Du “tabou de la mort” à l`accompagnement de fin de vie.

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Anthropologie & Santé
12 (2016)
Incertitude médicale, prise de décision et accompagnement en fin de vie
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Pauline Launay
Du “tabou de la mort” à
l’accompagnement de fin de vie.
La mise en scène du mourir dans une Unité de Soins
Palliatifs française
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Pauline Launay, « Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie. », Anthropologie & Santé [En ligne],
12 | 2016, mis en ligne le 30 mai 2016, consulté le 31 mai 2016. URL : http://anthropologiesante.revues.org/2094 ;
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
Pauline Launay
Du “tabou de la mort” à l’accompagnement
de fin de vie.
La mise en scène du mourir dans une Unité de Soins Palliatifs française
Introduction
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Depuis son institutionnalisation en 1986, la médecine palliative française trouble le rapport
dialectique du soin et de la guérison au sein du champ médical contemporain. Née d’une
critique de la gestion médicale du mourir qui avait alors cours, elle confronte nouvellement
l’art de guérir aux “incurables” et aux “mourants”, jusqu’alors signes de l’impuissance
médicale. Les Unités de Soins Palliatifs (USP) sont les premières structures palliatives à
émerger. Depuis, plusieurs plans de développement nationaux1 ont entraîné une hétérogénéité
du palliatif : la médecine palliative, les phases palliatives d’une maladie, les soins à visée
palliative et les institutions palliatives ne recouvrent pas les mêmes réalités. Malgré cet
éclatement du champ, les USP y conservent une place caractéristique : elles sont le seul lieu
clos qui accueille spécifiquement des patients en phases avancées et terminales de maladies
graves, évolutives et incurables (c’est-à-dire lors de la période d’évolution d’une maladie où
la qualité de la survie a plus d’importance que sa durée).
À travers l’étude spatiale (architecture, topographie et ambiance) d’une USP2, il s’agit
d’analyser la manière dont ce dispositif suppose une épistémè médicale particulière et révèle
un certain rapport à la mort, faisant nôtre le postulat foucaldien selon lequel l’architecture
« constitue uniquement un élément de soutien, qui assure une certaine distribution des gens
dans l’espace, une canalisation de leur circulation, ainsi que la codification des rapports qu’ils
entretiennent entre eux. L’architecture ne constitue donc pas seulement un élément de l’espace :
elle est précisément pensée comme inscrite dans un champ de rapports sociaux, au sein duquel
elle introduit un certain nombre d’effets spécifiques » (Foucault, 1994).
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Dès l’origine du mouvement, les acteurs du champ palliatif et architectes sollicités dans
la création de lieux dédiés à la fin de vie se heurtent à des difficultés, ou plutôt à des
vides (Genyk, 2006). Sans modèle institué, ces unités « se sont souvent adaptées aux
différentes caractéristiques existantes, donnant lieu à une certaine diversité tant en terme
d’architecture, que de situation au sein de l’infrastructure hospitalière » (Castra, 2003 : 125)3.
Derrière une apparente hétérogénéité, elles présentent cependant une situation topographique
commune : construites à la marge des structures hospitalières, proches des services de
psychiatrie, des parcs d’ambulances ou des morgues. Cette relégation vis-à-vis des services
curatifs et technologiques révèle les hiérarchies entre secteurs médicaux (Castra, 2003).
L’USP étudiée a ouvert ses portes en 2008 et constitue une extension architecturale d’un Centre
de Soins de Suite et de Réadaptation (CSSR). À l’instar des 140 USP en France, elle assure par
une équipe pluridisciplinaire une triple mission de recherche, de formation et de soin, et réserve
sa capacité d’admission de douze patients aux situations les plus complexes ou difficiles4. Les
USP sont dès lors appréhendées comme l’institution dans laquelle on entre pour y mourir. Ce
qui va dans le sens des faits : entre 2009 et 2011, l’unité a accueilli environ 232 patients par an
pour une durée moyenne de 16 jours. Atteints à 83,5 % de cancer, ils y ont été admis à environ
50 % pour un » accompagnement de fin de vie », à 25 % pour une « adaptation du traitement
symptomatique » et à 25 % pour un « séjour de répit ». Environ 65 % des hospitalisations se
sont conclues par un décès au sein de l’unité5.
À sa construction, l’administration a réservé au CSSR l’entrée principale située sur un
boulevard assez fréquenté et à l’USP l’entrée secondaire, positionnée en contrebas à l’écart
de la ville.
Davantage qu’une clarification de la fonction de chacun des services cliniques, l’absence de
signalétique dans la ville et l’éloignement de l’entrée de l’USP des axes de circulation et de
l’accès au site occultent son existence et provoquent au contraire nombre de malentendus chez
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les usagers. Ces obstacles à une meilleure intégration se traduisent dans les relations épineuses
qu’entretiennent les deux services.
Les tensions se cristallisent spatialement autour du couloir vitré, baptisé par des soignants des
deux services le « couloir de la mort », qui les relie et les sépare, sans introduire véritablement
d’espace d’accueil commun :
« [Avec le CSSR], il y a cette proximité avec cette espèce de méfiance, de défiance, dès qu’on
est arrivé. [Ici], c’est les “presque morts”... ça fait trois ans et il n’y en a pas une [soignante] qui
essaie juste de savoir ce que c’est, ce qu’on y fait et comment on travaille : “Les soins palliatifs, je
ne sais pas, je ne veux pas. Je ne sais pas ce que c’est, mais je ne veux pas y aller”. C’est comme
si quand on traverse le couloir, on est mort. Le couloir de la mort. Tu passes du côté obscur. On
passe du côté obscur » (Infirmier de l’USP).
Google map 2016
Vue aérienne du site de l’USP et du CSSR
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
Didier Salon
Vue aérienne du site de l’USP et du CSSR
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Didier Salon
Couloir d’entrée de l’USP la reliant au CSSR
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
Antoine Cardi
Couloir d’entrée de l’USP la reliant au CSSR
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Côté obscur de la vie, côté obscur de la médecine, le franchissement du seuil d’une USP est
loin d’être anodin ; il signe le double passage ambivalent du curatif au palliatif et de la vie à la
mort, tant pour les patients et leur entourage que pour les intervenants eux-mêmes. En ce sens,
les USP se matérialisent dans une conception et un aménagement de l’espace en liaison avec
la perspective de la mort comme événement, et donc en rupture avec l’hôpital moderne dont
la construction s’est, en partie, établie sur l’intégration du cadavre comme support de savoir,
objet d’expérimentation et matériau thérapeutique, dans un combat contre le vieillissement et
le mourir (Genyk, 2006 ; Violeau, 2004).
En effet, dès les débuts de leur contestation, les pionniers de la médecine palliative vont
s’emparer du « tabou de la mort », lequel sera réinterprété et extirpé des cadres premiers
d’analyses6 pour se répandre tel un leitmotiv. L’usage fréquent de ce vocable révèle en creux
les représentations que les acteurs de la médecine palliative se font de la « mort familière
d’autrefois » : prise en charge communautaire du mourant et des endeuillés, acceptation de
la mort, symbolisation et ritualisation assurées par les institutions religieuses, événement
“naturel” de la vie. Tel un mythe fondateur, cette « mort familière » viendra se heurter au
« tabou de la mort » qui, à leur sens, se propage dans nos sociétés occidentales modernes,
constituant le socle négatif de leur discipline : abandon social du mourant, déni psychique
de la mort et perte de son sens collectif, artificialisation et non-respect du cycle “naturel” de
la vie. Reprenant une à une les dimensions plurielles de la souffrance7 induite par le « tabou
de la mort », la médecine palliative tente de mettre en place des processus pour y remédier.
