Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 Contingence vs dessein : gradualisme et complexité, les enjeux du débat Laurence Perbal, FNRS & ULB Introduction Cette année anniversaire des 150 ans de L’Origine des Espèces de Charles Darwin voit naître de nombreux colloques, numéros spéciaux de revues ou émissions de télévision sur le thème de la théorie darwinienne de l’évolution. Cet intérêt est notamment motivé par le fait qu’il y a eu ces dernières années un regain des attaques anti-darwiniennes et en particulier, créationnistes.1 Alors que la polémique semblait surtout localisée aux Etats-Unis, le phénomène est manifeste en Europe. Les attaques anti-évolutionnistes au niveau politique, et en particulier dans les ministères de l’éducation, se sont multipliées ces dernières années (Italie et Serbie en 2004, Pologne en 2006).2 La résolution du Conseil de l’Europe intitulée « Les dangers du créationnisme dans l’éducation » votée en octobre 2007 traduit l’inquiétude suscitée par ces tentatives d’écarter les théories évolutionnistes de l’enseignement officiel.3 La question du créationnisme en Europe ne peut effectivement pas être marginalisée. Ainsi, comprendre le genre de problème que pose la théorie darwinienne de l’évolution aux croyances créationnistes est dès lors un objectif premier. Cet article place le débat sur un terrain théorique. De fait, les théories créationnistes attaquent la pertinence de la théorie darwinienne de l’évolution et pas seulement ses engagements idéologiques ou philosophiques supposés. De plus, même s’il existe de nombreuses théories transformistes pré-darwiniennes qui ont ouvert la voie aux développements darwiniens, cet article s’intéresse principalement aux controverses théoriques qui se sont articulées autour des écrits de Charles Darwin car ils restent un point central dans l’histoire des théories de l’évolution. En effet, selon Jean Gayon, avant Darwin la question 1 Susanne C., 2004. L’enseignement de la biologie et de l’évolution (humaine) en péril ?, Antropo 8, 1-31. www.didac.ehu.es/antropo 2 Susanne C., 2004. 3 Conseil de l’Europe, 2007. Résolution 1580, Les dangers du créationnisme dans l’enseignement. http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta07/fres1580.htm#1 Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 était : « Les espèces se transforment-elles ? ». Après Darwin, elle était devenue : « Comment les espèces se transforment-elles ? ».4 Ces controverses sont, pour la plupart, motivées par des croyances religieuses et nous souhaitons montrer que les problèmes théoriques soulignés par ces courants de pensée anti-darwiniens de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle font écho aux critiques actuelles, qu’elles soient d’origine religieuse ou non. Les traditions anti-darwiniennes de la fin du 20ème siècle Il existe différents courants créationnistes5 mais nous nous intéressons seulement aux courants qui acceptent le schéma évolutionniste dans la mesure où l’ensemble des propositions non-évolutionnistes (créationnistes littéralistes et progressistes) résolvent le problème de manière immédiate en le niant. A l’inverse, les courants créationnistes qui acceptent le schéma évolutionnistes engagent des polémiques théoriques intéressantes sur les mécanismes de l’évolution darwinienne. Nous allons principalement nous intéresser à trois traditions : l’évolutionnisme théiste, le néolamarckisme et l’orthogenèse.6 Ces trois systèmes de pensée ont une même motivation métaphysique qui est la préservation de l’existence d’un plan divin créant et ordonnant le monde vivant. En effet, la théorie darwinienne de l’évolution des espèces fait une place importante au concept de hasard. Ce dernier est à l’origine des variations interindividuelles qui permettent elles-mêmes aux processus de sélection naturelle de se mettre en place. Le hasard souligne également la contingence de l’évolution et le caractère pour le moins improbable de l’apparition de l’humain sur terre.7 Cette non-nécessité est centrale dans les controverses que suscite la théorie darwinienne. L’évolutionnisme théiste en est un exemple caractéristique. Les adeptes de ce système de pensée considèrent que l’évolution biologique obéit à un plan divin dont le dessein est l’apparition de l’humain. La diversité et la complexité des organismes vivants sont les preuves de ce dessein. Cette doctrine trouve son origine au début du 19ème siècle dans la physicothéologie de William Paley, développée dans sa Théologie Naturelle de 1802. Elle est encore 4 Gayon Jean, Evolutionnisme dans Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, 1ère édition Quadrige/PUF, Paris, 2003. 