En regardant ces nombres, on éprouve le sentiment d’être en présence d’un des plus inexplicables secrets de la création (Don Zagier) L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN GILLES LACHAUD Une hypothèse technique et d’apparence anecdotique faite par Riemann il y a cent cinquante ans au sujet d’un problème classique, la répartition des nombres premiers, focalise l’intérêt des plus grands mathématiciens. Cette hypothèse traverse actuellement de nouvelles incarnations grâce aux théories contemporaines. Résumé. La question de la répartition des nombres premiers remonte à l’antiquité. En utilisant une certaine fonction, la fonction zêta, Riemann a proposé en 1859 une formule pour cette répartition. Cette formule repose sur une hypothèse très précise concernant l’emplacement des zéros de cette fonction, qui n’est toujours pas démontrée : c’est l’hypothèse de Riemann. Les tentatives de démonstration, qui n’ont pas cessé depuis, sont à la source de nouveaux domaines des mathématiques, et se multiplient à l’heure actuelle, avec de nouveaux moyens. En particulier, en reprenant une idée de David Hilbert, Alain Connes a proposé une nouvelle approche pour cette hypothèse, à l’aide d’outils mathématiques utilisés en physique, comme l’analyse fonctionnelle. Table des matières Introduction La fonction zêta L’infini des nombres premiers D’Euclide à Euler L’énoncé de l’hypothèse : un article visionnaire Le théorème des nombres premiers : distribution stochastique D’autres fonctions zêta Les calculs numériques Les fonctions zêta des corps de fonctions Interprétation spectrale : Coı̈ncidences frappantes Alain Connes et les adèles Conclusion Annexe A. Produits infinis d’Euler Annexe B. Prolongement analytique et équation fonctionnelle Annexe C. Formules explicites Annexe D. Opérateurs Références Sites Internet Version développée d’un article paru dans La Recherche, n◦ 346, Octobre 2001, pp. 24-30. Date: 4 octobre 2001. 1 2 3 3 5 7 9 10 10 11 12 14 15 16 16 17 18 19 19 L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 2 Introduction Fig. 1. Le Jardin des Délices, de Jérome Bosch (détail). Musée du Prado, Madrid Ce que l’on appelle ✭✭ l’hypothsèe de Riemann ✮✮ porte sur une fonction particulière, la ✭✭ fonction zêta de Riemann ✮✮, fonction qui fascine les mathématiciens depuis deux cent cinquante ans. On a utilisé à son sujet les métaphores les plus surprenantes : l’opium des mathématiciens, la baleine blanche (de Moby Dick). . . Roger Godement a aussi évoqué le Jardin des Délices, sans doute parce que le tryptique de Jérôme Bosch qui porte ce nom représente un monde idéal entre le paradis (des conjectures) et l’enfer (des démonstrations impossibles . . . ) L’objet de cette fascination vient sans doute de la richesse du sujet : à elle seule, cette fonction est une source de problèmes, qui ont donné lieu au développement de nombreuses théories mathématiques actuelles : on se trouve au carrefour de l’analyse, de l’algèbre et de la théorie des nombres. Comme le dit Albert Lautman, l’intérêt d’un problème mathématique ne réside pas dans le plus ou moins grand degré de curiosité que peuvent présenter des faits mathématiques isolés, mais dans les structures, manifestes ou cachées, qui enveloppent ce problème et dont il témoigne. L’intérêt pour la question n’a fait que croı̂tre. David Hilbert en a fait le huitième problème de sa célèbre liste de problèmes présentée au Congrès des Mathématiciens de 1900, et avec les mathématiciens de première grandeur qu’on va voir apparaı̂tre dans cette histoire, une dizaine de médailles Fields ont étudié la question de près ou de loin. Il faut avouer que les moyens mis en œuvre sont caractérisées par leur férocité technique. Par exemple, André Weil (1906-1998), l’une des plus grandes figures des mathématiques françaises du XXe siècle, a écrit : ✭✭ Quand j’étais jeune, j’espérais démontrer l’hypothèse de Riemann. Quand je suis devenu un peu plus vieux, j’ai encore eu l’espoir de pouvoir lire et comprendre une démonstration de l’hypothèse de Riemann. Maintenant, je me contenterais bien d’apprendre qu’il en existe une démonstration ✮✮. Une histoire scrupuleuse de ce problème devrait rendre compte des fausses nouvelles, des démonstrations réfutées, des espoirs déçus qui se sont succédés. Lors de sa réunion annuelle au Collège de France le 24 mai 2000, le Clay Mathematical Institute a inclus ce problème dans les ✭✭ problèmes du millénaire ✮✮, comme pour la Conjecture de Poincaré ou la conjecture ✭✭ P ou N P ✮✮, et un prix d’un million de dollars est offert à celui qui trouvera la solution : on se croirait au début d’un roman de Jules Verne. L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 3 La fonction zêta Mort de la tuberculose en Italie à 40 ans, ce génie des mathématiques qu’était Bernhard Riemann (1826-1866) a baptisé ζ(s) la fonction 1 1 1 + s + s + &c. 2s 3 4 (il est traditionnel de noter s la variable dont dépend cette série). L’étude de cette fonction relève a priori de l’analyse, qui est la partie des mathématiques qui s’occupe des fonctions, de leurs limites, etc. Au XIVe siècle, Nicole Oresme (1323-1382), qui enseignait au Collège de Navarre à Paris, et qui fut évèque de Lisieux, savait déjà que la série harmonique ζ(1) a une somme infinie : ζ(s) = 1 + 1 1 1 + + + &c. = ∞ 2 3 4 (il disait que ✭✭ cette grandeur est supérieure à n’importe quelle grandeur que l’on s’est donnée ✮✮). En 1650, Pietro Mengoli (1625-1686), un jeune mathématicien de Bologne, pose la question de la valeur ζ(1) = 1 + 1 1 1 + 2 + 2 + &c. 2 2 3 4 et déclare que la réponse ✭✭ réclame un esprit plus riche [que le mien] ✮✮. En 1735, Léonard Euler (1707-1783), alors à Saint-Pétersbourg (sans doute l’un des plus grands mathématiciens ayant existé jusqu’à ce jour, et certainement le plus prolifique : ses œuvres complètes comprennent plus de 70 volumes !) répond à la question par une découverte spectaculaire : ζ(2) = 1 + π2 , 6 où π = 3, 1416 . . . est la surface du cercle unité. Il ne s’arrête pas là, et calcule les valeurs ζ(2n) en tous les entiers pairs 2n. Signalons en passant qu’on sait encore fort peu de choses aujourd’hui sur les valeurs ζ(2n + 1) aux entiers impairs ; il a fallu attendre plus de deux siècles après Euler pour apprendre, grâce à Roger Apéry en 1979, que ζ(3) est irrationnel comme π et ζ(2) (un nombre irrationnel est un nombre qui ne s’exprime pas comme une fraction de nombres entiers). En l’an 2000, un jeune professeur de lycée, Tanguy Rivoal, a démontré que la fonction zêta prend une infinité de valeurs irrationnelles aux entiers impairs. Mais l’histoire ne commence pas là ; comme on va le voir, cette histoire passe par trois points nodaux : le premier autour de 350 av. J.