Risques et rationalité Dans le sens commun, les risques sont des

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Risques et rationalité
Dans le sens commun, les risques sont des événements aléatoires susceptibles d'affecter négativement les
individus. La sociologie s'interroge notamment sur l'existence de logiques communes aux divers comportements
à risque : consommation de drogue ou d'alcool, délinquance. Les sciences sociales étudient le processus de
construction sociale et politique des risques sociaux, événements indépendants de la volonté de l'individu,
restreignant sa capacité à subvenir à ses besoins, et reconnus comme devant être couverts par la protection
sociale. De la définition commune, la science économique retient surtout la dimension aléatoire, le risque se
formalise comme une loterie dont les issues plus ou moins positives ou négatives découlent de la réalisation
d'états de la nature.
La rationalité se définit de manière générale par l'adéquation des moyens aux objectifs. La sociologie
envisage depuis M. Weber la rationalité en valeur et la rationalité en finalité selon la nature des objectifs
orientant l'action sociale (Economie et société, 1922). L'économie néoclassique s'est construite comme la science
des comportements rationnels en finalité, qui « étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins
et les moyens rares à usages » (L. Robbins, Essai sur la nature et la signification de la science économique, 1932.
Cette figure de l'homo oeconomicus fonde le grand partage des sciences sociales au tournant du XXème siècle :
la science économique s'occuperait des actions rationnelles, et la sociologie des actions non-rationnelles (V.
Pareto, Traité de sociologie générale, 1917)
Les risques sont-ils appréhendés et assumés de façon rationnelle ? Les risques invalident-ils le postulat de
rationalité ?
I) La gestion rationnelle des risques
I-A) A l'échelle de l'individu : le paradigme de l'homo oeconomicus rend compte des
décisions en environnement risqué
Les risques s'incorporent aux calculs de l'homo oeconomicus. Ainsi la théorie de l'utilité espérée formalise le
choix de l'homo oeconomicus en environnement risqué comme un arbitrage entre des loteries maximisant :
𝑛
𝐸[𝑈(𝑅)] = ∑ 𝑝𝑖 𝑈(𝑅𝑖 )
𝑖=1
où i indexe les états de la nature, pi la probabilité d'occurrence de l'état de nature i, et Ri le revenu associé à l'état
de la nature i. (J. von Neumann & O. Morgenstern, Theory of games and economic behavior, 1944).
Ce modèle établit que l'homo oeconomicus ne fait le choix d'une loterie risquée qu'en contrepartie d'une prime de
risque. En effet, la 1ère loi de Gossen, loi de l'utilité marginale décroissante, implique que l'utilité espérée d'une
loterie certaine est supérieure à l'utilité d'une loterie risquée de même espérance de gain.
Illustrons par une loterie
où l'individu à une chance
sur deux de gagner un
revenu de 5.
REC est l’équivalentcertain de cette loterie.
Obtenu avec certitude, il
procure à un individu le
même niveau d’utilité que
la loterie. U(REC) =
E(U(R)).
La différence E(R) - REC
représente la prime de
risque.
La théorie de l'utilité espérée intègre ainsi au paradigme de l'homo oeconomicus un invariant psychologique
repéré depuis longtemps par le Paradoxe de Saint-Pétersbourg (D. Bernouilli, « Specimen theoriae novae de
mensura sortis », 1738). La concavité de la fonction d'utilité détermine le degré d'aversion au risque, mesurable
par l'indice d'Arrow-Pratt :
−
U''(𝑋)
U'(𝑋)
La finance est le terrain d'observation de prédilection de choix rationnels face au risque. L'étude de ces choix
en temps de crise par L. Arrondel et A. Masson (doc.5) s'inspire de la théorie de l'utilité espérée et la corrobore.
