Perbal, Contingence vs dessein, Ed. Espaces de le liberté 2010

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Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du
débat » dans P. Danblon, G. Sand, Ch. Susanne et J. Lemaire (eds) Evolution et
créationnismes Ed. Espaces de Liberté, 79-90
Contingence vs dessein : gradualisme et complexité,
les enjeux du débat
Laurence Perbal, FNRS & ULB
Introduction
Cette année anniversaire des 150 ans de L’Origine des Espèces de Charles Darwin voit
naître de nombreux colloques, numéros spéciaux de revues ou émissions de télévision sur le
thème de la théorie darwinienne de l’évolution. Cet intérêt est notamment motivé par le fait
qu’il y a eu ces dernières années un regain des attaques anti-darwiniennes et en particulier,
créationnistes.1 Alors que la polémique semblait surtout localisée aux Etats-Unis, le
phénomène est manifeste en Europe. Les attaques anti-évolutionnistes au niveau politique, et
en particulier dans les ministères de l’éducation, se sont multipliées ces dernières années
(Italie et Serbie en 2004, Pologne en 2006).2 La résolution du Conseil de l’Europe intitulée
« Les dangers du créationnisme dans l’éducation » votée en octobre 2007 traduit l’inquiétude
suscitée par ces tentatives d’écarter les théories évolutionnistes de l’enseignement officiel.3 La
question du créationnisme en Europe ne peut effectivement pas être marginalisée. Ainsi,
comprendre le genre de problème que pose la théorie darwinienne de l’évolution aux
croyances créationnistes est dès lors un objectif premier.
Cet article place le débat sur un terrain théorique. De fait, les théories créationnistes
attaquent la pertinence de la théorie darwinienne de l’évolution et pas seulement ses
engagements idéologiques ou philosophiques supposés. De plus, même s’il existe de
nombreuses théories transformistes pré-darwiniennes qui ont ouvert la voie aux
développements darwiniens, cet article s’intéresse principalement aux controverses théoriques
qui se sont articulées autour des écrits de Charles Darwin car ils restent un point central dans
l’histoire des théories de l’évolution. En effet, selon Jean Gayon, avant Darwin la question
1
Susanne C., 2004. L’enseignement de la biologie et de l’évolution (humaine) en péril ?, Antropo 8, 1-31.
www.didac.ehu.es/antropo
2
Susanne C., 2004.
3
Conseil de l’Europe, 2007. Résolution 1580, Les dangers du créationnisme dans l’enseignement.
http://assembly.coe.int/mainf.asp?Link=/documents/adoptedtext/ta07/fres1580.htm#1
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était : « Les espèces se transforment-elles ? ». Après Darwin, elle était devenue : « Comment
les espèces se transforment-elles ? ».4 Ces controverses sont, pour la plupart, motivées par des
croyances religieuses et nous souhaitons montrer que les problèmes théoriques soulignés par
ces courants de pensée anti-darwiniens de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle
font écho aux critiques actuelles, qu’elles soient d’origine religieuse ou non.
Les traditions anti-darwiniennes de la fin du 20ème siècle
Il existe différents courants créationnistes5 mais nous nous intéressons seulement aux
courants qui acceptent le schéma évolutionniste dans la mesure où l’ensemble des
propositions non-évolutionnistes (créationnistes littéralistes et progressistes) résolvent le
problème de manière immédiate en le niant. A l’inverse, les courants créationnistes qui
acceptent le schéma évolutionnistes engagent des polémiques théoriques intéressantes sur les
mécanismes de l’évolution darwinienne.
Nous allons principalement nous intéresser à trois traditions : l’évolutionnisme théiste,
le néolamarckisme et l’orthogenèse.6 Ces trois systèmes de pensée ont une même motivation
métaphysique qui est la préservation de l’existence d’un plan divin créant et ordonnant le
monde vivant. En effet, la théorie darwinienne de l’évolution des espèces fait une place
importante au concept de hasard. Ce dernier est à l’origine des variations interindividuelles
qui permettent elles-mêmes aux processus de sélection naturelle de se mettre en place. Le
hasard souligne également la contingence de l’évolution et le caractère pour le moins
improbable de l’apparition de l’humain sur terre.7 Cette non-nécessité est centrale dans les
controverses que suscite la théorie darwinienne.
