répartition de filons plus ou moins dangereux entre les mineurs se fait par la procédure impersonnelle et
éminemment rationnelle du tirage au sort (Les règles du jeu, 1989). A l'observation de l'importance des écarts
d'exposition au risque parmi les salariés d'exécution (doc.2), on pourrait ainsi se demander si à niveau de
qualification proche, le choix de devenir employé plutôt qu'ouvrier ne dépend pas de l'aversion au risque, en
balance avec le niveau de rémunération, les conditions de travail etc.
Dès l'économie politique classique, l'entrepreneur a été défini par l'assomption du risque (J. B. Say, Traité
d'économie politique, 1803). Le partage rationnel des risques demeure un principe fécond de l'analyse de
l'entreprise et de ses transformations. Ainsi, la « révolution managériale » a redistribué les droits de propriété et
le risque de l'entrepreneuriat : le manager assure la direction quotidienne de l'entreprise, perçoit une
rémunération stable mais engage un capital humain spécifique, l'actionnaire assume les risques financiers (A.
Berle & G. Means, The Modern Corporation and Private Property, 1932). La théorie des droits de propriété
affine et développe ce fractionnement de l'usus, de l'abusus et du fructus, les risques qu'il mutualise et ceux qu'il
crée entre les parties prenantes de l'entreprise (A. Alchian & H. Demsetz, "Production, information costs and
economic organization", American Economic Review, 1972).
L. Boltanski et E. Chiapello s'appuient sur cette économie de l'entreprise pour analyser le nouvel esprit du
capitalisme (doc.3). Ils soulignent le rôle du juste-à-temps, de la sous-traitance, de la flexibilité, principes
organisationnels du toyotisme. Alors que l'entreprise tayloro-fordiste était en affinité avec la stabilité de la
demande garantie par le mode de régulation fordiste, l'entreprise toyotiste minimise son exposition aux risques
d'une demande fluctuante tant quantitativement que qualitativement. En analysant ensemble organisation interne
de l'entreprise et insertion dans une filière de production à partit de l'exemple canonique de l'automobile et de la
notion de “spécificité”, ils empruntent à la théorie économique de l'entreprise par les coûts de transaction, et
notamment à O. Williamson (Economie des institutions, 1994). Mais ils en inversent la causalité explicative. Là
où Williamson expliquait le choix de l'internalisation, du “faire”, du “make” au détriment de l'externalisation, du
“faire faire”, du “buy”, par les paramètres exogènes de la transaction, fréquence et spécificité des actifs engagés,
L. Boltanski et E. Chiapello envisagent les actifs de l'entreprise et leur spécificité comme déterminés par des
stratégies de report de risque sur les sous-traitants et les salariés.
I-C) A l'échelle macro : la gestion des risques s'inscrit dans la rationalisation des activités
sociales
L. Boltanski et E Chiapello montrent l'inscription sociale et l'historicité de la gestion des risques par
l'entreprise (doc.3). Le titre de leur ouvrage renvoie à l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904). M.
Weber y conçoit le capitalisme comme un symptôme et un vecteur majeurs de la rationalisation des activités
sociales. Face aux risques, l'entrepreneur calcule et arbitre. Cette posture issue de l'éthique protestante se diffuse
ensuite dans la sphère économique, puis à l'ensemble des activités sociales.
Les transformations du capitalisme sont aussi des étapes de ce long mouvement de rationalisation des risques.
La bureaucratie, le tayloro-fordisme et le second esprit du capitalisme fondé sur la cité industrielle et la cité
civique visaient à minimiser et mutualiser les risques en inscrivant l'activité économique dans des procédures
efficaces, standardisées, impersonnelles. Les transformations contemporaines résultent des stratégies des
entreprises pour se prémunir des risques économiques. La financiarisation de l'économie s'inscrit également dans
cette rationalisation. Des innovations comme la titrisation, les C.D.O. (Collateralized Debt Obligations) et les
C.D.S. (Credit Default Swaps) permettent de se prémunir des risques de défaut, les options permettent de se
prémunir des risques de cours.
L'émergence de l’État moderne a également résorbé et rationalisé les risques. Le monopole de la violence
physique légitime par l’État, la curialisation des guerriers, et la civilisation des mœurs (N. Elias, 1939) ont
largement réduit les risques d'agression physique. Les données d'enquête montrent d'ailleurs une conscience de
cette sécurisation de notre environnement quotidien, la rationalité de la population se montrant même
étonnamment résiliente face à la mise en scène médiatique de ce risque au cours des dernières décennies (doc.6).
Dans la catégorie de référence de la régression logistique, 4,5 % se déclarent préoccupés par l'insécurité et 3,6 %
ont peur au domicile. Même pour un individu qui cumulerait, de façon hautement improbable, l'ensemble des
propriétés disposant au sentiment d'insécurité, à savoir une femme en couple vivant à Paris à proximité d'une
Z.U.S., où le revenu médian est faible et ayant subi des dégradations, ayant été cambriolé et agressé, la
préoccupation sécuritaire reste largement minoritaire, inférieure à 40 %. Il serait intéressant de voir avec des
données plus récentes si la mise au centre de l'agenda politique de l'insécurité ces dernières années se ressent
dans les représentations.
Les risques au travail et les risques sociaux ont également été mutualisés et rationalisés. En France, la loi sur
les accidents du travail (1898) protège le salarié de ce risque en affirmant la responsabilité de l'employeur et
amorce la consolidation salariale. L'invention du chômage (R. Castel, N. Baverez, D. Reynaud, 1986) et
l'émergence de la norme de plein-emploi le poursuivent. Les sciences sociales ont largement contribué à cette
rationalisation politique du risque, depuis les enquêtes de L. Villermé (Tableau de l’état physique et moral des
ouvriers, 1840) jusqu'à l'influence durkheimienne sur le solidarisme (L. Bourgeois, Solidarité, 1896).