Cette étude s'appuie sur un modèle qui mesure l'aversion au risque et la traite comme une variable explicative au
même titre que les variables socio-démographiques “lourdes” de l'âge, du diplôme, du sexe et de la situation
familiale. L'aversion au risque est de fait la seule des quatre variables de score des préféences dont l'influence est
statistiquement significative dans la régression économétrique de la propension à prendre des risques dans ses
choix de portefeuille. La prime de risque est saisie par le coefficient positif significatif élevé associé au
rendement espéré sur le marché boursier dans cette régression comme dans la suivante portant sur les
changements de propension à prendre des risques dans ses choix de portefeuille. Les individus qui anticipent un
rendement élevé sur le marché boursier estiment que la prime de risque est élevée, et sont donc davantage
disposés à prendre des risques. J. M. Keynes, en dépit de son opposition au paradigme de l'homo oeconomicus,
partage la conception du taux d'intérêt comme une “prime” rémunérant le risque d'un placement. (doc.1)
Le risque permet de saisir la rationalité de comportements financiers irrationnels en apparence. On peut ainsi
s'interroger sur la rationalité d'achats d'actifs dont la valeur de marché s'écarte notoirement de la valeur
fondamentale. O. Blanchard construit un modèle de bulle rationnelle où le spéculateur neutre au risque a intérêt à
placer dans l'actif touché par une bulle tant que son rythme de gonflement est suffisamment élevé par rapport à
sa probabilité d'explosion (« Speculative Bubbles, Crashes and Rational Expectations », Economic Letters, 1979).
Soit un actif de valeur Vt en t. A chaque période, la valeur augmente au rythme 1 + b avec une probabilité p,
ou se dégonfle brusquement et retombe à 0 avec une probabilité 1 – p.
Vt
p
V t+1 = (1 + b) Vt
1–p
Vt+1 = 0
La probabilité que cette bulle ait explosé à la date i vaut
donc 1 – pi, et tend donc vers 1 à long terme
Si un investisseur financier est neutre au risque, il se porte acheteur de cet actif spéculatif si son rendement
espéré est supérieur au rendement d’un placement financier non-spéculatif rémunéré au taux d’intérêt r, soit :
p (1 + b) Vt > (1 + r) Vt  p 
1 r
1 b
Ce modèle génère une bulle stochastique rationnelle. L’investisseur financier a intérêt à acquérir cet actif
dont la valeur suit une bulle, même lorsqu’il en est conscient, tant que la probabilité de prolongement de la bulle
p est forte, ou encore que la bulle croît à un rythme b élevé, ou encore que le taux d’intérêt r est faible.
Le postulat de rationalité est également validé par une analyse sociologique plus globale des comportements
face au risque (doc.4). A partir d'un ensemble de variables actives, ici la sensibilité déclarée à divers risques,
l'analyse factorielle dégage les corrélations entre modalités de ces variables, sans poser au préalable d'hypothèse
sur les potentielles relations de causalité, au contraire de la régression. C'est une exploitation statistique
systémique et non déterministe. Elle établit une typologie de la population en quatre groupes selon leur aversion
aux risques. Les réponses de chacun de ces groupes sur leur comportement face aux risques sont cohérentes avec
cette aversion….Les comportements, tels qu'ils sont déclarés dans le cadre de l'enquête tout au moins, sont donc
conformes à une attitude rationnelle face aux risques.
La sociologie de la déviance et les politiques de lutte contre la délinquance ont de même été fortement
influencés par l'approche rationaliste de G. Becker. Le délinquant arbitrerait rationnellement entre légalité et
illégalité en soupesant le coût de la sanction et le gain potentiel de la délinquance, pondérés par la probabilité
d'être ou non détecté. Les pouvoirs publics peuvent alors prévenir le risque de délinquance en intensifiant les
contrôles ou en alourdissant les sanctions (« Crime and punishment: an economic approach », 1968)
I-B) A l'échelle des interactions : les agents transfèrent et mutualisent rationnellement les
risques.
