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Balzac et l'héritage vitaliste. Organisme, société et mariage

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MÉDECINE, SCIENCES DE LA VIE
ET LITTÉRATURE
EN FRANCE ET EN EUROPE
DE LA RÉVOLUTION À NOS JOURS
VolumeII
L’ÂME ET LE CORPS RÉINVENTÉS
Sous la direction de
Lise DUMASY-QUEFFÉLEC et Hélène SPENGLER
DROZ
2014
© Copyright 2014 by Librairie Droz S.A., 11, rue Massot, Genève.
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MÉDECINE, SCIENCES DE LA VIE
ET LITTÉRATURE
EN FRANCE ET EN EUROPE
DE LA RÉVOLUTION À NOS JOURS
Volume II
L’ÂME ET LE CORPS RÉINVENTÉS
Sous la direction de
Lise DUMASY-QUEFFÉLEC et Hélène SPENGLER
LIBRAIRIE DROZ S.A.
11, rue Massot
GENÈVE
2014
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BALZAC
ET L’HÉRITAGE VITALISTE
Organisme, société et mariage
dans Physiologie du mariage
et Mémoires de deux jeunes mariées
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
Mariana SAAD
Queen Mary University of London, Royaume-Uni
Dans l’architecture de La Comédie humaine, organisée suivant l’idée
que la société est régie par des principes que l’on peut connaître, un
des titres des Etudes Analytiques : Physiologie du mariage, fait clairement référence à la médecine. Cet ouvrage indiquerait donc que Balzac
a trouvé dans cette science, si ce n’est toutes les théories, du moins
une grande partie des idées qui lui permettent d’expliquer les phénomènes sociaux, et à partir desquelles il a créé son œuvre. En revanche,
l’institution du mariage, objet de cette approche médicale, et qui occupe
nombre de personnages de La Comédie humaine, n’apparaît que dans le
titre d’un seul roman, Mémoires de deux jeunes mariées.
En intitulant son livre Physiologie du mariage, Balzac s’est inspiré,
comme il l’indique dans son Introduction1, de la Physiologie du goût2
de Brillat-Savarin. Il a ainsi cherché à reproduire le contraste entre le
VpULHX[G·XQWLWUHTXLDQQRQFHXQH[SRVpVFLHQWLÀTXHHWODIDQWDLVLHG·XQ
texte surtout composé d’anecdotes amusantes. Malgré toute sa légèreté,
pourtant, Brillat-Savarin a fait une place importante à la médecine, et en
particulier à la médecine vitaliste. Il rend hommage dès les premières
1
2
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H. DE BALZAC, Physiologie du mariage, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 29.
La Physiologie du Goût, ou Méditations de Gastronomie Transcendante : ouvrage
théorique, historique et à l’ordre du jour, dédié aux Gastronomes parisiens, par
un Professeur, membre de plusieurs sociétés littéraires et savantes de J. A. BrillatSavarin avait paru sans nom d’auteur en décembre 1825 à Paris, chez Sautelet, en
deux volumes.
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MARIANA SAAD
pages à son ami Richerand, médecin vitaliste célèbre, et ses observations
VRQW IRUWHPHQW LQÁXHQFpHV SDU FHWWH pFROH PpGLFDOH 1RXV FKHUFKHURQV
à montrer que, de la même manière, Balzac a recours à des schémas
explicatifs de type vitalistes tant dans Physiologie du mariage que dans
Mémoires de deux jeunes mariées. Le corps et les sensations occupent en
effet une large part des échanges entre Louise et Renée, les deux héroïnes
de ce roman par lettres, publié treize ans après Physiologie du mariage.
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
ORGANISME,
ORGANISATION, TEMPÉRAMENTS
Dans Physiologie du mariage OD SDURGLH GX GLVFRXUV VFLHQWLÀTXH
prend différentes formes. L’une d’elles est le théorème qu’il s’agit ensuite
pour le savant de démontrer. Balzac pose ainsi, au début de l’ouvrage,
TX·DPRXU HW PDULDJH GRLYHQW DOOHU QpFHVVDLUHPHQW GH SDLU &HWWH DIÀUmation est présentée comme une « proposition » discutée à grand renfort
d’anecdotes. L’effet comique est renforcé par la comparaison traditionnelle entre mariage et guerre : « Le mariage est un combat à outrance
avant lequel les deux époux demandent au ciel sa bénédiction, parce que
s’aimer toujours est la plus téméraire des entreprises […] »3. La place
accordée ici à l’amour marque une très nette prise de distance avec le
Code civil qui n’envisage le mariage que sous l’aspect du contrat et ne
fait nulle mention des sentiments des contractants. Nous reviendrons plus
tard sur cet aspect de la critique de Balzac. Arrêtons-nous pour l’instant
VXUODWKpRULHGHO·DPRXUTX·LOSURSRVHSRXVVpSDUOHVW\OHVFLHQWLÀTXH
qu’il a adopté. Il s’appuie sur la médecine : « Malgré tout ce que les sots
RQW j GLUH VXU OD GLIÀFXOWp TX·LOV WURXYHQW j H[SOLTXHU O·DPRXU LO D GHV
principes aussi infaillibles que ceux de la géométrie ; mais chaque caracWqUHOHVPRGLÀDQWjVRQJUpQRXVO·DFFXVRQVGHVFDSULFHVFUppVSDUQRV
innombrables organisations. »4
'DQVFHSDVVDJH%DO]DFDIÀUPHTXHO·DPRXUHVWXQREMHWGHVFLHQFH
ce qui veut dire que l’on peut connaître les lois qui le régissent (« principes aussi infaillibles que ceux de la géométrie »). Nous retrouvons ici
