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Telechargé par Rachid Ed-dokkaly
Quelques leçons sur l'avenir de la protection sociale en Europe. Un petit ouvrage pas
toujours innovant mais à coup sûr stimulant.
En parcourant ces Trois leçons sur l’État-providence, on a souvent peine à croire que leur
auteur est aussi celui desbres Trois mondes de l’État-providence
. Non seulement parce que la lecture de ce livre est aussi passionnante que celle du
précédent était barbative (ces deux ouvrages n’étant clairement pas destinés aume
type de public), mais surtout car bien des points aveugles de Trois mondes sont
aujourd’hui auur de la flexion de Gøsta Esping-Andersen. De toute évidence, des
multiples critiques adressées à son maître livre, le sociologue danois a su tirer quelques
leçons, dont découlent directement celles quil se sent aujourd’hui en devoir de nous livrer.
Un signe, d’ailleurs, ne trompe pas : pas une seule fois dans ce livre Esping-Andersen ne
fait rérence aux Trois mondes.
Ces trois leçons ne sortent donc pas de nulle part. La sociologueministe Jane Lewis a
insis sur le fait que la typologie des sysmes d’État-providence proposée dans les Trois
mondes ne tenait pas compte de leur impact sur les rapports de genre et la condition faite
aux femmes
? Esping-Andersen estime désormais primordial de commencer tout affaires cessantes par
considérer la "révolution du rôle de femmes"
Trois leçons s ur l’État-providence
sta Esping-Andersen
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Société
Les leçons du professeur Esping-Andersen
. Les trois mondes pêchaient par un optimisme quelque peu naïf sur la capacité du sysme
scolaire à réduire les inégalités de destinée sociale ? Esping-Andersen a depuis lu
Bourdieu, qu’il évoque au détour d’une page et si l’école reproduit finalement les
inégalités plus qu’elle ne les corrige, il pense alors nécessaire dentreprendre de corriger
ces inégalités en amont, avant que les enfants ne soient scolarisés. On a pu juger que ses
"trois mondes" offraient une description très statique voire datée des sysmes de
protection sociale ? Esping-Andersen revendique aujourd’hui une approche résolument
dynamique, tenant compte tant des trajectoires de vie et des parcours professionnels de
chacun que des rapports générationnels entre tous.
La femme est l’avenir de la protection sociale
"Peu de bés, des vies longues", voilà comment Esping-Andersen décrit succinctement le
principal défi auquel l’État-providence doit, dans cette perspective dynamique, aujourd’hui
faire face : le vieillissement de la population. Et ce défi ne pose pas qu’un probme de
financement des retraites. Le risque de dépendance des personnes âgées saccroît aussi à
mesure que l’esrance de vie sallonge. Or, il est de moins en moins vraisemblable que des
membres de la famille puissent arrêter de travailler pour soccuper à plein temps de
personnes âgées devenues dépendantes. Peu vraisemblable, et peu souhaitable : que de
plus en plus de femmes aient un emploi correspond certes à un changement social majeur
et irréversible, mais c’est aussi une source non-négligeable de rentrées fiscales
supplémentaires pour l’État-providence. Pour prendre en charge ce risque "pendance",
on pourrait alors souhaiter s’en remettre à des assurances privées. Mais à vrai dire, le
coût total pour la socié resterait le me – tandis que lesnéfices, eux, seraient très
inégalement répartis. Il sagit moins d’un problème d’efficacité économique que de justice
sociale. Esping-Andersen y insiste lourdement : que la protection sociale soit financée de
manière publique ou privée ne change strictement rien au montant de l’addition. Le
Danemark et les États-Unis consacrent aux dépenses sociales réelles (privées et publiques)
des parts de leur PIB sensiblement équivalentes. Si au Danemark ce sont les contribuables
qui paient, et aux États-Unis les consommateurs, en définitive le Danois moyen et
l’Américain moyen paient à peu près la même chose – mais reçoivent des prestations fort
difrentes ! Parce que "tous les citoyens ne sont pas des citoyens moyens", 45 millions
d’Aricains n’ont pas les moyens de se payer une assurance-maladie... Un brin irrité,
Esping-Andersen souligne donc que "la bonne question n’est pas de savoir si nous avons
les moyens de financer plus de dépenses sociales : nous y viendrons de toute façon".
Plut que de vouloir s’en remettre aux solidarités familiales ou aux vertus du marché,
l’État doit courageusement se préparer à la tempête qui vient. Pour financer de nouvelles
dépenses sociales inévitables, il n’a d’autre solution que délargir son assiette fiscale, et
pour cela, de renforcer l’emploi des femmes : faire non seulement en sorte que toutes les
femmes travaillent, mais aussi qu’elles gagnent plus, en travaillant tout au long de leur vie
et en interrompant le moins longtemps possible leur carrre pour des raisons familiales.