L'aversion au risque est une propriété des comportements humains à portée générale, cependant son intensité
dépend du contexte et des agents. Ils peuvent alors engager des transactions visant à répartir rationnellement les
risques en fonction des propensions à les assumer.
Les épargnants peuvent ainsi choisir en fonction de leur propension à prendre des risques (doc.5) parmi une
gamme de supports des moins risqués aux plus risqués : compte courant ou livret d'épargne, assurance-vie
adossée à un portefeuille de titres, obligations, actions, choix que Keynes pose de façon binaire entre placement
et « thésaurisation » (doc.1). Les risques de défaut et de cours sont ainsi reportés sur ceux qui sont les plus
disposés à les assumer.
Ce partage rationnel du risque s'observe sur d'autres scènes sociales. J.-D. Reynaud relève ainsi que la
répartition de filons plus ou moins dangereux entre les mineurs se fait par la procédure impersonnelle et
éminemment rationnelle du tirage au sort (Les règles du jeu, 1989). A l'observation de l'importance des écarts
d'exposition au risque parmi les salariés d'exécution (doc.2), on pourrait ainsi se demander si à niveau de
qualification proche, le choix de devenir employé plutôt qu'ouvrier ne dépend pas de l'aversion au risque, en
balance avec le niveau de rémunération, les conditions de travail etc.
Dès l'économie politique classique, l'entrepreneur a été défini par l'assomption du risque (J. B. Say, Traité
d'économie politique, 1803). Le partage rationnel des risques demeure un principe fécond de l'analyse de
l'entreprise et de ses transformations. Ainsi, la « révolution managériale » a redistribué les droits de propriété et
le risque de l'entrepreneuriat : le manager assure la direction quotidienne de l'entreprise, perçoit une
rémunération stable mais engage un capital humain spécifique, l'actionnaire assume les risques financiers (A.
Berle & G. Means, The Modern Corporation and Private Property, 1932). La théorie des droits de propriété
affine et développe ce fractionnement de l'usus, de l'abusus et du fructus, les risques qu'il mutualise et ceux qu'il
crée entre les parties prenantes de l'entreprise (A. Alchian & H. Demsetz, "Production, information costs and
economic organization", American Economic Review, 1972).
L. Boltanski et E. Chiapello s'appuient sur cette économie de l'entreprise pour analyser le nouvel esprit du
capitalisme (doc.3). Ils soulignent le rôle du juste-à-temps, de la sous-traitance, de la flexibilité, principes
organisationnels du toyotisme. Alors que l'entreprise tayloro-fordiste était en affinité avec la stabilité de la
demande garantie par le mode de régulation fordiste, l'entreprise toyotiste minimise son exposition aux risques
d'une demande fluctuante tant quantitativement que qualitativement. En analysant ensemble organisation interne
de l'entreprise et insertion dans une filière de production à partit de l'exemple canonique de l'automobile et de la
notion de “spécificité”, ils empruntent à la théorie économique de l'entreprise par les coûts de transaction, et
notamment à O. Williamson (Economie des institutions, 1994). Mais ils en inversent la causalité explicative. Là
où Williamson expliquait le choix de l'internalisation, du “faire”, du “make” au détriment de l'externalisation, du
“faire faire”, du “buy”, par les paramètres exogènes de la transaction, fréquence et spécificité des actifs engagés,
L. Boltanski et E. Chiapello envisagent les actifs de l'entreprise et leur spécificité comme déterminés par des
stratégies de report de risque sur les sous-traitants et les salariés.
I-C) A l'échelle macro : la gestion des risques s'inscrit dans la rationalisation des activités
sociales
L. Boltanski et E Chiapello montrent l'inscription sociale et l'historicité de la gestion des risques par
l'entreprise (doc.3). Le titre de leur ouvrage renvoie à l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904). M.
Weber y conçoit le capitalisme comme un symptôme et un vecteur majeurs de la rationalisation des activités
sociales. Face aux risques, l'entrepreneur calcule et arbitre. Cette posture issue de l'éthique protestante se diffuse
ensuite dans la sphère économique, puis à l'ensemble des activités sociales.