l’idée qui sous-tend La Comédie humaine : la société est explicable parce
TX·HOOH HVW XQ SKpQRPqQH KXPDLQ 'H SOXV LO TXDOLÀH GH ©VRWVª FHX[
qui trouvent l’amour inexplicable en raison de ses différentes formes,
car c’est cette diversité même qui en donne le principe. Balzac explique
3
4
H. DE BALZAC, Physiologie du mariage, op. cit., p. 37.
Ibid., p. 114.
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en effet les multiples aspects du sentiment amoureux par « nos innombrables organisations ». Il fait appel ici à un concept essentiel de la médecine vitaliste, l’organisation, mis en évidence par Roselyne Rey dans son
étude sur cette école médicale5. Le vitalisme en effet, place au centre de
VD UpÁH[LRQ OHV LQWHUDFWLRQV HQWUH RUJDQHV HW F·HVW GDQV O·pWXGH GH FHV
relations qu’il cherche l’explication des états sains et malades6. Chaque
individu apparaît ainsi doté d’un ensemble qui lui est propre d’organes
forts et d’organes faibles, suivant la manière dont ils se sont développés.
Les « innombrables organisations » mentionnées dans le texte ne sont
donc rien d’autre que les corps humains, tous différents.
Par ailleurs, Balzac fait un parallèle entre caractères et organisations, rejoignant ici la principale tendance du vitalisme au XIXe siècle,
celle développée par le médecin Cabanis pour qui chaque organisation
physique a pour corollaire une disposition morale particulière. Face à
ODPXOWLSOLFLWpGHVFRPELQDLVRQVSRVVLEOHV&DEDQLVpWDEOLWXQHFODVVLÀcation, empruntée en partie aux Anciens et à leur théorie des tempéraments7TXLIRQGHVXUOHVTXDWUHKXPHXUV VDQJELOHÁHJPHELOHQRLUH OD UpSDUWLWLRQ HQWUH VDQJXLQ ELOLHX[ ÁHJPDWLTXH HW PpODQFROLTXH 2Q
s’attendrait donc à ce que Balzac reprenne cette analyse et qu’il propose
une étude systématique des différentes formes de l’amour et du mariage
suivant les tempéraments. Mais cela n’apparaît pas, et il propose dans
Physiologie du mariage une nomenclature des caractères féminins qui
paraît originale : « la vie de la femme est dans la tête, dans le cœur ou
dans la passion »8.
5
6
7
8
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R. REY, Naissance et développement du vitalisme en France de la deuxième moitié
du XVIIIeVLqFOHjODÀQGX3UHPLHU(PSLUH, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 177 :
« Système complexe et autonome, […] système capable d’enregistrer les impressions
extérieures et d’y répondre […] C’est à travers cette notion qu’il faut chercher l’unité
contestée du vitalisme ».
Cette théorie est illustrée de façon remarquable par Bordeu dans ses Recherches
anatomiques sur la position des glandes et sur leur action, Paris, 1751, p. 187 :
« Nous comparons le corps vivant, pour bien sentir l’action particulière de chaque
partie, à un essaim d’abeilles qui se ramassent en pelotons et qui se suspendent à
un arbre en manière de grappe ; […] chaque partie est, pour ainsi dire, non pas sans
doute un animal, mais une espèce de machine à part qui concourt à sa façon à la vie
générale du corps. Ainsi pour suivre la comparaison de la grappe d’abeilles, elle est
un tout collé à une branche d’arbre, par l’action de bien des abeilles qui doivent agir
ensemble pour se bien tenir ; […] toutes concourent à former un corps assez solide, et
chacune cependant a une action particulière à part. »
P. J. G. CABANIS, Rapports du physique et du moral de l’homme, Genève, Slatkine,
1980, p. 260 sq.
H. DE BALZAC, Physiologie du mariage, op. cit., p. 292.
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MARIANA SAAD
Si Balzac se réfère au début à deux organes, le cerveau et le cœur, il
semble s’éloigner d’une analyse proprement vitaliste en plaçant la passion comme troisième élément déterminant. Or la suite permet d’éclairer
le sens qu’il donne à ce terme et montre qu’il renvoie également à un
organe ou plutôt à un ensemble d’organes. En effet, Balzac poursuit :
©>«@XQPDULGRLWVDYRLUVLODFDXVHSUHPLqUHGHO·LQÀGpOLWpTX·HOOHPpdite procède de la vanité, du sentiment ou du tempérament. » Et il ajoute
un peu plus loin : « Une femme qui vit de la tête, tâchera d’inspirer à un
mari de l’indifférence ; la femme qui vit du cœur, de la haine ; la femme
passionnée du dégoût. »9 La mention du « tempérament » puis du « dégoût » indique que la passion désigne le désir sexuel et donc les organes
sexuels, puisque la liste dans laquelle se trouve compris le terme passion
ne comporte que des organes. Il retrouve ainsi une analyse que le médecin Broussais, ancien élève de Bichat et héritier du vitalisme, attribue à
Albrecht von Haller :
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
[…] ainsi les prédominances relatives de l’encéphale, des poumons,
du cœur, des organes sexuels, surtout chez la femme, constituent,
selon lui, autant de tempéramen[t]s partiels, qui d’ailleurs peuvent
s’allier avec les tempéramen[t]s généraux, comme ceux-ci se
combinent entre eux à différen[t]s degrés10.
