L'Herne Les Cahiers de l'Herne paraissent sous la direction de CONSTANTIN TACOU L’Édition de tête de ce Cahier tirée à cent vingt exemplaires est accompagnée d’une lithographie originale de Zoran Music dont : cent exemplaires numérotés de 1 à 100, dix Hors Commerce numérotés de 1 à X et 10 Épreuves d’Artiste numérotées de A à J . Toutes ces lithographies ont été numérotées e t signées par l’Artiste. Édité avec le concours du Centre National des Lettres Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. O Éditions de l’Herne, 1989 41, rue de Verneuil, 75007 Paris Holderlin Ce cahier a été dirigé par Jean-François Courtine Sommaire 11 Jean-François Courtine, avant-propos Traductions 15 18 22 26 27 27 29 31 33 38 41 43 47 51 58 63 79 81 83 86 98 108 121 Offrande matinale au rédempteur, traduction J .-L. Vieillard-Baron Pain e t vin, traduction Fr. Fédier Pain e t vin, traduction J.-P. Faye En souvenir de, traduction J.-P. Lefebvre La moitié de la vie, traduction J.-P, Lefebvre Si de là-bas, si loin..., traduction J.-P. Lefebvre A la source du Danube, traduction Fr. Fédier L’lster, traduction Fr. Fédier Le Rhin, traduction Fr. Fédier Germanie, traduction J . Hervier Tout comme au jour de fête, traduction Fr. Fédier Fête de la paix, traduction J. Bollack Fête de la paix, traduction J.-P. Lefebvre L’Unique (première, deuxième et troisième version), traduction A. du Bouchet Patmos, traduction J.-E. Jackson Colomb, traduction B. Badiou et J.-C. Rambach Grèce (troisième version), traduction Fr. Fédier En bleu adorable, traduction A. du Bouchet En bleu adorable, traduction J. Hervier Mnémosyne, traduction B. Badiou et J .-C. Rambach Le plus proche, le meilleur, traduction B. Badiou et J.-C. Rambach Apriorité de l’individuel, traduction B. Badiou et J .-C. Rambach L’Archipel, traduction J. Tardieu 7 Témoignages 131 143 Témoignage Car, pour peu de choses désaccordée Michel Deguy André du Bouchet Holderlin et la philosophie 167 Les débuts philosophiques de Schelling et de Holderli n Image vivante du néant Y a-t-il une beauté pour la philosophie? La joie d’Hypérion Xavier Tilliette 177 Marc Kauffmann 184 Marc Crépon 200 Jean-Luc Nancy Les Lumières, la France Le meurtre de l’histoire 2 19 Jacques D’Hondt 239 Le communisme des esprits, traduction Jacques D’Hondt Holderlin en France 242 Andrejz Warminski La Grèce, la tragédie 263 277 Wolfgang Binder Arnaud Villani 297 Beda Allemann 322 328 Bernard Boschenstein Renate Boschenstein Holderlin e t Sophocle Figures de la dualité: Holderlin e t la tragédie grecque Holderlin entre les Anciens e t les Modernes Holderlin, disciple de Dionysos Souvenir d’edipe Le Divin, les dieux 345 Jean-Louis Vieillard-Baron 352 370 Jean-François Marquet Jean-Miguel Garrigues 399 Jacques Colette L’image de la Gèce chez Holderlin e t chez Heinse Structure de la mythologie holderlinienne Du U Dieu présent .v au U Dieu plus médiat &un Apôtre Y. L’Église esthétique Poétique holderlinienne 416 444 457 473 489 8 Jean-Pierre Lefebvre Christopher Fynsk François Fédier Rainer Nagele Eliane Escoubas Les yeux de Holderlin Finitude de la Dichtung N.d.T. De l’abîme, en effet ... Holderlin e t Walter Benjamin : L’Abstraction lyrique Holderlin et Heidegger 503 5 12 528 535 Michel Haar Marc Froment-Meurice Pascal David J.