En regardant ces nombres, on ´eprouve le sentiment
d’ˆetreenpr´esence d’un des plus inexplicables secrets de la cr´eation
(Don Zagier)
L’HYPOTH `
ESE DE RIEMANN
GILLES LACHAUD
Une hypoth`ese technique et d’apparence anecdotique faite par Riemann il y a cent cinquante ans
au sujet d’un probl`eme classique, la r´epartition des nombres premiers, focalise l’int´erˆet des plus
grands math´ematiciens. Cette hypoth`ese traverse actuellement de nouvelles incarnations grˆace
aux th´eories contemporaines.
R´
esum´
e. La question de la r´epartition des nombres premiers remonte `a l’an-
tiquit´e. En utilisant une certaine fonction, la fonction zˆeta, Riemann a propos´e
en 1859 une formule pour cette r´epartition. Cette formule repose sur une hy-
poth`ese tr`es pr´ecise concernant l’emplacement des z´eros de cette fonction, qui
n’est toujours pas d´emontr´ee : c’est l’hypoth`ese de Riemann. Les tentatives
de d´emonstration, qui n’ont pas cess´e depuis, sont `a la source de nouveaux
domaines des math´ematiques, et se multiplient `a l’heure actuelle, avec de nou-
veaux moyens. En particulier, en reprenant une id´ee de David Hilbert, Alain
Connes a propos´e une nouvelle approche pour cette hypoth`ese, `a l’aide d’outils
math´ematiques utilis´es en physique, comme l’analyse fonctionnelle.
Table des mati`
eres
Introduction 2
La fonction zˆeta 3
L’infini des nombres premiers 3
D’Euclide `a Euler 5
L’´enonc´e de l’hypoth`ese : un article visionnaire 7
Le th´eor`eme des nombres premiers : distribution stochastique 9
D’autres fonctions zˆeta 10
Les calculs num´eriques 10
Les fonctions zˆeta des corps de fonctions 11
Interpr´etation spectrale : Co¨ıncidences frappantes 12
Alain Connes et les ad`eles 14
Conclusion 15
Annexe A. Produits infinis d’Euler 16
Annexe B. Prolongement analytique et ´equation fonctionnelle 16
Annexe C. Formules explicites 17
Annexe D. Op´erateurs 18
ef´erences 19
Sites Internet 19
Version d´evelopp´ee d’un article paru dans La Recherche,n
346, Octobre 2001, pp. 24-30.
Date: 4 octobre 2001.
1
L’HYPOTH `
ESE DE RIEMANN 2
Introduction
Fig. 1. Le Jardin des D´elices, de J´erome Bosch (d´etail). Mus´ee du
Prado, Madrid
Ce que l’on appelle ✭✭ l’hypoths`ee de Riemann ✮✮ porte sur une fonction parti-
culi`ere, la ✭✭ fonction zˆeta de Riemann ✮✮ , fonction qui fascine les math´ematiciens
depuis deux cent cinquante ans.
On a utilis´e`a son sujet les m´etaphores les plus surprenantes : l’opium des
math´ematiciens, la baleine blanche (de Moby Dick). . . Roger Godement a aussi
´evoqu´e le Jardin des D´elices, sans doute parce que le tryptique de J´erˆome Bosch
qui porte ce nom repr´esente un monde id´eal entre le paradis (des conjectures) et
l’enfer (des d´emonstrations impossibles . . . )
L’objet de cette fascination vient sans doute de la richesse du sujet : `a elle seule,
cette fonction est une source de probl`emes, qui ont donn´e lieu au d´eveloppement
de nombreuses th´eories math´ematiques actuelles : on se trouve au carrefour de
l’analyse, de l’alg`ebre et de la th´eorie des nombres. Comme le dit Albert Laut-
man, l’inerˆet d’un probl`eme math´ematique ne r´eside pas dans le plus ou moins
grand degr´e de curiosit´e que peuvent pr´esenter des faits math´ematiques isol´es, mais
dans les structures, manifestes ou cacees, qui enveloppent ce probl`eme et dont il
emoigne.