La liste établie ici des organes prédominants chez les femmes est pratiquement identique à celle de Balzac, à une exception près, les poumons
qui souvent d’ailleurs, chez plusieurs médecins, sont vus comme formant
un tout avec le cœur11. Broussais publie cet ouvrage en 1822, quelques
années à peine avant que Balzac ne fasse paraître sa Physiologie du
mariage. Il reste qu’il est impossible d’établir si Balzac a lu Broussais,
Cabanis ou même Haller. Dans l’étude minutieuse qu’il a consacrée
au thème de la maladie dans La Comédie humaine, Moïse Le Yaouanc
UHYLHQW j SOXVLHXUV UHSULVHV VXU FHWWH GLIÀFXOWp HW DIÀUPH TX·LO ©Q·HVW
guère possible de sortir du domaine des conjectures »12, tout en signalant les nombreux parallèles entre les idées médicales de Balzac, qu’il dit
9
10
11
12
Ibid., p. 292-293.
J.-F. BROUSSAIS, Traité de physiologie appliqué à la pathologie, t. II, Paris, 1823,
p. 537.
Cabanis reprend cette idée dans Rapports du physique et du moral, op. cit., p. 277 :
« Le volume du poumon paraît ainsi déterminer communément celui du cœur, ou du
PRLQVO·pQHUJLHGHVÀEUHVGHFHOXLFLVHSURSRUWLRQQHDXYROXPHGHFHOXLOjHWWRXV
les deux déterminent de concert les dispositions générales du système sanguin ».
M. le Yaouanc, Nosographie de l’humanité balzacienne, Paris, Libr. Maloine, 1959,
p. 464.
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« démodées »13SRXUVRQpSRTXHHWFHOOHVGHVPpGHFLQVGHODÀQGXXVIIIe
et du début du XIXe siècle.
6LOHVVRXUFHVQHSHXYHQWrWUHLGHQWLÀpHVDYHFFHUWLWXGHODSUR[LPLWp
entre les analyses de Balzac et la médecine vitaliste est patente. Cela est
encore illustré par les caractères attribués aux deux personnages principaux de Mémoires de deux jeunes mariées, Louise de Chaulieu et
Renée de l’Estorade. Au travers des lettres qu’échangent ces deux jeunes
ÀOOHVXQLHVSDUXQHWUqVIRUWHDPLWLpGHSXLVOHFRXYHQWVHGHVVLQHQWGHX[
êtres très différents, voire opposés, qui illustrent deux des trois tempéraments féminins isolés par Balzac dans Physiologie. Cette différence
atteint son point culminant après le mariage de Louise, alors que Renée
est mariée depuis plusieurs mois et attend son premier enfant. Dans la
lettre que Louise écrit alors à Renée tout souligne que dans le mariage,
et en particulier dans la relation physique, elle révèle sa nature de femme
passionnée, une femme conduite par son seul désir : « Mon âme est ainsi
faite que les plaisirs laissent en moi de fortes lueurs, ils me réchauffent, ils
s’imprègnent dans mon être intérieur […] Nous sommes restés à Chantepleurs sept mois et demi, comme deux amants dont l’un a enlevé l’autre
[…] »14. Après avoir décrit cette relation exclusive et sensuelle qui la lie
à son mari, elle peut dresser le portrait tout en contraste de son amie, car
HOOHDHQÀQSOHLQHPHQWFRPSULVODQDWXUHGHOHXUGLIIpUHQFH : « […] j’ai
songé à ma Renée et à son mariage de convenance, et j’ai deviné ta vie
[…] Je règne par l’amour et tu règnes par le calcul et le devoir […] »15.
'DQV VD UpSRQVH 5HQpH FRQÀUPH j GH QRPEUHXVHV UHSULVHV TX·HOOH
est bien, comme l’a perçu son amie, une femme de tête. Enceinte, elle
écrit à propos de son état : « […] je puis te dire tout bas qu’il ne trouble
en rien ni mon cœur ni mon intelligence. » Et elle développe ce thème de
la femme cérébrale et insensible : « Hélas ! moi seule je ne sens rien, et
n’ose dire l’état d’insensibilité parfaite où je suis. […]. Comme il m’est
permis d’être franche avec toi, je t’avoue que, dans la crise où je me
trouve, la maternité ne commence qu’en imagination »16.
A ODÀQGHFHSDVVDJHO·XWLOLVDWLRQSDU5HQpHGXWHUPH©FULVHªSRXU
GpVLJQHUO·pWDWRHOOHVHWURXYHPDUTXHHQFRUHO·LQÁXHQFHGXYLWDOLVPH
dans l’œuvre de Balzac. La notion de crise a en effet une histoire17,
13
14
15
16
17
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M. LE YAOUANC, op. cit., p. 392.
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Garnier-Flammarion, 1979,
p. 187.
Ibid.
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., p. 191.
