Le pape François et le libéralisme philosophique
Gérard THORIS, professeur à Sciences-Po
6/1/14 La Croix
« Me voici, Seigneur, je viens faire ta volonté » (Ps 39). Cette parole retentit toute l'année
dans le cœur des chrétiens, mais de manière plus intense dans ce temps de Noël. Elle s'oppose
à ce qui est le cœur de la philosophie des Lumières, à savoir l'autonomie de la volonté : « Me
voici venu au monde, je viens faire la loi à laquelle j'obéirai. » Au fond, cela ne devrait
surprendre personne : aucun disciple du Christ ne peut se dire libéral en ce sens philosophique
du terme. On ne doit donc pas être étonné que le pape François, dans son exhortation
apostolique Evangelii gaudium, rejette et dénonce ce libéralisme-là sans néanmoins le
nommer.
L'un des moments les plus significatifs de ce rejet se trouve dans l'analyse du processus de
sécularisation. « Alors que l'Église insiste sur l'existence de normes morales objectives,
valables pour tous, “il y en a qui présentent cet enseignement comme injuste, voire opposé
aux droits humains de base. Ces argumentations proviennent en général d'une forme de
relativisme moral, qui s'unit, non sans raison, à une confiance dans les droits absolus des
individus. Dans cette optique, on perçoit l'Église comme si elle portait un préjudice
particulier, et comme si elle interférait avec la liberté individuelle”» (§ 64) (1).
Pour prendre un exemple dans l'exhortation apostolique elle-même, « il y a aussi les enfants à
naître » (§ 213). Si le psalmiste est ébloui par l'œuvre de Dieu et s'exclame : « C'est Toi qui
m'as tissé dès le sein de ma mère » (Ps 139, 13), l'homme moderne cherche à nier la dignité de
l'enfant à naître « afin de pouvoir en faire ce que l'on veut, en leur retirant la vie et en
promouvant des législations qui font que personne ne peut l'empêcher » (§ 213). Or, «
précisément parce qu'il s'agit d'une question qui regarde la cohérence interne de notre message
sur la valeur de la personne humaine, on ne doit pas s'attendre à ce que l'Église change de
position sur cette question » (§ 214). Bien sûr, il faut lire l'ensemble du texte et considérer de
quelle manière le pape François veut donner une impulsion nouvelle à l'Évangile de la
miséricorde. Mais, justement, la miséricorde s'exerce vis-à-vis de ceux qui ont transgressé une
loi, une norme, voire une règle et qui acceptent de se retourner dans leur cœur.
On ne devrait donc pas être étonné, corrélativement, que le pape François accorde une
importance à la notion de péché : « Avec la négation de toute transcendance, (le processus de
sécularisation) a produit une déformation éthique croissante, un affaiblissement du sens du
péché personnel et social, et une augmentation progressive du relativisme » (§ 64). En octobre
déjà, il avait rappelé « la grandeur de la confession : le fait de juger au cas par cas et de
pouvoir discerner quelle est la meilleure chose à faire pour une personne qui cherche Dieu et
sa grâce (2) ». Mais une personne qui fait la loi à laquelle elle obéit ne peut commettre aucune
faute contre elle-même – au moins dans la conception anthropologique qu'elle se fait – ni
désirer changer quoique ce soit à son comportement !
C'est dans le même esprit qu'il faut considérer le procès en marxisme qui lui est fait. C'est
seulement un procès impossible, car, au sens philosophique, le marxisme est un libéralisme.
Au chrétien qui travaille comme coopérateur de l'œuvre de Dieu a succédé, dans la
philosophie la plus courante de notre civilisation occidentale, le travail comme créateur de
l'homme par l'homme. « Pour l'homme socialiste, tout ce que l'on appelle histoire n'est rien
d'autre que le processus créateur de l'homme par le travail humain… Il a donc la preuve
irréfutable de sa création par soi-même (3). »
Alors, le pape François est-il l'homme de l'année que le magazine Time a voulu saluer?
L'année 2014 sera, en France, l'occasion de vérifier si tout cela n'est pas qu'un jeu médiatique.