En regardant ces nombres, on éprouve le sentiment d`être en

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En regardant ces nombres, on éprouve le sentiment
d’être en présence d’un des plus inexplicables secrets de la création
(Don Zagier)
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
GILLES LACHAUD
Une hypothèse technique et d’apparence anecdotique faite par Riemann il y a cent cinquante ans
au sujet d’un problème classique, la répartition des nombres premiers, focalise l’intérêt des plus
grands mathématiciens. Cette hypothèse traverse actuellement de nouvelles incarnations grâce
aux théories contemporaines.
Résumé. La question de la répartition des nombres premiers remonte à l’antiquité. En utilisant une certaine fonction, la fonction zêta, Riemann a proposé
en 1859 une formule pour cette répartition. Cette formule repose sur une hypothèse très précise concernant l’emplacement des zéros de cette fonction, qui
n’est toujours pas démontrée : c’est l’hypothèse de Riemann. Les tentatives
de démonstration, qui n’ont pas cessé depuis, sont à la source de nouveaux
domaines des mathématiques, et se multiplient à l’heure actuelle, avec de nouveaux moyens. En particulier, en reprenant une idée de David Hilbert, Alain
Connes a proposé une nouvelle approche pour cette hypothèse, à l’aide d’outils
mathématiques utilisés en physique, comme l’analyse fonctionnelle.
Table des matières
Introduction
La fonction zêta
L’infini des nombres premiers
D’Euclide à Euler
L’énoncé de l’hypothèse : un article visionnaire
Le théorème des nombres premiers : distribution stochastique
D’autres fonctions zêta
Les calculs numériques
Les fonctions zêta des corps de fonctions
Interprétation spectrale : Coı̈ncidences frappantes
Alain Connes et les adèles
Conclusion
Annexe A. Produits infinis d’Euler
Annexe B. Prolongement analytique et équation fonctionnelle
Annexe C. Formules explicites
Annexe D. Opérateurs
Références
Sites Internet
Version développée d’un article paru dans La Recherche, n◦ 346, Octobre 2001, pp. 24-30.
Date: 4 octobre 2001.
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16
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19
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
2
Introduction
Fig. 1. Le Jardin des Délices, de Jérome Bosch (détail). Musée du
Prado, Madrid
Ce que l’on appelle ✭✭ l’hypothsèe de Riemann ✮✮ porte sur une fonction particulière, la ✭✭ fonction zêta de Riemann ✮✮, fonction qui fascine les mathématiciens
depuis deux cent cinquante ans.
On a utilisé à son sujet les métaphores les plus surprenantes : l’opium des
mathématiciens, la baleine blanche (de Moby Dick). . . Roger Godement a aussi
évoqué le Jardin des Délices, sans doute parce que le tryptique de Jérôme Bosch
qui porte ce nom représente un monde idéal entre le paradis (des conjectures) et
l’enfer (des démonstrations impossibles . . . )
L’objet de cette fascination vient sans doute de la richesse du sujet : à elle seule,
cette fonction est une source de problèmes, qui ont donné lieu au développement
de nombreuses théories mathématiques actuelles : on se trouve au carrefour de
l’analyse, de l’algèbre et de la théorie des nombres. Comme le dit Albert Lautman, l’intérêt d’un problème mathématique ne réside pas dans le plus ou moins
grand degré de curiosité que peuvent présenter des faits mathématiques isolés, mais
dans les structures, manifestes ou cachées, qui enveloppent ce problème et dont il
témoigne.
L’intérêt pour la question n’a fait que croı̂tre. David Hilbert en a fait le huitième
problème de sa célèbre liste de problèmes présentée au Congrès des Mathématiciens
de 1900, et avec les mathématiciens de première grandeur qu’on va voir apparaı̂tre
dans cette histoire, une dizaine de médailles Fields ont étudié la question de près
ou de loin.
Il faut avouer que les moyens mis en œuvre sont caractérisées par leur férocité
technique. Par exemple, André Weil (1906-1998), l’une des plus grandes figures des
mathématiques françaises du XXe siècle, a écrit : ✭✭ Quand j’étais jeune, j’espérais
démontrer l’hypothèse de Riemann. Quand je suis devenu un peu plus vieux, j’ai
encore eu l’espoir de pouvoir lire et comprendre une démonstration de l’hypothèse
de Riemann. Maintenant, je me contenterais bien d’apprendre qu’il en existe une
démonstration ✮✮. Une histoire scrupuleuse de ce problème devrait rendre compte
des fausses nouvelles, des démonstrations réfutées, des espoirs déçus qui se sont
succédés. Lors de sa réunion annuelle au Collège de France le 24 mai 2000, le Clay
Mathematical Institute a inclus ce problème dans les ✭✭ problèmes du millénaire ✮✮,
comme pour la Conjecture de Poincaré ou la conjecture ✭✭ P ou N P ✮✮, et un prix
d’un million de dollars est offert à celui qui trouvera la solution : on se croirait au
début d’un roman de Jules Verne.
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
3
La fonction zêta
Mort de la tuberculose en Italie à 40 ans, ce génie des mathématiques qu’était
Bernhard Riemann (1826-1866) a baptisé ζ(s) la fonction
1
1
1
+ s + s + &c.
2s
3
4
(il est traditionnel de noter s la variable dont dépend cette série). L’étude de cette
fonction relève a priori de l’analyse, qui est la partie des mathématiques qui s’occupe des fonctions, de leurs limites, etc. Au XIVe siècle, Nicole Oresme (1323-1382),
qui enseignait au Collège de Navarre à Paris, et qui fut évèque de Lisieux, savait
déjà que la série harmonique ζ(1) a une somme infinie :
ζ(s) = 1 +
1 1 1
+ + + &c. = ∞
2 3 4
(il disait que ✭✭ cette grandeur est supérieure à n’importe quelle grandeur que l’on
s’est donnée ✮✮). En 1650, Pietro Mengoli (1625-1686), un jeune mathématicien de
Bologne, pose la question de la valeur
ζ(1) = 1 +
1
1
1
+ 2 + 2 + &c.
2
2
3
4
et déclare que la réponse ✭✭ réclame un esprit plus riche [que le mien] ✮✮. En 1735,
Léonard Euler (1707-1783), alors à Saint-Pétersbourg (sans doute l’un des plus
grands mathématiciens ayant existé jusqu’à ce jour, et certainement le plus prolifique : ses œuvres complètes comprennent plus de 70 volumes !) répond à la question par une découverte spectaculaire :
ζ(2) = 1 +
π2
,
6
où π = 3, 1416 . . . est la surface du cercle unité. Il ne s’arrête pas là, et calcule les
valeurs ζ(2n) en tous les entiers pairs 2n. Signalons en passant qu’on sait encore
fort peu de choses aujourd’hui sur les valeurs ζ(2n + 1) aux entiers impairs ; il a
fallu attendre plus de deux siècles après Euler pour apprendre, grâce à Roger Apéry
en 1979, que ζ(3) est irrationnel comme π et ζ(2) (un nombre irrationnel est un
nombre qui ne s’exprime pas comme une fraction de nombres entiers). En l’an 2000,
un jeune professeur de lycée, Tanguy Rivoal, a démontré que la fonction zêta prend
une infinité de valeurs irrationnelles aux entiers impairs.
Mais l’histoire ne commence pas là ; comme on va le voir, cette histoire passe
par trois points nodaux : le premier autour de 350 av. J.-C., le second en 1737, et
le troisième en 1859. Et on voit arriver les prémices du quatrième et dernier : la
solution semble de plus en plus proche . . .
ζ(2) =
L’infini des nombres premiers
L’histoire commence par un problème arithmétique : celui des nombres premiers.
Un nombre p est premier si on ne peut pas l’écrire sous la forme d’un produit p = ab,
avec a et b tous les deux différents de p. On s’interroge depuis l’antiquité grecque
sur ces nombres, comme 2, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, &c. (par convention, le nombre
1 n’est pas considéré comme premier). Mais leur génération semble totalement
indépendante de toute construction préalable : le passage de 10 à 11, et celui de
11 à 12, se font par le même acte, l’addition de l’unité au nombre précédent, et
cependant la deuxième opération donne un résultat très différent de la première,
puisque 11 est premier et que 12 ne l’est pas. Leur apparition est imprévisible : il y
a 4 nombres premiers entre 190 et 200, et aucun entre 200 et 210. La figure 2 est un
paysage construit à partir de données aléatoires fournies par la suite des nombres
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
4
premiers. C’est sans doute cette distribution énigmatique qui a fasciné beaucoup
de monde, jusqu’à des compositeurs comme Olivier Messiaen ou Yannis Xenakis.
Fig. 2. Cette image de synthèse a été conçue par A.J.F. Leatherland (http ://yoyo.cc.monash.edu.au/ bunyip/primes/index.html)
en utilisant un programme basé sur un algorithme simple, où les
altitudes sont obtenues en utilisant la suite des nombres premiers
(à la place d’une suite aléatoire). Le type de terrain est déterminé
par la topographie.
Mais en revanche, tout entier est produit de nombres premiers ; les nombres
premiers apparaissent comme les ✭✭ particules élémentaires ✮✮ dont les nombres entiers
sont constitués. D’ailleurs, dans les livres arithmétiques des Éléments d’Euclide,
(qui datent de 350 av. J.C. environ), si on traduit littéralement, ces nombres sont
appelés ✭✭ nombres protons ✮✮. Par exemple :
360 = 2 × 2 × 2 × 3 × 3 × 5.
En d’autres termes, si on peut engendrer tous les nombres entiers en répétant
l’addition du nombre Un :
2 = 1 + 1,
3 = 2 + 1,
4 = 3 + 1,
&c.
On peut aussi les engendrer avec la loi de multiplication, mais il faudra disposer de
tous les nombres premiers.
Jusqu’en 1980, les nombres premiers n’ont guère interessé que les spécialistes.
Mais à cette date, Rivest, Shamir et Adleman ont conçu un système de cryptographie (le système RSA) particulièrement efficace et utilisant des nombres premiers
dans leur clef secrète. Du coup, l’intérêt pour ces nombres a gagné le monde informatique, par là le monde des affaires, et cet intérêt est soudain devenu beaucoup
moins désintéressé.
Le premier point nodal de l’histoire des nombres premiers se trouve dans ces
livres arithmétiques d’Euclide. On y trouve en effet la proposition suivante :
✭✭ Étant donné une collection finie de nombres premiers, il y a un nombre premier
en dehors de cette collection ✮✮.
C’est une manière de dire que la suite des nombres premiers est inépuisable, illimitée, ou encore qu’il y a une infinité de nombre premiers. Remarquons en passant
que cette proposition contient implicitement une définition particulièrement sobre
de l’infini : aucune collection finie ne l’épuise. Définition reprise dans les Éléments
de Mathématiques de N. Bourbaki, inspiré par Monsieur de la Pallice : ✭✭ On dit
qu’un ensemble est infini s’il n’est pas fini ✮✮.
Puisqu’on ne peut pas prévoir l’apparition des nombres premiers, et qu’il n’y a
pas de loi de fabrication, on fait une observation statistique de ce qui se passe en
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
5
introduisant la fonction, traditionnellement notée π(x), qui compte le nombre de
nombres premiers inférieurs (ou égaux) à un nombre x donné (la notation π(x) n’a
rien à voir avec le nombre π) : par exemple π(10) = 4. Dire qu’il y a une infinité
de nombre premiers revient à dire que π(x) tend vers l’infini avec x ; oui, mais
comment ?
D’Euclide à Euler
Pour obtenir un commencement de réponse à cette question, il faut sauter vingt
et un siècles pour arriver au second point nodal, où la ligne d’idées sur la fonction
zêta croise celle des nombres premiers. Léonard Euler fait voir en 1737 qu’il y a
une infinité de nombres premiers, par une méthode en totale rupture avec celle
d’Euclide : il découvre le développement de la fonction zêta en produit infini (voir
l’annexe A) et en déduit que la série des inverses des nombres premiers a une somme
infinie :
1 1 1
1
1 + + + + + + &c. = ∞
2 3 5
7
or, si l’ensemble de tous les nombres premiers était fini, cette série aurait une somme
finie. Ce raisonnement est caractéristique : on a effectué un raisonnement d’analyse
pour montrer une propriété des nombres entiers naturels ! L’identité d’Euler est une
traduction de la proposition d’Euclide dans un nouveau langage, à savoir celui de
l’analyse, et cette interprétation est à la base de toutes les recherches ultérieures :
Euler venait d’inventer une méthode pour étudier les entiers avec des fonctions,
méthode qu’on appelle maintenant la théorie analytique des nombres, un domaine
où le continu rend compte de phénomènes discontinus.
Euler déclare aussi que les nombres premiers sont ✭✭ infiniment moins nombreux
que les entiers ✮✮, autrement dit la proportion de nombres premiers inférieure à x
tend vers 0 quand x croı̂t indéfiniment :
π(x)
→ 0 quand x → ∞.
x
On voudrait être un peu plus précis. En fait, en 1808, Legendre observe que la
proportion π(x)/x est d’environ 1/ log x, où log x est le logarithme naturel de x. Il
s’ensuit que l’ordre de grandeur de π(x) devrait être le suivant :
x
π(x) ∼
.
log x
(la notation f (x) ∼ g(x) signifie que le quotient f (x)/g(x) tend vers 1 lorsque x
tend vers l’infini ; on dit que les fonctions f (x) et g(x) sont équivalentes).
Mais si on observe la figure 3 ci-dessous, on constate que l’estimation obtenue ne
serre pas d’assez près le comportement de la fonction π(x). À peu près à la même
époque, l’allemand Karl-Friedrich Gauss (1777-1855), à partir de quatorze ans ( !),
effectue des observations statistiques et en vient à un idée plus précise : si la proportion de nombres premiers dans un intervalle de longueur donnée est 1/ log x, le nombre π(x) devrait être équivalent à une primitive de la fonction 1/ log x, autrement
dit
dx
dπ(x) ∼
log x
Cette fonction ne s’exprime pas en termes de fonctions élémentaires, on l’appelle le
logarithme intégral :
x
du
Li(x) = v.p.
0 log u
(il faut prendre la valeur principale au sens de Cauchy en u = 1). Gauss en vient à
supposer que l’ordre de grandeur de π(x) est égal à celui de Li(x) :
π(x) ∼ Li(x).
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
6
Cette estimation de Gauss n’est pas contradictoire avec celle de Legendre, puisque
x/ log x et Li(x) sont équivalentes. Néanmoins, le point de vue de Gauss semble
serrer la réalité de plus près, comme le montre la table de la figure 4.
Fig. 3. On a représenté sur cette figure la fonction π(x)
représentant le nombre de nombres premiers inférieurs à un nombre
x donné (en rouge), la fonction x/ log x (en vert), et le logarithme
intégral Li(x) (en bleu).
x
10
100
1000
10000
100000
1000000
10000000
100000000
1000000000
10000000000
100000000000
1000000000000
π(x)
Li(x)
4
6
25
30
168
178
1229
1246
9592
9630
78498
78628
664579
664918
5761455
5762209
50847534
50849235
455052511
455055615
4118054813 4118066401
37607912018 37607950281
Fig. 4. Cette table permet aussi de comparer la fonction π(x) et
le logarithme intégral. Dans cette table, le logarithme intégral est
supérieur à π(x) ; mais on sait qu’il n’en va pas ainsi pour des
valeurs extrêmement élevées.
Il reste à sortir du domaine des simples observations et à préciser ce que l’on
entend par ✭✭ ordre de grandeur ✮✮ ; c’est ce que fait Pafnouty L. Tchébychev (18211894) à Saint Pétersbourg, en 1852. En utilisant la fonction zêta, il établit que si
la fonction π(x) est équivalente à x/ log x multipliée par une constante, alors cette
constante vaut 1 :
x
π(x) ∼ C
=⇒ C = 1.
log x
Un peu plus tard, il montre que si x est assez grand, on a
x
x
0, 921
< π(x) < 1, 105
.
log x
log x
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
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L’énoncé de l’hypothèse : un article visionnaire
Fig. 5. Bernhard Riemann est né en 1826 dans un village du royaume de Hanovre. Étudiant à Göttingen et à Berlin, il passa son
doctorat en 1851 à Göttingen sous la direction de C.F. Gauss.
Le sujet portait sur la théorie des fonctions d’une variable complexe, ce que l’on appelle maintenant les “surfaces de Riemann”.
Les notions et les méthodes employées étaient totalement nouvelles. Son intuition géniale est à l’origine de plusieurs branches
des mathématiques contemporaines : géométrie “riemannienne”,
intégrale “de Riemann”, théorie du potentiel, &c. Atteint de tuberculose, il est mort en 1866 lors d’un voyage en Italie.
Le troisième point nodal se produit lorsqu’en 1859, Bernhard Riemann rédige
pour son admission comme correspondant à l’Académie de Berlin un mémoire de
huit pages intitulé ✭✭ Sur le nombre des nombres premiers inférieurs à une grandeur
donnée ✮✮. Dans ce mémoire, qui sera la seule contribution à la théorie des nombres
qu’il fera de son vivant, il se livre à un hallucinant exercice de pyrotechnie calculatoire et conceptuelle. Il considère les valeurs de la fonction ζ(s) lorsque s est un
nombre complexe arbitraire (voir l’annexe B). Il s’intéresse ensuite aux racines ou
zéros de cette fonction, c’est-à-dire aux nombres complexes s tels que ζ(s) = 0.
La fonction ζ(s) a des zéros aux points entiers négatifs pairs s = −2, −4, . . . : on
les appelle les zéros triviaux (dans la langue classique, on qualifie ainsi ce qui est
familier et connu de tout le monde). Les zéros non triviaux sont situés dans la bande
critique (voir la figure 6) : elle est formée des nombres complexes s = σ + it, où la
partie réelle
Re(s) = σ et la partie imaginaire Im(s) = t sont des nombres réels et
√
où i = −1, tels que
0 ≤ Re(s) ≤ 1.
Riemann calcule le nombre approximatif de zéros non triviaux de la fonction de
partie imaginaire comprise entre 0 et un nombre T donné, et il poursuit : ✭✭ On trouve
en effet, entre ces limites, un nombre environ égal à celui-ci, de racines [de partie
réelle 1/2], et il est très probable que toutes les racines sont réelles ✮✮. L’hypothèse
de Riemann est donc la suivante :
✭✭ Les zéros non triviaux de la fonction zêta ont pour partie réelle 1/2 ✮✮.
On suppose donc que ces zéros sont sur la droite critique
1
Re(s) = .
2
Riemann écrit ensuite : ✭✭ Il serait à désirer, sans doute, que l’on eût une démonstration rigoureuse de cette proposition ; néanmoins j’ai laissé cette recherche de côté
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
Im(s)
8
Plan complexe
?
?
aucun zéro
Re(s)
/2
1
zéros triviaux
une infinité
Fig. 6. La bande critique.
pour le moment après quelques rapides essais infructueux, car elle paraı̂t superflue
dans le but de notre étude. ✮✮ On pourrait en déduire que Riemann considère cette
propriété comme accessoire ; mais il faut savoir que les mathématiciens, depuis
Euclide, pratiquent la litote jusqu’aux limites de l’hypocrisie.
Fig. 7. Dans cette figure, le plan horizontal est celui de la variable
complexe s = σ + it. Sur un rectangle contenant une partie de la
bande critique 0 ≤ Re(s) ≤ 1, on a reporté en altitude la valeur de
la fonction 1/|ζ(s)|, qui est infinie si ζ(s) = 0. De cette sorte, les
zéros de la fonction zêta apparaissent comme des pics sur la droite
critique Re(s) = 1/2. La couleur (du rouge vers le bleu) est définie
par l’altitude.
