Le partenariat stratégique franco-russe : inutile et incertain FRANÇOISE THOM Les dirigeants français viennent de faire un choix dont ils ne mesurent peut-être pas les conséquences pour l’OTAN, pour l’Union européenne et pour la France. Ils s’engagent résolument dans la création d’un axe Paris-Moscou, qui doit se concrétiser dans les domaines économique et stratégique et qui comporterait, selon le Président Medvedev, une dimension « spirituelle ». Les arguments avancés en faveur de ce choix par la partie française, répétés avec une monotonie mécanique qui trahit l’indigence de la réflexion, voire l’absence de conviction de ceux qui les ânonnent, sont aussi faciles à résumer qu’à réfuter. F. T. L’argument de la guerre froide RUSSIE n’est plus une menace mais un partenaire, nous dit-on. Seuls les ringards de la guerre froide pensent autrement. La France a besoin de la Russie, « pour la préservation de la paix, pour surmonter la crise », selon Nicolas Sarkozy. Elle lui fait donc confiance et on ne voit pas pourquoi elle lui refuserait la vente de quatre bâtiments de guerre de classe Mistral. « On ne peut en même temps vouloir bâtir un partenariat de paix et de sécurité en Europe avec les Russes en regardant la Russie comme si c’était l’Union soviétique », explique le ministre de la Défense Hervé Morin aux Baltes inquiets (1) en les invitant à « changer de lunettes (2) ». Le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner n’en finit pas de L A (1) AFP, 25 février 2010. (2) Ibid. COMMENTAIRE, N° 130, ÉTÉ 2010 vanter la « modernisation » de la Russie : « La génération Medvedev, c’est autre chose que Vladimir Poutine. » En un mot, l’« ami Dimitri » du Président Sarkozy est un homme avec lequel on peut s’entendre. Nos gouvernants rappellent à l’envi que la Russie a longtemps été « humiliée » et qu’elle a des intérêts légitimes dans le territoire de l’ex-URSS (argument notamment invoqué par François Fillon pour rejeter la demande d’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie en avril 2008 lors du sommet de Bucarest). Et bien sûr, comme toujours, on nous serine qu’il y a l’immense marché russe que la France ne saurait abandonner à l’Allemagne, surtout en période de crise. Commençons par l’argument de la guerre froide, vouée aux gémonies par le parti russe en France. Il ne faudrait pas oublier que la guerre froide a débuté quand les Occidentaux se sont mis à résister à Staline. C’est à elle que 319 FRANÇOISE THOM les Européens de l’Ouest ont dû leur liberté. Tant que les États-Unis et la Grande-Bretagne cédaient à toutes les exigences de Staline, il n’y avait pas de guerre froide, il n’y avait que la guerre larvée que Staline menait sournoisement contre ses alliés occidentaux, parallèlement à sa lutte contre l’Allemagne hitlérienne. Si les Occidentaux avaient laissé l’Armée rouge atteindre la Manche, comme Staline l’avait envisagé au printemps 1945, s’ils avaient abandonné les Détroits et le nord de l’Iran à Staline, s’ils avaient évacué l’Allemagne en laissant au pouvoir le gouvernement communiste « ami » préparé par Staline, il n’y aurait pas eu de guerre froide. Ce que l’on taxe aujourd’hui de « logique de guerre froide » est avant tout la volonté de résister aux volontés expansionnistes de la Russie. Et il ne s’agit pas que de l’« étranger proche », mais bien de toute l’Europe. Mais l’argument de la fin de la guerre froide prête à une autre critique non moins fondamentale. Il ne suffit pas que les Occidentaux proclament unilatéralement « la fin de la guerre froide », en le répétant inlassablement selon la méthode Coué. Il faut aussi que les Russes tournent le dos à la vision paranoïaque « eux contre nous » qui les a marqués bien plus profondément que les Occidentaux, car le manichéisme léniniste n’a fait que se greffer sur le terreau xénophobe accumulé durant des siècles par l’Église orthodoxe. Or dans ce domaine nous sommes loin du compte. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir en 2000, les media russes ont rivalisé dans la propagande de la haine à l’égard des États-Unis et du mépris à l’égard de l’Europe. Les Russes ont été soumis à un véritable lavage de cerveau nationaliste et chauvin depuis une décennie, endoctrinés jour et nuit dans l’idée que l’Occident était l’ennemi. Et les évolutions récentes n’ont rien de rassurant, si l’on ne s’attarde pas aux rapports très critiques de certains thinktanks Potemkine censés figurer le débat démocratique en Russie. C’est aux actes qu’il faut juger le Président Medvedev et non à ses platoniques déclarations dénonçant la corruption et les tares du système existant. Or que voyons-nous ? Le contre-espionnage français constate que jamais depuis 1985 le nombre d’espions russes n’a été aussi élevé en France (3). La nouvelle doctrine militaire (3) Voir Vincent Jauvert, « Nos amis du Kremlin », Le Nouvel Observateur, 25 février 2010. 