Perbal, Contingence vs dessein, Ed. Espaces de le liberté 2010

Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du
débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et
créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90
Contingence vs dessein : gradualisme et complexité,
les enjeux du débat
Laurence Perbal, FNRS & ULB
Introduction
Cette année anniversaire des 150 ans de L’Origine des Espèces de Charles Darwin voit
naître de nombreux colloques, numéros spéciaux de revues ou émissions de télévision sur le
thème de la théorie darwinienne de l’évolution. Cet intérêt est notamment motivé par le fait
qu’il y a eu ces dernières années un regain des attaques anti-darwiniennes et en particulier,
créationnistes.
1
Alors que la polémique semblait surtout localisée aux Etats-Unis, le
phénomène est manifeste en Europe. Les attaques anti-évolutionnistes au niveau politique, et
en particulier dans les ministères de l’éducation, se sont multipliées ces dernières années
(Italie et Serbie en 2004, Pologne en 2006).
2
La résolution du Conseil de l’Europe intitulée
« Les dangers du créationnisme dans l’éducation » votée en octobre 2007 traduit l’inquiétude
suscitée par ces tentatives d’écarter les théories évolutionnistes de l’enseignement officiel.
3
La
question du créationnisme en Europe ne peut effectivement pas être marginalisée. Ainsi,
comprendre le genre de problème que pose la théorie darwinienne de l’évolution aux
croyances créationnistes est dès lors un objectif premier.
Cet article place le débat sur un terrain théorique. De fait, les théories créationnistes
attaquent la pertinence de la théorie darwinienne de l’évolution et pas seulement ses
engagements idéologiques ou philosophiques supposés. De plus, même s’il existe de
nombreuses théories transformistes pré-darwiniennes qui ont ouvert la voie aux
développements darwiniens, cet article s’intéresse principalement aux controverses théoriques
qui se sont articulées autour des écrits de Charles Darwin car ils restent un point central dans
l’histoire des théories de l’évolution. En effet, selon Jean Gayon, avant Darwin la question
1
Susanne C., 2004. L’enseignement de la biologie et de l’évolution (humaine) en péril ?, Antropo 8, 1-31.
www.didac.ehu.es/antropo
2
Susanne C., 2004.
3
Conseil de l’Europe, 2007. Résolution 1580, Les dangers du créationnisme dans l’enseignement.
http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta07/fres1580.htm#1
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débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et
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était : « Les espèces se transforment-elles ? ». Après Darwin, elle était devenue : « Comment
les espèces se transforment-elles ? ».
4
Ces controverses sont, pour la plupart, motivées par des
croyances religieuses et nous souhaitons montrer que les problèmes théoriques soulignés par
ces courants de pensée anti-darwiniens de la fin du 19
ème
siècle et du début du 20
ème
siècle
font écho aux critiques actuelles, qu’elles soient d’origine religieuse ou non.
Les traditions anti-darwiniennes de la fin du 20
ème
siècle
Il existe différents courants créationnistes
5
mais nous nous intéressons seulement aux
courants qui acceptent le schéma évolutionniste dans la mesure où l’ensemble des
propositions non-évolutionnistes (créationnistes littéralistes et progressistes) résolvent le
problème de manière immédiate en le niant. A l’inverse, les courants créationnistes qui
acceptent le schéma évolutionnistes engagent des polémiques théoriques intéressantes sur les
mécanismes de l’évolution darwinienne.
Nous allons principalement nous intéresser à trois traditions : lévolutionnisme théiste,
le néolamarckisme et l’orthogenèse.
6
Ces trois systèmes de pensée ont une me motivation
métaphysique qui est la préservation de l’existence d’un plan divin créant et ordonnant le
monde vivant. En effet, la théorie darwinienne de l’évolution des espèces fait une place
importante au concept de hasard. Ce dernier est à l’origine des variations interindividuelles
qui permettent elles-mêmes aux processus de sélection naturelle de se mettre en place. Le
hasard souligne également la contingence de l’évolution et le caractère pour le moins
improbable de l’apparition de l’humain sur terre.
7
Cette non-nécessité est centrale dans les
controverses que suscite la théorie darwinienne.
L’évolutionnisme théiste en est un exemple caractéristique. Les adeptes de ce système
de pensée considèrent que l’évolution biologique obéit à un plan divin dont le dessein est
l’apparition de l’humain. La diversité et la complexité des organismes vivants sont les preuves
de ce dessein. Cette doctrine trouve son origine au début du 19
ème
siècle dans la physico-
théologie de William Paley, développée dans sa Théologie Naturelle de 1802. Elle est encore
4
Gayon Jean, Evolutionnisme dans Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, 1
ère
édition
Quadrige/PUF, Paris, 2003.