Mais Riemann va beaucoup plus loin : en se livrant à une véritable déconstruction de
la fonction π(x), il donne une formule exacte pour la loi de distribution des nombres
premiers (voir l’annexe C) et cette loi s’exprime en fonction des zéros de la fonction zêta ! Avec cette formule, on voit comment ces zéros contrôlent la répartition
des nombres premiers ; l’hypothèse de Riemann entraı̂ne que cette répartition suit
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
9
fidèlement la loi en Li(x). Si l’hypothèse était fausse, celait provoquerait des ravages
dans cette répartition (et dans l’ensemble de la théorie des nombres).
Le théorème des nombres premiers : distribution stochastique
Dans cet article visionnaire, Riemann a indiqué les grandes étapes de sa démarche, sans entrer dans les détails. Et l’innovation vient plus des méthodes qu’il a
employées que des résultats qu’il a obtenus. La rédaction en est si elliptique qu’au
début du XXe siècle, d’éminents mathématiciens comme G.H Hardy à Cambridge
en 1915, vont jusqu’à déclarer que Riemann était incapable de démontrer ce qu’il
avait écrit. Mais les notes personnelles de Riemann étaient conservées à Göttingen ;
dans les années trente, Carl Ludwig Siegel réussit à les déchiffrer et publier leur
contenu. La conclusion, c’est que Riemann avait obtenu des résultats sur les zéros
de la fonction zêta en utilisant des outils (la fonction de Riemann-Siegel, voir la
figure 9) dont la publication était encore un évènement soixante ans plus tard !
C’est en 1896 que Jacques Hadamard (1865-1963), à Paris, et Charles de la Vallée
Poussin (1866-1962), à Louvain, en démontrant simultanément certains énoncés de
Riemann, établissent que la fonction zêta n’a pas de zéros sur la droite Re(s) = 1
(en fait, ils ont fait mieux : ils ont trouvé des régions où la fonction zêta n’avait pas
de zéros, voir la figure 8). Or ce résultat suffit pour impliquer que
x
π(x) ∼ Li(x) (et aussi π(x) ∼
)
log x
quand x tend vers l’infini ; les estimations heuristiques de Legendre et de Gauss
sont enfin rigoureusement établies. C’est ce résultat que l’on appelle le ✭✭ théorème
des nombres premiers ✮✮.
Fig. 8. La fonction zêta ne s’annule pas sur la droite Re(s) = 1.
On déduit le théorème des nombres premiers de cette propriété. En
fait, Hadamard et de la Vallée Poussin ont vu que la fonction zêta
ne s’annule pas sur des régions comme ci-dessus contenant cette
droite. On aimerait au moins pouvoir dire que la fonction zêta ne
s’annule pas dans une bande θ ≤ Re(s) ≤ 1, mais malheureusement
aucune bande de ce type n’est contenue dans une région comme
ci-dessus.
On sait que si l’hypothèse de Riemann est vraie, alors l’écart entre la fonction π(x)
et le logarithme intégral Li(x) est majoré en valeur absolue par un multiple constant
de x1/2 log x, ce que l’on écrit
π(x) − Li(x) = O(x1/2 log x)
et cette estimation est la meilleure possible.
quand x → ∞
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
10
En résumé, les nombres premiers ont une distribution ✭✭ stochastique ✮✮ : on a une
loi de densité régulière, la probabilité pour qu’un nombre x soit premier est de l’ordre de 1/ log x mais le comportement local est imprévisible : il y a des oscillations.
En quelque sorte, la distribution des nombres premiers se comporte comme la distribution des molécules dans un gaz parfait. Comme on le verra, cette analogie avec
un phénomène physique peut se révéler féconde.
D’autres fonctions zêta
Si on veut comprendre ce que signifie l’hypothèse de Riemann, il faut réaliser
que la fonction zêta n’est pas la seule de son espèce : c’est le prototype d’une
famille très générale de fonctions intervenant en théorie des nombres. Tout d’abord,
Dirichlet a défini en 1838 des fonctions très proches de la fonction zêta, à savoir les
fonctions L, données par ce que l’on appelle depuis une ✭✭ série de Dirichlet ✮✮, définies
par des conditions arithmétiques. Elles admettent un prolongement analytique, une
équation fonctionnelle, et un développement en produit eulérien. Par exemple, Euler
utilise la série
1
1
1
L(s) = 1 − s + s − s + &c.
3
5
7
D’ailleurs, Leibniz avait déjà vu cinquante ans avant cette série dans un cas particulier ; il avait obtenu la formule qu’il nomme la ✭✭ quadrature du cercle ✮✮, puisque
cette formule permet de calculer π :
π
1 1 1
= 1 − + − + &c.
4
3 5 7
Ensuite, Dirichlet utilise ces fonctions L pour montrer qu’il y a une infinité de
nombres premiers dans toute progression arithmétique. À peu près en même temps
s’édifiait la théorie des nombres algébriques.
Ce sont les nombres qui sont solutions
√
√
d’équations algébriques, comme 2 ou le nombre d’or φ = 2 cos π/5 = (1 + 5)/2.
L’idée de corps est à la base de ces travaux : ce sont les collections de nombres
complexes (ou d’autres choses) où on peut effectuer les quatre opérations sans sortir
de cette collection. Dedekind et Hecke ont défini des fonctions zêta et des fonctions
L associées aux corps de nombres algébriques : la fonction zêta qui correspond
au corps des nombres rationnels est celle de Riemann. L’hypothèse de Riemann
généralisée suppose que toutes ces fonctions ont leurs zéros non triviaux sur la
droite critique.
Il y a plusieurs ✭✭ bonnes raisons ✮✮ de penser que l’hypothèse de Riemann est vraie ;
nous allons donner trois arguments plaidant en sa faveur : les calculs numériques,
les fonctions zêta des courbes sur un corps fini, et l’interprétation spectrale des
zéros.
Les calculs numériques
Les cinq premiers zéros de partie imaginaire positive, à quatre décimales près,
sont les suivants :
ρ1
=
ρ2
=
ρ3
=
ρ4
=
ρ5
=
1
2
1
2
1
2
1
2
1
2
+ i 14, 1347 . . .
+ i 21, 0220 . . .
+ i 25, 0108 . . .
+ i 30, 4248 . . .
+ i 32, 9350 . . .
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
11
3
2
1
10
20
30
40
50
-1
-2
-3
Fig. 9. C.L. Siegel a trouvé dans les notes de Riemann une fonction Z(t) qui a les mêmes zéros que la fonction ζ( 12 + it), et qui
prend des valeurs réelles lorsque la variable t est réelle ; on l’appelle la fonction de Riemann-Siegel. Sur cette figure, on a tracé le
graphe de cette fonction, qui oscille indéfiniment, et on y voit les
premiers zéros.
