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VILLE Isabelle Traitement social des déficiences et expérience du handicap en France

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EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE ,
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PERSONNES HANDICAPÉES ET
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dossier
Handicaps et personnes handicapées
Traitement social des déficiences
et expérience du handicap en France
➤ Isabelle Ville – FRANCE
Chargée de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM),
Institut fédératif de recherche sur le handicap, Centre de recherche médecine, sciences,
santé et société (CERMES)
L’article brosse un panorama des évolutions récentes du traitement social des déficiences
en France. La première partie retrace les
étapes qui ont marqué le dernier siècle,
avec l’émergence de la réadaptation et
l’institutionnalisation des personnes handicapées puis la contestation de ce modèle
à partir des années 70. En s’appuyant sur
des travaux de recherches réalisées en
France, la seconde partie illustre en quoi
les modalités du traitement social des déficiences s’ancrent dans des représentations
culturelles du handicap largement partagées, y compris par les personnes handicapées elles-mêmes. Enfin, la dernière partie
questionne une nouvelle forme de traitement social, parfois qualifiée de « prévention des handicaps à la naissance », liée aux
avancées biotechnologiques dans le domaine
du suivi des grossesses.
Résumé
The article describes recent
changes in the social treatment of disabilities in France. The first part
relates the stages which marked the last century, with the emergence of rehabilitation
and institutionalization of disabled persons,
then the challenge to this model from the
1970s onwards. Based on studies carried
out in France, the second part illustrates
how the modes of social treatment of disabilities are rooted in the cultural representations of disability that are widely shared,
including by the disabled persons themselves. Finally, the last part questions a new
form of social treatment, sometimes characterized as “disability prevention at birth,”
related to biotechnological advances made
in the field of pregnancy monitoring.
Abstract
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Handicaps et personnes handicapées
Évolution du traitement social
des déficiences en France
La façon dont la société française traite ses
membres atteints de déficiences s’inscrit
dans le contexte plus général de la question
sociale et des réponses successives qui y ont
été apportées (Castel, 1995). Une perspective historique englobant le dernier siècle
éclaire l’analyse de la situation actuelle dans
ce pays et permet d’en comprendre la
spécificité.
Normalisation et institutionnalisation
À l’aube du XXe siècle, l’extension de l’industrialisation s’accompagne d’une prise de conscience des risques professionnels associés
à ces nouvelles formes de travail. La notion
de responsabilité collective marque une étape
importante de l’évolution du traitement des
déficiences. La réponse à apporter n’est
plus tant l’assistance et la bienfaisance que
l’assurance et la solidarité (Stiker, 1982). Les
nouvelles pratiques qui s’ensuivent reposent
sur le recours à l’État « providence », avec
notamment la mise en place de rentes, et
sur un objectif de normalisation, entendu
comme la réduction des écarts à la norme
statistique qui définit l’homme social moyen.
Atteindre l’idéal d’être dans la moyenne, qui
se résume le plus souvent à pouvoir assurer
sa subsistance en travaillant, suppose généralement un détour par des pratiques de
corrections, ciblées par type de déficiences,
en vue de réintégrer le milieu social ordinaire. Aux termes privatifs en «in» (infirmité,
invalidité, etc.) font suite les termes en « re »
(reclassement, rééducation, réadaptation,
etc.) qui désigne cet objectif de retour à la
vie sociale moyenne (Stiker, 2000).
La Grande Guerre et son million de mutilés vont peser fortement dans le renforcement
de cette orientation concrétisée par différentes législations : pensions aux mutilés et
victimes de la guerre (1919), emploi obligatoire des mutilés de guerre (1924) et son
extension aux mutilés du travail (1930), droit
à la rééducation professionnelle qui ouvre
les centres de rééducation aux accidentés du
travail (1924).
