Emile Kern Les commémorations de la réconciliation entre la France et la Russie (1812-2012) 2 2 Remerciements Voilà maintenant onze mois que je travaille sur ce projet de livre sur les commémorations des guerres entre la France et la Russie. C’est à la suite du colloque de Moscou, sur le bicentenaire de Borodino, que m’est venue l’idée d’écrire un ouvrage dont l’objectif est de croiser les guerres entre ces deux nations. C’est tout d’abord à Gérard Dédéyan, professeur émérite d’Histoire médiévale de l’Université Pau ValéryMontpellier III que j’adresse mes premiers remerciements car sans lui je n’aurais jamais fait partie de la délégation française invitée à rencontrer les professeurs et archivistes russes à l’université Lomonossov. Pourtant, si ce dernier m’a fait confiance, c’est parce que Christian Amalvi, un autre professeur de l’université de Montpellier, un homme pour lequel j’éprouve beaucoup d’admiration, m’avait lui-même recommandé à son tour auprès du professeur Dédéyan. 2 3 L’accueil à Moscou a été des plus agréables et cette chaleur russe nous la devons non seulement au peuple russe mais aussi au doyen et académicien, Sergueï Karpov pour que notre visite se passe le mieux possible. Je remercie donc le doyen et l’ensemble de la délégation russe qui nous a accueillis. Je voudrais remercier également les personnels des bibliothèques qui ont mis à ma disposition des documents qui ont enrichi mon travail. Trois lieux ont particulièrement compté pour me fournir de la matière. Je remercie donc les responsables de la bibliothèque Marmottan ainsi que les archivistes du château de Vincennes. Enfin, j’adresse toute ma reconnaissance et ma sympathie à Steffen Sammler, professeur à l’université de Leipzig, qui m’a reçu à l’Institut de recherche Georg Eckert, et m’a guidé dans mes recherches à l’institut. Ce travail sur la France et la Russie n’aurait pas pu se faire sans un certain nombre de traductions. Je remercie donc chaleureusement Iréna pour les vendredis après-midis que nous avons passés ensemble autour des revues et ouvrages que j’avais ramenés de Russie. Je remercie également Aniella, qui m’a servi de guide en Allemagne lorsque je suis allé à la bibliothèque de Brauschweig. Je remercie, encore et toujours, ma femme, Françoise, et mes enfants, Nicolas et Julien, pour leur soutien permanent en m’excusant pour tous les 42 moments passés loin d’eux dans les bibliothèques ou sur les lieux de mémoire napoléoniens ainsi que pour les longues journées enfermé dans mon bureau. Enfin, je remercie tout particulièrement Apollinarya, merveilleuse petite russe, qui nous a fait découvrir son beau pays. Sa joie de vivre et sa curiosité intellectuelle, son amour pour la Russie nous donne toujours envie de revenir dans la patrie de Pouchkine, de Lénine et de la Grande Catherine. 2 5 62 « La France et la Russie ont été jadis d’anciens adversaires mais n’ont jamais été des ennemis. » Le général de Torcy au tsar Nicolas II, discours pour le centenaire de Borodino, le 7 septembre 1912. 2 7 82 Préface de Gérard Dédéyan et Christian Amalvi Encouragé par les Services culturels de l’Ambassade de France à Moscou à participer à l’Année France-Russie 2012, les historiens de l’Université Paul Valéry – Montpellier III avaient coorganisé les 13, 14 et 15 septembre de la même année, conjointement avec la Faculté d’Histoire de l’Université Lomonossov de Moscou, fortement mobilisée par son doyen l’académicien Sergueï Karpov, un colloque intitulé « Regards croisés sur la bataille de la Moskova/Borodino », dans le cadre du bicentenaire de cette mémorable confrontation. Du côté français, nous avions pu bénéficier du concours de Burghart Schmidt, vice-président, de Dominique Biloghi, directeur de notre UFR de Sciences humaines et, hors de notre Université, de celui de JacquesOlivier Boudon, professeur à la Sorbonne, président de l’Institut Napoléon, de Jean-François Brun, doyen 2 9 de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, sans compter la participation – du moins par la lecture d’une lettre substantielle – du prince Charles Napoléon, qui avait été invité pour la commémoration/reconstitution officielle de la bataille quelques jours auparavant, en présence du président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, et de l’ancien président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing. Dans