Telle est la première leçon dEsping-Andersen. Pour aider les femmes à concilier leur vie
professionnelle et leur vie familiale, il faut mettre en place une politique audacieuse de
prise en charge collective, précoce et de qualité, des enfants en bas âge. C’est là sa
deuxième leçon. Cette politique, bien entendu, a elle aussi un coût, mais Esping-Andersen
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estime que celui-ci sera plus que couvert par le gain occasionné par un surcroît de revenus
minins. Sans compter que le travail des femmes a aussi un impact positif sur leurs
enfants : à tout prendre, mieux vaut avoir deux parents qui travaillent plutôt que de vivre
dans une famille avec de trop faibles revenus. Si les femmes peuvent compter sur le
soutien de l’État-providence, il est vraisemblable que nous ayons finalement plus debés
que prévu. Soutenus, encouragés et progés plust que leurs aînés par l’État, ces
enfants devraient être plus à même de faire face à l’âge adulte aux nouvelles exigences de
"l’économie de la connaissance" et de la "socié post-industrielle"
. On aurait alors déjà rég pour une bonne part le problème de leurs retraites : "Le bien-
être des personnes âgées est – et sera toujoursdabord le résultat de leur parcours de
vie", qui dépend de leur parcours scolaire, lui-même fortement déterminé par des
inégalités sociales préexistantes que l’on espère enfin corriger en les attaquant dès le
berceau. Bien quelle puisse prêter à sourire, la troisième leçon est imparable : "une bonne
politique des retraites commence par les bébés."
Sur la voie de ce modèle social, les pays européens sont très inégalement engagés.
LEspagne, l’Italie ou le Portugal sont dautant plus loin d’ "achever la révolution
minine" quils l’entament à peine ! La France, en revanche, fait figure pour une fois
de bon élève : les Françaises parviennent dé aujourdhui à concilier relativement bien
maternité et carrre professionnelle. Mais on peut toujours mieux faire : l’égalité des
niveaux de rémunération et le "pouvoir degociation" des femmes au sein de leur couple
gagneraient à être aliorés. Maintenant que les femmes ont réussi à "masculiniser"
leurs parcours de vie, en imposant l’idée qu’elles puissent elles aussi faire carrre,
Esping-Andersen considère surtout qu’il faudrait parvenir à "miniser" les parcours de
vie masculins : faire en sorte que tous les hommes (et pas seulement les plus dipmés)
puissent simpliquer dans lesches ménagères et soccuper de leurs enfants sans que cela
ne les nalise dans leur vie professionnelle. Face à une "économie dure", qui fait peser
sur les hommes toujours plus de contraintes de productivité, il faut un État fort, qui non
seulement prend en charge les enfants dès le plus jeune âge mais sefforce aussi de
redonner aux parents uneritable maîtrise de leur temps de travail.
Dynamiser notre sysme de protection sociale
Grâce à ces améliorations de nos sysmes de protection sociale, peut-être ferons-nous à
l’avenir plus d’enfants. Mais encore faudrait-il ne pas gâcher leur potentiel. Le principal
objectif de l’État-providence doit dès lors être de "garantir à tous les enfants un bon
départ". Cela semble l’évidenceme, et pourtant : la façon dont a jusqu’ici é conçue la
protection sociale se préoccupe plus des adultes, au travail puis à la retraite, que des
enfants. Aussi l’État-providence doit-il désormais nous accompagner du berceau à la
tombe, veiller sur nous tout au long de notre parcours de vie, et ne pas se contenter de
nous indemniser ponctuellement lors des coups durs de l’existence. Il convient en somme
d’inventer une sécurité non plus seulement sociale, mais aussi durable. LÉtat-providence
doit réinventer sa mission. Il ne lui suffit plus de prévenir (assurance) ou de réparer
(assistance), il doit véritablement investir : investir dans l’avenir, ou plutôt dans ceux qui
l’incarnent, nos enfants. Cest là le retournement majeur auquel nous invite Esping-
Andersen : contre ceux qui ne cessent de pleurer les "charges sociales" et autres
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Andersen : contre ceux qui ne cessent de pleurer les "charges sociales" et autres
"dépenses passives" de l’État-providence, il faut faire la preuve que celui-ci est encore
capable dune démarche proactive et dynamique : bref, capable d’être à nos s plutôt que
sur notre dos et ce, dès le plus jeune âge. Dynamiser l’État-providence donc, plutôt que de
le dynamiter...
