « se libérèrent des
servitudes millénaires »). Mais il faut surtout s’étonner de la précocité avec laquelle les
auteurs utilisent les termes « masculin » et « féminin », qui dénotent une certaine prise de
conscience des structures de genre de la société. Sûrement lié au fait que le texte prenait
presque l’intégralité de l’espace des manuels, contrairement aux manuels des décennies
suivantes où le texte se réduisait pour laisser la place aux illustrations et à la maquette,
l’espace consacré à la question hommes-femmes après la Grande Guerre est également
remarquable de longueur par rapport à de nombreux manuels des années 1980, qui ne
consacrent parfois qu’une ou deux lignes à ces questions.
Malgré cela, quelques éléments d’une prise de conscience du rôle des femmes (et des
populations étrangères ou coloniales) pendant la guerre peuvent se trouver dans le manuel
Istra de 1982 :
On embauche des travailleurs jeunes ou âgés, des coloniaux, des étrangers et
surtout des femmes, nombreuses dans les usines d’armement. Dans tous les
pays en guerre, elles se substituent aux hommes. Chacun des camps s’efforce
209
210
211
Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1
re
L-ES-S, Bréal, Turin, 2007.
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1
André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1
Suzat Eléna
re
re
, op. cit. p68.
, de 1848 à 1914, op. cit. p77.
79
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
de conjurer l’asphyxie économique que tente de lui imposer l’adversaire. [...]
Dans certaines familles aisées, les disciplines austères de jadis ne sont plus de
mise: l’autorité paternelle recule. La « Garçonne », héroïne du roman de Victor
212
Margueritte, qui fait scandale en 1924, devient un nouvel idéal féminin .
Le phénomène de la garçonne fait donc parfois l’objet d’illustrations dans des dossiers
sur les femmes pendant les années 1914-1920. Il est fréquent d’y observer l’insertion d’un
extrait du roman de Victor Margueritte. Témoignage d’une émancipation pour les femmes
des classes sociales supérieures, l’image de la garçonne, avec ses cheveux coupés, ses
robes raccourcies, sa silhouette androgyne permet aux manuels de montrer qu’il était
possible pour certaines femmes de se masculiniser et d’inventer d'une nouvelle féminité,
moins contraignante. Dans un sens, raconter ce phénomène dans les manuels peut faire
émerger l’idée selon laquelle la féminité est évolutive, et non pas figée dans une nature
éternelle et intangible. De plus, il est systématiquement précisé dans les manuels qui parlent
de cette question, que le phénomène « garçonne » est limité aux femmes aisées. De cette
manière, les auteurs des manuels font un lien implicite entre identité genrée et contexte
socio-économique, ce qui participe à l’historicisation des masculinités et des féminités, et
donc à leur dénaturalisation.
Les manuels Hatier de 1982 et Nathan de 1988 consacrent quant à eux des dossiers
sur les femmes pendant la guerre, en abordant notamment les limites de l’émancipation
féminine et en mettant l’accent sur les déterminants socio-culturels qui leur ont donné un
e
statut de citoyen de seconde zone dans la société française de la première moitié du XX
siècle.
Il faut cependant attendre les années 2000 pour assister au développement de ce sujet,
que les années 1990 ne développent très brièvement. Le Belin de 2003 explique :
Le rôle des femmes évolue à l’occasion de la guerre : jusqu’alors reléguées à
des tâches subalternes, elles remplacent progressivement les hommes à mesure
que ces derniers partent au front, et occupent des fonctions de production
importantes (notamment dans l’armement). L’effort de guerre touche aussi
les vieillards et les enfants, mobilisés par une propagande omniprésente,
le « bourrage de crâne », qui entretient la haine de l’ennemi.[...] Dès 1914,
femmes et enfants sont mobilisés partout en Europe pour soutenir l’effort de
guerre des États et de leurs soldats. Un véritable « front intérieur » s’ouvre à
l’arrière, afin d’organiser l’approvisionnement du front. Sous la direction de
l’État, la nation civile des non-combattants se met au service de la nation en
armes, et l’économie se plie aux exigences de l’armée. À partir de 1915, avec
l’enlisement du conflit, la stratégie d’usure rend la mobilisation générale de
l’arrière absolument vitale. L’instauration de cette nouvelle économie n’a été
possible que par le consentement de millions de femmes et d’enfants à la guerre.
Malgré l’absence d’hommes valides, les privations quotidiennes et des sacrifices
inouïs, les civils poursuivent pendant quatre ans un travail acharné au service de
l’effort de guerre. La mobilisation de toutes les ressources humaines donne ainsi
e
213
son caractère de première guerre totale à ce conflit qui ouvre le XX siècle .
212
213
80
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1
Laurent BOURQUIN (dir.), Histoire 1
re
re
L, ES, op. cit. p23.
Suzat Eléna
, op. cit. p68.
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Clairement, ce passage participe à la revalorisation de l’image des femmes en tant
qu’acteurs historiques : les expressions, « fonction de production importante », « véritable
front intérieur », « sacrifices inouïs », ou encore « travail acharné » valorisent leur
contribution active à l’effort de guerre. Les représentations des femmes, mais aussi
des personnes âgées, des enfants, des populations étrangères et coloniales bénéficient
positivement d’un tel traitement par le manuel, qui ne donnent plus le sentiment que la
guerre n’est qu’une affaire d’hommes et de citoyens.
Le Bréal, en 2007, confirme cette tendance, en évoquant, même de façon plus
approfondie, le sort des étrangers :
L’effort de guerre s’impose à tous. Dans les campagnes, les femmes deviennent
chefs d’exploitation, tandis que, dans l’industrie et les transports, elles occupent
les postes des hommes mobilisés. Mais, pour faire face à une demande
d’armement toujours plus considérable, il faut également faire venir du front
500 000 ouvriers qualifiés et recourir à la main d’oeuvre étrangère et coloniale.
[....] Mais pour soutenir l’effort de guerre, les populations de l’arrière doivent
subir de nombreuses restrictions : le rationnement des produits alimentaires
et de l’essence est imposé à partir de 1917. [...] La guerre n’élimine pas [...] les
antagonismes entre les sexes : non seulement de nombreuses femmes perdent
leur emploi lors du retour à la paix, mais, par deux fois, le Parlement leur refuse
le droit de vote. Enfin, l’immense popularité des soldats venus des colonies ne se
214
traduit par aucune amélioration de leur condition .
Petit à petit, la vision que donnent les manuels d’histoire du lycée des acteurs de la guerre
se fait plus précise, plus englobante, moins centrée sur les chefs militaires. Les soldats en
tant qu’individus sensibles et non plus simples pions du jeu stratégiques apparaissent, ainsi
que les femmes, les soldats étrangers, les travailleurs coloniaux, les enfants, les personnes
âgées.
Globalement, un questionnement sur le particulier, la diversité des situations, prend la
place d’une représentation de l’histoire au travers de la seule figure de « l’homme blanc
dominant », autrement dit le « grand homme ». Plus critique, l’histoire dans les manuels des
années 2000 est également plus proche de la réalité et donne à voir des représentations
du genre défaites de leurs stéréotypes. Toutefois, ce questionnement se heurte à plusieurs
limites.
2. Un questionnement limité
L’émergence d’un questionnement spécifique sur la condition historique féminine et le sort
des personnes « invisibles » dans la grande Histoire, a rencontré des obstacles malgré
sa progression depuis les années 1980. En même temps qu’elles gagnent en visibilité et
en reconnaissance, les représentations des femmes sont souvent naturalisées, réifiées, en
ceci que « la femme », est considérée comme une catégorie d’analyse évidente, liée à sa
nature biologique spécifique. Alors que la spécificité des étrangers ou coloniaux se conçoit
aisément comme une différence historique (la nationalité est clairement entendue comme
le produit de l’histoire), le genre en tant que construit historique n’est pas mis en avant
de manière explicite. L’analyse demeure dans un cadre de pensée sexué, ou sexualisant.
Tout se passe comme s’il existait une nature féminine et une nature masculine. D’ailleurs,
les auteurs utilisent fréquemment l’expression « la femme » plutôt que « les femmes ».
214
Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1re L-ES-S, op. cit. p97.
Suzat Eléna
81
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Par exemple, dans le manuel Istra de 1982, on peut lire dans un dossier sur les femmes
dans les révolutions, qu’« après Michelet et Lénine, la possibilité pour la femme d’accéder
à un emploi donc de percevoir directement un salaire, fut une étape importante de son
215
émancipation » . Ou dans le Hatier de 1982, il est dit que « la guerre donne à la femme
216
une nouvelle place dans la société » . Ici comme ailleurs, le singulier tend particulièrement
à faire comme s’il existait une essence féminine éternelle, un invariant platonien de la figure
féminine. Si le singulier sied à l’imagination des poètes, des artistes et des philosophes, le
pluriel va mieux à l’historien. Précis, il insiste sur la diversité des vies des femmes, il sousentend que des éléments socio-historiques ont pu donner des significations différentes aux
normes de la féminité en fonction des lieux et des époques. Par l’usage de la forme plurielle,
la célèbre formule de Simone de Beauvoir devient plus juste, qui disait, dans le Deuxième
217
sexe « on ne naît pas femme, on le devient » .