la capitale russe, les meilleurs spécialistes avaient été sollicités pour notre colloque franco-russe, entre autres, Vladimir Mironenko, directeur des Archives de la Fédération de Russie, Vladimir Tikhonov, vice-directeur, Vadim Roginsky, directeur de recherche à l’Académie des Sciences. Le colloque lui-même, honoré de la présence de l’ambassadeur de France, monsieur Jean de Gliniasty, avait été suivi d’une visite-pèlerinage au lieu même de la confrontation, le village de Borodino, ainsi qu’au musée d’Etat d’Histoire de Borodino, dont le directeur, Alexandre Gorbounov, nous fit revivre, en parcourant le champ de bataille, où éclatait la splendeur de na nature russe éclairée par un soleil de fin d’été, toutes les phases et toutes les incertitudes de la bataille. Trente-deux ans avant nous, l’ambassadeur de France Henri Froment-Meurice témoignait, à l’occasion de sa visite : « A l’exception de quelques bosquets que l’on a laissé pousser et qui barrent un 10 2 peu la vue à partir du PC de Napoléon, mais d’ailleurs que les Soviétiques ont l’intention de raser, le paysage n’a pas changé. L’église de Borodino est toujours là et le hameau de Semenovskoie, la redoute et les flèches, voici le petit ravin, derrière la redoute, d’où un jeune général russe, voyant celle-ci prise vers midi, rassemble toute les troupes qu’il peut trouver dans le coin et les relançant à l’assaut, remporte de nouveau la place, y meurt avant que les Français un peu plus tard ne la reprennent. Voici les prés où attendait la garde que Napoléon, malgré ses généraux, a refusé de faire donner ; voici ceux, au sud, d’où descendent les troupes de Davout et de Ney, surprenant les plans de Koutouzov qui attendait l’effort principal de Napoléon au nord, à Borodino. Voici le bois derrière lequel va glisser la cavalerie de Poniatovsky. Désormais, le paysage devient intelligible. La manœuvre de Napoléon, l’erreur de Koutouzov se lisent sur ces pentes et ces vallons (Journal de Moscou, Paris, 2011). Nous devions, le lendemain de cette journée de la mémoire, revivre une fois encore cet évènement, en visitant à Moscou l’impressionnant musée-panorama de Borodino, construit en 1960, mais abritant l’immense toile de 115 mètres de large sur 15 mètres de haut commandée par le tsar Nicolas II au peintre d’origine française, Franz Roubaud pour la commémoration du centenaire de Borodino, en 1912. Quant au colloque du bicentenaire – celui organisé 2 11 par les Universités de Montpellier et de Moscou – il a bénéficié de la participation d’un talentueux spécialiste des représentations ou commémorations des batailles de la Révolution et de l’Empire, Emile Kern, professeur agrégé d’histoire et de géographie, docteur en Histoire de l’Université Montpellier III, lauréat des bourses de la Fondation Napoléon 2009. Auteur d’un très intéressant ouvrage intitulé L’impossible commémoration de Napoléon, de Napoléon III à Nicolas Sarkozy, paru cher Edilivre en 2012, passionné par son sujet, se lançant dans la recherche avec la fougue d’un Murat chargeant l’adversaire à bride abattue, notre jeune collègue nous présente aujourd’hui son dernier livre, publié chez Edilivre également, Les commémorations de la réconciliation entre la France et la Russie (1812-2012). Gérard Dédéyan, Professeur émérite de l’Université Paul Valéry – Montpellier III Encore un nouveau livre sur Napoléon, vont probablement maugréer les grincheux, mais ils ont tort car ce n’est pas une énième biographie de l’empereur. Alors, un pesant pavé sur les relations diplomatiques houleuses entre la France et la Russie ? Pas davantage ! En effet, même si, dans la première partie, ce livre les évoque, ce n’est pas l’objet de recherche principal de son auteur, Emile Kern, un professeur d’histoire passionné par l’épopée 12 2 napoléonienne et qui sait faire partager sa ferveur à ses élèves et à ses lecteurs. Son véritable but ? Montrer de manière tout à la fois globale et vivante comment, après deux affrontement sanglants – ceux de la période 1805-1814 et ceux de la guerre de Crimée en 1854-1856, que l’on oublie trop souvent et qu’il rappelle opportunément – la France et la Russie ont réussi à surmonter leurs différends en construisant une mémoire partagée de ces conflits qui n’a rien de linéaire. Temps forts – l’alliance franco-russe entre 1890 et 1917 ; le combat mené ensemble contre le nazisme de 