HISTOIRE MEDIEVALE Les relations de la papauté et du royaume

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Année 2013-2014
Les conférences de
l’INSTITUT MUNICIPAL d’ANGERS
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HISTOIRE MEDIEVALE
Les relations de la papauté et du royaume de France
durant le Moyen-Âge
1059 -1438
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Jacques LAUGERY
Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers
– Tous droits réservés –
Conférence n° 1
De la réforme grégorienne au concile de Latran IV (1059-1215)
Vers la théocratie pontificale
Au milieu du XIème siècle POPULUS SUBJECTUS et POPULUS CHRISTIANUS se
confondent totalement. Ils sont devenus « coextensifs ». L’occident chrétien est
désormais une réalité forte et homogène sous l’autorité d’un pouvoir impérial
restauré.
Mais assez paradoxalement le clergé est en crise, menacé de dissolution dans une
société féodale éclatée, avide et violente. Princes, châtelains et seigneurs entendent
projeter leur puissance nouvelle sur l’Eglise en s’arrogeant le droit de pourvoir aux
bénéfices ecclésiastiques et d’annexer à leur profit d’immenses biens d’église
accumulés depuis des siècles. Leur liberté d’action est d’autant plus grande que le
pouvoir royal, arbitre reconnu d’éventuels conflits, a été ramené à son plus bas
niveau. La simonie, ou mise à l’encan des bénéfices ecclésiastiques, règne partout
faisant de la naissance et de la fortune les critères premiers du choix des charges
épiscopales et abbatiales.
Un tel mode de désignation ne pouvait rester sans influence sur la vie quotidienne
du clergé et de l’Eglise toute entière, marquée par la violence, la pauvreté religieuse
et morale, l’indigence intellectuelle. Le seul remède à ce mal qui s’amplifiait était
sans doute de soustraire le clergé aux influences de l’autorité temporelle et de le
reconstruire sur la base de valeurs fondamentales réaffirmées, de mener une réforme
aussi profonde qu’urgente.
L’Eglise ne découvre pas soudain, à l’avènement du pape Grégoire VII en 1073, la
gravité de la situation. Depuis un certain temps déjà ses prédécesseurs (Léon IX
notamment) et les cardinaux s’efforçaient de lutter contre cette détérioration. Dès
1049 un concile tenu à Reims avait condamné et déposé plusieurs évêques
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notoirement simoniaques. Mais la libération de l’Eglise de l’emprise des laïques,
condition première de la réforme, devait commencer par la tête, c’est-à-dire par la fin
de la tutelle impériale sur l’élection pontificale. Ce fut chose faite dès 1059, cinq ans
après que l’Eglise de Rome se fut officiellement séparée de celle d’Orient. Le Pape
devenait désormais un homme librement choisi par les seuls cardinaux et donc à
même de promouvoir de sa propre autorité cette séparation fondamentale et jugée
indispensable entre le monde des clercs et celui des laïques, entre le bon grain et
l’ivraie, la vertu et le péché.
Le projet pontifical s’était beaucoup nourri du monachisme et notamment de
l’exemple clunisien. L’abbaye bénédictine fondée au début du Xème siècle, aux
confins des royaumes et loin des sièges de l’autorité épiscopale, s’était placée sous
l’autorité directe et immédiate du souverain pontife, exempte donc de la tutelle
séculière. Son isolement politique et son rattachement direct au successeur de SaintPierre lui avaient valu d’être protégée des pressions du siècle et d’avoir conservé une
pureté de vie monastique. Son exemplarité en avait fait un foyer de réforme
monastique (sous l’abbé Maieul notamment) dont l’influence avait atteint la vallée de
la Loire (Fleury, St-Florent de Saumur…) et souvent pris le nom de « pré-réforme ».
Sans être donc réellement un précurseur, Grégoire VII qui donnera son nom à la
réforme sera l’architecte d’une transformation profonde et durable de l’Eglise. Celleci se poursuivra bien après sa mort en 1085, puisque son aboutissement sera l’œuvre
du IVème concile de Latran en 1215 et le triomphe de ce que l’on a appelé la
« Théocratie pontificale » sous la papauté d’Innocent III (1198-1216).
La première conséquence de la réforme grégorienne fut d’introduire dans l’occident
chrétien une notion toute nouvelle de « bicéphalie » de la chrétienté. Jusque là le
peuple, sujet et chrétien, n’avait eu qu’un seul chef : l’Empereur, garant de l’unité et
de l’intégrité territoriale ainsi que de l’orthodoxie chrétienne de l’Occident. Le Pape
était, en tant qu’évêque de Rome et successeur de Saint-Pierre, une autorité morale
inégalée pour le clergé, mais le chef de la chrétienté était unique : c’était l’Empereur.
La réforme créait deux pouvoirs en séparant ses prérogatives : le pouvoir sur les
hommes et le pouvoir sur les âmes, le temporel et le spirituel, la potestas et l’autoritas,
le domaine de l’Empereur et celui du Pape.
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C’était une formidable source de complexité pour l’augustinisme politique qui
dominait ce temps. La cité terrestre et son organisation doivent préfigurer la cité
céleste et s’en rapprocher au plus près. La référence permanente à l’ancien Testament
donnait comme finalité à tout pouvoir le rachat des hommes condamnés par la faute
originelle et l’obligation de les orienter sur la voie du salut dans l’attente du
jugement dernier.
La séparation des pouvoirs entre le Pape et l’Empereur ne pouvait donc se faire sur
la base d’un simple équilibre, mais sur celle d’une domination du spirituel sur le
temporel, de l’autoritas sur la potestas. Toutes les forces devaient s’aligner derrière le
Pape « Guide suprême » et seul berger désigné par Dieu pour mener le troupeau sur
la bonne voie jusqu’à l’éternel bonheur du bercail !
Mais la liberté et la prépondérance de l’autorité pontificale sur le pouvoir impérial
impliquaient aussi celle du clergé, notamment des évêques, sur celle des princes et
des grands féodaux. Le desserrement de l’étau féodal était au prix de l’abandon des
avantages matériels consentis depuis des siècles au clergé par l’autorité temporelle.
C’était vrai dans les cités où les évêques s’investissaient dans des charges publiques
nombreuses, mais aussi dans les abbayes où ils assuraient par leurs prières l’éternité
heureuse des familles fondatrices, dans les cours des princes enfin où leurs conseils
et leur collaboration étaient déterminants. Pouvait-on, en application stricte de la
réforme, priver les princes nourriciers de l’aide déférente des évêques ou réduire ces
derniers avec leur église à la mendicité afin de les protéger d’un temporel
naturellement corrupteur ?
C’est naturellement dans l’Empire où les implications politiques du clergé étaient les
plus profondes que les conflits furent les plus précoces et les plus violents. De 1077 à
1122, de Canossa au concordat de Worms, la lutte fit rage entre le Pape et l’Empereur
attisée par la forte personnalité de Grégoire VII et l’intransigeance d’Henri IV. Dans
le royaume des Francs où la question se posait avec une acuité moindre, il fallut
malgré tout, l’inspiration conciliatrice d’Yves de Chartres et la diplomatie de Calixte
II pour éviter des heurts et définir des bases qui inspirèrent finalement le compromis
de Worms. On distinguait dans l’investiture du nouvel évêque, désigné par l’élection
libre du chapitre, une part purement religieuse et spirituelle (matérialisée par la
crosse et l’anneau remis par le Métropolitain) et une part temporelle (les bénéfices ou
regalia octroyés en contrepartie de l’implication politique de la fonction) remise
ensuite au nouveau prélat par le prince.
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Si le concordat donnait à l’investiture un cadre théorique acceptable par les deux
parties, il était loin de régler définitivement les conflits de terrain qui allaient se
succéder pendant tout le Moyen-Âge. Le serment de fidélité dû au prince par un
évêque investi d’un fief et devenu à ce titre vassal de ce prince n’étant pas le
moindre !
Dans la réalité, les applications des procédures d’investiture connurent des périodes
d’apaisement et de conflits rallumés ; elles durent aussi dépendantes de la bonne
volonté des princes et de la « compréhension » pontificale à leur égard. En
Normandie comme en Angleterre où les successeurs de Guillaume le Conquérant
avaient tenu à faire de la réforme leur « affaire », la pression ducale et royale
demeura très forte mais s’exerça tout de même dans le sens souhaité (ou admis ?) par
le Pape. Dans les faits, les princes gardèrent toujours sur les élections épiscopales et
abbatiales une influence notable et d’autant plus efficace que les moyens matériels du
clergé en dépendaient. Très souvent, et comme le dira finalement Philippe Auguste,
on en venait au choix de candidats qui « plaisaient à Dieu et étaient utiles au
royaume ».
C’est au plus fort de la crise des Investitures que la chrétienté fut frappée par la
nouvelle de la conquête de Jérusalem par le pouvoir musulman (1087). Bien que
l’accès des chrétiens aux lieux saints n’en soit pas bouleversé, la papauté comprit très
vite, au-delà de l’émotion initiale, le parti qu’elle pourrait tirer, aux yeux de la
chrétienté occidentale, d’une opération de sauvegarde visant à rétablir un pouvoir
chrétien sur la Terre sainte. C’était une manière d’asseoir le pouvoir du Pape face à
l’autorité impériale ainsi que de rappeler à la chrétienté orientale la puissance de
celle de l’Occident.
En 1095 à Clermont, le pape Urbain II lança l’idée d’une croisade libératrice qui reçut
un accueil plus enthousiaste encore que prévu de la part de la noblesse. Cet
engagement n’était pas sans souligner les contradictions de l’Eglise. Elle, qui depuis
Charroux et Elne, avait toujours condamné la violence à travers le soutien apporté à
la Paix de Dieu et à la Trêve de Dieu, se trouvait à ce moment contrainte à
promouvoir et organiser une opération ouvertement militaire et violente visant à la
reconquête des Lieux saints. Mais contre « l’infidèle », l’opération devenait une
« guerre juste ».
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Au demeurant, envoyer la noblesse féodale au bout de la Méditerranée et procurer
une cible infidèle à tous ces braillards plutôt habitués à se battre entre eux ou à
dépouiller églises et abbayes de leurs biens n’était pas fait pour déplaire au Pape.
