CONTRAINTE PAR CORPS : LE HARCÈLEMENT MORAL
Marie Grenier-Pezé
La Découverte | Travail, genre et sociétés
2001/1 - N° 5
pages 29 à 41
ISSN 1294-6303
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2001-1-page-29.htm
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Pour citer cet article :
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Grenier-Pezé Marie , « contrainte par corps : le harcèlement moral » ,
Travail, genre et sociétés, 2001/1 N° 5, p. 29-41. DOI : 10.3917/tgs.005.0029
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Travail, Genre et Sociétés n° 5 - Mars 2001 s 29
CONTRAINTE PAR CORPS :
LE HARCÈLEMENT MORAL
Marie Grenier-Pezé
ne psychanalyste assurant une consultation
“Souffrance et Travail” peut s’attendre à voir le
harcèlement moral convoqué dans sa pratique
clinique. La présence médiatique de ce nouvel
intitulé, la montée en puissance des plaintes des victimes, la
création de réseaux spécialisés d’écoute et de prise en char-
ge, lui donnent désormais une légitimité sociale. Qu’en est-il
de sa légitimité psychopathologique ? Il faut rappeler que le
harcèlement moral (Hirigoyen,1998) est un procédé, une
technique de destruction et non un syndrome clinique.
Paradoxalement, victime et bourreau sont déjà là totalement
confondus.
“Harcelés”, c’est avec cette étiquette que de nombreux
patients se présentent à la consultation. La confrontation
entre “ce nouveau syndrome” et la nosographie existante
soulève de nombreuses questions. Existe-t-il un tableau cli-
nique spécifique au harcèlement moral ? La sémiologie
peut-elle en être précisée ? Ces sujets harcelés sont-ils des
êtres faibles, manipulables et sadisables à merci de par une
passivité structurelle ? Y-a-t-il beaucoup de pervers à des
postes décisionnaires ? L’organisation du travail secrète-t-
elle des situations d’abus de pouvoir ?
U
1Docteur en
Psychologie,
psychanalyste.
Consultation
“Souffrance et
Travail”, policlinique,
Département de
consultations et de
santé publique du
professeur HERVE.
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Le mobbing a été identifié depuis une dizaine d’années
sous l’impulsion des travaux de Heinz Leymann mais c’est
ici la définition de Michèle Drida que nous privilégierons :
“Le harcèlement est une souffrance infligée sur le lieu de tra-
vail de façon durable, répétitive et/ou systématique par une
ou des personnes à une autre personne, par tout moyen rela-
tifs aux relations, à l’organisation, aux contenus ou aux
conditions de travail, en les détournant de leur finalité,
manifestant ainsi une intention consciente ou inconsciente
de nuire, voire de détruire.” (Drida et al, 1999).
LE GESTE DE TRAVAIL ET LA DYNAMIQUE
IDENTITAIRE
Comment comprendre la redoutable efficacité du harcèle-
ment moral sans comprendre les enjeux psychiques liés à la
situation de travail ? Ce qui confère au travail sa dimension
proprement dramatique est son lien avec la construction
identitaire. Il serait illusoire de penser que nous laissons
notre histoire personnelle accrochée sur un cintre dans les
vestiaires de notre lieu de travail. La plupart des sujets en
bonne santé espèrent avoir l’occasion d’accéder à une recon-
naissance de leur valeur dans le champ professionnel et d’y
poursuivre, avec ses failles et ses impasses, la construction
personnelle commencée dans l’enfance.
Quand le choix du métier est conforme aux besoins psy-
chosomatiques d’un sujet, quand les modalités d’exercice
permettent le libre jeu de son fonctionnement mental et de
son montage pulsionnel, le travail occupe une place centrale
dans le maintien d’une économie psychosomatique durable
(Davezies, 1993). Le travail apporte un plaisir mental à travers
le contenu symbolique de la tâche mais il apporte aussi un
plaisir corporel à travers une gestuelle spécifique. Bouger, agir
au travail. Pas simplement par le biais des outils mais déjà
avec son corps. Avant toutes les techniques à instrument, il y
a l’ensemble des techniques du corps (Mauss, 1936). Les
gestes de travail ne sont donc pas que des enchaînements
musculaires efficaces et opératoires. Parce que la reconnais-
sance au travail porte sur le faire, l’identité est inséparable
des gestes techniques effectués par le sujet.
Les gestes de métiers sont des actes d’expression de la
posture psychique et sociale du sujet adressés à autrui
(Dejours, Dessors, Molinier, 1994). Ils sont socio-culturelle-
ment induits, issus de modèles transmis. Les gestes de
manutention sont appris dès l’enfance par la copie puis
l’identification aux modèles aimés et admirés. En Occident,
le port des enfants et des charges lourdes se fait sur les
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membres supérieurs fléchis, avec fermeture de la ceinture
scapulaire. En Afrique, les mêmes tâches sont effectuées sur
la tête et le dos, mettant en jeu des masses et des dyna-
mismes musculaires différents.