Les transformations du capitalisme sont aussi des étapes de ce long mouvement de rationalisation des risques.
La bureaucratie, le tayloro-fordisme et le second esprit du capitalisme fondé sur la cité industrielle et la cité
civique visaient à minimiser et mutualiser les risques en inscrivant l'activité économique dans des procédures
efficaces, standardisées, impersonnelles. Les transformations contemporaines résultent des stratégies des
entreprises pour se prémunir des risques économiques. La financiarisation de l'économie s'inscrit également dans
cette rationalisation. Des innovations comme la titrisation, les C.D.O. (Collateralized Debt Obligations) et les
C.D.S. (Credit Default Swaps) permettent de se prémunir des risques de défaut, les options permettent de se
prémunir des risques de cours.
L'émergence de l’État moderne a également résorbé et rationalisé les risques. Le monopole de la violence
physique légitime par l’État, la curialisation des guerriers, et la civilisation des mœurs (N. Elias, 1939) ont
largement réduit les risques d'agression physique. Les données d'enquête montrent d'ailleurs une conscience de
cette sécurisation de notre environnement quotidien, la rationalité de la population se montrant même
étonnamment résiliente face à la mise en scène médiatique de ce risque au cours des dernières décennies (doc.6).
Dans la catégorie de référence de la régression logistique, 4,5 % se déclarent préoccupés par l'insécurité et 3,6 %
ont peur au domicile. Même pour un individu qui cumulerait, de façon hautement improbable, l'ensemble des
propriétés disposant au sentiment d'insécurité, à savoir une femme en couple vivant à Paris à proximité d'une
Z.U.S., où le revenu médian est faible et ayant subi des dégradations, ayant été cambriolé et agressé, la
préoccupation sécuritaire reste largement minoritaire, inférieure à 40 %. Il serait intéressant de voir avec des
données plus récentes si la mise au centre de l'agenda politique de l'insécurité ces dernières années se ressent
dans les représentations.
Les risques au travail et les risques sociaux ont également été mutualisés et rationalisés. En France, la loi sur
les accidents du travail (1898) protège le salarié de ce risque en affirmant la responsabilité de l'employeur et
amorce la consolidation salariale. L'invention du chômage (R. Castel, N. Baverez, D. Reynaud, 1986) et
l'émergence de la norme de plein-emploi le poursuivent. Les sciences sociales ont largement contribué à cette
rationalisation politique du risque, depuis les enquêtes de L. Villermé (Tableau de l’état physique et moral des
ouvriers, 1840) jusqu'à l'influence durkheimienne sur le solidarisme (L. Bourgeois, Solidarité, 1896).
II) Les risques mettent en évidence les écueils de la rationalité.
II-A) Le postulat de la rationalité méconnaît les biais d'estimation des risques
C'est avec ironie que J.M. Keynes évoque l'homo oeconomicus et à sa filiation utilitariste, « le bon calcul à
la Bentham ». Il reprend la typologie des aléas par F. Knight (Risk, Uncertainty and Profit, 1921). entre risque,
incertitude et incertitude radicale. Le risque au sens strict se présente dans un environnement aléatoire où les
états de la nature sont associés à des probabilités objectives connues de tous, sur le modèle du jeu de hasard. Au
sens large, les individus sont soumis à des « risques » en environnement incertain, lorsque les probabilités
associées aux états de la nature sont subjectives, voire en incertitude radicale, lorsque les états de la nature sont
eux-même mal connus. Pour Keynes, l'incertitude radicale caractérise les décisions économiques.