Or, dans les manuels, on parle des femmes en tant que femmes. Des hommes, on
en parle rarement en tant qu’hommes, mais le fait d’associer systématiquement certains
domaines aux hommes révèle un présupposé tacite selon lequel il serait naturel ou évident
pour les hommes d’exercer telle ou telle activité, d’occuper telle ou telle fonction. Ainsi,
les manuels évoquent rarement les attributs identitaires masculins, mais évoquent pour les
femmes l’habillement comme signe de leur féminité, comme si l’habillement masculin n’avait
pas de signification de genre. Les éléments sociaux, historiques, économiques et politiques
constitutifs de la masculinité ne sont jamais abordés. Si une condition féminine apparaît
en filigrane dans de nombreux manuels, il semble que les hommes en soient dépourvus :
ils apparaissent comme porteurs de l’histoire générique. Par exemple, dans le chapitre sur
e
Athènes au V siècle avant J.-C., on peut lire dans le Nathan de 2001 :
Même si femmes, métèques et esclaves sont exclues de cette démocratie
réservée aux hommes athéniens, cette expérience originale reste à méditer à
l’heure où les questions se multiplient sur le désintérêt des citoyens à l’égard du
débat politique. Reste que c’est à Athènes qu’est né l’idéal d’une démocratie qui
218
nous inspire toujours .
La formule « même si » de cet extrait a pour effet d’atténuer les défauts intrinsèques de la
démocratie athénienne, comme si la question de l’exclusion des femmes, des métèques et
des esclaves n’était que secondaire ou digne d’un intérêt limité. Dans le même registre, le
Nathan de 1988 explique qu’en « Février 1848 le suffrage universel masculin est proclamé
[...]. C’est la première expérience prolongée de suffrage universel ». Ici à nouveau, le fait
que le suffrage ne soit que masculin ne semble pas être un enjeu démocratique majeur. La
minimisation du problème de l’exclusion des femmes et d’autres catégories de la population
(souvent les étrangers ou les immigrés coloniaux) de la vie politique est un phénomène
assez récurrent lorsqu’il s’agit pour les manuels d’évoquer la construction de la démocratie,
comme si une sorte de pudeur républicaine s’interposait entre le travail des historiens et la
transmission de ces faits dans l’enseignement public. Sur un sujet moins politique, et plus
social, notons que dans le Hatier de 1982, si l’introduction de l’Histoire culturelle a permis
de parler plus librement de la dureté des combats pendant la guerre et de revaloriser la
masculinité des soldats ou des ouvriers mobilisés, elle l’a fait au détriment des femmes et
215
216
217
218
82
Jacques GRELL, Jean-Pierre WYTTEMAN (dir.), Dossiers d’histoire 1
re
, op. cit. p68.
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p89.
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, op. cit. p3.
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
des ouvriers non qualifiés. Il y est en effet évoqué les « grèves où les ouvriers protestent
contre le projet gouvernemental de les envoyer au front en les remplaçant par des femmes
219
et des ouvriers non qualifiés » , comme si les mouvements sociaux n’avaient été menés
que par des hommes (alors que de nombreuses femmes étaient en grève en 1917), et
comme si les soldats étaient l’unique référent par lequel juger de l’équité d’une mesure.
Tous ces éléments nous amènent à penser que sans contextualisation, il résulte des
manuels de lycée des représentations naturalisées et essentialisées des hommes et des
femmes. En l’absence d’explications sur les modalités des constructions des identités
genrées, les représentations des femmes présentes dans les manuels, même si elles sont
plus nombreuses qu’auparavant, risquent de renforcer les stéréotypes les concernant, et
d’autre part, les représentations des hommes risquent d’alimenter dans les imaginaires
l’association de la grande histoire au masculin. À cet égard, Françoise Thébaud évoque une
220
« invisibilité des femmes dans l’histoire, comme si elles n’avaient rien fait » et que seuls
les hommes avaient accompli de grandes choses.
Autre limite du questionnement sur le genre dans les manuels, le problème des
dossiers. Le récit historique proposé par certains manuels offre effectivement selon
Françoise Thébaud une « histoire magique, sans explication, qui ne permet pas de
réflexion », à cause de ces dossiers. « Du saupoudrage » m’a-t-elle confié. Leurs
« chronologies [sont] un peu tombées du ciel [et] on ne sait pas pourquoi ces dossiers sont
là ». Notons que cette question fait débat au sein de l’association Mnémosyne, car certains
membres souhaiteraient intégrer des « flashes femmes » ou « parcours de femmes » au
manuel que l’association a pour projet de créer, tandis que d’autres préfèreraient un manuel
plus mixte, dans lequel les femmes seraient intégrées dans le corps du manuel, et non dans
des dossiers à part.
Tous les dossiers consacrés aux femmes dans les manuels que nous avons étudiés
présentent bien sûr l’intérêt de rendre les femmes visibles. Mais cela induit une exclusion
des femmes du récit principal, dont les traits demeurent essentiellement généraux, et
bien souvent donc masculins, pour les raisons linguistiques qu’on a déjà vues. Les
dossiers posent également le problème de faire des femmes un objet historique spécifique,
contrairement aux hommes qui, principaux protagonistes dans le récit des manuels,
bénéficient du statut d’acteurs universels et génériques de l’Histoire. Quand elles font l’objet
de dossiers, les femmes sont montrées en tant que sujets historiques, soumis aux contextes
politiques, sociaux et économiques du moment. Dans un telle forme de représentation,
les femmes perdent ainsi leur rôle d’agents des événements historiques, c’est-à-dire leur
capacité d’action et de prise de décision et demeurent au stade d’individus passifs.
Dernière limite au questionnement critique sur le genre dans les manuels, le manque
d’intérêt à la déconstruction des masculinités. En effet, lorsque les auteurs des manuels
choisissent d’introduire des éléments d’analyse provenant de l’histoire des femmes et du
genre, l’accent est mis sur la constitution historique des femmes en tant que groupe différent
des hommes. Et très rarement sur les mécanismes par lesquels, pour paraphraser Beauvoir,
les « hommes sont devenus hommes ». Françoise Thébaud admet ainsi que, dans le
cadre du projet de manuel de Mnémosyne, « sur la question des masculinités, il y a aussi
une volonté de dénaturaliser la différence des sexes, qui passe par la dénaturalisation du
masculin. Mais il est vrai que cette dénaturalisation du genre passe plus par celle des
219
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p89.
220
Françoise Thébaud, par entretien téléphonique, le 14 mars 2009, voir annexe 2.
Suzat Eléna
83
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
221
femmes que par celle des hommes. Je vais en parler à mes collègues » . Dans mes
recherches, j’ai également pu constater que de nombreuses études avaient été réalisées
sur les représentations des femmes dans les manuels scolaires, mais aucune sur les
représentations des hommes. Si les femmes sont devenues un objet d’étude digne de la
constitution de « dossiers » dans les manuels, un vide demeure concernant une analyse
spécifique des hommes en tant qu’individus socialement sexués.
Remarquons pour conclure sur les limites au questionnement critique sur le genre dans
les manuels, ce passage du Malet et Isaac, qui en 1972 encore, utilisait une analogie bien
malheureuse, quoique révélatrice, pour décrire les progrès techniques de l’armée française
pendant la Première Guerre Mondiale : « Entre la troupe de 1918 et celle de 1914, on a
pu dire que, si un combat réel s’était engagé, il se fût déroulé comme la lutte d’une troupe
222
européenne contre une bande de nègres armés de sagaies et de fusils à pierres » . Les
nègres sont l’antithèse historique des citoyens français, car ils sont considérés comme
barbares, arriérés techniquement, et loin de tout signe de civilisation. Il est limpide ici
que les hommes blancs demeurent, malgré quelques exceptions, les individus que les
auteurs de manuels des années 1960-1970 ont en tête en rédigeant leur ouvrage. Teinté
d’histoire classique, positiviste, et républicaine, ce modèle du « grand homme » porteur des
progrès de l’humanité cher à Hegel révèle toutefois ses faiblesses sous les critiques des
historiens dans les manuels à partir des années 1980. Le sexisme et le racisme, bien que
jamais dénommés ainsi, sont des pièges que les auteurs des manuels cherchent désormais
à éviter. Les minorités, des femmes, mais aussi des classes masculines dominées et
anonymes apparaissent de plus en plus en tant qu’agents de l’histoire, et non plus seulement
223
en tant que sujets. « La petite histoire de la France » , par opposition à la grande histoire,
devient un sujet d’intérêt important dans les manuels d’histoire du lycée, surtout dans les
années 2000. L’homme blanc possesseur de pouvoir politique, économique et culturel n’est
plus autant qu’avant au centre du récit historique, même s’il reste un personnage majeur.
Si une lecture qualitative permet de percevoir le contenu de cette évolution vers un
modèle plus critique du passé dans les manuels, une étude quantitative pourra compléter
cette analyse.
II) Aspect quantitatif : de la grande à la petite histoire
Quantitativement, un constat s’impose : la présence des femmes augmente, la présence de
nouvelles formes de masculinités augmente, des images de mixité sont plus nombreuses.
Mais les hommes continuent de représenter une écrasante majorité dans les documents
para-textuels des manuels. Les représentations des grands hommes, si elles demeurent
très présentes, laissent toutefois progressivement la place à la représentation d’acteurs
jusque-là considérés comme secondaires. Le militaire, le diplomatique et le politique
côtoient beaucoup plus souvent dans les années 1990-2000 que dans les années
1960-1980 le social, l’économique, le culturel. Avec des couvertures qui se féminisent, une
montée en puissance des dossiers sur les femmes, les colonies ou les esclaves, un plus
grand nombre de femmes montrées au travail et dans la vie publique, avec des visions
nouvelles sur la masculinité, et des scènes de mixité, les manuels évoluent de la grande à la
petite histoire, malgré un surnombre imposant de documents contenant des représentations
221
ibidem.