La culpabilité et l’obligation morale à
l’égard des victimes de guerre et du travail
s’accompagne d’une volonté de « normaliser »
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pour réintégrer dans la société globale grâce
à la réadaptation, nouvelle forme de traitement social des déficiences. Encore très
prégnantes aujourd’hui, les pratiques réadaptatives vont progressivement s’appliquer à
tous les types de déficiences regroupés sous
le terme indifférencié de handicap.
S’engage alors un processus d’institutionnalisation de ce nouvel objet social autour
des équipements spécialisés nécessaires à
la réadaptation, dont la Loi d’orientation en
faveur des personnes handicapées (1975)
constitue l’aboutissement (Alter, 2000). De
nombreuses associations regroupant des
infirmes civils se mettent en place entre les
deux guerres, avec pour objectif la reprise
d’une activité sociale et professionnelle ;
elles seront suivies, dans les années 60, par
des associations regroupant des personnes
concernées par un handicap d’origine intellectuel ou mental. Certaines, comme l’Association des paralysés de France (APF) ou
l’Union nationale des parents d’enfants
inadaptés (UNAPEI), se sont considérablement développées pour devenir des
groupes d’intérêt gestionnaires d’établissements et de services. Le cadre réglementaire
de 1956, qui fixe les conditions d’agrément
de ce type d’établissements, assure leur
fonctionnement grâce au remboursement
du « prix de journée » par la Sécurité sociale.
Porte-parole des personnes handicapées,
elles sont passées d’un rôle de substitut des
carences de l’État en créant des établissements dotés de matériel spécialisé, à celui
de partenaires privilégiés dans l’élaboration
des politiques sociales en matière de handicap (Plaisance, 2000 ; Guyot, 2000). Elles
comptent encore aujourd’hui parmi les plus
puissantes du paysage associatif français,
tant en nombre d’adhérents qu’en volume
budgétaire, nombre d’établissements gérés
et nombre de personnels employés (Barral,
1998 ; Tchernonog, 2000).
Cette délégation de l’État aux grandes
associations pour la prise en charge institutionnelle des personnes handicapées n’a pas
été sans soulever certaines critiques. Un tel
traitement semble davantage répondre à une
finalité de gestion des populations qu’à celle,
initiale, du retour à la vie ordinaire (Barral,
1998). La logique gestionnaire et le partenariat avec l’État semblent difficilement
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compatibles avec les objectifs initiaux, au
fondement du regroupement associatif, qui
visaient l’insertion sociale et professionnelle
en milieu ordinaire.
Contestation et
mobilisation collective
Différents mouvements contestataires de
personnes handicapées ont vu le jour dans
les années 70. Mettant en cause le modèle
de la réadaptation qui contribue à la ségrégation dans les institutions spécialisées,
leurs revendications s’articulent autour de
l’intégration dans le milieu ordinaire et du
droit des personnes à disposer de leur vie
(Galli et Ravaud, 2000). On peut schématiquement distinguer trois tendances parmi
ces divers groupes minoritaires :
£ les mouvements radicaux de lutte contre
l’assistance, groupes fortement ancrés
dans la mouvance extrémiste de gauche,
s’associent à d’autres groupes minoritaires (immigrés, femmes, prisonniers)
pour lutter contre la charité publique, le
lobbying des grandes associations et les
institutions spécialisées, le projet de loi
d’orientation (Turpin, 2000). Ces mouvements, faute de parvenir à nouer des
alliances avec le milieu associatif et le
secteur de la recherche sur le handicap,
disparaissent au début des années 80
(paradoxalement avec l’arrivée de la gauche au pouvoir) ;
£ les premières associations d’usagers comme
l’association « Vivre debout » qui inaugure, en 1977, le premier foyer de vie
autogéré par des adolescents myopathes,
bientôt suivi par deux autres. Tournés
vers l’action concrète, les fondateurs ne
se préoccupent pas de l’élaboration des
politiques, mais cherchent à utiliser les
services existants pour construire des
lieux de vie où les personnes sont autonomes et responsables ;
£ à l’intermédiaire se situent des associations proposant des services visant
l’intégration en milieu ordinaire tel le
Groupement pour l’insertion de personnes
handicapées physiques (GIHP), fondé
par des étudiants handicapés au milieu
des années 60, spécialisé dans le transport et l’aide à domicile. Défendant une
position pragmatique, cette association a
participé au débat entourant la préparation de la loi de 1975, cherchant à obtenir
des mesures correspondant à ses aspirations (Galli et Ravaud, 2000).