5 Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. and Susanne C., 2006. L’évolutionnisme et le créationnisme dans l’enseignement à Bruxelles : enquête d’opinions, Anthropologica et Praehistorica, 117 : 163-180. 6 Bowler P.J., 1983. The Eclipse of Darwinism: Anti-Darwinian Evolution Theories in the Decades around 1900, Baltimore: John Hopkins Univ. Press. 7 Gould Stephen Jay, 1989. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History. New York: W. W. Norton. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 aujourd’hui particulièrement féconde puisque des études récentes ont montré qu’aux EtatsUnis, 35% des personnes sondées (Gallup, 2004) adhèrent aux thèses du dessein intelligent ou intelligent design (ID). Le Discovery Institute, créé en 1991, est un organisme entièrement consacré à la propagation des idées de l’ID et leurs moyens financiers, médiatiques et politiques sont à la mesure de leur motivation. En Europe également, les interprétations théistes de l’évolution ne sont pas rares8 et au début du mois de juillet 2005, un des plus influents cardinaux du Vatican proche de l’actuel pape Benoît XVI, Christoph Schönborn, a nié dans une tribune du New York Times toute compatibilité entre l’évolution, en tant que processus étroitement lié au hasard, et la foi catholique9. Il a souligné que la théorie de l’évolution n’est pas remise en question en tant que telle mais que l’Eglise Catholique défend la raison humaine en proclamant l’existence d’un « dessein » dans la nature. Il est clair que la contingence historique de l’évolution suscite toujours la controverse. Dans cette perspective théiste, la diversité et la complexité des morphologies et des adaptations présentes dans la nature est un témoignage indéniable de l’intervention de Dieu dans l’évolution des formes. La complexité observable des êtres vivants est telle qu’elle ne peut pas être le résultat d’une évolution graduelle par accumulation de mutations aléatoires discrètes tel que le propose le processus darwinien. Les théistes cherchent donc à démontrer l’impossibilité théorique d’une évolution darwinienne type hasard-sélection en utilisant l’argument d’une « complexité irréductible ». Le terme a été inventé et défini en 1996 par le professeur américain de biochimie Michael Behe. Un système d’une complexité irréductible est composé de plusieurs parties ajustées, interagissantes et nécessaires, qui contribuent chacune à la fonction du système. L’absence d’une seule de ces parties empêche son fonctionnement.10 L’interdépendance des éléments composants un système complexe est telle, qu’un système intermédiaire incomplet n’aurait pas été fonctionnel et n’aurait donc pas présenté les avantages adaptatifs qui ont permis sa sélection. Pour les créationnistes théistes modernes, il s’agit de démontrer « scientifiquement », c’est-à-dire surtout à coups de calculs statistiques, que l’explication probabiliste darwinienne n’est pas raisonnable. La complexité des systèmes est si irréductible qu’il est nécessaire de postuler l’existence d’une transcendance, d’un grand horloger, qui explique leur apparition. 8 Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. et Susanne C., 2006. Schönborn C. (07/07/2005), Finding design in nature, The New York Times, http://www.millerandlevine.com/km/evol/catholic/schonborn-NYTimes.html 10 Behe Michael, Darwin's Black Box: The Biochemical Challenge to Evolution, New York: Free Press, 1996. 