C’est donc en écho à la « mort familière d’autrefois » et en résistance à l’avènement de
la « mort taboue » que se dessine une configuration palliative du mourir par des processus
de socialisation, subjectivisation, symbolisation et naturalisation. Devenue synonyme des
pratiques palliatives, la notion d’accompagnement de fin de vie signe le passage vers une
construction positive, et non plus en creux, d’une nouvelle médicalisation du mourir.
Socialiser la mort : façonnage des relations sociales autour
du mourant
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Les acteurs de la médecine palliative se sont, en premier lieu, élevés contre l’abandon social
et l’isolement médical des mourants et des incurables :
« En France comme dans d’autres pays, il y a très longtemps, on s’occupait des morts, des
mourants, chez soi. On accompagnait ses parents, on les gardait chez soi jusqu’à la fin. Là [à
l’unité], ce n’est pas les garder chez soi, mais par contre, c’est revenir quand même à s’accorder, à
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accepter que la fin de vie doive être accompagnée et... ne pas mourir tout seul dans son coin. À un
moment donné, on mourait beaucoup à l’hôpital, mais seul et branché » (Cadre de santé de l’USP).
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Les pionniers se sont alors retrouvés autour de la volonté de « resocialiser la mort », en écho à
leur représentation d’une mort « entourée et familière d’autrefois », par « la promotion d’une
attitude active et solidaire face au déroulement des trajectoires de fin de vie, visant à inscrire
les mourants dans la communauté des vivants » (Castra, 2010 : 14).
Les quatre types d’acteurs de l’accompagnement de fin de vie – patient, entourage,
professionnel et bénévole – ont chacun un espace défini qui leur est attribué au sein des unités
et qu’ils sont encouragés à investir. Ces lieux dédiés s’articulent à des espaces collectifs,
dont la surface allouée est largement prédominante dans les unités françaises comme dans
les hospices anglo-saxons (Genyk, 2004). Ces différents types d’espace sont marqués par des
éléments architecturaux et techniques (piliers, sols, couleurs, vitrages, etc.) qui les ouvrent et
les ferment, permettant ainsi de réguler leurs investissements.
Pauline Launay
Plan de l’USP : usage de l’espace en fonctions des statuts
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D’emblée, on remarque une asymétrie dans la répartition et l’accessibilité des différents
locaux. Placés au cœur de leur propre accompagnement, les patients ont chacun leur chambre
et une salle d’eau. Spacieuses, elles sont disposées autour de l’espace central, le long des
circulations. Si leurs portes sont souvent entrouvertes, elles n’offrent cependant pas d’accès
direct et indépendant avec l’extérieur, uniquement accessible au regard par la médiation des
larges fenêtres :
« Assez rapidement, on s’est convaincu de faire bénéficier les personnes de ces trois vues. C’est
ce qui a aussi déterminé la forme du bâtiment : quelqu’un qui voudra un rapport à du végétal, il va
être côté parc ; une vision plutôt lointaine, on va le mettre face au canal avec une vue très dégagée ;
une vision un peu plus intimiste, on la mettra plutôt sur la cour [basse] » (Architecte de l’USP).
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Chaque patient est invité à s’approprier cet espace en y accrochant « photos, dessins… Il y a
des patients, c’est arrivé qu’ils viennent avec leurs petits meubles, style un petit guéridon ou
une petite plante » (aide-soignante de l’USP).
Les locaux destinés aux proches (principalement le coin des familles et la salle du départ) sont,
eux, situés aux deux extrémités de l’unité. Le personnel les invite régulièrement à investir les
locaux qui leur sont accessibles à toute heure. Les proches ont ici un statut intermédiaire :
accompagnants du patient, ils sont aussi accompagnés par les intervenants dans leur processus
de deuil déjà engagé. Bien souvent, certains deviennent des interlocuteurs privilégiés par
qui passent les préconisations médicales ou psychologiques auprès des autres membres de
l’entourage :
« [On explique à certains] l’attitude à avoir par rapport aux autres membres de la famille : par
rapport aux enfants, par rapport aux membres plus âgés. Il y a toujours cette peur : par rapport
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aux gens plus âgés, c’est : “Ohlala ! Elle ne va jamais supporter !”, ou par rapport aux plus jeunes,
c’est : “Oh bah non ! Il faut les épargner, ils auront bien le temps de...” Le tabou, je le perçois
dans ces aspects-là » (Médecin de l’USP).
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Bien que principalement utilisé par les proches et les patients, l’espace central, la « placette du
village » (architecte de l’USP), n’a pas de statut particulier et croise les différents groupes pour
constituer un lieu collectif d’échanges. Mais il est surtout placé sous le regard des soignants,
assuré par l’aspect panoptique de la salle de transmission entièrement vitrée.
Antoine Cardi
Vue du « salon central » de l’USP placé sous le regard du poste de soins
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Dans cette optique de “resocialisation”, la médecine palliative a également dès le départ
intégré dans ses équipes des bénévoles d’accompagnement, dont les associations continuent
largement d’influencer le développement. Par le caractère non marchand et non professionnel
de leurs interventions, il s’agit de signifier avec eux la présence de la “communauté” autour
du mourant :
« Pour moi, les bénévoles d’accompagnement représentent la société civile. Ça peut être
important, ça peut avoir sa place parce qu’on a plein de gens qui sont isolés, et on sait que ce qui
permet de vivre un événement comme ça, c’est aussi d’avoir la société qui ne nous abandonne
pas complètement » (Psychologue de l’USP).
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Les bénévoles ont accès à la salle polyvalente et assez régulièrement à la salle de transmission
(au moment de l’enquête, ils participaient au staff hebdomadaire, ce qui n’est plus le
cas aujourd’hui sur demande d’un grand nombre de professionnels). S’ils sont reconnus
comme légitimes lorsqu’ils entrent dans la chambre d’un patient ou s’arrêtent quelque temps
dans le coin des familles, il n’en reste pas moins que les bénévoles sont surveillés par
l’équipe professionnelle dans leur déambulation et dans l’accès qu’ils ont aux personnes et
informations8.
Si les proches et les patients ont des espaces qui leur sont attribués, les intervenants –
professionnels et bénévoles – y ont accès, sauf en cas de refus explicite de leur part (très rare).
À l’inverse, les bureaux du personnel, s’ils sont ouverts aux patients, proches et bénévoles,
ne leur sont accessibles que sur leur demande explicite ou sur invitation des professionnels.
Ces derniers sont donc les seuls à avoir d’une part un accès légitime à l’ensemble des espaces
et d’autre part des locaux dédiés, situés aux entrées et répartis de façon homogène, venant
constituer des balises, des présences récurrentes, une occupation continue. Par ce quadrillage
de l’espace, « on peut savoir qui tourne dans le service, qui arrive. On voit tout, les patients
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qui arrivent, la famille qui frappe aux portes » (Infirmière de l’USP). Ainsi que l’a constaté
Michel Castra :
« On incite la famille à ne pas se replier sur elle-même dans une relation purement privée avec le
malade, mais on l’engage plutôt à adopter un comportement ouvert face à l’équipe avec qui elle est
invitée à parler, se confier, partager l’intimité de la relation au patient dont la vie s’achève. Mais
c’est principalement le cadre des échanges entre la famille et son proche que les professionnels
entendent réorganiser » (Castra, 2003 : 208).
