Revue Langues, cultures et sociétés, volume 5, n°1, juin 2019
8
en allemand Übersetzungswissenschaft et en anglais Translation Studies). Il y a là
l'accumulation de tout un savoir qui, à son tour, appelle le retour réflexif d'une épistémologie.
En précisant que mon propos est, ici, de nature épistémologique, j'entends marquer que le
discours tenu sera proprement théorique. Il ne s'agira pas pour moi de contribuer à augmenter
la somme des informations, des connaissances dont nous disposons sur la traduction, mais
d'induire un changement des attitudes intellectuelles (ou "mentales") qui sont les nôtres quand
nous prenons la traduction pour objet d'étude ; bien plus, je dirai que mon propos est ici
d'ordre méta-théorique, puisque j'entends tenir un "discours sur le discours sur " la traduction.
Paradoxalement, je prétends que ce discours est, de ce fait même, directement
pratique. Plus concrètement, la question est : Quelle théorie pour la pratique traduisante ?
Une épistémologie de la traduction ira à déterminer quel est le statut théorique du savoir
traductologique. Il s'agit en effet de savoir, plus précisément, quel type de discours il convient
de tenir sur la traduction.
D'une façon générale, on peut défendre l'idée que le discours des sciences humaines
s'autorise en grande partie de son utilité pratique au niveau de la "demande sociale", dans la
mesure où il n'est guère en mesure d'invoquer un rapport à la vérité aussi incontestable que
celui qui définit "la Science" — au sens strict qu'a le terme en français (ou en anglais),
désignant les seules sciences exactes, c'est-à-dire en un sens beaucoup plus étroit que celui
que peut revêtir l'allemand Wissenschaft. S'agissant des sciences ''dures", on remarquera au
demeurant qu'avec la méthode expérimentale, c'est aussi un critère pragmatique d'utilité qui
semble nous apporter la garantie de ce qu'on appelle justement les vérités scientifiques, au
niveau des applications techniques. Toujours est-il que le savoir traductologique relève, à
l'évidence, de ce qu'il convient d'appeler les sciences humaines — sinon, en toute rigueur, des
"sciences sociales", comme voudraient dire d'aucuns en vertu de ce qui n'est qu'un anglicisme
de mauvais aloi
. Ainsi ma thèse sera-t-elle que le discours "sur" la traduction, en quoi réside
la traductologie, se doit d'être un discours pour la traduction ; et c'est ce que j'ai tenu à
marquer dans le titre même de mon livre
. En un mot : on ne devra pas attendre de la
traductologie qu'elle nous tienne un discours "scientifique" (stricto sensu), mais qu'elle
constitue une praxéologie, c'est-à-dire une discipline ou un savoir dont tout le sens ne va qu'à
nous apporter une "science de la pratique" (Handlungswissenschaft). D'où ce paradoxe qu'à
faire la théorie de la théorie, on est censé embrayer directement sur la pratique.
des sciences. Sur ce point de terminologie, voir mon étude intitulée "Philosophie de la traduction et linguistique
d'intervention", parue dans le numéro spécial Traduzione tradizione de la revue bilingue franco-italienne
Lectures (Bari, Dedalo), 4-5, août 1980, p. 11 sqq.
C'est ce titre que j'avais donné à une précédente étude publiée dans les Actes des "Rencontres autour de la
traduction" organisées par le B.E.L.C. (Paris, II-14 mars 1986) : La Traduction, Paris, 1986, pp.145-166.
Conformément à une habitude de plus en plus répandue dans les publications en sciences humaines, j'ai été
amené à citer plusieurs de mes propres travaux. La présente étude s'inscrit, en effet, dans le cadre d'une réflexion
d'ensemble dont c'était l'occasion de faire apparaître la cohérence et avec laquelle il m'a semblé utile de marquer
certains points de contact. C'était aussi une façon d'alléger cette même étude qui, avec le recul, menaçait de
prendre une ampleur excessive (et qui fournira sans doute la matière d'un prochain livre); enfin, ç'a été souvent
l'occasion de mentionner certains numéros spéciaux de revues et autres publications collectives consacrés à la
traduction qu'autrement, peut-être, le lecteur eût ignoré. En revanche, je me suis limité à l'essentiel pour ce qui
est des références bibliographiques en général...
C'est l'une des critiques que j'adresse à Henri MESCHONNIC, dans le cadre de la polémique qui nous a
opposés : cf. Jean-René LADM1RAL & Henri MESCHONNIC (éds.), La Traduction = numéro spécial de la
revue Langue française, n° 51, septembre 1981, pp. 9 et 10 sq.
Traduire : théorèmes pour la traduction, op. cit.