Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP 23:10 Page 135 dossier Handicaps et personnes handicapées Traitement social des déficiences et expérience du handicap en France ➤ Isabelle Ville – FRANCE Chargée de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), Institut fédératif de recherche sur le handicap, Centre de recherche médecine, sciences, santé et société (CERMES) L’article brosse un panorama des évolutions récentes du traitement social des déficiences en France. La première partie retrace les étapes qui ont marqué le dernier siècle, avec l’émergence de la réadaptation et l’institutionnalisation des personnes handicapées puis la contestation de ce modèle à partir des années 70. En s’appuyant sur des travaux de recherches réalisées en France, la seconde partie illustre en quoi les modalités du traitement social des déficiences s’ancrent dans des représentations culturelles du handicap largement partagées, y compris par les personnes handicapées elles-mêmes. Enfin, la dernière partie questionne une nouvelle forme de traitement social, parfois qualifiée de « prévention des handicaps à la naissance », liée aux avancées biotechnologiques dans le domaine du suivi des grossesses. Résumé The article describes recent changes in the social treatment of disabilities in France. The first part relates the stages which marked the last century, with the emergence of rehabilitation and institutionalization of disabled persons, then the challenge to this model from the 1970s onwards. Based on studies carried out in France, the second part illustrates how the modes of social treatment of disabilities are rooted in the cultural representations of disability that are widely shared, including by the disabled persons themselves. Finally, the last part questions a new form of social treatment, sometimes characterized as “disability prevention at birth,” related to biotechnological advances made in the field of pregnancy monitoring. Abstract 135 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 23:10 Page 136 dossier Handicaps et personnes handicapées Évolution du traitement social des déficiences en France La façon dont la société française traite ses membres atteints de déficiences s’inscrit dans le contexte plus général de la question sociale et des réponses successives qui y ont été apportées (Castel, 1995). Une perspective historique englobant le dernier siècle éclaire l’analyse de la situation actuelle dans ce pays et permet d’en comprendre la spécificité. Normalisation et institutionnalisation À l’aube du XXe siècle, l’extension de l’industrialisation s’accompagne d’une prise de conscience des risques professionnels associés à ces nouvelles formes de travail. La notion de responsabilité collective marque une étape importante de l’évolution du traitement des déficiences. La réponse à apporter n’est plus tant l’assistance et la bienfaisance que l’assurance et la solidarité (Stiker, 1982). Les nouvelles pratiques qui s’ensuivent reposent sur le recours à l’État « providence », avec notamment la mise en place de rentes, et sur un objectif de normalisation, entendu comme la réduction des écarts à la norme statistique qui définit l’homme social moyen. Atteindre l’idéal d’être dans la moyenne, qui se résume le plus souvent à pouvoir assurer sa subsistance en travaillant, suppose généralement un détour par des pratiques de corrections, ciblées par type de déficiences, en vue de réintégrer le milieu social ordinaire. Aux termes privatifs en «in» (infirmité, invalidité, etc.) font suite les termes en « re » (reclassement, rééducation, réadaptation, etc.) qui désigne cet objectif de retour à la vie sociale moyenne (Stiker, 2000). La Grande Guerre et son million de mutilés vont peser fortement dans le renforcement de cette orientation concrétisée par différentes législations : pensions aux mutilés et victimes de la guerre (1919), emploi obligatoire des mutilés de guerre (1924) et son extension aux mutilés du travail (1930), droit à la rééducation professionnelle qui ouvre les centres de rééducation aux accidentés du travail (1924). La culpabilité et l’obligation morale à l’égard des victimes de guerre et du travail s’accompagne d’une volonté de « normaliser » 136 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP pour réintégrer dans la société globale grâce à la réadaptation, nouvelle forme de traitement social des déficiences. Encore très prégnantes aujourd’hui, les pratiques réadaptatives vont progressivement s’appliquer à tous les types de déficiences regroupés sous le terme indifférencié de handicap. S’engage alors un processus d’institutionnalisation de ce nouvel objet social autour des équipements spécialisés nécessaires à la réadaptation, dont la Loi d’orientation en faveur des personnes handicapées (1975) constitue l’aboutissement (Alter, 2000). De nombreuses associations regroupant des infirmes civils se mettent en place entre les deux guerres, avec pour objectif la reprise d’une activité sociale et professionnelle ; elles seront suivies, dans les années 60, par des associations regroupant des personnes concernées par un handicap d’origine intellectuel ou mental. Certaines, comme l’Association des paralysés de France (APF) ou l’Union nationale des parents d’enfants inadaptés (UNAPEI), se sont considérablement développées pour devenir des groupes d’intérêt gestionnaires d’établissements et de services. Le cadre réglementaire de 1956, qui fixe les conditions d’agrément de ce type d’établissements, assure leur fonctionnement grâce au remboursement du « prix de journée » par la Sécurité sociale. Porte-parole des personnes handicapées, elles sont passées d’un rôle de substitut des carences de l’État en créant des établissements dotés de matériel spécialisé, à celui de partenaires privilégiés dans l’élaboration des politiques sociales en matière de handicap (Plaisance, 2000 ; Guyot, 2000). Elles comptent encore aujourd’hui parmi les plus puissantes du paysage associatif français, tant en nombre d’adhérents qu’en volume budgétaire, nombre d’établissements gérés et nombre de personnels employés (Barral, 1998 ; Tchernonog, 2000). Cette délégation de l’État aux grandes associations pour la prise en charge institutionnelle des personnes handicapées n’a pas été sans soulever certaines critiques. Un tel traitement semble davantage répondre à une finalité de gestion des populations qu’à celle, initiale, du retour à la vie ordinaire (Barral, 1998). La logique gestionnaire et le partenariat avec l’État semblent difficilement Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP 23:10 Page 137 dossier Handicaps et personnes handicapées compatibles avec les objectifs initiaux, au fondement du regroupement associatif, qui visaient l’insertion sociale et professionnelle en milieu ordinaire. Contestation et mobilisation collective Différents mouvements contestataires de personnes handicapées ont vu le jour dans les années 70. Mettant en cause le modèle de la réadaptation qui contribue à la ségrégation dans les institutions spécialisées, leurs revendications s’articulent autour de l’intégration dans le milieu ordinaire et du droit des personnes à disposer de leur vie (Galli et Ravaud, 2000). On peut schématiquement distinguer trois tendances parmi ces divers groupes minoritaires : £ les mouvements radicaux de lutte contre l’assistance, groupes fortement ancrés dans la mouvance extrémiste de gauche, s’associent à d’autres groupes minoritaires (immigrés, femmes, prisonniers) pour lutter contre la charité publique, le lobbying des grandes associations et les institutions spécialisées, le projet de loi d’orientation (Turpin, 2000). Ces mouvements, faute de parvenir à nouer des alliances avec le milieu associatif et le secteur de la recherche sur le handicap, disparaissent au début des années 80 (paradoxalement avec l’arrivée de la gauche au pouvoir) ; £ les premières associations d’usagers comme l’association « Vivre debout » qui inaugure, en 1977, le premier foyer de vie autogéré par des adolescents myopathes, bientôt suivi par deux autres. Tournés vers l’action concrète, les fondateurs ne se préoccupent pas de l’élaboration des politiques, mais cherchent à utiliser les services existants pour construire des lieux de vie où les personnes sont autonomes et responsables ; £ à l’intermédiaire se situent des associations proposant des services visant l’intégration en milieu ordinaire tel le Groupement pour l’insertion de personnes handicapées physiques (GIHP), fondé par des étudiants handicapés au milieu des années 60, spécialisé dans le transport et l’aide à domicile. Défendant une position pragmatique, cette association a participé au débat entourant la préparation de la loi de 1975, cherchant à obtenir des mesures correspondant à ses aspirations (Galli et Ravaud, 2000). Vingt ans après, seul le GIHP reste en activité. La particularité structurelle du milieu associatif français, associée au mouvement d’institutionnalisation du handicap, a-t-elle nui au déploiement de ce type d’initiatives qui ont abouti, dans d’autres pays, à une spectaculaire mobilisation collective ? L’existence d’une forte protection sociale, instaurée dans les années 70, a pu constituer un autre frein1. Quoi qu’il en soit, depuis les années 90, la mobilisation est ravivée par la voie internationale. Une branche française de l’Organisation mondiale des personnes handicapées (Disabled Peoples’ International) est créée en 1993. De nouvelles associations d’usagers se fondent sur les principes défendus par l’Independent Living Movement : advocacy, stimulation par les pairs et empowerment (Simon, 2000). Ces initiatives restent toutefois marginales. De leur côté, les grandes associations ont évolué. Certaines se sont tournées vers la recherche qu’elles financent par leurs propres moyens. Ainsi, les dons que l’Association française contre les myopathies recueille au cours du téléthon qu’elle organise chaque année depuis 1987 sont en constante augmentation. D’autres, comme l’APF, ont pris le tournant de l’intégration et de l’aide à la personne en instaurant des services ambulatoires. La plupart se sont dotés d’un comité d’éthique où sont débattues les questions soulevées par le traitement social des déficiences. L’ensemble de ces évolutions trouve une concrétisation dans l’adoption, en février 2005, de la Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, dont on attend les décrets d’application et qui instaure notamment un droit à compensation. 1. Au 1er janvier 2005, une personne avec un taux d’incapacité supérieur ou égal à 80 % ayant besoin de l’aide d’une tierce personne pour la plupart des actes de la vie quotidienne peut bénéficier de l’allocation pour adultes handicapés et de l’allocation compensatrice pour tierce personne, toutes deux soumises à plafond de ressources, soit un montant cumulé de 1 370 mensuel non imposable. Le salaire minimum interprofessionnel garanti s’élève quant à lui à 1 155 mensuel. 137 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 23:10 Page 138 dossier Handicaps et personnes handicapées Des représentations culturelles du handicap à l’identité des personnes handicapées Aux différentes réponses qu’une société apporte à la question du handicap correspondent différentes grilles de lecture de ce que représente l’expérience de vie avec des déficiences. Cette seconde partie illustre, à partir de travaux de recherches réalisés en France, comment le traitement social des déficiences et les représentations qui s’y rattachent affectent les interactions des personnes concernées, leurs propres représentations et leur identité même. Le modèle de la réadaptation vise la normalisation des personnes et leur retour à la vie ordinaire grâce à diverses modalités de « correction », « réparation », « rééducation ». Il s’agit alors de « faire comme si » il n’y avait pas de déficience. L’ensemble des pratiques de réadaptation trouve leur légitimation et leur renforcement dans un système de représentations sociales partagées par tous les acteurs impliqués. C’est du moins ce que montrent une série de recherches réalisées en France entre 1983 et 1985. À cette époque, les concepts de personnalité et de réalisation personnelle trouvent un écho important dans les discours de sens commun. Deux modèles idéaux de la personne cohabitent, celui de l’individu au « moi fort », rationnel, stable et persévérant, symbole de réussite socioprofessionnelle et celui de la personne « bien dans sa peau », confiante et chaleureuse, nouvelle figure issue du mouvement de 1968. Ce dernier modèle s’avère toutefois incompatible avec les représentations du handicap (Paicheler et al., 1987). En effet, une étude met en évidence deux représentations extrêmes d’usagers de fauteuil roulant. L’une, majoritairement exprimée, coïncide avec le modèle général de « l’inadaptation sociale » et attribue à ces personnes anxiété, introversion et dépendance psychologique ; l’autre, au contraire, associe à la déficience un type de « personnalité » calme, contrôlée et rationnelle, représentation associée à la « réussite socioprofessionnelle ». Ces deux représentations-types reflètent également une notion répandue et fortement valorisée, tant dans la psychologie naïve que chez les professionnels de la rééducation, celle de « surmonter » son 138 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP handicap caractérisée par une insertion sociale et professionnelle réussie. Le handicap est conçu, dans les représentations sociales des années 80 en France, comme une caractéristique personnelle que la personne doit surmonter pour être valorisée en restant dans la norme, notamment en travaillant et fondant une famille (Ravaud et Ville, 1985). Les professionnels de la rééducation, en plaçant la notion de « surmonter son handicap » au cœur de leurs pratiques, contribuent également à la « psychologisation » de l’expérience du handicap laquelle est pensée comme le dépassement d’une série d’obstacles pour réussir la normalisation attendue. Mais faire « comme tout le monde » n’aboutit pas à « être comme tout le monde », comme en témoigne une étude sur les représentations de soi émanant de deux groupes de personnes avec des déficiences motrices. Les premières, qui ont contracté la poliomyélite dans les années 50, ont été immergées dans le discours et les pratiques de la réadaptation, souvent depuis leur plus jeune âge. Engagées dans la voie de la normalisation, la plupart d’entre elles (70 %) assument (ou ont assumé) une activité professionnelle normale. Les secondes ont acquis une paraplégie vingt-cinq ans plus tard en moyenne et ont pu bénéficier des avancées de la loi de 1975 et des allocations mises en place. En outre, à la fin des années 70, le modèle réadaptatif et les conceptions individualistes du handicap commencent à être contestées, les préoccupations se tournent alors davantage sur la participation sociale et la citoyenneté que sur l’insertion professionnelle. Moins de la moitié (40 %) des personnes de ce groupe sont insérés professionnellement. Les personnes qui ont eu la poliomyélite fournissent des représentations d’ellesmêmes uniformes, quels que soient leur âge et leur sexe, caractérisées par la maîtrise de soi, le sens du devoir, la prudence et méticulosité alors que les représentations de soi des personnes paraplégiques ne se distinguent pas de celles de personnes sans déficiences. Ainsi, le processus de normalisation semble mener à un paradoxe : en appliquant aux personnes handicapées les normes et attentes communes, en les traitant « comme les autres », il contribue à Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP 23:10 Page 139 dossier Handicaps et personnes handicapées faire émerger des représentations de soi particulières. C’est que la marche vers la normalisation est coûteuse (Phillips, 1985) ; elle impose de lourds efforts qui illustrent, dans notre psychologie culturelle, la grande volonté, la maîtrise d’elles-mêmes et la capacité à « faire face » des personnes handicapées qui ont « réussi leur réadaptation ». L’individualisme véhiculé dans nos représentations des personnes aboutit au renversement suivant : termes génériques résumant certains comportements, les « traits de personnalité » deviennent explicatifs de ces mêmes comportements – C’est grâce à ma volonté, à ma capacité de maîtrise que je suis parvenu à mener une vie normale. Cette psychologisation qui néglige les attentes sociales au profit de la responsabilité individuelle confère une légitimation au traitement social des déficiences par la réadaptation. Depuis les années 80, des voix contestataires et la forte mobilisation des personnes handicapées qui s’en est suivie ont offert d’autres grilles de lecture de l’expérience de vie avec des déficiences. Les réflexions menées dans le cadre de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (OMS, 2001), d’une part, et des disability studies, d’autre part, ont permis des théorisations du handicap dans lesquelles l’environnement joue un rôle déterminant. La perspective sociopolitique du modèle social (Oliver, 1990), opposé au modèle médical curatif/réadaptatif, conçoit le handicap non plus comme un état de la personne, mais comme une situation produite par les barrières tant matérielles que socioculturelles qui entravent la pleine participation sociale et la pleine citoyenneté des personnes concernées (Ravaud, 2001). Par ailleurs, l’allongement de l’espérance de vie et le nombre croissant de personnes vivant avec des maladies chroniques conduisent à une conception universaliste dans laquelle l’état de « pleine capacité » serait un état transitoire (Zola, 1989). Ainsi, sur le plan symbolique, ces nouvelles manières de penser le handicap offrent des alternatives aux personnes concernées pour donner sens à leur propre expérience. Sur le plan pratique, les actions collectives ouvrent de nouveaux espaces d’échanges et d’entraide où diffusent les nouvelles valeurs susceptibles de transformer l’expérience de vie avec des déficiences et de déboucher sur des logiques collectives ou individuelles d’identification et d’intégration. S’il est encore tôt pour analyser les répercussions de ces évolutions, certains travaux illustrent le retentissement positif du rapprochement communautaire sur les expériences individuelles. Ainsi, la pratique sportive peut être utilisée par des personnes stigmatisées en raison de déficiences pour parachever un processus d’intégration comportant plusieurs étapes (Marcellini et al., 2000). Le rapprochement avec des pairs permet la construction d’un collectif qui se définit initialement par la remise en cause des représentations sociales dominantes qui lui sont associées. En s’appropriant l’espace sportif, le groupe invente des modalités de pratique qui lui sont spécifiques, au cours d’une phase de différenciation caractérisée par une logique de repli communautaire. S’engage ensuite une phase de négociation permise par des rencontres entre la minorité constituée et le groupe dominant concrétisée par des ajustements réciproques : ouverture des activités spécifiques du groupe à des personnes non-membres et revendication de la prise en compte des spécificités dans le mouvement sportif général. Ces ajustements entre minorité et majorité permettent la participation sociale normalisée dans le respect de la différence (Marcellini et al., 2000). Le « travail biographique »2 qu’accomplissent les personnes après l’acquisition d’une déficience motrice sévère peut, dans des conditions favorables, conduire à défendre de nouvelles valeurs et construire un projet de vie considéré comme plus positif et plus satisfaisant, voire une nouvelle identité. L’accident et ses conséquences sont non seulement acceptés, mais parfois même interprétés comme une opportunité de changement, une « deuxième naissance ». Si le temps est un élément essentiel de ce processus de changement, une autre condition 2. Concept emprunté à Corbin et Strauss (1988). Unending work and care. Managing chronic illness at home, San Francisco, Jossey-Bass Publishers. 139 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 23:10 Page 140 dossier Handicaps et personnes handicapées tout aussi importante évoquée par les personnes qui décrivent ce type d’expérience est la participation à un groupe de pairs, les échanges avec les compagnons d’expérience, « ceux qui sont passés par là » (Ville, 2005). Tout comme les pratiques d’institutionnalisation et de normalisation, le regroupement de personnes handicapées au sein de collectifs semble avoir, par le biais de la valorisation de l’expérience de vie avec des déficiences qu’il est susceptible d’offrir, un impact positif sur les représentations et l’identité des personnes intéressées. Les études citées, de tradition qualitative, portent toutefois sur un nombre restreint de personnes et ne permettent pas de rendre compte de l’impact des évolutions récentes à l’échelle de populations plus larges. Une étude réalisée sur 1 356 personnes tétraplégiques vivant en milieu ordinaire montre que près de la moitié d’entre elles estiment que les personnes handicapées ne constituent pas un groupe social particulier. Une personne sur cinq reconnaît l’existence d’un tel groupe tout en déclarant ne pas en faire partie alors qu’un tiers exprime un sentiment d’appartenance communautaire (Ville et al., 2003 ; Ville et al., 2004). Ce sentiment est favorisé par la présence de difficultés tant sociales que physiologiques (manque de ressources, inactivité professionnelle, complications de la tétraplégie). Ce sentiment est en outre associé à l’engagement dans des associations de personnes handicapées et à la perception du handicap comme relevant de mesures sociales et politiques. À l’inverse, des déficiences moins sévères contribuent à se démarquer de la communauté en estimant ne pas en faire partie. Ainsi, l’identification communautaire des personnes tétraplégiques françaises semble reposer davantage sur un cumul de difficultés, une communauté d’expériences négatives, que sur le partage de valeurs positives qui caractériserait une culture du handicap prenant une forme extrême dans la notion de disability pride affirmée par certains groupes de personnes handicapées (Morris, 1991). Les résultats suggèrent en effet que tant qu’un minimum de participation sociale est possible, l’assimilation à la société dans son ensemble est préférée à l’identification à un groupe particulier. L’identification à la 140 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP communauté semble toutefois constituer une ressource, réelle ou symbolique, pour les personnes pour lesquelles les déficiences ont des conséquences plus lourdes. Une nouvelle forme de traitement social des déficiences ? Dans le même temps où la mobilisation des personnes handicapées commence à porter ses fruits, en particulier du fait de la participation de ces dernières aux débats publics, de nouvelles pratiques se font jour dans le champ de la médecine, lesquelles soulèvent un certain nombre de questions éthiques. Les avancées biotechnologiques ont orienté les politiques et les pratiques qui entourent la reproduction et le début de la vie. Grâce au développement de la génétique et de l’imagerie médicale, de plus en plus d’anomalies et de malformations peuvent être dépistées avant la naissance. Les termes de la législation française prévoient qu’en cas de « forte probabilité » qu’un enfant à naître soit atteint d’une pathologie « d’une particulière gravité et incurable au moment du diagnostic », une interruption de grossesse peut être pratiquée, et ce à n’importe quel stade du développement fœtal. Par ailleurs, les progrès de la réanimation permettent de maintenir artificiellement en vie des grands prématurés incapables de respirer de façon autonome. Cette chance supplémentaire donnée à la vie se paie du risque accru de voir surgir à plus ou moins long terme des déficiences graves. Dans les cas défavorables, la question se pose alors de la poursuite ou de l’arrêt de la réanimation. En vingt ans, le nombre d’interruption de grossesse pour motif médical n’a cessé de croître, la France étant le pays d’Europe qui en pratique le plus. Le « registre des malformations congénitales de Paris » qui enregistre depuis 1981 tous les cas de malformations et d’anomalies chromosomiques diagnostiquées avant et à la naissance dans la population parisienne montre l’évolution de ces pratiques (De Vigan et al., 2003). Si 25 % des malformations étaient diagnostiquées au début des années 80, 70 % le sont en 2000. Le nombre d’interruption médicale de grossesse (IMG) augmente également ; elles correspondent aujourd’hui à un peu Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP 23:10 Page 141 dossier Handicaps et personnes handicapées plus de 1 % des naissances dans la population parisienne. Elles concernent en grande majorité les anomalies chromosomiques et neurologiques. Les cas de trisomie 21 représentent un quart des indications. Au cours des dernières années, on dépiste près de neuf cas de trisomie 21 sur dix et huit grossesses sur dix sont interrompues. Dans le domaine de la néonatalité, une comparaison européenne montre que si, dans tous les pays étudiés, la majorité des praticiens déclarent avoir au moins une fois au cours de leur expérience professionnelle décidé de limiter les interventions intensives auprès de nouveau-nés, les praticiens français se distinguent nettement de ceux des autres pays : près des trois quarts déclarent avoir déjà décidé d’administrer des drogues en vue d’arrêter la vie du nouveauné contre la moitié des praticiens néerlandais et moins de 5 % des praticiens des autres pays (Cuttini et al., 2000). Le développement record de ces pratiques, parfois considérées comme de la « prévention » des handicaps, constitue-t-il une spécificité française ? C’est ce que semble avancer le professeur Nisand en s’exprimant sur le Net : « Aucun autre pays au monde n’a généralisé un accès aussi facile et gratuit au diagnostic prénatal que la France. Il est devenu une norme de la prise en charge prénatale, une sorte de marqueur de la qualité des soins »3. La sélection des naissances semble s’être imposée d’elle-même, comme un phénomène naturel, résultant d’un consensus « en pratique », sorte d’« eugénique douce », pour reprendre l’expression de Pierre-André Taguieff (1989) reposant sur le libre choix individuel éclairé. Compte tenu du caractère idéologique associé à toute forme d’eugénisme, l’État a renoncé à l’utilisation de mesures autoritaires et générales. Il a laissé le soin aux experts médicaux de juger de la « forte probabilité » et de la « particulière gravité » des anomalies qu’ils détectent. Les décisions sont prises au cas par cas, à la demande des couples, dans le contexte de discussions entre spécialistes. Des facteurs très éloignés de l’expertise médicale participent au processus décisionnel. Deux semblent particulièrement peser : les représentations négatives de ce qu’est l’expérience de vie avec une déficience et les carences perçues de la société dans la prise en charge des enfants déficients. Or, on perçoit le risque de reproduction, voire de renforcement des pratiques que comporte la prise en compte sans distanciation critique de ces deux motifs. Le consensus pour la sélection des naissances semble résulter d’une convergence de logiques différentes qui, sans se rencontrer, aboutissent à une même conclusion, l’interruption de grossesse. Une logique économique, en des temps où la réduction des dépenses de santé s’impose, vise à limiter indirectement le coût de la prise en charge des personnes handicapées par un suivi des grossesses hautement médicalisé. La logique du soignant qui s’est engagé à soulager la détresse de ses patients, représentés par les couples demandeurs d’une interruption de grossesse et parfois celle, anticipée, de l’enfant à naître. Enfin, la logique des couples eux-mêmes, lesquels, effondrés par l’annonce de l’anomalie, sont censés prendre une décision éclairée dans un temps généralement trop bref pour réaliser le travail psychologique nécessaire à cette étape (Pilliard et al., 2002). De cette triade, la personne handicapée est complètement absente. On assiste donc, parallèlement aux avancées sociales et politiques dont les personnes handicapées ont été les principaux acteurs, à un nouveau mode de traitement social des déficiences qui interpelle tant il apparaît paradoxal dans ce contexte. À un modèle de société résolument intégratif, qui tend à associer réflexions conceptuelles, dynamiques collectives et leur traduction en politiques sociales, se juxtapose un autre modèle proposant la réponse la plus radicale qui soit de résolution du problème par son « éradication ». On peut dès lors craindre que la sélection des naissances ne devienne l’alternative à l’accompagnement des personnes handicapées (Moyse et Diederich, 2001). Il apparaît nécessaire que ces deux modalités de gestion des déficiences, la promotion de la participation sociale des personnes 3. http://www.genethique.org/doss_theme/dossiers/l_arret_perruche/Nisand.htm 141 SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005 Handicaps_133-154-F.qxp 05/03/06 23:10 Page 142 dossier Handicaps et personnes handicapées handicapées, d’une part, et la sélection des naissances, d’autre part, soient pensées conjointement afin de mettre à jour les ten- EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE , MOBILISATION COLLECTIVE DES PERSONNES HANDICAPÉES ET GESTION SOCIALE DU HANDICAP sions qu’elles soulèvent et d’éclairer la réflexion et le débat que ces pratiques imposent (Ville et Ravaud, 2003). Bibliographie Alter (2000). Genèse et sens de la démarche, in Barral C., Paterson F., Stiker H.J., Chauvière M., L’institution du handicap. 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