L’évolutionnisme théiste en est un exemple caractéristique. Les adeptes de ce système
de pensée considèrent que l’évolution biologique obéit à un plan divin dont le dessein est
l’apparition de l’humain. La diversité et la complexité des organismes vivants sont les preuves
de ce dessein. Cette doctrine trouve son origine au début du 19ème siècle dans la physicothéologie de William Paley, développée dans sa Théologie Naturelle de 1802. Elle est encore
4
Gayon Jean, Evolutionnisme dans Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, 1ère édition
Quadrige/PUF, Paris, 2003.
5
Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. and Susanne C., 2006. L’évolutionnisme et le créationnisme
dans l’enseignement à Bruxelles : enquête d’opinions, Anthropologica et Praehistorica, 117 : 163-180.
6
Bowler P.J., 1983. The Eclipse of Darwinism: Anti-Darwinian Evolution Theories in the Decades around 1900, Baltimore:
John Hopkins Univ. Press.
7
Gould Stephen Jay, 1989. Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History. New York: W. W. Norton.
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aujourd’hui particulièrement féconde puisque des études récentes ont montré qu’aux EtatsUnis, 35% des personnes sondées (Gallup, 2004) adhèrent aux thèses du dessein intelligent ou
intelligent design (ID). Le Discovery Institute, créé en 1991, est un organisme entièrement
consacré à la propagation des idées de l’ID et leurs moyens financiers, médiatiques et
politiques sont à la mesure de leur motivation. En Europe également, les interprétations
théistes de l’évolution ne sont pas rares8 et au début du mois de juillet 2005, un des plus
influents cardinaux du Vatican proche de l’actuel pape Benoît XVI, Christoph Schönborn, a
nié dans une tribune du New York Times toute compatibilité entre l’évolution, en tant que
processus étroitement lié au hasard, et la foi catholique9. Il a souligné que la théorie de
l’évolution n’est pas remise en question en tant que telle mais que l’Eglise Catholique défend
la raison humaine en proclamant l’existence d’un « dessein » dans la nature. Il est clair que la
contingence historique de l’évolution suscite toujours la controverse.
Dans cette perspective théiste, la diversité et la complexité des morphologies et des
adaptations présentes dans la nature est un témoignage indéniable de l’intervention de Dieu
dans l’évolution des formes. La complexité observable des êtres vivants est telle qu’elle ne
peut pas être le résultat d’une évolution graduelle par accumulation de mutations aléatoires
discrètes tel que le propose le processus darwinien. Les théistes cherchent donc à démontrer
l’impossibilité théorique d’une évolution darwinienne type hasard-sélection en utilisant
l’argument d’une « complexité irréductible ». Le terme a été inventé et défini en 1996 par le
professeur américain de biochimie Michael Behe. Un système d’une complexité irréductible
est composé de plusieurs parties ajustées, interagissantes et nécessaires, qui contribuent
chacune à la fonction du système. L’absence d’une seule de ces parties empêche son
fonctionnement.10 L’interdépendance des éléments composants un système complexe est telle,
qu’un système intermédiaire incomplet n’aurait pas été fonctionnel et n’aurait donc pas
présenté les avantages adaptatifs qui ont permis sa sélection. Pour les créationnistes théistes
modernes, il s’agit de démontrer « scientifiquement », c’est-à-dire surtout à coups de calculs
statistiques, que l’explication probabiliste darwinienne n’est pas raisonnable. La complexité
des systèmes est si irréductible qu’il est nécessaire de postuler l’existence d’une
transcendance, d’un grand horloger, qui explique leur apparition.
8
Perbal L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. et Susanne C., 2006.
Schönborn C. (07/07/2005), Finding design in nature, The New York Times,
http://www.millerandlevine.com/km/evol/catholic/schonborn-NYTimes.html
10
Behe Michael, Darwin's Black Box: The Biochemical Challenge to Evolution, New York: Free Press, 1996.