9 Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 Avec Darwin, cette diversité et cette complexité témoignent de tout autre chose. En effet, l’adaptation est au premier plan de la construction théorique darwinienne, elle est le résultat direct du processus de sélection naturelle, tandis que la diversité morphologique en est un signe plus lointain. L’adaptation d’un groupe d’individus est la manifestation d’une rencontre réussie, mais contingente, entre une caractéristique individuelle nouvelle et des conditions environnementales données. L’évolution des formes est la conséquence de cette rencontre initiale imprévisible. L’orthogenèse et le néolamarckisme sont des courants théistes et ils contestent la contingence et non-nécessité darwinienne en renforçant l’un, l’argument morphologique et l’autre, l’argument adaptationniste. L’orthogenèse est une notion, introduite par William Haacke en 1893, qui traduit une tendance évolutive interne conduisant les lignées évolutives dans des directions divergentes et ce, indépendamment des conditions environnementales. L’orthogenèse tend donc à renforcer l’argumentation morphologique et à marginaliser l’adaptation en tant que phénomène secondaire : l’évolution biologique est « canalisée » majoritairement par des contraintes structurales plutôt que par des processus adaptatifs. Cette canalisation progressive permet de préserver l’existence d’un dessein intelligent conduisant à l’émergence de l’humain. Il est intéressant de noter que ce concept de canalisation est aujourd’hui au cœur de controverses théoriques, indépendantes de toute conception religieuse, sur les processus d’évolution.11 Nous y reviendrons. Le néolamarckisme est également un courant cherchant à préserver l’existence d’un plan divin dans la nature. Pour ce faire, il développe l’argumentation adaptationniste mais dans un sens différent de Darwin. Le néolamarckisme, terme introduit par Packard en 1885, réintroduit du finalisme dans les processus évolutifs puisque les individus sont capables de s’adapter à leur environnement sans nécessiter l’émergence préalable d’une variation individuelle. L’exemple de la girafe, dont le cou s’allonge au fil des générations grâce à l’effort fourni par chaque individu pour atteindre les feuilles les plus hautes des arbres, est caractéristique de ce finalisme de l’hérédité de caractères acquis. Peter Bowler a montré que de nombreux évolutionnistes anglo-saxons ont développé ces interprétations néolamarckiennes en réponse à la contingence de l’évolution darwinienne qui ne laisse aucune place au dessein de Dieu.12 Les interprétations finalistes de l’évolution évacuent totalement l’aléatoire et sont bien souvent plus abordables d’un point de vue cognitif que les 11 Waddington C.H., 1942. Canalisation of development and the inheritance of acquired characters. Nature, 150: 563-565. 12 Bowler P.J., op. cit. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 interprétations strictement darwiniennes. En effet, des études sur la compréhension des élèves vis-à-vis de l’évolution montrent que les interprétations finalistes sont très courantes.13 « Finalisme et créationnisme sont, en fait, le pile et le face d’une même pièce, ils considèrent le hasard comme un hôte indésirable. »14 L’homme ne peut pas être le fruit du hasard, s’il existe, c’est la volonté de Dieu.15 La théorie de l’évolution, théorie scientifique en construction Le début du XXe siècle se caractérise par l’explosion de la génétique qui confirme les thèses darwiniennes. Les variations au sein des populations, favorables ou non, sont effectivement issues de phénomènes aléatoires, les mutations et les recombinaisons génétiques. Au début des années 1940, naît la théorie synthétique de l’évolution. Ses propositions essentielles sont formulées et organisées en une génétique évolutive par le généticien américain Th. Dobzhansky, J. Huxley, écologiste anglais, le systématicien Ernst Mayr et le paléontologue américain G.G. Simpson. Cette synthèse théorique moderne est communément appelée néodarwinisme. La biologie évolutive n’est alors plus dominée par de grandes polémiques théoriques comme c’était le cas au début du siècle. Un consensus théorique interdisciplinaire est établi et les méthodologies efficaces définies par la génétique et la biologie moléculaire permettent aux chercheurs de développer des approches plus empiriques que spéculatives des problèmes. La théorie darwinienne de l’évolution est donc basée sur le modèle de hasard-sélection et c’est un processus évolutif gradualiste et contingent qui est revendiqué. Malgré tout, dans les années 1970, des courants critiques de certains aspects de la théorie de l’évolution néodarwinienne ont commencé à se mettre en place. En effet, une des questions qui divisent les biologistes évolutionnistes concerne le rythme de l’évolution. Les paléontologues