320 russe, qui, précisons-le, comporte une partie rendue publique et une partie secrète, place l’OTAN au premier rang des « dangers externes » qui menacent la Russie. Il ne s’agit pas que d’une posture déclaratoire : au cours des manœuvres Zapad-2009 de septembre dernier, auxquelles ont participé 13 000 militaires sur le territoire de la Biélorussie et à Kaliningrad, Moscou et Minsk ont simulé des opérations offensives visant la Pologne et prévoyant une frappe nucléaire, l’assaut des plages et une attaque du gazoduc. N’oublions pas non plus que Moscou a suspendu sa participation au traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE). L’ambassadeur de Russie à l’OTAN, Dmitri Rogozine, s’est récemment vanté sur Twitter que « l’Ours russe botterait le train » à la piétaille des pays de l’OTAN si ceux-ci s’obstinaient à aller contre les désirs russes en matière de défense antimissiles (4). Le lendemain de sa visite à Paris, le Président Medvedev, s’adressant au Collège du ministère de la Défense russe, a déclaré que la Géorgie constituait toujours « une menace potentielle pour les intérêts nationaux de la Fédération russe » et a menacé en termes sans équivoque de reprendre la guerre contre ce petit pays rebelle en invoquant le droit de faire intervenir la troupe que la Constitution lui avait octroyé l’année précédente (5). Le régime russe a entrepris une réforme militaire radicale dont les grandes lignes ont été définies par le Président Medvedev en septembre 2008 : amélioration de la capacité de déploiement des troupes, des systèmes de commandement et de contrôle, de l’entraînement, développement d’un armement de haute technologie, amélioration de la situation matérielle des militaires, développement d’une flotte de sous-marins armée de missiles de croisière, création d’un système de défense dans l’espace. La loi sur la Défense a été modifiée en octobre puis décembre 2009. Désormais, le Président russe a le droit d’engager les forces armées sans l’autorisation du Conseil de la Fédération (chambre haute du Parlement). Il peut faire intervenir les troupes en cas d’« attaque contre les forces armées russes à l’étranger », pour « défendre les citoyens russes à l’étranger », « défendre un (4) The New York Times, 12 février 2010. (5) Newsru.com, 5 mars 2010. LE PARTENARIAT STRATÉGIQUE FRANCO-RUSSE : INUTILE ET INCERTAIN État qui a demandé l’aide de la Russie (6) » ; ce dernier point est particulièrement important, car il montre que la Russie est prête à des interventions militaires même si le territoire russe n’est pas menacé. La Russie a entrepris un formidable effort de réarmement. Le passage à l’armée de métier est abandonné. Le gouvernement russe a décidé de mettre en place « un système fédéral de préparation au service militaire ». Dès l’âge de dix ans, les jeunes Russes seront soumis à une éducation orthodoxo-patriotique. À quatorze ans, on commencera à leur enseigner le maniement des armes à feu (7). Puissance versus démocratie ? Le programme de « modernisation » lancé par Medvedev a pour but de renforcer la puissance russe et nullement de démocratiser le pays. La guerre russo-géorgienne et la crise économique et financière ont révélé aux dirigeants du Kremlin que l’archaïsme de l’économie et de la machine militaire russes pouvait être un obstacle à leurs ambitions de puissance. En Russie, les revers, notamment sur le champ de bataille, sont le principal ressort de la modernisation : ce fut le cas de Pierre le Grand après la défaite de Narva, d’Alexandre II après la guerre de Crimée, de Nicolas II après la guerre russo-japonaise. Dans ces trois cas, les réformes spectaculaires mises en œuvre avaient pour but de faire de la Russie une grande puissance militaire capable de défier l’Europe, et non d’émanciper la société russe. La situation est analogue aujourd’hui. L’innovation du régime medvedevien consiste en ceci que la Russie a décidé d’atteler les Européens de l’Ouest à la construction de son secteur militaire (nous retrouvons la politique de Pierre le Grand). Le contrat d’achat des bâtiments de guerre de classe Mistral présente un triple avantage : d’abord, la Russie acquiert un système moderne de direction d’opération militaire, accède à des technologies et à un savoir-faire en termes de fabrication sans avoir à les développer ellemême ; deuxièmement, elle réduit à néant la solidarité atlantique et la solidarité européenne ; troisièmement, elle accélère la vassa(6) Gazeta.ru, 8 décembre 2009. (7) Gazeta.ru, 2 mars 2010. lisation du deuxième grand pays européen après l’Allemagne (nous reviendrons sur ce dernier point, le plus important). De surcroît, en associant les Européens à son projet de « modernisation », elle se dispense de faire les réformes internes qui sont indispensables à une modernisation en profondeur, ailleurs que dans le secteur militaire. Ainsi la participation de la France à l’entreprise de « modernisation » de la Russie, loin d’encourager les réformes politiques, confortera le régime autoritaire russe en le dispensant d’opérer des changements internes risqués pour lui mais indispensables pour la remise à niveau de son instrument de puissance au cas où il n’y aurait pas d’aide extérieure. C’est exactement le contraire de ce que prétendent nos dirigeants, vraisemblablement sans y croire d’ailleurs, car ils ont pris de fructueuses leçons de cynisme auprès de leurs mécènes moscovites. Il est fort probable que la complaisance française donne à Vladimir Poutine des chances supplémentaires de réélection au poste de Président de Russie en 2012 : après tout, c’est lui qui a parié le premier sur la faiblesse et la vénalité des Occidentaux et qui a su organiser ces dispositions au profit du Kremlin. C’est sa politique qui porte ses fruits aujourd’hui, alors que la Russie a annexé un cinquième du territoire d’un État voisin au terme d’une guerre que les Occidentaux se sont dépêchés d’oublier. Le fabuleux marché Venons-en au fabuleux marché russe que les dirigeants du Kremlin ne cessent de faire miroiter à leurs partenaires occidentaux. L’un des pionniers occidentaux en Russie, Ikea, a annoncé l’été dernier, après des déboires innombrables, qu’il n’investirait plus un sou dans ce pays (8). Carrefour vient de quitter précipitamment la Russie, n’y ayant tenu que trois mois. L’aventure avec Lada a plombé de 200 millions d’euros les résultats du Groupe Renault au premier semestre 2009, aggravant la situation de la société (9). En février dernier, TNK-BP a été obligé de vendre à Gazprom ses 62,89 % dans Russia Petroleum, la société détenant la licence du gisement (8) « Why Ikea is fed up with Russia », New Business, 2 juillet 2009. (9) L’Expansion, 1er octobre 2009. 321 FRANÇOISE THOM gazier Kovykta, en Sibérie orientale, selon un scénario de spoliation des compagnies occidentales bien rodé sous Poutine : dès que les investissements et les apports technologiques du partenaire occidental commencent à rapporter, l’État russe s’avise que le chantier ne répond pas aux normes écologiques en vigueur en Russie. La compagnie étrangère est obligée de céder sa part à Gazprom, encore heureuse si elle peut sauver quelques plumes et espérer quelque contrat mirobolant ultérieur pour un nouveau gisement – selon la logique du joueur invétéré qui perd toujours plus d’argent dans l’espoir de récupérer sa mise initiale. La faiblesse même des arguments en faveur du « partenariat stratégique avec la Russie » donne à penser que nos dirigeants ont d’autres motivations pour se lancer dans cette dangereuse aventure. Nous sommes en train de prendre la mesure de l’efficacité d’une stratégie d’influence et de contrôle mise en œuvre par la Russie en Europe depuis 2004. Les étapes en ont été dépeintes par Vincent Jauvert dans ses articles courageux (10). D’abord, le Kremlin appâte par des contrats juteux des hommes d’affaires proches des milieux gouvernementaux ; il ajoute à cette nébuleuse des idéologues pro-russes comme il y en a tant en France et en Europe ; ce noyau place ses hommes au sein des lieux de décision du pays concerné. Les experts des centres de recherche péri-gouvernementaux sont invités en Russie et somptueusement reçus, parfois même invités par Poutine ou Medvedev. Leurs organismes reçoivent de généreux financements russes sous couleur de publications conjointes. De même les directeurs des revues influentes sont les hôtes choyés d’oligarques et cette hospitalité luxueuse impose bien entendu certaines obligations ultérieures : il ne faut surtout pas décevoir l’opulent mécène russe. Les oligarques proches du Kremlin s’offrent les grands quotidiens occidentaux ; ou bien des hommes d’affaires attachés au business en Russie sont introduits dans les conseils de rédaction. Les parlementaires ne sont pas oubliés. La Russie a un budget quasi illimité pour toutes ces opérations de séduction. Ainsi se développe l’autocensure, déjà palpable aujourd’hui : il est (10) Voir « Nos amis du Kremlin », art. cité. 322 désormais très difficile de faire passer dans les media des articles critiques du régime russe. Ceux qui s’aventurent sur Internet sont la cible des cyber-tontons macoutes poutiniens qui sévissent jour et nuit sur le Web, insultant leurs adversaires et exigeant que journaux et revues leur ferment les portes. « La verticalité du pouvoir » poutinien Cette infiltration systématique est déjà périlleuse en elle-même. La France ne sait plus désormais dire non à Moscou : elle accepte de participer aux ruineux North Stream et South Stream, projets chers à Poutine qui n’ont plus aucune rationalité économique, compte tenu de la révolution qui est en train de s’opérer dans le marché gazier grâce à la mise en exploitation du gaz des schistes et l’expansion du marché spot. Elle s’engage à voler au secours d’Avtovaz, la compagnie automobile au déficit abyssal soutenue par Poutine. Elle se fait complice de la censure russe en privant la chaîne géorgienne russophone Perviy Kavkazky de satellite. Eutelsat (11), qui avait en effet commencé à diffuser Perviy Kavkazky, a rompu son engagement après avoir signé un contrat « lucratif » avec l’opérateur russe Interspoutnik. Enfin, la Russie a remporté l’appel d’offre sur la vente du terrain hébergeant le siège parisien de Météo France, où elle compte construire « un centre spirituel et culturel qui pourrait comprendre une église et un séminaire ». Outre qu’on peut craindre à Paris l’apparition d’une horreur architecturale dans le goût de celles qui ont fleuri dans le Moscou de Loujkov, ce lieu voisine avec une soixantaine d’appartements de fonction et plusieurs bureaux appartenant à l’Élysée, ce qui permettrait au SVR (le successeur du KGB, chargé du renseignement extérieur) de déployer d’utiles écoutes (12) : on connaît les liens anciens entre l’Église orthodoxe russe, le KGB et ses successeurs. Mais qu’importe : l’ambassadeur russe avait fait savoir que Moscou considérerait un refus comme un geste « inamical » à l’égard de la Russie. Ainsi, insensiblement, le gouvernement français est en train de se glisser dans « la verti(11) La France détient plus de 25 % d’Eutelsat. (12) Voir Vincent Jauvert, art. cité. LE PARTENARIAT STRATÉGIQUE FRANCO-RUSSE : INUTILE ET INCERTAIN cale du pouvoir » poutinien. Les désirs russes deviennent des ordres. Bientôt, le Président russe aura ses commissaires politiques dans les administrations qui comptent. Pire encore, le parti russe en France semble privilégier parmi ses interlocuteurs russes le clan tchékisto-orthodoxe le plus obscurantiste. Ainsi le contrat – négocié sans appel d’offre – sur les bâtiments de guerre de classe Mistral bénéficiera au premier chef à Sergueï Pougatchev, le patron du chantier Severnaja Verf qui sera chargé d’assembler deux Mistrals. Pougatchev est un oligarque orthodoxe ultranationaliste proche de Poutine (13). Certes la France n’est pas la seule à se précipiter dans l’orbite russe, mais le processus y est plus avancé à cause de la niaise russolâtrie traditionnelle de nos élites. La « schröderisation » de la classe politique européenne avance à pas de géant et le traité de Lisbonne qui fait la part belle aux grands États risque d’accélérer ce processus (c’est d’ailleurs l’analyse faite à Moscou). On comprend pourquoi nos décideurs ne se préoccupent guère de savoir si l’armement offensif fourni à la Russie servira à accroître ses capacités de projection dans ses agressions futures : la France revit l’alliance franco-russe, elle espère être la favorite de la plus grande puissance d’Europe. Ce rôle de partenaire junior lui convient fort bien car les dirigeants russes, à la différence des Allemands sous Hitler ou des Américains, savent flatter sa vanité et la gonfler du sentiment de sa propre importance. Ils lui présentent sa vassalisation comme un acte de courage politique. Pour l’Europe, les conséquences sont graves. Il ne s’agit pas que de la menace militaire – encore que celle-ci ne doive pas être sousestimée. Combinée à la crise économique, l’influence russe est dévastatrice pour l’Europe. Il y a d’abord le travail de sape idéologique. Les Russes ne cessent de répéter que la nature des systèmes politiques importe peu, pourvu qu’ils soient « pragmatiques » ; de susurrer que le souci des libertés fondamentales n’est qu’une hypocrisie utilisée par les Anglo-Saxons pour camoufler leur volonté de détruire les nations ; qu’en relations internationales seule l’approche « réaliste » et égoïste est payante, c’està-dire celle qui se fonde sur la prise en compte cynique du rapport de force. En Europe, seuls (13) Son fils Alexandre va investir 10 millions d’euros dans France-Soir. doivent compter les grands pays, en partenariat bien sûr avec la Russie, seul importe l’intérêt national, défini bien sûr pour chacun par la Russie. À force de marteler que la défense de la démocratie libérale était l’apanage des néo-conservateurs américains, les propagandistes russes en arrivent à inciter les Européens à renier les bases mêmes sur lesquelles s’est construite l’Europe pendant plus de cinquante ans. L’idée d’une égalité de droits entre les États européens, petits et grands, l’idée que le rapport de force est exclu entre Européens, l’idée d’une solidarité européenne, tout cela est dédaigneusement balayé de la main à Moscou. Si cette « philosophie » du Kremlin gagne du terrain, l’Europe risque de régresser prodigieusement et d’oublier les dures leçons tirées des deux guerres mondiales. Comment expliquer qu’il se trouve tant d’Européens, notamment de Français, qui acceptent de devenir les apologètes du darwinisme social postcommuniste russe appliqué aux relations internationales ? Nadejda Mandelstam, la veuve du poète Osip Mandelstam mort au Goulag, se demandait dans ses Mémoires pourquoi l’intelligentsia russe avait massivement pactisé avec le bolchevisme. Elle en était arrivée à la conclusion que c’était la fascination de la violence qui avait suscité cette complaisance chez les intellectuels. Aujourd’hui, on a l’impression que c’est la brutalité russe, le torse nu et le langage cru de l’ex-Président Poutine qui exercent une séduction fatale sur nombre de dirigeants européens. Ceux-ci cherchent peut-être dans ce monde hobbesien un remède à l’étouffant « politiquement correct » distillé par les media et les institutions européennes – sans voir que ce remède est pire que le mal. Un nouveau système de sécurité La crise est en train de défaire l’Union européenne et le lien transatlantique, sans lequel l’UE est incapable de tenir ensemble, ce dont nous nous apercevons aujourd’hui. La Russie l’a compris la première et elle a bâti sa politique en conséquence. Elle guette et pousse à la roue autant qu’elle le peut. Elle attise le nationalisme et le protectionnisme. Il ne reste qu’à institutionnaliser la débandade des Occidentaux et à faire passer un nouveau traité de sécurité européen qui 323 FRANÇOISE THOM donne à Moscou un droit de veto dans le domaine de la sécurité européenne, et en réalité qui formalise l’influence prépondérante que Moscou a acquise de facto en Europe grâce à la stratégie décrite plus haut. Au printemps 2008, le Président russe a proposé la mise en place d’un nouveau système de sécurité en Europe. Les Européens n’ont pas compris que cette démarche résultait de l’évaluation faite à Moscou de la nouvelle « corrélation des forces ». Aux yeux des dirigeants russes, l’effacement américain était acquis et il fallait que l’Europe en prenne acte et lui donne une forme institutionnelle. Pour les Russes, le droit toujours est la codification d’un rapport de forces. Celui-ci ayant évolué au détriment des États-Unis et en faveur de la Russie, l’architecture de sécurité européenne devait être modifiée en conséquence. Comme en Europe on traînait les pieds, Moscou décida de faire une petite démonstration : la guerre russo-géorgienne avait avant tout pour objectif de montrer aux Européens que l’alliance avec les États-Unis ne valait plus rien. La Russie était en situation de force et pouvait agir unilatéralement dès qu’elle le souhaitait. Le partenariat stratégique franco-russe risque d’être un pas important vers la réalisation de cet objectif d’intégration du système de sécurité européen dans la « verticale du pouvoir » moscovite. FRANÇOISE THOM LES DRAMES EUROPÉENS Ce déplacement vers le Pacifique des valeurs matérielles de la civilisation était inscrit depuis longtemps dans l’effort de la race blanche pour faire des États-Unis l’empire le plus riche et le mieux assis qui fut jamais, comme aussi dans la diffusion des techniques européennes parmi les peuples jaunes dont la densité surpasse celle des autres peuples. Mais la récente guerre en a, pour ainsi dire, précipité le cours : elle a privé l’Europe de ses trois supériorités matérielles, la supériorité du nombre de sa population active, la supériorité de ses richesses monétaires et la supériorité de son outillage. Nous verrons commencer, pour l’Europe, sous des formes nouvelles, un drame intérieur et un drame extérieur. Le drame intérieur sera un drame industriel. Le drame extérieur sera un drame commercial. Lucien ROMIER, Explication de notre temps, Grasset, 1924, p. 270-271. 324