Les risques, les aléas mettent en évidence les biais de rationalité des comportements individuels. Le
paradoxe d'Allais montre que les individus ont en général une aversion aux pertes et tendent à surestimer les
probabilités proches de 0 (« Le comportement de l’homme rationnel devant le risque, critique des postulats et
axiomes de l’école américaine », Econometrica, 1953). Le paradoxe d'Ellsberg montre une préférence pour les
loteries risquées par rapport aux loteries incertaines (« Risk, ambiguity and the Savage axioms », Quaterly
Journal of Economics, 1961). Ces paradoxes montrent une altération de la rationalité en environnement aléatoire,
qu'illustre par exemple le décalage entre la part des personnes qui pensent qu'il est dangereux de manger
beaucoup de nourriture grasse (86%) et qui évitent les aliments gras (65%) (doc.4)
L'observation de ces biais a suscité une axiomatique alternative à la théorie de l'utilité espérée : la théorie des
perspectives ou prospect theory (D. Kahneman et A. Tversky, « Prospect theory: an analysis of decision under
risk », Econometrica, 1979 ). La décision en environnement aléatoire s'amorce par une phase de formatage où les
probabilités sont perçues, et éventuellement déformées. La routine de disponibilité place la décision sous
l'influence des informations les plus immédiatement disponibles, en particulier les plus récentes. On peut avoir
en repérer des traces dans la régression logistique de la peur au domicile (doc.6). Le fait d'avoir subi un
cambriolage, ou une agression accroissent très fortement la probabilité de déclarer avoir peur au domicile. A
priori, la victimation récente pourrait exercer un effet de signal qu'il serai rationnel d'incorporer à l'estimation du
risque de victimation au domicile. Mais comme il s'agit ici d'un effet toutes choses égales par ailleurs dans une
régression logistique qui compte parmi les variables explicatives les caractéristiques sociodémographiques de
l'individu et de son environnement, on peut en conclure que l'effet de signal ne suffit pas à rendre compte de
l'effet statistique de l'expérience de victimation, et qu'il y aurait bien là un biais de disponibilité. Le postulat de
rationalité impliquerait en effet que l'expérience de victimation n'affecte pas toutes choses égales par ailleurs le
sentiment d'insécurité : en situation d'incertitude le paradigme de l'homo oeconomicus apparaît par conséquent
douteux. On retrouve également la routine de disponibilité à propos de la propension à prendre des risques dans
ses choix de portefeuille (doc.5). Le déclenchement de la crise des subprimes puis ses répercussions durables sur
la sphère réelle font que toutes choses égales par ailleurs les épargnants sont devenus plus frileux en 2009 et en
2011. La théorie des perspectives met en exergue d'autres biais de rationalité. La routine de représentativité
implique par exemple qu'un joueur anticiperait irrationnellement que la couleur rouge sorte à la roulette après
une série de tirages noirs. La routine d'ancrage empêcherait l'individu de revenir sur des décisions qui se sont
avérées malheureuses. Ces deux dernières routines ont notamment pesé lourd lors de l'accident de la navette
Challenger (C. Morel, Les décisions absurdes, 2002). La rareté des épisodes de gel a conduit à négliger leur
éventualité, et les alertes lancées par certains n'ont pas suscité les correctifs qui auraient été nécessaires.
II-B) Le postulat de rationalité méconnaît les facteurs sociologiques de l'estimation des
risques.
La rationalité de l'homo oeconomicus est anonyme, universelle, uniforme. Or, les comportements face au
risque sont socialement déterminés.
Les conduites à risque sont conformes aux perceptions déclarées d'après la typologie construite par analyse
factorielle (doc.4), mais cette typologie est socialement différenciée. Les hommes, les ouvriers et les célibataires
sont notamment surreprésentés dans la catégorie des « interactions sociales inoffensives », qui prend davantage
de risque au volant. D'une part, la socialisation masculine promeut la prise de risque (M. Messner, Power at play,
1992). D'autre part, on constate que les ouvriers sont également accoutumés aux risques sur le lieu de travail
(doc.2). Pour l'exposition au risque d'être blessé ou accidenté par exemple, l'odds ratio comparant les ouvriers
non qualifiés aux cadres vaut :
0,828
(1 − 0,828)
= 16,7
0,224
(1 − 0,224)
Cet odds ratio signifie que lorsqu'un salarié risque d'être accidenté ou blessé, la
probabilité qu'il s'agisse d'un ouvrier non qualifié plutôt qu'un cadre est 16 fois
plus forte que l'inverse.
