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Toutes les émotions en deux forces.
Damasio et le « système JP »
All emotions in two forces. Damasio and “JP system”
Albert Assaraf. Docteur en histoire des mentalités antiques, étho-sociologue et
informaticien. Depuis « Quand dire, c’est lier » (Nouveaux Actes Sémiotiques,
Université de Limoges, 1993) il se spécialise dans l’aspect relationnel du lan-
gage et de l’imaginaire. Son dernier article a pour titre « Tous les performatifs
en deux forces : introduction au “système JP” » (Protée, 2011).
Résumé : Ce texte se propose, d’une part, de montrer la nature éminemment relationnelle des
émotions. Et, d’autre part, de rendre compte de toutes les émotions répertoriées par Antonio
R. Damasio juste en combinant les deux uniques constituants de la relation : la jonction
(con-jonction ou dis-jonction), s’activant suivant un axe horizontal intérieur/extérieur ; et
la position, s’activant suivant un axe haut/bas. L’étonnante fécondité de cette combinatoire
– ou « système JP » (J pour jonction, P pour position) – est encore mise ici en évidence par
le fait qu’elle permet d’obtenir une classication de bout en bout cohérente des émotions.
Une vue d’ensemble de ce qui détermine leur intensité. Ainsi qu’une vue d’ensemble de ce
qui détermine le conatus de Spinoza, si central aux yeux de Damasio.
Mots-clés : Damasio, émotions, « système JP », conatus
Abstract : This text shows, on one hand, the eminently relational nature of the emotions. And,
on the other hand, it accounts for all the emotions listed by Antonio R. Damasio just by com-
bining the two unique constituents of the relation : the junction (con-junction or dis-junction),
acting along an internal/external horizontal axis ; and the position, acting along an up/down
axis. The surprising fertility of this combinatorial system – or “JP system” (J for junction, P
for position) – is again highlighted by the fact that it makes it possible to obtain a coherent
end-to-end classication of emotions. It is that approach that determines their intensity. It
also determines the conatus of Spinoza, so central and obvious to Damasio.
Keywords : Damasio, emotions, “JP system”, conatus
Les travaux d’Antonio R. Damasio sur les émotions débordent de loin le seul
cadre des neurosciences. Au point de rendre désuète toute étude sur l’homme
omettant de prendre en compte la centralité de la dimension émotionnelle.
Damasio, indépendamment davoir identié les différents sites neuronaux
impliqués dans le processus des émotions et montré le rôle majeur joué par
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SCIENCES HUMAINES
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les émotions dans les prises de décision, établit un classement des émotions
en trois catégories : les émotions darrière-plan, les émotions primaires et les
émotions sociales.
Les émotions d’arrière-plan font, dit-il, notre « état d’être », bon ou
mauvais.
Les émotions primaires (ou de base), communes à l’homme et à l’ani-
mal, comprennent la peur, la colère, le dégoût, la surprise, la tristesse
et le bonheur.
Enn les émotions sociales comprennent, écrit Damasio, la sympathie,
l’embarras, la honte, la culpabilité, l’orgueil, l’envie, la gratitude, l’admi-
ration, l’indignation et le mépris [14, p. 50-52].
Sauf que cette classication des émotions élaborée par Damasio n’est pas
sans poser problème. En quoi la colère est-elle moins sociale que l’indignation
ou le mépris ? Comment, à partir de cette classication, différencier la colère
aveugle, rouge, folle, furieuse de la colère blanche, contenue, rentrée ? Par
quel moyen obtenir ici une vision d’ensemble de ce qui oppose le dégoût à
la sympathie, l’admiration au mépris ; ou encore de ce qui fait que l’orgueil
s’exprime par un gonement du corps, je cite Damasio, « les yeux sont grands
ouverts et regardent droit devant ; le menton est haut ; le cou et le torse sont
aussi verticaux que possible ; la poitrine est remplie d’air ; le pas assuré » [14,
p. 104] ? Tandis qu’à l’inverse la honte s’accompagne d’un affaissement du
corps, comme si ce dernier tentait de se rendre le plus petit possible.
Damasio fait du reste remarquer, à la suite de Mark Johnson et George
Lakoff [20], que les idées de bonheur sont généralement associées à « en haut »
et les idées de tristesse à « en bas » [14, p. 213]. Pourquoi est-ce ainsi et pas
autrement ? Et si la logique interne des émotions obéissait, in ne, à une logique
purement relationnelle ?