Esping-Andersen en est convaincu : "si nous investissons beaucoup dans nos enfants, les
retours sur investissement seront considérables." Cela étant dit, la forme concrète qu’il
entend donner à cet investissement reste relativement classique, et pour tout dire,
décevante. Pas un mot sur d’éventuelles dotations initiales en capital, semblables aux Kids
Account envisagés aux États-Unis ou aux Child Trust Fund mis en place au Royaume-Uni
. Esping-Andersen n’envisage en définitive que la création de services publics : plus de
crèches et d’établissements préscolaires – non seulement pour libérer les parents de leurs
contraintes parentales tant que leurs enfants ne sont pas scolarisés, mais aussi pour
limiter sur les enfants l’impact des différences de dotation en "capital culturel" dans leurs
foyers familiaux. Le principal souci dEsping-Andersen est que nos enfants puissent tous
développer de manière égale leurs capacités cognitives, afin d’arriver avec des chances de
réussite relativement égales à l’école. Il est en somme moins préoccupé par les "gosses de
riches" que par les "fils de profs", qui non contents davoir des livres à la maison, ont en
plus des parents qui ont le temps de leur en faire la lecture...
Pour en finir avec "l’État-providence" (et sa crise)
On pourra donc juger les propositions concrètes d’Esping-Andersen assez peu innovantes.
Limpression qui prévaut est surtout qu’il nous invite en fin de compte tout simplement à
converger vers le paradis danois, là où les femmes et les hommes font tous également
carrre, où même les femmes hautement qualifiées font plusieurs enfants, et où ces
enfants sont pris en charge précocement par des services publics de grande qualité. Mais
cela ne doit en rien occulter la portée bien plus large de l’argument principal de ces Trois
leçons : la protection sociale a encore de beaux jours devant elle, pour peu que nous
fassions l’effort de repenser sa mission.
Faire cet effort suppose en fait de changer les termes du débat. Esping-Andersen le
souligne : "il est indispensable de fchir en termes de régimes de protection sociale", et
non plus en termes de.... mondes de l’État-providence ! Le terme d’État-providence est en
effet souvent trompeurl’État n’est qu’un acteur parmi dautres de la protection sociale
quand il n’est pas tout simplement pernicieux. DÉmile Ollivier à Pierre Rosanvallon, on l’a
fréquemment accompag dune connotation négative : la providence étatique
encouragerait la passivité et la dépendance des plus déshérités
. LÉtat-providence nous apparaîtra donc dautant moins inerte que nous cesserons de
l’appeler ainsi, et que nous proderons à un calme examen de nos sysmes (ou régimes)
de protection sociale.
Bruno Palier sait sans doute tout cela mieux que personne
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. C’est pourquoi on ne peut que regretter qu’il se soit contenté de "présenter" ces leçons
d’Esping-Andersen sur l’État-providence, sansritablement nous livrer les siennes. Nous
aurions beaucoup gag à un véritable dialogue entre les deux chercheurs. Cela aurait
notamment permis au sociologue danois de préciser sa pensée, en la confrontant dun peu
plus près à certaines scificités (pour ne pas dire "rigidités") du système français. Les
leçons desta Esping-Andersen et Bruno Palier sur la protection sociale européenne
seront donc pour une autre fois. Avec Esping-Andersen, le meilleur livre, c’est toujours le
prochain.
À lire également :
Sur le chômage et le précarité :
- Une critique du livre de Martin Hirsch et Gwenn Rosre,
La chômarde et le haut commissaire
(Oh Éditions), par Baptiste Brossard.
Dialogues sur la possibilité d'une action sincère en politique.
- Une critique de ce même livre,
La chômarde et le haut commissaire
(Oh Éditions), par Thomas Audigé.
Un ouvrage qui fera assurément débat, tout comme le sujet qu'il traite d'ailleurs.
- Une critique du livre de Nicolas Jounin,
Chantier interdit au public
(La Découverte), par Mathias Waelli.
Une enquête ethnographique exemplaire sur les contradictions du BTP et la réalité
quotidienne des chantiers.
- En compment, la
postfacethodologiquede l'ouvrage de Nicolas Jounin.
Sur la question du modèle social :
- Une critique du livre de Yann Algan et Pierre Cahuc,
La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit
(Éditions rue d'Ulm), par Nathalie Georges.
Yann Algan et Pierre Cahuc entreprennent un diagnostic économique de la France et
avancent des hypothèses pour sortir de la 'socié de défiance'.
- Une critique dume livre,
La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit
(Éditions rue d'Ulm), par Olivier Blanchard.
- Une critique du livre de Edmund S Phelps
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