Vingt ans après, seul le GIHP reste en
activité. La particularité structurelle du
milieu associatif français, associée au mouvement d’institutionnalisation du handicap,
a-t-elle nui au déploiement de ce type
d’initiatives qui ont abouti, dans d’autres
pays, à une spectaculaire mobilisation collective ? L’existence d’une forte protection
sociale, instaurée dans les années 70, a pu
constituer un autre frein1.
Quoi qu’il en soit, depuis les années 90,
la mobilisation est ravivée par la voie internationale. Une branche française de l’Organisation mondiale des personnes handicapées
(Disabled Peoples’ International) est créée
en 1993. De nouvelles associations d’usagers
se fondent sur les principes défendus par
l’Independent Living Movement : advocacy,
stimulation par les pairs et empowerment
(Simon, 2000). Ces initiatives restent toutefois marginales. De leur côté, les grandes
associations ont évolué. Certaines se sont
tournées vers la recherche qu’elles financent par leurs propres moyens. Ainsi, les
dons que l’Association française contre les
myopathies recueille au cours du téléthon
qu’elle organise chaque année depuis 1987
sont en constante augmentation. D’autres,
comme l’APF, ont pris le tournant de l’intégration et de l’aide à la personne en instaurant des services ambulatoires. La plupart
se sont dotés d’un comité d’éthique où sont
débattues les questions soulevées par le traitement social des déficiences. L’ensemble
de ces évolutions trouve une concrétisation
dans l’adoption, en février 2005, de la Loi
pour l’égalité des droits et des chances, la
participation et la citoyenneté des personnes handicapées, dont on attend les décrets
d’application et qui instaure notamment un
droit à compensation.
1. Au 1er janvier 2005, une personne avec un taux d’incapacité supérieur ou égal à 80 % ayant besoin de l’aide
d’une tierce personne pour la plupart des actes de la vie quotidienne peut bénéficier de l’allocation pour
adultes handicapés et de l’allocation compensatrice pour tierce personne, toutes deux soumises à plafond de
ressources, soit un montant cumulé de 1 370 mensuel non imposable. Le salaire minimum interprofessionnel garanti s’élève quant à lui à 1 155 mensuel.
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Handicaps et personnes handicapées
Des représentations culturelles
du handicap à l’identité
des personnes handicapées
Aux différentes réponses qu’une société
apporte à la question du handicap correspondent différentes grilles de lecture de
ce que représente l’expérience de vie avec
des déficiences. Cette seconde partie illustre, à partir de travaux de recherches réalisés en France, comment le traitement social
des déficiences et les représentations qui
s’y rattachent affectent les interactions des
personnes concernées, leurs propres représentations et leur identité même.
Le modèle de la réadaptation vise la normalisation des personnes et leur retour à la
vie ordinaire grâce à diverses modalités de
« correction », « réparation », « rééducation ».
Il s’agit alors de « faire comme si » il n’y avait
pas de déficience. L’ensemble des pratiques
de réadaptation trouve leur légitimation et
leur renforcement dans un système de
représentations sociales partagées par tous
les acteurs impliqués. C’est du moins ce
que montrent une série de recherches réalisées en France entre 1983 et 1985. À cette
époque, les concepts de personnalité et de
réalisation personnelle trouvent un écho
important dans les discours de sens commun.
Deux modèles idéaux de la personne cohabitent, celui de l’individu au « moi fort »,
rationnel, stable et persévérant, symbole de
réussite socioprofessionnelle et celui de la
personne « bien dans sa peau », confiante et
chaleureuse, nouvelle figure issue du mouvement de 1968. Ce dernier modèle s’avère
toutefois incompatible avec les représentations du handicap (Paicheler et al., 1987).