Logique relationnelle et « système JP »
Dans « Quand dire, cest lier » [2] , nous envisagions lextrême variété des
relations interpersonnelles comme le résultat dune combinatoire, et imbri-
catoire, entre deux forces (pas une de plus) : la jonction (con-jonction ou dis-
jonction), sactivant suivant un axe horizontal intérieur/extérieur ; et la position,
sactivant suivant un axe vertical haut/bas. Doù « système JP » (J pour jonction,
P pour position).
Le premier grand domaine d’application du « système JP » est le phénomène
du sacré (voir « Le sacré, une force quantiable ? ») [4]. Dès lors qu’on observe,
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en effet, le sacré sous un angle relationnel, il apparaît évident que tout objet sacré
renvoie à l’idée de « hauteur ». Soit par sa forme particulière (une montagne,
une ziggurat, une statue gigantesque…). Soit en raison d’une relation intense
avec les hauteurs (une météorite, une étoile, une planète, une plume, un objet
miraculeux tombé du ciel…). Soit en raison d’une relation intense avec un être
doté d’une position exceptionnellement haute (une relique de la croix du Christ,
le Graal, une parole céleste…). Soit en raison d’une aptitude à s’élancer vers
le haut (un ange, un esprit, un oiseau, un objet volant…). Soit en raison d’une
force au-dessus de la norme (la solidité du roc, la puissance d’un lion, la vue
perçante d’un aigle…). Soit pour sa capacité à multiplier les richesses, et donc
à accroître la position (amulette, pierre fertilisante…). Soit, enn, en raison
d’une volonté populaire qui propulse l’objet vers le haut (le totem, le chef…).
Damasio engage les neurosciences à prendre en compte les observations
issues des sciences humaines [14, p. 169]. Or, précisément, les observations sur
le sacré permettent de mettre en évidence trois phénomènes mentaux majeurs.
Premièrement, que les objets présents dans l’esprit « montent et descendent »,
comme dans l’échelle du songe de Jacob (Genèse 28,12), le long d’un axe ver-
tical imaginaire – que nous graduerons par commodité de 1 à 10, à l’instar de
l’échelle de Richter. Deuxièmement, que plus un objet est propulsé par l’esprit
vers le haut, plus augmente son pouvoir d’attraction, plus il « colle », plus il
devient ligaro-actif (du latin ligare « lier »). Troisièmement, qu’un objet A est
d’autant plus émotionnellement fort (F) que sa position (P) est perçue comme
haute par B. Ou pour le dire simplement : F = ΔPAB.
Ce qui nous amène à l’autre grande application pratique du « système JP »
(J pour jonction, P pour position) : les énoncés performatifs (exemples : « La
séance est ouverte », « Je vous marie », « Oui, je le veux », « Je vous baptise »…)
et les verbes performatifs (exemples : ordonner, promettre, menacer, prier,
conseiller, pardonner…), découverts par John Langshaw Austin (1911-1960).
Lesquels, tout comme le sacré, obéissent à la loi du lien plus A est positionnel-
lement haut par rapport à B, plus les actes de A ont de poids et de force, ou F
= ΔPAB. À preuve, seul un supérieur hiérarchique peut donner un ordre ; seul un
président de séance, émettre « Je déclare la séance ouverte » ; seul un ofcier
de l’état civil ou un ministre du culte, prononcer « Je vous marie ». Faute de
quoi l’ordre n’a aucune valeur, la séance ne s’ouvre pas et le mariage est nul
et non avenu.
Le « système JP » et son échelle de forces graduée de 1 à 10 permettent
même de distinguer différents types d’ordres : des ordres de force 1, de force 2,
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de force 3… de force 7 (ceux donnés par un Alpha chimpanzé, un roi ou un chef
d’État). Et bien sûr, au sein de groupes prémodernes, des ordres de forces 8 à 10
censés donnés par des entités suprasensibles dotées de positions phénoménales.
À même de générer, F = ΔPAB oblige, des forces émotionnelles phénoménales.
Mieux. Dans « Tous les performatifs en deux forces » [6], nous montrons
qu’il est possible de retrouver les performatifs référencés par Austin dans Quand
dire, c’est faire, publié à tire posthume en 1962, au seul moyen du « système
JP ».
