Année 2013-2014 Les conférences de l’INSTITUT MUNICIPAL d’ANGERS __ HISTOIRE MEDIEVALE Les relations de la papauté et du royaume de France durant le Moyen-Âge 1059 -1438 ***** Jacques LAUGERY Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – Conférence n° 1 De la réforme grégorienne au concile de Latran IV (1059-1215) Vers la théocratie pontificale Au milieu du XIème siècle POPULUS SUBJECTUS et POPULUS CHRISTIANUS se confondent totalement. Ils sont devenus « coextensifs ». L’occident chrétien est désormais une réalité forte et homogène sous l’autorité d’un pouvoir impérial restauré. Mais assez paradoxalement le clergé est en crise, menacé de dissolution dans une société féodale éclatée, avide et violente. Princes, châtelains et seigneurs entendent projeter leur puissance nouvelle sur l’Eglise en s’arrogeant le droit de pourvoir aux bénéfices ecclésiastiques et d’annexer à leur profit d’immenses biens d’église accumulés depuis des siècles. Leur liberté d’action est d’autant plus grande que le pouvoir royal, arbitre reconnu d’éventuels conflits, a été ramené à son plus bas niveau. La simonie, ou mise à l’encan des bénéfices ecclésiastiques, règne partout faisant de la naissance et de la fortune les critères premiers du choix des charges épiscopales et abbatiales. Un tel mode de désignation ne pouvait rester sans influence sur la vie quotidienne du clergé et de l’Eglise toute entière, marquée par la violence, la pauvreté religieuse et morale, l’indigence intellectuelle. Le seul remède à ce mal qui s’amplifiait était sans doute de soustraire le clergé aux influences de l’autorité temporelle et de le reconstruire sur la base de valeurs fondamentales réaffirmées, de mener une réforme aussi profonde qu’urgente. L’Eglise ne découvre pas soudain, à l’avènement du pape Grégoire VII en 1073, la gravité de la situation. Depuis un certain temps déjà ses prédécesseurs (Léon IX notamment) et les cardinaux s’efforçaient de lutter contre cette détérioration. Dès 1049 un concile tenu à Reims avait condamné et déposé plusieurs évêques 1Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – notoirement simoniaques. Mais la libération de l’Eglise de l’emprise des laïques, condition première de la réforme, devait commencer par la tête, c’est-à-dire par la fin de la tutelle impériale sur l’élection pontificale. Ce fut chose faite dès 1059, cinq ans après que l’Eglise de Rome se fut officiellement séparée de celle d’Orient. Le Pape devenait désormais un homme librement choisi par les seuls cardinaux et donc à même de promouvoir de sa propre autorité cette séparation fondamentale et jugée indispensable entre le monde des clercs et celui des laïques, entre le bon grain et l’ivraie, la vertu et le péché. Le projet pontifical s’était beaucoup nourri du monachisme et notamment de l’exemple clunisien. L’abbaye bénédictine fondée au début du Xème siècle, aux confins des royaumes et loin des sièges de l’autorité épiscopale, s’était placée sous l’autorité directe et immédiate du souverain pontife, exempte donc de la tutelle séculière. Son isolement politique et son rattachement direct au successeur de SaintPierre lui avaient valu d’être protégée des pressions du siècle et d’avoir conservé une pureté de vie monastique. Son exemplarité en avait fait un foyer de réforme monastique (sous l’abbé Maieul notamment) dont l’influence avait atteint la vallée de la Loire (Fleury, St-Florent de Saumur…) et souvent pris le nom de « pré-réforme ». Sans être donc réellement un précurseur, Grégoire VII qui donnera son nom à la réforme sera l’architecte d’une transformation profonde et durable de l’Eglise. Celleci se poursuivra bien après sa mort en 1085, puisque son aboutissement sera l’œuvre du IVème concile de Latran en 1215 et le triomphe de ce que l’on a appelé la « Théocratie pontificale » sous la papauté d’Innocent III (1198-1216). La première conséquence de la réforme grégorienne fut d’introduire dans l’occident chrétien une notion toute nouvelle de « bicéphalie » de la chrétienté. Jusque là le peuple, sujet et chrétien, n’avait eu qu’un seul chef : l’Empereur, garant de l’unité et de l’intégrité territoriale ainsi que de l’orthodoxie chrétienne de l’Occident. Le Pape était, en tant qu’évêque de Rome et successeur de Saint-Pierre, une autorité morale inégalée pour le clergé, mais le chef de la chrétienté était unique : c’était l’Empereur. La réforme créait deux pouvoirs en séparant ses prérogatives : le pouvoir sur les hommes et le pouvoir sur les âmes, le temporel et le spirituel, la potestas et l’autoritas, le domaine de l’Empereur et celui du Pape. 2– Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – C’était une formidable source de complexité pour l’augustinisme politique qui dominait ce temps. La cité terrestre et son organisation doivent préfigurer la cité céleste et s’en rapprocher au plus près. La référence permanente à l’ancien Testament donnait comme finalité à tout pouvoir le rachat des hommes condamnés par la faute originelle et l’obligation de les orienter sur la voie du salut dans l’attente du jugement dernier. La séparation des pouvoirs entre le Pape et l’Empereur ne pouvait donc se faire sur la base d’un simple équilibre, mais sur celle d’une domination du spirituel sur le temporel, de l’autoritas sur la potestas. Toutes les forces devaient s’aligner derrière le Pape « Guide suprême » et seul berger désigné par Dieu pour mener le troupeau sur la bonne voie jusqu’à l’éternel bonheur du bercail ! Mais la liberté et la prépondérance de l’autorité pontificale sur le pouvoir impérial impliquaient aussi celle du clergé, notamment des évêques, sur celle des princes et des grands féodaux. Le desserrement de l’étau féodal était au prix de l’abandon des avantages matériels consentis depuis des siècles au clergé par l’autorité temporelle. C’était vrai dans les cités où les évêques s’investissaient dans des charges publiques nombreuses, mais aussi dans les abbayes où ils assuraient par leurs prières l’éternité heureuse des familles fondatrices, dans les cours des princes enfin où leurs conseils et leur collaboration étaient déterminants. Pouvait-on, en application stricte de la réforme, priver les princes nourriciers de l’aide déférente des évêques ou réduire ces derniers avec leur église à la mendicité afin de les protéger d’un temporel naturellement corrupteur ? C’est naturellement dans l’Empire où les implications politiques du clergé étaient les plus profondes que les conflits furent les plus précoces et les plus violents. De 1077 à 1122, de Canossa au concordat de Worms, la lutte fit rage entre le Pape et l’Empereur attisée par la forte personnalité de Grégoire VII et l’intransigeance d’Henri IV. Dans le royaume des Francs où la question se posait avec une acuité moindre, il fallut malgré tout, l’inspiration conciliatrice d’Yves de Chartres et la diplomatie de Calixte II pour éviter des heurts et définir des bases qui inspirèrent finalement le compromis de Worms. On distinguait dans l’investiture du nouvel évêque, désigné par l’élection libre du chapitre, une part purement religieuse et spirituelle (matérialisée par la crosse et l’anneau remis par le Métropolitain) et une part temporelle (les bénéfices ou regalia octroyés en contrepartie de l’implication politique de la fonction) remise ensuite au nouveau prélat par le prince. 3– Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – Si le concordat donnait à l’investiture un cadre théorique acceptable par les deux parties, il était loin de régler définitivement les conflits de terrain qui allaient se succéder pendant tout le Moyen-Âge. Le serment de fidélité dû au prince par un évêque investi d’un fief et devenu à ce titre vassal de ce prince n’étant pas le moindre ! Dans la réalité, les applications des procédures d’investiture connurent des périodes d’apaisement et de conflits rallumés ; elles durent aussi dépendantes de la bonne volonté des princes et de la « compréhension » pontificale à leur égard. En Normandie comme en Angleterre où les successeurs de Guillaume le Conquérant avaient tenu à faire de la réforme leur « affaire », la pression ducale et royale demeura très forte mais s’exerça tout de même dans le sens souhaité (ou admis ?) par le Pape. Dans les faits, les princes gardèrent toujours sur les élections épiscopales et abbatiales une influence notable et d’autant plus efficace que les moyens matériels du clergé en dépendaient. Très souvent, et comme le dira finalement Philippe Auguste, on en venait au choix de candidats qui « plaisaient à Dieu et étaient utiles au royaume ». C’est au plus fort de la crise des Investitures que la chrétienté fut frappée par la nouvelle de la conquête de Jérusalem par le pouvoir musulman (1087). Bien que l’accès des chrétiens aux lieux saints n’en soit pas bouleversé, la papauté comprit très vite, au-delà de l’émotion initiale, le parti qu’elle pourrait tirer, aux yeux de la chrétienté occidentale, d’une opération de sauvegarde visant à rétablir un pouvoir chrétien sur la Terre sainte. C’était une manière d’asseoir le pouvoir du Pape face à l’autorité impériale ainsi que de rappeler à la chrétienté orientale la puissance de celle de l’Occident. En 1095 à Clermont, le pape Urbain II lança l’idée d’une croisade libératrice qui reçut un accueil plus enthousiaste encore que prévu de la part de la noblesse. Cet engagement n’était pas sans souligner les contradictions de l’Eglise. Elle, qui depuis Charroux et Elne, avait toujours condamné la violence à travers le soutien apporté à la Paix de Dieu et à la Trêve de Dieu, se trouvait à ce moment contrainte à promouvoir et organiser une opération ouvertement militaire et violente visant à la reconquête des Lieux saints. Mais contre « l’infidèle », l’opération devenait une « guerre juste ». 4Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – Au demeurant, envoyer la noblesse féodale au bout de la Méditerranée et procurer une cible infidèle à tous ces braillards plutôt habitués à se battre entre eux ou à dépouiller églises et abbayes de leurs biens n’était pas fait pour déplaire au Pape. On sait ce qu’il advint de la première croisade. Non seulement Jérusalem fut reprise en 1099, mais s’installèrent rapidement un royaume franc autour de la ville sainte et des principautés à Antioche, Tripoli et Edesse qui fixèrent pour longtemps au Proche Orient ceux qui avaient survécu aux premières opérations militaires. Fort sagement, ni les papes ni les rois ne s’étaient engagés directement dans l’aventure qui avait détendu l’atmosphère féodale de l’Occident et donné au pontife une autorité supplémentaire. Mais ni l’indépendance acquise, ni l’autorité renforcée du Pape ne pouvaient, en quelques décennies assurer la profonde transformation de l’Eglise. C’était une tâche de longue haleine qui s’échelonnera sur toute la durée du XIIème siècle et nécessitera la tenue de quatre grands conciles (Latran I, II, III, IV) entre 1123 et 1215, la construction d’un droit propre à cette institution d’exemption, ainsi qu’une organisation financière dont s’inspireront bien des souverains pour asseoir leur autorité. Le premier concile œcuménique de Latran en 1123 fut chargé, en premier lieu, de faire entériner par l’Eglise d’Occident les conclusions du Concordat de Worms sur les investitures. Il poursuivit son œuvre par la condamnation officielle des déviances qui avaient justifié la réforme : la simonie, le concubinage des clercs ou nicolaïsme, les usurpations des laïques au détriment des biens ecclésiastiques. Enfin en faisant revivre le concile « œcuménique » comme rouage essentiel de l’administration de l’Eglise, il confirmait le Pape comme chef indépendant de la catholicité d’Occident. Le deuxième concile de 1159 qui s’occupa de règlementer plus précisément la vie des clercs montra aussi les prétentions pontificales à remettre les laïques « sur le droit chemin » en condamnant certaines pratiques de la vie féodale comme les tournois ou de la vie économique comme l’usure. En 1179 le troisième concile fut surtout l’occasion de repréciser les conditions d’une élection pontificale sur laquelle l’Empereur venait officiellement de renoncer à toute prétention. L’élection, pour être incontestable, se ferait désormais à la majorité des 5Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – deux tiers. Des points importants sur la discipline du clergé furent à nouveau adoptés, mais surtout et pour la première fois, le concile condamna l’hérésie cathare qui commençait à perturber le Languedoc. Le quatrième concile en 1215 est, à juste titre, considéré comme le plus important du fait du nombre et du retentissement jusqu’à nos jours des décisions prises, de l’emprise qu’il accorda aux clercs sur la vie des laïques. Les premières décisions concernèrent l’hérésie cathare, sa répression et les avantages accordés à ceux qui s’y attelaient. Place que cette répression ne méritait peut-être pas mais qui pouvait avoir par ses sanctions une valeur exemplaire aux yeux de ceux qui seraient tentés d’échapper à la reprise en mains des fidèles, partie essentielle de la réforme. Le canon UTRIUSQUE SEXUS obligeait effectivement les fidèles des deux sexes à une confession auriculaire annuelle ainsi qu’à la communion pascale ; surtout le mariage devenait un sacrement de l’Eglise et la reconnaissance officielle du purgatoire renforçait les liens entre la communauté des vivants et celle des morts en même temps que le passage forcé par la médiation du clergé. Ces décisions conciliaires de première importance auxquelles on donnait le nom de « canons » vinrent enrichir et compléter le code qui régentait désormais la vie interne de l’Eglise, notamment des clercs, constituant le droit canonique. L’indépendance voulue par le Pape pour son Eglise appelait, pour régir le monde des clercs, un droit qui lui fut propre. A partir du moment où le PRIVILEGIUM