En effet, une étude met en évidence deux
représentations extrêmes d’usagers de fauteuil roulant. L’une, majoritairement exprimée, coïncide avec le modèle général de
« l’inadaptation sociale » et attribue à ces personnes anxiété, introversion et dépendance
psychologique ; l’autre, au contraire, associe
à la déficience un type de « personnalité »
calme, contrôlée et rationnelle, représentation associée à la « réussite socioprofessionnelle ». Ces deux représentations-types
reflètent également une notion répandue
et fortement valorisée, tant dans la psychologie naïve que chez les professionnels de
la rééducation, celle de « surmonter » son
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handicap caractérisée par une insertion
sociale et professionnelle réussie. Le handicap est conçu, dans les représentations
sociales des années 80 en France, comme
une caractéristique personnelle que la personne doit surmonter pour être valorisée en
restant dans la norme, notamment en travaillant et fondant une famille (Ravaud et
Ville, 1985). Les professionnels de la rééducation, en plaçant la notion de « surmonter
son handicap » au cœur de leurs pratiques,
contribuent également à la « psychologisation » de l’expérience du handicap laquelle
est pensée comme le dépassement d’une
série d’obstacles pour réussir la normalisation attendue. Mais faire « comme tout le
monde » n’aboutit pas à « être comme tout
le monde », comme en témoigne une étude
sur les représentations de soi émanant de
deux groupes de personnes avec des déficiences motrices.
Les premières, qui ont contracté la poliomyélite dans les années 50, ont été immergées dans le discours et les pratiques de la
réadaptation, souvent depuis leur plus jeune
âge. Engagées dans la voie de la normalisation, la plupart d’entre elles (70 %) assument
(ou ont assumé) une activité professionnelle
normale. Les secondes ont acquis une paraplégie vingt-cinq ans plus tard en moyenne
et ont pu bénéficier des avancées de la loi
de 1975 et des allocations mises en place.
En outre, à la fin des années 70, le modèle
réadaptatif et les conceptions individualistes
du handicap commencent à être contestées,
les préoccupations se tournent alors davantage sur la participation sociale et la citoyenneté que sur l’insertion professionnelle.
Moins de la moitié (40 %) des personnes de
ce groupe sont insérés professionnellement.
Les personnes qui ont eu la poliomyélite
fournissent des représentations d’ellesmêmes uniformes, quels que soient leur âge
et leur sexe, caractérisées par la maîtrise de
soi, le sens du devoir, la prudence et méticulosité alors que les représentations de soi
des personnes paraplégiques ne se distinguent pas de celles de personnes sans
déficiences. Ainsi, le processus de normalisation semble mener à un paradoxe : en
appliquant aux personnes handicapées les
normes et attentes communes, en les traitant « comme les autres », il contribue à
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faire émerger des représentations de soi
particulières. C’est que la marche vers la
normalisation est coûteuse (Phillips, 1985) ;
elle impose de lourds efforts qui illustrent,
dans notre psychologie culturelle, la grande
volonté, la maîtrise d’elles-mêmes et la
capacité à « faire face » des personnes handicapées qui ont « réussi leur réadaptation ».
L’individualisme véhiculé dans nos représentations des personnes aboutit au renversement suivant : termes génériques résumant
certains comportements, les « traits de personnalité » deviennent explicatifs de ces
mêmes comportements – C’est grâce à ma
volonté, à ma capacité de maîtrise que je suis
parvenu à mener une vie normale. Cette
psychologisation qui néglige les attentes
sociales au profit de la responsabilité individuelle confère une légitimation au traitement
social des déficiences par la réadaptation.
Depuis les années 80, des voix contestataires et la forte mobilisation des personnes
handicapées qui s’en est suivie ont offert
d’autres grilles de lecture de l’expérience de
vie avec des déficiences. Les réflexions
menées dans le cadre de la Classification
internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (OMS, 2001), d’une
part, et des disability studies, d’autre part,
ont permis des théorisations du handicap
dans lesquelles l’environnement joue un
rôle déterminant.
