LE PRÉSENT DE LA BHAGAVAD GITA ET L’AVENIR DE L’INDE RICHARD H. DAVIS ‘’Les grandes œuvres traversent les frontières de leur propre époque’’, écrivit le théoricien littéraire russe, Mikhaïl Bakhtine. ‘’Elles vivent, des siècles durant, c’est-à-dire durant longtemps, et comme c’est souvent le cas avec les grandes œuvres, leurs vies sont alors plus intenses, plus complètes qu’à leur propre époque.’’ Et comme les autres grandes œuvres religieuses, la Bhagavad Gita a vécu une vie particulièrement intense et complète depuis l’époque de sa composition, il y a environ deux millénaires jusqu’à aujourd’hui. Dans sa toute dernière incarnation, cette œuvre de l’Inde classique est devenue un élément d’échanges diplomatiques de haut niveau. Au cours de visites d’Etat récentes, le nouveau Premier Ministre de l'Inde, Narendra Modi, a offert des traductions de la Bhagavad Gita au Président Chinois, Xi Jinping et à l’Empereur du Japon, Akihito. Puis en septembre, Modi a apporté aux Etats-Unis une édition spéciale de la Bhagavad Gita selon Gandhi, garnie de khadi artisanal qu’il a offerte au Président Obama lors d’un dîner à la Maison Blanche. Modi n’est pas retourné en Inde les mains vides, car au cours de sa visite, la représentante d’Hawaï, Tulsi Gabbard, première femme hindoue pratiquante au Congrès américain, lui a offert son exemplaire personnel de la Bhagavad Gita, le même exemplaire, observa-t- elle qu’elle avait gardé auprès d’elle en servant en Irak et sur lequel elle avait prêté serment lors de son entrée en fonction au Congrès, en 2013. Alors, que se passe-t-il avec tous ces présents ‘’Gitaesques’’ ? La Gita a vu le jour dans le cadre d’une composition plus vaste, celui du grand poème sanscrit, le Mahabharata. La discussion entre Krishna et Arjuna, deux personnages principaux de l’épopée, sur le champ de bataille à l’aube d’une guerre cataclysmique touchait à des thèmes centraux et à des tensions à l’intérieur de l’histoire. Les enseignements de Krishna puisaient dans des concepts et des débats de l’Inde classique et les reformulaient dans une synthèse innovante. Au cours de leur discussion, Krishna a révélé aussi qu’Il était le Dieu suprême. La complexité du message de Krishna et sa réconciliation de multiples voies religieuses augmentait la portée de cette œuvre concise et la rendait susceptible de nombreuses interprétations. Sa révélation qu’Il était Dieu donnait à l’œuvre une autorité religieuse particulière, selon certains. Bien qu’une grande œuvre de littérature religieuse parle à sa propre époque et pour sa propre époque, la déclaration de Bakhtine souligne qu’elle ne peut se limiter à cette époque. Son ampleur ne se révèle qu’avec le temps. Et dans sa vie qui se perpétue, l’œuvre continue de s’enrichir de nouveaux sens, de nouvelles pertinences et de nouveaux intérêts dans des cadres neufs. Divers aspects de l’œuvre peuvent s’illustrer et être mis en évidence. Dans l’Inde médiévale, de nouveaux auditeurs et lecteurs découvrirent comment l’œuvre touchait à leurs préoccupations. Pour des commentateurs védantiques comme Shankara et Ramanuja, la Gita abordait les principales discussions théologiques. Entre les mains du poète bhakta maharashtrien, Jnanadeva, le dialogue en sanscrit avec Arjuna proliféra en une Gita dévotionnelle élargie en dialecte marathe. Plus tard, elle circula à l’étranger. En 1785, la Bhagavad Gita devint la première œuvre sanscrite traduite en anglais et elle généra beaucoup d’excitation chez les Orientalistes anglais, les Romantiques allemands et les Transcendantalistes américains. Henry David Thoreau emprunta un exemplaire à Ralph Waldo Emerson pour lire à Walden Pond.1 Dans l’Inde coloniale de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, des écrivains nationalistes et des personnalités politiques revisitèrent la Gita et la poussèrent en tant qu’œuvre majeure de l’âme nationale indienne émergente. Le nouveau champ de bataille était l’empire britannique et ils trouvèrent en elle un plaidoyer puissant pour une action sociale et politique engagée, du type karma yoga. Néanmoins, la forme que cette action devrait prendre demeurait un sujet de tension brûlante. Et c’est là que Mohandas Gandhi entre en scène Parmi tous les leaders du mouvement pour l’indépendance de l’Inde, personne n’était plus dévoué à la Bhagavad Gita que ne l’était Gandhi. Il appelait celle-ci son ‘’dictionnaire de référence journalier’’ et sa ‘’Mère’’. Il parla d’elle et il écrivit profusément à son sujet tout au long