-C., le second en 1737, et le troisième en 1859. Et on voit arriver les prémices du quatrième et dernier : la solution semble de plus en plus proche . . . ζ(2) = L’infini des nombres premiers L’histoire commence par un problème arithmétique : celui des nombres premiers. Un nombre p est premier si on ne peut pas l’écrire sous la forme d’un produit p = ab, avec a et b tous les deux différents de p. On s’interroge depuis l’antiquité grecque sur ces nombres, comme 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, &c. (par convention, le nombre 1 n’est pas considéré comme premier). Mais leur génération semble totalement indépendante de toute construction préalable : le passage de 10 à 11, et celui de 11 à 12, se font par le même acte, l’addition de l’unité au nombre précédent, et cependant la deuxième opération donne un résultat très différent de la première, puisque 11 est premier et que 12 ne l’est pas. Leur apparition est imprévisible : il y a 4 nombres premiers entre 190 et 200, et aucun entre 200 et 210. La figure 2 est un paysage construit à partir de données aléatoires fournies par la suite des nombres L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 4 premiers. C’est sans doute cette distribution énigmatique qui a fasciné beaucoup de monde, jusqu’à des compositeurs comme Olivier Messiaen ou Yannis Xenakis. Fig. 2. Cette image de synthèse a été conçue par A.J.F. Leatherland (http ://yoyo.cc.monash.edu.au/ bunyip/primes/index.html) en utilisant un programme basé sur un algorithme simple, où les altitudes sont obtenues en utilisant la suite des nombres premiers (à la place d’une suite aléatoire). Le type de terrain est déterminé par la topographie. Mais en revanche, tout entier est produit de nombres premiers ; les nombres premiers apparaissent comme les ✭✭ particules élémentaires ✮✮ dont les nombres entiers sont constitués. D’ailleurs, dans les livres arithmétiques des Éléments d’Euclide, (qui datent de 350 av. J.C. environ), si on traduit littéralement, ces nombres sont appelés ✭✭ nombres protons ✮✮. Par exemple : 360 = 2 × 2 × 2 × 3 × 3 × 5. En d’autres termes, si on peut engendrer tous les nombres entiers en répétant l’addition du nombre Un : 2 = 1 + 1, 3 = 2 + 1, 4 = 3 + 1, &c. On peut aussi les engendrer avec la loi de multiplication, mais il faudra disposer de tous les nombres premiers. Jusqu’en 1980, les nombres premiers n’ont guère interessé que les spécialistes. Mais à cette date, Rivest, Shamir et Adleman ont conçu un système de cryptographie (le système RSA) particulièrement efficace et utilisant des nombres premiers dans leur clef secrète. Du coup, l’intérêt pour ces nombres a gagné le monde informatique, par là le monde des affaires, et cet intérêt est soudain devenu beaucoup moins désintéressé. Le premier point nodal de l’histoire des nombres premiers se trouve dans ces livres arithmétiques d’Euclide. On y trouve en effet la proposition suivante : ✭✭ Étant donné une collection finie de nombres premiers, il y a un nombre premier en dehors de cette collection ✮✮. C’est une manière de dire que la suite des nombres premiers est inépuisable, illimitée, ou encore qu’il y a une infinité de nombre premiers. Remarquons en passant que cette proposition contient implicitement une définition particulièrement sobre de l’infini : aucune collection finie ne l’épuise. Définition reprise dans les Éléments de Mathématiques de N. Bourbaki, inspiré par Monsieur de la Pallice : ✭✭ On dit qu’un ensemble est infini s’il n’est pas fini ✮✮. Puisqu’on ne peut pas prévoir l’apparition des nombres premiers, et qu’il n’y a pas de loi de fabrication, on fait une observation statistique de ce qui se passe en L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 5 introduisant la fonction, traditionnellement notée π(x), qui compte le nombre de nombres premiers inférieurs (ou égaux) à un nombre x donné (la notation π(x) n’a rien à voir avec le nombre π) : par exemple π(10) = 4. Dire qu’il y a une infinité de nombre premiers revient à dire que π(x) tend vers l’infini avec x ; oui, mais comment ? D’Euclide à Euler Pour obtenir un commencement de réponse à cette question, il faut sauter vingt et un siècles pour arriver au second point nodal, où la ligne d’idées sur la fonction zêta croise celle des nombres premiers. Léonard Euler fait voir en 1737 qu’il y a une infinité de nombres premiers, par une méthode en totale rupture avec celle d’Euclide : il découvre le développement de la fonction zêta en produit infini (voir l’annexe A) et en déduit que la série des inverses des nombres premiers a une somme infinie : 1 1 1 1 1 + + + + + + &c. = ∞ 2 3 5 7 or, si l’ensemble de tous les nombres premiers était fini, cette série aurait une somme finie. Ce raisonnement est caractéristique : on a effectué un raisonnement d’analyse pour montrer une propriété des nombres entiers naturels ! L’identité d’Euler est une traduction de la proposition d’Euclide dans un nouveau langage, à savoir celui de l’analyse, et cette interprétation est à la base de toutes les recherches ultérieures : Euler venait d’inventer une méthode pour étudier les entiers avec des fonctions, méthode qu’on appelle maintenant la théorie analytique des nombres, un domaine où le continu rend compte de phénomènes discontinus. Euler déclare aussi que les nombres premiers sont ✭✭ infiniment moins nombreux que les entiers ✮✮, autrement dit la proportion de nombres premiers inférieure à x tend vers 0 quand x croı̂t indéfiniment : π(x) → 0 quand x → ∞. x On voudrait être un peu plus précis. En fait, en 1808, Legendre observe que la