La perspective sociopolitique du modèle
social (Oliver, 1990), opposé au modèle
médical curatif/réadaptatif, conçoit le handicap non plus comme un état de la personne,
mais comme une situation produite par les
barrières tant matérielles que socioculturelles qui entravent la pleine participation
sociale et la pleine citoyenneté des personnes
concernées (Ravaud, 2001). Par ailleurs,
l’allongement de l’espérance de vie et le
nombre croissant de personnes vivant avec
des maladies chroniques conduisent à une
conception universaliste dans laquelle l’état
de « pleine capacité » serait un état transitoire
(Zola, 1989).
Ainsi, sur le plan symbolique, ces nouvelles
manières de penser le handicap offrent des
alternatives aux personnes concernées pour
donner sens à leur propre expérience. Sur
le plan pratique, les actions collectives
ouvrent de nouveaux espaces d’échanges et
d’entraide où diffusent les nouvelles valeurs
susceptibles de transformer l’expérience de
vie avec des déficiences et de déboucher sur
des logiques collectives ou individuelles
d’identification et d’intégration. S’il est encore
tôt pour analyser les répercussions de ces
évolutions, certains travaux illustrent le retentissement positif du rapprochement communautaire sur les expériences individuelles.
Ainsi, la pratique sportive peut être utilisée par des personnes stigmatisées en
raison de déficiences pour parachever un
processus d’intégration comportant plusieurs étapes (Marcellini et al., 2000). Le
rapprochement avec des pairs permet la
construction d’un collectif qui se définit
initialement par la remise en cause des
représentations sociales dominantes qui lui
sont associées. En s’appropriant l’espace
sportif, le groupe invente des modalités de
pratique qui lui sont spécifiques, au cours
d’une phase de différenciation caractérisée
par une logique de repli communautaire.
S’engage ensuite une phase de négociation
permise par des rencontres entre la minorité
constituée et le groupe dominant concrétisée
par des ajustements réciproques : ouverture
des activités spécifiques du groupe à des
personnes non-membres et revendication
de la prise en compte des spécificités dans le
mouvement sportif général. Ces ajustements
entre minorité et majorité permettent la participation sociale normalisée dans le respect
de la différence (Marcellini et al., 2000).
Le « travail biographique »2 qu’accomplissent les personnes après l’acquisition d’une
déficience motrice sévère peut, dans des
conditions favorables, conduire à défendre
de nouvelles valeurs et construire un projet
de vie considéré comme plus positif et plus
satisfaisant, voire une nouvelle identité.
L’accident et ses conséquences sont non
seulement acceptés, mais parfois même
interprétés comme une opportunité de
changement, une « deuxième naissance ». Si
le temps est un élément essentiel de ce processus de changement, une autre condition
2. Concept emprunté à Corbin et Strauss (1988). Unending work and care. Managing chronic illness at home,
San Francisco, Jossey-Bass Publishers.
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tout aussi importante évoquée par les personnes qui décrivent ce type d’expérience
est la participation à un groupe de pairs, les
échanges avec les compagnons d’expérience,
« ceux qui sont passés par là » (Ville, 2005).
Tout comme les pratiques d’institutionnalisation et de normalisation, le regroupement
de personnes handicapées au sein de collectifs semble avoir, par le biais de la
valorisation de l’expérience de vie avec des
déficiences qu’il est susceptible d’offrir, un
impact positif sur les représentations et
l’identité des personnes intéressées. Les
études citées, de tradition qualitative, portent toutefois sur un nombre restreint de
personnes et ne permettent pas de rendre
compte de l’impact des évolutions récentes
à l’échelle de populations plus larges. Une
étude réalisée sur 1 356 personnes tétraplégiques vivant en milieu ordinaire montre
que près de la moitié d’entre elles estiment
que les personnes handicapées ne constituent pas un groupe social particulier. Une
personne sur cinq reconnaît l’existence d’un
tel groupe tout en déclarant ne pas en faire
partie alors qu’un tiers exprime un sentiment d’appartenance communautaire (Ville
et al., 2003 ; Ville et al., 2004). Ce sentiment
est favorisé par la présence de difficultés
tant sociales que physiologiques (manque
de ressources, inactivité professionnelle,
complications de la tétraplégie). Ce sentiment est en outre associé à l’engagement
dans des associations de personnes handicapées et à la perception du handicap comme
relevant de mesures sociales et politiques.
