. Les trois mondes pêchaient par un optimisme quelque peu naïf sur la capacité du système
scolaire à réduire les inégalités de destinée sociale ? Esping-Andersen a depuis lu
Bourdieu, qu’il évoque au détour d’une page – et si l’école reproduit finalement les
inégalités plus qu’elle ne les corrige, il pense alors nécessaire d’entreprendre de corriger
ces inégalités en amont, avant que les enfants ne soient scolarisés. On a pu juger que ses
"trois mondes" offraient une description très statique – voire datée – des systèmes de
protection sociale ? Esping-Andersen revendique aujourd’hui une approche résolument
dynamique, tenant compte tant des trajectoires de vie et des parcours professionnels de
chacun que des rapports générationnels entre tous.
La femme est l’avenir de la protection sociale
"Peu de bébés, des vies longues", voilà comment Esping-Andersen décrit succinctement le
principal défi auquel l’État-providence doit, dans cette perspective dynamique, aujourd’hui
faire face : le vieillissement de la population. Et ce défi ne pose pas qu’un problème de
financement des retraites. Le risque de dépendance des personnes âgées s’accroît aussi à
mesure que l’espérance de vie s’allonge. Or, il est de moins en moins vraisemblable que des
membres de la famille puissent arrêter de travailler pour s’occuper à plein temps de
personnes âgées devenues dépendantes. Peu vraisemblable, et peu souhaitable : que de
plus en plus de femmes aient un emploi correspond certes à un changement social majeur
et irréversible, mais c’est aussi une source non-négligeable de rentrées fiscales
supplémentaires pour l’État-providence. Pour prendre en charge ce risque "dépendance",
on pourrait alors souhaiter s’en remettre à des assurances privées. Mais à vrai dire, le
coût total pour la société resterait le même – tandis que les bénéfices, eux, seraient très
inégalement répartis. Il s’agit moins d’un problème d’efficacité économique que de justice
sociale. Esping-Andersen y insiste lourdement : que la protection sociale soit financée de
manière publique ou privée ne change strictement rien au montant de l’addition. Le
Danemark et les États-Unis consacrent aux dépenses sociales réelles (privées et publiques)
des parts de leur PIB sensiblement équivalentes. Si au Danemark ce sont les contribuables
qui paient, et aux États-Unis les consommateurs, en définitive le Danois moyen et
l’Américain moyen paient à peu près la même chose – mais reçoivent des prestations fort
différentes ! Parce que "tous les citoyens ne sont pas des citoyens moyens", 45 millions
d’Américains n’ont pas les moyens de se payer une assurance-maladie... Un brin irrité,
Esping-Andersen souligne donc que "la bonne question n’est pas de savoir si nous avons
les moyens de financer plus de dépenses sociales : nous y viendrons de toute façon".
Plutôt que de vouloir s’en remettre aux solidarités familiales ou aux vertus du marché,
l’État doit courageusement se préparer à la tempête qui vient. Pour financer de nouvelles
dépenses sociales inévitables, il n’a d’autre solution que d’élargir son assiette fiscale, et
pour cela, de renforcer l’emploi des femmes : faire non seulement en sorte que toutes les
femmes travaillent, mais aussi qu’elles gagnent plus, en travaillant tout au long de leur vie
et en interrompant le moins longtemps possible leur carrière pour des raisons familiales.
Telle est la première leçon d’Esping-Andersen. Pour aider les femmes à concilier leur vie
professionnelle et leur vie familiale, il faut mettre en place une politique audacieuse de
prise en charge collective, précoce et de qualité, des enfants en bas âge. C’est là sa
deuxième leçon. Cette politique, bien entendu, a elle aussi un coût, mais Esping-Andersen