222
re
André ALBA, Jules ISAAC, Antoine BONIFACIO, Histoire 1
de 1848 à 1914, op. cit. p77.
223
e
Antoine Prost, Petite histoire de la France au XX
siècle, Armand Collin, 2009.
84
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
masculines (illustrations et textes d’auteurs confondus). Cela participe, dans une certaine
mesure, à transformer les représentations du genre dans les manuels, car des hommes de
couleur, d’autres issus des classes sociales inférieures, des soldats anonymes, des femmes
ouvrières ou bourgeoises, apparaissent un peu plus aux côtés de la figure du « grand
homme blanc ».
1. Des couvertures qui se féminisent
Les années 1990 voient apparaître des couvertures plus mixtes que les manuels des années
1960-1980. Même si souvent les figures féminines représentées sont des « Mariannes », qui
illustrent plus une allégorie politique et philosophique qu’une femme réelle. Il faut rappeler
que l’apparition de personnages sur les couvertures est liée aux progrès des techniques
d’impression (les premières reproductions de photographies ou de documents en couleur en
nombre important apparaissent à la fin des années 1970, et se développent dans les années
1980). Ce sont surtout les manuels des années 2000 qui voient poindre un mouvement de
féminisation des couvertures. On trouve sur le Magnard de 2005une reproduction d’une
224
e
gravure de 1789 « la femme du sans-culotte » (précision trouvée sur la 4 de couverture)
avec un sabre à la main et la cocarde tricolore révolutionnaire. L’actrice Louise Brooks (photo
225
de 1925) trône sur la couverture du Bréal de 2007 . Maryse Bastié (1898-1952), « célèbre
aviatrice française » pose devant les hélices d’un avion, habillée en pilote, sur la couverture
226
du Magnard de 2007 .
2. La montée en puissance des dossiers
Le premier dossier spécifique sur une période de l’histoire des femmes apparaît, parmi
les manuels du corpus étudié, en 1977 dans le Nathan de la collection Jean Monnier.
Plusieurs portraits de femmes de l’aristocratie, de comédiennes, et chanteuses de l’opéra
227
y sont dressés . Dès cette date, les dossiers connaissent une ascension fulgurante,
et leur présence devient presque systématique. Les nouveaux besoins pédagogiques y
sont pour beaucoup, car les professeurs sont de plus en plus demandeurs de documents
facilement accessibles pour des séances de travaux dirigés dans les classes. Le manuel
de la collection Antoine Prost de 1982 contient un « Magazine » consacré au sujet « Flora
e
228
Tristan (1803-1844) Socialisme et féminisme dans la première moitié du XIX siècle » .
C’est la première fois du corpus que l’on constate la vie et l’oeuvre d’une femme politique du
e
XIX siècle étudiée dans de si menus détails. Le Hatier de 1982 présente, lui, un dossier sur
229
« la condition féminine en France dans l’entre-deux guerres » . Un dossier sur les femmes
230
pendant la Première Guerre Mondiale se trouve également dans le Nathan de 1988 . Et
224
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL (dir.), Histoire 2
e
, les fondements d u monde contemporain, op.
cit. p78.
225
Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1
re
L-ES-S, op. cit. p97.
226
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL (dir.) Histoire 1
e
XIX siècle à 1945, op. cit. p72.
227
228
229
230
re
ES/L, S, Le monde contemporain du milieu du
Jean MONNIER, Histoire 1789-1848 classe de seconde, op. cit. p68.
Pierre BIARD (dir.), Histoire, Classe de première, op. cit. p86.
Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (dir.), Histoire Classe de Première La guerre et la crise, op. cit. p89.
re
Jacques MARSEILLE (dir.) Histoire 1
, Nathan, Paris, 1989.
Suzat Eléna
85
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
en 1993, toujours dans un dossier sur les femmes pendant la Première Guerre Mondiale, un
élément nouveau de taille est introduit. Il fait de ce dossier une exception dans le paysage
des manuels d’histoire du lycée entre les années 1960 et les années 2000 : pour la première
fois chez Nathan, et dans tous les manuels étudiés, on trouve une mention des viols commis
durant la guerre. « Dans les territoires occupés, toutes les armées ont commis des atrocités
231
sur les civils : viols, exécution d’otages, destruction de villages, pillages, etc. » La question
des violences militaires envers les civils, notamment envers les femmes ne connaîtra qu’une
apparition très brève, dans la mesure où, dans les manuels Nathan suivants, comme dans
la plupart des manuels des autres éditeurs, elle n’est pas abordée. Les dossiers dans les
232
233
manuels Nathan de 1996 et 1997 traitent respectivement de la fête des Panathénées
et de la place des femmes dans la société industrielle. Pour la première fois en 2001, le
Nathan aborde la problématique des femmes et de la politique dans un dossier intitulé « Les
234
femmes de 1789 à 1848 » . Mme de Staël, Olympes de Gouges, la femme de Liszt Marie
d’Agoult (connue sous le nom de Daniel Stern) sont évoquées. On peut y lire que « malgré
e
des échecs, la Révolution amorce le mouvement d’émancipation des femmes. Au XIX
siècle, le Code civil peut faire croire à un recul de ce mouvement. C’est sans compter sur
les talents des femmes de lettres, le labeur des ouvrières et le militantisme des femmes
235
de 1848 » . Il faut remarquer que Nathan, précurseur des dossiers, est un éditeur qui a
développé une forte tradition de dossiers consacrés aux femmes depuis 1977.
Le Belin de 2003est intéressant pour une autre raison. Il parle d’identité, soulignant ainsi
le caractère construit, historique, et non naturel, des caractéristiques de certains groupes
sociaux. « Chaque quartier possède sa propre identité, fondée sur des solidarités familiales
ou professionnelles : les verriers fréquentent peu les “métallos”; les passementiers se
distinguent nettement des “gueules noires”. Parmi les travailleurs émigrés, des initiatives
236
locales maintiennent la culture originelle » . Un document (L. M Boneff, La vie tragique
des travailleurs, Jules Rouff et Cie, 1909) y décrit une scène de travail de femmes, dont le
nom de métier est féminisé : « L’entrepreneuse organise alors son équipe, composée de
mécaniciennes, de monteuses, d’apprêteuses ». Le Magnard de 2005 consacre un dossier
aux droits de l’homme en y incluant le texte d’Olympes de Gouges de la Déclaration des
237
238
Droits de la Femme et de la Citoyenne .Et le Bréal de 2007 reprend dans les dossiers,
un thème, devenu classique, sur les femmes en France durant la Première Guerre Mondiale.
3. Étude statistique sur les documents des manuels : la persistance d’une
domination des documents genrés masculins
Trois séries de données statistiques ont permis de constater que les documents genrés
masculins constituent une majorité écrasante des documents des manuels d’histoire.
231
232
Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire 2
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
e
e
, op. cit. p65.
, op. cit. p64.
233
e
re
Jacques MARSEILLE (dir.), Histoire, Le monde du milieu du XIX
siècle à 1939, 1
, op. cit. p81.
234
e
Jacques MARSEILLE (dir), Histoire 2
Les fondements du monde contemporain, op. cit. p64.
235
ibidem.
236
237
Laurent BOURQUIN, (dir.) Histoire 1
re
L, ES, op. cit. p23.
Jean-Pierre LAUBY, Michel PROMERAT, François SIREL (dir.), Histoire 2
op. cit. p78.
238
86
Thierry GASNIER (dir.) Histoire 1
re
L-ES-S, op. cit. p97.
Suzat Eléna
e
, les fondements du monde contemporain,
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Un tableau a été réalisé à partir du recensement des documents présents dans les
chapitres sur les périodes du programme que nous étudions, dans 15 manuels, publiés
entre 1977 et 2007 chez quatre éditeurs différents.
Tableau sur les périodes du programme étudiées
Suzat Eléna
87
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Manuel
Jean Monnier,
André Jardin,
Histoire
1789-1848
classe de
seconde,
Fernand
Nathan, Paris,
1977.
Jean-Michel
Gaillard (dir.),
e
Histoire 2 ,
Édition Fernand
Nathan, France,
1981
Denis François,
Jean-Michel
Gaillard,
Bernard
Ravenel,
Histoire 1ere,
Nathan, France,
1982.
Serge Berstein,
Pierre Milza
(dir.), Histoire
Classe de
Première La
guerre et la
crise, Hatier,
Aubin, 1982.
F. Lebrun, V.
Zanghellini,
Histoire
re
1 , Belin,
Malesherbes,
1983.
Jacques
Marseille (dir.)
re
Histoire 1
,
Nathan, Paris,
1988
Serge Berstein,
Pierre Milza
(dir.), Histoire
88
Classe de
seconde, de
l’Ancien Régime
à la fin du
XIXe siècle,
Hatier, Rennes,
1991
Tableaux, Nombre Représen- Représen- Textes - Autres
Nombre
graphiques, schémas
d’images cartes
tations
frises tations
auteurs - (paysages, total de
mixtes
masculines féminines auteures machines, documents
objets,...)