soulignent depuis longtemps l’absence de formes de transition, entre espèces très différentes, dans les archives fossiles. Cette absence de formes transitionnelles est également un argument utilisé par les créationnistes dans une perspective anti-évolutionniste. Pour les paléontologues, l’évolution n’est pas remise en question mais c’est la différenciation 13 Bishop B.A. et Anderson C.W., 1990. Student conceptions of natural selection and its role in evolution, Journal of Research in Science Teaching, 27 (5) : 415-427; Cooper R.A., 2001. The goal of evolution instruction: belief or literacy?, Reports on the National Center for Science Education, 21 (1-2) : 14-18.; Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. & Susanne C., 2006. 14 Bronner Gerald, 2006. Avons-nous jamais été darwiniens?, Le Nouvel Observateur hors-série : 70-73. 15 Schönborn C. (07/07/2005), The New York Times. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 graduelle des espèces défendue par Darwin (que ces formes de transition permettraient de confirmer) qui est interrogée. En conséquence de quoi, deux paléontologues américains, Stephen Jay Gould et Niles Eldredge, ont établi une nouvelle théorie, la théorie des équilibres ponctués. Précisons-le d’emblée, Stephen Jay Gould et Niles Eldredge sont darwiniens et ils ne manquaient pas une occasion de rendre hommage au grand naturaliste qu’était Charles Darwin. Stephen Jay Gould particulièrement s’est opposé à toute perception finaliste de l’évolution et a illustré, avec talent, la contingence de l’histoire biologique du vivant qui fait que l’espèce humaine aurait très bien pu ne jamais exister. Néanmoins, il a continué à donner une place fondamentale à la réflexion spéculative et à la polémique. Pas dans une intention anti-darwinienne mais bien pour affiner la théorie développée par Charles Darwin. Dans l’article « Punctuated equilibrium : an alternative to phyletic gradualism », ils remettent donc en question deux aspects fondamentaux : le moteur de la sélection et le rythme de l’évolution. Ces aspects concernent le sélectionnisme et le gradualisme qui caractérisent le processus évolutif dans le cadre du paradigme néodarwinien. De même que certaines attaques créationnistes, Niles Eldredge et Stephen Jay Gould soulignent que le pur sélectionnisme de l’approche adaptationniste néodarwinienne ne suffit pas à expliquer la diversité phylétique. Les processus microévolutifs ne peuvent suffire à rendre compte de l’histoire de la diversité taxinomique et morphologique actuelle. Les extinctions de masses, les phénomènes de dérive génique16 sont des processus qui ont joué un rôle fondamental dans l’histoire de la vie. La sélection naturelle reste le mécanisme principal de l’évolution adaptative mais pas celui de la spéciation, ni de la macroévolution, c’est-à-dire de l’évolution des espèces et des groupes taxinomiques supérieurs à l’espèce. La plupart des espèces naissent isolées de leur population mère par des barrières géographiques ou des accidents génétiques de type mutations. La petite population diverge rapidement de la population mère à cause de l’action commune de la sélection et de la dérive génique. Remettre en question la toute puissance de la sélection engendre une nouvelle vision de l’arbre évolutif. Les branches ne traduisent plus une évolution gradualiste mais saltationniste, c’est-à-dire avec des changements soudains provoquant des spéciations rapides. Il y a donc des périodes d’équilibre, de stabilité, ponctuées par des processus de spéciation. 16 La dérive génique peut se définir comme un changement de fréquence relative du pool génique d’une population dû à des événements survenant au hasard. Les allèles qui constituent le pool génique constituent un échantillon aléatoire du pool génique de la génération parentale, les fréquences alléliques peuvent par hasard être différentes de celles de la génération précédente. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 La dérive des continents et les extinctions massives ont sans doute eu, selon Niles Eldredge et Stephen Jay Gould, autant d’effets sur la diversité biologique que l’évolution graduelle due à la sélection naturelle. Ainsi, certains néodarwiniens moins orthodoxes que d’autres, se disent en faveur d’une théorie de type hiérarchique. Une théorie qui reconnaît la primauté de certains mécanismes à divers échelons de l’évolution et à différents niveaux de l’organisation du vivant. La théorie des équilibres ponctués est une théorie pluraliste qui conteste à la fois l’omnipotence sélectionniste mais également l’idée que la sélection n’agit qu’à un niveau unique d’organisation du vivant (l’organisme ou le gène). Les systèmes vivants sont complexes et composés de différents niveaux hiérarchiques d’organisation. Stephen Jay Gould et Niles Eldredge développent un modèle hiérarchique de sélection qui agit au niveau des gènes, des groupes de cellules, des individus, des populations ou mêmes des espèces et pas forcément dans des directions identiques. Dès lors, l’évolution n’est plus le simple résultat de l’action de la sélection naturelle à un niveau unique mais le résultat, en partie, d’une négociation entre l’action de la sélection naturelle à différents niveaux hiérarchiques du vivant. Chaque degré hiérarchique a ses propres structures, ses avantages et propres potentialités. L’évolution doit être considérée comme une balance entre ces différentes potentialités.17 Cette perspective souligne donc également la complexité développementale et hiérarchique de l’organisation des systèmes vivants dont il faut absolument tenir compte pour développer un modèle théorique d’évolution. Effectivement, des recherches récentes en génétique du développement tendent à montrer l’importance des contraintes structurales liées au développement. Denis Duboule est chercheur génétique du développement à l’Université de Genève et il propose un modèle du processus évolutif qui tient compte de ces perspectives développementales. Il étudie la régularité des gènes Hox et de leurs patterns d’expression dans la mise en place des structures antéropostérieures de l’organisme.18 Il souligne que la diversité des formes naturelles n’est pas seulement due à l’action de la sélection naturelle mais également aux unités fondamentales du niveau moléculaire. Denis Duboule considère que l’accroissement évolutif de la complexité développementale est lié à un accroissement des fonctions biologiques par gène. La connectivité fonctionnelle des gènes peut contraindre le système de façon interne en sorte que seuls certains changements phénotypiques sont possibles. Ainsi, le concept de 17 Gould Stephen Jay, The Structure of Evolutionary Theory. London: The Belknap Press of Harvard University Press, 2002, p.49. 18 Duboule Denis, Wilkins Adam S., 1998. The evolution of Bricolage. Trends in Genetic, 14: 54-59. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 canalisation, proposé par Conrad Waddington dans les années 194019, souligne le fait qu’il existe des voies préférentielles au cours du développement. La plupart des petites perturbations ne modifient pas la direction empruntée par les voies développementales et n’influencent donc pas leurs résultats phénotypiques. Selon Denis Duboule, la canalisation du développement est donc une conséquence développementale des mécanismes évolutifs. Ainsi, l’idée d’une stricte évolution gradualiste par accumulation de petites variations discrètes est contestée. Denis Duboule propose une approche transitionniste de l’évolution. L’évolution n’est ni gradualiste ni saltationniste, elle évolue d’une extrême à l’autre. L’évolution gradualiste est pertinente quand il est question des organismes vivants simples, comme les unicellulaires, car le champ des variations possibles y est potentiellement infini comme le suppose le gradualisme. Mais le développement des organismes plus complexes implique une complexification du développement, de l’organisation hiérarchique et donc l’apparition de contraintes structurales à chaque niveau d’organisation. Ces contraintes renvoient elles-mêmes à des canalisations moléculaires et donc, seules certaines des variations possibles seront la cible de la sélection naturelle. Ainsi, les canalisations moléculaires réduisent le champ des possibles alors que dans le cadre d’une évolution néodarwinienne gradualiste, le champ des variations possibles est théoriquement infini et la sélection agit sur cette variation. Ce type d’évolution gradualiste correspond bien à la métaphore de l’ingénieur qui a des possibilités de création presque illimitées. Denis Duboule adhère plutôt à une perception bricoleuse de