Sur cette question, un ouvrage essentiel : J. PIGEAUD, La Crise, Nantes, 2006. Comme
l’indique J. Pigeaud, un des signes majeurs de cette renaissance est la publication par
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fortement liée à l’hippocratisme et, pour l’époque moderne, au renouveau hippocratique indissolublement lié à la constitution de la doctrine
vitaliste. Elle désigne ce point tournant où une maladie évolue vers son
terme, la guérison ou la mort. Est-ce à dire que la grossesse de Renée
est une maladie ? A aucun moment cela n’est dit, mais ce qui est décrit
en revanche, c’est bien un dérangement de l’état normal : « En ce
moment, ma vie est une vie d’attente et de mystères, où la souffrance
la plus nauséabonde accoutume sans doute la femme à d’autres souffrances »18. L’anormalité est en particulier illustrée par ce « goût bizarre
que je trouve naturel » que Renée a développé pour les oranges pourries
et qu’elle décrit avec force détails. Les sens sont entièrement perturbés :
les « moisissures bleuâtres ou verdâtres » de ces fruits en décomposition
« brillent à mes yeux comme des diamants », Renée ne peut percevoir leur
odeur et leur trouve « un goût délicieux ». Une phrase traduit l’étendue de
ce dérèglement : « Ces affreuses oranges sont mes amours. »19 La suite où
Renée compare son envie d’oranges pourries avec le désir de Louise pour
Felipe, son mari, souligne qu’elle est en proie à des émotions excessives
et que celles-ci ne se dirigent pas vers un objet inadéquat. Cela est encore
souligné par l’anxiété qui la prend au moment d’assouvir son envie :
« […] il me prend des tressaillements voluptueux quand j’approche de la
rue : j’ai peur que la marchande n’ait plus d’oranges pourries, je me jette
dessus, je les mange, je les dévore en plein air. » Ce qui apparaît comme
un désordre, apporte, pourtant, le bien-être : « Depuis que je mange ces
fruits, je n’ai plus de maux de cœur et ma santé est rétablie » écrit Renée.
Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir à l’analyse vitaliste de la
sensibilité.
ÉQUILIBRES ET EXCÈS
Le vitalisme se caractérise en grande partie par la volonté de prendre
en compte le fonctionnement de l’ensemble des organes, et la façon
dont ils inter-réagissent. Dans cette perspective, la notion de sensibilité, comme propriété de tout le corps et de chacune de ses parties, est
centrale. Les travaux de Haller sur l’irritabilité à partir des années 1730,
WRXWFRPPHOHVUpÁH[LRQVGH%RUGHXVXUODVHQVLELOLWpGHVRUJDQHVVRQW
autant d’efforts pour expliquer comment ces derniers répondent aux
18
19
Th. de Bordeu de ses Recherches sur le pouls par rapport aux crises (Paris, entre
HW RXYUDJH GDQV OHTXHO LO UHSUHQG HW GLVFXWH OHV GpÀQLWLRQV ODLVVpV SDU
Hippocrate et Galien.
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., p. 192.
H.DE BALZAC, ibid., p. 193.
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stimuli, et les effets que la réaction d’un organe peut avoir sur les autres.
Toutefois, les tenants du vitalisme divergent sur le fait de savoir jusqu’à
quel point ces deux notions se recouvrent20. En France, autour de 1800,
Cabanis va franchir un pas décisif et assimiler la sensibilité à une masse
d’énergie qui se déplace suivant les circonstances21. Il écrit ainsi dans les
Rapports du physique et du moral : « […] la sensibilité se comporte à la
PDQLqUHG·XQÁXLGHGRQWODTXDQWLWpWRWDOHHVWGpWHUPLQpHHWTXLWRXWHV
les fois qu’il se jette en plus grande abondance dans un de ses canaux,
diminue proportionnellement dans les autres »22.
Le parallèle est étonnant avec ce qu’écrit Balzac, à vingt-cinq ans de
distance, dans Physiologie du mariage :
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
L’homme a une somme donnée d’énergie. […] La quantité d’énergie
ou de volonté que chacun de nous possède, se déploie comme le son :
elle est tantôt faible, tantôt forte […] Cette force est unique, et bien
qu’elle se résolve en désirs, en passions, en labeurs d’intelligence ou
en travaux corporels, elle accourt là où l’homme l’appelle23.
6HQVLELOLWpVHPEODEOHjXQÁXLGHRXpQHUJLHTXLVHGpSORLHQRXVVRPPHV
là face à une même conception du vivant. Le goût étrange de Renée pour
les oranges pourries, son exaltation et ensuite son apaisement s’expliquent
alors par les déplacements de l’énergie dans le corps qui quitte ses lieux
habituels. La grossesse, situation nouvelle, a provoqué un bouleversement dans la répartition ancienne, et les sensations bizarres qui en sont
QpHV DSSDUDLVVHQW FRPPH OH UHÁHW GH FH GpVRUGUH 8QH FRQFHSWLRQ GX
normal et du pathologique en termes d’excès et de manque surgit également dans cette lettre. Renée écrit en effet que c’est en assouvissant ses
envies bizarres qu’elle a pu rétablir sa santé, ce qui indique bien que l’état
SUpFpGHQW pWDLW XQH PDODGH HW LGHQWLÀH H[DOWDWLRQ H[FqV GH VHQVLELOLWp
et pathologique d’une part, et tranquillité des sens, équilibre et santé de
l’autre. Une analyse semblable sous-tend un passage de Physiologie du
mariage dans lequel Balzac décrit les conséquences néfastes de l’excès
de chasteté chez les hommes célibataires : « S’ils restent chastes, leur
santé s’altérera au sein des irritations les plus douloureuses, ils rendront
20
21
22
23
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Voir à ce sujet, le remarquable article de H. STEINKE, « Haller’s concept of irritability
and sensibility and its reception in France », La lettre de la Maison française, n° 14,
Oxford, 2001.