proportion π(x)/x est d’environ 1/ log x, où log x est le logarithme naturel de x. Il s’ensuit que l’ordre de grandeur de π(x) devrait être le suivant : x π(x) ∼ . log x (la notation f (x) ∼ g(x) signifie que le quotient f (x)/g(x) tend vers 1 lorsque x tend vers l’infini ; on dit que les fonctions f (x) et g(x) sont équivalentes). Mais si on observe la figure 3 ci-dessous, on constate que l’estimation obtenue ne serre pas d’assez près le comportement de la fonction π(x). À peu près à la même époque, l’allemand Karl-Friedrich Gauss (1777-1855), à partir de quatorze ans ( !), effectue des observations statistiques et en vient à un idée plus précise : si la proportion de nombres premiers dans un intervalle de longueur donnée est 1/ log x, le nombre π(x) devrait être équivalent à une primitive de la fonction 1/ log x, autrement dit dx dπ(x) ∼ log x Cette fonction ne s’exprime pas en termes de fonctions élémentaires, on l’appelle le logarithme intégral : x du Li(x) = v.p. 0 log u (il faut prendre la valeur principale au sens de Cauchy en u = 1). Gauss en vient à supposer que l’ordre de grandeur de π(x) est égal à celui de Li(x) : π(x) ∼ Li(x). L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 6 Cette estimation de Gauss n’est pas contradictoire avec celle de Legendre, puisque x/ log x et Li(x) sont équivalentes. Néanmoins, le point de vue de Gauss semble serrer la réalité de plus près, comme le montre la table de la figure 4. Fig. 3. On a représenté sur cette figure la fonction π(x) représentant le nombre de nombres premiers inférieurs à un nombre x donné (en rouge), la fonction x/ log x (en vert), et le logarithme intégral Li(x) (en bleu). x 10 100 1000 10000 100000 1000000 10000000 100000000 1000000000 10000000000 100000000000 1000000000000 π(x) Li(x) 4 6 25 30 168 178 1229 1246 9592 9630 78498 78628 664579 664918 5761455 5762209 50847534 50849235 455052511 455055615 4118054813 4118066401 37607912018 37607950281 Fig. 4. Cette table permet aussi de comparer la fonction π(x) et le logarithme intégral. Dans cette table, le logarithme intégral est supérieur à π(x) ; mais on sait qu’il n’en va pas ainsi pour des valeurs extrêmement élevées. Il reste à sortir du domaine des simples observations et à préciser ce que l’on entend par ✭✭ ordre de grandeur ✮✮ ; c’est ce que fait Pafnouty L. Tchébychev (18211894) à Saint Pétersbourg, en 1852. En utilisant la fonction zêta, il établit que si la fonction π(x) est équivalente à x/ log x multipliée par une constante, alors cette constante vaut 1 : x π(x) ∼ C =⇒ C = 1. log x Un peu plus tard, il montre que si x est assez grand, on a x x 0, 921 < π(x) < 1, 105 . log x log x L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 7 L’énoncé de l’hypothèse : un article visionnaire Fig. 5. Bernhard Riemann est né en 1826 dans un village du royaume de Hanovre. Étudiant à Göttingen et à Berlin, il passa son doctorat en 1851 à Göttingen sous la direction de C.F. Gauss. Le sujet portait sur la théorie des fonctions d’une variable complexe, ce que l’on appelle maintenant les “surfaces de Riemann”. Les notions et les méthodes employées étaient totalement nouvelles. Son intuition géniale est à l’origine de plusieurs branches des mathématiques contemporaines : géométrie “riemannienne”, intégrale “de Riemann”, théorie du potentiel, &c. Atteint de tuberculose, il est mort en 1866 lors d’un voyage en Italie. Le troisième point nodal se produit lorsqu’en 1859, Bernhard Riemann rédige pour son admission comme correspondant à l’Académie de Berlin un mémoire de huit pages intitulé ✭✭ Sur le nombre des nombres premiers inférieurs à une grandeur donnée ✮✮. Dans ce mémoire, qui sera la seule contribution à la théorie des nombres qu’il fera de son vivant, il se livre à un hallucinant exercice de pyrotechnie calculatoire et conceptuelle. Il considère les valeurs de la fonction ζ(s) lorsque s est un nombre complexe arbitraire (voir l’annexe B). Il s’intéresse ensuite aux racines ou zéros de cette fonction, c’est-à-dire aux nombres complexes s tels que ζ(s) = 0. La fonction ζ(s) a des zéros aux points entiers négatifs pairs s = −2, −4, . . . : on les appelle les zéros triviaux (dans la langue classique, on qualifie ainsi ce qui est familier et connu de tout le monde). Les zéros non triviaux sont situés dans la bande critique (voir la figure 6) : elle est formée des nombres complexes s = σ + it, où la partie réelle Re(s) = σ et la partie imaginaire Im(s) = t sont des nombres réels et √ où i = −1, tels que 0 ≤ Re(s) ≤ 1. Riemann calcule le nombre approximatif de zéros non triviaux de la fonction de partie imaginaire comprise entre 0 et un nombre T donné, et il poursuit : ✭✭ On trouve en effet, entre ces limites, un nombre environ égal à celui-ci, de racines [de partie réelle 1/2], et il est très probable que toutes les racines sont réelles ✮✮. L’hypothèse de Riemann est donc la suivante : ✭✭ Les zéros non triviaux de la fonction zêta ont pour partie réelle 1/2 ✮✮. On suppose donc que ces zéros sont sur la droite critique 1 Re(s) = . 2 Riemann écrit ensuite : ✭✭ Il serait à désirer, sans doute, que l’on eût une démonstration rigoureuse de cette proposition ; néanmoins j’ai laissé cette recherche de côté L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN Im(s) 8 Plan complexe ? ? aucun zéro Re(s) /2 1 zéros triviaux une infinité Fig. 6. La bande critique. pour le moment après quelques rapides essais infructueux, car elle paraı̂t superflue dans le but de notre étude. ✮✮ On pourrait en déduire que Riemann considère cette propriété comme accessoire ; mais il faut savoir que les mathématiciens, depuis Euclide, pratiquent la litote jusqu’aux limites de l’hypocrisie. Fig. 7. Dans cette figure, le plan horizontal est celui de la variable complexe s = σ + it. Sur un rectangle contenant une partie de la bande critique 0 ≤ Re(s) ≤ 1, on a reporté en altitude la valeur de la fonction 1/|ζ(s)|, qui est infinie si ζ(s) = 0. De cette sorte, les zéros de la fonction zêta apparaissent comme des pics sur la droite critique Re(s) = 1/2. La couleur (du rouge vers le bleu) est définie par l’altitude. Mais Riemann va beaucoup plus loin : en se