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Au-delà de l’aspect “solidaire”, les acteurs de la médecine palliative défendent une conception
particulière du lien social : si le patient est placé au cœur de la prise en charge, la présence
de l’Autre est nécessaire9. L’autonomie et la dépendance se conçoivent ici dialectiquement :
loin d’être la négation de toute forme d’obligation, l’autonomie s’articule doublement aux
limites du sujet lui-même et aux liens qu’il entretient à autrui. En ce sens, il ne s’agit pas
tant d’une privatisation dans le rapport à la mort, que d’une recomposition du cadre normatif
des formes de relations sociales qui s’opèrent autour du mourant. À travers l’encadrement
législatif et la délégation de son application au champ médical, l’État français intervient
de manière croissante là où, jusqu’ici, il était absent : il définit l’autonomie10 des individus
jusque dans les sphères les plus intimes en l’articulant avec les responsabilités et l’autorité
du corps médical et soignant, et avec le statut et la hiérarchisation des avis et demandes des
membres de l’entourage11. Malgré la volonté de définir un espace différent des institutions
hospitalières classiques, on retrouve ici la continuité du schéma spatial institutionnel qui
a présidé à la construction de ces dernières (Eynard & Salon, 2006), et non une rupture
comme l’intention première pouvait laisser présager. Ce modelage des relations sociales
suppose une investigation des histoires familiales et relationnelles propres à chaque patient, et
nécessite donc un fort investissement de l’intime, des affects et du psychisme des différents
protagonistes.
Subjectiver la mort : travail sur l’intimité et les affects
21
Les intervenants du palliatif évoquent quasiment tous le « déni psychique de la mort » qui
frappe notre société. N’étant plus « préparée socialement », sa survenue met les individus en
difficulté : « déni », « deuil pathologique », effets de paralysie, sidération face à un mourant
ou à un cadavre, incapacité de dire, de faire quelque chose ou d’être là simplement, « comme
si ça brûlait, qu’il ne fallait pas trop s’y pencher... » (Médecin de l’USP). Ces phénomènes
sont quasiment toujours analysés – à l’exception des psychologues – comme la marque d’un
tabou autour de la mort contre lequel il faut lutter :
« Je pense qu’il y a eu une évolution, il fut un temps où quand la personne décédait il y avait la
veillée, il y avait les gens qui venaient, il y avait un travail vraiment sur la mort… c’était tout
un processus. Maintenant, il n’y a plus tout ça en fait… tout est cassé […] Les gens ne sont pas
préparés à ça et il n’y a pas tellement le processus de deuil. [Avec les soins palliatifs,] il y a tout
un cheminement, pour la personne et pour l’entourage. En tout cas, on y travaille tous les jours
nous, ça fait partie de notre travail… tout ça en fait, tout ce qui manque maintenant. [Remettre]
les choses à leur place : par exemple, il y a des enfants qui viennent voir leurs proches qui vont
mourir et ils sont incapables de leur prendre la main, ils sont complètement paralysés, ils ne savent
même pas quoi leur dire, ils sont complètement… sidérés » (Aide-soignante de l’USP).
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L’enjeu de l’accompagnement va alors être de « redonner du sens à la fin de vie » par la mise en
place des différentes relations accompagné/accompagnant qui nécessite, ainsi que l’a analysé
Michel Castra :
« une investigation de la sphère privée et intime de la personne, un travail sur son vécu, son
histoire, ses sentiments, son rapport à la maladie et à la mort. L’émergence revendiquée et
souhaitée du sujet rend ainsi possible un remodelage actif de l’expérience de la personne : la
pacification de la mort trouve son prolongement dans la subjectivité de l’individu mourant qui
devient l’ultime point d’application de la normativité médicale » (Castra, 2003 : 187).
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L’investigation de la subjectivité des différents acteurs suppose un lieu rassurant et familier.
Sans pour autant en gommer l’image institutionnelle, Isabelle Genyk remarque qu’un
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« environnement ressemblant de près au cadre familial est certainement la réponse la plus
communément rencontrée dans les structures qui assurent une prise en charge palliative. […] La
maison […], lieu naturel de la vie avant la maladie, rassure par ses repères qu’elle apporte, par
l’image chaleureuse du foyer, de la famille » (Genyk, 2004 : 502).
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En ce sens, la forme triangulaire de l’unité étudiée permet une déambulation circulaire
et continue, proche de celle qui est possible dans une maison, contrairement aux allersretours imposés par les couloirs fermés des institutions hospitalières classiques. Dans le
même esprit, l’architecte a réfléchi à la transition entre les chambres et l’espace commun
de circulation : afin d’éviter une sortie trop brutale, l’entrée des chambres est légèrement en
retrait par rapport au couloir, cassant leur linéarité. Ce petit recoin, conçu comme un espacetampon pour « retrouver ses esprits, et avoir le temps de sortir son mouchoir et puis d’aller
s’asseoir » (Architecte de l’USP), crée des lieux intermédiaires entre l’intime et le collectif.
L’architecte a également conçu le « coin des familles » sur le modèle domestique d’un salon,
d’une cuisine et de sanitaires. Lieu propice à la quiétude, il doit permettre à l’entourage
de se retrouver, mais également de s’isoler, de réfléchir, de s’épancher, de pleurer. Hormis
quelques prospectus et affichettes qui rappellent leur dimension institutionnelle, rien ne
distingue particulièrement ces pièces d’une maison habitée. Cette ambiance a été recréée grâce
à des meubles anciens, mêlés à d’autres, plus contemporains. Ces lieux, théâtre de rencontres
informelles entre proches de patients ou avec des membres de l’équipe, permettent, « autour
d’un café, de libérer la parole » (Infirmière de l’USP). Les imposants meubles anciens,
présents dans la cuisine et le salon, ont été récupérés par des membres de l’équipe dans un
couvent de religieuses, et ils sont quasiment vides. Au contraire des lieux hospitaliers, où bien
souvent l’espace manque et est utilisé de manière exclusivement fonctionnelle, la symbolique
portée par le mobilier a pris le pas sur une conception rationnelle des espaces. Marquer l’unité
d’une ambiance familiale et familière peut être analysé comme une tentative de masquer
l’artificialisation du mourir par la médecine et la technique, et ainsi de le domestiquer.
Antoine Cardi
Vue du « salon des familles » destiné aux proches des patients de l’USP
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Antoine Cardi
Vue du « salon des familles » destiné aux proches des patients de l’USP
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Par une écoute compréhensive, il s’agit de promouvoir une approche expressive et
cathartique des sentiments pour permettre une communication des angoisses, inquiétudes et
questionnements, et d’en comprendre les répercussions globales. Cette approche ne marque
pas tant un glissement du somatique vers le psychique qu’un englobement de l’individu et de
son entourage, et qui prend sans doute le risque d’être « totalisante » (Moulin, 2000), de faire
de l’accompagnement une « toute-puissance de l’aide », un désir d’emprise et de maîtrise de la
violence : écouter la souffrance, apaiser les tensions, juguler les crises12 (Dabouis & Derzelle,
2004). La communication verbale et non verbale (attitudes, postures, gestes, respirations,
regards sont des signes à interpréter) devient l’interface de captation des formes de souffrance
et la modalité de leur expulsion cathartique. Les figures du “mauvais mourant” rejoignent
donc les situations variées dans lesquelles un patient ne partage pas le sens subjectif de sa
situation : celui qui ne se dévoile pas et laisse les intervenants bien démunis (par exemple les
refus de traitement ou de soins sont plutôt bien acceptés à condition qu’ils aient fait l’objet
d’une discussion et que le patient ou son entourage en aient exprimé le sens) ; celui qui souhaite
poursuivre ses traitements curatifs jusqu’au bout, déniant ainsi l’inéluctable de sa situation ;
celui qui maintient sa demande d’euthanasie malgré les soins, soulagements et attentions
apportés. Au-delà du patient, ce modèle performatif de la parole est également appliqué aux
membres de l’entourage et aux intervenants eux-mêmes qui participent à différents suivis,
groupes de paroles et supervisions.