On sait ce qu’il advint de la première croisade. Non seulement Jérusalem fut reprise
en 1099, mais s’installèrent rapidement un royaume franc autour de la ville sainte et
des principautés à Antioche, Tripoli et Edesse qui fixèrent pour longtemps au Proche
Orient ceux qui avaient survécu aux premières opérations militaires. Fort sagement,
ni les papes ni les rois ne s’étaient engagés directement dans l’aventure qui avait
détendu l’atmosphère féodale de l’Occident et donné au pontife une autorité
supplémentaire.
Mais ni l’indépendance acquise, ni l’autorité renforcée du Pape ne pouvaient, en
quelques décennies assurer la profonde transformation de l’Eglise. C’était une tâche
de longue haleine qui s’échelonnera sur toute la durée du XIIème siècle et nécessitera
la tenue de quatre grands conciles (Latran I, II, III, IV) entre 1123 et 1215, la
construction d’un droit propre à cette institution d’exemption, ainsi qu’une
organisation financière dont s’inspireront bien des souverains pour asseoir leur
autorité.
Le premier concile œcuménique de Latran en 1123 fut chargé, en premier lieu, de
faire entériner par l’Eglise d’Occident les conclusions du Concordat de Worms sur les
investitures. Il poursuivit son œuvre par la condamnation officielle des déviances qui
avaient justifié la réforme : la simonie, le concubinage des clercs ou nicolaïsme, les
usurpations des laïques au détriment des biens ecclésiastiques. Enfin en faisant
revivre le concile « œcuménique » comme rouage essentiel de l’administration de
l’Eglise, il confirmait le Pape comme chef indépendant de la catholicité d’Occident.
Le deuxième concile de 1159 qui s’occupa de règlementer plus précisément la vie des
clercs montra aussi les prétentions pontificales à remettre les laïques « sur le droit
chemin » en condamnant certaines pratiques de la vie féodale comme les tournois ou
de la vie économique comme l’usure.
En 1179 le troisième concile fut surtout l’occasion de repréciser les conditions d’une
élection pontificale sur laquelle l’Empereur venait officiellement de renoncer à toute
prétention. L’élection, pour être incontestable, se ferait désormais à la majorité des
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deux tiers. Des points importants sur la discipline du clergé furent à nouveau
adoptés, mais surtout et pour la première fois, le concile condamna l’hérésie cathare
qui commençait à perturber le Languedoc.
Le quatrième concile en 1215 est, à juste titre, considéré comme le plus important du
fait du nombre et du retentissement jusqu’à nos jours des décisions prises, de
l’emprise qu’il accorda aux clercs sur la vie des laïques.
Les premières décisions concernèrent l’hérésie cathare, sa répression et les avantages
accordés à ceux qui s’y attelaient. Place que cette répression ne méritait peut-être pas
mais qui pouvait avoir par ses sanctions une valeur exemplaire aux yeux de ceux qui
seraient tentés d’échapper à la reprise en mains des fidèles, partie essentielle de la
réforme. Le canon UTRIUSQUE SEXUS obligeait effectivement les fidèles des deux
sexes à une confession auriculaire annuelle ainsi qu’à la communion pascale ; surtout
le mariage devenait un sacrement de l’Eglise et la reconnaissance officielle du
purgatoire renforçait les liens entre la communauté des vivants et celle des morts en
même temps que le passage forcé par la médiation du clergé.
Ces décisions conciliaires de première importance auxquelles on donnait le nom de
« canons » vinrent enrichir et compléter le code qui régentait désormais la vie interne
de l’Eglise, notamment des clercs, constituant le droit canonique. L’indépendance
voulue par le Pape pour son Eglise appelait, pour régir le monde des clercs, un droit
qui lui fut propre. A partir du moment où le PRIVILEGIUM CANONIS et le
PRIVILEGIUM FORI soustrayaient les clercs à la justice ordinaire des princes il fallait
à l’Eglise son propre droit et ses propres tribunaux : ce furent le droit canonique et
les « officialités ». Issu du Décret de Gratien, compilation de textes anciens à vocation
systématique et pédagogique, publié à Bologne au milieu du XIème siècle et enrichi
ensuite par les canons des différents conciles, il fut pour l’Eglise ce que furent pour
les princes le droit féodal, le droit coutumier, puis la renaissance plus tardive du
droit romain. Il va de soi que cette dualité juridique entre autorité ecclésiastique et
autorité princière sera bientôt source de conflits majeurs entre les deux pouvoirs,
notamment lorsque les clercs de l’Université se heurteront à Paris aux sergents
royaux de la Prévôté, ou lorsque des vassaux ecclésiastiques devront comparaître
devant la justice seigneuriale. Les accords de Paris de 1209, largement développés
par John Baldwin, tenteront d’établir un compromis acceptable mais fragile.
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Enfin l’organisation financière de l’Eglise apparaît comme une préoccupation
majeure indissociable de son indépendance à l’égard du pouvoir temporel. Il s’agit
d’abord de conférer un caractère sacré et intangible aux biens possédés par l’Eglise
pour assurer l’accomplissement de ses tâches, qu’il s’agisse de biens tenus en fiefs ou
accordés en aumônes ; de mettre ainsi un terme au système des « précaires » qui,
depuis Charles Martel et les Carolingiens, empoisonnait les rapports de l’aristocratie
et du clergé. Cette propriété définitive et sacrée débouchait sur l’ «immunité » des
biens du clergé les abritant de toute incursion militaire ou judiciaire extérieure,
mettant en « sauveté », c’est-à-dire sous la protection de la seule Eglise ceux qui y
habitaient, y travaillaient ou s’y réfugiaient.
Il fallait aussi transférer au clergé les biens privés indispensables à la pratique du
culte et à l’exercice des sacrements. Ce transfert se fit lentement, en particulier pour
les églises castrales et fut souvent l’objet d’une concurrence effrénée entre le clergé
séculier et régulier qui en fut souvent le principal bénéficiaire.
Restaient enfin les dîmes prélevées par les seigneurs pour assurer la desserte, le
fonctionnement et la maintenance des édifices religieux. Le transfert fut aussi lent et
conflictuel que celui des bâtiments. Il nécessita une organisation spatiale des
recouvrements qui précisa l’emprise territoriale des paroisses et préfigura celle des
communes.
Lorsqu’en 1198 le cardinal Lothaire de Segni est élu Pape sous le nom d’Innocent III
l’institution pontificale apparaît au sommet de sa puissance. Dans l’Occident chrétien
la « théocratie pontificale » s’était définitivement affirmée face au « cesaropapisme »
des empereurs.
A la tête d’un clergé indépendant, hiérarchisé, encadré par les légats, riche de biens
et régi par son propre droit, le Pape domine une Eglise poussée vers son salut sur le
droit chemin de la vertu, jalonné de sacrements incontournables et surveillé en
permanence par les remontées de la confession.
Un pape directeur des consciences, y compris royales, et arbitre des conflits pouvant
surgir entre les princes. Le « Guide suprême » de l’Occident peut compter sur les
terribles menaces d’excommunication et plus encore d’interdit pour se faire entendre
et respecter. Qu’on se le dise : les « Etats » sont désormais dans l’Eglise et non
l’inverse !
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Mais l’idéal n’est pas de ce monde et des ombres apparaissent déjà au tableau,
lourdes de menaces. La première est celle de la relative efficacité de la réforme sur la
qualité du clergé. Si des progrès ont été réels dans le haut clergé, le bas clergé au
contact des fidèles reste d’une consternante médiocrité. La seconde résulte du carcan
extrêmement rigide et trop formel dans lequel le clergé a voulu enfermer le monde
des fidèles. On ne résoud pas les problèmes de fond par des aménagements
seulement formels. Cette erreur sera la base d’apparition d’hérésies et de déviances
nombreuses. Enfin, si les prétentions impériales ont été canalisées et contraintes, le
Pape va voir se développer face à son autorité des nouvelles puissances, conscientes
elles aussi de leurs forces et sourcilleuses sur leur indépendance. Parmi celles-ci les
Capétiens de France qui se définiront bientôt comme « Empereurs en leur pays ».
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Conférence n°2
Du suzerain des Francs au souverain capétien : l’affirmation du pouvoir
royal de Philippe Auguste à Philippe le Bel (1180-1315)
Depuis la fin du XIè siècle le Pape était déjà intervenu auprès du roi des Francs pour
lui rappeler les règles qui prévalaient désormais en matière d’investiture des
évêques. L’opposition dans l’élection du Métropolitain de Bourges entre le candidat
royal Cadurc et celui du Chapitre, Pierre de la Chatre, s’était envenimée d’une crise
champenoise dont Bernard de Clairvaux s’était saisi et qui avait failli très mal se
terminer. Mais c’est surtout « peccati ratione » que le Saint-Père avait dû sévir,
excommuniant à trois reprises le roi Philippe 1er pour avoir emprunté l’épouse du
comte d’Anjou, Bertrade de Montfort et prononçant l’interdit sur le domaine royal de
Philippe-Auguste qui avait répudié sa deuxième épouse Ingeburge de Danemark
pour jeter son dévolu sur Agnès de Méranie. Il était inadmissible aux yeux du Pape
qu’un royaume « très chrétien » fut gouverné par un prince adultère ou bigame. Mais
la montée en puissance du royaume capétien allait bientôt poser au Pontife des
problèmes d’une autre ampleur.
Le sacre en 1180 de Philippe, Dieudonné, appelé plus tard Auguste, fils inespéré de
Louis VII et d’Adèle de Champagne, sa troisième épouse, allait marquer dans
l’Occident chrétien l’apparition d’une force nouvelle.
Le roi de France n’était pas un prince ordinaire. Né sept ans après le troisième
mariage d’un roi qui n’avait eu que des filles, il méritait bien ce surnom de
Dieudonné qui traduisait la sollicitude divine pour ce royaume de France et cette
dynastie des Capétiens qui sans cela se serait sans doute éteinte. Le sacre de 1180 en
fit un souverain béni par l’huile de la Sainte-Ampoule et son mariage avec Isabelle de
Hainaut amena dans la famille capétienne le sang des Carolingiens, distingué par
Etienne II en 756 et élevé à la dignité impériale par Léon III le 25 décembre 800. En
1190 accompagné de Richard Cœur de Lion il prenait le chemin de Jérusalem pour
une croisade qui, même écourtée, rehaussa encore son prestige spirituel.