livrant à une véritable déconstruction de la fonction π(x), il donne une formule exacte pour la loi de distribution des nombres premiers (voir l’annexe C) et cette loi s’exprime en fonction des zéros de la fonction zêta ! Avec cette formule, on voit comment ces zéros contrôlent la répartition des nombres premiers ; l’hypothèse de Riemann entraı̂ne que cette répartition suit L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 9 fidèlement la loi en Li(x). Si l’hypothèse était fausse, celait provoquerait des ravages dans cette répartition (et dans l’ensemble de la théorie des nombres). Le théorème des nombres premiers : distribution stochastique Dans cet article visionnaire, Riemann a indiqué les grandes étapes de sa démarche, sans entrer dans les détails. Et l’innovation vient plus des méthodes qu’il a employées que des résultats qu’il a obtenus. La rédaction en est si elliptique qu’au début du XXe siècle, d’éminents mathématiciens comme G.H Hardy à Cambridge en 1915, vont jusqu’à déclarer que Riemann était incapable de démontrer ce qu’il avait écrit. Mais les notes personnelles de Riemann étaient conservées à Göttingen ; dans les années trente, Carl Ludwig Siegel réussit à les déchiffrer et publier leur contenu. La conclusion, c’est que Riemann avait obtenu des résultats sur les zéros de la fonction zêta en utilisant des outils (la fonction de Riemann-Siegel, voir la figure 9) dont la publication était encore un évènement soixante ans plus tard ! C’est en 1896 que Jacques Hadamard (1865-1963), à Paris, et Charles de la Vallée Poussin (1866-1962), à Louvain, en démontrant simultanément certains énoncés de Riemann, établissent que la fonction zêta n’a pas de zéros sur la droite Re(s) = 1 (en fait, ils ont fait mieux : ils ont trouvé des régions où la fonction zêta n’avait pas de zéros, voir la figure 8). Or ce résultat suffit pour impliquer que x π(x) ∼ Li(x) (et aussi π(x) ∼ ) log x quand x tend vers l’infini ; les estimations heuristiques de Legendre et de Gauss sont enfin rigoureusement établies. C’est ce résultat que l’on appelle le ✭✭ théorème des nombres premiers ✮✮. Fig. 8. La fonction zêta ne s’annule pas sur la droite Re(s) = 1. On déduit le théorème des nombres premiers de cette propriété. En fait, Hadamard et de la Vallée Poussin ont vu que la fonction zêta ne s’annule pas sur des régions comme ci-dessus contenant cette droite. On aimerait au moins pouvoir dire que la fonction zêta ne s’annule pas dans une bande θ ≤ Re(s) ≤ 1, mais malheureusement aucune bande de ce type n’est contenue dans une région comme ci-dessus. On sait que si l’hypothèse de Riemann est vraie, alors l’écart entre la fonction π(x) et le logarithme intégral Li(x) est majoré en valeur absolue par un multiple constant de x1/2 log x, ce que l’on écrit π(x) − Li(x) = O(x1/2 log x) et cette estimation est la meilleure possible. quand x → ∞ L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 10 En résumé, les nombres premiers ont une distribution ✭✭ stochastique ✮✮ : on a une loi de densité régulière, la probabilité pour qu’un nombre x soit premier est de l’ordre de 1/ log x mais le comportement local est imprévisible : il y a des oscillations. En quelque sorte, la distribution des nombres premiers se comporte comme la distribution des molécules dans un gaz parfait. Comme on le verra, cette analogie avec un phénomène physique peut se révéler féconde. D’autres fonctions zêta Si on veut comprendre ce que signifie l’hypothèse de Riemann, il faut réaliser que la fonction zêta n’est pas la seule de son espèce : c’est le prototype d’une famille très générale de fonctions intervenant en théorie des nombres. Tout d’abord, Dirichlet a défini en 1838 des fonctions très proches de la fonction zêta, à savoir les fonctions L, données par ce que l’on appelle depuis une ✭✭ série de Dirichlet ✮✮, définies par des conditions arithmétiques. Elles admettent un prolongement analytique, une équation fonctionnelle, et un développement en produit eulérien. Par exemple, Euler utilise la série 1 1 1 L(s) = 1 − s + s − s + &c. 3 5 7 D’ailleurs, Leibniz avait déjà vu cinquante ans avant cette série dans un cas particulier ; il avait obtenu la formule qu’il nomme la ✭✭ quadrature du cercle ✮✮, puisque cette formule permet de calculer π : π 1 1 1 = 1 − + − + &c. 4 3 5 7 Ensuite, Dirichlet utilise ces fonctions L pour montrer qu’il y a une infinité de nombres premiers dans toute progression arithmétique. À peu près en même temps s’édifiait la théorie des nombres algébriques. Ce sont les nombres qui sont solutions √ √ d’équations algébriques, comme 2 ou le nombre d’or φ = 2 cos π/5 = (1 + 5)/2. L’idée de corps est à la base de ces travaux : ce sont les collections de nombres complexes (ou d’autres choses) où on peut effectuer les quatre opérations sans sortir de cette collection. Dedekind et Hecke ont défini des fonctions zêta et des fonctions L associées aux corps de nombres algébriques : la fonction zêta qui correspond au corps des nombres rationnels est celle de Riemann. L’hypothèse de Riemann généralisée suppose que toutes ces fonctions ont leurs zéros non triviaux sur la droite critique. Il y a plusieurs ✭✭ bonnes raisons ✮✮ de penser que l’hypothèse de Riemann est vraie ; nous allons donner trois arguments plaidant en sa faveur : les calculs numériques, les fonctions zêta des courbes sur un corps fini, et l’interprétation spectrale des zéros. Les calculs numériques Les cinq premiers zéros de partie imaginaire positive, à quatre décimales près, sont les suivants : ρ1 = ρ2 = ρ3 = ρ4 = ρ5 = 1 2 1 2 1 2 1 2 1 2 + i 14, 1347 . . . + i 21, 0220 . . . + i 25, 0108 . . . + i 30, 4248 . . . + i 32, 9350 . . . L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 11 3 2 1 10 20 30 40 50 -1 -2 -3 Fig. 9. C.L. Siegel a trouvé dans les notes de Riemann une fonction Z(t) qui a les mêmes zéros que la fonction ζ( 12 + it), et qui prend des valeurs réelles lorsque la variable t est réelle ; on l’appelle la fonction de Riemann-Siegel. Sur cette figure, on a tracé le graphe de cette fonction, qui oscille indéfiniment, et on y voit les premiers zéros. Dans la phrase citée plus haut, Riemann déclare