Pour plus de précisions, voir notre article « La mélancolie entre le cerveau et les
circonstances : Cabanis et la nouvelle science de l’homme », Gesnerus, vol. 63, 2006.
P. J. G. CABANIS, Rapports du physique et du moral de l’homme, op. cit., p. 134.
H. DE BALZAC, Physiologie du mariage, op. cit., p. 174.
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vaines les vues sublimes de la nature, et iront mourir de la poitrine en
buvant du lait sur les montagnes de la Suisse »24.
L’absence de vie sexuelle entraîne des souffrances physiques que
Balzac nomme « irritations » ; le terme souligne que la douleur est une
réaction et la conséquence d’une masse d’énergie trop forte sur certains
RUJDQHV /·LQÁXHQFH GX YLWDOLVPH HVW HQFRUH PDQLIHVWH GDQV OD UHODWLRQ
établie entre chasteté et maladie de poitrine, puisque l’importance des
relations entre les organes sexuels et les poumons est un des points
importants de la doctrine vitaliste25, attentive, comme nous l’avons dit, à
O·LQÁXHQFHGHVRUJDQHVOHVXQVVXUOHVDXWUHV
Mais c’est dans une lettre de Renée à Louise que les principes qui
sous-tendent l’approche vitaliste apparaissent le plus clairement :
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
Notre vie est composée, pour le corps comme pour le cœur, de
certains mouvements réguliers. Tout excès apporté à ce mécanisme
est une cause de plaisir ou de douleur ; or, le plaisir ou la douleur est
XQH ÀqYUH G·kPH HVVHQWLHOOHPHQW SDVVDJqUH SDUFH TX·HOOH Q·HVW SDV
longtemps supportable. Faire de l’excès sa vie même, n’est-ce pas
vivre malade ?26
$IÀUPHU TXH OD YLH HVW PRXYHPHQW RX XQH VRPPH GH PRXYHPHQWV
comme ici, c’est rejoindre d’emblée la perspective vitaliste. Le vitalisme naît de la volonté de rendre compte de ce que Baglivi, par exemple,
appelle la vis insita, la force innée qui met le corps en branle27. D’autre
part, l’expression « pour le corps comme pour le cœur » renvoie implicitement à l’opposition traditionnelle entre corps et esprit, physique et
moral, pour indiquer un parallèle entre ces deux entités habituellement
séparées et établir que l’une et l’autre sont régies par les mêmes lois.
(QFRUHXQHIRLV%DO]DFVHPEOHLQÁXHQFpSDU&DEDQLVOHPpGHFLQYLWDliste français le plus important et le plus célèbre au début du XIXe siècle.
Pour démontrer l’identité du physique et du moral celui-ci s’appuyait sur
un raisonnement auquel le texte de Balzac semble faire écho par bien des
points :
Si l’on croyait que cette proposition demande plus de développePHQWLOVXIÀUDLWG·REVHUYHUTXHODYLHHVWXQHVXLWHGHPRXYHPHQWV
24
25
26
27
Ibid., p. 70.
CABANIS, dans Rapports du physique et du moral, op. cit., p. 200-201, résume
l’essentiel de ce point de vue.
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., lettre LIII, p. 276.
Voir sur ce sujet l’article de F. AZOUVI, « Le vitalisme en Allemagne, en France et en
Grande-Bretagne au XVIIIe siècle », Lettre de la Maison Française, n° 14, Oxford,
2001.
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BALZAC ET L’HÉRITAGE VITALISTE
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qui s’exécutent en vertu des impressions reçues par les différents
organes ; que les opérations de l’âme ou de l’esprit résultent aussi des
mouvements exécutés par l’organe cérébral […]28.
1RXV UHWURXYRQV LFL OD YLH LGHQWLÀpH j GHV ©PRXYHPHQWVª DLQVL TXH
O·DIÀUPDWLRQ TXH OH FRUSV OHV RUJDQHV HW OH PRUDO O·kPH VXLYHQW FHV
mouvements de manière identique. De même, pour Cabanis, c’est bien la
régularité qui caractérise la santé, tout comme la maladie est le résultat
d’un excès d’énergie sur un organe, d’une dysharmonie. En effet, il écrit
encore dans Révolutions et réforme de la médecine, que des maladies :
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
>«@ IDLVDQW UHVVRUWLU EHDXFRXS GH SKpQRPqQHV WUqV GLIÀFLOHV j ELHQ
apprécier sans cela, dévoilent plusieurs ressorts, ou propriétés, qui
s’effacent ou disparaissent dans l’uniformité d’un état plus régulier
et plus constant29.
(QÀQFHSDVVDJHGHODOHWWUHGH5HQpHHQDWWULEXDQWXQHFDXVHFRPPXQH
au plaisir et à la douleur, suit toujours Cabanis pour qui ces deux sensations sont toutes les deux la conséquence d’une forte réaction de l’organe
nerveux sur lui-même30.