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Celui-ci sera encore décuplé plus tard par la victoire de Bouvines en 1214. Dieu ne
pouvait être indifférent à une bataille qui opposait le roi très chrétien à l’empereur
Otton IV appuyé par le Plantagenêt. Le verdict fut sans appel ; Dieu s’était rangé du
côté de Philippe, le Pape devrait en tenir compte. Innocent III fut impressionné : le roi
de France n’était pas n’importe quel suzerain !
D’autant que cette autorité s’appuyait sur une extension territoriale sans précédent.
A la mort du roi, l’extension du domaine royal avait quadruplé et son autorité
suzeraine n’était plus nulle part contestée. Là encore Dieu semblait bien lui avoir
donné un coup de main. Le carreau d’arbalète tiré au jugé du haut du donjon de
Chalus-Chabrol avait eu une trajectoire providentielle. Richard-Coeur-de-Lion lui
avait fait payer très cher à Vernon ou à Frèteval sa complicité avec l’Empereur pour
faire durer sa captivité et augmenter sa rançon. Son dernier soupir dans les bras de sa
mère Aliénor en 1199 fut libérateur pour le Capétien jusque-là malmené.
En 1206 il avait définitivement intégré la Normandie au domaine royal et rétabli son
pouvoir sur le Val de Loire avec l’aide, non désintéressée, du Sénéchal de l’Anjou
Guillaume des Roches. Seule lui échappait encore la plus grande partie de
l’Aquitaine qui, selon sa bonne habitude, se donnait toujours au souverain le plus
lointain et le moins puissant. Pour sauver sa liberté, elle se donnait au Plantagenêt
défait !
Mais Philippe-Auguste avait d’autres moyens que la lutte armée pour étendre ses
possessions. La bonne utilisation du droit féodal et des privilèges de la suzeraineté
en était un autre et lui permit le rattachement progressif au domaine royal de l’Artois
puis du Vermandois. Quant à la condamnation pour félonie, débouchant sur la
« commise », elle fut la cause de l’anéantissement de Jean sans Terre. C’est aussi
grâce à cette bonne utilisation qu’il étendit la « protection royale » sur les villes et de
nombreux évêchés attirant cette nouvelle clientèle sous sa haute protection, face
notamment aux prétentions des aristocraties locales.
Bref, Philippe II méritait bien ce surnom d’ »Auguste » qui, venant du latin AUGERE
signifie « augmenter » et collait au titre des empereurs romains, eux-mêmes soucieux
d’étendre leur empire et d’en protéger les avancées. Mais cet intérêt n’était pas
seulement territorial, il se traduisait aussi en moyens financiers puisqu’on estime que
les extensions du domaine royal avaient doublé les recettes du trésor et donné au roi
des possibilités nouvelles.
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Philippe qui avait dû subir la forte pression militaire de Richard en avait retenu la
leçon. Désormais les moyens financiers qui servaient à solder la chevalerie, au-delà
de son temps légal d’engagement, et à acheter la collaboration de routiers
brabançons, bretons ou basques, représentaient le nerf de la guerre. Ayant intégré les
leçons de Richard et les moyens de Jean, Philippe pouvait remercier les Plantagenêt
et préparer Bouvines dans des conditions acceptables.
Cette puissance nouvelle et ces moyens accrus ne pouvaient que transformer le
royaume de France. L’accroissement du domaine royal et de la richesse du suzerain
donnait à celui-ci un poids écrasant qui allait le mener sur la voie de la souveraineté.
Dès 1190, à la veille de partir pour la croisade, il avait exprimé dans une grande
ordonnance à coloration testamentaire la volonté de réformer l’administration du
domaine royal et de fournir sans doute un exemple de réorganisation aux autres
princes du royaume. La mise en place de l’institution baillivale, la répartition des
tâches entre baillis et prévôts, l’amélioration de la surveillance des rentrées fiscales et
des dépenses, l’obligation de rendre plus rapidement la justice, furent les résultats les
plus visibles des réformes qui en découlèrent. Dans beaucoup de domaines
apparaissait l’influence de la formidable machine administrative et financière mise
en place par Henri II dans l’empire Plantagenêt ainsi que l’inspiration de la réforme
grégorienne dont la rigueur centralisatrice avait impressionné.
Cette puissance nouvelle des Capétiens trouva une illustration remarquable dans la
fin du nomadisme de la cour royale et sa fixation à Paris. Dans une croissance
démographique et économique qui atteignait à ce moment son apogée, le choix de
Paris fut déterminant pour la royauté et pour la capitale. Ce fut une fécondation
croisée qui renforça l’institution royale et projeta la ville à la première place dans
l’Occident chrétien avec près de 200 000 habitants, alors que
Londres stagnait à
20 000 habitants et Rome autour de 30 000 âmes. La création de l’université en 1215
fut plus qu’une cerise sur le gâteau !
Au début du XIIIè siècle, l’Occident comptait donc une grande autorité spirituelle : le
Pape et une grande puissance temporelle en voie d’affirmation : le royaume de
France avec le Capétien à sa tête.
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Le premier accrochage entre ces deux pouvoirs survint en 1200 et visait peccati ratione
la personne du roi de France. Depuis longtemps déjà l’Eglise s’intéressait au mariage
comme moyen essentiel de peser sur la société. Elle préparait les travaux de Latran
IV qui allait faire de cet acte autrefois privé et laïc un de ses grands sacrements. Le
Capétien avait brutalement congédié, au matin de sa nuit de noces, Ingeburge,
princesse danoise et deuxième épouse du roi après la mort d’Isabelle de Hainaut
pour la remplacer par Agnès de Méranie. Innocent III lui fit le reproche de cette
bigamie en lui enjoignant, sous peine de sanction, de répudier Agnès et de sortir
Ingeburge de son couvent pour lui redonner sa place officielle à la cour. Philippe ne
montra aucun empressement à obtempérer, si bien que le Pape frappa le domaine
royal d’interdit chargeant l’archevêque de Rouen de veiller à l’application de la
terrible sanction qui privait le peuple d’offices et de sacrements, le vouant
pratiquement aux flammes éternelles. C’était compter sans l’attitude compréhensive
d’Agnès qui mourut bientôt, permettant au roi et à son peuple de retrouver la faveur
de Dieu !... et du Pape.
L’histoire est banale, mais son intérêt réside surtout dans l’attitude des évêques du
royaume à partir du décompte fait par J. Baldwin dans sa biographie de PhilippeAuguste. Six évêques et archevêques, tous du domaine royal, soutinrent la position
pontificale alors qu’une majorité (treize autres évêques) refusèrent d’appliquer
l’interdit et témoignèrent leur fidélité au roi ! C’est dire à quel point, au début du
XIIIè siècle, la réforme grégorienne devait encore s’affirmer, l’attitude des prélats, en
cas de conflit avec le Saint-Siège, demeurant majoritairement celle d’un clergé royal
plus que pontifical.
Un autre différend naîtra un peu plus tard à propos de la répression de l’hérésie
cathare. Elle avait déjà été condamnée en 1179 par le troisième concile de Latran. Elle
prospérait en Languedoc en ce début du XIIIè siècle et le massacre du légat pontifical
Pierre de Castelnau déclencha la lutte du Saint-Siège contre les « bonshommes » et
leurs fidèles. A plusieurs reprises le Pape, dans son rôle traditionnel de mobilisateur
de la Potestas royale au bénéfice de l’orthodoxie chrétienne avait demandé
l’engagement militaire du roi de France. Ce dernier s’entêta à faire la sourde oreille.
Certes le Languedoc faisait bien partie du royaume, mais les liens étaient encore si
ténus avec sa partie méridionale… Et puis du côté du Nord il y avait l’ébauche d’une
coalition entre le Plantagenêt, le Flamand et l’Empereur, qui accumulait ses sombres
nuages. Là était la grande priorité du moment !
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Philippe ne se décidera à laisser partir qu’une centaine de chevaliers du domaine
sous les ordres de Simon de Montfort et du terrible légat Amalric. Il faudra que la
croisade se transforme en annexion territoriale pour commencer à intéresser le
Capétien et que Louis VIII, fils de Philippe, aille régler la succession d’Amaury, fils et
héritier de Simon, pour que le roi de France s’intéresse enfin au Languedoc.
Sous le règne de Philippe donc, les rapports entre le Pape et le Capétien ne s’étaient
pas encore trop détériorés mais on sentait déjà naître chez le roi de France une
volonté de résistance, d’indépendance face à la théocratie pontificale. Sa lenteur de
réaction face à la menace d’interdit, son indifférence dans l’affaire cathare étaient
incontestablement des manifestations de refus de la domination de Rome. Celui-ci ne
s’exprimait pas encore de manière claire par une opposition affichée mais par une
politique du « dos rond » qui en disait long sur les prétentions royales à s’occuper
seul des affaires du pays ; la majorité des évêques semblait même le rejoindre sur
cette ligne.
Le règne de Louis IX allait engager plus encore le Capétien sur la voie de la
souveraineté. Sans être aussi « Auguste » que son grand-père Philippe sur le plan
territorial, il poursuivra et renforcera ses réformes, ramènera le Midi dans une
mouvance royale forte et surtout se taillera par sa foi et sa recherche permanente de
la justice une réputation d’intégrité qui fera en plusieurs occasions de sa personne
l’arbitre écouté de l’Occident chrétien.
Le court règne de Louis VIII (1223-1226) avait déjà montré l’intérêt royal pour la
France méridionale. Son mariage avec Blanche de Castille, sa chevauchée en
Languedoc, l’apanage poitevin dévolu à son fils Alphonse confirmaient la
redécouverte par les rois des Francs de la partie méridionale du royaume. Elle allait
prendre avec Louis IX une dimension stratégique et politique nouvelle.
D’abord par les mariages du roi et de son frère Charles avec deux des quatre filles du
comte de Provence Raymond Béranger, Marguerite et Béatrice. L’héritage promis à
Béatrice faisait du turbulent frère du roi le futur comte de Provence, cependant que
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l’union de l’autre frère, Alphonse, avec la fille unique de Raymond VII de Toulouse
confirmait la poussée capétienne dans le sud-ouest aux confins de la Guyenne
anglaise.
