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De la Raison grecque.
Contrairement à notre modernité qui oppose la raison et la foi religieuse, la raison
grecque est entièrement comprise à l’intérieur du religieux et elle touche aux trois
domaines fondamentaux non-séparés que sont l’individu, le groupe social et le
cosmos : Se gouverner, gouverner la cité et gouverner le monde avec sagesse et
harmonie. La raison est le « juste milieu » entre excès et défaut comme l’écrit Aristote
dans son Ethique à Nicomaque. Par exemple, la vertu du courage est le juste milieu, la
juste proportion, entre la témérité (excès) et la lacheté (défaut). Certes, encore pour
notre époque, être excessif s’oppose à la prudence qui permet d’éviter bien des
déboires. Mais pour la Grèce ancienne, l’hybris, la démesure, était un « péché », une
transgression des lois divines qui impliquait une sanction de la justice punitive de Zeus
et de ses anges vengeurs, les Erinnyes. L’hybris de Prométhé ayant volé le feu aux
dieux pour l’offrir aux humains entraîne son supplice ; enchaîné au rocher, l’aigle de
Zeus lui ronge son foie. De même, les péchés d’inceste et de parricide d’Œdipe
responsables de la peste de Thèbes entraîne son expulsion et sa déchéance hors des
murs de la cité. La recherche des vertus et des actions raisonnables est en cela
identifiable à la recherche du bonheur car les « péchés » et les « vices » entraînent la
souffrance due à la punition divine. Comme le montre ce texte ci-dessous du
philosophe présocratique Héraclite, pour les anciens grecs comme pour toutes les
autres cultures archaïques de la planète, le destin contraire est toujours dû à la
malédiction et à la colère vengeresse des dieux, de Dieu ou de ses anges :
« Je contemple le devenir et personne n’a scruté si attentivement ce ressac et ce
rythme éternel des choses. Et qu’ai-je vu ? Des processus réglés, les voies toujours
identiques de la justice punitive, le jugement des Erinnyes derrière chaque infraction
aux lois, le monde entier comme le spectacle d’une justice souveraine et des forces
naturelles présentes en tous lieux comme des démons …. Où règne l’iniquité
apparaissent alors l’arbitraire, le désordre, le dérèglement et la contradiction ; mais
ce monde où seules la loi et
Diké
, fille de
Zeus
, règnent, comment pourrait-il être
autre chose que la sphère de la culpabilité, de l’expiation, de la condamnation, et
en quelque sorte un lieu de supplice pour tous les damnés ? ».
Chez Aristote, ce que représente la tragédie vise un processus rédempteur de l’être.
Son but est la catharsis, la guérison de l’humain. Il écrit que la spécificité de l’humain
est l’imitation et il définit la poésie (
techné poiétiké
) comme déjà l’avait fait Platon par
l’imitation (
mimésis
) et s’agissant de la tragédie, il parle d’imitation de « manières de
faire » tels les abus de pouvoir, l’inceste, l’infanticide, le parricide, etc... c’est à dire les
crimes (anomie) et la démesure de tendances psychiques (hybris). Les « manières de
faires » liées aux passions s’opposent aux « manières d’être » (Poétique 6, 1450 a 15)
liées aux actions volontaires raisonnables (patient # agent). Comme nous venons de le
voir chez Héraclite et chez Aristote, les tendances psychiques sont fondamentalement
mauvaises et en cela légitimement sanctionnées (pâtir= souffrir) par la justice divine
(
Diké
) de la divinité-maître (
Zeus
). Les actions vertueuses faites de mesure et opposées
aux passions sont le propre de la volonté, de la sagesse et de la raison comme
« manières d’être ». Les vertus sont divines et lorsque l’humain tend vers le Bien et la
réalisation de ces vertus, il se rapproche de la divinité avec lequel il veut faire un.
Héraclite écrit : « en entrant en communion avec le ciel l’homme trouve sa puissance de
raisonner … mais coupé du feu céleste, il est privé de raison ». Il est important de
comprendre la différence qu’il y a entre la conception du monde ancienne et nos
conceptions modernes car la définition même des mots s’en trouve être radicalement
différente.