1941 à 1945 ; un dialogue mutuellement profitable aux intérêts des deux Etats, sous la Cinquième République, de Charles de Gaulle au milieu des années soixante à nos jours – et temps faibles – une virulente dénonciation des Soviets entre 1920 et 1940 ; un climat de guerre froide à l’époque de Staline, bloc contre bloc – se succèdent en effet de manière saccadée comme autant de vertigineuses montagnes russes. Cependant, Emile Kern, a su surmonter ces vicissitudes de l’histoire pour dresser, dans la longue durée, l’inventaire quasi archéologique des profondes empreintes d’une mémoire commune franco-russe laissées sur les champs de bataille de l’Europe centrale et de l’Est. Dans la seconde partie, l’auteur, même s’il ne néglige pas d’autres lieux et d’autres épisodes, privilégie à juste titre un site de mémoire militaire exceptionnel, celui de La Moskova, selon la 2 13 dénomination française, celui de Borodino, selon l’usage russe, saisi à travers l’ensemble des multiples commémorations franco-russes qui s’y déroulent en 1912 et en 2012 en hommage aux victimes du bras de fer sanglant entre les deux empereurs belliqueux Alexandre Ier et Napoléon Ier. Et comme Emile Kern a participé à celles de 2012, il est parfaitement à son aise pour décrire tout à la fois les féconds colloques universitaires qui se sont déroulés, cette année-là, en France et en Russie, et les reconstitutions collectives en uniformes d’époque qui se multiplient, depuis une vingtaine d’années, d’un bout à l’autre de l’Europe. De manière plus générale, l’originalité de ce livre ne réside pas seulement dans sa capacité à faire revivre les fêtes de mémoire franco-russes, mais dans son aptitude à proposer une réflexion de nature anthropologique sur ce que constituent les phénomènes mémoriels, leurs supports majeurs et leurs usages sociaux que l’on peut situer dans le prolongement direct des travaux de Pierre Nora. Sa troisième partie est en effet consacrée aux images de toute nature inspirées par les conflits et les commémorations appréhendées à travers un éventail matériel d’une très grande richesse : les tableaux d’histoire, notamment ceux de Gérard (Austerlitz), Gros (Eylau), Horace Vernet(Friedland) et du baron Lejeune (La Moskova), les nombreuses caricatures de presse qui, selon les circonstances politiques, identifient tour à tour le « Petit Caporal », en pleine tourmente de la retraite de Moscou, au 14 2 « Grand Charles » (malgré une différence de taille impressionnante), à François Mitterrand, puis à JeanPierre Raffarin (là, la ressemblance physique est troublante), les affiches de la publicité, qui vantent avec humour à un empereur frigorifié les appareils de chauffage les plus sophistiqués, les cases de la bande dessinée, les vignettes scolaires, qui valorisent, pour mieux stigmatiser les effets pernicieux du pouvoir personnel, l’ampleur du désastre militaire, sans oublier les images en mouvement du cinéma, notamment les adaptations plus ou moins académiques du chef d’œuvre de Léon Tolstoï, Guerre et Paix. De précieuses annexes relatives à la chronologie des conflits entre les deux pays et à la galerie des principaux acteurs de ce gigantesque théâtre aux armées enrichissent cet impressionnant panorama de la mémoire. De novembre 2012 à janvier 2013, l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts propose une superbe exposition sur les échanges culturels intenses entre la France et l’URSS au XXe siècle, sous le titre Intelligentsia : entre France et Russie, archives inédites du XXe siècle. Pour notre plus grand bonheur, le stimulant ouvrage d’Emile Kern complète parfaitement les orientations de l’exposition parisienne. Christian Amalvi, Université Paul Valéry – Montpellier-III 2 15 16 2 Introduction En septembre 2012, à Borodino, à 120 km au sud de Moscou, sur le site même de la bataille, l’ancien président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, dit à son homologue russe, le président Vladimir Poutine : « la France et la Russie ont été du même côté pendant les deux guerres mondiales »1. Le président russe répondit « On a passé plus de temps ensemble qu’à se faire la guerre »2. Bel exemple d’amitié franco-russe retrouvée au moment de la commémoration du bicentenaire de la Moskova, ou comme l’appellent les Russes, Borodino. Pour les deux chefs d’Etat, la bataille de Borodino et la campagne de 1812 dans son ensemble seraient donc une exception dans les relations entre la France et la Russie. Mais quelle est la portée de cet événement, 1 Propos recueillis par la chaîne de télévision publique russe Rossia 24 le 2 septembre 2012. 