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Ce texte a été rendu possible grâce à des subventions provenant du
Conseil québécois de la recherche sociale et du Fonds pour la formation
des chercheurs et de l’Aide à la recherche du Québec.
Ce texte est une synthèse sélective de nos plus récents écrits sur
l’abandon scolaire (Janosz, Fallu et Deniger, à paraître ; Janosz,
Le Blanc, Boulerice et Tremblay, 2000, 1997 ; Janosz et Le Blanc,
1998, 1997, 1996). Ces travaux de recherche et de développement
s’inscrivent à l’intérieur d’un contexte nord-américain et le lecteur ne
VEI Enjeux, n° 122, septembre 2000
L’ABANDON SCOLAIRE
CHEZ LES ADOLESCENTS :
PERSPECTIVE NORD-AMÉRICAINE
Michel JANOSZ (*)
(*) Professeur agrégé, École de psychoéducation, université de Montréal. Chercheur
régulier au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite éducative (CRIRES).
Le décrochage apparaît comme un
indicateur de la qualité d’adaptation
sociale des individus. Phénomène
ancien, son caractère d’urgence est
lié, dans un contexte difficile d’accès
à l’emploi, aux risques de troubles
personnels ou d’entrée dans la délin-
quance qui peuvent l’accompagner.
Une multiplicité de facteurs peu-
vent favoriser (ou empêcher) le
décrochage. D’où l’intérêt de tenter
une typologie des décrocheurs ren-
dant compte de l’hétérogénéité de
l’expérience scolaire ou psychoso-
ciale, qui seule permettra une inter-
vention différenciée.
sera donc pas surpris de constater que nos référents théoriques et empi-
riques sont profondément marqués, mais non exclusivement, par les tra-
vaux réalisés au Canada et aux États-Unis.
Pourquoi prévenir le décrochage scolaire ?
Les appels à la mobilisation au sujet de la prévention du décrochage
scolaire n’ont jamais été aussi nombreux en Amérique du Nord que
depuis le début des années quatre-vingt-dix (ACAAS, 1992 ; MEQ,
1992, US Department of Education, 1991). L’évolution du contexte
social, économique et politique n’est certainement pas étrangère au sen-
timent d’urgence qui entoure la question. Rappelons que, durant la pre-
mière moitié du XXesiècle, les décrocheurs étaient grandement majori-
taires. L’absence de diplôme ou de formation spécialisée n’entravait pas
la capacité des individus à s’intégrer à la société adulte. La vision du
décrochage scolaire comme un problème social ou individuel est forte-
ment influencée par les contextes sociaux, économiques, industriels et
politiques qui prévalent à une époque donnée. L’engorgement progres-
sif du marché de l’emploi pour les jeunes, la disparition de milieux de
vie légitime en dehors de l’école, l’évolution exponentielle de la place
de la technologie dans le vie quotidienne, la domination grandissante
d’une économie fondée sur la maîtrise du savoir et de l’information, le
désengagement de l’État en matière de soutien social et sanitaire, autant
de changements historiques qui incitent à concevoir le décrochage sco-
laire comme une menace sérieuse à la qualité de vie des individus et au
potentiel d’adaptation de la société.
Pour confirmer cette inquiétude et justifier l’urgence d’agir, il est
d’usage de faire côtoyer les deux arguments suivants : 1) ceux qui ont
décroché de l’école ont plus de difficultés à s’intégrer au marché du tra-
vail et éprouvent différentes formes de problèmes d’adaptation ; 2) les
taux de décrochage sont élevés. Donc il y a un problème. Bien que jus-
tifiée, cette argumentation souffre de certaines imprécisions qu’il
convient de souligner.