D’autant que ces avancées territoriales se doublaient de l’engagement royal dans la
voie de la croisade, c’est-à-dire vers la Méditerranée. Depuis sa maladie de1244 et les
vœux qu’il fit lors de sa guérison inespérée, le roi était hanté par l’idée de la croisade
et ressentait l’obligation d’aller délivrer les Lieux saints retombés sous domination
musulmane. Ce regard perpétuellement tourné vers la Palestine et l’Egypte des
Mameluks, l’espoir nourri d’une reconquête à partir de Saint-Jean-d’Acre amenèrent
à la construction du port d’Aigues-Mortes, concrétisation de l’espoir de la croisade
mais aussi de la nouvelle présence capétienne sur le rivage méditerranéen. Celle-ci se
trouvera plus tard singulièrement renforcée par l’offre faite au roi par le pape
Clément IV de ceindre la couronne de Sicile, charge à lui de reconquérir ce royaume,
très théoriquement vassal du Saint-Siège, sur les héritiers de Frédéric II de
Hohenstaufen. Si le roi déclina l’offre qui lui était faite, il suggéra de la reporter sur
son frère Charles d’Anjou, déjà riverain de la Méditerranée par son mariage
provençal. Il se chargea de reconquérir effectivement le royaume en triomphant de
Manfred en 1266 à Bénévent et de Conradin en 1268 à Tagliacozzo. Charles d’Anjou,
comte d’Anjou et du Maine, comte de Provence, devenait aussi roi de Sicile sous la
bienveillante suzeraineté du Pape.
En même temps que le pouvoir royal s’étendait dans le Midi, Louis IX poursuivait
l’ambition de son grand-père de renforcer son autorité dans le pays par le
développement d’une administration efficace. En premier lieu, la justice, par le
perfectionnement des procédures d’enquête et la multiplication des procédures
d’appel devant la justice royale, mais aussi le perfectionnement de l’institution
baillivale qui allait de pair avec une territorialisation de la fonction que connaissaient
déjà les prévôts. L’administration financière fit aussi de gros progrès d’efficacité et le
trésor royal ne s’en porta que mieux.
Mais le renforcement de l’autorité souveraine et la pression plus forte d’une
administration royale plus efficace finirent par porter ombrage… et préjudice aux
prétentions de la noblesse. L’affaire de la condamnation royale d’Enguerrand de
Coucy qui sauva sa tête d’extrême justesse en est l’illustration la plus connue.
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L’emprise de l’administration royale fut telle et les plaintes si nombreuses contre les
agents du roi que celui-ci fut contraint, à la veille de partir à la croisade en 1247, de
décider une grande enquête pour récolter les doléances de son peuple sur les excès
de pouvoir de cette administration. De là naîtra, à son retour, la grande ordonnance
de 1254.
Mais c’est avant tout par son autorité morale et spirituelle que Louis IX fit grandir
l’influence de la monarchie capétienne. Son style de vie exemplaire pour un
souverain de l’époque tout empreint de tempérance, de compassion active vis-à-vis
des pauvres et des malades, n’avait pour égal que son ardent désir de voir le peuple
de France dont il se sentait responsable devant Dieu devenir aussi vertueux que lui.
Avec cependant un enthousiasme qui confina parfois à la bigoterie et à la rigueur
excessive. Ses sanctions contre les blasphémateurs, ses condamnations inflexibles des
hérétiques (le bûcher de Montségur brûle en 1244), ses dénonciations à la méfiance
publique des Juifs (obligation du port de la rouelle selon les canons de Latran IV)
vinrent souvent ternir son image ou alimenter la moquerie. Il se montrait aussi
enthousiaste dans la pratique des vertus que dans la condamnation des « fautes ».
L’esprit de croisade ne pouvait laisser indifférent un personnage aussi soucieux du
salut de son âme et de celui de son peuple. Il fallait être exemplaire là aussi en
mettant le royaume de France et son roi « très chrétien » en première ligne dans la
reconquête des Lieux saints. Sans refaire l’histoire de sa première croisade, il faut
remarquer qu’elle fut un impératif prioritaire pour Louis IX. Pendant six ans (12481254) il va abandonner son royaume. Malgré la défaite de la Mansourah, sa capture
et sa rançon, les difficultés internes du royaume et la mort de sa mère, il fait passer
Jérusalem avant Paris, son devoir de chrétien avant son devoir de souverain.
C’est dans le même ordre d’engagement qu’il faut sans doute classer ses
négociations, avec un empereur latin de Constantinople financièrement aux abois,
pour l’acquisition ruineuse des reliques de la Passion du Christ, puis la construction
fort coûteuse elle aussi, de la Sainte-Chapelle pour les abriter. Faire de la capitale du
royaume un lieu de pèlerinage fréquenté, une ville sainte, une « succursale » de
Jérusalem en un lieu sûr de l’Occident chrétien, voilà qui justifiait des dépenses qui,
au total, équivalaient au tiers des recettes annuelles du trésor royal.
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Il fut, dans sa politique extérieure, à la recherche permanente de la paix. Elle reposa
d’abord sur une égale déférence du Capétien vis-à-vis de la personne du Pape ou de
l’Empereur. Malgré les exhortations pontificales Louis IX se refusa toujours à
condamner la personne et la politique de Frédéric II. Non seulement il ne se fit pas le
glaive de la papauté contre l’Empereur, mais nous avons vu qu’il déclina poliment
l’offre pontificale de la couronne de Sicile qui échut finalement à son frère Charles.
Le respect dont fit preuve Louis IX vis-à-vis du Pape se limitait à son pouvoir
spirituel. On le vit bien dans l’affaire de l’évêque de Beauvais, Milon de Nanteuil,
relayée vers Rome par l’archevêque de Reims. Elle faillit bien tourner à
l’excommunication du roi. Ce dernier ne céda pas sur les principes et le Pape dut
finalement reculer ne pouvant se permettre de rompre avec le Capétien alors qu’il
combattait déjà l’Empereur. Mais l’attachement sourcilleux du roi à voir respecter,
jusque dans les plus petits détails, son pouvoir temporel, fut-ce au détriment d’un
membre éminent du clergé fut significatif.
Le même désir de respect mutuel et de paix sous-tend les rapports entre les
royaumes de France et d’Angleterre. Louis IX n’était pas entièrement convaincu du
bon droit de son aïeul dans la commise des possessions françaises de Jean sans Terre.
Il voulut régler avec son beau-frère la question d’Aquitaine et au-delà, celle des
prétentions anglaises sur les terres du Plantagenêt. Le traité de Paris mettra un terme
aux tensions. Louis IX reconnaissait à Edouard un droit éminent sur l’Aquitaine
moyennant l’hommage du Plantagenêt, celui-ci abandonnant toute prétention sur la
Normandie et la Loire moyenne (Maine-Anjou-Touraine). L’entourage du roi de
France fut souvent sévère face à cette concession. Les hostilités reprendront en
Aquitaine avant la fin du siècle.
On ne pourrait comprendre la politique de Louis IX sans faire référence à son
entourage immédiat. Il fut fortement marqué au départ par l’esprit de la réforme
grégorienne (influence cistercienne de Royaumont), puis de plus en plus ensuite par
le rôle des ordres mendiants en plein essor au XIIIè siècle. Or la réforme grégorienne
soutenue par les Cisterciens s’inspirait fortement de l’augustinisme politique, des
dictatus papae et de l’aspiration à la théocratie pontificale. Au milieu du siècle la
redécouverte de l’Aristotélisme politique et l’influence du dominicain italien Thomas
d’Aquin plaident en faveur d’un ordre politique naturel indépendant, séparé du
surnaturel religieux.
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Un pouvoir politique naturel et légitime peut donc se concevoir sans Dieu même si,
par la force de la « révélation » l’apport de l’inspiration divine devient inestimable.
La pensée thomiste donnait donc au pouvoir royal et temporel une justification et
une valeur intrinsèque que l’Augustinisme lui avait toujours refusées. La potestas des
princes devenait légitime même sans être inféodée à l’auctoritas pontificale, même si
l’association des deux entraînait une fertilisation croisée, une union idéale.
Une telle thèse n’était pas sans danger pour l’autorité pontificale. Etienne Tempier,
évêque de Paris, qui en 1270 condamna les propositions de Thomas d’Aquin, s’en
était bien aperçu. Mais l’influence des ordres mendiants sur le roi était énorme, soit
qu’ils fassent partie de son entourage rapproché (confesseur notamment), soit qu’ils
entraînassent la pensée universitaire à partir des collèges qu’ils avaient fondés à
Paris. Louis IX, malgré son respect toujours affiché pour la personne du Pape,
commençait à se sentir de plus en plus souverain dans son pays et de plus en plus
autorisé à un dialogue direct avec Dieu pour ce qui était de sa compétence. Placer
l’Eglise triomphante au-dessus de l’Eglise militante… une tendance que l’on
retrouvera deux siècles plus tard chez Jeanne d’Arc. Le Capétien sera sanctifié et la
bergère brûlée comme hérétique !
Lorsque Louis IX disparut devant Tunis en 1271, il avait pris au cours de son règne
une place prépondérante dans l’Occident chrétien. Non seulement le royaume de
France était devenu le plus peuplé, le plus riche et le plus puissant, mais en face de
lui l’Empire et la Papauté avaient fini, dans leur lutte, par se discréditer. Le concile de
Lyon de 1249 qui avait vu l’autorité pontificale déposer l’empereur Frédéric II ne
renforçait pas pour autant l’image du Pape. Accusée de représenter désormais un
danger pour les royaumes qui s’affirmaient en Europe, la théocratie pontificale
n’était pas plus acceptable par les rois que le césaro-papisme antérieur à la réforme
grégorienne. L’influence capétienne s’en trouvait considérablement renforcée. La
puissance temporelle du royaume de Louis IX et son auréole faite de justice, de
rigueur morale et d’orthodoxie religieuse allaient peser très lourd pour peu que
viennent à s’opposer les prétentions du Pape et celles du Roi très chrétien. Or c’est ce
qui advint dès les dernières années du XIIIè siècle.
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Conférence n°3
Théocratie pontificale contre souverain très chrétien
Anagni (1303) – Boniface VIII contre Philippe le Bel
Après le règne assez terne de Philippe III le Hardi (1271-1285) les dernières années
du XIIIè siècle vont être marquées par l’apparition de deux fortes personnalités sur le
trône de France et à Rome : Philippe IV le Bel (1285-1314) et Boniface VIII, pape de
1294 à 1303.
C’est à une lutte de prestige, sous prétexte de rigueur morale et d’ambition politique,
que vont se livrer les deux protagonistes dans un Occident chrétien qui s’essouffle
démographiquement et économiquement, regrettant le « bon temps de Monseigneur
Saint-Louis ».