L. Boltanski a ainsi établi le lien entre la pénibilité des conditions de travail et le rapport au corps des ouvriers
(« les usages sociaux du corps », 1971) : le corps est un instrument dont le travail éprouve et sollicite la force et
la résistance, ce qui se traduit par une alimentation privilégiant l'apport calorique et une insensibilisation aux
maux entraînant une moindre consommation médicale préventive. La prise de risques en dehors du travail est
souvent la contrepartie de la soumission aux risques au travail. Enfin, dans une société où la prudence au volant
et à table est devenue une norme, statistique comme le montre le doc.4, et aussi sociale, la risquophilie des
célibataires peut être rapprochée de l'explication par E. Durkheim de leur forte propension au Suicide (1897) en
termes de moindre intégration et moindre régulation sociale.
Les préoccupations sécuritaires et la peur au domicile sont également socialement différenciées (doc.6). On
retrouve dans les modalités sociodémographiques les plus significatives statistiquement les mécanismes repérés
par S. Roché dans Le sentiment d'insécurité (1993) ; le genre, l'âge. La nature du réseau est plus difficilement
repérable dans ce document. S. Roché montre que les individus insérés dans un réseau multiplexe, caractérisé
par le redoublement de liens de différente nature avec les mêmes individus, et donc moins ouvert, ont accès à
une information moins diversifiée et tendent à ressentir plus fort sentiment d'insécurité. La nature multiplexe du
réseau n'apparaît pas en tant que tel dans cette régression. Cependant, on peut penser qu'appartenir à un ménage
ne comportant qu'une, voire deux personnes, habiter un voisinage de maisons, a fortiori isolées, ou encore un
âgé élevé sont propices à la multiplexité du réseau. Or l'inférence statistique de ces modalités est cohérente avec
les analyses de S. Roché.
II-C) Le postulat de rationalité méconnaît le processus de construction sociale des risques.
Le postulat de rationalité individualise l'explication des comportements. Il considère que l'individu fait une
estimation personnelle et indépendante des risques. Or, c'est surtout collectivement que les risques sont reconnus.
L'extension du traitement des risques au travail ne résulte pas seulement d'un mouvement de rationalisation.
Les sciences sociales contribuent à la définition de ces risques. Ainsi, le doc. 2 contient quatre risques qui n'ont
été incorporés à l'enquête Conditions de travail qu'à partir de 2005, ce qui a pu participer ensuite à leur mise sur
l'agenda politique, et à la sensibilisation des individus. La hausse de la part des individus se déclarant soumis à
ces nouveaux risques à l'enquête suivante peut ainsi s'interpréter comme une sensibilisation accrue.
Les risques gérés et perçus évoluent par la mobilisation d'acteurs sociaux, « d'entrepreneurs de morale »,
comme l'a montré H. Becker (Outsiders, 1963) à propos de la construction sociale des risques de l'alcool et de la
drogue ayant conduit à leur interdiction aux Etats-Unis. M. Loriol a analysé en des termes proches le rôle des
mouvements sociaux d'infirmières dans les années 1980 dans l'émergence du burn out comme risque psychique
au travail (Le temps de la fatigue, 2000).
Cette construction sociale du risque n'est pas seulement le dévoilement d'un risque latent, elle définit et forge
les situations reconnues comme risquées. C. Baudelot et M. Gollac observent ainsi par les écarts de salaires que
l'exposition à la chaleur est rémunérée comme risque, mais pas l'exposition au froid (« Salaires et conditions de
travail », 1993).