Nombre d’auteurs ont pointé les risques de dérives de cette approche psychologisante du
mourir, laquelle dépasse largement la psychologie du mourir et la place du psychologue et ses
interventions dans l’équipe palliative (Higgins, 2011). Cette psychologisation pousse à une
« idéalisation cathartique de la parole conduisant à une attente plus ou moins érotisée, voire
fétichisée, vis-à-vis du mourant invité à parler de sa mort » (Amar, 2009 : 36). Robert William
Higgins la met en lien avec le « déficit contemporain de représentations collectives – comme
formes rituelles véritablement “vivantes”, qui en permettraient le partage – de la mort, de notre
finitude et de notre vulnérabilité commune » (Higgins, 2011 : 38). Distinguant « institution » et
« pratique », Higgins souligne néanmoins comment les pratiques palliatives, comme « contreculture du Care », nous invitent à « soigner notre culture et son culte de l’autonomie, sa
mort scientiste et sa misère symbolique » (Higgins, 2013 : 72, souligné par l’auteur). Si
nous partageons ses doutes quant aux « inventions rituelles » dont la personnalisation des
cérémonies aurait le même pouvoir de mise en sens que les rituels collectifs proprement dits,
il est indéniable que, dans le déploiement des pratiques palliatives effectives, s’élaborent des
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mises en scène et des significations de la mort qui dépassent la subjectivité et l’intersubjectivité
des protagonistes.
Signifier la mort : symbolisation et spiritualité
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Le vide spirituel dénoncé par les acteurs du champ palliatif fait écho aux processus de
déritualisation et de sécularisation qui marquent la société moderne. S’il n’y a pas de nostalgie
des rites « trop contraignants » imposés à l’individu, le manque de repères et de cadre collectif
est fréquemment souligné par les intervenants du palliatif. En ce sens, il s’agit plutôt pour eux
d’imaginer un « nouveau rapport spirituel » à la mort, qui dépasse le cadre strict des religions
institutionnalisées, de créer du sens collectif, cette fois, autour de cette période particulière
que constitue l’entre-deux de la fin de vie.
En unité, le contact avec la mort, comme réalité immédiate ou horizon inéluctable, est
quotidien. De là émerge la volonté de symboliser, au-delà de la sécheresse de l’écriture
médicale, le passage et la disparition d’un être. D’autant que la grande majorité des prises
en charge en USP correspondent à la phase oblative des rituels funéraires, moment charnière
du rite de passage de la vie à la destinée post-mortem, laquelle réunit, selon Louis-Vincent
Thomas,
« l’accompagnement du mourant et la retenue du mort. Au regard de l’imaginaire, le premier est
déjà un peu dans la mort et le second n’a pas tout à fait quitté la vie. Car seule la raison peut
distinguer un avant et un après de la mort tandis que l’inconscient, dont Freud a montré qu’il se
veut immortel, refuse d’intégrer la rupture vie-mort et vivant-défunt13 » (Thomas, 1985 : 131).
30
Ainsi au moment de la phase agonique, il arrive que des massages spécifiques soient effectués
avec « des huiles essentielles qui ont un côté spirituel. On masse les personnes vraiment
en fin de vie, quand on a repéré que c’était les derniers instants, avec des huiles type
encens pour aider au passage... » (Aide-soignante de l’USP). Puis, après la constatation d’un
décès, l’équipe soignante effectue une première toilette post-mortem14. Les proches du défunt
sont invités à prendre place au salon des familles, accompagnés s’ils le souhaitent par un
professionnel. Tandis qu’un soignant prépare le versant administratif relatif au décès, quelques
autres, souvent ceux qui ont réalisé l’accompagnement de la personne, s’affairent dans la
chambre du défunt15 : le corps est entièrement dénudé, libéré du matériel médical invasif
puis débarrassé de ses souillures visibles par de l’eau savonneuse. Les orifices naturels sont
obstrués et les pansements changés. L’attention au visage termine la toilette proprement dite :
les prothèses dentaires sont replacées et la bouche maintenue fermée à l’aide d’une minerve.
Méticuleusement, les yeux sont refermés, les cheveux sont coiffés comme à l’habitude, le
visage est éventuellement maquillé. Parfois, « pour qu’il ait l’air serein, on triche... on
essaie de leur faire un petit sourire... » (Infirmière de l’USP). Selon un manuel de règles et
recommandations à l’usage des professionnels : « il doit être procédé de telle sorte que le visage
du défunt présente l’aspect du sommeil et donne une image apaisée, celle que ses proches
pourront ainsi garder en mémoire » (Dupont & Macrez, 2012 : 24). Puis, les soignants changent
la literie, et le corps parfumé quitte la chemise d’hôpital pour revêtir ses habits quotidiens. La
chambre du patient est alors rangée : les soignants sortent tout le matériel médical, rassemblent
et préparent les affaires personnelles du défunt. Les rideaux sont tirés, la température baissée,
les fleurs réajustées et la lumière tamisée émanant des lampes de chevet vient éclairer la scène.
Pendant tout ce temps, il est expliqué au défunt les gestes qui sont réalisés sur son corps ou
autour de lui :
« Je préfère que ce soit un moment de plénitude, de petites lumières, tout en ordre… qu’il n’y
ait pas trop de brouhaha, je n’aime pas si on parle trop fort dans une chambre d’une personne
décédée sous prétexte qu’elle est morte. De toute façon, je lui parle encore, je la considère toujours
comme une personne vivante. Il y a un certain respect… même si la personne est morte » (Aidesoignante de l’USP).
31
Dans cette phase de retenue du mort, le patient n’a pas encore tout à fait quitté la vie et les
intervenants l’évoquent en utilisant des qualificatifs habituellement employés pour caractériser
les vivants. Cette pratique est vécue par beaucoup de soignants comme la manifestation des
égards dus à la personne. Acte fondamental de séparation, elle constitue le dernier contact
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
physique qu’ils ont avec le patient. Être présent au moment du décès, effectuer la toilette postmortem, se recueillir auprès du défunt, accompagner le corps jusqu’à son départ de l’unité
(certains ont même quelques fois assisté à l’enterrement) sont pour les membres de l’équipe
des actes visant à rendre un dernier hommage, à clore une relation et à assurer « la dignité de
la personne jusqu’au bout » :
« [Dernièrement], plusieurs patients sont décédés la nuit avec le pool de nuit, pas l’équipe titulaire,
et en fait, ils n’ont pas les mêmes repères, ils ne font pas comme ça en médecine, donc…
Habituellement, je vais toujours voir le défunt avant de faire rentrer la famille, et puis là, je ne sais
pas pourquoi, je n’ai pas été le voir, j’ai fait entrer la famille et j’étais en colère parce que le patient,
il était… sous son drap blanc recouvert jusque-là [elle montre en haut du cou], ils avaient tout vidé
dans la chambre, tout ce qui évoquait la vie, etc., tout avait été retiré, table de nuit… tout avait été
mis dans la salle de bain… il n’y avait plus que le lit et je trouve ça... Alors que quand c’est les
soignants de l’équipe, il y a toujours un petit bouquet de fleurs, ils ont toujours l’idée de faire un
lien entre l’avant et le… mettre un foulard de telle ou telle manière… découvrir les bras, enfin il y
a toujours une intention particulière pour que ce visuel soit moins difficile » (Médecin de l’USP).