0 0%
9 36%
8 32%
3 12%
4 16% 0 0%
1 4%
25 100%
12 15%
2 2,5%
14 17,5% 1 1,25%
41 51,25%8 210%
2.5%
80 100%
8 22,2%
0 0%
7 19,4%
1 2,7%
17 47% 0 30%
8,3%
36 100%
3 7,9%
3 7,9%
7 18,4%
3 7,9%
18 47,3% 13 7,9%
2,6%
38 100%
17 38,6%
1 2,2%
5 11,3%
1 2,2%
15 34% 0 50%
11,3%
44 100%
23 22,1%
7 6,7%
30 28,8% 5 4,8%
34 32,6% 50 4,8%
0%
104 100%
3 7,5%
9 22,5% dont
12 Marianne
30%
0 10%
2,5%
15 37,5% 10 0%
2,5%
40 100%
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Tout d’abord, une série de précautions doit être prise à la lecture de ces données.
D’une part, il est des sujets (1914-1918 surtout), qui présentent la caractéristique d’être
essentiellement masculins de fait, et qui par conséquent appellent à montrer davantage
les hommes acteurs de ces événements historiques (typiquement les batailles, le front).
La représentation masculine forte dans ces cas-là ne signifie donc pas un écart entre le
réel et l’interprétation des auteurs des manuels. D’autre part, il faut noter que la présence
de documents genrés féminins est souvent due à l’existence de dossiers spécifiquement
consacrés aux femmes. L’augmentation de la présence des représentations de femmes
dans les documents des manuels passe donc moins par des ajouts de documents genrés
féminins dans l’espace para-textuel des manuels que dans des dossiers à part. Enfin, un
faible nombre de documents au total ne signifie pas que le manuel en est dépourvu en
général. Il se peut que le manuel traite rapidement une des périodes qui m’intéressent
e
(voire pas du tout en ce qui concerne Athènes au V siècle avant J.-C. qui est un chapitre
qui apparaît et disparaît régulièrement des programmes), d’où cette absence apparente de
documents.
Une fois ces précautions prises, il est dorénavant possible de dresser plusieurs constats
à partir de ce tableau.
Tout d’abord, il faut noter que les représentations féminines demeurent, malgré
les évolutions qualitatives, systématiquement inférieures en nombre aux représentations
masculines. Elles ne sont jamais égales ou supérieures en nombre aux représentations
masculines.
Une tendance très frappante concerne ensuite les textes : dans 8 cas sur 15, il n’y a
aucun texte de femmes auteures. À aucun moment, il n’y a autant de textes ou plus d’auteurs
féminins que masculins.
14 manuels sur 15 ont un pourcentage de documents genrés masculins (textes et
images) qui dépasse les 50% des documents ; et un seul manuel se situe au-dessous
de 50% des documents. Sur le reste des documents, on compte une moyenne d’environ
24% de documents non genrés (cartes, frises, autres…), et environ 7% de documents
uniquement féminins (images et textes), le reste étant des documents d’images mixtes.
Les documents uniquement genrés masculins forment une moyenne de 55,8% du total des
1168 documents, tandis que les documents uniquement genrés féminins représentent 6,8%
de ce total. En moyenne, sur ces 1168 documents, environ 76% sont genrés (masculin,
féminin, mixte). Les documents mixtes sont plus nombreux que les documents féminins
(12,9% contre 7,2% en moyenne). Mais en ne prenant que les 889 documents genrés, on
atteint environ 74% de documents genrés masculins, 17% de documents genrés mixtes,
et 9% de documents genrés féminins. Dans les 12,9% de documents mixtes (sur les 1168
documents au total), 15,2% des femmes de ces images de mixité sont des représentations
de Marianne.
Un premier graphique a été réalisé à partir des données du tableau que nous venons
d’étudier, sur la répartition des documents genrés/non genrés chez les quatre éditeurs. Nous
avons regroupé ensemble les textes et documents genrés féminins, les textes et documents
genrés masculins, les documents genrés mixtes et les documents non genrés ; et nous en
avons fait un moyenne par éditeur. Voici le résultat :
Suzat Eléna
89
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Au regard de ce graphique, il apparaît clairement que les documents genrés
masculins sont majoritaires dans tous les manuels quelle que soit leur maison d’édition.
Paradoxalement, les éditions Hatier présentent le plus fort pourcentage de documents
genrés à la fois féminins, masculins et mixtes. Par ailleurs, même en additionnant les
documents genrés mixtes et les documents genrés féminins, on arrive à égalité avec les
documents genrés masculins, tous éditeurs confondus. De plus, il est étonnant de constater
que Magnard, une maison d’édition qui, au regard de notre étude qualitative, se distingue
par son engagement sur le terrain de l’histoire des femmes, est loin d’atteindre la parité en
matière de documents genrés.
Enfin, un second graphique, a été réalisé à partir des données du tableau afin
d’observer l’évolution de la nature genrée des documents dans les manuels de 1977 à 2007.
90
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
La nature des documents para-textuels des manuels dans les chapitres concernant
e
Athènes au V siècle avant J.-C., la Révolution de 1848 et la société industrielle des
années 1850, ainsi que la Grande Guerre et les années 1920, évoluent de façon visiblement
instable. Le choix des sujets de dossiers (pouvant concerner les femmes à une période ou
une autre, que nous étudions ou pas), les modifications fréquentes du programme d’histoire,
sont des facteurs qui permettent de comprendre ces variations nombreuses. Reste que
dans l’ensemble, les documents genrés féminins commencent à être en plus grand nombre
à partir de la fin des années 1990 (avec une exception en 1982, date de parution du manuel
Hatier qui se distingue par une présence forte de documents genrés féminins) et malgré
une légère baisse en 2007. Un autre enseignement peut-être tiré de toutes ces variations :
il n’existe pas de demande du public forte ni de directives très contraignantes dans le
sens d’une parité des représentations de genre dans les manuels par les concepteurs du
programme d’histoire.
De toutes ces statistiques, une chose importante doit être remarquée : la présence
féminine est plus faible encore dans les documents para-textuels que dans le récit
même des manuels ; et la présence masculine y est plus importante. L’évolution des
représentations genrées des acteurs historiques vers une plus grande véracité historique
progresse donc plus vite qualitativement que quantitativement. Les documents paratextuels des manuels minimisent le rôle des femmes dans l’histoire et survalorisent la
présence masculine. L’effet sur la perception du genre dans les manuels est visuel, et
marque de façon assez puissante les imaginaires, d’où une première impression de grand
déséquilibre de genre en ouvrant les manuels.
Suzat Eléna
91
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Cette analyse quantitative et qualitative doit désormais être complétée par une étude
comparative.
III) Synthèse : un étude comparative des manuels par années, par
éditeurs, et par périodes du programme
Il est possible de distinguer des grandes tendances dans l’évolution des représentations du
genre dans les manuels en fonction de l’année d’édition, des éditeurs, et de la période du
programme traitée.
1. Évolution temporelle des représentations du genre dans les manuels
Il est possible de discerner quatre périodes clés dans l’évolution des représentations du
genre dans les manuels d’histoire du lycée des années 1960 aux années 2000.
1960-1979
La forme des manuels des années 1960-1979 a une conséquence sur les
représentations du genre. Le texte étant l’élément central du manuel, les images,
illustrations et légendes demeurant rares ou reléguées en fin de chapitre, les auteurs
disposent d’un espace plus large pour écrire, décrire les personnages historiques, les
évolutions de la société, les événements politiques, etc. Du fait de cet écrit plus développé,
on perçoit plus aisément chez les auteurs leur vision du genre. Bien sûr, elle n’est pas
présentée sous ces termes. Mais plusieurs fois dans les manuels, il est possible de lire
des considérations sur les hommes et les femmes. Paradoxalement, c’est à une époque
où l’histoire du genre était très peu connue, voire inexistante en France, que les manuels
d’histoire ont laissé paraître une réelle vision sur l’appartenance sexuelle comme structurant
de la société, et ceci est permis justement par la forme des manuels de cette époque qui
privilégie le texte aux images.
Si ces manuels laissent apparaître des représentations du genre en plus grand nombre
que dans les manuels de la période 1980-1999, reste que ces représentations sont souvent
très stéréotypées. Le Malet et Isaac présente une vision traditionnelle de l’histoire de la
guerre, de ses chefs et de ses batailles. La République, les révolutions, le politique en
général sont une affaire d’hommes.
1980-1989
La période 1980-1989 est celle de l’explosion des dossiers. Des points focus sur les
femmes à divers moments de l’histoire commencent à se développer. Des signes montrent
que les manuels ont été influencés par des analyses universitaires : le matérialisme
historique et l’histoire culturelle sont plus présents. Ces grilles d’analyse vont apporter
une vision nouvelle des représentations du genre masculin : les ouvriers sont revalorisés,
l’esprit d’entreprise gagne en crédit tandis que le capitalisme est critiqué dans son aspect
dynastique. Les auteurs des manuels abordent plus facilement les domaines économiques,
culturels et sociaux. La politique, la diplomatie et les batailles continuent de tenir une grande
place dans les manuels mais ne sont plus la seule approche. Aussi, la vision de la guerre
change, et ainsi la représentation du genre masculin dans la guerre. Les hommes du front
commencent à être décrits autant que les chefs de guerre, on voit apparaître des éléments
nouveaux quant à leur vécu dans les tranchées. Les auteurs des manuels parle de leurs
souffrances, de leur courage. Le phénomène d’héroïcisation des acteurs de la guerre touche
désormais les soldats, et en un sens, se démocratise.