2 Idem. 2 17 que signifie-t-il ? Est-ce que les deux pays, aux intérêts divergents car situés aux deux extrémités du continent européen, ont rarement eu besoin de croiser le fer, de se faire la guerre. Surtout, est-ce que la période napoléonienne, qui a vu la France et la Russie passer du stade d’ennemis à celui d’alliés avant de redevenir des ennemis, est une parenthèse dans les relations franco-russes ou retrouve-t-on par la suite les deux grandes nations à nouveau opposées sur les champs de bataille ? Enfin et surtout, comment les mémoires en France mais aussi en Russie ont interprété les conflits qui ont opposé les deux nations durant les périodes napoléoniennes ? Commémorer est un mot polysémique. Il signifie rappeler quelque chose à la mémoire collective, il donne lieu à plusieurs interprétations : cela va des manifestations collectives, parfois tapageuses, folkloriques, superficielles jusqu’à la tenue de colloques universitaires, de recherches approfondies, de regards croisés… Commémorer peut servir à entériner des idées reçues, à adhérer à des valeurs nouvelles, à raviver un passé oublié, mais cela peut servir aussi des communautarismes, et cette fois fragmenter la nation ; on peut commémorer des événements heureux, des « grands hommes », ou souligner un événement tragique en affirmant « le plus jamais ça ». 18 2 Ici dans cet ouvrage nous allons nous interroger sur les commémorations des guerres entre la France et la Russie pendant les périodes napoléoniennes, Premier et Second Empires. Un paradoxe doit d’emblée être souligné : la Russie a déjà commencé à célébrer en grande pompe le bicentenaire de la campagne de Russie. Un calendrier chargé, un budget conséquent, et surtout une charge émotionnelle forte, les Russes parlent de « Guerre Patriotique », allant même jusqu’à « ressusciter » Staline. Commémoration et propagande ne sont jamais loin. Pour la France, le contexte est tout autre : hésitation, modestie, occultation, « Napoléon embarrasse »3, comme le titrait le quotidien Métro en 2005 pour le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz. On est loin du modèle consensuel russe. Que fêter et comment le fêter ? La tâche est aussi plus compliquée en France car la mémoire napoléonienne s’est émoussée, n’étant plus relayée par l’école. Aujourd’hui face à l’amnésie, comment donner un sens à ces festivités ? L’étude des relations franco-russes durant ces deux cents ans d’histoire doit être mise en perspective avec la période riche en événements pour les deux nations et pour le reste du monde. C’est en effet dans un contexte de grands changements politiques, 3 2 « Embarrassant Napoléon », Métro, 02/12/2005. 19 économiques, sociaux et culturels que la France et la Russie vont s’affronter, se rapprocher, s’allier, pour de nos jours vivre ensemble, parmi d’autres nations dans une nouvelle guerre, celle de la concurrence économique mondiale. Ces deux cents ans d’histoire sont également marquées par le sceau de nombreux acteurs qui ont profondément changé l’histoire des deux nations et même du monde. Parmi ces personnages, il faudra insister sur les deus ex machina que sont, Napoléon Bonaparte et Vladimir Ilitch Oulianov, le deuxième étant plus connu sous le nom de Lénine. S’agissant ensuite de la mémoire des guerres franco-russes, comment a-t-elle évolué ? Pourquoi la Bérézina continue d’être synonyme d’horrible défaite en France alors que c’est une victoire, la dernière de Napoléon en Russie, mais une victoire française incontestable, reconnue comme telle en Russie, mais pas en France ? Oui la Grande Armée qui traverse le Niémen, en décembre 1812, est en lambeau, pour certains c’est la Bérézina qui a donné le coup fatal alors qu’en réalité le désastre final attend les soldats de Napoléon à Vilnius. Combien de fois associe-t-on défaites sportives des équipes de France ou d’hommes et de femmes politiques lors des élections sans que les journalistes fassent référence à la Bérézina, la terrible défaite, « l’effroyable tragédie ». Pourtant, Napoléon montre une nouvelle fois tout son génie au moment de trouver une solution pour faire traverser la rivière 20 2