Si les gestes ont une histoire sociale, ils ont aussi un sexe.
L’identité sexuelle, l’identité de genre se doivent d’être tra-
duites par des attitudes, des postures spécifiques. Les injonc-
tions maternelles à la petite fille vont dans ce sens : tenir les
genoux serrés, ne pas écarter les jambes, ne pas trop bomber
le torse. L’éducation inscrit dans la musculature des postures
sexuées spécifiques. Plus tard, les apprentissages, les règles de
métier viendront nouer d’autres liens étroits entre l’activité
du corps et l’appartenance à un collectif de travail. Toucher
aux gestes de métier, c’est inéluctablement contraindre le
corps.
LE HARCÈLEMENT MORAL,
UNE STRATÉGIE DE MANAGEMENT SEXUÉE
“Je suis employé pour fouetter et je fouette”
Kafka, le procès
Classiquement, on définit en psychosomatique deux
grandes voies d’écoulement des excitations excessives, la
voie de l’élaboration mentale et la voie sensori-motrice.
L’activité mentale occupe la majeure partie de nos journées
et de nos nuits. Nous travaillons de manière incessante à
mettre en images, en représentations, (en rêves, la nuit) nos
idées, nos sentiments, nos émotions. Toute cette excitation
devient alors un théâtre intérieur, avec des moments de plai-
sir, de souffrance, qui donnent le ton de notre quotidien, le
font palpiter et sont le sel de la vie. La voie sensori-motrice
est l’autre voie de décharge commode de l’excitation. Le
mouvement est un bon moyen de libérer l’appareil psy-
chique de sa tension interne donc de le préserver du débor-
dement. Devenu “agir expressif” (Dejours, 1995), cette voie
mobilise le corps au service de signifier à autrui l’expression
des émotions.
Ce jeu subtil d’enjeux mentaux et comportementaux,
associés dans des proportions variables, nous protège d’une
atteinte somatique. Si “penser” et “agir” sont mis en impas-
se, la somatisation est inexorablement convoquée à plus ou
moins long terme. La somatisation est le processus par
lequel un conflit qui ne peut trouver d’issue mentale ou
comportementale, déclenche dans le corps des désordres
endocrino-métaboliques, point de départ d’une maladie
organique (Dejours, 1989).
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Contrainte par corps : le harcèlement moral
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Si les gestes de métier sont une source fondamentale de
stabilisation de l’économie psychosomatique en offrant à
l’excitation pulsionnelle une issue sublimatoire socialement
positive, rendre leur exécution aléatoire, paradoxale, humi-
liante, jour après jour, a des effets traumatiques pour la psy-
ché. Dans la situation de harcèlement, la répétition pluriquo-
tidienne des brimades, vexations et injonctions paradoxales
a valeur d’effraction psychique et suspend tout travail
durable de la pensée. L’impossibilité de démissionner sous
peine de perdre ses droits sociaux fait barrage à la décharge
sensori-motrice. La décompensation est inévitable dans cette
situation d’isolement. Car une analyse fine de la situation
d’impasse décrite par les patients harcelés met à jour l’isole-
ment du sujet. Isolement de fait dans un poste sans équipe,
isolement subjectif dans un poste où le collectif de travail
n’existe pas vraiment, où la coopération est absente, a fortiori
la solidarité.
En psychodynamique du travail, une attention particuliè-
re est prêtée aux mécanismes de défense individuels et aux straté-
gies collectives de défense que les sujets mobilisent pour tenir
au travail. Ces dernières, destinées à lutter contre la souf-
france au travail, sont spécifiques à chaque lieu profession-
nel, produites, stabilisées et entretenues collectivement. Les
défenses collectives qui soudent un groupe de travail autour
de valeurs communes nécessitent une confrontation des
procédures singulières d’exécution de la tâche, confrontation
des positions éthiques de chacun, sur la base d’une confiance
partagée et donc d’une coopération possible. La précarité a
entraîné l’intensification du travail, neutralisé la mobilisation
collective, généré le silence et le chacun pour soi. La peur de
perdre son emploi a induit des conduites de domination ou
de soumission. Force est de constater que la manipulation
délibérée de la menace, du chantage, du harcèlement sont
désormais érigés en méthode de management pour pousser
à l’erreur et permettre le licenciement pour faute ou déstabi-
liser et pousser à la démission. Certains se plaignent d’un
harcèlement que quelques mois plus tôt ils ont vu exercer
sur autrui sans intervenir ou bien pire pour garder leur
place, en apportant leur témoignage à charge.
Dans de telles situations, la souffrance éthique découle de
l’effritement de l’estime de soi d’une part, de la culpabilité
envers autrui dont on ne prend pas la défense d’autre part.
Pour conjurer le risque d’effondrement, la plupart des sujets
construisent des défenses spécifiques. La honte est sur-
montée par l’intériorisation des valeurs proposées, c’est-à-
dire la banalisation du mal dans l’exercice des actes civils ordi-
naires (Dejours, 1999). Le cynisme dans le monde du travail
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