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A notre époque, on parle encore de la Passion du Christ comme d’un événement
tragique alors que la passion amoureuse est l’objet valorisé des romances
cinématographiques et des chansonnettes télévisuelles. Pour les anciens grecs, la
volonté, la morale, la recherche du bonheur, la sagesse, ou l’amour de Dieu sont une
seule et même chose. Cette conception grecque se retrouve encore toute entière au
Moyen Âge et on la trouve telle quelle chez un Raymond Lulle par exemple, pour qui le
terme d’amour et celui de volonté sont équivalent tout comme le sont l’
agentia
divine et
l’
amantia
divine. Or, à notre époque, la signification de ces termes a changé et pour
certains ils sont mêmes utilisés avec une signification inversée tout en s’enracinant dans
cette conception psychologique contraire. D’où l’intérêt de bien connaître l’histoire des
idées et des conceptions du monde qui relèvent toujours d’une topique psychique. La
conception démoniaque des tendances psychiques dans la pensée grecque découlait
directement de leur mythologie première : « Les Titans ayant mis Bacchus en pièces et
l’ayant dévoré, Jupiter les foudroya. Leurs corps inanimés produisirent la matière, et de
cette matière les hommes furent formés. De cette origine résulte ce que nos passions
ont de violent, de grossier, de féroce. Nés de la chair des Titans, nos corps ont
conservés leurs inclinations coupables …. » ( in Benjamin Constant - De la religion -
Livre XIII chap. IV p. 45). Nous l’avons écrit, le problème en question concerne le
gouvernement de soi, celui de la cité et celui du cosmos et au regard du texte
d’Héraclite, « là ou règne l’injustice et l’iniquité apparaissent alors le désordre et le
dérèglement », c’est à dire le désordre des passions qui entraîne la punition divine et le
destin contraire. Il y a équivalence entre la folie, la maladie et la mort conçues comme
opposées à la justice, à l’ordre et à la perfection immuable et éternelle. Encore au XVI°
siècle, la maladie et la mort étaient conçues pour la chrétienté occidentale comme le
fait de la punition divine en raison du péché originel. Témoin cette prière dite par le
pasteur calviniste envoyé par Genève au chevet de la reine de Navarre mourrante :
« Seigneur, nous recognoissons que toutes nos afflictions viennent de ta main qui
est juste juge parce que nous t’avons instamment provoqué à courroux….[…] Qu’il
te plaise accepter le mérite de Jésus-Christ ton filz notre Seigneur pour qu’estant
appaisé nous sentions quelques allégements en nos maux …. »
Pour toute la pensée religieuse ancienne fondée sur le sacré, tous les maux de la terre
et le destin contraire (sécheresses, inondations, épidémies, défaites à la guerre, non
prolificité des femmes et des champs, etc…) étaient dus à la malédiction divine et seul
le sacrifice pouvait permettre d’apaiser le courroux de dieu, nous justifier en lavant nos
péchés et permettre de nous réconcilier avec lui pour qu’il nous prodigue uniquement
sa bénédiction, cause du destin favorable. Pour la chrétienté sacrificielle, seul le
sacrifice du Christ apaise le courroux divin comme nous le chantions dans notre
enfance, avant le Concile Vatican II, avec le « minuit chrétien ».
La chrétienté médiévale fut le résultat d’une certaine synthèse entre Athènes et
Jérusalem d’autant plus facile à réaliser que leur Dieu respectif était un Dieu-maître
gouverneur et ordonnateur du monde. Pour Aristote, le monde sublunaire est le lieu de
la putréfaction et de la corruption des corps et des choses à l’opposé de l’éternel
monde céleste fait de quintessence, harmonie entre les quatres éléments Terre-Eau-Air-
Feu. La perte de la santé était une perte de la juste proportion entre les éléments et
leurs qualités que sont le chaud, le froid, le sec et l’humide. La médecine ancienne
consistait à rétablir la juste proportion en renforçant l’élément lacunaire. Le Logos divin
ordonne le monde en un cosmos (Kosmos signifie à la fois l’ordre et le monde) opposé
au chaos selon les justes proportions qui font, avec la philosophie pythagoricienne
reprise par Platon, des nombres et des théorèmes mathématiques des éléments divins
de la pensée de Dieu. Le cercle et la sphère étaient pour les grecs le symbole de
l’ordre et de la perfection.