-Fr. Courtine Heidegger e t le Dieu de Holderlin Le doable état de la parole Un chant nouveau Bibliographie succincte Avant-propos HoZderZzn et la Frdnce Holderlin et la France : il s’agit là certainement d’une conjonction singulière et privilégiée. Non pas seulement en raison du bref séjour à Bordeaux, d’un premier voyage assez énigmatique à travers la France et du dramatique retour, marqué par les signes de l’égarement. Sans doute la France représente-t-elle, dans la constellation holderlinienne, réelle et imaginaire, historique et géographique, une instance décisive, puisqu’elle constitue comme la lointaine possibilité d’une expérience de la Grèce. A l’automne 1802, Holderlin confie à Bohlendorff le choc de cette rencontre : (( L’élément violent, le feu du Ciel et l’apaisement des gens dans la nature [...I, cela m’a constamment saisi [,..] et je peux bien dire qu’Apollon m’a frappé [...] L’athlétique des gens du Sud, dans les ruines de l’esprit antique, me rendit plus familière la manière d’être propre des Grecs )) (Lettre no 240). Mais c’est aussi en France, après les premières traductions des années trente (au premier rang desquelles celle des Poèmes de la folie, due à Pierre Jean-Jouve), et les études de la germanistique universitaire (Claverie, Tonnelat, Bertaux), que la réception du poète prend dans l’après-guerre une tournure remarquable. Les commentaires de Heidegger et l’horizon générale de sa (( lecture )) ont certainement joué un rôle tout à fait décisif. Henri Corbin a traduit, dès 1937, dans la belle revue Mesures, l’essai sur Holderiin e t l’essence de la poésie, qui sera repris l’année suivante chez Gallimard, dans le recueil Qu’est-ce que la métaphysique ? Les déterminations heideggériennes de Holderlin comme (( poète du poète », poète de 1’« essence de la poésie », annonciateur du sacré en un temps de détresse - mais aussi poète des Allemands, ou mieux de l’Allemagne devant laquelle son œuvre se tient comme un destin possible -, si elles rencontrèrent assez tôt ici même de vigilantes critiques (Paul de Man, Blanchot), marqueront incontestablement des décennies d’interprétations et de traductions. On ne saurait naturellement réduire à ce commun dénominateur les tentatives de plusieurs générations de traducteurs, de Gustave Roud à André du Bouchet, en 11 passant par Tardieu, Ph. Jaccottet, Jean-Pierre Faye ou Jean Bollack. Mais le volume de la Pléiade, publié sous la direction de Jaccottet, et qui constitue par lui-même un signe patent de la situation éminente du poète en ce pays, porte clairement l’empreinte des travaux de la Revue de Poésie (Michel Deguy, Fr. Fédier). Ainsi la traduction et surtout le travail poétique sur la traduction d’un poète étranger ont contribué de manière très remarquable, comme l’a étudié notamment Bernhard Boschenstein I , à façonner la diction même de quelques-uns de nos grands poètes. Qu’on songe par exemple à René Char! Les textes ici rassemblés entendent bien prendre acte de cette situation nationale, sans nullement prétendre faire le bilan d’un demi-siècle d’études ou plus généralement de réception holderliniennes. Si nous avons voulu présenter un large éventail de traductions différentes, certaines anciennes et d’autres toutes récentes, c’est naturellement pour souligner la diversité - légitime et nécessaire - des lectures et des approches. Mais sans viser à égaler l’érudition de la Forschzlng allemande, s’agissant d’un auteur qui demeure un de ses objets de prédilection, nous avons tenu à ouvrir largement ce Cahier à des contributions internationales, pour marquer à la fois la multiplicité des approches et leur convergence relative, quand elles veulent bien s’armer des méthodes historiques et philologiques. Si de telles contributions risquent de mettre à mal le (( mythe )) du poète fou, médiateur inspiré entre les dieux et les hommes, nous pensons qu’elles peuvent aussi contribuer à renouveler l’écoute de la parole holderlinienne, en soulignant en elle la FqXavq à laquelle la poésie des modernes doit aussi pouvoir accéder, sans pour autant porter atteinte à sa dimension (( prophétique ». Nombreux sont ceux dont le secours amical m’a été précieux dans la préparation de ce Cahier. Faute de pouvoir les mentionner tous, je tiens à remercier tout spécialement le Professeur O. Poggeler, le Dr. Ch. Jamme du Hegel-Archiv de Bochum pour leurs suggestions et leurs encouragements. M. Alain Pernet, ingénieur au CNRS, m’a aidé dans la correction des épreuves. Qu’il trouve ici l’expression de ma reconnaissance. Jean-François Courtine NOTE 1 . (( Holderlin en France. Sa présence dans les traductions et dans la poésie », in Hoideriin uu de France, études réunies par B. Boschenstein et J . Le Rider, Tübingen, 1987, p. 8-23. Traductions OFFRANDE MATINALE AU RÉDEMPTEUR Plus glorieux encore que ce soleil matinal Qui fit sauter le roc fermant ta tombe, Tu perças, Ô Divin, en une neuve extase, A toi et aux tiens donnant en ce jour la victoire. Ils se délièrent de la chair sacrée, les bandeaux; Les gardiens sont figés par ta marche victorieuse : Mais, pour fonder divinement ton triomphe, L’amour te précède, fortifié dans le tombeau tranquille. Ainsi les doux liens d u sommeil sont effacés De mes yeux par la fraîche main du matin, En direction du ciel, vers ma patrie lointaine, Et vers qui, ravi, trouva avant moi le SauveurVers tous, élève mes yeux enivrés de joie Par ce cristal rayonnant. Devant toi, ô soleil, je plie le genou, prosterné, A toi, soleil suprême, j’adresse avec joie ma prière. Donne la foi, l’amour qui sourd de ton cœur, Donne suavité, douceur, dévouement pour toi. Et comme le soleil renouvelle sans cesse sa flamme, Ravive en moi la flamme de ton amour. Vois comme il transfigure les monts, les vals et les champs De son rayonnement auroral et doré. Qu’ainsi la pieuse image de ton amour fasse se répandre Ce que cette terre nourrit de plus noble. L’amour qui a pour moi souffert sur la croix, Et étendu ses bras vers moi, L’amour sacré qui a obtenu grâce pour moi, L’amour sage qui m’a découvert le conseil de Dieu, L’amour puissant dans l’action, la patience, l’effort, L’amour qui purifie dans le combat, qui sans relâche S’occupe à diriger vers le ciel mon cœur qui le désire, Ah! cet amour, allume-le en moi! Merci à toi pour la foi qui enlace à moi Maint cœur fidèle et pieux, proche ou lointain! Merci à toi pour la bonne étoile qui par les crépuscules de la vie Me console et me guide vers le haut. C’est, toi que nous cherchons là où les soleils resplendissent, Les Eternels, frange de ton vêtement de lumière, Pour t’étreindre éternellement là dans la plénitude, Pour la dernière fois éveillés après notre court songe. Pour la dernière fois : - dans le nouveau matin céleste, Que se dévoile - ô mes amis, ne vous affligez pas! Ce qui, maintenant, lutte pour la liberté, profondément caché, 15 Et qui pousse vers la lumière les floraisons secrètes. Vous, nuages, fuyez! le soleil surgit des monts, Fuyez pour toujours là-bas vers votre pays ténébreux! Déjà retentit un fort bruit des cercueils éclatés, A vous, amis, ma main fraternelle! Poème uttribué à Holderlin Traduit pur J.-L. Vieillard-Buron MORGENOPFER AN DEN ERLOSER Noch herrlicher uls jene Morgensonne, Die sprengte deines Grubes Felsenthor, Drangst du, o Gottlicher, zu neuer Wonne Dir und den Deinen siegend einst hervor. Es losten sich vom heil’gen Leib die Binden, Die Hüter jësselt deine Siegesbahn : Dir aber, gottlich den Triumph zu gründen, Geht Lieb’ in stiller Grub gestürkt uoran. So streift uuch mir des Schlummers sunfte Bande Vom Auge ab des Morgens kühle Hand, Und himmelun zum fernen Heimutlande, Und wer entzückt uor mir den Heiland fund, Zu ullen dringt mein Auge, wonnetrunken Von jenem struhlenden Chrystall, hinan. Vor dir, O Sonne, knie’ ich hingesunken, Dich hoh’re Sonne bet’ ich freudig an. [ S . 