À l’inverse, des déficiences moins sévères
contribuent à se démarquer de la communauté en estimant ne pas en faire partie.
Ainsi, l’identification communautaire des
personnes tétraplégiques françaises semble
reposer davantage sur un cumul de difficultés,
une communauté d’expériences négatives,
que sur le partage de valeurs positives qui
caractériserait une culture du handicap prenant une forme extrême dans la notion de
disability pride affirmée par certains groupes
de personnes handicapées (Morris, 1991).
Les résultats suggèrent en effet que tant
qu’un minimum de participation sociale est
possible, l’assimilation à la société dans son
ensemble est préférée à l’identification à
un groupe particulier. L’identification à la
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communauté semble toutefois constituer
une ressource, réelle ou symbolique, pour
les personnes pour lesquelles les déficiences
ont des conséquences plus lourdes.
Une nouvelle forme
de traitement social
des déficiences ?
Dans le même temps où la mobilisation des
personnes handicapées commence à porter
ses fruits, en particulier du fait de la participation de ces dernières aux débats publics,
de nouvelles pratiques se font jour dans le
champ de la médecine, lesquelles soulèvent
un certain nombre de questions éthiques.
Les avancées biotechnologiques ont orienté
les politiques et les pratiques qui entourent
la reproduction et le début de la vie. Grâce
au développement de la génétique et de
l’imagerie médicale, de plus en plus d’anomalies et de malformations peuvent être
dépistées avant la naissance. Les termes de
la législation française prévoient qu’en cas
de « forte probabilité » qu’un enfant à naître
soit atteint d’une pathologie « d’une particulière gravité et incurable au moment du
diagnostic », une interruption de grossesse
peut être pratiquée, et ce à n’importe quel
stade du développement fœtal. Par ailleurs,
les progrès de la réanimation permettent de
maintenir artificiellement en vie des grands
prématurés incapables de respirer de façon
autonome. Cette chance supplémentaire
donnée à la vie se paie du risque accru de
voir surgir à plus ou moins long terme des
déficiences graves. Dans les cas défavorables,
la question se pose alors de la poursuite ou
de l’arrêt de la réanimation.
En vingt ans, le nombre d’interruption
de grossesse pour motif médical n’a cessé
de croître, la France étant le pays d’Europe
qui en pratique le plus. Le « registre des
malformations congénitales de Paris » qui
enregistre depuis 1981 tous les cas de malformations et d’anomalies chromosomiques
diagnostiquées avant et à la naissance dans
la population parisienne montre l’évolution
de ces pratiques (De Vigan et al., 2003). Si
25 % des malformations étaient diagnostiquées au début des années 80, 70 % le sont
en 2000. Le nombre d’interruption médicale
de grossesse (IMG) augmente également ;
elles correspondent aujourd’hui à un peu
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plus de 1 % des naissances dans la population parisienne. Elles concernent en grande
majorité les anomalies chromosomiques et
neurologiques. Les cas de trisomie 21 représentent un quart des indications. Au cours
des dernières années, on dépiste près de
neuf cas de trisomie 21 sur dix et huit grossesses sur dix sont interrompues.
Dans le domaine de la néonatalité, une
comparaison européenne montre que si,
dans tous les pays étudiés, la majorité des
praticiens déclarent avoir au moins une fois
au cours de leur expérience professionnelle
décidé de limiter les interventions intensives auprès de nouveau-nés, les praticiens
français se distinguent nettement de ceux
des autres pays : près des trois quarts déclarent avoir déjà décidé d’administrer des
drogues en vue d’arrêter la vie du nouveauné contre la moitié des praticiens néerlandais
et moins de 5 % des praticiens des autres
pays (Cuttini et al., 2000).