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Concernant Pythagore, Aristote rapporte l’affirmation qu’il aurait dit que toutes choses
étaient produites par les nombres. A la suite de l’importance attribuée à l’harmonie dans
l’orphisme, et prenant modèle sur l’accord musical qui se laisse ramener à une proportion
mathématique, Pythagore était arrivé à l’idée que les nombres étaient le principe, la source
et la racine de toutes choses. L’harmonie de l’ordre cosmique et social provient d’une juste
proportion mathématique qui est remise en cause par l’hybris, la démesure des forces
démoniaques opposées à l’ordre et responsables de la laideur et du chaos. Le vrai, le
beau et le bien sont divins pour Platon mais comme les spéculations grecques relèvent du
dieu-maître, leurs mythes, à l’instar de tous les mythes, donnent toujours raison aux
persécuteurs s’acharnant contre l’individu soi-disant responsable du désordre. Dans son
texte La Politique, Aristote justifie l’ostracisme au regard de cette recherche de l’harmonie
et il prend pour exemple l’harmonie musicale qui ne tolère pas un élément disparate : un
individu qui chante faux doit être exclu du chœur musical. Il en est de même d’Œdipe qui
doit être expulsé hors des murs de Thèbes car son soi-disant péché serait responsable de
la peste envoyé en punition par les dieux. Comme la sagesse grecque consistait à trouver
la juste proportion par l’accession au Logos divin qui gère l’harmonie cosmique, la
sagesse et l’harmonie, toutes deux doivent être conçues comme relevant de la figure du
maître et nous verrons que pour la conception anti-sacrificielle de la Passion du Christ,
elles sont négatives au regard de la prise en compte de la victime innocente. On ne trouve
pas en Grèce, une figure comme celle de Job qui malgré sa « passion » et le destin
contraire qui le frappe soutient son innocence en dépit de ses pseudo-amis qui lui disent
qu’il souffre parce qu’il a péché et que dieu en conséquence le punit légitimement. Comme
le remarque René Girard, tous les mythes donnent raison aux persécuteurs contre
l’individu toujours responsable du désordre à cause de son péché ou de sa démesure
(hybris). Il faudra attendre les paroles du Christ pour faire que le sacrifice du « bouc
émisaire » cesse d’avoir un effet magique cathartique pour devenir l’innocent injustement
condamné. A notre époque, le « bouc émissaire » à cette signification christique
d’innocent injustement condamné mais ce n’était pas le cas pour la mentalité archaïque.
Nous avons vu que la tragédie était pour Aristote la mise en scène des passions et de
l’hybris du personnage central qui déchoit (passion) à cause de la légitime punition divine.
Le bouc se dénomme tragos en grec et dans son livre co-écrit avec Pierre Vidal Naquet
intitulé Œdipe et ses mythes, Jean-Pierre Vernant, qui a très finement décrit ce qu’était la
tragédie grecque et son lien avec le bouc émissaire, émet l’idée que le mot tragédie
signifierait « le chant déclamé à l’occasion du sacrifice du bouc». Le bouc émissaire
d’Aaron, frère de Moïse, est aussi ostracisé et envoyé mourir au désert pour que le groupe
retrouve son harmonie. Mais pour la pensée grecque, l’harmonie renvoie à la juste
proportion mathématique de la même manière que la recherche de la sagesse
(philosophie) et de la raison consiste à accéder au Logos divin, à « l’intelligence agente ».
C’est le fondement de la métaphysique qui est un enchevêtrement de l’intellectualité et de
la spiritualité. Certes, il y a une différence entre Platon et Aristote et si pour Platon, on
accède aux essences universelles divines en se détournant du réel, pour Aristote, c’est par
l’abstraction de l’universel des choses particulières dans lesquelles il se trouve. Dans les
deux cas, les essences et les formes sont néanmoins éternelles et présentes dans la
pensée de Dieu, le
Nouç-Théos
pour Aristote. Certes, avec lui, on est déjà sur le chemin
du nominalisme et de l’esprit scientifique moderne mais le philosophe macédonien reste
encore dans cette métaphysique qui amalgame la spiritualité et l’intellectualité. Le
franciscain Jean Duns Scot (1266 – 1308) verra toute la différence qu’il y a entre le
nominalisme et l’abstraction, d’un coté et la métaphysique, de l’autre :
« Si l’universel résulte de l’abstraction opéré par notre intellect sur les choses et est
un pur produit de l’intellect sans aucun fondement dans les choses mêmes, il n’y
aurait plus de différences entre la métaphysique qui porte sur l’être et la logique qui
porte sur les concepts ».