CANONIS et le PRIVILEGIUM FORI soustrayaient les clercs à la justice ordinaire des princes il fallait à l’Eglise son propre droit et ses propres tribunaux : ce furent le droit canonique et les « officialités ». Issu du Décret de Gratien, compilation de textes anciens à vocation systématique et pédagogique, publié à Bologne au milieu du XIème siècle et enrichi ensuite par les canons des différents conciles, il fut pour l’Eglise ce que furent pour les princes le droit féodal, le droit coutumier, puis la renaissance plus tardive du droit romain. Il va de soi que cette dualité juridique entre autorité ecclésiastique et autorité princière sera bientôt source de conflits majeurs entre les deux pouvoirs, notamment lorsque les clercs de l’Université se heurteront à Paris aux sergents royaux de la Prévôté, ou lorsque des vassaux ecclésiastiques devront comparaître devant la justice seigneuriale. Les accords de Paris de 1209, largement développés par John Baldwin, tenteront d’établir un compromis acceptable mais fragile. 6– Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – Enfin l’organisation financière de l’Eglise apparaît comme une préoccupation majeure indissociable de son indépendance à l’égard du pouvoir temporel. Il s’agit d’abord de conférer un caractère sacré et intangible aux biens possédés par l’Eglise pour assurer l’accomplissement de ses tâches, qu’il s’agisse de biens tenus en fiefs ou accordés en aumônes ; de mettre ainsi un terme au système des « précaires » qui, depuis Charles Martel et les Carolingiens, empoisonnait les rapports de l’aristocratie et du clergé. Cette propriété définitive et sacrée débouchait sur l’ «immunité » des biens du clergé les abritant de toute incursion militaire ou judiciaire extérieure, mettant en « sauveté », c’est-à-dire sous la protection de la seule Eglise ceux qui y habitaient, y travaillaient ou s’y réfugiaient. Il fallait aussi transférer au clergé les biens privés indispensables à la pratique du culte et à l’exercice des sacrements. Ce transfert se fit lentement, en particulier pour les églises castrales et fut souvent l’objet d’une concurrence effrénée entre le clergé séculier et régulier qui en fut souvent le principal bénéficiaire. Restaient enfin les dîmes prélevées par les seigneurs pour assurer la desserte, le fonctionnement et la maintenance des édifices religieux. Le transfert fut aussi lent et conflictuel que celui des bâtiments. Il nécessita une organisation spatiale des recouvrements qui précisa l’emprise territoriale des paroisses et préfigura celle des communes. Lorsqu’en 1198 le cardinal Lothaire de Segni est élu Pape sous le nom d’Innocent III l’institution pontificale apparaît au sommet de sa puissance. Dans l’Occident chrétien la « théocratie pontificale » s’était définitivement affirmée face au « cesaropapisme » des empereurs. A la tête d’un clergé indépendant, hiérarchisé, encadré par les légats, riche de biens et régi par son propre droit, le Pape domine une Eglise poussée vers son salut sur le droit chemin de la vertu, jalonné de sacrements incontournables et surveillé en permanence par les remontées de la confession. Un pape directeur des consciences, y compris royales, et arbitre des conflits pouvant surgir entre les princes. Le « Guide suprême » de l’Occident peut compter sur les terribles menaces d’excommunication et plus encore d’interdit pour se faire entendre et respecter. Qu’on se le dise : les « Etats » sont désormais dans l’Eglise et non l’inverse ! 7- Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés – Mais l’idéal n’est pas de ce monde et des ombres apparaissent déjà au tableau, lourdes de menaces. La première est celle de la relative efficacité de la réforme sur la qualité du clergé. Si des progrès ont été réels dans le haut clergé, le bas clergé au contact des fidèles reste d’une consternante médiocrité. La seconde résulte du carcan extrêmement rigide et trop formel dans lequel le clergé a voulu enfermer le monde des fidèles. On ne résoud pas les problèmes de fond par des aménagements seulement formels. Cette erreur sera la base d’apparition d’hérésies et de déviances nombreuses. Enfin, si les prétentions impériales ont été canalisées et contraintes, le Pape va voir se développer face à son autorité des nouvelles puissances, conscientes elles aussi de leurs forces et sourcilleuses sur leur indépendance. Parmi celles-ci les Capétiens de France qui se définiront bientôt comme « Empereurs en leur pays ». ------ 8Conférences données de novembre à décembre 2013 par Jacques Laugery, ancien maître de conférences de l’Université d’Angers – Tous droits réservés –