Bernard Saysset, l’évêque de Pamiers, dont nous aurons à reparler, qualifiait Philippe
le Bel de « statue ». Rigide, impénétrable, avare de parole, sûr de son bon droit,
chrétien convaincu et pointilleux, il ne tolère aucune atteinte à son pouvoir
souverain. L’admiration qu’il voue à son aïeul Louis IX, devenu Saint-Louis en 1297,
lui inspire de réelles prétentions en matière d’autorité morale et d’orthodoxie
religieuse.
En face de lui le pape Boniface VIII est un vieillard autoritaire, vieux routier de la
curie romaine, ancien légat à Paris, plein de morgue. Il a une haute idée de sa
personne au point que ses plaisanteries choquent parfois un entourage plus
sourcilleux que lui sur le formalisme de la foi.
Il semble bien que dès le départ les conditions de son accession au pontificat aient
attiré l’attention (et le courroux !) du roi capétien. En 1297, il succède à Pierre de
Morrone dans des conditions effectivement exceptionnelles et même troublantes
pour certains. L’ermite des Abruzzes couronné sous le nom de Célestin V avait été
élu par défaut et tout le monde savait qu’il devait sa charge nouvelle à l’intervention
de Charles II le Boiteux et donc des Angevins de Naples. Ceci ne pouvait déplaire au
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roi capétien de France puisque Charles était le cousin de son père. Mais le pouvoir
angevin se fit d’autant plus pressant sur le nouveau pape que celui-ci ne connaissait
rien à la vie du Saint-Siège et constituait une proie facile pour le pouvoir politique.
Son incompétence et ses incohérences discréditèrent rapidement ce saint homme
dépassé qui se résigna à la démission. Boniface lui succéda, mais peu de temps après
son élection des bruits coururent que Célestin avait été fortement poussé à la
démission et que Boniface qui le tenait désormais comme quasi-prisonnier n’y était
pas pour rien. Cela revint très vite aux oreilles de Philippe le Bel, sans doute par le
canal des Colonna pas mécontents de nuire à l’image des Caetani (famille de
Boniface), grands rivaux des Colonna par la fortune et les ambitions pontificales à
Rome. Le Capétien n’avait pas l’habitude de prendre à la légère ce genre de bruits.
De son côté, l’Université de Paris n’avait pas oublié les insultes de l’ancien légat à son
égard.
Tout cela au point de faire douter le roi de France des qualités du berger chargé de
mener la chrétienté vers le salut éternel et à l’amener à se demander si, par hasard, le
petit-fils d’un saint roi ne devait pas intervenir dans ce cas pour infléchir le cours des
choses et ramener l’Eglise dans le droit chemin.
Les légistes qui, depuis Louis IX, commençaient à constituer, chaque jour plus
nombreux, l’entourage du roi, n’étaient pas loin de le penser. Pétris d’un droit
romain redécouvert en Italie, étudié à Orléans et dans les universités du Midi, ils
pensaient de plus en plus que le roi de France devait être « empereur en son pays »,
c’est-à-dire investi, au-delà de sa puissance temporelle, d’une réelle auctoritas comme
ce fut le cas pour l’empereur romain, à la fois Auguste et Pontifex Maximus. Ce
flatteur de Pierre du Bois, archidiacre de Coutances, voyait déjà Philippe en nouveau
Constantin à la tête de l’Occident chrétien.
Ces fermentations françaises sont connues à Rome et rendent plus tendus les
rapports du roi et du Pape qui vont s’envenimer à deux reprises dans deux domaines
sensibles : celui des finances et celui de la justice, l’affaire des décimes et celle de
l’évêque de Pamiers, Bernard Saysset. Leur importance tiendra au fait qu’elles
déboucheront toutes deux rapidement sur une hiérarchie de pouvoir entre le Pape et
le roi de France. Le royaume de France est-il dans l’Eglise et donc dépendant pour ce
qui concerne le clergé de l’autorité pontificale, ou l’Eglise de France est-elle dans le
royaume avec obligation pour le clergé et le Pape de se plier à certaines exigences
royales ? Il n’y a rien de bien nouveau dans cette question issue de la réforme
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grégorienne, mais elle se pose alors avec une acuité ravivée par les difficultés
politiques et financières du moment, ainsi que par la personnalité très
« psychorigide » des deux antagonistes.
Nous ne rentrerons pas dans le détail de ces deux conflits qui se suivent de près
(1296-1303).
Le premier portait sur le droit du roi de France d’imposer, de sa propre initiative,
une participation exceptionnelle du clergé aux dépenses d’un royaume en guerre.
Face à l’immunité qui protégeait les biens du clergé, la papauté exigeait un accord
préalable du pontife pour lever cet impôt : la décime. Mais celui-ci étant, bien
qu’exceptionnel, de plus en plus fréquent et jamais refusé par Rome, le Capétien se
crût autorisé à en décider lui-même… d’autres rois aussi. La réplique pontificale fut
immédiate et la bulle clerici laïcos en rappelant le principe d’immunité des biens du
clergé, interdit les nouvelles décimes. Philippe le Bel prit donc l’initiative de bloquer
les frontières du pays à toute exportation de métal précieux ou de numéraire, c’est-àdire en privant la papauté de ses revenus français (annates en particulier) qui étaient
de loin les plus importants. Les deux pouvoirs se tenaient par …la barbichette et il
fallait en sortir. Le Pape céda le premier. Il sauva la face en feignant de prendre
l’initiative d’une acceptation qui lui était en fait imposée. Il reconnaissait le pouvoir
du roi à lever de son propre chef un impôt théoriquement exceptionnel sur les biens
d’un clergé qui, effectivement, bénéficiait de la protection royale sur ses biens et ses
libertés.
Dans le fond, la lutte avait laissé des traces : le Pape avait traité le Roi de « faux
monnoyeur » et la rancune royale était tenace. Boniface crut bon d’apaiser Philippe. Il
canonisa son aïeul en 1298. Le Capétien n’en fut pas peu fier !
Le second conflit touchait aux privilèges de la justice de l’Eglise, à l’exemption des
clercs par le privilegium fori, et surtout à la sécurité politique dans le Midi de la
France. Il devait aboutir à « l’attentat d’Anagni » et à la mort du Pape à l’automne
1303. L’agitation provoquée dans le Sud-Ouest par le nouvel évêque de Pamiers,
Bernard Saysset, tenait à la fois du fait-divers local, de la menace « internationale »,
de la contestation politique et de la provocation ecclésiastique. Le piémont pyrénéen
était depuis peu purgé de l’hérésie cathare, mais le voisinage de l’Aquitaine anglaise,
les troubles dans le clergé excité par les excès de Bernard Délicieux, le regard
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insistant de l’Aragon, ne pouvaient qu’inciter le Capétien à surveiller la région
comme le lait sur le feu. Or, tout évêque qu’il était, Bernard Saysset se comportait en
séditieux s’efforçant de réveiller la conscience politique et les tendances autonomistes
dans le sud du pays. Au regard du Roi il était fauteur de trouble avant d’être évêque
et donc immédiatement passible de la justice royale. Ce n’était évidemment pas l’avis
du Pape auprès duquel l’évêque avait fait appel. Dès lors le face à face entre le
Capétien et le Pontife renvoya à l’arrière-plan la suite ubuesque de l’affaire Saysset.
On en fit une question de principe et on sortit l’artillerie lourde.
La bulle ausculta filii sur un ton encore très paternel rappela fermement à Philippe le
« privilegium fori » et le droit absolu pour l’évêque d’être traduit devant un tribunal
ecclésiastique.
Constatant l’erreur du Capétien, le Pape convoquait à Rome les
évêques de France à un synode devant lequel Philippe serait amené à venir
s’expliquer. On imagine l’enthousiasme royal devant une telle injonction ! Il interdit,
avec un succès très mitigé, aux évêques de se rendre au synode mais surtout il fit
présenter par son chancelier Pierre Flote, aux Etats réunis au palais de la Cité, une
version volontairement déformée de la bulle et une soi-disant réponse royale assez
pitoyable au fond :
« Philippe par la grâce de Dieu Roi de France à Boniface qui se dit Pape, peu ou pas
de salut ! Que ta très grande fatuité apprenne qu’en politique nous ne sommes
soumis à personne… »
Cette fausse réponse, en forme de grossière provocation, était destinée, et pour la
première fois dans le royaume de France, à discréditer aux yeux de l’opinion
publique tout entière les prétentions pontificales à s’occuper de questions internes au
Royaume et à sa sécurité, le fauteur de troubles fut-il un clerc haut placé. C’était la
première d’une manipulation qui aura désormais dans l’histoire, y compris
contemporaine, un très honorable succès.
Quelques mois plus tard, l’ost royal était défait à Courtrai par les humbles ouvriers
du textile et les éperons dorés de la chevalerie française décoraient, rutilants, les
piliers de la cathédrale. Pierre Flote, le chancelier de France, gisait parmi les cadavres
et le Pape triomphait : le jugement de Dieu était clair, il condamnait le roi de France.
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Fort de l’appui du Très-Haut et de la présence d’un bon nombre d’évêques français
au synode de Rome le Pape publia en novembre la bulle Unam sanctam. Elle
réaffirmait la remise par Dieu entre les mains du Pape de deux glaives : le premier
pour être directement manié par le Pontife afin de diriger la Chrétienté et le second
remis par lui aux princes pour être manié par leur potestas sur son ordre et à sa
gloire ! Ils étaient tenus d’obéir sous peine du châtiment divin. Ausculta filii était de la
guimauve à côté d’Unam sanctam reprenant en termes particulièrement vifs l’exposé
de la théocratie pontificale. Ce fut le malheureux cardinal Lemoine qui fut chargé de
transmettre à Paris le texte de la bulle et, dit J. Chelini, « de recueillir les excuses du
Roi ». La tâche à accomplir dépassait de beaucoup l’envergure de la personne !
C’était pour le Capétien une déclaration de guerre. Rassemblant l’ensemble des griefs
qu’il nourrissait contre le Pape, l’accusant de tout ce que les rumeurs malveillantes
lui avaient appris, il décida, renouant avec une vieille tradition impériale et
carolingienne de convoquer un concile qui condamnerait un pape usurpateur,
népotique, hérétique et sodomite. Le maître d’ouvrage de cette opération était le
nouveau Chancelier de France : Guillaume de Nogaret, juriste méridional, imprégné
de droit romain, tout dévoué à Philippe et sans doute petit-fils de cathare. Il fut
expédié en Italie pour trouver le moyen, le moment venu, de remettre en mains
propres et au nom du roi de France la convocation à comparaître devant le concile et
le cas échéant, de procéder à son arrestation.