l’évolution comme celle défendue par François Jacob dès 1970.20 Ce dernier explique que la nature fonctionne par intégration de systèmes de plus en plus complexes. Les objets ont donc une organisation hiérarchique et ces intégrations successives s’accompagnent de l’apparition de nouvelles propriétés et de nouvelles contraintes à chaque niveau. Ces propriétés sont dites émergentes. La complexification des organismes s’accompagne d’une augmentation des contraintes développementales liée à une intégration toujours plus importante des systèmes moléculaires. Le nombre de fonctions par gène tend à augmenter et par voie de conséquence, l’enchevêtrement des réseaux moléculaires fonctionnels également. Ainsi, il existe une certaine cohérence théorique entre les théories théistes, la théorie des équilibres ponctués et le transitionnisme. D’une part, la primauté du gradualisme évolutif 19 20 Waddington C.H., 1942. Jacob François, 1977. Evolution and Tinkering. Science, 196, 4295: 1161-1166. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 est contestée. D’autre part, ils soulignent l’importance des contraintes structurales liées au développement. Le parallèle théorique s’arrête néanmoins là car leurs motivations sont bien différentes et l’argument de complexité développementale n’est pas mobilisé de la même façon par les théistes et les évolutionnistes. Nous l’avons vu, dans le cadre d’une argumentation théiste, la complexité devient « irréductible » et elle est censée témoigner de la nécessité de postuler l’intervention d’un Dieu ingénieur. Dès lors, les explications évolutionnistes et darwiniennes du vivant ne permettent pas de comprendre la complexité des systèmes vivants. Et de fait, une évolution strictement gradualiste s’y accommode assez mal. Par contre, une évolution qui reconnaît l’importance du phénomène de canalisation et du développement des systèmes permet de résoudre cette difficulté. De plus, l’argument de complexité irréductible perd alors de sa pertinence puisqu’en raison de la complexité et des contraintes développementales, le processus évolutif ne peut justement pas être comparé à l’action d’un ingénieur. D’une part, l’évolution ne travaille pas à partir d’un plan et d’autre part, l’évolution fait du nouveau avec de l’ancien ce qui n’est pas le cas de l’ingénieur qui ne fait pas de récupération a priori. Ainsi, l’étude moléculaire de la complexité du vivant révèle bien plutôt la nature bricoleuse de l’évolution. Le vivant, sous toutes ses formes, n’est en rien le résultat d’un acte intentionnel, ce qui réfute les interprétations théistes. La question du dessein intelligent et du Dieu ingénieur est débattue au sein même du Vatican. Dans une émission de la chaîne ABC News en novembre 2005, le père George Coyne, ancien directeur de la Specola Vaticane, l’observatoire astronomique du Vatican, déplorait les propos du Cardinal Schönborn que nous avons rapportés précédemment. Pour lui, c’est rabaisser Dieu que de le comparer à un ingénieur et de plus, la théorie du dessein intelligent n’est en rien une théorie scientifique, même si elle prétend en être une21. Evolution, matérialisme et religions Cette longue discussion sur l’état théorique actuel de l’évolutionnisme nous semble importante pour plusieurs raisons. 21 Euvé François, L’Hérésie du Dieu Programmeur, Le Nouvel Observateur hors-série, décembre 2005/janvier 2006, p.48-51. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 Premièrement, elle nous rappelle que nous ne sommes pas dans le domaine du credo. La théorie de l’évolution est une théorie scientifique et en tant que telle, elle est confrontées aux faits et sujette aux interrogations et aux remaniements. Elle est falsifiable.22 Il est inutile d’opposer science et croyance car les théories théistes ne sont dans le domaine de la science. Elles ne peuvent pas répondre au principe de falsifiabilité puisque les postulats métaphysiques ne peuvent être réfutés par une confrontation aux faits du monde physique. C’est l’idéal méthodologiquement matérialiste de la science. Certes, les processus de construction des théories scientifiques sont complexes et les chercheurs ne portent pas toujours un regard absolument objectif sur les faits. L’histoire des sciences montre qu’ils peuvent s’entêter dans des voies théoriques aporétiques. Mais ils conservent