qu’il a trouvé ✭✭ un nombre environ égal ✮✮ de zéros dans la bande et sur la droite critiques. On n’a toujours pas démontré cette déclaration ; G.H. Hardy a montré en 1914 qu’il y a une infinité de zéros sur la droite critique, et on sait que plus de 40% des zéros de la fonction zêta sont sur la droite critique, grâce aux travaux d’Atle Selberg, de l’Institute for Advanced Study à Princeton, et aussi de Norman Levinson et de Conrey. D’autre part, l’hypothèse de Riemann a été vérifiée pour des valeurs numériques de plus en plus élevées ; les progrès réalisés sont reportés dans la table de la figure 10. Le logicien Alan Turing, de Cambridge, qui a cassé le code Enigma utilisé par la marine allemande pendant la deuxième guerre mondiale, et qui est l’auteur des ✭✭ machines ✮✮ qui portent son nom, a utilisé un ordinateur dès 1953 pour faire les calculs. Mais ces calculs numériques impressionnants ne prouvent rien : on connait des phénomènes concernant les nombres entiers qui apparaissent pour des valeurs bien supérieures à toute valeur astronomique imaginable. Les fonctions zêta des corps de fonctions Dans d’autres travaux, Riemann a étudié les fonctions algébriques d’une variable. L’exemple type est celui d’une fonction y de la variable x telle que f (x, y) = 0, où f est un polynôme à deux variables ; par exemple la fonction algébrique y = x3 − 1 vérifie l’équation y 2 − (x3 − 1) = 0. Weber et Dedekind ont montré que l’on pouvait retrouver les principaux résultats de Riemann, même si on prenait les coefficients dans un corps quelconque K, et construire un corps de fonctions algébriques K(y). Ce corps contient pratiquement toutes les informations sur la courbe plane d’équation implicite f (x, y) = 0. Or il y a un parallélisme troublant entre les corps de nombres algébriques et les corps de fonctions algébriques avec les corps de constantes fini. Les corps finis sont les corps qui ont un nombre fini d’éléments, on les appelle aussi ✭✭ champs de Galois ✮✮, car ils ont été découverts par Évariste Galois. Il est L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN date 1903 1914 1925 1936 1953 1956 1958 1966 1969 1979 1986 12 Auteur n Gram 15 Backlund 79 Hutchinson 138 Titchmarsh & al. 1, 041 Turing 1, 104 Lehmer 25, 000 Meller 35, 337 Lehman 250, 000 Rosser & al. 3, 500, 000 Brent 81, 000, 001 van de Lune & al. 1, 500, 000, 000 Fig. 10. Vérifications numériques de l’hypothèse de Riemann pour les n premiers zéros (d’après A. Odlyzko). Le logicien Alan Turing, de Cambridge, qui a cassé le code Enigma utilisé par la marine allemande pendant la deuxième guerre mondiale, et qui est l’auteur des “machines” qui portent son nom, a utilisé un ordinateur dès 1953 pour calculer les zéros de la fonction zêta. facile de construire le corps fini dont le nombre d’éléments est un nombre premier p : on dit que deux entiers sont congrus modulo un entier n si leur différence est divisible par n. Tous les entiers se répartissent en ✭✭ classes de restes modulo n ✮✮ disjointes, que l’on peut additioner et multiplier. Mais si n est un nombre premier p, on peut aussi effectuer la division par toute classe non nulle ; le corps à p éléments est l’ensemble des classes de restes modulo p. Un jeune et brillant mathématicien allemand, H. Kornblum, tué au début de la première guerre mondiale, puis Emil Artin dans sa thèse, soutenue à Hambourg en 1923, associent des fonctions zêta et des fonctions L aux corps de fonctions algébriques sur un corps de constantes fini, en complète analogie avec les corps de nombres. Pour ces fonctions, André Weil montre en 1940 par des raisonnements géométriques que l’hypothèse de Riemann est vraie ! Il lui faudra cinq ans pour rédiger une démonstration complète. Ses travaux l’ont conduit à définir des fonctions zêta pour des espaces de dimension quelconque sur un corps fini, et à émettre des conjectures très précises généralisant l’hypothèse de Riemann. Pour démontrer ces conjectures, il a fallu accomplir un programme gigantesque, la théorie des schémas, développée principalement dans les années soixante à l’I.H.E.S., près de Paris, par Alexandre Grothendieck et de nombreuses autres personnes, et c’est finalement Pierre Deligne qui démontre les conjectures de Weil en 1973. Ces résultats ont de profondes conséquences aussi bien en théorie des nombres que dans ses applications à la théorie de l’information, pour la cryptographie et les codes correcteurs en particulier. On peut encore généraliser, et l’existence d’une équation fonctionnelle pour certaines familles de fonctions L (associées aux courbes elliptiques) résulte des travaux d’Andrew Wiles, dont découle également le théorème de Fermat. Pour toutes ces fonctions, il y a aussi une ✭✭ hypothèse de Riemann ✮✮ à démontrer ! Interprétation spectrale : Coı̈ncidences frappantes Si on écrit les zéros de la fonction zêta sous la forme ρn = 1 2 + iγn , L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 13 l’hypothèse de Riemann signifie que tous les nombres γn sont des nombres réels. Comment établir qu’une suite de nombres complexes est alignée sur l’axe réel ? La réponse pourrait venir de méthodes élaborées pour l’étude des phénomènes physiques. L’une de ces méthodes est l’analyse fonctionnelle, c’est-à-dire la résolution des équations dont les inconnues sont des fonctions, et l’espace euclidien est remplacé par l’espace de Hilbert (voir l’annexe D). La plupart des systèmes vibratoires, le son, la lumière, les vagues, bref un signal quelconque, s’expriment comme une superposition de signaux de base f (t) = cn cos(ωn t + ϕn ) n avec des coefficients cn , qui sont les amplitudes, et des pulsations ω1 , . . . , ωn , . . . qui sont des nombres réels. Or, Riemann lui-même observe que la formule explicite qu’il a obtenue (annexe C) montre que les déviations par rapport à la loi en 1/ log x de la densité des nombres premiers sont régies par une fonction ayant la forme d’une onde cos(γn u) n dont les pulsations sont les nombres γn . Comme le disent M. Berry et J.P. Keating, de Bristol, les nombres γn sont les harmoniques de la musique des nombres premiers ! À partir de là, il est tentant de