L’inerˆet pour la question n’a fait que croˆıtre. David Hilbert en a fait le huiti`eme
probl`eme de sa c´el`ebre liste de probl`emes pr´esent´ee au Congr`es des Math´ematiciens
de 1900, et avec les math´ematiciens de premi`ere grandeur qu’on va voir apparaˆıtre
dans cette histoire, une dizaine de m´edailles Fields ont ´etudi´e la question de pr`es
ou de loin.
Il faut avouer que les moyens mis en œuvre sont caract´eris´ees par leur f´erocit´e
technique. Par exemple, Andr´e Weil (1906-1998), l’une des plus grandes figures des
math´ematiques fran¸caises du XXesi`ecle, a ´ecrit : ✭✭ Quand j’´etais jeune, j’esp´erais
emontrer l’hypoth`ese de Riemann. Quand je suis devenu un peu plus vieux, j’ai
encore eu l’espoir de pouvoir lire et comprendre une d´emonstration de l’hypoth`ese
de Riemann. Maintenant, je me contenterais bien d’apprendre qu’il en existe une
emonstration ✮✮ . Une histoire scrupuleuse de ce probl`eme devrait rendre compte
des fausses nouvelles, des d´emonstrations r´efut´ees, des espoirs d´cus qui se sont
succ´ed´es. Lors de sa r´eunion annuelle au Coll`ege de France le 24 mai 2000, le Clay
Mathematical Institute a inclus ce probl`eme dans les ✭✭ probl`emes du mill´enaire ✮✮ ,
comme pour la Conjecture de Poincar´e ou la conjecture ✭✭ Pou NP ✮✮ , et un prix
d’un million de dollars est offert `a celui qui trouvera la solution : on se croirait au
ebut d’un roman de Jules Verne.
L’HYPOTH `
ESE DE RIEMANN 3
La fonction zˆ
eta
Mort de la tuberculose en Italie `a 40 ans, ce g´enie des math´ematiques qu’´etait
Bernhard Riemann (1826-1866) a baptis´e ζ(s) la fonction
ζ(s)=1+ 1
2s+1
3s+1
4s+&c.
(il est traditionnel de noter sla variable dont d´epend cette s´erie). L’´etude de cette
fonction rel`eve a priori de l’analyse, qui est la partie des math´ematiques qui s’oc-
cupe des fonctions, de leurs limites, etc. Au XIVesi`ecle, Nicole Oresme (1323-1382),
qui enseignait au Coll`ege de Navarre `a Paris, et qui fut ´ev`eque de Lisieux, savait
ej`a que la erie harmonique ζ(1) a une somme infinie :
ζ(1) = 1 + 1
2+1
3+1
4+&c.=
(il disait que ✭✭ cette grandeur est sup´erieure `a n’importe quelle grandeur que l’on
s’est donn´ee ✮✮ ). En 1650, Pietro Mengoli (1625-1686), un jeune math´ematicien de
Bologne, pose la question de la valeur
ζ(2) = 1 + 1
22+1
32+1
42+&c.
et d´eclare que la r´eponse ✭✭ eclame un esprit plus riche [que le mien] ✮✮ . En 1735,
eonard Euler (1707-1783), alors `a Saint-P´etersbourg (sans doute l’un des plus
grands math´ematiciens ayant exist´e jusqu’`a ce jour, et certainement le plus pro-
lifique : ses œuvres compl`etes comprennent plus de 70 volumes !) r´epond `a la ques-
tion par une d´ecouverte spectaculaire :
ζ(2) = π2
6,
o`uπ=3,1416 ... est la surface du cercle unit´e. Il ne s’arrˆete pas l`a, et calcule les
valeurs ζ(2n) en tous les entiers pairs 2n. Signalons en passant qu’on sait encore
fort peu de choses aujourd’hui sur les valeurs ζ(2n+ 1) aux entiers impairs ; il a
fallu attendre plus de deux si`ecles apr`es Euler pour apprendre, grˆace `a Roger Ap´ery
en 1979, que ζ(3) est irrationnel comme πet ζ(2) (un nombre irrationnel est un
nombre qui ne s’exprime pas comme une fraction de nombres entiers). En l’an 2000,
un jeune professeur de lyc´ee, Tanguy Rivoal, a d´emontr´e que la fonction zˆeta prend
une infinit´e de valeurs irrationnelles aux entiers impairs.