9
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Avec Darwin, cette diversité et cette complexité témoignent de tout autre chose. En
effet, l’adaptation est au premier plan de la construction théorique darwinienne, elle est le
résultat direct du processus de sélection naturelle, tandis que la diversité morphologique en est
un signe plus lointain. L’adaptation d’un groupe d’individus est la manifestation d’une
rencontre réussie, mais contingente, entre une caractéristique individuelle nouvelle et des
conditions environnementales données. L’évolution des formes est la conséquence de cette
rencontre initiale imprévisible.
L’orthogenèse et le néolamarckisme sont des courants théistes et ils contestent la
contingence et non-nécessité darwinienne en renforçant l’un, l’argument morphologique et
l’autre, l’argument adaptationniste. L’orthogenèse est une notion, introduite par William
Haacke en 1893, qui traduit une tendance évolutive interne conduisant les lignées évolutives
dans des directions divergentes et ce, indépendamment des conditions environnementales.
L’orthogenèse tend donc à renforcer l’argumentation morphologique et à marginaliser
l’adaptation en tant que phénomène secondaire : l’évolution biologique est « canalisée »
majoritairement par des contraintes structurales plutôt que par des processus adaptatifs. Cette
canalisation progressive permet de préserver l’existence d’un dessein intelligent conduisant à
l’émergence de l’humain. Il est intéressant de noter que ce concept de canalisation est
aujourd’hui au cœur de controverses théoriques, indépendantes de toute conception religieuse,
sur les processus d’évolution.11 Nous y reviendrons.
Le néolamarckisme est également un courant cherchant à préserver l’existence d’un
plan divin dans la nature. Pour ce faire, il développe l’argumentation adaptationniste mais
dans un sens différent de Darwin. Le néolamarckisme, terme introduit par Packard en 1885,
réintroduit du finalisme dans les processus évolutifs puisque les individus sont capables de
s’adapter à leur environnement sans nécessiter l’émergence préalable d’une variation
individuelle. L’exemple de la girafe, dont le cou s’allonge au fil des générations grâce à
l’effort fourni par chaque individu pour atteindre les feuilles les plus hautes des arbres, est
caractéristique de ce finalisme de l’hérédité de caractères acquis. Peter Bowler a montré que
de
nombreux
évolutionnistes
anglo-saxons
ont
développé
ces
interprétations
néolamarckiennes en réponse à la contingence de l’évolution darwinienne qui ne laisse
aucune place au dessein de Dieu.12 Les interprétations finalistes de l’évolution évacuent
totalement l’aléatoire et sont bien souvent plus abordables d’un point de vue cognitif que les
11
Waddington C.H., 1942. Canalisation of development and the inheritance of acquired characters. Nature, 150:
563-565.
12
Bowler P.J., op. cit.
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interprétations strictement darwiniennes. En effet, des études sur la compréhension des élèves
vis-à-vis de l’évolution montrent que les interprétations finalistes sont très courantes.13
« Finalisme et créationnisme sont, en fait, le pile et le face d’une même pièce, ils considèrent
le hasard comme un hôte indésirable. »14 L’homme ne peut pas être le fruit du hasard, s’il
existe, c’est la volonté de Dieu.15
La théorie de l’évolution, théorie scientifique en construction
Le début du XXe siècle se caractérise par l’explosion de la génétique qui confirme les
thèses darwiniennes. Les variations au sein des populations, favorables ou non, sont
effectivement issues de phénomènes aléatoires, les mutations et les recombinaisons
génétiques. Au début des années 1940, naît la théorie synthétique de l’évolution.
Ses
propositions essentielles sont formulées et organisées en une génétique évolutive par le
généticien américain Th. Dobzhansky, J. Huxley, écologiste anglais, le systématicien Ernst
Mayr et le paléontologue américain G.G. Simpson. Cette synthèse théorique moderne est
communément appelée néodarwinisme.
La biologie évolutive n’est alors plus dominée par de grandes polémiques théoriques
comme c’était le cas au début du siècle. Un consensus théorique interdisciplinaire est établi et
les méthodologies efficaces définies par la génétique et la biologie moléculaire permettent aux
chercheurs de développer des approches plus empiriques que spéculatives des problèmes. La
théorie darwinienne de l’évolution est donc basée sur le modèle de hasard-sélection et c’est un
processus évolutif gradualiste et contingent qui est revendiqué.
Malgré tout, dans les années 1970, des courants critiques de certains aspects de la
théorie de l’évolution néodarwinienne ont commencé à se mettre en place. En effet, une des
questions qui divisent les biologistes évolutionnistes concerne le rythme de l’évolution. Les
paléontologues soulignent depuis longtemps l’absence de formes de transition, entre espèces
très différentes, dans les archives fossiles. Cette absence de formes transitionnelles est
également un argument utilisé par les créationnistes dans une perspective anti-évolutionniste.
Pour les paléontologues, l’évolution n’est pas remise en question mais c’est la différenciation
13
Bishop B.A. et Anderson C.W., 1990. Student conceptions of natural selection and its role in evolution,
Journal of Research in Science Teaching, 27 (5) : 415-427; Cooper R.A., 2001. The goal of evolution
instruction: belief or literacy?, Reports on the National Center for Science Education, 21 (1-2) : 14-18.; Perbal
L., Vercauteren M., Slachmuylder J.-L. & Susanne C., 2006.
14
Bronner Gerald, 2006. Avons-nous jamais été darwiniens?, Le Nouvel Observateur hors-série : 70-73.
15
Schönborn C. (07/07/2005), The New York Times.
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graduelle des espèces défendue par Darwin (que ces formes de transition permettraient de
confirmer) qui est interrogée. En conséquence de quoi, deux paléontologues américains,
Stephen Jay Gould et Niles Eldredge, ont établi une nouvelle théorie, la théorie des équilibres
ponctués.
Précisons-le d’emblée, Stephen Jay Gould et Niles Eldredge sont darwiniens et ils ne
manquaient pas une occasion de rendre hommage au grand naturaliste qu’était Charles
Darwin. Stephen Jay Gould particulièrement s’est opposé à toute perception finaliste de
l’évolution et a illustré, avec talent, la contingence de l’histoire biologique du vivant qui fait
que l’espèce humaine aurait très bien pu ne jamais exister. Néanmoins, il a continué à donner
une place fondamentale à la réflexion spéculative et à la polémique. Pas dans une intention
anti-darwinienne mais bien pour affiner la théorie développée par Charles Darwin.
Dans l’article « Punctuated equilibrium : an alternative to phyletic gradualism », ils
remettent donc en question deux aspects fondamentaux : le moteur de la sélection et le rythme
de l’évolution. Ces aspects concernent le sélectionnisme et le gradualisme qui caractérisent le
processus évolutif dans le cadre du paradigme néodarwinien.
De même que certaines attaques créationnistes, Niles Eldredge et Stephen Jay Gould
soulignent que le pur sélectionnisme de l’approche adaptationniste néodarwinienne ne suffit
pas à expliquer la diversité phylétique. Les processus microévolutifs ne peuvent suffire à
rendre compte de l’histoire de la diversité taxinomique et morphologique actuelle. Les
extinctions de masses, les phénomènes de dérive génique16 sont des processus qui ont joué un
rôle fondamental dans l’histoire de la vie. La sélection naturelle reste le mécanisme principal
de l’évolution adaptative mais pas celui de la spéciation, ni de la macroévolution, c’est-à-dire
de l’évolution des espèces et des groupes taxinomiques supérieurs à l’espèce. La plupart des
espèces naissent isolées de leur population mère par des barrières géographiques ou des
accidents génétiques de type mutations. La petite population diverge rapidement de la
population mère à cause de l’action commune de la sélection et de la dérive génique.