Boniface VIII de son côté, averti par Lemoine des intentions de Philippe le Bel,
préparait
une
bulle
d’excommunication
du
souverain
français.
On
avait
complètement oublié l’évêque de Pamiers !
Aussi à la fin de l’été 1303 les évènements se précipitèrent. Il fallait absolument que
la convocation royale soit remise au Pape avant que Philippe soit excommunié. Une
fois le Roi mis hors de l’Eglise son droit à réunir un concile et à juger le Pape
devenait naturellement caduc.
Au matin du 7 septembre 1303 la petite troupe qui envahit Anagni, ville des Caetani
et résidence d ‘été du Pape, réunissait bizarrement des hommes aux intérêts bien
différents. Nogaret pour signifier au Pape sa convocation devant le concile et
éventuellement l’arrêter, Sciarra Colonna, neveu des cardinaux, dont les intérêts
familiaux avaient été amputés par le Pape et qui réclamait vengeance, et le podestat
Da Supino, sans doute acheté par les précédents et décidé à profiter avec la
population de la ville d’une razzia sans risque dans le palais pontifical.
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Les conjurés se retrouvèrent rapidement dans la chambre du Pontife pendant que les
habitants vidaient le palais de ses meubles et de ses bibelots. Colonna et Nogaret en
profitèrent pour mettre le Pape en état d‘arrestation et le chancelier pour lui lire sa
convocation devant le concile (la célèbre « gifle » ne fut sans doute que morale !).
L’attitude pontificale déterminée, digne et courageuse, en imposa certainement aux
assaillants qui hésitèrent sur la suite à donner à leur projet.
Hésitation fatale ! Un retournement d’opinion (ou d’intérêts ?) dans la population
d’Anagni la ramena au palais. Le Pape fut délivré par la ferveur populaire, les
meubles rapportés et même les instigateurs de l’attentat pardonnés, sauf Nogaret.
Isolé et désormais privé de l’appui de Colonna et de la population il disparut
discrètement considérant néanmoins sa mission comme accomplie.
Le Pape, brisé d’émotion, put cependant rentrer à Rome où il décéda quelques jours
plus tard.
En France, la nouvelle de son décès prit l’aspect d’une revanche. La mort du vieil
adversaire était un jugement de Dieu comme celle de Flote à Courtrai, et la grâce
divine avait changé de camp. Certains allèrent jusqu’à dire qu’Anagni avait vengé
Canossa. Dès l’été suivant d’ailleurs Mons-en-Pevèle effaça la cuisante défaite de
Courtrai.
Philippe le Bel restait pourtant insatisfait de la disparition, trop rapide à son goût, de
Boniface. Il s’était vu privé de son espoir d’un concile qui aurait, au-delà de la
personne du Pape et de ses défauts, condamné les prétentions pontificales à dominer
les princes ; surtout lui, le Capétien « Empereur en son pays », petit-fils de SaintLouis et garant le plus sûr de l’orthodoxie chrétienne. Le Pape n’était qu’un chef
hiérarchique du clergé. L’Eglise comprenait aussi tous les fidèles, les laïques qui
étaient avant tout les sujets du Roi de France. Nogaret, l’exclu du pardon pontifical,
n’en pensait pas moins.
Ainsi naissait progressivement dans la pensée royale l’idée d’un procès posthume
destiné à condamner les prétentions excessives et les fautes impardonnables de
Boniface, mais aussi les prétentions pontificales tout court : celles des papes passés et
à venir.
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D’ailleurs la condamnation de Boniface n’était-elle pas le seul moyen de justifier a
posteriori l’affront infligé à la personne sacrée par Nogaret au château d’Anagni ?
Cette frustration qu’il cherche à effacer, cette justification qu’il appelle de ses vœux se
retrouveront désormais comme une constante des préoccupations royales. Après le
court pontificat de Benoit XI, c’est Clément V et les Templiers qui devront en subir
les retombées.
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Conférence n° 4
L’étrange affaire des Templiers (1307-1314)
Face à Philippe le Bel et à sa rancune tenace, le nouveau pape Clément V allait avoir
bien du mal à lutter. D’origine gasconne, archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got
avait été choisi hors des clans romains comme un candidat susceptible de plaire à son
duc, le roi d’Angleterre, ainsi qu’à son souverain, le roi de France. C’était un choix
très politique capable d’apaiser les relations à nouveau tendues entre les deux
principales puissances de la chrétienté.
Mais l’archevêque était un homme cupide et ambitieux, pratiquant un népotisme
insolent et donc fragilisé par sa réputation. Peut-être aussi par le nomadisme qu’il
avait imposé à la curie et à l’administration pontificale pour éviter le guêpier romain.
Son errance à travers le royaume de France nuisait à son image et à son efficacité.
C’est bien dans un rapport de force entre Philippe et le « pape Clément » qu’il faut
analyser l’affaire du Temple et la fin des Templiers ; dans un contexte tout empreint
du souvenir de l’autoritarisme de Boniface VIII et de « l’attentat d’Anagni » dans la
suite logique duquel il se situe.
Nous suivrons donc largement le jugement de Julien Théry dans son « Dictionnaire
européen des Ordres militaires au Moyen-Âge » : « le destin du Temple fut scellé
dans la logique d’une histoire qui n’était pas la sienne mais bien celle de la
monarchie française : l’histoire de la confrontation entre Philippe le Bel et la papauté,
l’histoire des liens privilégiés construits à cette occasion entre Dieu, la France et son
roi très chrétien. Il y fallut l’un des procès politiques le plus retentissant de la fin du
Moyen-Âge et le plus trouble assurément, dominé qu’il fut, de bout en bout, par
l’arbitraire, les pressions et les manipulations de la raison d’Etat. »
Cette affirmation, parfaitement étayée, nous entraîne bien loin des fantasmes
traditionnels sur le fameux « trésor des Templiers » ou sur le risque que la puissance
de l’Ordre aurait fait courir à l’autorité royale.
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Rien non plus dans l’histoire récente des rapports entre l’Ordre et les Capétiens ne
pouvait laisser prévoir la brutalité de la « rafle » de l’automne 1307. Ni l’attitude
réticente du Temple à sa participation au paiement de la rançon de Saint-Louis au
lendemain de la défaite de La Mansourah, ni l’utilité contestable de l’Ordre au
Proche-Orient depuis la chute de Saint-Jean-d’Acre en 1291, ni la répugnance du
grand maître Jacques de Molay à envisager la fusion de son ordre avec celui des
Hospitaliers de Saint-Jean n’apparaissent comme des raisons suffisantes.
Mais l’opinion connaissait mal le Temple. Les commanderies étaient des structures
assez fermées où s’accumulaient, grâce au travail de la terre, des richesses dont on ne
connaissait pas la destination. La chevalerie de l’Ordre développait son action de
sécurisation des pèlerins et des principautés de Palestine en fréquente opposition
avec les « poulains » moins diplomates avec les puissances musulmanes. Que se
passait-il exactement derrière ces grosses tours du Temple où dormait le Trésor
royal ? Le secret, l’argent, l’Orient habillaient l’Ordre des fantasmes de l’opinion
publique. Il avait mauvaise réputation.
Il ne fallait pas compter sur le clergé pour l’améliorer. Les immunités et les
exemptions dont bénéficiait l’Ordre depuis sa fondation véritable en 1129 faisaient
des jaloux. Rattaché directement à l’autorité pontificale et responsable seulement
devant elle, l’Ordre échappait au contrôle des évêques et des officialités. L’esprit de
croisade sur lequel s’était bâtie sa richesse lui avait valu de multiples avantages
financiers du Souverain Pontife qui s’ajoutaient aux aumônes et dotations
nombreuses des croisés sur le départ ou lors de leur mort en Terre sainte. La jalousie
était au sein de l’Eglise elle-même.
C’est sans aucun doute cette mauvaise réputation associée à une dépendance
pontificale exclusive qui décida le roi de France à attaquer par ce biais la mémoire de
Boniface VIII et l’autorité du Souverain Pontife.
La décision avait été prise au cours de l’été 1307 par Philippe et Guillaume de
Nogaret dans le plus grand secret. L’arrestation de tous les Templiers de France au
matin du 13 octobre fut un modèle de discrétion et d’efficacité à mettre au compte de
Nogaret et de l’administration royale : une « rafle du Vel d’Hiv » avant l’heure. Peu
de Templiers passèrent entre les mailles du filet. Aucun ne comprenait les raisons de
l’intervention royale dont, en tant que religieux, ils se sentaient naturellement à
l’abri.
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Les quelques jours qui suivirent l’arrestation furent décisifs. Il fallait obtenir de ces
malheureux les aveux les plus rapides possibles sur les chefs d’accusation dont on les
chargeait : hérésie, blasphème, commerce satanique, sodomie. En effet, une fois les
aveux obtenus, le Pape ne pourrait plus nier les fautes impardonnables du Temple ni
refuser l’intrusion royale dans une affaire qui touchait, au-delà de la responsabilité
pontificale, l’ordre public dans le royaume.
Les menaces, les tortures et les bûchers produisirent rapidement les effets escomptés.
Les Templiers avouèrent, dignitaires compris, tout ce qu’on voulait entendre d’eux.
Le Pape s’émut enfin de l’attitude du roi de France, mais un peu tard puisque les
religieux avaient bien avoué leurs fautes. Non seulement ils étaient coupables, mais
le Pape déjà averti durant l’été de l’émotion royale n’avait pas bougé alors qu’il était
le responsable premier d’une institution qui lui était directement rattachée. Le roi de
France avait désormais ses arguments pour attaquer le Pape sur sa faiblesse
coupable ; il était plus soucieux que le Pontife de la vie des religieux et de l’image de
l’Eglise ; au point d’ailleurs de souhaiter l’union de tous les royaumes de la
Chrétienté à l’opération qui venait d’être menée en France. Ils déclinèrent poliment
l’invitation.
L’année 1308 fut marquée par deux rencontres du Roi et du Pape, la première à
Tours et la seconde à Poitiers. L’affaire des Templiers était naturellement à l’ordre du
jour.