Mais l’histoire ne commence pas l`a ; comme on va le voir, cette histoire passe
par trois points nodaux : le premier autour de 350 av. J.-C., le second en 1737, et
le troisi`eme en 1859. Et on voit arriver les pr´emices du quatri`eme et dernier : la
solution semble de plus en plus proche . . .
L’infini des nombres premiers
L’histoire commence par un probl`eme arithm´etique : celui des nombres premiers.
Un nombre pest premier si on ne peut pas l’´ecrire sous la forme d’un produit p=ab,
avec aet btous les deux diff´erents de p. On s’interroge depuis l’antiquit´e grecque
sur ces nombres, comme 2,3,5,7,11,13,17,19,&c.(par convention, le nombre
1 n’est pas consid´er´e comme premier). Mais leur g´en´eration semble totalement
ind´ependante de toute construction pr´ealable : le passage de 10 `a 11, et celui de
11 `a 12, se font par le mˆeme acte, l’addition de l’unit´e au nombre pr´ec´edent, et
cependant la deuxi`eme op´eration donne un r´esultat tr`es diff´erent de la premi`ere,
puisque 11 est premier et que 12 ne l’est pas. Leur apparition est impr´evisible : il y
a 4 nombres premiers entre 190 et 200, et aucun entre 200 et 210. La figure 2 est un
paysage construit `a partir de donn´ees al´eatoires fournies par la suite des nombres
L’HYPOTH `
ESE DE RIEMANN 4
premiers. C’est sans doute cette distribution ´enigmatique qui a fascin´e beaucoup
de monde, jusqu’`a des compositeurs comme Olivier Messiaen ou Yannis Xenakis.
Fig. 2. Cette image de synth`ese a ´et´e con¸cue par A.J.F. Leather-
land (http ://yoyo.cc.monash.edu.au/ bunyip/primes/index.html)
en utilisant un programme bas´e sur un algorithme simple, o`u les
altitudes sont obtenues en utilisant la suite des nombres premiers
(`a la place d’une suite al´eatoire). Le type de terrain est d´etermin´e
par la topographie.
Mais en revanche, tout entier est produit de nombres premiers ; les nombres
premiers apparaissent comme les ✭✭ particules ´el´ementaires ✮✮ dont les nombres entiers
sont constitu´es. D’ailleurs, dans les livres arithm´etiques des ´
El´ements d’Euclide,
(qui datent de 350 av. J.C. environ), si on traduit litt´eralement, ces nombres sont
appel´es ✭✭ nombres protons ✮✮ . Par exemple :
360 = 2 ×2×2×3×3×5.
En d’autres termes, si on peut engendrer tous les nombres entiers en r´ep´etant
l’addition du nombre Un :
2=1+1,3=2+1,4=3+1,&c.
On peut aussi les engendrer avec la loi de multiplication, mais il faudra disposer de
tous les nombres premiers.
Jusqu’en 1980, les nombres premiers n’ont gu`ere interess´e que les sp´ecialistes.
Mais `a cette date, Rivest, Shamir et Adleman ont con¸cu un syst`eme de cryptogra-
phie (le syst`eme RSA) particuli`erement efficace et utilisant des nombres premiers
dans leur clef secr`ete. Du coup, l’int´erˆet pour ces nombres a gagn´e le monde infor-
matique, par l`a le monde des affaires, et cet int´erˆet est soudain devenu beaucoup
moins d´esint´eress´e.
Le premier point nodal de l’histoire des nombres premiers se trouve dans ces
livres arithm´etiques d’Euclide. On y trouve en effet la proposition suivante :
✭✭ ´
Etant donn´e une collection finie de nombres premiers, il y a un nombre premier
en dehors de cette collection ✮✮ .