32
Ces derniers hommages rendus, les soignants quittent la chambre et partent chercher les
proches du défunt en passant par la salle de transmission pour allumer une bougie, laquelle est
placée sur le bord d’une fenêtre de la salle de transmission, visible de tous.
Antoine Cardi
Vue de la bougie symbolisant le décès d’un patient à l’USP depuis le poste central de soins
33
Cet acte, d’abord décrit comme un système d’information pour prévenir d’un décès, est aussi
pour eux une manière de signifier la mort au-delà de sa dimension tangible, signifier le décès
autrement que par l’écriture médicale, souvent réduite à un dossier de décès et à l’inscription
phonétique « DC » sur les cahiers de transmission (manifestation d’attention et de respect,
témoignage du passage d’un patient et le deuil qu’engendre son départ, manière de ne pas
masquer la mort au sein de l’unité). La bougie restera allumée durant la période de vacuité
de la chambre qui se prolonge 48 heures après le constat du décès. Que la levée du corps
s’effectue pendant ou à la fin de cette période, la chambre ne sera pas réinvestie avant. Pour
les soignants, ce délai est primordial ; beaucoup soulignent que les accompagnements de fin
de vie ne peuvent s’effectuer de manière mécanique :
« Quand une personne est décédée et reste dans la chambre, j’aime bien qu’elle y reste quelque
temps, avant qu’on la transfère… parce que, bien que je ne sois croyante qu’à 60 %, on dit que
l’âme reste dans la chambre pendant quelques heures et que le corps a besoin de rester dans la
chambre pour que l’âme puisse s’en aller tranquillement, et le fait de les bouger très rapidement,
ça peut perturber… alors au cas où... » (Aide-soignante de l’USP).
Anthropologie & Santé, 12 | 2016
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
34
Ce « au cas où… » se retrouve également dans la numérotation des chambres, au nombre de
treize pour l’unité en question : les intervenants ont tenu à ce que les deux dernières chambres
soient numérotées « 12 » et « 14 » afin de « ne pas heurter les superstitieux… et puis, on
ne sait jamais… » (Infirmière de l’USP). Le rapport symbolique à « un ailleurs » est aussi
marqué par la lumière qui imprègne le lieu. Les blocs de l’unité sont exposés selon les trois
orientations : est, nord et ouest. Le sud n’est pas utilisé. C’est la lumière zénithale au-dessus
de l’espace central qui apporte et marque la verticalité du lieu. L’importance de la lumière et
de la transparence obtenues par de larges ouvertures est un point commun à de nombreuses
USP (Sâles, 2005) : symboliquement, il s’agit d’éclaircir l’obscur de la mort, de lutter contre
l’ombre et son effet morbide, mais également de marquer la temporalité par les variations
lumineuses.
Didier Salon
Orientation et verticalité de l’USP
35
Pour autant, la médecine, en tant que science et champ professionnel, peut-elle répondre
véritablement aux exigences de la symbolisation16 ? Le sentiment d’un maniement artificiel de
la nécessaire symbolisation de la mort interroge, et Higgins met en garde contre une nécessité
symbolique « médicalement prescrite » :
« Certains médecins sont parfois tentés de se charger de la ritualité et du deuil, non seulement
dans un but prophylactique (éviter la survenue d’un cancer chez les survivants par exemple), mais
pour “pallier” ces “carences symboliques et rituelles”, et “prescrivent” des cérémonies, des messes
anniversaires pour les morts de leur service » (Higgins, 2003 : 164).
36
Il y a effectivement ici quelque chose de troublant dans le volontarisme de « trouver ensemble
des symboles qui fassent sens », de « se mettre d’accord » sur l’efficacité symbolique d’un
dispositif à créer de toute pièce. Surtout, cette volonté d’affirmer la nécessité des rituels et des
symboles dans le rapport de l’humain à la mort entre en collision avec celle de présenter la
mort comme un événement naturel de la vie.
Naturaliser la mort : mourir « à son heure »
37
La « mort taboue » désigne ici la mort réifiée par la technique médicale et la vision
mécaniste du corps malade, et certaines dérives sont particulièrement redoutées : acharnement
thérapeutique, mensonge, abandon, euthanasie, agonie douloureuse. Lorsque la médecine
curative a épuisé ses possibilités et que le corps ne peut plus lutter, ces conduites sont vues
comme une incapacité à accepter la mort, alors même qu’elle est inéluctable. Les modifications
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
des conditions et des conceptions du mourir, largement dues aux progrès techniques et
thérapeutiques, rendent cruciale la question de savoir ce que signifie désormais « mourir
à son heure » : les critères physiologiques posés par la médecine ne suffisent plus pour y
répondre (Thomas, 2010). Les acteurs du palliatif opposent alors le « mourir artificiellement »
au « mourir naturellement ». Le premier correspond doublement à l’agonie prolongée par la
technique médicale qui retarde le décès, et à l’euthanasie qui le hâte. Par opposition, le « mourir
naturellement » dessine une troisième voie quant à la prise en charge du mourant, ainsi que
montre la définition de l’accompagnement palliatif donnée par la SFAP en 199617 :
« Les soins palliatifs et l’accompagnement considèrent le malade comme un être vivant, et
la mort comme un processus naturel. Ceux qui dispensent des soins palliatifs cherchent à
éviter les investigations et les traitements déraisonnables (communément appelés acharnement
thérapeutique). Ils se refusent à provoquer intentionnellement la mort. »
38
Cette perception naturalisante de la vie et de la mort fait écho à l’idéal perdu de la « mort
familière » selon lequel la mort était « acceptée » dans une forme de « naturalité », et avec
lequel il faudrait renouer :
« [Autrefois] dans l’accompagnement des gens malades […], il y avait une prise en compte de la
mort qui était beaucoup plus socialement admise et beaucoup plus naturelle […] Moi j’ai accepté
l’idée que la mort fait partie de la vie et que ça fait partie des choses naturelles » (Assistantesociale de l’USP).
39
Les propos du professeur Herbert Geschwind, qui a introduit les soins palliatifs à l’hôpital
Henri-Mondor de Paris, en sont également une bonne illustration :
« [Les soins palliatifs comblent] un vide creusé depuis le moment où la mort a cessé d’être une
étape naturelle de la vie pour devenir le déni d’une société qui en avait oublié la signification. Cette
direction des soins compense les tendances à marginaliser la mort dans la médecine traditionnelle
qui traite sans soigner et soigne sans accompagner » (Cité in Châtel, 2004 : 71).
40
La volonté de présenter le mourir comme une étape naturelle du cycle de la vie transparaît
dans les unités avec l’intégration d’éléments forts de symbolisation de la nature : les jeux de
clarté à l’intérieur des bâtiments abritant l’unité (puits de lumière naturelle et grandes vitres
qui entourent le bâtiment), la présence d’un parc, de fleurs et de plantes naturelles appuient
leur volonté d’inscrire la mort dans “l’ordre naturel du cycle de vie”.