Dans la phrase citée plus haut, Riemann déclare qu’il a trouvé ✭✭ un nombre environ égal ✮✮ de zéros dans la bande et sur la droite critiques. On n’a toujours pas
démontré cette déclaration ; G.H. Hardy a montré en 1914 qu’il y a une infinité de
zéros sur la droite critique, et on sait que plus de 40% des zéros de la fonction zêta
sont sur la droite critique, grâce aux travaux d’Atle Selberg, de l’Institute for Advanced Study à Princeton, et aussi de Norman Levinson et de Conrey. D’autre part,
l’hypothèse de Riemann a été vérifiée pour des valeurs numériques de plus en plus
élevées ; les progrès réalisés sont reportés dans la table de la figure 10. Le logicien
Alan Turing, de Cambridge, qui a cassé le code Enigma utilisé par la marine allemande pendant la deuxième guerre mondiale, et qui est l’auteur des ✭✭ machines ✮✮
qui portent son nom, a utilisé un ordinateur dès 1953 pour faire les calculs. Mais ces
calculs numériques impressionnants ne prouvent rien : on connait des phénomènes
concernant les nombres entiers qui apparaissent pour des valeurs bien supérieures
à toute valeur astronomique imaginable.
Les fonctions zêta des corps de fonctions
Dans d’autres travaux, Riemann a étudié les fonctions algébriques d’une variable.
L’exemple type est celui d’une fonction y de la variable x telle que
f (x, y) = 0,
où f est un polynôme à deux variables ; par exemple la fonction algébrique
y = x3 − 1
vérifie l’équation y 2 − (x3 − 1) = 0. Weber et Dedekind ont montré que l’on pouvait retrouver les principaux résultats de Riemann, même si on prenait les coefficients dans un corps quelconque K, et construire un corps de fonctions algébriques
K(y). Ce corps contient pratiquement toutes les informations sur la courbe plane
d’équation implicite f (x, y) = 0.
Or il y a un parallélisme troublant entre les corps de nombres algébriques et les
corps de fonctions algébriques avec les corps de constantes fini.
Les corps finis sont les corps qui ont un nombre fini d’éléments, on les appelle
aussi ✭✭ champs de Galois ✮✮, car ils ont été découverts par Évariste Galois. Il est
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
date
1903
1914
1925
1936
1953
1956
1958
1966
1969
1979
1986
12
Auteur
n
Gram
15
Backlund
79
Hutchinson
138
Titchmarsh & al.
1, 041
Turing
1, 104
Lehmer
25, 000
Meller
35, 337
Lehman
250, 000
Rosser & al.
3, 500, 000
Brent
81, 000, 001
van de Lune & al. 1, 500, 000, 000
Fig. 10. Vérifications numériques de l’hypothèse de Riemann pour
les n premiers zéros (d’après A. Odlyzko). Le logicien Alan Turing,
de Cambridge, qui a cassé le code Enigma utilisé par la marine
allemande pendant la deuxième guerre mondiale, et qui est l’auteur
des “machines” qui portent son nom, a utilisé un ordinateur dès
1953 pour calculer les zéros de la fonction zêta.
facile de construire le corps fini dont le nombre d’éléments est un nombre premier
p : on dit que deux entiers sont congrus modulo un entier n si leur différence est
divisible par n. Tous les entiers se répartissent en ✭✭ classes de restes modulo n ✮✮
disjointes, que l’on peut additioner et multiplier. Mais si n est un nombre premier
p, on peut aussi effectuer la division par toute classe non nulle ; le corps à p éléments
est l’ensemble des classes de restes modulo p.
Un jeune et brillant mathématicien allemand, H. Kornblum, tué au début de la
première guerre mondiale, puis Emil Artin dans sa thèse, soutenue à Hambourg
en 1923, associent des fonctions zêta et des fonctions L aux corps de fonctions
algébriques sur un corps de constantes fini, en complète analogie avec les corps de
nombres. Pour ces fonctions, André Weil montre en 1940 par des raisonnements
géométriques que l’hypothèse de Riemann est vraie ! Il lui faudra cinq ans pour
rédiger une démonstration complète. Ses travaux l’ont conduit à définir des fonctions zêta pour des espaces de dimension quelconque sur un corps fini, et à émettre
des conjectures très précises généralisant l’hypothèse de Riemann. Pour démontrer
ces conjectures, il a fallu accomplir un programme gigantesque, la théorie des
schémas, développée principalement dans les années soixante à l’I.H.E.S., près de
Paris, par Alexandre Grothendieck et de nombreuses autres personnes, et c’est finalement Pierre Deligne qui démontre les conjectures de Weil en 1973. Ces résultats
ont de profondes conséquences aussi bien en théorie des nombres que dans ses applications à la théorie de l’information, pour la cryptographie et les codes correcteurs
en particulier.
On peut encore généraliser, et l’existence d’une équation fonctionnelle pour certaines familles de fonctions L (associées aux courbes elliptiques) résulte des travaux
d’Andrew Wiles, dont découle également le théorème de Fermat. Pour toutes ces
fonctions, il y a aussi une ✭✭ hypothèse de Riemann ✮✮ à démontrer !
Interprétation spectrale : Coı̈ncidences frappantes
Si on écrit les zéros de la fonction zêta sous la forme
ρn =
1
2
+ iγn ,
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
13
l’hypothèse de Riemann signifie que tous les nombres γn sont des nombres réels.
Comment établir qu’une suite de nombres complexes est alignée sur l’axe réel ?
La réponse pourrait venir de méthodes élaborées pour l’étude des phénomènes
physiques. L’une de ces méthodes est l’analyse fonctionnelle, c’est-à-dire la résolution des équations dont les inconnues sont des fonctions, et l’espace euclidien est
remplacé par l’espace de Hilbert (voir l’annexe D). La plupart des systèmes vibratoires, le son, la lumière, les vagues, bref un signal quelconque, s’expriment comme
une superposition de signaux de base
f (t) =
cn cos(ωn t + ϕn )
n
avec des coefficients cn , qui sont les amplitudes, et des pulsations ω1 , . . . , ωn , . . . qui
sont des nombres réels. Or, Riemann lui-même observe que la formule explicite qu’il
a obtenue (annexe C) montre que les déviations par rapport à la loi en 1/ log x de
la densité des nombres premiers sont régies par une fonction ayant la forme d’une
onde
cos(γn u)
n
dont les pulsations sont les nombres γn . Comme le disent M. Berry et J.P. Keating,
de Bristol, les nombres γn sont les harmoniques de la musique des nombres premiers !