voir les nombres γn comme les pulsations propres d’un système. On raconte que Hilbert, pendant l’un de ses cours, et après avoir démontré que certains opérateurs (ceux qui sont symétriques) ont un spectre réel, aurait ajouté : ✭✭ Et avec ce théorème, Messieurs, nous démontrerons l’hypothèse de Riemann ! ✮✮. En effet, si on trouve un opérateur dont le spectre, d’une part, est réel, et qui est, d’autre part, exactement composé des nombres γn , l’hypothèse de Riemann est démontrée ! Quelques années plus tard, cette idée a été mise en forme par Polyà. Hé bien, on a aujourd’hui de bonnes raisons de penser qu’il en va bien ainsi : il y a trois indices pour l’existence d’un tel ✭✭ opérateur de Polyà-Hilbert ✮✮. — Vers 1950, Andy Guinand puis André Weil généralisent la formule explicite de Riemann et la transforment en une identité fonctionnelle. Il s’agit d’une égalité S(g) = T (f ), où figurent d’un côté, une série d’expressions intégrales T (f ) = I(f ) + Ip (f ) p où la somme des expressions Ip (f ) se fait sur les nombres premiers, et de l’autre, une série S(g) = g(γn ), n où la somme porte sur les nombres γn . Dans cette formule, les fonctions f et g sont reliées par une transformation intégrale inventée par Riemann, que l’on appelle la transformation de Mellin, et qui est très proche de la transformation de Laplace. Weil montre que l’hypothèse de Riemann équivaut au fait que pour une classe suffisamment large de fonctions g positives sur la droite réelle, la série S(g) est positive, propriété vérifiée pour les valeurs propres d’un opérateur à spectre réel. — En 1956, Atle Selberg étudie l’opérateur de Laplace ∆ sur certaines surfaces (celles qui sont à courbure négative constante). Cette théorie fournit de nouvelles démonstrations de l’équation fonctionnelle de la fonction zêta de Riemann, et de l’absence de zéros sur la droite Re(s) = 1. Mais surtout, il découvre sa célèbre formule des traces, qui relie la géométrie d’une surface X au spectre de ∆. Elle s’écrit comme la formule explicite de Weil, en remplaçant les nombres premiers par les géodésiques fermées de X, et les nombres γn par les valeurs propres de ∆. L’analogie L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 14 avec la formule explicite est aussi frappante que mystérieuse : les nombres premiers apparaissent comme des trajectoires . . . Cette analogie a conduit Selberg à définir des fonctions zêta dans ce contexte. Celles-ci vérifient l’hypothèse de Riemann, et l’analogue de la formule explicite est la formule des traces. Malheureusement, il n’y a pas de rapport direct entre les fonctions zêta de Riemann et de Selberg, bien qu’on l’ait cru durant quelques mois en 1980. Toutefois, Ludwig Faddeev et B.S. Pavlov, de l’Institut Steklov à Saint-Pétersbourg, avaient vu dès 1972 que les solutions des équations d’évolution associées à ce Laplacien obéissent aux lois usuelles de la diffusion si et seulement si l’hypothèse de Riemann est vraie ! En fait, tant les formules explicites que la formule des traces de Selberg sont toutes deux des applications à la théorie des nombres d’une théorie venant de la physique, la théorie du noyau de l’équation de la chaleur, applications développées depuis 1993 dans le cadre par Serge Lang et Jay Jorgenson. — Pour fournir des modèles de la distribution des niveaux d’énergie dans les noyaux fortement excités et les systèmes à un grand nombre de particules, les physiciens ont développé une théorie concernant les valeurs propres des matrices aléatoires hermitiennes de grand rang. Parmi ces espaces de matrices aléatoires, figure l’ensemble GUE (pour ✭✭ Gaussian Unitary Ensemble ✮✮). Ceci dit, Hugh Montgomery, de l’Université du Michigan, avait calculé en 1972, en admettant l’hypothèse de Riemann, la fluctuation des espacements entre les zéros de la fonction zêta. Lorsqu’il a eu l’occasion d’en discuter avec le physicien Freeman Dyson, ce dernier a immédiatement a immédiatement reconnu que cette loi était celle de l’ensemble GUE ! Les résultats de Montgomery ont été vérifiée expérimentalement par Andrew Odlyzko, des Bell Laboratories : la coı̈ncidence des résultats est frappante. Nicholas Katz et Peter Sarnak, de Princeton, ont récemment constaté que cette loi était satisfaite dans le cas des fonctions zêta des corps de fonctions, et ils ont généralisé ces conjectures à de nombreuses familles de fonctions L sous le nom de ✭✭ loi de Montgomery-Odlyzko ✮✮. Enfin, dans certains phénomènes périodiques, on observe un bruit distinct du bruit blanc, le bruit oscillant (flicker noise), dont le spectre est inversement proportionnel à la fréquence : sa puissance est d’autant plus forte qu’il apparaı̂t moins souvent. Michel Planat, de Besançon, a interprété le bruit oscillant apparaissant dans un récepteur de communication par le comportement de la fonction zêta à proximité de la droite critique. Alain Connes et les adèles Il ne reste plus qu’à trouver l’opérateur de Polyà-Hilbert. Les observations de Montgomery ont conduit Berry et Keating a supposer que les zéros de la fonction zêta correspondent exactement aux valeurs propres (niveaux d’énergie) d’un hypothétique système mécanique quantique dont les trajectoires sont chaotiques, ce qui fournirait immédiatement l’opérateur désiré. D’autre part, Bernard Julia, à Paris, avait exprimé la fonction zêta de Riemann comme la fonction de partition thermodynamique d’un certain ✭✭ gaz parfait abstrait ✮✮ construit à partir des nombres premiers. En s’inspirant de cette observation, Jean-Benoit Bost et Alain Connes, à l’I.H.E.S., construisent en 1992 un système dynamique quantique dont la fonction de partition est la fonction zêta de Riemann. Leur construction utilise l’anneau des adèles. De quoi s’agit-t-il ? Pour chaque nombre premier p, on dispose des nombres p-adiques, qui sont la généralisation de l’écriture d’un entier en base p. L’anneau des adèles est un espace à une infinité de degrés de liberté, autrement dit de dimensions, formé avec le produit du corps des nombres réels et de tous les corps p-adiques. Cet espace énorme et bizarre a néanmoins des propriétés naturelles et très commodes pour les calculs : on