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
Antoine Cardi
Vue du parc entourant l’USP
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
Antoine Cardi
Vue du parc entourant l’USP
41
L’évocation de cet “ordre naturel du vivant” ouvre souvent sur des analogies avec le cycle du
cosmos, des saisons, du jour et de la nuit, du temps qui passe, et qui rappellent à l’humain sa
place dans le passage du temps et son inéluctable finitude :
« Les vues donnent sur des soleils couchants, avec des lumières qui sont extrêmement
changeantes ; il y a vraiment là une perception du jeu des saisons, des choses qui existent. La
personne en fin de vie, par la fenêtre, voit des choses qui bougent, elle voit des feuilles qui tombent,
des rayons de soleil qui passent » (Architecte de l’USP).
42
Après la lutte que le patient a menée contre sa maladie par l’intermédiaire d’une médecine
technique, l’unité est supposée lui offrir un lieu pour accepter l’“ordre des choses” :
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
« L’unité a un sens symbolique fort… Je crois à l’impact de ce retour à la nature… quitter la tour
technique, pour revenir dans un parc… on va pouvoir être attentif aux saisons, aux oiseaux… Je
crois à ça, pour le processus d’accompagnement » (Médecin de l’USP).
43
44
45
En ce sens, « mourir à son heure » signifie respecter le rythme de l’entre-deux que constitue
désormais la fin de vie : ne pas prolonger la vie, mais ne pas l’arrêter intentionnellement ; le
malade mourra ainsi « naturellement » de sa maladie ou de son vieillissement : « donner à
la mort sa juste place dans la vie » (Infirmière de l’USP). Mais il s’agit là d’un « naturel »
bien socialisé (par la forme et la prévalence des pathologies, les conditions de vie, la place des
institutions et leur inscription dans l’espace social) et bien médicalisé (institutionnellement
évidemment, mais aussi dans les décisions et définitions de ce qui constitue le caractère
“raisonnable” ou “déraisonnable” d’un traitement ou d’un soin, le “trop tôt” ou le “trop tard”
qui restent les prérogatives du corps médical).
On peut noter ici des glissements entre une critique de la médecine moderne qui maintient en
vie des corps par des supports techniques, et une médecine qui tente de « redonner du sens »
à l’usage de ces maintiens « trop artificiels » de la vie : glissement entre la perception de la
mort comme processus naturel propre à toute forme de vie sur terre, et la banalisation de la
mort humaine comme un événement “naturel” de la vie individuelle ; glissement du regard
médical qui tente de rationaliser l’irrationnel de la mort et de naturaliser sa surnaturalité. En
voulant s’attaquer si triomphalement au « tabou de la mort » dans notre société et à son cortège
de souffrances, la médecine palliative œuvre – souvent malgré elle – à une « pacification »
du mourir (Higgins, 2003 ; Derzelle, 1999) : mourir sans souffrance, offrir une fin de vie
réparatrice, réconcilier ou rapprocher l’entourage.
La construction du rapport culturel à la mort, loin de reposer sur une acceptation de celleci, se structure à partir du refus, essentiel à la culture, d’intégrer la mort (Baudry, 1999). Ce
que l’humain accepte, ce n’est pas la mort, mais une négociation culturellement construite
face à la finitude humaine. Faire du déni de la mort une particularité de la société moderne,
c’est oublier que celui-ci est universel (Baudry, 2013). Ce qui ne signifie pas que le déni de
la mort dans les sociétés occidentales modernes et contemporaines n’a pas de spécificité, bien
au contraire. C’est plutôt souligner le sens curieux que porte cette volonté de « combattre le
tabou de la mort », d’inscrire cette dernière dans « l’ordre des choses » qu’il faudrait bien
« naturellement accepter », vision largement fantasmée et esthétisée, voire exotisante des
rapports que les sociétés “de l’ailleurs” ou de “l’autrefois” entretenaient à la mort. En faisant
« comme si la mort appartenait à l’ordre de la vie alors qu’elle en est plutôt le désordre ou
plutôt comme si l’ordre de la vie pouvait comprendre la mort et la gérer » (Derzelle, 1999 :
9), les gestes oblatifs – effectués plus ou moins spontanément par les équipes – échouent à
devenir plus qu’une attention qui fait sens à l’intérieur de l’unité, à devenir pleinement rituel.
Si l’accompagnement de fin de vie éprouve la violence des alentours du mourir (symptômes
réfractaires, douleurs, conséquences pour les survivants qui devront apprendre à vivre avec
l’absence de leur proche décédé…), il peine à reconnaître la violence fondamentale de la mort
en tant que telle, comme destinée individuelle et condition anthropologique. Apaiser, adoucir
ces circonstances, être là, accompagner, prendre en charge, si nécessaires soient ces gestes, ils
ne feront jamais disparaître le traumatisme fondamental de la mort et sa surnaturalité.
Conclusion
46
Au sein de ces lieux particuliers que dessinent les USP, l’accompagnement palliatif prend une
forme spécifique par son inscription dans l’espace, doublement révélatrice de la configuration
théorique, éthique et empirique portée par la médecine palliative et de la prise en charge
des mourants dans notre société. En s’élevant contre le « tabou de la mort » et son cortège
de souffrances, les acteurs de la médecine palliative ont forgé une nouvelle médicalisation
du mourir qui répond à sa forme contemporaine : la fin de vie. Basée sur une conception
globale de la souffrance, elle se déploie autour de quatre piliers (sociale, psychique, spirituel
et physiologique). Les souffrances de la fin de vie deviennent les lieux d’intervention de
l’accompagnement palliatif : ici, la mort n’est alors plus un échec de la médecine en tant
que telle dans la mesure où les pratiques médicales concentrent leur effort sur le mourir que
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
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condense chaque mourant, et non plus sur la mort qu’il faudrait repousser (Carol, 2004). Né
du combat contre le « tabou de la mort » et de la construction mythique d’une « mort familière
d’autrefois », l’accompagnement palliatif de la fin de vie tente de mettre en place des processus
de réappropriation de la mort par la médecine et par la société contemporaine : de l’abandon
social et médical au façonnage médical des relations sociales autour du mourant ; du déni
psychique à l’investigation de la subjectivité ; de la carence spirituelle à la symbolisation ;
de l’artificialisation du corps et de la vie par la biomédecine à la naturalisation du mourir et
de la mort.
Cette configuration théorique heurte d’emblée le patient et, par ricochet, les membres de son
entourage et ceux qui interviennent – professionnels ou bénévoles – auprès d’eux. Mais ici,
les corps souffrants sont pénétrés par le temps qui les traverse : le fait pathologique se situe
moins dans l’espace tangible du corps ou dans le siège de l’affection, que dans le temps.