À partir de là, il est tentant de voir les nombres γn comme les pulsations propres
d’un système. On raconte que Hilbert, pendant l’un de ses cours, et après avoir
démontré que certains opérateurs (ceux qui sont symétriques) ont un spectre réel,
aurait ajouté : ✭✭ Et avec ce théorème, Messieurs, nous démontrerons l’hypothèse de
Riemann ! ✮✮. En effet, si on trouve un opérateur dont le spectre, d’une part, est
réel, et qui est, d’autre part, exactement composé des nombres γn , l’hypothèse de
Riemann est démontrée ! Quelques années plus tard, cette idée a été mise en forme
par Polyà. Hé bien, on a aujourd’hui de bonnes raisons de penser qu’il en va bien
ainsi : il y a trois indices pour l’existence d’un tel ✭✭ opérateur de Polyà-Hilbert ✮✮.
— Vers 1950, Andy Guinand puis André Weil généralisent la formule explicite
de Riemann et la transforment en une identité fonctionnelle. Il s’agit d’une égalité
S(g) = T (f ),
où figurent d’un côté, une série d’expressions intégrales
T (f ) = I(f ) +
Ip (f )
p
où la somme des expressions Ip (f ) se fait sur les nombres premiers, et de l’autre,
une série
S(g) =
g(γn ),
n
où la somme porte sur les nombres γn . Dans cette formule, les fonctions f et g sont
reliées par une transformation intégrale inventée par Riemann, que l’on appelle la
transformation de Mellin, et qui est très proche de la transformation de Laplace.
Weil montre que l’hypothèse de Riemann équivaut au fait que pour une classe
suffisamment large de fonctions g positives sur la droite réelle, la série S(g) est
positive, propriété vérifiée pour les valeurs propres d’un opérateur à spectre réel.
— En 1956, Atle Selberg étudie l’opérateur de Laplace ∆ sur certaines surfaces
(celles qui sont à courbure négative constante). Cette théorie fournit de nouvelles
démonstrations de l’équation fonctionnelle de la fonction zêta de Riemann, et de
l’absence de zéros sur la droite Re(s) = 1. Mais surtout, il découvre sa célèbre
formule des traces, qui relie la géométrie d’une surface X au spectre de ∆. Elle s’écrit
comme la formule explicite de Weil, en remplaçant les nombres premiers par les
géodésiques fermées de X, et les nombres γn par les valeurs propres de ∆. L’analogie
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
14
avec la formule explicite est aussi frappante que mystérieuse : les nombres premiers
apparaissent comme des trajectoires . . . Cette analogie a conduit Selberg à définir
des fonctions zêta dans ce contexte. Celles-ci vérifient l’hypothèse de Riemann, et
l’analogue de la formule explicite est la formule des traces. Malheureusement, il n’y
a pas de rapport direct entre les fonctions zêta de Riemann et de Selberg, bien qu’on
l’ait cru durant quelques mois en 1980. Toutefois, Ludwig Faddeev et B.S. Pavlov,
de l’Institut Steklov à Saint-Pétersbourg, avaient vu dès 1972 que les solutions
des équations d’évolution associées à ce Laplacien obéissent aux lois usuelles de la
diffusion si et seulement si l’hypothèse de Riemann est vraie !
En fait, tant les formules explicites que la formule des traces de Selberg sont
toutes deux des applications à la théorie des nombres d’une théorie venant de la
physique, la théorie du noyau de l’équation de la chaleur, applications développées
depuis 1993 dans le cadre par Serge Lang et Jay Jorgenson.
— Pour fournir des modèles de la distribution des niveaux d’énergie dans les noyaux fortement excités et les systèmes à un grand nombre de particules, les physiciens
ont développé une théorie concernant les valeurs propres des matrices aléatoires hermitiennes de grand rang. Parmi ces espaces de matrices aléatoires, figure l’ensemble
GUE (pour ✭✭ Gaussian Unitary Ensemble ✮✮). Ceci dit, Hugh Montgomery, de l’Université du Michigan, avait calculé en 1972, en admettant l’hypothèse de Riemann, la
fluctuation des espacements entre les zéros de la fonction zêta. Lorsqu’il a eu l’occasion d’en discuter avec le physicien Freeman Dyson, ce dernier a immédiatement
a immédiatement reconnu que cette loi était celle de l’ensemble GUE !
Les résultats de Montgomery ont été vérifiée expérimentalement par Andrew
Odlyzko, des Bell Laboratories : la coı̈ncidence des résultats est frappante. Nicholas
Katz et Peter Sarnak, de Princeton, ont récemment constaté que cette loi était
satisfaite dans le cas des fonctions zêta des corps de fonctions, et ils ont généralisé
ces conjectures à de nombreuses familles de fonctions L sous le nom de ✭✭ loi de
Montgomery-Odlyzko ✮✮.
Enfin, dans certains phénomènes périodiques, on observe un bruit distinct du
bruit blanc, le bruit oscillant (flicker noise), dont le spectre est inversement proportionnel à la fréquence : sa puissance est d’autant plus forte qu’il apparaı̂t moins
souvent. Michel Planat, de Besançon, a interprété le bruit oscillant apparaissant
dans un récepteur de communication par le comportement de la fonction zêta à
proximité de la droite critique.
Alain Connes et les adèles
Il ne reste plus qu’à trouver l’opérateur de Polyà-Hilbert. Les observations de
Montgomery ont conduit Berry et Keating a supposer que les zéros de la fonction
zêta correspondent exactement aux valeurs propres (niveaux d’énergie) d’un hypothétique système mécanique quantique dont les trajectoires sont chaotiques, ce
qui fournirait immédiatement l’opérateur désiré.
D’autre part, Bernard Julia, à Paris, avait exprimé la fonction zêta de Riemann
comme la fonction de partition thermodynamique d’un certain ✭✭ gaz parfait abstrait ✮✮ construit à partir des nombres premiers. En s’inspirant de cette observation,
Jean-Benoit Bost et Alain Connes, à l’I.H.E.S., construisent en 1992 un système
dynamique quantique dont la fonction de partition est la fonction zêta de Riemann.
Leur construction utilise l’anneau des adèles. De quoi s’agit-t-il ? Pour chaque nombre premier p, on dispose des nombres p-adiques, qui sont la généralisation de
l’écriture d’un entier en base p. L’anneau des adèles est un espace à une infinité
de degrés de liberté, autrement dit de dimensions, formé avec le produit du corps
des nombres réels et de tous les corps p-adiques. Cet espace énorme et bizarre a
néanmoins des propriétés naturelles et très commodes pour les calculs : on peut y
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
15
faire du calcul intégral, et les nombres rationnels y sont présents de manière discontinue, ou, comme on dit, discrète. En outre, les fonctions zêta et les fonctions L
(des corps de nombres comme des corps de fonctions) s’expriment par des intégrales
très simples sur cet anneau, ce qui permet de retrouver leurs principales propriétés :
c’était le sujet de la thèse de John Tate, en 1950.
