française »
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: dans un cas comme dans l’autre la juridicité devient la matière première
d’une controverse qui se déploie dans l’espace public.
D’autres analyses appartiennent plutôt au registre de l’« économisme », si par ce
vocable on accepte de désigner une tendance consistant à ramener la réforme de la
fonction administrative et de l’action publique à une affaire de productivité et de
rendement. Moderniser l’État revient alors à instituer la mesure de ses performances, en
repensant l’activité des services publics dans le cadre d’une économie de marché. Le
modèle marchand finit même ici par dépasser le champ des discussions propres à la
conception et à la mise en œuvre des politiques publiques pour se faire lui-même norme
juridique. Une fois admis que l’univers normatif dans lequel les pratiques administratives
sont projetées, exercées et contrôlées, génère, ou en tout cas encourage, l’inertie et
l’irresponsabilité bureaucratiques, on en arrive à promouvoir une sorte de culte de
l’efficacité, au point de la vouloir indifférente le cas échéant à des exigences de légalité
considérées une fois pour toutes comme contre-productives. Les travaux de recherche ne
manquent pas, même issus de la commande publique, qui donnent de cette évolution
tendancielle d’édifiantes illustrations
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.
On ne manquera surtout pas de le noter : il y a dans les deux postures — l’une
comme l’autre informe, on le sait, le comportement des décideurs publics — qui viennent
d’être schématisées une même entreprise de dramatisation de l’ordre juridique des
choses. Le sur-investissement dans la juridicité fonctionne à la manière d’un leurre,
quelle que soit la forme qu’il revêt : défense crispée de la norme ou désinvolture à l’égard
de la règle. Expliquons-nous.
Ce que les politiques de modernisation administrative remuent en profondeur ne
concerne pas nécessairement le juridique, ou ne l’atteignent que de façon accessoire ou
dérivée
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. Lorsqu’au nom du « réalisme économique » sur lequel le management prend
attache, on déplore l’existence de telle ou telle norme ou procédure, ou qu’au contraire
on en revendique la fabrication, ce n’est pas tant l’économie du droit que la réalité
substantielle de l’administration qui est mise en débat : l’essentiel est bien souvent là,
dans la redistribution du pouvoir administratif, dans les modes d’exercice du comman-
7. Citons, à titre d’exemples, outre le fameux Rapport public 1994 du Conseil d’État, Service public,
services publics : déclin ou renouveau ?, Études et Documents, n° 46, La Documentation française, 1995 ;
Stirn (B.), « La conception française du service public », Cahiers juridiques de l’électricité et du gaz, 1993,
p. 289-305 ; Rapport de la commission du commissariat général du plan présidée par Stoffaes (C.), Services
publics, questions d’avenir, Paris, O. Jacob, 1995 ; Vedel (G.), « Service public à la française : oui, mais
lequel ? », Le Monde, 22 décembre 1995, p. 13 ; Chevallier (J.), « La réforme de l’État et la conception
française du service public », RFAP, n° 77, 1996 ; Moderne (F.), « Le concept de service public à l’épreuve du
marché unique européen », Mélanges dédiés à J. Mas, Paris, Économica, 1996, p. 239-252. Pour une relecture
critique de ce « récit » du service public à la française, cf. la contribution de Hastings (M.), « Les constellations
imaginaires du service public », in : Decreton (S.) (sous la dir. de), Le service public et le lien social, Paris,
L’Harmattan, 1999, p. 33-52.
8. Tel est notamment le thème qu’aborde l’étude, précitée, intitulée « Le manager entre dénégation et
dramatisation du droit ».
9. Observons qu’une part non négligeable de ce que l’on désigne sous le mot de « modernisation » se
réalise indépendamment du droit existant : le fait est qu’il n’est alors point besoin de lui donner une expression
juridique spécifique. C’est ainsi qu’a pu être revue, dans un cadre juridique inchangé, et dans certains de ses
aspects, la gestion des rapports de travail au sein des organismes publics. De même, l’usage des nouvelles
technologies dont on sait pourtant les implications juridiques n’a pas nécessité de remise en cause du droit
existant. On peut dire la même chose des actions de sensibilisation et de responsabilisation des personnels : le
service du public a pu s’en trouver valorisé, sans transformation préalable des rapports juridiques de travail. Tel
est d’ailleurs le discours commun aux circulaires Rocard relative au renouveau du service public (op. cit.)et
Juppé relative à la réforme de l’État (JO, 28 juillet 1995, p. 11217) : la modernisation peut ou doit, c’est selon,
se faire à droit constant.
LES FIGURES CROISÉES DU JURISTE ET DU MANAGER DANS LA POLITIQUE FRANÇAISE 123
Revue française d’administration publique n
o
105/106, 2003, pp. 121-134