Les « conséquences » du décrochage scolaire
Plusieurs études ont démontré que les adolescents qui ont interrompu
leurs études ont plus de risques d’éprouver une panoplie de problèmes
sociaux, économiques et sanitaires. L’intégration socioprofessionnelle
des décrocheurs est plus difficile : ils sont plus nombreux à recevoir de
l’aide sociale et de l’assurance chômage et leurs emplois sont moins
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stables, moins prestigieux et moins bien rémunérés (gouvernement du
Canada, 1993 ; Hartnagel et Krahn 1989 ; Orr, 1987 ; Sewell et Hauser,
1975 ; Steinberg, Blinde et Chan, 1984). Catterall (1987) évalue à
266 000 dollars pour les hommes et à 199 000 dollars pour les femmes
le manque à gagner moyen chez les décrocheurs durant leur vie active
(18-65 ans). Il estime ainsi, pour les décrocheurs américains de 1981 et
pour la même durée de vie active, une perte de revenu potentiel de
228 milliards de dollars et de 68,4 milliards de dollars en impôts. Étant
donné les niveaux de difficultés socio-économiques observés, il n’est
pas étonnant de constater que les décrocheurs éprouvent aussi davan-
tage de problèmes de santé physique et mentale (Chavez, Edwards et
Oetting, 1989 ; Gage, 1990 ; Tousignant, Bastien et Hamel, 1993). En
outre, les décrocheurs deviendront parents ; ayant été peu scolarisés,
cela augmentera le risque que leurs enfants éprouvent à leur tour des
difficultés scolaires et décrochent de l’école (Rumberger, 1995 ; Janosz,
Le Blanc, Boulerice et Trembaly, 1997).
Enfin, le décrochage scolaire est aussi associé à la criminalité juvénile
et adulte (Bachman, Green et Wirtanen, 1971 ; Fagan et Pabon, 1990 ;
Polk, Adler, Balzemore, Blake et al., 1981 ; Thornberry, Moore et
Christenson, 1985), ainsi qu’à l’abus d’alcool et de psychotropes
(Chavez, Edwards et Oetting, 1989 ; Fagan et Pabon, 1990 ; McCaul et
al.,1992). McCaul et al. notent aussi que les décrocheurs sont moins
impliqués dans la vie de leur communauté en général. Enfin, il semble
que les décrocheurs soient plus susceptibles de développer des attitudes
et des comportements pouvant mener à une grossesse précoce (Forget et
al., 1992).
Cela dit, les liens rapportés ci-dessus masquent certains problèmes qui
affectent la clarté des savoirs accumulés. D’abord, même si elle sert de
justification aux appels à la prévention, la relation entre le décrochage
scolaire et l’inadaptation sociale ultérieure n’est pas traduite par des
liens de causalité établis scientifiquement. Ces relations sont beaucoup
plus complexes qu’il n’y paraît. Par exemple, Jarjoura (1993) a démon-
tré que les conséquences du décrochage sur certaines conduites délic-
tueuses variaient selon les motifs pour lesquels les sujets avaient aban-
donné l’école. Ainsi, alors que le décrochage était relié positivement à
toutes les formes de déviance chez ceux qui disaient avoir décroché
parce qu’ils n’aimaient pas l’école, aucune relation n’a pu être observée
chez ceux qui disaient avoir quitté l’école pour des raisons familiales.
D’autres chercheurs ont observé une diminution de la délinquance à
court terme après le décrochage (Bachman et al., 1971 ; Farrington,
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Gallagher, Morley, St-Ledger et West, 1986 ; Hartnagel et Krahn, 1989 ;
Pronovost et Le Blanc, 1979). Ces résultats soutiennent la thèse d’Elliot
et Voss (1974) selon laquelle l’abandon scolaire permet de réduire le
stress et la frustration vécus à l’école, des facteurs qui favorisent l’appa-
rition de conduites délinquantes. Les études de Pronovost et Le Blanc
(1979, 1980) observent aussi un effet modérateur de l’insertion socio-
professionnelle : la diminution des conduites délinquantes est deux fois
plus importante chez les décrocheurs qui ont trouvé un emploi que chez
les non-décrocheurs ou les décrocheurs sans emploi.
Il y a près de trente ans, Bachman et ses collègues (1971) posaient
déjà la question : le décrochage scolaire est-il un problème en soi ou
est-il une des manifestations d’un problème général d’adaptation ?
Comme nous le verrons plus loin, les prédicteurs du décrochage sco-
laire sont aussi souvent des prédicteurs d’autres problèmes de l’adoles-
cence comme la délinquance, l’abus de psychotropes, etc. Il devient dès
lors tentant d’accréditer la thèse du symptôme suggérée par Bachman
et al. (1971), tout à fait cohérente avec l’hypothèse d’un syndrome
général de déviance à l’adolescence (Jessor et Jessor, 1977). Dans ce
cas, on peut se demander si le décrochage scolaire n’est pas autre chose
qu’un indicateur de la qualité d’adaptation psychosociale des jeunes.