La lettre de Renée citée plus haut s’adresse à Louise, dont le
comportement inquiète son amie. Face à Renée la tranquille, que seules
les grossesses déstabilisent, Louise est en effet le personnage de l’excès.
Cela apparaît dans presque toutes les lettres, comme lorsque Louise
oppose la « sage arithmétique » des opinions de Renée sur le mariage et
sa propre conception de l’amour comme ce qui « ne se calcule pas » car
©LOHVWO·LQÀQLGHQRWUHkPHª31. Elle décrit son premier mariage avec un
noble espagnol exilé, Felipe de Macumer, comme la réunion de deux
amants qui se satisfont de leur seule compagnie. Cette passion l’épuise
pourtant autant que son mari, et les signes physiques de cette fatigue
nerveuse n’échappent pas à ceux qui les côtoient. Renée écrit ainsi à son
amie : « Mon père a trouvé Felipe maigri, et ma chère mignonne un peu
maigrie aussi […] Me cacherais-tu quelque chagrin ? »32 Louise avoue
alors une crise de larmes à la lecture de cette missive, et la situation
se dégrade encore jusqu’à la mort de Felipe, à cause de cet amour trop
28
29
30
31
32
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Rapports du physique et du moral, op. cit., p. 78.
Révolutions et réforme de la médecine, Œuvres complètes, t. I, Paris, 1823, p. 19.
P. 132 : « Tantôt les bouts extérieurs du tube éprouvent une constriction forte et vive
(…) tantôt ils se relâchent (…) Ces deux états (…) faibles et peu marqués, ils ne
produisent qu’un sentiment de malaise ou de bien-être ; quand ils sont prononcés plus
fortement, c’est la douleur ou le plaisir ».
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., p. 135-136.
Ibid., p. 229.
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violent : « Je l’ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos,
par mes continuelles tracasseries. Mon amour était d’autant plus terrible
que nous avions une exquise et même sensibilité […] »33.
Tout ici indique l’incapacité de Louise à se restreindre. Les termes
qu’elle emploie pour décrire son comportement à l’égard de son mari
soulignent tous ce dépassement constant de la norme (« exigences »), ou
de la raison (« jalousie hors de propos », « tracasseries »). Cet excès de
sensibilité lui paraît alors la cause de sa stérilité : « Et pas d’enfant de lui !
&HWLQWDULVVDEOHDPRXUTXLPHVRXULDLWWRXMRXUVTXLQ·DYDLWTXHGHVÁHXUV
et des joies à me verser, cet amour fut stérile »34. L’excès, en l’occurrence
l’amour passion, a bien pour contrepartie le manque, ici la stérilité. Or
dans cette incapacité d’enfanter se révèle un autre aspect du pathologique : il s’oppose à la nature.
Tirage-à-part adressé à Mariana Saad pour un usage strictement personnel. © Librairie Droz S.A.
NATURE ET SOCIÉTÉ
Dans la correspondance entre Renée la « raisonneuse »35 et Louise
« assise sur un égoïsme féroce »36, le thème de la maternité revient
FRQVWDPPHQWWRXMRXUVDVVRFLpjXQHUpÁH[LRQVXUODQDWXUHHWODQRUPH
Renée a choisi un mariage de raison, sans passion mais avec des enfants,
tandis que les unions passionnées de Louise avec Felipe d’abord et
Gaston ensuite, resteront stériles et s’achèveront par la mort d’un des
deux époux. Par deux fois, dans ses lettres à son amie de couvent, Louise
revient sur l’absence d’enfant. La première fois, elle est encore mariée à
Felipe, et l’enfant de Renée a été gravement malade :
Mon parc, le château me semblent déserts et froids. Une femme sans
enfants est une monstruosité ; nous ne sommes faites que pour être
mères. […] La stérilité d’ailleurs est horrible en toute chose. Ma
vie ressemble un peu trop aux bergeries de Gessner et de Florian,
desquelles Rivarol disait qu’on y désirait des loups. […] Je sens en
moi des forces que Felipe néglige ; et, si je ne suis pas mère, il faudra
que je me passe la fantaisie de quelque malheur37.
&H SDVVDJH HVW UHPDUTXDEOH FDU LO DVVRFLH O·DIÀUPDWLRQ GX FDUDFWqUH
anti-naturel de la femme stérile et un diagnostic de type vitaliste où
33
34
35
36
37
Ibid., p. 241-242.
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., p. 242.
Ibid., p. 139.
Ibid., p. 275.
Ibid., p. 230-231.
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l’absence d’enfant se traduit par un surplus d’énergie qui ne trouve pas
RV·HPSOR\HU/DFRPSDUDLVRQTXHIDLW/RXLVHHQWUHVDYLHHWO·DUWLÀFH
des pastorales du XVIIe siècle indique que sa stérilité s’oppose aux lois de
la nature. Elle retrouve ainsi un autre élément de la tradition vitaliste qui
est l’identité entre nature et santé. Les médecins vitalistes reviennent à
la conception aristotélicienne de la nature comme norme et l’associent à
l’idée hippocratique que la maladie est la rupture d’un équilibre établi38.