Saisir les risques comme construits socialement conduit à une interprétation double de leur accroissement
mesurable sur le doc.2. La prévalence diminue pour seulement un seul d'entre eux entre 2005 et 2011. Le fait
d'être soumis à au moins trois contraintes physiques est devenu presque trois fois plus fréquent en moins de
trente ans. Cette croissance des risques observable statistiquement peut être imputée à une intensification de la
sensibilité aux risques et de leur contrôle. Elle peut être aussi imputée à une intensification du travail, comme l'a
montré D. Linhart (Le torticolis de l'autriche, 1991). Les deux interprétations laissent une place à la rationalité :
d'une part une rationalité affinée par une perception plus aigüe et un traitement plus exhaustif des risques,
d'autre part une rationalité du management qui reporte sur les salariés, et tout particulièrement les salariés
d'exécution, les risques de l'activité économique. La rationalité de l'homo oeconomicus n'est cependant pas un
principe suffisant d'explication pour aucune de ces deux interprétations. Il faut donc reconsidérer ce qu'on
entend par comportement rationnel.
III)
Les risques conduisent à envisager des formes de rationalité alternatives
au paradigme de l'homo oeconomicus
III-A) De la rationalité substantive à la rationalité procédurale
La multiplicité des risques et les difficultés d'estimation des probabilités associées créent des problèmes
d'information qui limitent la rationalité. Elles en modifient la nature. Il est sans doute plus réaliste et peut-être
plus fécond face au foisonnement des risques d'envisager la rationalité des individus comme procédurale plutôt
que substantielle, en suivant H. Simon (1976). La rationalité procédurale considère que les individus ne prennent
pas des décisions optimales mais des décisions satisfaisantes au regard de routines mises en œuvre pour pallier
l'impossibilité cognitive de connaître et soupeser l'ensemble des états de la nature.
La rationalité individuelle ne s'apprécie pas dans ce cas par rapport aux informations et aux préférences de
l'individu, mais pas rapport à la conscience par l'individu de ses limites cognitives à traiter l'information et de
l'incohérence potentielle de ses préférences. C'est en ce sens que l'épargnant décrit par J. M. Keynes (doc.3) est
rationnel : il est conscient des imperfections de ses anticipations et thésaurise « en proportion de [son] degré de
méfiance par rapport à [ses] propres calculs ». De manière analogue, J. Elster remarque qu'à l'instar d'Ulysse ou
du laboureur de La Fontaine les individus sont capables d'imposer à soi et à autrui des contraintes pour parer des
risques induits par l'incohérence temporelle (Le laboureur et ses enfants, 1984). L'épargne immobilière « brique
par brique » paraît irrationnelle au regard de la fragilité des bâtiments construits mais prémunit l'épargnant du
risque de sa propre incohérence temporelle (A. Banerjee & E. Duflo, Repenser la pauvreté, 2011)
III-B) Irrationalité individuelle, rationalité collective
La rationalité procédurale de la gestion des risques s'observe à l'échelle du collectif plutôt qu'à celle de
l'individu.
Les conventions résorbent les risques inhérents à l'opportunisme des individus ou simplement à leur
manque de confiance. Les conventions n'ont pas de fondement rationnel a priori, c'est le partage des conventions
qui rend leur suivi rationnel a posteriori. Sur les marchés financiers, les conventions dont J. M. Keynes souligne
l'importance (doc.1) peuvent s'écarter des fondamentaux censés déterminer la valeur des actifs. Pourtant, le
mimétisme sur le modèle du concours de beauté dont l'enjeu serait de choisir l'entreprise considérée comme la
plus belle par le collectif des acteurs financiers, ou encore la conformité des décisions financières au « climat des
affaires » sont rationnelle par rapport à la logique financière auto-réalisatrice. Par ailleurs, la constitution de
réseaux ou encore la priorité accordée à la proximité physique du partenaire pour conclure une transaction
s'avéraient des routines satisfaisantes pour fluidifier l'information et entretenir la confiance mutuelle sur les
marchés financiers (cf. W. Baker).