Pourtant des distinctions subsistent. Sur le plan phénoménologique
tout d’abord, la délinquance, la violence interpersonnelle ou l’abus de
psychotropes réfèrent, dans leurs manifestations, à des conduites inap-
propriées répétitives. Le comportement qui consiste à abandonner
l’école réfère pour sa part habituellement à un acte unique non répétitif
et il se manifeste non pas par l’agir d’un comportement réprouvé, mais
par l’interruption, volontaire ou non, d’une conduite valorisée. Certes,
l’échec scolaire, l’absentéisme ou la rébellion scolaire, très puissants
prédicteurs du décrochage scolaire, peuvent être récurrents, mais ce ne
sont pas tous les décrocheurs qui manifestent de telles conduites et tous
ceux qui sont en échec ou qui s’absentent de l’école ne deviennent pas
décrocheurs (Janosz et al., 2000).
De plus, les études en sociologie démontrent bien comment le décro-
chage scolaire est déterminé pour plusieurs à travers le fonctionnement
et la structure même des sociétés modernes industrielles et post-indus-
trielles et, donc, que cette problématique ne peut être réduite à un
ensemble de déterminants individuels (Dorn, 1996 ; Gleeson, 1992).
Le décrochage scolaire continue-t-il à prédire les problèmes d’adapta-
tion sociale adulte au-delà des problèmes antérieurs d’adaptation sco-
laire et comportementale ? Certaines études répondent oui (comme
Jarjoura, 1996), d’autres non (Krohn, Thornberry, Collins-Hall et
Lizotte, 1995). En somme, il est encore difficile d’affirmer que le
décrochage « cause » des problèmes. Il est fort possible que tel soit le
cas pour certains jeunes, dans certains contextes, mais il est aussi fort
probable que les liens observés entre le décrochage et les problèmes
ultérieurs d’adaptation traduisent les impacts des problèmes antécédents
d’adaptation (échec scolaire, problèmes de comportements, isolement
social, etc.), de même que les problèmes structuraux d’inégalités
sociales.
Qui est un décrocheur et combien y en a-t-il ?
Au-delà des liens entre l’abandon scolaire et ses conséquences, il
demeure que le sentiment d’urgence associé à cette problématique
repose en grande partie sur sa prévalence. Là encore, la question est un
peu plus complexe qu’il n’y paraît puisque l’évaluation du nombre de
décrocheurs est tributaire de la définition que l’on utilise, c’est-à-dire
de l’opérationnalisation du concept. D’abord, à partir de quel niveau de
désistement devons-nous parler de décrochage scolaire ? Seront consi-
dérés comme décrocheurs ceux qui délaissent l’école pendant quelques
semaines, quelques mois, ou pour toujours ? Ainsi, certains proposent
de retenir le nombre de trois semaines d’absences continues non moti-
vées pour identifier un décrocheur (Morrow, 1986). Évidemment, une
telle définition implique qu’un jeune peut, à l’intérieur d’une même
année, être identifié comme un élève régulier, un décrocheur et un rac-
crocheur. Cette stratégie pose des problèmes de spécificité pour établir
la prévalence du phénomène, puisqu’il est à peu près impossible de se
doter d’un système d’identification aussi précis à large échelle. Un
second problème réside dans la nature du passage à l’acte : le statut de
décrocheur convient-il aussi bien à celui qui quitte « délibérément »
l’école qu’à celui qui en est expulsé ? Des problèmes d’identification
apparaissent encore là évidents compte tenu du caractère plutôt délicat
d’une telle distinction pour les administrateurs scolaires.
La solution habituellement retenue sur le plan épidémiologique pour
contourner les problèmes précédents consiste à utiliser le fait d’être ou
pas titulaire d’un diplôme comme critère de classification (i.e. diplômé
ou décrocheur). Cette solution n’est pas exempte de confusion sur le
plan conceptuel et opérationnel. Sur le plan conceptuel, il apparaît pro-
fondément réducteur de proposer une équivalence entre l’obtention d’un
diplôme et le fait de ne pas poursuivre volontairement ou non des études
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