Pour la médecine palliative, le symptôme ne se « constitue ni autour d’un organe ou d’une
maladie, mais autour d’un temps de la vie » (Dabouis & Derzelle, 2004 : 254). Cette dimension
temporelle des maladies mobilise les notions de période, de phase, de chronicisation, de temps
intérieur du malade et de la mise en récit qu’il produit. L’apparition de ce nouveau regard
médical, concomitant à l’analyse des troubles fonctionnels et chroniques (Baszanger, 1995),
amorce une médecine qui cherche à réunifier le corps segmenté du patient réduit à une étendue
biophysiologique. Cette médecine globale modifie ainsi par écho l’organisation du champ
professionnel soignant : se mettent en place des équipes pluridisciplinaires qui interrogent
les relations entre spécialités médicales, la hiérarchie médicale classique, ainsi que la place
des intervenants non soignants (psychologue, assistant social, etc.) et non professionnels
(bénévoles). L’analyse spatiale d’une Unité de Soins Palliatifs révèle en creux la configuration
théorique qui a présidé à sa construction et à son usage, mais également la manière dont cette
dernière s’articule aux pratiques effectives de soins appliqués aux acteurs concernés. Au-delà,
elle distribue les corps et les fait circuler en fonction de leur statut et de leur rôle pour organiser
l’aménagement des temporalités hétérogènes de la fin de vie : façonner les relations sociales,
investir la subjectivité, amorcer et suivre les processus du mourir et des deuils, les mettre en
sens et en scène.
Premières structures créées lors de l’institutionnalisation de la médecine palliative, les USP
sont pourtant, dès le départ, vouées à être limitées en nombre, ayant pour mission la diffusion
de la démarche palliative dans l’ensemble du champ médical : « à terme, tous les services
hospitaliers prenant en charge des malades lourds doivent être en mesure de pratiquer les
soins palliatifs »18. C’est pourquoi, plus qu’une forme de démédicalisation du mourir, il s’agit
plutôt d’une reconfiguration des rapports de la médecine à la mort (Higgins, 2003 ; Moulin,
2000). Les pionniers de la médecine palliative se sont d’ailleurs insurgés contre les excès de la
médecine curative, et non contre la légitimité de la médecine à avoir quelque chose à dire de la
mort et du mourir. De même, le débat public français sur la mort montre une remise en cause,
voire des méfiances à l’égard du pouvoir médical, mais il ne s’agit pas d’une remise en cause
de la médecine en tant que telle, puisque c’est à elle que s’adressent tout autant les demandes
d’euthanasie que celles de soins palliatifs. L’avènement de la médecine palliative fait partie
d’un ensemble plus vaste de transformation radicale du champ médical qui se transforme,
depuis la seconde moitié du XXe siècle, d’une médecine de la maladie à une médecine de la
santé (Golse, 2001), redéfinissant par-là les formes du processus de médicalisation des corps
et de la société (Aïach & Delanoë, 1998). Ce nouveau cadre médical se caractérise surtout
par une nouvelle configuration de prise en charge, dans laquelle il ne s’agit pas tant d’un
nouvel humanisme médical que d’une médecine qui fait face aux changements des conditions
contemporaines de la maladie et aux rapports que la société entretient à la mort (Armstrong,
1984 ; Arney & Bergen, 1984).
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Notes
1 Source : < http://social-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/soinspalliatifs/ >Page consultée le 15 mai 2016. S’il existe des institutions palliatives proprement dites
(Equipes Mobiles [EMSP] ou Territoriale [ETSP] et réseaux, pratiquant en institutions et à domicile,
Lits Identifiés de Soins Palliatifs [LISP] au sein de services curatifs et Unités de Soins Palliatifs [USP]),
des soins palliatifs sont réalisés dans d’autres services médicaux.
2 Ce travail de terrain, réalisé dans le cadre d’un master 2 de sociologie, est actuellement poursuivi dans
le cadre d’une recherche doctorale qui vise à comparer différentes structures palliatives (USP, EMSP,
LISP, ETSP). La recherche empirique dans l’USP étudiée était encadrée par une convention de stage
entre l’établissement et l’université sans contrepartie financière. Elle a consisté en une observation des
intervenants (professionnels et bénévoles : suivi des activités quotidiennes propres à chaque fonction et
des différents temps collectifs) sur une période de trois mois, puis en la réalisation d’entretiens semidirectifs auprès d’une quinzaine d’entre eux, ainsi qu’avec l’architecte du lieu. L’équipe est composée
d’une trentaine de personnes : une médecin-responsable, deux médecins, une cadre de santé, une
dizaine d’infirmiers, une dizaine d’aides-soignants – dont une également esthéticienne –, un agent des
services hospitaliers, une secrétaire, une kinésithérapeute, une psychologue, une assistante-sociale et
quatre bénévoles d’accompagnement. Cette contribution a été nourrie d’une réflexion commune avec
l’architecte Didier Salon que je tiens ici à remercier pour ses éclairages (Eynard & Salon, 2006).
3 En 2013, 32 % des USP étaient implantées dans des locaux neufs spécialement conçus et 68 % dans des
locaux hospitaliers (dont plus de 90 % ont été réaménagés à cet effet). Source : Observatoire National de
la Fin de Vie, « Unités de Soins Palliatifs », 2013. < http://www.onfv.org/les-unites-de-soins-palliatifs/ >.
Page consultée le 15 mai 2016.
4 Source : Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP), Annuaire des structures de
soins palliatifs et des associations de bénévoles d’accompagnement de la SFAP – Janvier 2016. < http://
www.sfap.org/annuaire >. Page consultée le 15 mai 2016. L’unité regroupe treize chambres (la moyenne
nationale est de douze lits par USP), mais sa capacité d’accueil est de douze patients afin de respecter
une vacuité de 48 h suite à un décès et de garder une chambre libre en cas d’urgence (c’est le cas de
21 % des USP françaises). Source : Observatoire National de la Fin de Vie, « Unités de Soins Palliatifs »,
2013. < http://www.onfv.org/les-unites-de-soins-palliatifs/ >. Page consultée le 15 mai 2016.
5 Nationalement, en 2012, 67 % des séjours en USP se concluent par un décès dont 12 % surviennent dans
les 48 premières heures ; la durée moyenne de séjour est de 17 jours. Source : Observatoire National de la
Fin de Vie, « Unités de Soins Palliatifs », 2013. < http://www.onfv.org/les-unites-de-soins-palliatifs/ >.
Page consultée le 15 mai 2016.
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
6 Leur contestation plonge ses racines dans les thèses relatives au tabou de la mort qui émergent entre les
années 1950 et 1970 en philosophie et en sciences humaines et sociales : Ariès (1975), Baudrillard (1976),
Gorer (1955), Jankélévitch (1966), Morin (1951), Thomas (1975), Vovelle (1974), Ziegler (1975).
7 On retrouve ici la conception globale de l’individu défendue par la médecine palliative dès son
origine. De l’observation des malades en fin de vie, Cicely Saunders, pionnière de la médecine palliative,
développe dans les années 1960 la notion de total pain (souffrance globale) qui définit l’humain comme
un tout complexe, au sein duquel sont imbriquées des souffrances à la fois biophysiologiques, sociales,
psychiques et spirituelles (Saunders, 1967). Ces quatre dimensions prennent leurs sources dans les quatre
grands domaines d’influence de la médecine palliative : la médecine de la douleur et des troubles
chroniques (Baszanger, 1995), les sciences humaines et sociales autour des thèses du « tabou de la
mort », la psychanalyse et la psychiatrie entre autres relatives au deuil (Hanus, 1977 ; Kübler-Ross,
1969 ; De M’Uzan, 1977) et les institutions religieuses – notamment celles ressortissant du catholicisme
(Verspieren, 1984).
8 Ce qui explique certaines tensions contemporaines internes au champ palliatif entre les bénévoles,
pionniers de la médecine palliative et de la structuration de la SFAP, et les professionnels du palliatif.