Remettre en question la toute puissance de la sélection engendre une nouvelle vision
de l’arbre évolutif. Les branches ne traduisent plus une évolution gradualiste mais
saltationniste, c’est-à-dire avec des changements soudains provoquant des spéciations rapides.
Il y a donc des périodes d’équilibre, de stabilité, ponctuées par des processus de spéciation.
16
La dérive génique peut se définir comme un changement de fréquence relative du pool génique d’une
population dû à des événements survenant au hasard. Les allèles qui constituent le pool génique constituent un
échantillon aléatoire du pool génique de la génération parentale, les fréquences alléliques peuvent par hasard
être différentes de celles de la génération précédente.
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La dérive des continents et les extinctions massives ont sans doute eu, selon Niles Eldredge et
Stephen Jay Gould, autant d’effets sur la diversité biologique que l’évolution graduelle due à
la sélection naturelle. Ainsi, certains néodarwiniens moins orthodoxes que d’autres, se disent
en faveur d’une théorie de type hiérarchique. Une théorie qui reconnaît la primauté de
certains mécanismes à divers échelons de l’évolution et à différents niveaux de l’organisation
du vivant. La théorie des équilibres ponctués est une théorie pluraliste qui conteste à la fois
l’omnipotence sélectionniste mais également l’idée que la sélection n’agit qu’à un niveau
unique d’organisation du vivant (l’organisme ou le gène). Les systèmes vivants sont
complexes et composés de différents niveaux hiérarchiques d’organisation. Stephen Jay
Gould et Niles Eldredge développent un modèle hiérarchique de sélection qui agit au niveau
des gènes, des groupes de cellules, des individus, des populations ou mêmes des espèces et
pas forcément dans des directions identiques. Dès lors, l’évolution n’est plus le simple résultat
de l’action de la sélection naturelle à un niveau unique mais le résultat, en partie, d’une
négociation entre l’action de la sélection naturelle à différents niveaux hiérarchiques du
vivant. Chaque degré hiérarchique a ses propres structures, ses avantages et propres
potentialités. L’évolution doit être considérée comme une balance entre ces différentes
potentialités.17 Cette perspective souligne donc également la complexité développementale et
hiérarchique de l’organisation des systèmes vivants dont il faut absolument tenir compte pour
développer un modèle théorique d’évolution.
Effectivement, des recherches récentes en génétique du développement tendent à
montrer l’importance des contraintes structurales liées au développement. Denis Duboule est
chercheur génétique du développement à l’Université de Genève et il propose un modèle du
processus évolutif qui tient compte de ces perspectives développementales. Il étudie la
régularité des gènes Hox et de leurs patterns d’expression dans la mise en place des structures
antéropostérieures de l’organisme.18 Il souligne que la diversité des formes naturelles n’est
pas seulement due à l’action de la sélection naturelle mais également aux unités
fondamentales du niveau moléculaire. Denis Duboule considère que l’accroissement évolutif
de la complexité développementale est lié à un accroissement des fonctions biologiques par
gène. La connectivité fonctionnelle des gènes peut contraindre le système de façon interne en
sorte que seuls certains changements phénotypiques sont possibles. Ainsi, le concept de
17
Gould Stephen Jay, The Structure of Evolutionary Theory. London: The Belknap Press of Harvard University
Press, 2002, p.49.
18
Duboule Denis, Wilkins Adam S., 1998. The evolution of Bricolage. Trends in Genetic, 14: 54-59.
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canalisation, proposé par Conrad Waddington dans les années 194019, souligne le fait qu’il
existe des voies préférentielles au cours du développement. La plupart des petites
perturbations ne modifient pas la direction empruntée par les voies développementales et
n’influencent donc pas leurs résultats phénotypiques. Selon Denis Duboule, la canalisation du
développement est donc une conséquence développementale des mécanismes évolutifs.
Ainsi, l’idée d’une stricte évolution gradualiste par accumulation de petites variations
discrètes est contestée. Denis Duboule propose une approche transitionniste de l’évolution.
L’évolution n’est ni gradualiste ni saltationniste, elle évolue d’une extrême à l’autre.
