Analyse d'un succès : A Cheng et son œuvre
Biographie et thématique
Noël Dutrait1
En juillet 1984 paraît dans la revue Shanghai wenxue une nouvelle inti-
tulée « Qi wang » (Le Roi des échecs), premier texte d'un auteur de trente-
cinq ans, A Cheng2.
Dans le foisonnement littéraire qui a suivi l'ouverture politique et
économique de 1978, au milieu d'une production plus encline à dénoncer
les méfaits de la Révolution culturelle ou à évoquer les problèmes sociaux
de l'époque, la publication de cette nouvelle avait toutes les chances de
passer
inaperçue.
L'auteur était totalement inconnu pour 1 ' immense majorité
des lecteurs, à l'exception de quelques membres de l'élite intellectuelle
pékinoise et d'une poignée d'artistes non conformistes.
Pourtant, le texte d'A Cheng devait rapidement attirer l'attention des
critiques littéraires et des écrivains du Continent, puis, très vite, de Hong
Kong et de Taiwan. C'est un article de Wang Meng, paru dans le Wenyibao
s le mois d'octobre 1984, qui a déclenché toute une série de comptes
rendus sur l'œuvre, pour la plupart laudatifs3. L'écrivain Wang Zengqi,
1 Noël Dutrait est Maître de conférences à l'Université de Provence (Aix-
Marseille 1).
2 Les références aux textes d'A Cheng renvoient à leur traduction en français,
sauf indication contraire. Elles sont données en annexe.
3 Cf. Wang Meng, « Qie shuo "Qi wang" » (À propos du « Roi des échecs »),
Wenyibao, 1984 (10), pp. 43-45.
Études chinoises, vol. XI, n° 2, automne 1992
Noël Dutrait
puis Ba Jin lui-même en ont donné un commentaire élogieux4. A Cheng
reçut ensuite
pour «
Le Roi des
échecs
» l'un des prix décernés
aux
meilleures
nouvelles des années 1983-1984, aux côtés d'auteurs plus âgés et souvent
prestigieux comme Lu Wenfu, Deng Youmei, Jiang Zilong, Zhang Xian-
liang, etc.5
À Hong Kong, un article de Michael Duke paru dans
Jiushi niandai
en 1985 attire si bien l'attention des lecteurs que la revue publie le texte
du
«
Roi des échecs
»
dans son numéro
suivant*.
Invité à Hong Kong cette
même année à l'occasion
d'une
exposition de livres chinois, A Cheng est
au centre d'un débat entre le rédacteur en chef de la revue et plusieurs
intellectuels. Cette longue discussion est très révélatrice de
l'état
d'esprit
d'A Cheng et de l'admiration que lui portent ses interlocuteurs7.
Un article paru en 1988 dans l'édition d'outre-mer du
Quotidien
du
peuple indique que le recueil d'A
Cheng,
Le Roi des
échecs,
comprenant,
à côté de la nouvelle-titre, « Le Roi des arbres », « Le Roi des enfants »
et six autres textes courts, a été tirés la première édition à 15 000
exemplaires, très vite épuisés. Il a été réédité à 20 000 exemplaires, ce
4 Ainsi, répondant aux questions d'un journaliste du Wenyibao, Ba Jin déclare
prometteurs les débuts d'A Cheng. Selon lui, A Cheng, « tout en attachant
une grande importance à l'étude de la culture traditionnelle chinoise dont il
a saisi la quintessence, s'intéresse aux procédés modernes d'expression artis-
tique venant de l'étranger. La synthèse qu'il en tire, dépourvue de tout artifice,
est des plus réussies. » Citation donnée par Zhong Chengxiang, « Zhong shi
fu zi sumiao » (Croquis des Zhong, père et fils), Qingnian zuojia, 1987 (4),
pp.
163-168.
5 Plutôt que parmi les nouvelles {duanpian xiaoshuo), les oeuvres d'A Cheng
sont classées comme zhongpian xiaoshuo (litt. « nouvelles de longueur
moyenne », ou « courts romans »). Cf. 1983-1984 quahguo youxiu zhongpian
xiaoshuo pingxuan huojiang zuopinji (Recueil des meilleures nouvelles de
longueur moyenne primées sur le plan national en 1983-1984), Pékin, Zuojia
chubanshe, 1986, p. 465.
6 Michael Duke, « Zhonghua zhi dao bijing bu tui » (Tout bien considéré, la
voie chinoise n'est pas sur le déclin), Jiushi niandai, 1985 (8), pp. 82-85, et
(9),
pp. 86-100.