5
Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. and Susanne C., 2006. L’évolutionnisme et le créationnisme
dans
l’enseignement à Bruxelles : enquête d’opinions, Anthropologica et Praehistorica, 117 : 163-180.
6
Bowler P.J., 1983. The Eclipse of Darwinism: Anti-Darwinian Evolution Theories in the Decades around 1900, Baltimore:
John Hopkins Univ. Press.
7
Gould Stephen Jay, 1989. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History. New York: W. W. Norton.
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aujourd’hui particulièrement féconde puisque des études récentes ont montré qu’aux Etats-
Unis, 35% des personnes sondées (Gallup, 2004) adhèrent aux thèses du dessein intelligent ou
intelligent design (ID). Le Discovery Institute, créé en 1991, est un organisme entièrement
consacré à la propagation des idées de l’ID et leurs moyens financiers, médiatiques et
politiques sont à la mesure de leur motivation. En Europe également, les interprétations
théistes de l’évolution ne sont pas rares
8
et au début du mois de juillet 2005, un des plus
influents cardinaux du Vatican proche de l’actuel pape Benoît XVI, Christoph Schönborn, a
nié dans une tribune du New York Times toute compatibilientre l’évolution, en tant que
processus étroitement lié au hasard, et la foi catholique
9
. Il a souligné que la théorie de
l’évolution n’est pas remise en question en tant que telle mais que l’Eglise Catholique fend
la raison humaine en proclamant l’existence d’un « dessein » dans la nature. Il est clair que la
contingence historique de l’évolution suscite toujours la controverse.
Dans cette perspective théiste, la diversité et la complexité des morphologies et des
adaptations présentes dans la nature est un témoignage indéniable de l’intervention de Dieu
dans l’évolution des formes. La complexité observable des êtres vivants est telle qu’elle ne
peut pas être le résultat d’une évolution graduelle par accumulation de mutations aléatoires
discrètes tel que le propose le processus darwinien. Les théistes cherchent donc à démontrer
l’impossibilité théorique d’une évolution darwinienne type hasard-sélection en utilisant
l’argument d’une « complexiirréductible ». Le terme a été inventé et défini en 1996 par le
professeur américain de biochimie Michael Behe. Un système d’une complexité irréductible
est composé de plusieurs parties ajustées, interagissantes et nécessaires, qui contribuent
chacune à la fonction du système. L’absence d’une seule de ces parties empêche son
fonctionnement.
10
L’interdépendance des éléments composants un système complexe est telle,
qu’un système intermédiaire incomplet n’aurait pas été fonctionnel et n’aurait donc pas
présenté les avantages adaptatifs qui ont permis sa sélection. Pour les créationnistes théistes
modernes, il s’agit de démontrer « scientifiquement », c’est-à-dire surtout à coups de calculs
statistiques, que l’explication probabiliste darwinienne n’est pas raisonnable. La complexité
des systèmes est si irréductible qu’il est nécessaire de postuler l’existence d’une
transcendance, d’un grand horloger, qui explique leur apparition.
8
Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. et Susanne C., 2006.
9
Schönborn C. (07/07/2005), Finding design in nature, The New York Times,
http://www.millerandlevine.com/km/evol/catholic/schonborn-NYTimes.html
10
Behe Michael, Darwin's Black Box: The Biochemical Challenge to Evolution, New York: Free Press, 1996.
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Avec Darwin, cette diversité et cette complexité témoignent de tout autre chose. En
effet, l’adaptation est au premier plan de la construction théorique darwinienne, elle est le
résultat direct du processus de sélection naturelle, tandis que la diversité morphologique en est
un signe plus lointain. L’adaptation d’un groupe d’individus est la manifestation d’une
rencontre réussie, mais contingente, entre une caractéristique individuelle nouvelle et des
conditions environnementales données. L’évolution des formes est la conséquence de cette
rencontre initiale imprévisible.
L’orthogenèse et le néolamarckisme sont des courants théistes et ils contestent la
contingence et non-nécessité darwinienne en renforçant l’un, l’argument morphologique et
l’autre, l’argument adaptationniste. L’orthogenèse est une notion, introduite par William
Haacke en 1893, qui traduit une tendance évolutive interne conduisant les lignées évolutives
dans des directions divergentes et ce, indépendamment des conditions environnementales.