L’évolution gradualiste est pertinente quand il est question des organismes vivants simples,
comme les unicellulaires, car le champ des variations possibles y est potentiellement infini
comme le suppose le gradualisme. Mais le développement des organismes plus complexes
implique une complexification du développement, de l’organisation hiérarchique et donc
l’apparition de contraintes structurales à chaque niveau d’organisation. Ces contraintes
renvoient elles-mêmes à des canalisations moléculaires et donc, seules certaines des variations
possibles seront la cible de la sélection naturelle. Ainsi, les canalisations moléculaires
réduisent le champ des possibles alors que dans le cadre d’une évolution néodarwinienne
gradualiste, le champ des variations possibles est théoriquement infini et la sélection agit sur
cette variation. Ce type d’évolution gradualiste correspond bien à la métaphore de l’ingénieur
qui a des possibilités de création presque illimitées. Denis Duboule adhère plutôt à une
perception bricoleuse de l’évolution comme celle défendue par François Jacob dès 1970.20 Ce
dernier explique que la nature fonctionne par intégration de systèmes de plus en plus
complexes. Les objets ont donc une organisation hiérarchique et ces intégrations successives
s’accompagnent de l’apparition de nouvelles propriétés et de nouvelles contraintes à chaque
niveau. Ces propriétés sont dites émergentes. La complexification des organismes
s’accompagne d’une augmentation des contraintes développementales liée à une intégration
toujours plus importante des systèmes moléculaires. Le nombre de fonctions par gène tend à
augmenter et par voie de conséquence, l’enchevêtrement des réseaux moléculaires
fonctionnels également.
Ainsi, il existe une certaine cohérence théorique entre les théories théistes, la théorie
des équilibres ponctués et le transitionnisme. D’une part, la primauté du gradualisme évolutif
19
20
Waddington C.H., 1942.
Jacob François, 1977. Evolution and Tinkering. Science, 196, 4295: 1161-1166.
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est contestée. D’autre part, ils soulignent l’importance des contraintes structurales liées au
développement.
Le parallèle théorique s’arrête néanmoins là car leurs motivations sont bien différentes
et l’argument de complexité développementale n’est pas mobilisé de la même façon par les
théistes et les évolutionnistes.
Nous l’avons vu, dans le cadre d’une argumentation théiste, la complexité devient
« irréductible » et elle est censée témoigner de la nécessité de postuler l’intervention d’un
Dieu ingénieur. Dès lors, les explications évolutionnistes et darwiniennes du vivant ne
permettent pas de comprendre la complexité des systèmes vivants. Et de fait, une évolution
strictement gradualiste s’y accommode assez mal. Par contre, une évolution qui reconnaît
l’importance du phénomène de canalisation et du développement des systèmes permet de
résoudre cette difficulté. De plus, l’argument de complexité irréductible perd alors de sa
pertinence puisqu’en raison de la complexité et des contraintes développementales, le
processus évolutif ne peut justement pas être comparé à l’action d’un ingénieur. D’une part,
l’évolution ne travaille pas à partir d’un plan et d’autre part, l’évolution fait du nouveau avec
de l’ancien ce qui n’est pas le cas de l’ingénieur qui ne fait pas de récupération a priori. Ainsi,
l’étude moléculaire de la complexité du vivant révèle bien plutôt la nature bricoleuse de
l’évolution. Le vivant, sous toutes ses formes, n’est en rien le résultat d’un acte intentionnel,
ce qui réfute les interprétations théistes.
La question du dessein intelligent et du Dieu ingénieur est débattue au sein même du
Vatican. Dans une émission de la chaîne ABC News en novembre 2005, le père George
Coyne, ancien directeur de la Specola Vaticane, l’observatoire astronomique du Vatican,
déplorait les propos du Cardinal Schönborn que nous avons rapportés précédemment. Pour
lui, c’est rabaisser Dieu que de le comparer à un ingénieur et de plus, la théorie du dessein
intelligent n’est en rien une théorie scientifique, même si elle prétend en être une21.