Les organisations elles-mêmes sont des instances de rationalisation des risques (J. March & H. Simon, Les
organisations, 1958). Les règles que leurs membres peuvent suivre de façon ritualiste résultent souvent du cumul
d'apprentissages collectifs.
Les croyances peuvent également s'aborder comme des dispositifs collectifs de classement, de mise en
ordre et en catégories du monde. Rites et croyances permettent aux sociétés d'exorciser les risques, non pas que
les croyants établissent une relation causale objective entre l'accomplissement du rite et un risque ou son
évitement, mais parce que ces rites réactivent la collectivité menacée par le risque (E. Durkheim, les formes
élémentaires de la vie religieuse, 1912). Le positivisme scientifique émanerait selon le sociologue de la pensée
religieuse. L'enquête de terrain sur la sorcellerie dans le bocage mayennais par J. Favret-Saada récuse également
l'opposition entre pensée scientifique rationnelle et pensée magique irrationnelle : la sorcellerie remplit bien une
fonction logique au sein de la communauté des croyants, en attribuant une signification, et donc une maîtrise
symbolique (Les mots, la mort, les sorts, 1978). Pour P. Bourdieu, les pratiques, les choix ont des motifs
essentiellement irréfléchis, inconscients, et ne sauraient se réduire à des arbitrages individuels. Pourtant, ils ont
pour matrice l'habitus, ensemble des dispositions structurées et structurantes acquises par socialisation. De ce fait,
les aspirations et les goûts des individus sont ajustées aux probabilités objectives d'accès aux positions et aux
ressources de l'espace social. Les trajectoires sociales sont risquées, mais l'habitus, antinomique de la rationalité
individuelle de l'homo oeconomicus, modère ces aléas.
Rechercher la rationalité des décisions à l'échelle des individus ou à l'échelle des groupes engage des
démarches différentes en sciences sociales. Ainsi, la régression logistique (doc.5) repère la rationalité des
individus et ses obstacles, d'autant plus quand elle sépare les préférences, l'aversion au risque d'une part, et les
déterminants sociodémographiques d'autre part, traitées comme des variables distinctes et indépendantes. En
revanche, l'analyse factorielle (doc.4) dégage éventuellement la logique d'un système social en repérant des types
de comportement qui ont une valence différentielle. La risquophobie des uns et la risquophilie des autres peuvent
alors être le reflet de logiques de domination.
III-C) rationalité individuelle, irrationalité collective.
La gestion des risques donne souvent lieu à ce que M. Weber appelle le « paradoxe des conséquences ».
L'agrégation de décisions individuelles peut produire des effets contre-productifs. R. Boudon est ainsi le
promoteur en sociologie de la théorie du choix rationnel, mais aussi de ses effets émergents. Le report des
risques sur les sous-traitants et les salariés est une stratégie rationnelle de l'entreprise (doc.3), de même que
l'intensification du travail et la polyvalence qui flexibilise le processus de production et engendre des gains de
productivité. Cependant, ils disséminent des risques qui en s'accumulant (doc.2), fragilisent l'organisation de
l'entreprise et mettent sous pression le système de protection sociale.
De manière analogue, la titrisation et les innovations financières ont permis à des banques de satisfaire les
normes prudentielles, mais accru l'opacité des marchés et engendré un risque systémique. L'évolution des
régulations bancaires après la crise des subprimes porte d'ailleurs sur ce risque systémique, qui motive par
exemple dans le cadre de l'Union Bancaire européenne une surveillance plus étroite des plus grandes banques.
M. Crozier (le phénomène bureaucratique, 1963) remarque de même que les règles visant à réduire
rationnellement la « marge d'incertitude » inhérente à l'autonomie des bureaucrates, tout particulièrement
lorsqu'ils sont en position de « marginal sécant », ne font que complexifier l'organisation et creusent davantage
de « marges d'incertitude » qu'elles n'en comblent.
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