92
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
Toutefois, l’approche marxiste ou l’approche culturelle contribuent d’une certaine
manière à créer de nouvelles images tronquées de la réalité ou bien à en renforcer d’autres.
Les ouvriers sont souvent idéalisés. Avec l’apparition d’illustrations plus nombreuses,
les représentations des acteurs historiques deviennent imagées. Il devient alors possible
d’observer certaines images qui déforment le réel. Il en est ainsi avec de nombreuses
illustrations d’ouvriers qui sont montrés comme des personnages vigoureux et extrêmement
forts et virils alors que très souvent, ils avaient des problèmes de santé liés à la pénibilité
de leurs conditions de travail. Par ailleurs, ces approches d’origine universitaire, si elles
donnent un nouvel éclairage sur l’histoire, ne renouvellent qu’à moitié leur perception
du genre. En effet, les femmes continuent d’être sous-représentées, et d’être décrites
sous des termes caricaturaux et sexistes. Le registre du féminin reste largement un
instrument linguistique de dévalorisation. Notons que, malgré les progrès apportés sur la
vision du genre masculin par les approches matérialistes et culturelles, il n’existe toujours
pas de vision du genre en tant que telle, aucune vision consciente qui aurait hérité des
enseignements de l’histoire des femmes et du genre qui a commencé à se développer dans
les années 1970-1980.
1990-1999
C’est une période qui change assez peu par rapport aux années 1980. La place des
femmes est toujours restreinte. Le suffrage reste considéré comme universel et rarement
comme « universel masculin ». Les valeurs morales qui sont sous-jacentes à l’analyse
présente dans les manuels découlent certes d’un principe d’égalité sociale et politique, mais
sans considération d’égalité entre hommes et femmes.
Toutefois, l’importance croissante des illustrations et de la mise en page fait apparaître
un plus grand nombre de femmes et d’hommes non illustres.
2000-2008
Les manuels montrent désormais les phénomènes d’exclusion des femmes, des
étrangers... et ils en font une question importante. Ce problème fait l’objet de plusieurs
parties, dans les chapitres sur Athènes, la Première Guerre Mondiale ou les événements
de 1848. Il devient possible de voir à la lecture des manuels des années 2000 à la fois les
progrès démocratiques mais aussi les limites de la démocratisation des régimes politiques.
Cette période ouvre un réel mouvement de déconstruction des stéréotypes, bien qu’encore
inachevé. L’introduction de l’histoire des femmes et du genre y est pour beaucoup. Elle fait
une discrète mais réelle apparition. Les questions sur l’égalité entre hommes et femmes
prend de l’importance dans l’analyse historique. L’origine sociale et la situation économique,
en tant que grilles de lecture de l’histoire, commencent à être complétées par l’appartenance
sexuelle dans l’interprétation du passé.
Toutefois, certaines éditions conservent un vocabulaire universalisant (Nathan ou Belin)
tandis que des éditions comme Bréal ou Magnard font attention de ne pas reproduire cette
façon excessivement générique et par conséquent fantasmée de raconter l’histoire.
2. Variation des représentations du genre en fonction des maisons d’édition
Les éditeurs présentent des approches historiques plurielles et des choix de maquette
différents, ce qui est facteur des variations constatées dans les représentations du genre
dans les manuels.
Istra
Suzat Eléna
93
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Chez Istra, les manuels étudiés, datant des années 1980, font paraître un grand nombre
de clichés sur le genre. Le format documentaire caractéristique des publications scolaires
de cette maison d’édition ne change pas la nature des représentations du féminin et du
masculin. Les instituteurs apparaissent comme une population masculine (alors qu’on sait
que les hussards de la République ont très souvent été des hussardes). Les défauts du
e
régime politique athénien au V s avant J.-C. sont à peine soulignés. L’opposition entre
les bourgeois et les aristocrates révèle une vision où l’homme réellement viril est celui qui
adhère aux valeurs libérales de la bourgeoisie (créativité, effort, sens du travail, prise de
risque, responsabilité) et où l’homme qui perd sa virilité doit son déclin à des pratiques
et croyances conservatrices liées à l’aristocratie (rente, naissance, héritage, titres). Si la
« libération des femmes » est évoquée, elle est toutefois tempérée par l’idée selon laquelle
elle aurait participé au déclin de la société que la complaisance des nouveaux riches dans
la luxure féminine incarne.
Nathan
Les choix de cette maison d’édition sont intéressants car ambigus. En effet, dans
un premier temps, les manuels Nathan reproduisent une vision idéalisée d’Athènes, et la
question de l’exclusion des femmes, des métèques et des esclaves n’est posée à aucun
moment. La ligne autour de laquelle s’organisent les jugements de valeur des auteurs
est celle de la richesse, et des injustices liées à la naissance. En 1996, une idéalisation
d’Athènes demeure, mais quelques nuances y sont apportées. Il faut attendre l’édition de
2001 pour voir apparaître un vrai discours historique et problématisé autour des femmes,
des métèques et des esclaves. Malgré cela, le langage pour parler de l’expérience politique
athénienne reste laudatif et s’incarne dans des termes généraux qui tendent à effacer la
complexité du régime politique de la Cité grecque.
Il faut noter par ailleurs que les manuels Nathan introduisent assez tôt dans leur
développement des « dossiers » consacrés aux femmes, ce qui a l’avantage de réintroduire
leur présence, de les rendre visibles, mais qui en fait des « objets d’études » plus que
des acteurs à part entière qui seraient intégrés dans le corps même du récit historique du
manuel. Exception dans le paysage des manuels étudiés : la question des viols pendant la
guerre est abordée, alors que cela n’est jamais fait dans les autres manuels, tous éditeurs
confondus.
Hatier
Chez Hatier, les femmes apparaissent plus que dans d’autres manuels de l’époque.
Des dossiers sur « la condition féminine » sont présents dès le début des années 1980.
Cependant, que ce soit dans le corps du texte du manuel ou dans les dossiers sur les
femmes, celles-ci sont représentées de manière extrêmement stéréotypée. Si l’omission
engendre une vision erronée des événements historiques, le cliché, lui, contribue à renforcer
une vision sexiste des femmes. Toutefois, le bilan n’est pas aussi sévère en ce qui concerne
les hommes. Les manuels Hatier s’appliquent en effet à ne pas montrer la Grande Guerre
uniquement sous des aspects militaires et stratégiques. L’apport de l’histoire culturelle se
fait ici ressentir : la masculinité des hommes est revisitée. Les héros de guerre sont héros
du fait de leurs souffrances et sacrifices et non plus exclusivement du fait de leurs exploits
et de leur honneur. Une version plus humanisée de la virilité des soldats apparaît, même si
elle reste dans le registre héroïque et patriotique.
Belin
Belin a édité des manuels dans les années 1980 où les représentations des femmes
sont très peut présentes ou bien très peu contextualisées, et où les hommes sont présentés
94
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
de façon très traditionnelle. Dans les années 1990 (édition 1997), dans les chapitres sur
la Grande Guerre, il y a peu de commentaires sur les hommes au front, ou sur le travail
des individus à l’arrière. La Révolution Industrielle est traitée essentiellement sous l’angle
des progrès techniques et de l’explication économique sur le système capitaliste. Mais
l’édition de 2003 apporte un éclairage différent, moins axé sur le déroulement des batailles
ou les inventions technologiques de l’industrialisation. La question du « front arrière » est
développée, ainsi que la notion de brutalisation, et la description de la vie au combat.
Hachette et Delagrave
Ces éditions ont attiré mon attention car elles comptent à leur actif les manuels les
plus anciens que j’ai pu lire, mais qui ont cessé à partir des années 1980 de publier autant
que par le passé. Forcément donc, l’histoire dans les manuels Hachette et Delagrave des
années 1960-1979 est une histoire classique, abordant des thèmes historiques convenus
(le triptyque diplomatie, politique, militaire), sous des termes universalistes, républicains et
parfois positivistes. Toutefois, surprenante d’avant-gardisme, est la présence d’une analyse
sur « l’importance de l’élément masculin et de l’élément féminin » après la guerre dans le
Malet et Isaac. Très déroutante également, bien que d’un style tout différent, la métaphore
des « nègres » pour comparer la situation militaire de l’armée française en 1914 et sa
situation en 1918.
Bréal et Magnard
Les manuels de chez Bréal et Magnard, maisons d’édition récentes sur le marché des
livres scolaires, sont des manuels qui se démarquent : on y perçoit clairement l’influence
de l’histoire des femmes et du genre et de l’histoire culturelle. Le fait que la société,
malgré les bouleversements durant la guerre, connaît un retour à l’ordre et une réaffirmation
d’une certaine domination masculine est expliqué. L’exclusion des femmes de la vie
politique est rendue explicite. Le privé se réinvite dans la lecture de la Première Guerre
Mondiale, qui n’est plus vue seulement sous l’angle des batailles et des combats mais
qui est aussi montrée sous l’angle des ressentis, des peurs des soldats, du deuil des
familles. Il semble qu’une des lignes éditoriales caractéristique de ces maisons d’édition soit
précisément la vigilance vis-à-vis des clichés de genre et d’origine, et une position critique
envers une histoire plus classique. Reste toutefois que Magnard présente une quantité de
documents paratextuels genrés masculins nettement plus importante que les documents
genrés féminins (voir graphique 1).
Si des notions comme la classe sociale ou l’identité sont devenues des outils d’analyse
historique banalisés et communs à toutes les maisons d’édition, la notion de genre en tant
que telle n’est jamais utilisée pour interpréter l’histoire. Malgré les explications historiques
concernant la formation d’une société basée sur une différenciation entre les sexes, la
distinction entre le sexe biologique et le sexe social n’est jamais réalisée. Ce qui peut
aisément se concevoir, étant donné que les programmes ne mentionnent pas la nécessité
de cette approche.
3. Les représentations du genre dans les manuels par période du
programme
Différents aspects de la féminité ou de la masculinité sont représentés dans les manuels
e
selon la période du programme abordée. Athènes au V siècle avant J.-C ainsi que la
Révolution de 1848 en France sont l’occasion d’observer le rapport du masculin et du
féminin à la politique, tandis que les années 1850 en France et en Europe et la Première
Suzat Eléna
95
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Guerre Mondiale et les années 1920 permettent de percevoir les aspects plus économiques,
sociaux et culturels du genre.
Le citoyen à Athènes au V
e
siècle avant J.-C.
Les manuels jusqu’à la fin des années 1990, quelle que soit leur maison d’édition,
utilisent des termes génériques masculins qui prêtent à confusion : il semble qu’Athènes soit
l’incarnation de l’idéal démocratique qui accorde à tous les citoyens un droit de participation
aux affaires de la Cité. Hormis l’édition d’Antoine Prost en 1981 qui relativise le modèle
athénien, notamment au regard du manque d’égalité hommes-femmes, aucun manuel ne
consacre un plein paragraphe à l’exclusion des métèques, des esclaves et des femmes de
la politique d’Athènes. Il faut donc attendre les années 2000 pour que cela apparaisse de
façon développée.
La Révolution de 1848 en France
Sur la période de la Révolution de 1848, dans les années 1960-1990, on trouve très
peu de précisions sur la nature réelle du suffrage universel, qui se caractérise à l’époque
par son aspect masculin. Aucun manuel ne précise jamais la présence de femmes dans
les évènements révolutionnaires, leur action dans les clubs ou leur engagement en tant
que journalistes. Tous les manuels s’offusquent de la loi de suffrage de 1850 qui réduit à
trois millions le nombre de votants. Mais ce sentiment d’injustice n’est pas réitéré en ce
qui concerne le vote des femmes, qui demeurent au stade de citoyennes passives, voire
inexistantes dans l’histoire de la démocratie en France.
Il faut attendre les années 2000 pour observer l’émergence d’une prise en compte
dans les manuels des « limites de la démocratie » en 1848. Si les manuels, dès le milieu
des années 1990, commencent à utiliser le terme « suffrage universel masculin », ce n’est
qu’en 2000-2007 que des explications sur les mécanismes d’exclusion des femmes de la
vie politique apparaissent.
Les années 1850 en France et en Europe
La question de l’identité de classe apparaît progressivement. Ceci marque le début de la
dénaturalisation des groupes sociaux, et d’une approche plus constructionniste de l’histoire,
qui montre progressivement les processus de socialisation des acteurs de la Révolution
industrielle. Mais les différences hommes-femmes, quand elles sont abordées, bénéficient
moins rapidement que les différences entre classes sociales de cette grille de lecture, ce qui
fait que les catégories sexuelles restent des catégories évidentes, allant de soi, et découlant
de l’ordre naturel des choses.
En outre, il est possible de constater jusque dans les années 1990 une relative absence
de description sur les femmes au travail, alors que les hommes sont amplement décrits, ce
qui ne contribue pas à évacuer l’idée reçue selon laquelle les hommes sont toujours allés
travailler pendant que les femmes restaient à la maison s’occuper du foyer.
La vision présentée dans les manuels des masculinités, si elle se démocratise (l’ouvrier
est souvent plus viril que le bourgeois, et l’entrepreneur plus que l’aristocrate), elle reste
souvent entichée de poncifs sur la virilité. On passe d’une notabilité basée sur la possession
et les terres, à une notabilité fondée sur la capacité à entreprendre. L’homme le plus viril
est celui qui crée et produit, qui prend des risques. Ce n’est plus l’héritage, la rente, ou le
titre de noblesse qui font d’une homme un homme mais plutôt tout l’inverse : l’épargne, le
travail, et le sens de l’effort. La production et les affaires publiques restent leur apanage. La
96
Suzat Eléna
Deuxième Partie :Les représentations du genre à trois moments du programme du secondaire :
Athènes au V e siècle avant J.-C., 1848 et la Révolution Industrielle des années 1850, 1914-1920
constitution de la virilité se fait souvent dans un mouvement de séparation et de dénigrement
inconscient des signes normés féminins (la passivité, le privé, la faiblesse physique...).
La Première Guerre Mondiale et les années 1920
Le traitement du masculin lors de la première guerre mondiale profite de l’influence
de l’histoire culturelle dans les années 1980 : une représentation plus fréquente de la vie
et des sentiments des soldats émerge, et la figure du grand homme de guerre descend
de son piédestal. Cette évolution est également permise par l’introduction de la notion de
brutalisation et de guerre totale : on montre le front arrière, la difficulté de la vie privée,
le traumatisme des violences de guerre, sur le front, ou après la guerre (le deuil est de
plus en plus une question qui suscite l’intérêt des éditeurs). En passant d’une histoire
essentiellement militaire et stratégique à un récit qui contient aussi des éléments sur les
conditions de vie des soldats au front, c’est donc tout un nouvel aspect du genre masculin
qui se développe, plus démocratisé.
Les manuels abordent de façon différente l’après-guerre selon les périodes. Dans
les années 1960-1980, le thème du déclin post-affrontements est un thème important. La
présence de ce thème souligne encore une fois sans l’expliquer la peur latente des hommes
de perdre en masculinité et donc de se rapprocher du féminin, déclassement social suprême
aux côtés de l’homosexualité. Mais dans les années 2000, le thème du déclin est moins
prégnant, et c’est plutôt l’exclusion persistante des femmes de la vie politique et économique
d’après-guerre qui apparaît.
Conclusion du Chapitre 2
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée ne sont pas figées
dans le temps ou cristallisées autour d’images se trouvant de façon systématique chez
tout éditeur ou dans tout programme depuis les années 1960. Il existe un entrecroisement
de données qui contribue à l’émergence des représentations du genre. L’année d’édition,
les choix éditoriaux, les thèmes du programme font varier et évoluer ces représentations,
qui oscillent entre sphères politiques, économiques, sociales, culturelles ou militaires, et se
situent dans une tension entre des stéréotypes de genre et une précision historique vecteur
d’une déconstruction de ces stéréotypes.
Conclusion de la deuxième partie
De 1968 à 2008, un mouvement dialectique se déploie entre les différentes représentations
du genre dans les manuels d’histoire. Cette tension dans les modalités d’apparition de ces
représentations a longtemps contribué à donner une image partielle et partiale de la place
des hommes et des femmes dans l’histoire. Mais d’autres phénomènes de genrification,
moins stéréotypés, ont permis une évolution générale des manuels d’histoire vers l’étude
des exclusions des « minorités dominées », amenant à un tableau plus critique de l’histoire
classique et des « grands hommes » et de ce fait, à des représentations du genre plus
exactes, malgré la persistance d’une essentialisation de la différenciation entre hommes et
femmes. Un effort certain est toutefois à relever dans les années 2000 de la part des auteurs
Suzat Eléna
97
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
des manuels. Ils ont progressivement introduit une nouvelle grille de lecture des relations
sociales de sexe, qui deviennent un sujet digne de leur intérêt et qui sont interprétées dans
le cadre d’un certain constructionnisme historique. L’écart entre la réalité sociale genrée
du passé et les représentations qu’en produisent les auteurs tend ainsi à diminuer avec le
temps.
98
Suzat Eléna
Conclusion générale
Conclusion générale
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée entre 1968 et 2008
émergent à travers un processus complexe, faisant intervenir des facteurs de genrification
à la fois macro-historiques et micro-historiques.
D’une part, les manuels d’histoire sont issus d’un contexte historiographique, politique
et éditorial particulier, qui conditionne la façon dont les représentations du genre émergent.
Le sexisme ou le féminisme des auteurs ne peuvent suffire à les expliquer. Contraintes
méthodologiques, linguistiques, épistémologiques, légales, politiques, économiques et
techniques constituent les conditions d’émergence de ces représentations. Une grille
de lecture multi-dimensionnelle semble être un outil essentiel pour appréhender toute
l’historicité des représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée. Autrement,
on court « le risque à un moment de remise en cause des grandes théories explicatives
(marxisme, positivisme, etc) que le critère de sexe ne remplace celui de classe, avec la
même prétention totalisante, masquant le poids d’autres types de relations sociales et les
239
singularités individuelles » .
D’autre part, une série de processus micro-historiques influencent les représentations
e
du genre à divers moments du programme : Athènes au V siècle avant J.-C, les
événements révolutionnaires de 1848 en France, la Révolution industrielle des années
1850, la Première Guerre Mondiale et les années 1920. Ces périodes posent des
questions importantes sur la construction politique et démocratique de l’État moderne, sur la
construction identitaire de classe sur le mode d’une virilité puisée dans le rôle économique
des individus dans le système capitaliste, et sur les changements fondamentaux dans les
relations sociales de sexe survenues pendant la Première Guerre Mondiale. De 1968 à
2008, se déploie un mouvement dialectique entre les différentes représentations du genre
dans les manuels.