L’orthogenèse tend donc à renforcer l’argumentation morphologique et à marginaliser
l’adaptation en tant que phénomène secondaire : l’évolution biologique est « canalisée »
majoritairement par des contraintes structurales plutôt que par des processus adaptatifs. Cette
canalisation progressive permet de préserver l’existence d’un dessein intelligent conduisant à
l’émergence de l’humain. Il est intéressant de noter que ce concept de canalisation est
aujourd’hui au cœur de controverses théoriques, indépendantes de toute conception religieuse,
sur les processus d’évolution.
11
Nous y reviendrons.
Le néolamarckisme est également un courant cherchant à préserver l’existence d’un
plan divin dans la nature. Pour ce faire, il développe l’argumentation adaptationniste mais
dans un sens différent de Darwin. Le néolamarckisme, terme introduit par Packard en 1885,
réintroduit du finalisme dans les processus évolutifs puisque les individus sont capables de
s’adapter à leur environnement sans nécessiter l’émergence préalable d’une variation
individuelle. L’exemple de la girafe, dont le cou s’allonge au fil des nérations grâce à
l’effort fourni par chaque individu pour atteindre les feuilles les plus hautes des arbres, est
caractéristique de ce finalisme de l’hérédité de caractères acquis. Peter Bowler a montré que
de nombreux évolutionnistes anglo-saxons ont développé ces interprétations
néolamarckiennes en réponse à la contingence de l’évolution darwinienne qui ne laisse
aucune place au dessein de Dieu.
12
Les interprétations finalistes de l’évolution évacuent
totalement l’aléatoire et sont bien souvent plus abordables d’un point de vue cognitif que les
11
Waddington C.H., 1942. Canalisation of development and the inheritance of acquired characters. Nature, 150:
563-565.
12
Bowler P.J., op. cit.
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débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et
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interprétations strictement darwiniennes. En effet, des études sur la compréhension des élèves
vis-à-vis de l’évolution montrent que les interprétations finalistes sont très courantes.
13
« Finalisme et créationnisme sont, en fait, le pile et le face d’une même pièce, ils considèrent
le hasard comme un hôte indésirable. »
14
L’homme ne peut pas être le fruit du hasard, s’il
existe, c’est la volonté de Dieu.
15
La théorie de l’évolution, théorie scientifique en construction
Le début du XXe siècle se caractérise par l’explosion de la nétique qui confirme les
thèses darwiniennes. Les variations au sein des populations, favorables ou non, sont
effectivement issues de phénomènes aléatoires, les mutations et les recombinaisons
génétiques. Au début des années 1940, naît la théorie synthétique de l’évolution. Ses
propositions essentielles sont formulées et organisées en une génétique évolutive par le
généticien américain Th. Dobzhansky, J. Huxley, écologiste anglais, le systématicien Ernst
Mayr et le paléontologue américain G.G. Simpson. Cette synthèse théorique moderne est
communément appelée néodarwinisme.
La biologie évolutive n’est alors plus dominée par de grandes polémiques théoriques
comme c’était le cas au début du siècle. Un consensus théorique interdisciplinaire est établi et
les méthodologies efficaces définies par la génétique et la biologie moléculaire permettent aux
chercheurs de développer des approches plus empiriques que spéculatives des problèmes. La
théorie darwinienne de l’évolution est donc basée sur le modèle de hasard-sélection et c’est un
processus évolutif gradualiste et contingent qui est revendiqué.
Malgré tout, dans les années 1970, des courants critiques de certains aspects de la
théorie de l’évolution odarwinienne ont commencé à se mettre en place. En effet, une des
questions qui divisent les biologistes évolutionnistes concerne le rythme de l’évolution. Les
paléontologues soulignent depuis longtemps l’absence de formes de transition, entre espèces
très différentes, dans les archives fossiles. Cette absence de formes transitionnelles est
également un argument utilisé par les créationnistes dans une perspective anti-évolutionniste.
Pour les paléontologues, l’évolution n’est pas remise en question mais c’est la différenciation
13
Bishop B.A. et Anderson C.W., 1990. Student conceptions of natural selection and its role in evolution,
Journal of Research in Science Teaching, 27 (5) : 415-427; Cooper R.A., 2001. The goal of evolution
instruction: belief or literacy?, Reports on the National Center for Science Education, 21 (1-2) : 14-18.; Perbal
L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. & Susanne C., 2006.
14
Bronner Gerald, 2006. Avons-nous jamais été darwiniens?, Le Nouvel Observateur hors-série : 70-73.
15
Schönborn C. (07/07/2005), The New York Times.
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