La première à Tours, au printemps, fut animée par un nouveau conseiller du Roi,
Guillaume de Plaisians, un ami de Nogaret, aussi acharné que lui à obtenir
l’anéantissement des Templiers. En des termes très vifs le Pape fut enjoint par ceuxci de procéder rapidement à la condamnation de l’Ordre sous peine d’apparaître
comme un de ses défenseurs. Quant aux Etats, à nouveaux réunis, ils furent
conditionnés comme ils l’avaient déjà été en 1302 à propos de la bulle Ausculta filii
par le chancelier Pierre Flote, c’est-à-dire remontés à bloc contre le scandale du
Temple et l’apathie pontificale.
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A Poitiers, au début de l’été , Clément V fut violemment pris à partie, en présence du
Roi, par Plaisians :
« Ne vous déplaise, Père très saint, le roi de France a fait plus que vous pour l’Eglise
de Dieu ! »… ce qui donnait naturellement une justification à son action présente,
mais peut-être aussi à celle d’Anagni auparavant contre la réputation contestée de
Boniface VIII. Il continua : « son grand père, de sainte mémoire, Saint-Louis, est mort
en poursuivant l’exaltation de la foi ». Alors qu’aucun pape n’avait jamais participé à
la croisade ! Il termina sa harangue par cette phrase stupéfiante sur l’affaire des
Templiers : « Puisque le Roi, les prélats, les barons et les populations de ce royaume
insistent pour que cette affaire soit rapidement expédiée, qu’il vous plaise, Père saint,
de l’expédier aussitôt » et il ajouta cette incroyable menace à l’égard du Souverain
Pontife : « Sinon, il nous faudrait vous parler un autre langage ! ». Le Saint Père n’en
croyait pas ses oreilles.
Contraint d’agir fermement et rapidement, le Pape était d’autant plus perplexe qu’il
n’était pas convaincu de la spontanéité des aveux des Templiers. Il cherchait surtout
à gagner du temps en faisant traîner les choses. Philippe avait consenti à rendre au
Pape la poursuite du procès du Temple et des Templiers. Mais que pouvaient faire
un pape, une curie et une administration itinérante d’un tel fardeau ? Il fut donc
convenu que les Templiers resteraient dans les prisons royales mais seraient jugés
par les tribunaux épiscopaux de l’inquisition. Ce qui signifiait en fin de compte que
les prisonniers restaient sous la surveillance de Nogaret et Plaisians et qu’ils seraient
jugés par des tribunaux présidés par des évêques qui étaient à peu près tous des
hommes du roi, notamment Philippe de Marigny, archevêque de Sens et donc
métropolitain de Paris, le frère d’Enguerrand et successeur de Nogaret au poste de
chancelier de France. Comme le dit J. Favier dans son « Philippe le Bel », le Roi était
en fait le grand inquisiteur dans l’affaire du Temple.
Mais Clément V avait dû faire une autre concession au Capétien : la tenue prochaine
d’un concile qui justifierait sa répression contre les Templiers, condamnant l’Ordre…
et donc le laxisme pontifical et statuerait sur l’affectation nouvelle des énormes biens
fonciers de l’Ordre. On conçoit qu’il s’acharna à faire retarder ce concile qui,
initialement prévu en 1310, se tint en 1312 à Vienne au sud de Lyon, sous la pression
de l’armée royale qui s’approchait inexorablement par le nord.
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Clément V était plus angoissé que jamais, car les pères conciliaires réunis à Vienne
étaient, dans leur grande majorité, favorables aux Templiers et peu enclins à la
condamnation de l’Ordre. Il était pris entre l’enclume et le marteau. Heureusement
Philippe envoya pour le présider à Vienne le nouveau chancelier de France
Enguerrand de Marigny, sans doute plus souple que Nogaret dans cette affaire et qui
parvint à des solutions négociées acceptables par toutes les parties.
-
Le Roi renonçait à une condamnation de l’Ordre du Temple. Le Pape décidait
par une procédure administrative de le dissoudre purement et simplement.
Cette habileté évitait le procès qui aurait permis aux pères conciliaires de
soutenir les Templiers et au roi de France d’en profiter pour attaquer
l’irresponsabilité pontificale.
-
Mais, l’ordre dissous, qu’advenait-il des Templiers encore prisonniers,
notamment des dignitaires (Molay, Charnay, Payraud et Gonneville) qu’on
avait pris soin de tenir à l’écart en les incarcérant, sous prétexte de maladie, à
Chinon ? Ils restaient théoriquement passibles d’un tribunal ecclésiastique et
donc soumis à la volonté du Pape. C’est d’ailleurs une rencontre avec lui que
les prisonniers demandaient depuis plusieurs années. Ils espéraient, libérés de
la pression royale, pouvoir clamer enfin la vérité devant le chef de l’Eglise.
C’est justement ce que ni le Pape, ni le Roi, qui avaient enfin trouvé un terrain
d’entente, ne voulaient.
-
Les autres décisions conciliaires revêtaient une importance moindre et
tournaient autour de la dévolution des biens du Temple qui, finalement,
échurent aux Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Le roi de France
retenait une somme de 200 000 livres correspondant aux frais de gestion par
l’administration royale des biens du Temple depuis cinq ans que durait le
procès.
-
Restait à régler le sort des quatre dignitaires encore prisonniers du Roi mais
dont le Pape s’était réservé le jugement. Ils continuaient à espérer une
audience pontificale pour clamer leur innocence. Le Pape, tenu par son
marché de Vienne, ne pouvait plus rien pour eux. Il désigna trois cardinaux
pour le jugement final, parmi lesquels Nicolas de Freauville, confesseur de
Philippe le Bel. C’est dire que leur sort était scellé !
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Le 19 mars 1314, Molay, Charnay, Payraud et Gonneville comparurent publiquement
sur le parvis de Notre-Dame pour s’entendre signifier leur jugement. Du fait des
fautes avouées, c’était la prison à vie. Sachant l’issue fatale que les geôles royales leur
réservaient, Molay et Charnay n’hésitèrent pas, face à la foule rassemblée, à clamer ce
qu’ils n’avaient pu dire au Pape : leur innocence, celle de l’Ordre dissous et son
exemplarité.
Cette rétractation en public plongea le camp royal dans la panique. Le Conseil se
réunit en urgence au Palais de la Cité. Il déclara relaps les deux condamnés et exigea
qu’ils soient brûlés sur le champ. On improvisa rapidement un bûcher sur la petite
île aux Juifs en face du Palais. Ils montèrent dignement sur ce bûcher et disparurent
bientôt dans les flammes.
C’était la fin d’une affaire qui avait opposé pendant sept ans la puissance du
Capétien à l’autorité pontificale. L’affaire du Temple, issue d’une mauvaise
réputation et de quelques ragots malveillants, n’avait été que le prétexte de leur
affrontement. Il est très vraisemblable que le Roi ait réellement cru à la culpabilité du
Temple. Pour Nogaret, c’est beaucoup moins sûr. Clément V était convaincu du
contraire, mais un pape affaibli par ses défauts notoires pouvait-il contrecarrer la
volonté du Capétien ?
Ils moururent tous deux dans les mois qui suivirent.
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Conférence n° 5
Après l’exil d’Avignon et le grand schisme, les débuts du
« Gallicanisme » et la « Pragmatique sanction »
L’Eglise dans l’Etat (1318-1438)
Nous avons déjà souligné les inconvénients du nomadisme de la cour pontificale.
Clément V avait pris l’habitude à la fin de sa vie de résider souvent en Avignon. La
ville appartenait aux Angevins de Naples comme toute la Provence. L’enclave du
Comtat Venaissin autour de Carpentras était devenue propriété pontificale par
donation de Philippe III le Hardi. Clément V était mort en 1315 et son successeur fut
le cardinal Jacques Dueze. Il avait été évêque d’Avignon de 1310 à 1312. Il prit le nom
de Jean XXII et fixa pour plus de soixante ans (1316-1378) la papauté en Avignon. S’y
succèderont six papes, tous originaires du sud de la France. C’est dire qu’au-delà de
sa seule implantation, la direction de la Chrétienté fut dans une large mesure sous
l’influence capétienne et angevine.
La papauté profita de cette stabilisation de la situation pour mener à bien deux
projets importants.
Le premier fut de doter le Pape, sa cour et son administration, d’un siège permanent,
digne et fonctionnel. Ce fut le grandiose palais des papes que nous voyons encore
actuellement. Ses dimensions et l’austérité de sa façade soulignent encore la
préoccupation de sécurité qui présida à sa réalisation sous Benoît XII à partir de 1335.
En bon cistercien qu’il était, Jacques Fournier veillait aussi à l’austérité du bâtiment !
L’intérieur revêtait un caractère fonctionnel avec la séparation des appartements
pontificaux et des bâtiments plus administratifs, avec la place privilégiée réservée au
trésor et à la direction financière. Clément VI (1342-1352) y rajoutera la nouvelle
chapelle pontificale et la salle du tribunal de la Rote.
En ce milieu du XIVè siècle Avignon apparaissait aussi comme une oasis de calme
dans la mesure où le royaume de France, qui avait dû faire face en 1328 à la
succession difficile des Valois aux Capétiens, reprenait la lutte contre l’Angleterre
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subissant d’humiliantes chevauchées et deux cruelles défaites à Crécy en 1346 et
surtout Poitiers en 1356, suivies de l’emprisonnement du roi et de la mort en 1364 de
Jean II le Bon à Londres. A Rome la dictature de Cola di Rienzo n’était guère plus
attrayante. Dans le calme d’Avignon, les papes donnaient à la chrétienté une
administration moderne et efficace.
Mais les Romains, de nombreux dignitaires du clergé et quelques personnalités
marquantes ne s’étaient pas résignés à ce nouvel « exil de Babylone ». Ils œuvraient
d’autant plus efficacement à un retour à Rome que l’archevêque de Tolède,
Albornoz, avait fini par rétablir l’ordre dans les états de l’Eglise avant 1370. Le
dernier pape d’Avignon, Grégoire XI, prépara les esprits à retrouver les bords du
Tibre. Ce fut chose faite en 1378. La puissance pontificale, durant sa convalescence
avignonnaise, avait repris des couleurs face à la France et à l’Angleterre qui se
déchiraient et oubliaient pour un temps les affaires de l’Eglise.