Le développement record de ces pratiques, parfois considérées comme de la
« prévention » des handicaps, constitue-t-il
une spécificité française ? C’est ce que semble avancer le professeur Nisand en s’exprimant sur le Net : « Aucun autre pays au
monde n’a généralisé un accès aussi facile
et gratuit au diagnostic prénatal que la
France. Il est devenu une norme de la prise
en charge prénatale, une sorte de marqueur
de la qualité des soins »3.
La sélection des naissances semble s’être
imposée d’elle-même, comme un phénomène naturel, résultant d’un consensus « en
pratique », sorte d’« eugénique douce », pour
reprendre l’expression de Pierre-André
Taguieff (1989) reposant sur le libre choix
individuel éclairé. Compte tenu du caractère idéologique associé à toute forme
d’eugénisme, l’État a renoncé à l’utilisation
de mesures autoritaires et générales. Il a
laissé le soin aux experts médicaux de juger
de la « forte probabilité » et de la « particulière gravité » des anomalies qu’ils détectent. Les décisions sont prises au cas par cas,
à la demande des couples, dans le contexte
de discussions entre spécialistes. Des facteurs très éloignés de l’expertise médicale
participent au processus décisionnel. Deux
semblent particulièrement peser : les représentations négatives de ce qu’est l’expérience de vie avec une déficience et les
carences perçues de la société dans la prise
en charge des enfants déficients. Or, on
perçoit le risque de reproduction, voire de
renforcement des pratiques que comporte
la prise en compte sans distanciation critique de ces deux motifs. Le consensus pour
la sélection des naissances semble résulter
d’une convergence de logiques différentes
qui, sans se rencontrer, aboutissent à une
même conclusion, l’interruption de grossesse.
Une logique économique, en des temps où
la réduction des dépenses de santé s’impose,
vise à limiter indirectement le coût de la
prise en charge des personnes handicapées
par un suivi des grossesses hautement médicalisé. La logique du soignant qui s’est
engagé à soulager la détresse de ses
patients, représentés par les couples demandeurs d’une interruption de grossesse et
parfois celle, anticipée, de l’enfant à naître.
Enfin, la logique des couples eux-mêmes,
lesquels, effondrés par l’annonce de l’anomalie, sont censés prendre une décision
éclairée dans un temps généralement trop
bref pour réaliser le travail psychologique
nécessaire à cette étape (Pilliard et al., 2002).
De cette triade, la personne handicapée est
complètement absente.
On assiste donc, parallèlement aux avancées sociales et politiques dont les personnes
handicapées ont été les principaux acteurs,
à un nouveau mode de traitement social des
déficiences qui interpelle tant il apparaît
paradoxal dans ce contexte. À un modèle de
société résolument intégratif, qui tend à associer réflexions conceptuelles, dynamiques
collectives et leur traduction en politiques
sociales, se juxtapose un autre modèle proposant la réponse la plus radicale qui soit
de résolution du problème par son « éradication ». On peut dès lors craindre que la
sélection des naissances ne devienne l’alternative à l’accompagnement des personnes
handicapées (Moyse et Diederich, 2001). Il
apparaît nécessaire que ces deux modalités
de gestion des déficiences, la promotion
de la participation sociale des personnes
3. http://www.genethique.org/doss_theme/dossiers/l_arret_perruche/Nisand.htm
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Handicaps et personnes handicapées
handicapées, d’une part, et la sélection des
naissances, d’autre part, soient pensées
conjointement afin de mettre à jour les ten-
EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE ,
MOBILISATION COLLECTIVE DES
PERSONNES HANDICAPÉES ET
GESTION SOCIALE DU HANDICAP
sions qu’elles soulèvent et d’éclairer la
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SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ
N° 2, 2005
Handicaps_133-154-F.qxp
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