Or Connes a construit en 1996 un opérateur D sur un espace de fonctions où
la variable est adélique, dont le spectre était exactement l’ensemble des nombres
réels γn tels que L( 12 + iγn ) = 0 ! Si on pouvait établir, par une autre voie, que
ce spectre comprend tous les zéros sans exception, on démontrerait immédiatement
l’hypothèse de Riemann ; en attendant, son résultat fournit en passant une nouvelle
démonstration de l’infinitude des zéros sur la droite critique.
Il interprète l’un des côtés de la formule explicite comme la trace d’opérateurs
décrivant le flot défini par D, c’est-à-dire les changements d’états au cours du
temps du système (ce point de vue a été développé par Christopher Deninger, dans
le cadre d’un programme de démonstration de l’hypothèse de Riemann modelée sur
celle que l’on connait pour les corps de fonctions). Ceci permet à Connes de faire
voir que l’hypothèse de Riemann est vraie si et seulement si les formules explicites
s’interprètent comme des formules des traces pour l’opérateur D, ce qu’il a vérifié
pour les corps de fonctions.
Conclusion
Après tous ces arguments, on a l’impression d’être à la veille de la démonstration
de l’hypothèse de Riemann. Néanmoins, l’opinion générale est qu’il manque encore
un maillon essentiel dans nos connaissances actuelles pour arriver à un projet de
démonstration plausible. Il vaut mieux rester prudent : tant qu’on n’a pas traversé
le fleuve, on ne sait pas si on peut atteindre la rive opposée sans encombre, ou bien
si le courant nous entraı̂ne vers les enfers du tryptique de Jérôme Bosch.
Il n’en reste pas moins que l’analogie entre la répartition des nombres premiers
et un phénomène physique est troublante. Comme le dit Youri Manine, directeur
de l’Institut Max-Planck de Bonn, à la dernière page de son livre Mathématiques
et Physique :
✭✭ Les idées les plus profondes de la théorie des nombres présentent une ressemblance considérable avec celles de la physique théorique moderne. Comme la mécanique quantique, la théorie des nombres fournit des modèles de relations entre le
discret et le continu, et met en valeur le rôle des symétries cachées. On souhaiterait
espérer que cette ressemblance ne soit pas fortuite, et que nous soyons en train
d’apprendre de nouveaux mots sur le monde dans lequel nous vivons, dont nous ne
comprenons pas encore le sens ✮✮.
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
16
Annexe A. Produits infinis d’Euler
La série géométrique formée par les puissances d’un nombre x > 1 est :
1
1
1
1
1
1 + + 2 + 3 + ··· + n + ··· =
x x
x
x
1 − x1
Si on fait x = 2s , où s > 0, on obtient la somme des puissances inverses de 2 :
1
1
1
1
1
1 + s + s + s + · · · + as + · · · =
2
4
8
2
1 − 21s
on peut aussi prendre x = 3s :
1
1
1
1
1
1 + s + s + s + · · · + bs + · · · =
3
9
27
3
1 − 31s
Si on fait le produit de ces deux expressions, on obtient la somme des puissances
de toutes les fractions dont le dénominateur est un nombre produit de 2 et de 3
1
1
1
1
1
1
1
= 1 + s + s + s + s + ··· + a b s + ...
2
3
4
6
(2 3 )
1 − 21s 1 − 31s
Si on prend tous les nombres premiers à gauche, on obtiendra à droite tous les
nombres entiers, puisque tout entier est produit de nombres premiers, et c’est l’identité fondamentale d’Euler : ce que l’on appelle maintenant la fonction zêta de
Riemann est à la fois un produit infini et la somme des puissances inverses de tous
les entiers :
1
1
1
1
1
1
ζ(s) =
1
1
1 · · · = 1 + 2s + 3s + · · · + (2a 3b 5c . . . )s + . . .
1 − 2s 1 − 3s 1 − 5s
en notation condensée, l’identité d’Euler est
1
1
ζ(s) =
=
s
n
1 − p1s
p
n∈N
où le produit est étendu à l’ensemble des nombres premiers. On peut même supposer
que s = σ + it est un nombre complexe ; Mais il faut prendre Re(s) = σ > 1 pour
que ces expressions aient un sens, car la série harmonique ζ(1) est divergente. On
peut prolonger ζ(s) à la bande 0 < Re(s) < 1 en utilisant la formule
1
1
1
(1 − 21−s ) ζ(s) = 1 − s + s − s + . . .
2
3
4
et en observant que la série de droite est alternée si s est réel.
Annexe B. Prolongement analytique et équation fonctionnelle
Lorsqu’on veut étudier une fonction définie par une série dépendant d’un paramètre en dehors du domaine de convergence, il faut effectuer un prolongement analytique de cette fonction. Par exemple, la série géométrique
1 + z + z2 + · · · + zn + . . .
converge si le module |z| du nombre complexe z est < 1, la fonction f (z) de la
variable complexe z égale à la somme de cette série est définie lorsque |z| < 1, et si
tel est le cas, on a
1
f (z) = 1 + z + z 2 + · · · =
.
1−z
Mais la fraction de droite est définie dans tout le plan complexe (sauf évidemment
au point z = 1), et lorsque |z| ≥ 1 et z = 1, on prend comme définition de f (z) la
fraction de droite ; on dit qu’on a effectué le prolongement analytique de f (z) au plan
complexe, et que le point z = 1 est un pôle de f . On peut faire la même chose pour
la fonction ζ(s) ; Riemann montre qu’elle admet un prolongement analytique au
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
17
plan complexe, sauf au point s = 1 où elle a un pôle ; il établit aussi son équation
fonctionnelle, qui utilise la fonction Γ d’Euler et s’écrit de la manière suivante :
l’expression
s
ϕ(s) = s(s − 1) π − 2 Γ( 2s ) ζ(s)
ne change pas quand on y remplace s par 1 − s :
ϕ(1 − s) = ϕ(s).
Euler avait déjà ✭✭ deviné ✮✮ cette équation, en opérant sur la fonction (1 − 21−s ) ζ(s)
de l’encadré A dans un texte intitulé ✭✭ Remarques sur un beau rapport entre les
séries de puissances, tant directes que réciproques ✮✮. L’article de Riemann a été
précédé par plusieurs démonstrations de l’équation fonctionnelle de la fonction L(s).
D’ailleurs, G.H. Eisenstein, avec qui Riemann s’était lié d’amitié à Berlin, connaissait aussi cette démonstration, puisqu’on la retrouve, datée de 1849, écrite sur la
page de garde de son exemplaire personnel des ✭✭ Disquisitiones Arithmeticae ✮✮ de
C.F. Gauss !