L’apaisement fut de courte durée. Le séjour d’Avignon avait amené en masse à la
curie des cardinaux français désignés par des papes français. Avec le retour à Rome,
les Italiens entendaient bien reprendre la majorité à la curie et élire l’un des leurs
comme pape. Ce qui advint le 12 avril 1378. Barthélémy Prignano, archevêque de
Bari, prit le nom d’Urbain VI. Les premières mesures adoptées par un pape maladroit
et les conditions ambigües de son élection entraînèrent rapidement la sécession d’un
groupe de cardinaux, à majorité français qui, réunis à Fondi, élurent comme pape
Robert de Genève, un cousin du roi de France, sous le nom de Clément VII. Le Grand
Schisme d’Occident était né, qui ne se résorberait que quarante ans plus tard en
1415… Il laisserait une chrétienté perplexe, ballotée entre les obédiences et soumise
aux revirements de la politique des états. En effet, les royaumes d’Occident ne purent
rester neutres dans cet affrontement, à commencer par la France et l’Angleterre, et
parce que le premier soutenait naturellement Clément VII, le second accorda son
obédience à Urbain VI. Le clivage politique devint très net. La France fut rejointe par
l’Ecosse, ennemie traditionnelle de Londres, les royaumes chrétiens de la péninsule
ibérique, la Savoie et le royaume de Naples tenu par les Angevins. L’Angleterre
entraîna l’Empire, l’Irlande, les villes d’Italie du Nord et naturellement la Flandre qui
vivait de la laine anglaise.
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Derrière l’opposition des papes, c’était tout l’Occident chrétien qui se scindait,
vouant à l’échec les tentatives de conciliation. En effet, accords ou soustractions
d’obédience se répercutaient sur les moyens matériels dont pouvaient disposer les
deux parties. C’était l’investiture des évêques et par là les revenus pontificaux qui
affluaient ou se tarissaient.
Dans ces conditions, il fallut attendre l’année 1409, la trente-et-unième année du
schisme pour voir tenté le premier déblocage de la situation. On ne pouvait miser sur
l’entêtement des deux clans bien que Grégoire XII ait succédé à Urbain VI et Benoît
XIII à Clément VII qui, dès le départ, avait repris le chemin d’Avignon. Le concile de
Pise élut un nouveau pape, Alexandre V. Mais comme les deux opposants refusèrent
leur déposition, il y eut trois papes au lieu de deux, ce qui commençait à faire
désordre !
En revanche, une force nouvelle apparaissait qui allait jouer un rôle déterminant :
celle du concile. Non pas d’un concile réuni par le Pape pour fixer la doctrine de
l’Eglise, mais d’un concile faiseur de papes, ce qui sous-entendait sa supériorité
décisionnelle dans la Chrétienté.
Il fallut attendre le concile de Constance en 1414-1415 pour sortir enfin de la crise. Il
obtint successivement la déposition de Jean XXIII qui avait succédé à Alexandre V,
l’abdication de Grégoire XII le pape de Rome et la destitution de Benoît XIII, Pedro
de Luna, le pape d’Avignon, qui partit bouder tout seul sur son rocher de Peniscola.
Un seul pape, Martin V, élu par le concile, présidait désormais aux destinées de la
chrétienté d’Occident.
Mais l’autorité conciliaire qui avait fini par mettre un terme au schisme n’entendait
pas pour autant abandonner son influence sur le Pape et la Chrétienté. Le décret
frequens contraignait désormais le Saint-Père à des réunions périodiques du concile et
stipulait son pouvoir supérieur en cas de nouveau schisme. Il faudrait, pour un
temps, compter avec lui.
Le royaume de France s’apprêtait, quant à lui, à vivre les heures les plus sombres de
son histoire. Après le répit du règne de Charles V, celui de Charles VI allait tourner à
la catastrophe à cause de la maladie du Roi. La folie qui le prit en 1392 en traversant
la forêt du Mans et la diminution progressive de ses périodes de lucidité allaient
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mettre le pouvoir, dans une France menacée, à la portée de qui voudrait bien s’en
emparer. L’agitation cabochienne, la lutte sans merci entre Armagnacs et
Bourguignons, mettaient le pays à mal. L’assassinat par Tanguy du Chatel, sur ordre
du dauphin et malgré les réticences du sage Robert Le Maçon, du duc de Bourgogne
Jean Sans Peur sur le pont de Montereau en 1419, scella l’alliance de l’Angleterre et
de la Bourgogne contre le royaume de France.
La pression fut insupportable et le pauvre Charles VI dut signer en 1420 l’infâmant
traité de Troyes qui, récusant les prétentions du soi-disant « dauphin du Viennois »,
remettait, à la mort du Roi, la couronne de France entre les mains d’Henri V
d’Angleterre et de sa descendance. Les décès presque simultanés en 1422 des rois de
France et d’Angleterre firent monter sur le trône des deux pays un enfant de
quelques mois, Henri VI, fils d’Henri V, et futur époux de Marguerite d’Anjou, fille
du Roi René. Le duc de Bedford, son oncle, prit le titre de régent et exerça en France
le pouvoir en son nom.
L’occupation anglaise pesait sur tout le nord du royaume jusqu’à la Loire. Paris était
investi. Le soi-disant dauphin, futur Charles VII, replié en Berry, en était réduit à une
résistance symbolique, sans grands moyens politiques et militaires, mais riche encore
d’une France méridionale qui, à l’exception de l’Aquitaine, était peu touchée par la
guerre.
C’est dans l’adversité que se puisent souvent les plus grandes forces et celle que
vivaient les Français était de nature à susciter une réaction d’orgueil qu’on peut, pour
la première fois dans l’histoire du pays, qualifier de « nationale ». Malgré les
subtilités politiques de la régence de Bedford, l’Anglais était de plus en plus haï. De
féodale qu’elle était au départ, la guerre prenait contre l’Anglais l’allure d’une
véritable croisade nationale.
L’apparition soudaine de Jeanne d’Arc en 1429, mi-envoyée de Dieu, mi-incarnation
de la fierté nationale, symbolisait parfaitement cette double aspiration.
Dieu était avec elle du côté des Français pour faire couronner le dauphin et « bouter
les Anglais » hors du royaume. Son arrivée, peut-être trop opportune pour n’avoir
pas été réfléchie en haut lieu, permit en tout cas de donner au pays un roi français
couronné à Reims et de préserver de l’invasion anglaise la France méridionale.
C’est le traité d’Arras de 1435 qui amorce la fin de la guerre de cent ans, en ramenant
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la Bourgogne de Philippe le Bon dans le camp français. Il marque la victoire
diplomatique du « parti angevin » emmené par Yolande d’Aragon et Pierre de Brézé.
La date est aussi celle de la mort de Bedford. C’est le grand tournant du conflit, car à
partir de cette période, tout va désormais sourire à Charles VII « le bien servi » qui
va, en trente années, reconquérir le territoire et réorganiser la France.
Cette réorganisation passait par la redéfinition des rapports entre le royaume et la
papauté perdus de vue pour cause de guerre de cent ans. Il est significatif que
Françoise Autrand qui a consacré neuf cents pages à une biographie de Charles VI ne
réserve que quelques lignes aux affaires religieuses. On avait mis de côté les
questions d’élection pontificale et d’autorité conciliaire. Jeanne d’Arc avait effacé
l’élection de Martin V.
Celui-ci était lié désormais parle décret frequens et marqué à la soutane par les pères
du concile. Or le XVè siècle amenait la présence de plus en plus nombreuse des
universitaires au sein de ces assemblées. Il semble bien que leur arrivée en masse ait
contribué, depuis qu’un pape légitime était élu, à axer leurs préoccupations sur deux
points essentiels : la répartition des bénéfices ecclésiastiques et les moyens matériels
de la vie du clergé. On était bien loin des discussions théologiques et du droit
canonique.
Les conciles menèrent la vie dure à Etienne IV, successeur de Martin, et il fallut
attendre que le concile se condamne lui-même par ses lenteurs, ses subtilités
byzantines et ses appétits financiers, pour que Nicolas V en 1449 puisse renouer avec
une certaine sérénité.
Pendant que l’Eglise tanguait à nouveau, le royaume de France travaillait à sa
reconstruction. Son clergé comptait bien y participer.
C’est le 5 juin 1438 que fut ouverte par le Roi l’assemblée des prélats français. Elle
devait déboucher sur la « pragmatique sanction » de Bourges destinée à redéfinir les
rapports entre le clergé de France et « son » roi.
. Le roi de France devenait le gardien et protecteur des Eglises du royaume
. Afin d’atténuer les « exigences pontificales », il se portait garant de la liberté des
chapitres dans les élections épiscopales et abbatiales
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. Tout en se réservant un droit de « recommandation bienveillante » sur ces mêmes
élections.
Le clergé français adhéra massivement à ce particularisme national. Il lui permettait
d’échapper aux divisions nées des tergiversations italiennes, à l’autorité d’un pape
devenu étranger depuis son retour à Rome, aux excès des prétentions pontificales
dans les domaines de la fiscalité et des élections aux charges épiscopales et
abbatiales.
La « pragmatique sanction » ne fut jamais appliquée à la lettre. Charles VII était
soucieux de ménager l’autorité pontificale comme l’autorité conciliaire. C’était,
cependant, dans l’hypothèse d ‘un conflit avec Rome une prise de position du clergé
français dont le Roi pourrait se prévaloir. Le « gallicanisme » latent depuis les règnes
de Louis IX et Philippe Le Bel prenait forme officielle et l’exemple sera suivi par
d’autres royaumes, notamment outre-Manche avec l’anglicanisme du XVIè siècle.
L’Occident chrétien, dans sa belle unité sous l’autorité impériale avait vécu. La
théocratie pontificale avait échoué devant la montée en puissance des royaumes. La
réforme grégorienne avait voulu faire des clercs une population à part, forte, libre,
vertueuse et protégée par le Pape. C’était oublier d’une part que l’Eglise était aussi
constituée de laïques, d’autre part que les liens tressés au départ entre les princes et
leurs clergés n’étaient pas que spirituels. La séparation stricte du temporel et du
spirituel ne pouvait tourner qu’au conflit.
Comme un grand hôtel désormais ingérable, l’Occident chrétien fut cédé par
appartements aux rois et aux princes. Les Eglises étaient bien désormais dans l’Etat et
non l’inverse.
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