9 Depuis les années 1980, au-delà du champ palliatif, l’accompagnement est devenu une notion
transversale qui caractérise une nouvelle configuration de la relation d’aide. Sa diffusion n’est pas
anodine : elle se développe dans un cadre socio-psychologique construit à partir d’une analyse de la
rupture des liens sociaux, une “crise du lien social”, au regard de laquelle nombre d’institutions tendent
d’y remédier (Foucart, 2008). L’enjeu n’est pas tant d’intégrer la personne accompagnée au monde
social – au sens où on lui assigne un rôle auquel elle doit se conformer –, mais de lui permettre de
donner elle-même un sens à sa situation et de construire une relation subjective au monde par les
relations établies (Gagnon et al., 2011). Le néologisme « accompagnant », forgé au sein de la médecine
palliative, connaîtra un succès extramédical pour désigner « celui qui accompagne ». Le terme existant
d’« accompagnateur » marque sans doute trop explicitement par son champ lexical les aspects directif et
asymétrique de la relation accompagné/accompagnateur, ainsi que l’idée d’une destination préexistante
à l’accompagnement. Au contraire, le mot « accompagnant », forme substantivée du participe présent du
verbe « accompagner », marque plutôt, par l’aspect inaccompli, le procès en cours de déroulement.
10 Sur les différentes acceptions et applications de la notion d’autonomie en médecine (sphères
clinique, éthique et juridique) et particulièrement sur les liens entre autonomie, maladies chroniques et
normalisation, voir Ménoret, 2015.
11 La régulation des relations sociales entre les différents acteurs de la scène du mourir va jusqu’à
hiérarchiser, parfois sans fondement juridique, les avis des différents proches sur la situation ou les
supposées volontés du patient. Si la « personne de confiance » (introduite par la loi no 2005-370 du
22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie) hiérarchise juridiquement les avis des
différents proches sur les souhaits – supposés ou émis du vivant – du patient quant à sa situation, son
rôle est d’une part encore peu connu, et d’autre part, même lorsqu’elle existe, les situations entourant
les fins de vie demandent un travail relationnel et d’accompagnement vis-à-vis des proches qui dépasse
le cadre strictement juridique.
12 On peut noter ici la vision parfois idyllique qu’ont les équipes de « la famille » ou de « l’entourage »
qui est perçu a priori, voire en soi, comme bienfaiteur, et dont les tensions internes doivent supposément
s’apaiser au long de l’accompagnement. Si cette représentation de l’entourage et sa régulation se
retrouvent dans beaucoup de structures palliatives, elles sont d’autant plus fortes dans les USP du fait de
leur caractère clos, du relai central que prend l’équipe dans la prise en charge et de l’incitation faite aux
proches à investir fortement la prise en charge et les locaux.
13 Ce flottement tient à une même situation liminale du corps : le mourant est un vivant déjà absent,
le cadavre un mort encore présent. Les rituels funéraires connaissent un dédoublement de la structure
ternaire classique des rites de passage (Van Gennep, 1991). En effet, c’est avec l’annonce de l’agonie, qui
désigne un individu comme mourant, que les rites du mourir débutent : première séparation avec le monde
quotidien des vivants qui amorce la période liminale de l’accompagnement (il quitte le monde des vivants
sans être pour autant être encore agrégé au monde des morts). Le décès va déclencher doublement la
dernière phase d’agrégation des rites du mourir (l’agrégation qui clôt le passage du mourant au cadavre)
et la première des rites de l’après-mort (la séparation), amorçant une nouvelle période liminale jusqu’à
l’agrégation finale du mort au monde des morts et de l’invisible, un au-delà du monde quotidien des
vivants (actualisation de la mutation du corps mort en défunt : ancêtre, esprit, fantôme, etc.). La phase
oblative correspond donc au jeu opposé et complémentaire de séparation du mourant avec le monde
quotidien des vivants et de retenue du cadavre dans celui-ci.
14 Celle-ci est à différencier des toilettes mortuaires et soins thanatopraxiques, lesquels sont réalisés
ultérieurement dans une salle dédiée et par des professionnels spécifiques, souvent après le départ du
corps de l’unité.
15 La salle de présentation n’est utilisée que sur demande des familles, habituellement lorsque des rituels
religieux seront effectués par la suite. La majorité des professionnels préfèrent que le corps reste dans la
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
chambre du patient afin que l’événement du décès ne soit pas une rupture brutale, mais le prolongement
de l’accompagnement de fin de vie.
16 On peut noter l’apparition concomitante d’une tentative paradoxale de (re)ritualisation et de
(dé)médicalisation de la naissance par certains mouvements soignants, et qui suscite des interrogations
similaires (Memmi, 2011).
17 Source : SFAP. < http://www.sfap.org/rubrique/definition-et-organisation-des-soins-palliatifs-enfrance >. Consultée le 15 mai 2016.
18 Circulaire, dite Laroque, du 26 août 1986 relative à l’organisation des soins et à l’accompagnement
des malades en phase terminale.
Pour citer cet article
Référence électronique
Pauline Launay, « Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie. », Anthropologie &
Santé [En ligne], 12 | 2016, mis en ligne le 30 mai 2016, consulté le 31 mai 2016. URL : http://
anthropologiesante.revues.org/2094 ; DOI : 10.4000/anthropologiesante.2094
À propos de l’auteur
Pauline Launay
Doctorante en sociologie, Laboratoire CERReV, Université de Caen Normandie – MRSH, CAMPUS
1, Esplanade de la Paix CS 14032, 14032 CAEN cedex 5, France, [email protected]
Droits d’auteur
Anthropologie & Santé est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Résumés
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la médecine palliative a pris corps avec le sentiment
d’un nécessaire renouvellement de la prise en charge des incurables, qui contraste avec
celle pratiquée dans les hôpitaux jusqu’alors. Son institutionnalisation en France dans les
années 1980 débouche sur la création d’un lieu spécifique, l’Unité de Soins Palliatifs (USP),
particulièrement révélateur de la configuration théorique, éthique et empirique de la médecine
palliative. Devenue synonyme des pratiques palliatives, la notion d’accompagnement de
fin de vie signe le passage d’une négativité – combattre le “tabou de la mort” – à une
positivité dans la configuration d’une nouvelle médicalisation du mourir. À travers l’étude de
la disposition spatiale (architecture, topographie et ambiance) d’une Unité de Soins Palliatifs,
nous souhaitons montrer en quoi ce lieu particulier peut être un révélateur de cette nouvelle
configuration médicale.
From the “taboo of death” to the end-of-life accompaniment. The
spatial arrangement of dying process into a French Palliative Care
Unit
In the middle of the twentieth century, the growing need to provide a new type of care to
patients suffering from incurable diseases, distinct from the care given until then in hospitals,
resulted in the emergence of palliative medicine. Thus, palliative medicine allows to question
the meaning of care issues within the contemporary medical field. Its institutionalization in
France in the 1980s led to the creation of a specific place, the Palliative Care Unit, especially
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Du “tabou de la mort” à l’accompagnement de fin de vie.
revealing of the theoretical, ethical and empirical configuration of palliative medicine.
Synonym of palliative care, the notion of end-of-life accompaniment characterizes a transition
in the medicalization of the dying process : from negativity – fighting the “taboo of death”
– to positivity. Through the study of the spatial arrangement (architecture, topography and
ambience) of a Palliative Care Unit, we want to show how this particular place can illustrate
this new medical configuration.
Entrées d’index
Mots-clés : architecture thérapeutique, épistémologie médicale, accompagnement de
fin de vie, unité de soins palliatifs, médecine palliative
Keywords : therapeutic architecture, medical epistemology, end of life support,
palliative care unit, palliative medicine
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