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Pour notre époque, surtout après le darwinisme, les genres et les espèces sont de pures
abstractions et ne sont plus des modèles divins présents dans la pensée divine dont les
individus réels ne seraient que de pâles copies. En fait, Aristote est un métaphysicien, tout
autant que Platon, et s’il considère qu’on accède à l’être à partir du sensible et non en se
détournant de lui, c’est à cause de sa conception du mouvement et du « deviens ce que tu
es » (entéléchie). L’être en acte se révèle à la fin du processus mais était en puissance dès le
début (cause finale). L’opposition entre le sensible et l’intelligible et le fait que le sensible est
associé au corps tout comme les « passions » et les désirs qui nous enchaînent au monde font
que le passage du sensible à l’intelligible s’associe à la maîtrise des passions qui, comme on
l’a vu, étaient considérées comme démoniaques et source de malheurs (se bien gouverner
soi-même). Nous abordons là le célèbre « connais-toi toi-même »(
gnôthi seautón)
que Socrate
tenait des maximes des Sept Sages de la Grèce antique gravées sur les murs du pronaos du
Temple de Delphes. Platon lui fait dire dans le Charmide : « J’irais même jusqu’à dire que c’est
précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d’accord en cela avec l’auteur
de l’inscription de Delphes. … « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c’est la même chose,
au dire de l’inscription et au mien ». De même dans le Phèdre (229e) : « … je m’examine moi-
même, je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un
être plus doux et plus simple et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité ». Le
« connais-toi, toi-même » pour les grecs signifiait savoir se situer entre au-dessous l’animalité
et ses passions auxquelles on participe par le corps et au-dessus les dieux auxquels on
participe par son âme sachant qu’il faut se tenir dans le juste milieu : gouverner son corps et
ses passions et obéir avec humilité aux dieux tout puissants. Sur le mur du Temple de
Delphes, à coté du « connais-toi, toi-même » se trouvait également la maxime « rien de trop »
(
mêdén ágan
) pour inculquer la mesure et le rejet des excès. Pour les anciens grecs, la source
d’erreur était les sens qui sont en prise directe avec le monde du changement et de la
corruption des choses dont nous parle l’opinion (doxa). Le langage qui garde un même nom
pour quelque chose qui a changé est trompeur. Héraclite écrit qu’on ne se baigne pas deux
fois dans le même fleuve. L’impermanence du monde signifie que les choses sont faites d’un
mixte d’être et de non-être (« le même est et n’est pas »). Pour l’autre présocratique,
Parménide, comme il l’écrit dans son Poème, c’est particulièrement la « route de nuit » qu’il ne
faut pas prendre car il faut s’interdire de dire « être et ne pas être, c’est et ce n’est pas la
même chose » pour s’en tenir à « ce qui est, est » et « ce qui n’est pas, n’est pas ». Pour lui, le
monde du changement, de la génération et de la corruption, est un monde de l’illusion
impensable car seul est pensable l’Un immuable. « Même chose sont et le penser et l’être »
écrit-il. Pour lui, il y a une dualité fondamentale entre l’être et le non-être, entre l’un, l’immuable,
la vérité, d’un coté, et l’apparence des choses, le multiple, le changement, l’opinion, de l’autre.
La raison n’est pas l’opinion qui est un discours incertain sur les phénomènes changeants. En
fait, le langage permet de généraliser des choses en les faisant passer pour immuable alors
qu’en réalité elles sont changeantes, différentes de jour en jour. Ainsi, l’Être un et immobile
n’est en rien inclus dans l’espace et le temps et c’est pour cela que ses attributs sont négatifs
(non engendré, non-périssable, non-mobile, non-multiple, etc..). Cette ontologie est au
fondement de la mystique apophatique (la théologie négative). Platon fera de l’Un un super-
Être, au dessus des idées et des vertus morales éternelles ; de même que Plotin chez qui l’Un
est premier et dont émane les idées et l’intelligence agente (et à sa suite, toute la
métaphysique musulmane et chrétienne médiévale). Mais comme l’accession à l’Un associée
à l’amour de Dieu est aussi une recherche du bonheur, cette recherche débouche dans une
béatitude qui sera l’accession ultime à cet Être-Un indicible que l’on n’atteint que dans l’extase
comme chez Plotin mais aussi chez le Bouddha. Celui-ci partage totalement la conception
parménidienne de l’illusion et de l’impermanence des phénomènes (ainsi que la vision
pessimiste d’Héraclite d’un monde, «lieu de supplice») mais aussi la possible délivrance de
ce monde, lieu de souffrance par l’accès à l’extase béatifique, le nirvana, libéré des contraires,
de la génération et de la corruption.
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