de sa carrière. Mais lui aussi avait un problème d’interprétation. Dans la Gita, Krishna persuade le guerrier réticent, Arjuna, de prendre part à une bataille aux proportions cataclysmiques. Il prône une guerre violente, comme instrument de la Volonté divine. Beaucoup de nationalistes indiens acceptèrent l’appel de la Gita à un combat juste, même si cela pouvait nécessiter de la violence. Parmi les fidèles de cette Gita, il y avait K.S. Hedgewar, le fondateur de l’organisation nationaliste hindoue, Rashtriya Svayamsevak Sangh (RSS), qui voyait l’œuvre comme une base pour créer une communauté hindoue plus disciplinée, plus masculine et plus agressive. Au contraire, Gandhi ne considérait aucun engagement plus important que son principe de non-violence. Gandhi soutenait qu’il fallait considérer le champ de bataille comme notre champ de bataille intérieur où les forces du bien et du mal sont toujours aux prises en des luttes interminables. Lorsque Krishna dit à Arjuna de combattre, Il lui dit de surmonter toutes ses inclinations personnelles et d’accomplir son propre devoir légitime. Gandhi fondait sa propre autorité en tant qu’interprète de la Gita sur son effort à lui d’appliquer son sens dans sa propre conduite durant une période ininterrompue de quarante ans. Gandhi soutenait encore que la Gita n’était 1 Le lecteur curieux pourra découvrir la version moderne en prose de l’Américain Jack Hawley, consultant en environnement de travail efficace et en redynamisation structurelle, intitulée ‘’La Bhagavad Gita revisitée pour les Occidentaux’’ qu’il pourra visionner et télécharger gratuitement sur Scribd, NDT. pas une œuvre hindoue, mais plutôt une œuvre d’éthique pure qu’une personne de n’importe quelle religion pouvait lire. Par son présent solennel à Obama, Modi a cherché à s’aligner sur le côté gandhien de la Bhagavad Gita. En plus du livre, on rapporte que le Premier Ministre indien a offert au Président américain une photographie rare de Martin Luther King Jr déposant une guirlande sur le lieu de crémation de Gandhi, le Raj Ghat, à Delhi. En 1959, King visita l’Inde pour apprendre ce qu’il pouvait de ses adeptes et la stratégie du mouvement américain en faveur des droits civiques des années 50 et du début des années 60 s’inspira beaucoup de la pratique gandhienne du satyagraha ou de la résistance non-violente disciplinée développée en Afrique du Sud et en Inde. Et pour boucler la boucle, Obama et Modi se firent photographier durant leur visite au nouveau Mémorial Martin Luther King Jr à Washington. Tout ceci était un déploiement habile de la Gita en rhétorique politique de la part de Narendra Modi. Se placer du côté de Gandhi dans l’interprétation de la Gita lui a permis de situer l’Inde sur le socle moral élevé de la nonviolence. En suivant la philosophie directrice du Bouddha et de Gandhi, Modi a affirmé : ‘’Nous croyons en la non-violence.’’ Et en ajoutant King dans le tableau, Modi a pu mettre en exergue les liens entrelacés du dialogue qui attachent les deux nations postcoloniales : la Bhagavad Gita, la désobéissance civile de Thoreau, le satyagraha de Gandhi et le rêve de King. Mis à part le symbolisme diplomatique astucieux, la grande question est : quelle Bhagavad Gita prévaudra durant le règne de Modi ? Les antécédents personnels du Premier Ministre ramènent à la Gita du fondateur du RSS, Hedgwar, qui voyait l’œuvre comme une œuvre hindoue conservative et exclusiviste. Modi est membre de longue date du RSS et dirige un parti nationaliste hindou conservateur. Lorsqu’il était Premier Ministre du Gujarat, il géra d’horribles émeutes communautaires en 2002 et beaucoup l’accusèrent de soutenir un pogrom antimusulman. Mais le passé n’est pas la destinée et s’il devait maintenant épouser la lecture non-violente et nonsectaire de Gandhi plutôt que de se contenter de distribuer la Gita dans d’autres pays, on pourra alors imaginer un style de gouvernance totalement différent. Cela reste à voir. De toute façon, quelle que soit la lecture qui prévaudra, le dialogue entre Krishna et Arjuna qui eut lieu sur un champ de bataille et qui fut rapporté dans la Gita continuera de vivre intensément dans le discours politique de l’Inde contemporaine. The Huffington Post/ 8 décembre 2014 (Richard H. Davis est professeur de religion, directeur du programme des religions et directeur du programme des études asiatiques au Bard College, dans l’Etat de New York. Il est aussi l’auteur de ‘’The Bhagavad Gita : a Biography’’ (2014).