peut y L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 15 faire du calcul intégral, et les nombres rationnels y sont présents de manière discontinue, ou, comme on dit, discrète. En outre, les fonctions zêta et les fonctions L (des corps de nombres comme des corps de fonctions) s’expriment par des intégrales très simples sur cet anneau, ce qui permet de retrouver leurs principales propriétés : c’était le sujet de la thèse de John Tate, en 1950. Or Connes a construit en 1996 un opérateur D sur un espace de fonctions où la variable est adélique, dont le spectre était exactement l’ensemble des nombres réels γn tels que L( 12 + iγn ) = 0 ! Si on pouvait établir, par une autre voie, que ce spectre comprend tous les zéros sans exception, on démontrerait immédiatement l’hypothèse de Riemann ; en attendant, son résultat fournit en passant une nouvelle démonstration de l’infinitude des zéros sur la droite critique. Il interprète l’un des côtés de la formule explicite comme la trace d’opérateurs décrivant le flot défini par D, c’est-à-dire les changements d’états au cours du temps du système (ce point de vue a été développé par Christopher Deninger, dans le cadre d’un programme de démonstration de l’hypothèse de Riemann modelée sur celle que l’on connait pour les corps de fonctions). Ceci permet à Connes de faire voir que l’hypothèse de Riemann est vraie si et seulement si les formules explicites s’interprètent comme des formules des traces pour l’opérateur D, ce qu’il a vérifié pour les corps de fonctions. Conclusion Après tous ces arguments, on a l’impression d’être à la veille de la démonstration de l’hypothèse de Riemann. Néanmoins, l’opinion générale est qu’il manque encore un maillon essentiel dans nos connaissances actuelles pour arriver à un projet de démonstration plausible. Il vaut mieux rester prudent : tant qu’on n’a pas traversé le fleuve, on ne sait pas si on peut atteindre la rive opposée sans encombre, ou bien si le courant nous entraı̂ne vers les enfers du tryptique de Jérôme Bosch. Il n’en reste pas moins que l’analogie entre la répartition des nombres premiers et un phénomène physique est troublante. Comme le dit Youri Manine, directeur de l’Institut Max-Planck de Bonn, à la dernière page de son livre Mathématiques et Physique : ✭✭ Les idées les plus profondes de la théorie des nombres présentent une ressemblance considérable avec celles de la physique théorique moderne. Comme la mécanique quantique, la théorie des nombres fournit des modèles de relations entre le discret et le continu, et met en valeur le rôle des symétries cachées. On souhaiterait espérer que cette ressemblance ne soit pas fortuite, et que nous soyons en train d’apprendre de nouveaux mots sur le monde dans lequel nous vivons, dont nous ne comprenons pas encore le sens ✮✮. L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 16 Annexe A. Produits infinis d’Euler La série géométrique formée par les puissances d’un nombre x > 1 est : 1 1 1 1 1 1 + + 2 + 3 + ··· + n + ··· = x x x x 1 − x1 Si on fait x = 2s , où s > 0, on obtient la somme des puissances inverses de 2 : 1 1 1 1 1 1 + s + s + s + · · · + as + · · · = 2 4 8 2 1 − 21s on peut aussi prendre x = 3s : 1 1 1 1 1 1 + s + s + s + · · · + bs + · · · = 3 9 27 3 1 − 31s Si on fait le produit de ces deux expressions, on obtient la somme des puissances de toutes les fractions dont le dénominateur est un nombre produit de 2 et de 3 1 1 1 1 1 1 1 = 1 + s + s + s + s + ··· + a b s + ... 2 3 4 6 (2 3 ) 1 − 21s 1 − 31s Si on prend tous les nombres premiers à gauche, on obtiendra à droite tous les nombres entiers, puisque tout entier est produit de nombres premiers, et c’est l’identité fondamentale d’Euler : ce que l’on appelle maintenant la fonction zêta de Riemann est à la fois un produit infini et la somme des puissances inverses de tous les entiers : 1 1 1 1 1 1 ζ(s) = 1 1 1 · · · = 1 + 2s + 3s + · · · + (2a 3b 5c . . . )s + . . . 1 − 2s 1 − 3s 1 − 5s en notation condensée, l’identité d’Euler est 1 1 ζ(s) = = s n 1 − p1s p n∈N où le produit est étendu à l’ensemble des nombres premiers. On peut même supposer que s = σ + it est un nombre complexe ; Mais il faut prendre Re(s) = σ > 1 pour que ces expressions aient un sens, car la série harmonique ζ(1) est divergente. On peut prolonger ζ(s) à la bande 0 < Re(s) < 1 en utilisant la formule 1 1 1 (1 − 21−s ) ζ(s) = 1 − s + s − s + . . . 2 3 4 et en observant que la série de droite est alternée si s est réel. Annexe B. Prolongement analytique et équation fonctionnelle Lorsqu’on veut étudier une fonction définie par une série dépendant d’un paramètre en dehors du domaine de convergence, il faut effectuer un prolongement analytique de cette fonction. Par exemple, la série géométrique 1 + z + z2 + · · · + zn + . . . converge si le module |z| du nombre complexe z est < 1, la fonction f (z) de la variable complexe z égale à la somme de cette série est définie lorsque |z| < 1, et si tel est le cas, on a 1 f (z) = 1 + z + z 2 + · · · = . 1−z Mais la fraction de droite est définie dans tout le plan complexe (sauf évidemment au point z = 1), et lorsque |z| ≥ 1 et z = 1, on prend comme définition de f (z) la fraction de droite ; on dit qu’on a effectué le prolongement analytique de f (z) au plan complexe, et que le point z = 1 est un pôle de f . On peut faire la même chose pour la fonction ζ(s) ; Riemann montre qu’elle admet un prolongement analytique au L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 17 plan complexe, sauf au point s = 1 où elle a un pôle ; il établit aussi son équation fonctionnelle, qui utilise la fonction Γ d’Euler et s’écrit de la manière suivante : l’expression s ϕ(s) = s(s − 1) π − 2 Γ( 2s ) ζ(s) ne change pas quand on y remplace s par 1 − s : ϕ(1 − s) = ϕ(s). Euler avait déjà ✭✭ deviné ✮✮ cette équation, en opérant sur la fonction (1 − 21−s ) ζ(s) de l’encadré A dans un texte intitulé ✭✭ Remarques sur un beau rapport entre les séries de puissances, tant directes que réciproques ✮✮. L’article de Riemann a été précédé par plusieurs démonstrations de l’équation fonctionnelle de la fonction L(s). D’ailleurs, G.H. Eisenstein, avec qui Riemann