Cette expérience du malheur et de la frustration ne sert pourtant pas à
Louise lorsqu’elle rencontre Gaston, pour qui elle bâtit aux abords de
3DULVXQHFDPSDJQHSDUIDLWHHWDUWLÀFLHOOHXQSDUDGLVLQIHUQDOjQRXYHDX
stérile. Retirée hors de la société, enfermée volontaire avec son nouvel
époux dans ce monde parfait, elle écrit à Renée et s’inquiète à nouveau
de ne pas avoir d’enfants : « Oh !TXHOOHPRQVWUXRVLWpTXHGHVÁHXUVVDQV
fruits. Le souvenir de ta belle famille est poignant pour moi. Ma vie, à
moi, s’est restreinte, tandis que la tienne a grandi, a rayonné. L’amour
est profondément égoïste, tandis que la maternité tend à multiplier nos
sentiments »39.
La monstruosité réside donc aussi dans cette vie « restreinte », dans
l’appauvrissement des sentiments. Car la maternité est bien présentée par
Balzac comme ce qui permet à la femme un plein épanouissement de sa
sensibilité ; dans Mémoires de deux jeunes mariées, la lettre dans laquelle
Renée raconte son premier accouchement à Louise est parmi les plus
longues. La jeune mère décrit les souffrances et les plaisirs physiques qui
ont accompagné la mise au monde de son enfant et les premiers contacts
avec son bébé qu’elle nourrit :
Oui ma mignonne, voilà la vie particulière de la femme. […] Aussi
peut-être est-ce pour nous le seul point où la Nature et la Société soient
d’accord. […] la femme n’est dans sa véritable sphère que quand elle
est mère, elle déploie alors seulement ses forces, elle pratique les
devoirs de la vie, elle en a tous les bonheurs et tous les plaisirs. Une
femme qui n’est pas mère est un être incomplet et manqué40.
La maternité est donc ce qui fait de la femme un être « complet », ce
qui lui permet de déployer ses forces. Le bouleversement physique de
l’accouchement a pour corollaire un développement des sensations, et
une expansion du territoire de la sensibilité dans le corps de la mère. Nous
retrouvons ici les schémas précédents qui associent sensibilité et masse
38
39
40
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Voir l’article « Vitalistes », Dictionnaire de médecine, par Adelon et al., Paris, Béchet
jeune, 1828, p. 379 sq.
H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., p. 273.
Ibid., p. 204.
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d’énergie. La description que fait Renée de son bonheur est en quelque
VRUWHFRQÀUPpHSDUOHPDOrWUHGH/RXLVH : la femme sans enfant souffre
d’une répartition déséquilibrée de l’énergie, alors que l’accouchement
permet à cette énergie de se déployer de façon harmonieuse.
Encore une fois, Balzac retrouve les analyses de Cabanis tant sur la
nature féminine que sur la distinction entre vie complète et vie inachevée.
Suivant la préoccupation de nombreux médecins vitalistes qui cherchent
jGpÀQLUFHTXLHVWSURSUHDX[IHPPHVHQYHUWXGHOHXUGLIIpUHQFHRUJDnique d’avec les hommes41, Cabanis a exposé ses vues sur cette question
dans le mémoire des Rapports TX·LO FRQVDFUH j ©O·LQÁXHQFH GHV VH[HV
sur le caractère des idées et des affections morales. » S’appuyant sur
un ensemble de caractères physiques, comme « l’écartement des os du
EDVVLQ>«@SOXVFRQVLGpUDEOHTXHFKH]O·KRPPHªRX©OHVÀEUHV>«@SOXV
molles », il conclut que la « faiblesse relative » de la femme la destine à la
maternité et au soin de sa famille. Mais il sait que son destin, tout comme
celui de l’homme, peut être contrarié, car dans ce schéma qui associe
norme et nature, c’est le déploiement harmonieux de l’énergie vitale qui
assure le développement complet de la sensibilité : « l’homme ne jouit de
toute son existence que lorsqu’il existe dans tous les points qui l’unissent
à la nature et à ses semblables, c’est-à-dire lorsqu’il sent tout ce qui peut
augmenter ses connaissances, et connaît tout ce qui peut augmenter son
bien-être »42.
Renée, femme complète, « rayonne », elle établit des liens nombreux
avec ses enfants et le monde, alors que Louise, enfermée dans un amour
passionnel, souffre en conséquence. Dans Mémoires de deux jeunes
mariées %DO]DF UHSUHQG OD WKpRULH YLWDOLVWH GH O·LQÁXHQFH GHV FLUFRQVtances, et en particulier l’interprétation politique qu’en feront les médecins de l’époque révolutionnaire comme Cabanis43. La lettre de Renée
fait clairement apparaître que la société contrarie la bonne santé des individus. Ce thème est abordé dans de nombreuses lettres qu’elle adresse
à Louise et tout particulièrement dans la lettre XVIII, au début de son
mariage, alors que son amie en est encore à faire la coquette avec Felipe.
Cette lettre est construite sur deux oppositions : l’une est celle entre le
« torrent » de la passion de Louise la Parisienne et le monde restreint,
la « sagesse » de Renée la provinciale, l’autre entre la société et la
nature : « Toute femme mariée apprend à ses dépens les lois sociales, qui
41
42
43
C’est le cas par exemple de Roussel, auteur d’un Système physique et moral de la
femme, Paris, 1775.
CABANIS, Travail sur l’éducation publique, Œuvres complètes, Paris, Bossange frères,
1825, p. 372-373.