Le « système JP » n’est évidemment pas né ex nihilo. Son existence il la
doit au géant de la pensée Gregory Bateson qui, dès 1935, avec la parution de
La cérémonie du naven, tente une réorganisation en profondeur des sciences
humaines par l’introduction d’une logique jusque-là inédite : la logique rela-
tionnelle. Basée non plus sur les « choses », mais sur « une série indénie de
rapports » aux choses [9, p. 68]. Que Bateson illustre simplement par l’exemple
d’une balance à éau :
La classique balance à éau, avec pivot au milieu du éau et plateaux à chaque
extrémité, n’est pas, primordialement, un instrument pour mesurer les poids ;
c’est un instrument qui compare des poids, ce qui est tout à fait différent. […]
Voici où je veux en venir : une balance est essentiellement un appareil à mesurer
des rapports… [10, p. 90-91]
La seule nouveauté du « système JP », par rapport au modèle relationnel
de Gregory Bateson, est de dire que non seulement toute chose est duale (à la
fois objet et lien), mais que même le lien est dual. Que toute relation à autrui
se compose, non pas d’un, mais de deux ls en constantes interactions. L’un
s’activant selon un axe intérieur/extérieur (la jonction). L’autre, selon un axe
haut/bas (la position), gradué par commodité de 1 à 10 ; dont le fonctionnement
obéit à une loi des plus élémentaires, mais aux conséquences colossales : plus
c’est haut, plus c’est fort, ou F = ΔPAB.
De la nature relationnelle des émotions
Le plus étonnant est que la « machine homéostatique » de Damasio appliquée
au vivant se conforme tout à fait au « système JP ». Damasio :
En matière d’organisation de l’homéostasie, au bas de l’échelle, nous trouvons
des réponses simples comme l’approche ou l’évitement d’un organisme entier
face à un objet ; des augmentations d’activités (excitation) ou de baisse d’activité
(calme ou repos). En haut de l’échelle, nous trouvons les réponses de compéti-
tion ou de coopération [14, p. 213].
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Outre rendre compte du comportement d’approche (con-jonction) et d’évi-
tement (dis-jonction), le « système JP » permet en effet d’obtenir une vision
d’ensemble des réponses de compétition et de coopération.
Qu’est-ce que, d’un point de vue relationnel, une réponse de compétition ?
Une réaction où la position prend le pas sur la con-jonction. Une réponse de
coopération ? Une réaction où la con-jonction prend le pas sur la position.
Dans la compétition, A stimule sa lutte pour l’écart positionnel, quitte à perdre
l’affection ou les faveurs de B. Dans la coopération, A inhibe sa lutte pour
l’écart positionnel, pour gagner la faveur de B ou pour éloigner sa défaveur.
En clair, dans la compétition A dit à B : « Seule compte pour moi la position ;
je n’ai que faire de ta con-jonction (affection, faveurs, protection…) ». Dans la
coopération A dit à B : « Je t’offre ma position, en échange de quoi tu m’offres
ta con-jonction ou tu retires ta dis-jonction ».
Ainsi, ni la compétition ni la coopération n’évoquent des choses, mais deux
types de relation entre A et B. L’une fondée sur une lutte effrénée pour atteindre
un rang plus élevé, que Gregory Bateson nomme relation symétrique ; l’autre,
fondée sur l’acceptation d’occuper un rang plus bas en échange d’une con-
jonction (affection, faveurs, protection…), que Gregory Bateson désigne du
nom de relation complémentaire [24, p. 67].
Dès lors, on comprend mieux la raison pour laquelle l’émotion d’orgueil
s’accompagne, aussi bien chez l’homme que chez l’animal, d’un déploiement
du corps vers le haut. Le buste se redresse. Les yeux s’ouvrent grands. Le
menton se lève. Le cou se tend au maximum. La poitrine se gone. Les jambes
se raidissent. Ce mouvement de toutes les bres du corps vers le haut, pour
exprimer sa position haute, est d’ailleurs le propre du mâle alpha chimpanzé.
Frans de Waal :
La fourrure de [l’alpha] Yeroen était en permanence légèrement hérissée, même
lorsqu’il ne paradait pas, et […] sa démarche était exagérément lourde. Cette
habitude de faire paraître son corps plus grand et plus lourd qu’il ne l’est réel-
lement est une caractéristique du mâle alpha, ainsi que nous l’avons constaté
plus tard lorsque d’autres individus tinrent ce rôle. Le fait d’être en position de
dominance donne au mâle un physique impressionnant… [16, p. 88-89]
Robert Hinde appelle posture de « la tête dressée » le comportement durant
lequel l’oiseau, pour exprimer sa suprématie, « tend sa tête vers le haut, en
allongeant le cou d’un côté à l’autre et en maintenant son corps pratiquement
à la verticale » [18, p. 432].
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