D’un côté, dans les années 1960-1970, l’histoire classique, celle des grands hommes,
de la politique et des batailles marque fortement les représentations du genre dans les
manuels d’histoire, qui sont essentiellement masculines. Les images des femmes et des
hommes dans les manuels s’éloignent des réalités historiques des périodes étudiées. Les
traits de la masculinité ou de la féminité sont forcés, caricaturés. Des zones d’ombre
historiques subsistent. Le mythe d’un idéal d’une communauté d’hommes nés libres et
égaux, la valorisation des citoyens sur le mode de leur indépendance, la valorisation des
ouvriers par des images de force physique et d’identité de classe, la valorisation des
bourgeois par le registre prométhéen, et la dévalorisation des nouveaux riches ou des
dynasties de capitalistes par le thème du déclin sont des mécanismes de genrification qui
donnent une identité à ces hommes qui est fondée sur une supériorité hiérarchique de la
symbolique masculine sur les normes considérées comme féminines.
Mais à partir des années 1980, d’autres phénomènes de genrification, moins
stéréotypés, ont conduit à une évolution générale des manuels d’histoire vers l’étude des
exclusions des « minorités dominées ». Les manuels présentent une vision plus critique
239
Préface d’Alain CORBIN, in Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire... op. cit, p29.
Suzat Eléna
99
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
de l’histoire classique et des « grands hommes » et de ce fait, les représentations du
genre deviennent plus exactes, bien qu’encore souvent teintées d’une essentialisation
de la différenciation entre hommes et femmes. Dans les années 2000 un certain
constructionnisme historique, permet une réduction de l’écart entre la réalité sociale genrée
du passé et les représentations qu’en produisent les auteurs dans les manuels. Bien
que quantitativement toujours considérablement moins représentées que les hommes, les
femmes apparaissent un peu plus souvent, notamment dans des dossiers. Des récits
émergent plus nombreux sur les hommes anonymes, les métèques, les esclaves, les
soldats au front. La petite histoire côtoie désormais la grande, modifiant les représentations
des identités genrées des individus. Les avancées de la recherche historique s’introduisent
dans les manuels, participant à une transformation qualitative des images de la masculinité
et de la féminité.
Le projet de manuel d’histoire intégrant un questionnement sur l’histoire des femmes
et du genre de l’association Mnémosyne est à cet égard significatif de cette évolution en
cours. À la question de savoir quelles étaient les raisons à l’origine de ce projet, Françoise
Thébaud, explique, dans un entretien téléphonique le 14 mars 2009 :
Nous pensons que la transmission des savoirs est importante, et nous avions
l’impression que le passage de la recherche universitaire dans le secondaire
était moins rapide que dans d’autres domaines, voire que cela rencontrait des
résistances. En effet, la caractéristique de la recherche universitaire française
c’est qu’elle passe assez rapidement dans le domaine secondaire, mais ce n’est
pas le cas ici. Il faut un peu forcer les choses. De plus, nous avons une réflexion
citoyenne sur l’intérêt de la transmission de nos connaissances : cela permettrait
de donner des modèles d’identification aux filles, et de mener une réflexion sur
les différences entre les sexes, le masculin féminin. Il y avait aussi l’idée qu’il y
a urgence. La critique est ancienne sur l’aspect sexiste des manuels scolaires,
déjà dans les années 1970 on en parlait. En élaborant ce projet de manuel, nous
avons donc eu la volonté que le temps de l’action se substitue au temps de la
réflexion. Enfin, comme à l’Université, les institutions universitaires de recherche
sont réticentes, sauf qu’aujourd’hui les étudiants sont très preneurs de ce genre
d’études. Beaucoup d’étudiants et de professeurs du secondaire nous ont
témoigné leur intérêt pour ces questions, ils semblent prêts, mais ils manquent
d’instruments clés en main. Nous voulons donc aussi produire un instrument
240
utile pour ces personnes-là .
Bien que tous les éditeurs n’aient encore adopté une telle démarche, un véritable effort
de sensibilisation et de transmission des savoirs issus de la recherche en histoire des
femmes et du genre est en train d’être accompli par l’Association. Un des enjeux centraux
de ce manuel, selon ses membres, est la capacité à donner des modèles d’identification
aux filles. Dans un sens, pour Françoise Thébaud et ses collègues, le manuel, en tant
que vecteur d’un savoir scientifique historique, a un potentiel d’influence sur la construction
identitaire des élèves. Mais il semblerait que cela s’adresse plus aux filles qu’aux garçons :
le passage de la sphère identitaire « féminine » (le privé, le domestique, la reproduction) à
la sphère identitaire « masculine » (le politique, le public, la production) est primordial pour
l’égalité des sexes. Mais l’inverse semblerait moins important, comme si le réinvestissement
par les hommes des sphères considérées comme féminines n’était pas souhaitable. La
240
100
Entretien téléphonique avec Françoise Thébaud, le 14 mars 2009, voir annexe 2.
Suzat Eléna
Conclusion générale
représentation de personnages historiques masculins dans les activités normées féminines
resterait un sujet peu abordé. Les questions de genre seraient évoquées comme si
elles concernaient essentiellement les femmes, et les phénomènes de genrification et de
sexualisation qui touchent aussi les hommes sembleraient peu mis en avant. Des modèles
alternatifs d’identification pour les garçons demeureraient absents. La sortie de ce manuel
est prévue pour 2010.
Un phénomène important est à remarquer dans les divers processus de genrification
des représentations des acteurs historiques dans les manuels. Ceux-ci font effectivement
apparaître les structures majeures à travers lesquelles les relations de genre se sont
241
construites : la citoyenneté et le travail .
Dans les manuels, on voit la citoyenneté qui prend forme au travers d’institutions
(comme l’Attique ou la Chambre des représentants) et de représentations (le citoyen doit
être blanc, autonome financièrement, et être un homme). Ce que les manuels d’histoire
nous montrent de la démocratie, sans le formuler explicitement, c’est qu’elle s’est solidifiée
sur un mode binaire. Le public est le lieu de son élaboration, grâce à la fois à l’exclusion
symbolique de la sphère privée et à son exploitation dans le même temps. L’indépendance
des citoyens trouve sa valeur du fait de la situation de dépendance des non-citoyens, tout
comme l’universalisme est glorifié à travers l’exclusion tue des femmes, des étrangers et
des enfants de l’arène politique.
Dans les manuels, le travail apparaît par ailleurs comme un lieu de construction
d’identités et de rôles genrés, surtout en ce qui concerne les périodes que nous avons
étudiées, la Révolution Industrielle dans les années 1850 en France et en Europe et la
Première Guerre Mondiale. Dans le premier cas, la production semble valorisée en tant
qu’activité masculine, en opposition à la reproduction, fonction attribuée aux femmes, niée
aux hommes. Dans le second cas, le travail féminin est souligné en tant que phénomène
« nouveau », bouleversant l’ordre de la structure sociale de genre, et ce, alors même que les
femmes travaillaient depuis longtemps, comme paysannes ou ouvrières dans l’économie
proto-indutrielle.
Le travail, les institutions politiques démocratiques, leurs symboles, semblent être au
coeur de ce qui crée le système de genre des sociétés, qui est intériorisé par les individus.
Instable, car soumis aux aléas de la conjoncture économique, politique, sociale et culturelle
des sociétés, ce système de genre explique en partie la variabilité des représentations
du genre qui peuvent être observées dans les manuels d’histoire. Ces représentations
cristallisent le point de vue dominant de la société sur les relations sociales de sexe relatif
à une époque et à un lieu donnés. Le point de vue des historiens rédacteurs de manuels
des années 1970 est ainsi tout à fait différent du point de vue des auteurs de livres
scolaires aujourd’hui. Tout comme le genre, structure sociale profondément historique, les
représentations du genre sont des constructions que l’on peut contextualiser, et qui ne sont
pas figées.
Enfin, les manuels d’histoire, en évoluant, ont soulevé de nouveaux problèmes. Les
représentations du genre dans les premiers manuels du corpus étudié avaient le défaut
principal de faire une histoire dite « universelle » mais en fait marquée par un certain
ethnocentrisme. L’histoire demeure essentiellement l’histoire nationale. Les auteurs des
manuels y ont fait le récit d’une histoire des hommes, voire seulement des hommes blancs,
ou des citoyens. L’existence de certains groupes sociaux a été effacée des manuels. « Le
241
Evelyn NAKANO GLENN, Unequal Freedom: How Race and Gender Shaped American Citizenship and Labor, Harvard
University Press, Cambridge, USA, 2002.