s’était lié d’amitié à Berlin, connaissait aussi cette démonstration, puisqu’on la retrouve, datée de 1849, écrite sur la page de garde de son exemplaire personnel des ✭✭ Disquisitiones Arithmeticae ✮✮ de C.F. Gauss ! En faisant un changement de variables, on peut traduire l’équation précédente pour la fonction ξ(z) = ϕ( 12 + iz) dépendant de la variable complexe z ; l’équation fonctionnelle signifie alors simplement que ξ(z) est une fonction paire de z. Annexe C. Formules explicites La distribution des nombres premiers est très irrégulière. Pour y remédier un tant soit peu, on va augmenter la collection des nombres premiers en y ajoutant les puissances de nombres premiers : 2, 3, 4, 5, 7, 8, 9, 11, 13, 16, . . . et on note f (x) le nombre de membres de cette liste inférieurs à un entier x. Il est facile de passer de f (x) à π(x) et réciproquement. La formule explicite de Riemann est la suivante : si x > 1, on a ∞ 1 du f (x) = li(x) − , li(xρ ) − log 2 + 2 − 1 u log u u x ρ où ρ parcourt la collection des zéros de la fonction zêta, et où li(x) est le logarithme intégral, normalisé de telle sorte que li(0) = 0. En dérivant cette expression, Riemann en déduit que si on limite la somme cos(γu), où ρ = 12 + iγ, γ à un nombre fini de termes, l’expression 2 1 1− √ cos(γ log x) − 2 x(x − 1) x γ est une formule approchée pour la dérivée de f (x) log x. Dans cette expression, on voit apparaı̂tre un terme oscillant formé d’une série de signaux sinusoı̈daux. Si on interprète la somme de droite comme des valeurs spectrales, le signe moins indique qu’il s’agit de valeurs d’absorption. Riemann a obtenu la formule explicite en développant la fonction ϕ(s) (voir l’encadré B) en produit infini : s ϕ(s) = (1 − ), ρ ρ L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 18 où le produit est effectué sur les zéros de la fonction zêta, et en regroupant les facteurs de manière adéquate. Annexe D. Opérateurs Un signal général f (t) s’écrit comme une superposition finie ou infinie de signaux élémentaires f (t) = c1 cos ω1 t + c2 cos ω2 t + · · · + cn cos ωn t + . . . Les signaux élémentaires cos ωn t composant cette somme sont les vibrations propres ou les états propres du système, dont une oscillation complète, la période, dure un temps Tn = 2π/ωn et leur fréquence est 1/Tn = ωn /2π. En acoustique, les états propres sont les sons purs, en optique, ce sont les ondes monochromatiques, &c ; le coefficient cn est l’amplitude de la vibration propre correspondante. La collection de tous ces signaux généraux, lorsqu’on prend toutes les amplitudes possibles, sous réserve que la somme des carrés des valeurs absolues de ces amplitudes soit finie, forme ce que l’on appelle un espace de Hilbert. Dans un tel système, la seule chose qui peut changer, ce sont les proportions relatives de chaque vibration propre, c’est-à-dire les amplitudes cn . Le changement entre deux états est effectué par un opérateur, qui est une manière d’agir, ou d’opérer sur ces signaux ; pour un tel opérateur H, on suppose que le résultat Hf (t) de l’opération est proportionnel aux données de départ f (t), autrement dit que l’opérateur est linéaire. S’il n’y a qu’un nombre fini d’états, donc un nombre fini de coefficients, les opérateurs sont des matrices. Lorsque l’opérateur H se borne à multiplier les coefficients, de telle sorte que Hf (t) = h(ω1 ) c1 cos ω1 t + h(ω2 ) c2 cos ω2 t + · · · + h(ωn ) cn cos ωn t + . . . On dit que les nombres h(ω1 ), . . . , h(ωn ), . . . sont les valeurs propres de H, et leur collection est le spectre de H. La trace de l’opérateur H, lorsqu’elle existe, est la somme de ses valeurs propres : Tr H = h(ω1 ) + h(ω2 ) + · · · + h(ωn ) + . . . Parmi ces opérateurs, ceux qui rendent compte de phénomènes physiques concrets ont un spectre des fréquences réel. On rencontre aussi des problèmes de valeurs propres en mécanique quantique ; en ce cas les valeurs propres sont les énergies de niveaux stationnaires, et l’opérateur rendant compte du système est le Hamiltonien. L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN 19 Références [1] Riemann, B., Œuvres mathématiques, J. Gabay, 1990 (réimpression de l’édition de 1898) ; = Collected mathematical works, according to the edition by H. Weber and R. Dedekind, newly edited by R. Narasimhan, Springer-Verlag, Berlin, 1990. [2] Ingham, A.E., The distribution of prime numbers, Cambridge Tracts in Mathematics and Mathematical Physics, 30, Cambridge, Cambridge University Press 1932 ; reprint, 1990. [3] Edwards, H.M., Riemann’s zeta function, Pure and Applied Math., Vol. 58, New York, Academic Press, 1974 ; reprint, Dover, 2001. [4] Patterson, S.J., An Introduction to the theory of the Riemann zeta function, Cambridge Studies in Advanced Mathematics no 14, Cambridge University Press, 1995. [5] Tenenbaum, G., Mendes France, M., Les nombres premiers, Que sais-je ?, n◦ 571, Paris, Presses Universitaires de France, 1997 ; = The prime numbers and their distribution, Transl. from the French by Philip G. Spain, Student Mathematical Library, Nr 6, Providence, American Mathematical Society, 2000. Sites Internet [1] Une page sur l’hypothèse de Riemann a été réalisée par Daniel Bump, de Stanford : http ://match.stanford.edu/rh/ [2] Le très riche site sur les nombres premiers de Matthew R. Watkins à Exeter : http ://www.maths.ex.ac.uk/˜mwatkins/ [3] Le site du Clay Mathematical Institute contient une descrition mathématique du problème par E. Bombieri : http ://www.claymath.org/prizeproblems/index.htm [4] L’article original de Riemann, et sa traduction en anglais, se trouvent dans la bibliothèque électronique de mathématiques EMIS de la Société Européenne de Mathématiques. Il y a un miroir de ce site au C.I.R.M. de Luminy à Marseille : http ://www.cirm.univ-mrs.fr/EMIS/classics/Riemann/index.html [5] Le site MacTutor de l’Université Saint Andrews en Écosse est une source excellente pour l’histoire des mathématiques : http ://www-history.mcs.st-and.ac.uk/history/ ´ G.L. : Equipe “Arithmétique et Théorie de l’Information” Institut de Mathématiques de Luminy Luminy Case 907, 13288 Marseille Cedex 9 - FRANCE E-mail address: [email protected]