7 Cf. « Yu A Cheng dongla xiche
»
(Discussion à bâtons rompus avec A Cheng),
Jiushi mandai, 1986 (1), pp. 68-78. La longueur du texte de cette discussion
(dix pages) est assez exceptionnelle dans l'histoire de la revue.
36
A Cheng et son œuvre
qui est assez rare pour ce genre d'ouvrage8. Le même article précise par
ailleurs que
c'est
un des premiers livres venus du Continent à être publié
à Taiwan ; et même, en son temps, il compta parmi les dix livres qui s'y
vendirent le mieux.
Que ce soit en Chine continentale ou en Chine « extérieure », l'œuvre
d'A Cheng a donc immédiatement retenu l'attention des critiques, les uns
recherchant chez lui l'influence de telle ou telle famille de pensée (taoïste
ou confucianiste), les autres comparant ses écrits à des œuvres occidentales
qui lui ressemblent soit par le titre
(Le
joueur d'échecs de Stefan Zweig),
soit par le contenu (L'étranger de Camus)9.
La nouvelle d'A Cheng devait être remarquée à son tour par les
sinologues, les traducteurs et les critiques étrangers. « Le Roi des échecs »
est traduit en français dans Littérature chinoise en 1985, puis de nouveau
en 1988, avec « Le Roi des arbres » et « Le Roi des enfants » ; enfin,
une version anglaise paraît
en
199010.
8
Cf. Shi
Wan,
« Wo yu Qi
wang
de
chuban
»
(L'édition
du Roi des
échecs
et moi), Renmin ribao (édition d'outre-mer),
5
décembre 1988,
p. 7.
9 Voir entre autres
:
Su Ding etZhong Chengxiang,
«
Qi
wang
yu daojiameixue
»
(Le Roi des échecs
et
l'esthétique taoïste), Dangdai wenxuepinglun, 1985
(3),
pp.
20-26
; et, des
mêmes auteurs,
« Lun A
Cheng
de
meixue zhuiqiu
»
(Recherches esthétiques chez
A
Cheng), Wenxue pinglun, 1985 (6), pp.
53-
60
; Liu
Jianhua,
« A
Cheng
de Qi
wang
yu
Jiamu
de
Juwairen
» (Le Roi
des échecs
dA
Cheng et L'étranger
de
Camus), Waiguo wenxue yanjiu,
1987
(1),
pp.
115-122. Pour
une
opinion négative
sur A
Cheng, voir
Li
Wentian,
« A Cheng xiaoshuo ji wenhua huigui yishi de xiaoji qingxiang » (Les romans
d'A Cheng
et la
tendance passéiste
à un
retour
en
arrière culturel), Pipingjia
[Taiyuan],
1986 (7), pp.
215-220.
10
Cf.
Littérature chinoise, 1985 (4), pp. 153-210 ;
Les
trois rois
;
Three Kings,
introduction
et
traduction
de
Bonnie
S.
McDougalI, Londres, Collins Harvill,
1990.
Pour
les
travaux
en
langue anglaise, voir Ross Edmond Lonergan,
Tradition and Modernity in the Novellas ofAh Cheng, M.A.
Thesis,
University
of British Columbia, 1989. Voir aussi Kam Louie,
«
The Short Stories
of
Ah
Cheng
:
Daoism, Confucianism and Life », The Australian Journal ofChinese
Affairs,
18,
1987, pp.
1-13 ;
Michael
S.
Duke,
«
Reinventing China
:
Cultural
Exploration
in
Contemporary Chinese Fiction », Issues andStudies, 1989
(8),
pp.
29-53 (voir
en
particulier
le
paragraphe pp. 36-40).
En
français,
l'un des
articles de critique littéraire les plus élogieux
a
été celui de Claude Roy,
«
Pour
37
Noël Dutrait
Au moment où le monde artistique et littéraire était secoué par la
polémique sur le
«
modernisme », après l'échec du mouvement contre
«
la
pollution spirituelle », pourquoi la première œuvre d'un nouvel écrivain
a-t-elle
déchaîné
l'enthousiasme de la
critique
littéraire,
et
surtout,
pourquoi
a-t-elle
remporté un tel succès auprès des lecteurs chinois et étrangers ?