En faisant un changement de variables, on peut traduire l’équation précédente
pour la fonction
ξ(z) = ϕ( 12 + iz)
dépendant de la variable complexe z ; l’équation fonctionnelle signifie alors simplement que ξ(z) est une fonction paire de z.
Annexe C. Formules explicites
La distribution des nombres premiers est très irrégulière. Pour y remédier un
tant soit peu, on va augmenter la collection des nombres premiers en y ajoutant les
puissances de nombres premiers :
2, 3, 4, 5, 7, 8, 9, 11, 13, 16, . . .
et on note f (x) le nombre de membres de cette liste inférieurs à un entier x. Il est
facile de passer de f (x) à π(x) et réciproquement. La formule explicite de Riemann
est la suivante : si x > 1, on a
∞
1
du
f (x) = li(x) −
,
li(xρ ) − log 2 +
2 − 1 u log u
u
x
ρ
où ρ parcourt la collection des zéros de la fonction zêta, et où li(x) est le logarithme intégral, normalisé de telle sorte que li(0) = 0. En dérivant cette expression,
Riemann en déduit que si on limite la somme
cos(γu), où ρ = 12 + iγ,
γ
à un nombre fini de termes, l’expression
2 1
1− √
cos(γ log x) −
2
x(x − 1)
x γ
est une formule approchée pour la dérivée de f (x) log x. Dans cette expression, on
voit apparaı̂tre un terme oscillant formé d’une série de signaux sinusoı̈daux. Si on
interprète la somme de droite comme des valeurs spectrales, le signe moins indique
qu’il s’agit de valeurs d’absorption.
Riemann a obtenu la formule explicite en développant la fonction ϕ(s) (voir
l’encadré B) en produit infini :
s
ϕ(s) =
(1 − ),
ρ
ρ
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
18
où le produit est effectué sur les zéros de la fonction zêta, et en regroupant les
facteurs de manière adéquate.
Annexe D. Opérateurs
Un signal général f (t) s’écrit comme une superposition finie ou infinie de signaux
élémentaires
f (t) = c1 cos ω1 t + c2 cos ω2 t + · · · + cn cos ωn t + . . .
Les signaux élémentaires cos ωn t composant cette somme sont les vibrations propres
ou les états propres du système, dont une oscillation complète, la période, dure un
temps Tn = 2π/ωn et leur fréquence est 1/Tn = ωn /2π. En acoustique, les états
propres sont les sons purs, en optique, ce sont les ondes monochromatiques, &c ; le
coefficient cn est l’amplitude de la vibration propre correspondante. La collection
de tous ces signaux généraux, lorsqu’on prend toutes les amplitudes possibles, sous
réserve que la somme des carrés des valeurs absolues de ces amplitudes soit finie,
forme ce que l’on appelle un espace de Hilbert.
Dans un tel système, la seule chose qui peut changer, ce sont les proportions
relatives de chaque vibration propre, c’est-à-dire les amplitudes cn . Le changement entre deux états est effectué par un opérateur, qui est une manière d’agir,
ou d’opérer sur ces signaux ; pour un tel opérateur H, on suppose que le résultat
Hf (t) de l’opération est proportionnel aux données de départ f (t), autrement dit
que l’opérateur est linéaire. S’il n’y a qu’un nombre fini d’états, donc un nombre
fini de coefficients, les opérateurs sont des matrices. Lorsque l’opérateur H se borne
à multiplier les coefficients, de telle sorte que
Hf (t) = h(ω1 ) c1 cos ω1 t + h(ω2 ) c2 cos ω2 t + · · · + h(ωn ) cn cos ωn t + . . .
On dit que les nombres h(ω1 ), . . . , h(ωn ), . . . sont les valeurs propres de H, et leur
collection est le spectre de H. La trace de l’opérateur H, lorsqu’elle existe, est la
somme de ses valeurs propres :
Tr H = h(ω1 ) + h(ω2 ) + · · · + h(ωn ) + . . .
Parmi ces opérateurs, ceux qui rendent compte de phénomènes physiques concrets
ont un spectre des fréquences réel.
On rencontre aussi des problèmes de valeurs propres en mécanique quantique ; en
ce cas les valeurs propres sont les énergies de niveaux stationnaires, et l’opérateur
rendant compte du système est le Hamiltonien.
L’HYPOTHÈSE DE RIEMANN
19
Références
[1] Riemann, B., Œuvres mathématiques, J. Gabay, 1990 (réimpression de l’édition de 1898) ;
= Collected mathematical works, according to the edition by H. Weber and R. Dedekind,
newly edited by R. Narasimhan, Springer-Verlag, Berlin, 1990.
[2] Ingham, A.E., The distribution of prime numbers, Cambridge Tracts in Mathematics and
Mathematical Physics, 30, Cambridge, Cambridge University Press 1932 ; reprint, 1990.
[3] Edwards, H.M., Riemann’s zeta function, Pure and Applied Math., Vol. 58, New York, Academic Press, 1974 ; reprint, Dover, 2001.
[4] Patterson, S.J., An Introduction to the theory of the Riemann zeta function, Cambridge
Studies in Advanced Mathematics no 14, Cambridge University Press, 1995.
[5] Tenenbaum, G., Mendes France, M., Les nombres premiers, Que sais-je ?, n◦ 571, Paris,
Presses Universitaires de France, 1997 ; = The prime numbers and their distribution, Transl.
from the French by Philip G. Spain, Student Mathematical Library, Nr 6, Providence, American Mathematical Society, 2000.
Sites Internet
[1] Une page sur l’hypothèse de Riemann a été réalisée par Daniel Bump, de Stanford :
http ://match.stanford.edu/rh/
[2] Le très riche site sur les nombres premiers de Matthew R. Watkins à Exeter :
http ://www.maths.ex.ac.uk/˜mwatkins/
[3] Le site du Clay Mathematical Institute contient une descrition mathématique du problème
par E. Bombieri :
http ://www.claymath.org/prizeproblems/index.htm
[4] L’article original de Riemann, et sa traduction en anglais, se trouvent dans la bibliothèque
électronique de mathématiques EMIS de la Société Européenne de Mathématiques. Il y a un
miroir de ce site au C.I.R.M. de Luminy à Marseille :
http ://www.cirm.univ-mrs.fr/EMIS/classics/Riemann/index.html
[5] Le site MacTutor de l’Université Saint Andrews en Écosse est une source excellente pour
l’histoire des mathématiques :
http ://www-history.mcs.st-and.ac.uk/history/
´
G.L. : Equipe
“Arithmétique et Théorie de l’Information”
Institut de Mathématiques de Luminy
Luminy Case 907, 13288 Marseille Cedex 9 - FRANCE
E-mail address: [email protected]
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