Suzat Eléna
101
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
reste », les femmes, les métèques, les esclaves, les travailleurs immigrés, les anciennes
populations colonisées, les soldats au front, constituaient une sorte de lumpen prolétariat
de l’histoire scolaire. Françoise Thébaud pensait même que « l’école des Annales a
confondu en toute bonne conscience l’homme-être sexué (vir en latin) et l’homme être
humain (homo), elle s’est présentée comme l’histoire générale, comme un discours de
242
l’universel » . Mais une telle considération semble attribuer une intentionnalité aux auteurs
peut-être trop importante par rapport à ce qu’elle était réellement. En effet, il ne s’agit
pas ici, en parlant d’ethnocentrisme, de souligner l’unique responsabilité des auteurs des
manuels dans l’émergence de ce phénomène. L’ethnocentrisme n’est pas un simple refus
conscient et volontaire de la diversité des situations historiques. C’est plutôt le résultat de
facteurs multiples, qui dépassent la seule volonté des rédacteurs des manuels. L’histoire
des femmes et du genre n’était qu’à l’état d’embryon dans les années 1960-1970, d’où une
formation à ces questions absente du cursus universitaire des auteurs des manuels. Le
poids du contexte historiographique, culturel et éditorial, l’héritage républicain universaliste,
ont contribué à faire apparaître cet ethnocentrisme dans leur inconscient.
Petit à petit, par la suite, l’action des féministes des années 1970, en France mais aussi
dans l’ensemble du monde occidental, a influencé la société, la recherche scientifique, les
institutions politiques. Le bouleversement n’a été ni immédiat, ni révolutionnaire. Mai 1968
a donné une impulsion à la transformation des manuels, qui s’est déployée sur une durée
de plus de trente ans, et qui se déploie peut-être encore. Dans le même temps, une histoire
plus critique a émergé des mouvements sociaux, culturels et politiques post-1968. L’autorité
de l’État, les canaux de diffusion de son pouvoir, dont l’histoire classique, ont été ébranlés
par les événements de mai. Le contenu des manuels scolaires subit les conséquences, à
retardement, de ces mouvements de fond. Les documents présentant des points de vue
opposés sur l’histoire sont insérés dans les manuels de telle sorte que le débat d’idées
puisse avoir lieu, dans un but de promotion de la démocratie. Le collectif est davantage
mis en avant, tout comme l’histoire sociale et culturelle. Les représentations du genre
ressentent l’influence de ces transformations. L’évolution semble positive et se dirige vers un
approfondissement d’un mouvement de démocratisation de l’histoire. D’aucun de se réjouir
de l’apparition de personnages oubliés des manuels.
Mais cela peut mener à adopter une position angélique et positiviste. Montrer un trop
grand enthousiasme pour l’histoire des femmes, des habitants des anciennes colonies,
des populations immigrées, des esclaves, des « persécutés », des « dominés », « des
opprimés » et des « exclus » peut poser plusieurs problèmes nouveaux.
Tout d’abord, il y a un risque de victimisation de ces acteurs historiques « oubliés ».
Selon l’essayiste et journaliste suisse Mona Chollet, mettre l’accent sur la qualité de victime
des individus « autorise un positionnement de surplomb moral des plus valorisants [...].
Pour le lecteur, cette posture peut vite s’avérer agaçante [...], en cherchant bien, à peu
243
près n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables » . L’effet
pervers de termes soulignant l’exclusion et la domination de certains groupes sociaux est
double. D’un côté, ces termes voilent la capacité à agir (agency) propre de ces groupes, qui
ont rarement accepté leur domination sans résistances. Les rebellions d’esclaves dans les
colonies, l’action précoce de St Simoniennes pour le droit de vote des femmes, les grèves de
1917 en France menées essentiellement par des femmes, sont quelques exemples, parmi
tant d’autres, de résistances des groupes dits dominés, mais qu’il serait intéressant d’étudier
242
243
Françoise THEBAUD, Écrire l’histoire... op. cit, p29.
Mona CHOLLET, « Arrière-pensées des discours sur la « victimisation » », http://www.monde-diplomatique.fr , septembre
2007.
102
Suzat Eléna
Conclusion générale
au lycée, car ils redonnent à ces groupes la qualité d’acteurs historiques qui ne font pas que
subir passivement les événements. D’un autre côté, le vocabulaire de la victimisation tend
à sacraliser la parole du groupe qui se victimise, et empêche le travail critique de l’historien,
rapidement accusé de manque de compassion.
244
De cela découle un deuxième problème : une « histoire sainte » , selon l’expression de
Michelle Zancarini-Fournel, des groupes « victimes des dominants » risque d’être réalisée.
La tentation est grande en effet de faire une hagiographie des femmes, des colonisés, des
exclus de la vie politique. Dans un mouvement de revalorisation des catégories d’acteurs
historiques qui sont restées dans l’ombre de l’histoire scolaire pendant de nombreuses
années, le regard risque de se faire moins critique. Par exemple, dans un chapitre du
programme dont nous n’avons pas parlé – la Seconde Guerre Mondiale - de nombreux
historiens en histoire des femmes et du genre ont reproché le manque d’attention porté
au rôle des femmes dans la lutte contre les Allemands et l’État Vichyiste... sans demander
à ce que le rôle des femmes dans la collaboration soit également abordé. Un point de
vue angélique, hagiographique et victimisant risquerait de ne pas favoriser une approche
objective de l’écart entre les réalités historiques et les représentations du genre qui
ressortent dans les manuels. Après tout, les femmes riches de la Grèce Antique ont elles
aussi profité du travail des esclaves. Après tout, bon nombre d’aristocrates des années
1850, femmes et hommes confondus, ont méprisé avec autant de véhémence les bourgeois
et les ouvriers. Après tout, la plupart des femmes françaises ont été aussi nationalistes et
anti-germanistes que leurs homologues masculins durant la Première Guerre Mondiale et
les années 1920. Le sexisme des femmes dans l’histoire pourrait même faire l’objet d’un
mémoire...
244
Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Cécile SOURD, cours d’ouverture sur les rapports sociaux de sexe, op. cit. p12.
Suzat Eléna
103
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
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CNDP, brochure n°6017, Limoges, 1982.
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Instruction civique, Classes de Seconde, Première, Terminale. Horaires, objectifs,
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seconde, première, terminale tome I, enseignements communs, CNDP, Limoges, 1987.
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et collèges, Histoire-géographie, instruction civique, Classes de seconde, première et
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l’Insertion Professionnelle, Direction des lycées et collèges, Histoire-géographie, Instruction
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technologique, série programmes, CNDP, Paris, 2002.
Ministère de l’Éducation Nationale, Direction de l’Enseignement scolaire, Histoiregéographie, Classes de seconde, première, terminale, Collection lycée-voie générale et
technologique, série programmes, CNDP, Paris, 2004.
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Suzat Eléna
Sources
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Suzat Eléna
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Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
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Georges DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, Plon, 1991.
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Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, Paris, 1998.
André RAUCH, L ’ identité masculine à l ’ ombre des femmes, de la Grande Guerre à la
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Bulletin officiel [B.O.] n°34 du 22 septembre 2005.
Simone RIGNAULT, Philippe RICHERT, « La représentation des hommes et des
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française, collection des rapports officiels, 1997.
Annette WIEWORKA, « Quelle place pour les femmes dans l’histoire enseignée ? »,
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officiels, Paris, 2004.
110
Suzat Eléna
Annexes
Annexes
A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques de
Lyon
Réponsesquestionnaires
Entretien téléphique avec Françoise Thébaud, 14 mars
2009
Retranscription d’un échange de courriers
électroniques avec Alain le Plessis
Suzat Eléna
111
Les représentations du genre dans les manuels d’histoire du lycée, 1968-2008
Résumé
Athènes au Vème siècle avant J-C, la Révolution de 1848 en France, l'industrialisation
des sociétés européennes dans les années 1850, la Première Guerre Mondiale et les
années 1920 sont des moments du programme d'histoire du lycée qui laissent apparaître
de nombreuses images des hommes et des femmes, dans des domaines aussi variés que
la vie politique, les évolutions sociales et économiques.
Dans les années 1960-70, l'histoire classique et académique, celle des grands
hommes, de la politique et des batailles, marque fortement les représentations du genre
dans les manuels d'histoire, qui sont essentiellements masculines. Les manuels sont alors
produits dans un contexte d'une société hétéronormée. Cette société est encore fortement
marquée par des inégalités entre hommes et femmes. La langue y est traversée par une
hiérarchie importante entre le masculin et le féminin. L'histoire des femmes et du genre, tout
juste née, n'a pas encore trouvé sa place dans historiographie et la recherche universitaire.
Les contraintes éditoriales et économiques conditionnent également la production des
manuels et contribuent à la reproduction d'images genrées et stéréotypées.
Mais à partir des années 1980, dans un mouvement qui s'accentue dans les années
2000, les représentations du genre dans les manuels d'histoire du lycée commencent
progressivement à changer. Bien que quantitativement toujours moins représentées que les
hommes, les femmes apparaissent plus souvent, notamment dans les dossiers. On assiste
à l'émergence de récits sur les hommes anonymes, les métèques, les esclaves, les soldats
au front. la petite histoire côtoie désormais la grande, modifiant les représentations des
identités genrées des individus.
D'une part, les avancées de la recherche historique s'introduisent dans les manuels,
participant à une transformation qualitative des images des la masculinité et de la féminité.
D'autre part, l'influence des politiques éducatives fait progresser la prise en compte
des <<exclus de l'histoire>>. Même si la construction des identités masculines n'est encore
jamais étudiée en tant que telle, less manuels se font plus nombreux à inscrire dans
leur ligne éditoriale la luute contre les stéréotypes féminins. La dénaturalisation de la
différenciation entre les hommes et les femmes n'est pas encore totale, mais elle avance.
C'est dans une tension permanente entre le héritages de ces deux périodes que
les processus de genrification des acteurs historiques représentés dans les manuels
s'inscrivent.
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Suzat Eléna
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