Evolution, matérialisme et religions
Cette longue discussion sur l’état théorique actuel de l’évolutionnisme nous semble
importante pour plusieurs raisons.
21
Euvé François, L’Hérésie du Dieu Programmeur, Le Nouvel Observateur hors-série, décembre 2005/janvier
2006, p.48-51.
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Premièrement, elle nous rappelle que nous ne sommes pas dans le domaine du credo.
La théorie de l’évolution est une théorie scientifique et en tant que telle, elle est confrontées
aux faits et sujette aux interrogations et aux remaniements. Elle est falsifiable.22 Il est inutile
d’opposer science et croyance car les théories théistes ne sont dans le domaine de la science.
Elles ne peuvent pas répondre au principe de falsifiabilité puisque les postulats métaphysiques
ne peuvent être réfutés par une confrontation aux faits du monde physique. C’est l’idéal
méthodologiquement matérialiste de la science. Certes, les processus de construction des
théories scientifiques sont complexes et les chercheurs ne portent pas toujours un regard
absolument objectif sur les faits. L’histoire des sciences montre qu’ils peuvent s’entêter dans
des voies théoriques aporétiques. Mais ils conservent toujours cet ancrage dans le monde
matériel qui conduira inévitablement à la construction d’un nouvel ensemble théorique. Ainsi,
le fait que des aspects théoriques précis de la théorie darwinienne de l’évolution soient
discutés n’est pas une faiblesse, c’est au contraire le propre de toute théorie scientifique. C’est
la preuve de la pensée n’est pas paralysée et que le champ des questions reste ouvert. Les
théories théistes donnent l’illusion d’un ancrage matérialiste mais leurs postulats
métaphysiques les amènent au-delà de toute théorie scientifique. C’est une question de foi.
Conclusions
Les adeptes du dessein intelligent contestent la possibilité d’une évolution obéissant au
modèle de hasard-sélection. La complexité des organismes est telle qu’elle ne peut qu’être le
fruit d’un plan divin. Il n’est pourtant pas nécessaire de postuler un dessein intelligent. Denis
Duboule, pour ne citer que lui, tend à rendre compte de cette complexité au moyen de
méthodologies scientifiques nécessairement matérialistes.
Finalement, les idées anti-darwiniennes sont à peu de choses près les mêmes qu’à la
fin du 19ème siècle mais elles ont pris une tournure plus politique, aux Etats-Unis mais
également en Europe. Cette dimension politique n’est pas négligeable et s’attaque
principalement à l’enseignement de l’évolution, ce qui est inacceptable. Ne nous y trompons
pas, il n’est pas simplement question d’évolution dans cette problématique. Il s’agit surtout de
refuser la limitation de notre liberté de pensée par des barrières dogmatiques. La foi
créationniste est un choix personnel et respectable en soi mais il ne peut pas être imposé à
autrui, et a fortiori par l’utilisation absurde d’arguments prétendument « rationnels ». La
22
Popper Karl, 1959. The Logic of Scientific Discovery, New York: Basic Books.
Perbal L. 2010 « Contingence versus dessein: gradualisme et complexité, les enjeux du
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liberté de curiosité et d’émerveillement de la science doit être défendue sans relâche. Elle est
de bien des façons la garantie que notre esprit est capable de renverser toutes les barrières,
aussi dogmatiques soient-elles.
Références bibliographiques
Behe Michael, Darwin's Black Box: The Biochemical Challenge to Evolution, New York:
Free Press, 1996.
Bishop B.A. et Anderson C.W., 1990. Student conceptions of natural selection and its role in
evolution, Journal of Research in Science Teaching, 27 (5) : 415-427
Bowler P.J., 1983. The Eclipse of Darwinism: Anti-Darwinian Evolution Theories in the
Decades around 1900, Baltimore: John Hopkins Univ. Press.
Bronner Gerald, 2006. Avons-nous jamais été darwiniens?, Le Nouvel Observateur hors-série
: 70-73.
Conseil de l’Europe, 2007. Résolution 1580, Les dangers du créationnisme dans
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