Mais on peut dire la même chose de F. X. Lanthénas, par exemple.
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sont incompatibles en beaucoup de points avec celles de la nature. »44
L’énergie féminine est donc contrariée par la loi, mais une loi bien particulière, le Code civil : « La loi naturelle et le code sont ennemis, et nous
sommes le terrain sur lequel ils luttent. »45 écrit encore Renée à son amie.
On voit ici à quel point les préoccupations de Balzac sont restées
constantes, de Physiologie du mariage à Mémoires de deux jeunes
mariées. C’est l’inadéquation entre le Code et la nature humaine qui est à
l’origine du premier ouvrage46 dans lequel Balzac dénonce constamment
le fait que le Code civil ignore l’organisation sociale et les lois du désir,
en particulier du désir masculin :
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L’âge moyen auquel l’homme se marie est celui de trente ans ; l’âge
moyen auquel ses passions, ses désirs les plus violents […] se développent, est celui de vingt ans. Or, pendant les dix plus belles années
de sa vie […] il reste sans trouver à satisfaire légalement cet irrésistible besoin d’aimer qui ébranle son être tout entier. […] nous
devons admettre que […] le sixième le plus vigoureux [des hommes]
demeure perpétuellement dans une attitude aussi fatigante pour eux
que dangereuse pour la société47.
Le Code contraint l’énergie, le développement naturel autant de l’homme
que de la femme. En adoptant le point de vue de la médecine vitaliste,
%DO]DFDDXVVLHQGRVVpOHXUFULWLTXHGXSROLWLTXH,OQ·DIÀUPHSDVVHXOHment que si les forces de chacun ne trouvent à se déverser dans leurs
lieux naturels, elles provoqueront des souffrances physiques et morales,
il souligne aussi que ce que la société produit comme conduite illégale
est semblable à une maladie et porte des germes de destruction.
L’étude systématique de la présence du vitalisme dans deux textes
souvent négligés de La Comédie humaine a permis de mettre en lumière
O·pWHQGXH GH O·LQÁXHQFH GH FHV DQDO\VHV VXU O·±XYUH GH %DO]DF 1RXV
avons montré comment il a appliqué l’analyse vitaliste de l’organisation
et du pathologique à la fois à la société, semblable à un organisme,
et à chacun de ses membres qui joue alors le rôle d’un organe dans
l’ensemble du corps. Balzac a suivi en cela une extension des idées
médicales au politique qui prend une valeur toute particulière pendant la
Révolution française. Plus alors que l’inventaire des espèces humaines,
44
45
46
47
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H. DE BALZAC, Mémoires de deux jeunes mariées, op. cit., p. 147.
Ibid., p. 148.
H. DE BALZAC, Physiologie du mariage, op. cit., p. 19 : « Ces paroles, prononcées
devant le Conseil d’Etat par Napoléon lors de la discussion du Code civil, frappèrent
vivement l’auteur de ce livre ; et, peut-être, à son insu, mirent-elles en lui le germe de
l’ouvrage qu’il offre aujourd’hui au public ».
Ibid., p. 71.
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La Comédie humaine apparaît comme un relevé des dysfonctionnements
d’une société malade, entravée par le Code civil.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Sources
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– Mémoires de deux jeunes mariées, Paris, Garnier-Flammarion, 1979.
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Transcendante : ouvrage théorique, historique et à l’ordre du jour, dédié aux
Gastronomes parisiens, Paris, 1825.
BROUSSAIS, J.-F., Traité de physiologie appliqué à la pathologie, tome 2, Annales
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CABANIS, P.J.G., Œuvres complètes, Paris, Bossange frères, 1823-1825.
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des Sciences de l’Homme de Montpellier :
http ://www.msh-m.tv/spip.php ?mot81
et http ://www.msh-m.tv/spip.php ?mot81&debut_articles=12#pagination_
articles (18 février 2012)
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15_482_R1048_Couv4_HICL-000-03-Couverture 4 04.07.14 11:35 Page1
La dialectique esprit/matière ou âme/corps informe, dans la tradition
occidentale, les représentations de l’homme et de la société, du pouvoir et
du savoir, du langage et de l’image. Deuxième volume d’un ensemble de
travaux publié sous le titre Médecine, Sciences de la vie et Littérature en
France et en Europe, de la Révolution à nos jours, le présent livre vise à
en dégager les principales reconfigurations, entre la fin du XVIIIe siècle et
le début du XXIe siècle, au prisme de la littérature. La première partie:
«L’âme et le corps réinventés», s’articule sur le tournant des Lumières
(1780-1830 ), et plus particulièrement sur le moment post-révolutionnaire, marqué par un retour du spiritualisme et par la diffusion du vitalisme ; les répercussions littéraires du développement des sciences de
l’homme et de la naissance de la psychanalyse font l’objet des deuxième
et troisième parties de l’ouvrage, soulignant la convergence (2e partie) ou
au contraire la rivalité (3e partie) des hommes de lettres et de sciences
dans l’exploration du moi ; interrogeant les conceptions anthropologiques
à l’ère des nanotechnologies et face à l’émergence du transhumanisme, la
quatrième et dernière partie (« Sublimer le corps par l’art/la technique?»)
s’attache aux enjeux éthiques et aux imaginaires fantasmatiques de
l’extrême contemporain, à travers l’art et la littérature.
ISBN: 97 8-2-600-016 97-1
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