Ce succès est-il
,
comme
le
suggère Liu
Shaoming,
à
la pauvreté extrême
de la production littéraire chinoise pendant plus de trente ans, le premier
écrit vivant et spontané depuis 1949 ayant aussitôt conquis tous les
suf-
frages ?u
Étroitement liée à la naissance du mouvement littéraire et artistique dit
de « la recherche des racines », la parution de ces nouvelles d'A Cheng
n'est-elle pas l'aboutissement
d'une
réflexion sur l'avenir de la littérature
et
de
l'art
chinois,
terriblement asséchés par trente ans de
réalisme
socialiste
ou de romantisme révolutionnaire ? N'est-elle pas aussi à l'origine d'un
puissant courant qui, à l'image des sciences humaines, cherche la place
que doit occuper dans la modernité une culture chinoise
millénaire,
remise
en question de manière radicale aussi bien par les écrivains du Quatre Mai
que par les dirigeants communistes, mais qui reste toujours très présente
et peut-être de plus en plus féconde ?
L'influence de tel ou tel courant de pensée sur son œuvre ayant déjà
fait l'objet de
recherches
approfondies12, je m'attacherai à dégager
les thèmes
les plus
significatifs
qui
ont
inspiré A
Cheng13.
Ses
écrits forment
un
corpus
saluer A Cheng », Le nouvel observateur, 27 mai-2 juin 1988, p. 146. Lors
de la parution de Perdre son chemin, Michel Polac a aussi montré un grand
enthousiasme pour ce livre dans un article publié dans L'événement du jeudi
(19 septembre 1991) sous le titre « Réveillez-vous !» et au cours de plusieurs
émissions télévisées ou radiophoniques.
11 Cf. Liu Shaoming, « Qie shuo A Cheng » (À propos d'A Cheng), Zhongyang
ribao,
13 novembre 1986, p. 4.
12 Cf. Su Ding et Zhong Chengxiang, 1985 (3), op. cit. ; voir aussi la thèse de
Ross Edmund Lonergan, op. cit., et surtout Kam Louie, op. cit.
13 L'analyse thématique m'a semblé pertinentepour approcher l'œuvred'A Cheng
dans la mesure, comme le dit Daniel Bergez, « une lecture thématique ne
se présente jamais comme un relevé de fréquences ; elle tend à dessiner un
réseau d'associations significatives et récurrentes ; ce n'est pas l'insistance
38
A Cheng et son œuvre
facile à manier de textes qui ont été rédigés et publiés au cours de deux
périodes bien distinctes : 1984-1986 pour ceux qui ont été composés en
Chine et qui constituent la base de ma recherche, et de 1987 jusqu'à
aujourd'hui pour
les
textes très courts qu'A
Cheng
qualifie
de
biji xiaoshuo
(selon les cas,
«
essais » ou
«
notes et croquis ») rédigés aux États-Unis.
Avant d'entreprendre cette analyse thématique, il ne sera pas inutile
de procéder
à un
court rappel biographique mettant l'accent
sur les
épisodes
de la vie de l'auteur qui ont particulièrement marqué son écriture.
Biographie
La biographie d'A Cheng est assez bien connue, au moins pour la période
qui va jusqu'à son départ pour les États-Unis en 1987. Il a répondu à de
nombreuses interviews et la publication de ses écrits est toujours accom-
pagnée
d'une
notice sur sa vie. Lui-même a donné une autobiographie,
certes succincte, mais très révélatrice de son état d'esprit :
Je m'appelle A Cheng. Mon nom de famille est Zhong. En
1984,
j'ai
commencé
à écrire et j'ai signé A Cheng, afin d'assumer la responsabilité de mes écrits.
Je suis né le jour de la fête Qingming. Au moment où les Chinois pensaient
à leurs morts, je suis arrivé comme par étourderie. Six mois plus tard, la
République populaire de Chine était fondée. Ainsi j ' appartiens, pourrait-on dire,
à l'ancienne société. J'ai ensuite connu l'école primaire et l'école secondaire.
La Révolution culturelle a éclaté avant la fin de mes études secondaires. J'ai
alors été envoyé à la campagne au Shanxi, en Mongolie intérieure, puis au
Yunnan
:
je n'y suis guère resté plus de dix ans. En
1979,
je suis rentré à Pékin
où j'ai pris femme. J'ai trouvé un travail. J'ai eu un enfant, aussi gentil que
tous les enfants. Une telle expérience (de la vie) ne dépasse pas l'imagination
d'un Chinois moyen. J'ai vécu comme tout le monde, et je vis comme tout
le monde, à cette seule petite différence près que
j'écris.
J'envoie mes textes
où on les imprime et où on les transforme en argent, afin de subvenir à mes
qui fait sens, mais l'ensemble des connexions que dessine l'œuvre, en relation
avec la conscience qui s'y exprime
».
Cf. Daniel Bergez, Pierre Barbéris, Pierre-
Marc de Biasi et al., Introduction aux méthodes critiques pour l'analyse
lit-
téraire, Paris, Bordas, 1990, p. 102.
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