toujours cet ancrage dans le monde matériel qui conduira inévitablement à la construction d’un nouvel ensemble théorique. Ainsi, le fait que des aspects théoriques précis de la théorie darwinienne de l’évolution soient discutés n’est pas une faiblesse, c’est au contraire le propre de toute théorie scientifique. C’est la preuve de la pensée n’est pas paralysée et que le champ des questions reste ouvert. Les théories théistes donnent l’illusion d’un ancrage matérialiste mais leurs postulats métaphysiques les amènent au-delà de toute théorie scientifique. C’est une question de foi. Conclusions Les adeptes du dessein intelligent contestent la possibilité d’une évolution obéissant au modèle de hasard-sélection. La complexité des organismes est telle qu’elle ne peut qu’être le fruit d’un plan divin. Il n’est pourtant pas nécessaire de postuler un dessein intelligent. Denis Duboule, pour ne citer que lui, tend à rendre compte de cette complexité au moyen de méthodologies scientifiques nécessairement matérialistes. Finalement, les idées anti-darwiniennes sont à peu de choses près les mêmes qu’à la fin du 19ème siècle mais elles ont pris une tournure plus politique, aux Etats-Unis mais également en Europe. Cette dimension politique n’est pas négligeable et s’attaque principalement à l’enseignement de l’évolution, ce qui est inacceptable. Ne nous y trompons pas, il n’est pas simplement question d’évolution dans cette problématique. Il s’agit surtout de refuser la limitation de notre liberté de pensée par des barrières dogmatiques. La foi créationniste est un choix personnel et respectable en soi mais il ne peut pas être imposé à autrui, et a fortiori par l’utilisation absurde d’arguments prétendument « rationnels ». La 22 Popper Karl, 1959. The Logic of Scientific Discovery, New York: Basic Books. Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 liberté de curiosité et d’émerveillement de la science doit être défendue sans relâche. Elle est de bien des façons la garantie que notre esprit est capable de renverser toutes les barrières, aussi dogmatiques soient-elles. Références bibliographiques Behe Michael, Darwin's Black Box: The Biochemical Challenge to Evolution, New York: Free Press, 1996. Bishop B.A. et Anderson C.W., 1990. Student conceptions of natural selection and its role in evolution, Journal of Research in Science Teaching, 27 (5) : 415-427 Bowler P.J., 1983. The Eclipse of Darwinism: Anti-Darwinian Evolution Theories in the Decades around 1900, Baltimore: John Hopkins Univ. Press. Bronner Gerald, 2006. Avons-nous jamais été darwiniens?, Le Nouvel Observateur hors-série : 70-73. Conseil de l’Europe, 2007. Résolution 1580, Les dangers du créationnisme dans l’enseignement. http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta07/fres1580.htm#1 Cooper R.A., 2001. The goal of evolution instruction: belief or literacy?, Reports on the National Center for Science Education, 21 (1-2) : 14-18 Duboule Denis, Wilkins Adam S., 1998. The evolution of Bricolage. Trends in Genetic, 14: 54-59. Euvé François, L’Hérésie du Dieu Programmeur, Le Nouvel Observateur hors-série, décembre 2005/janvier 2006, p.48-51. Gayon Jean, Evolutionnisme dans Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, 1ère édition Quadrige/PUF, Paris, 2003. Gould Stephen Jay, 1989. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History. New York: W. W. Norton. Gould Stephen Jay, 2002. The Structure of Evolutionary Theory. London: The Belknap Press of Harvard University Press. Jacob François, 1977. Evolution and Tinkering. Science, 196, 4295: 1161-1166. Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. et Susanne C., 2006. L’évolutionnisme et le créationnisme dans l’enseignement à Bruxelles : enquête d’opinions, Anthropologica et Praehistorica, 117 : 163-180. Popper Karl, 1959. The Logic of Scientific Discovery, New York: Basic Books. Schönborn C. (07/07/2005), Finding design in nature, The New York Times, Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90 http://www.millerandlevine.com/km/evol/catholic/schonborn-NYTimes.htmlSusanne C., 2004. L’enseignement de la biologie et de l’évolution (humaine) en péril ?, Antropo 8, 1-31. www.didac.ehu.es/antropo Waddington C.H., 1942. Canalisation of development and the inheritance of acquired characters. Nature, 150: 563-565.