Pour notre époque, surtout après le darwinisme, les genres et les espèces sont de pures
abstractions et ne sont plus des modèles divins présents dans la pensée divine dont les
individus réels ne seraient que de pâles copies. En fait, Aristote est un métaphysicien, tout
autant que Platon, et s’il considère qu’on accède à l’être à partir du sensible et non en se
détournant de lui, c’est à cause de sa conception du mouvement et du « deviens ce que tu
es » (entéléchie). L’être en acte se révèle à la fin du processus mais était en puissance dès le
début (cause finale). L’opposition entre le sensible et l’intelligible et le fait que le sensible est
associé au corps tout comme les « passions » et les désirs qui nous enchaînent au monde font
que le passage du sensible à l’intelligible s’associe à la maîtrise des passions qui, comme on
l’a vu, étaient considérées comme démoniaques et source de malheurs (se bien gouverner
soi-même). Nous abordons là le célèbre « connais-toi toi-même »(
gnôthi seautón)
que Socrate
tenait des maximes des Sept Sages de la Grèce antique gravées sur les murs du pronaos du
Temple de Delphes. Platon lui fait dire dans le Charmide : « J’irais même jusqu’à dire que c’est
précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d’accord en cela avec l’auteur
de l’inscription de Delphes. … « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c’est la même chose,
au dire de l’inscription et au mien ». De même dans le Phèdre (229e) : « … je m’examine moi-
même, je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un
être plus doux et plus simple et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité ». Le
« connais-toi, toi-même » pour les grecs signifiait savoir se situer entre au-dessous l’animalité
et ses passions auxquelles on participe par le corps et au-dessus les dieux auxquels on
participe par son âme sachant qu’il faut se tenir dans le juste milieu : gouverner son corps et
ses passions et obéir avec humilité aux dieux tout puissants. Sur le mur du Temple de
Delphes, à coté du « connais-toi, toi-même » se trouvait également la maxime « rien de trop »
(
mêdén ágan
) pour inculquer la mesure et le rejet des excès. Pour les anciens grecs, la source
d’erreur était les sens qui sont en prise directe avec le monde du changement et de la
corruption des choses dont nous parle l’opinion (doxa). Le langage qui garde un même nom
pour quelque chose qui a changé est trompeur. Héraclite écrit qu’on ne se baigne pas deux
fois dans le même fleuve. L’impermanence du monde signifie que les choses sont faites d’un
mixte d’être et de non-être (« le même est et n’est pas »). Pour l’autre présocratique,
Parménide, comme il l’écrit dans son Poème, c’est particulièrement la « route de nuit » qu’il ne
faut pas prendre car il faut s’interdire de dire « être et ne pas être, c’est et ce n’est pas la
même chose » pour s’en tenir à « ce qui est, est » et « ce qui n’est pas, n’est pas ». Pour lui, le
monde du changement, de la génération et de la corruption, est un monde de l’illusion
impensable car seul est pensable l’Un immuable. « Même chose sont et le penser et l’être »
écrit-il. Pour lui, il y a une dualité fondamentale entre l’être et le non-être, entre l’un, l’immuable,
la vérité, d’un coté, et l’apparence des choses, le multiple, le changement, l’opinion, de l’autre.
La raison n’est pas l’opinion qui est un discours incertain sur les phénomènes changeants. En
fait, le langage permet de généraliser des choses en les faisant passer pour immuable alors
qu’en réalité elles sont changeantes, différentes de jour en jour. Ainsi, l’Être un et immobile
n’est en rien inclus dans l’espace et le temps et c’est pour cela que ses attributs sont négatifs
(non engendré, non-périssable, non-mobile, non-multiple, etc..). Cette ontologie est au
fondement de la mystique apophatique (la théologie négative). Platon fera de l’Un un super-
Être, au dessus des idées et des vertus morales éternelles ; de même que Plotin chez qui l’Un
est premier et dont émane les idées et l’intelligence agente (et à sa suite, toute la
métaphysique musulmane et chrétienne médiévale). Mais comme l’accession à l’Un associée
à l’amour de Dieu est aussi une recherche du bonheur, cette recherche débouche dans une
béatitude qui sera l’accession ultime à cet Être-Un indicible que l’on n’atteint que dans l’extase
comme chez Plotin mais aussi chez le Bouddha. Celui-ci partage totalement la conception
parménidienne de l’illusion et de l’impermanence des phénomènes (ainsi que la vision
pessimiste d’Héraclite d’un monde, «lieu de supplice») mais aussi la possible délivrance de
ce monde, lieu de souffrance par l’accès à l’extase béatifique, le nirvana, libéré des contraires,
de la génération et de la corruption.