C’est une mani`ere de dire que la suite des nombres premiers est in´epuisable, il-
limit´ee, ou encore qu’il y a une infinit´e de nombre premiers. Remarquons en passant
que cette proposition contient implicitement une d´efinition particuli`erement sobre
de l’infini : aucune collection finie ne l’´epuise. D´efinition reprise dans les ´
El´ements
de Math´ematiques de N. Bourbaki, inspir´e par Monsieur de la Pallice : ✭✭ On dit
qu’un ensemble est infini s’il n’est pas fini ✮✮ .
Puisqu’on ne peut pas pr´evoir l’apparition des nombres premiers, et qu’il n’y a
pas de loi de fabrication, on fait une observation statistique de ce qui se passe en
L’HYPOTH `
ESE DE RIEMANN 5
introduisant la fonction, traditionnellement not´ee π(x), qui compte le nombre de
nombres premiers inf´erieurs (ou ´egaux) `a un nombre xdonn´e (la notation π(x) n’a
rien `a voir avec le nombre π) : par exemple π(10) = 4. Dire qu’il y a une infinit´e
de nombre premiers revient `a dire que π(x) tend vers l’infini avec x; oui, mais
comment ?
D’Euclide `
a Euler
Pour obtenir un commencement de r´eponse `a cette question, il faut sauter vingt
et un si`ecles pour arriver au second point nodal, o`u la ligne d’id´ees sur la fonction
eta croise celle des nombres premiers. L´eonard Euler fait voir en 1737 qu’il y a
une infinit´e de nombres premiers, par une m´ethode en totale rupture avec celle
d’Euclide : il d´ecouvre le d´eveloppement de la fonction zˆeta en produit infini (voir
l’annexe A) et en d´eduit que la s´erie des inverses des nombres premiers a une somme
infinie :
1+1
2+1
3+1
5++1
7+&c.=
or, si l’ensemble de tous les nombres premiers ´etait fini, cette s´erie aurait une somme
finie. Ce raisonnement est caract´eristique : on a effectu´e un raisonnement d’analyse
pour montrer une propri´et´e des nombres entiers naturels ! L’identit´e d’Euler est une
traduction de la proposition d’Euclide dans un nouveau langage, `a savoir celui de
l’analyse, et cette interpr´etation est `a la base de toutes les recherches ult´erieures :
Euler venait d’inventer une m´ethode pour ´etudier les entiers avec des fonctions,
ethode qu’on appelle maintenant la th´eorie analytique des nombres, un domaine
o`u le continu rend compte de ph´enom`enes discontinus.
Euler d´eclare aussi que les nombres premiers sont ✭✭ infiniment moins nombreux
que les entiers ✮✮ , autrement dit la proportion de nombres premiers inf´erieure `a x
tend vers 0 quand xcroˆıt ind´efiniment :
π(x)
x0 quand x→∞.
On voudrait ˆetre un peu plus pr´ecis. En fait, en 1808, Legendre observe que la
proportion π(x)/x est d’environ 1/log x,o`u log xest le logarithme naturel de x.Il
s’ensuit que l’ordre de grandeur de π(x) devrait ˆetre le suivant :
π(x)x
log x.
(la notation f(x)g(x) signifie que le quotient f(x)/g(x) tend vers 1 lorsque x
tend vers l’infini ; on dit que les fonctions f(x)etg(x) sont ´equivalentes).
Mais si on observe la figure 3 ci-dessous, on constate que l’estimation obtenue ne
serre pas d’assez pr`es le comportement de la fonction π(x). `
A peu pr`es `alamˆeme
´epoque, l’allemand Karl-Friedrich Gauss (1777-1855), `a partir de quatorze ans ( !),
effectue des observations statistiques et en vient `aunid´ee plus pr´ecise : si la propor-
tion de nombres premiers dans un intervalle de longueur donn´ee est 1/log x, le nom-
bre π(x) devrait ˆetre ´equivalent `a une primitive de la fonction 1/log x, autrement
dit
(x)dx
log x
Cette fonction ne s’exprime pas en termes de fonctions ´el´ementaires, on l’appelle le
logarithme int´egral :
Li(x) = v.p. x
0
du
log u
(il faut prendre la valeur principale au sens de Cauchy en u= 1). Gauss en vient `a
supposer que l’ordre de grandeur de π(x) est ´egal `a celui de Li(x):
π(x)Li(x).
1 / 19 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !