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SANTÉ, SOCIÉTÉ ET SOLIDARITÉ N° 2, 2005
dossier Handicaps et personnes handicapées
Des représentations culturelles
du handicap à l’identité
des personnes handicapées
Aux différentes réponses qu’une société
apporte à la question du handicap corres-
pondent différentes grilles de lecture de
ce que représente l’expérience de vie avec
des déficiences. Cette seconde partie illus-
tre, à partir de travaux de recherches réali-
sés en France, comment le traitement social
des déficiences et les représentations qui
s’y rattachent affectent les interactions des
personnes concernées, leurs propres repré-
sentations et leur identité même.
Le modèle de la réadaptation vise la nor-
malisation des personnes et leur retour à la
vie ordinaire grâce à diverses modalités de
«correction», «réparation », «rééducation».
Il s’agit alors de «faire comme si» il n’y avait
pas de déficience. L’ensemble des pratiques
de réadaptation trouve leur légitimation et
leur renforcement dans un système de
représentations sociales partagées par tous
les acteurs impliqués. C’est du moins ce
que montrent une série de recherches réali-
sées en France entre 1983 et 1985. À cette
époque, les concepts de personnalité et de
réalisation personnelle trouvent un écho
important dans les discours de sens commun.
Deux modèles idéaux de la personne coha-
bitent, celui de l’individu au «moi fort»,
rationnel, stable et persévérant, symbole de
réussite socioprofessionnelle et celui de la
personne «bien dans sa peau», confiante et
chaleureuse, nouvelle figure issue du mou-
vement de 1968. Ce dernier modèle s’avère
toutefois incompatible avec les représenta-
tions du handicap (Paicheler et al., 1987).
En effet, une étude met en évidence deux
représentations extrêmes d’usagers de fau-
teuil roulant. L’une, majoritairement expri-
mée, coïncide avec le modèle général de
«l’inadaptation sociale» et attribue à ces per-
sonnes anxiété, introversion et dépendance
psychologique; l’autre, au contraire, associe
à la déficience un type de «personnalité»
calme, contrôlée et rationnelle, représenta-
tion associée à la «réussite socioprofes-
sionnelle». Ces deux représentations-types
reflètent également une notion répandue
et fortement valorisée, tant dans la psycho-
logie naïve que chez les professionnels de
la rééducation, celle de «surmonter» son
handicap caractérisée par une insertion
sociale et professionnelle réussie. Le handi-
cap est conçu, dans les représentations
sociales des années 80 en France, comme
une caractéristique personnelle que la per-
sonne doit surmonter pour être valorisée en
restant dans la norme, notamment en tra-
vaillant et fondant une famille (Ravaud et
Ville, 1985). Les professionnels de la réédu-
cation, en plaçant la notion de «surmonter
son handicap» au cœur de leurs pratiques,
contribuent également à la «psychologisa-
tion» de l’expérience du handicap laquelle
est pensée comme le dépassement d’une
série d’obstacles pour réussir la normalisa-
tion attendue. Mais faire «comme tout le
monde» n’aboutit pas à «être comme tout
le monde», comme en témoigne une étude
sur les représentations de soi émanant de
deux groupes de personnes avec des défi-
ciences motrices.
Les premières, qui ont contracté la polio-
myélite dans les années 50, ont été immer-
gées dans le discours et les pratiques de la
réadaptation, souvent depuis leur plus jeune
âge. Engagées dans la voie de la normalisa-
tion, la plupart d’entre elles (70%) assument
(ou ont assumé) une activité professionnelle
normale. Les secondes ont acquis une para-
plégie vingt-cinq ans plus tard en moyenne
et ont pu bénéficier des avancées de la loi
de 1975 et des allocations mises en place.
En outre, à la fin des années 70, le modèle
réadaptatif et les conceptions individualistes
du handicap commencent à être contestées,
les préoccupations se tournent alors davan-
tage sur la participation sociale et la citoyen-
neté que sur l’insertion professionnelle.
Moins de la moitié (40%) des personnes de
ce groupe sont insérés professionnellement.
Les personnes qui ont eu la poliomyélite
fournissent des représentations d’elles-
mêmes uniformes, quels que soient leur âge
et leur sexe, caractérisées par la maîtrise de
soi, le sens du devoir, la prudence et méti-
culosité alors que les représentations de soi
des personnes paraplégiques ne se dis-
tinguent pas de celles de personnes sans
déficiences. Ainsi, le processus de normali-
sation semble mener à un paradoxe: en
appliquant aux personnes handicapées les
normes et attentes communes, en les trai-
tant «comme les autres», il contribue à
EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE,
MOBILISATION COLLECTIVE DES
PERSONNES HANDICAPÉES ET
GESTION SOCIALE DU HANDICAP
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