4261 Gib Glauben, Lieb’ uus deinem Herzen stammend, Gib Sanftmuth, Mildigkeit, Ergebung dir. Und wie die Sonne immer neu entflammend, So flamme deine Liebe frisch in mir. Sieh, wie sie Berge, Thaler und Gefilde Mit ihrem Gold’nen Morgenglanz uerklürt; So strom’ uus deiner Liebe frommem Bilde Dus Edelste, was diese Erde nührt. Die Liebe, die f u r mich um Kreuz gelitten, Und ibre Arme nach mir ausgestreckt, Die Heilige, die Gnade mir erstritten, Die Weise, die mir Gottes Ruth entdeckt, Die Lieb’ im Wirken, Dulden, Streben krüfiig, Im Kampfi lüuternd, himmelwartz nuch ihr Mein sehnend Herz zu richten stets gescbüfiig, Arb diese Lieb’ entzünde du in mir!Dank dir, daJ glaubig sich urn micb geschlungen Munch treues frommes Hem, JO nab’ als fern! Dunk dir, duJ durch des Lebens Dümmerungen Micb trostend uufwürts führt der bolde Stern. 16 Dich suchen wir, dort, W O die Sonnen prangen, Die ew’ gen, deines Lichtgewandes Saum, Vollendet dort dich ewig zu umfangen, Zum letztenmal erwekt nach kurzem Traum. Zum letztenmal : - am neuen Himmelsmorgen Enthülie sich - O Freunde trauert nicht! - [S. 4271 Was izt nach Freiheit ringet tief uerborgen, Und die geheime Blüthe dringt ans Licht. Ihr Nebel flieh !die Sonn’ entsteigt den Bergen, Flieht ewig bin zu eurem düstern Land! Schon tont es laut aus den gesprengten Sürgen, Euch, Freunde !meine brüderiiche Hand! - NOTE Ce poème a été retrouvé et attribué à Holderlin, après une minutieuse étude thématique par ~ M. Reinhard Breymayer, chercheur qui se consacre au piétisme en Württemberg aux X V I I I ~et X I Xsiècles. II a consacré à ce poème une importante publication, intitulée (( ... Und die geheime Blüthe dringt ans Licht », parue dans Bldtter für württembergische Kirchengeschichte, 82, 1982, p. 254-328. On pourra se reporter également au recueil collectif intitulé In Wahrheit und Freiheit. 4SOIahre EuangelischesS t i j in Tübingen, publié par Friedrich Hertel, Stuttgart, Calwer Verlag, 1986. En particulier, p. 128 à 204, les articles de Volker Schafer sur les relations de Holderlin et de Hegel, avec des inédits, et de Reinhard Breymayer sur la famille de Holderlin, avec inédits également. Le poème (( Morgenopfer an den Erloser est paru anonymement dans Cdcilia ein wochentfiches Fatniiienbfatr für Christensinn und Christenfreuden, publié par Jonathan Friedrich Bahnmaier, professeur ordinaire de théologie et de pédagogie à Tübingen; le poème fait partie du volume annuel de 1818. Reihnard Breymayer pense que ce poème a pu être écrit par le jeune Holderlin comme Epicedium, en guise de déploration et de consolation, à l’occasion de la mort d’un camarade du Stvt de Tübingen, Johann Ludwig Friedrich Spittler, qui mourut du typhus le 2 1 mars 1793 à l’âge de dix-huit ans. Quoi qu’il en soit, ce poème témoigne d’une qualité exceptionnelle qui tranche sur la médiocrité littéraire de la pieuse revue où il parut. Par ailleurs, le très fort sentiment religieux dont il fait preuve est d’une nature bien particulière, entre la renaissance naturelle et la résurrection, très conforme à ce que ;’ai moimême analysé dans Platon et l’Idéalisme allemand ( I 770-1830), Paris, Beauchesne, 1979, p. 95-128, à propos de l’aurore d’Iéna. )) Je remercie Gérard Maillat de son amicale collaboration à cette difficile traduction PAIN ET VIN 1 Tout autour la ville est en repos; la ruelle éclairée devient calme, Et ornés de torches les chars s’en vont avec le bruit. Saouls rentrent des joies du jour se reposer les hommes, Et gain et perte pèse une tête sensée Bien contente chez soi; vide de raisins et de fleurs, Et d’œuvres de la main, le marché affairé est en repos. Mais la lyre résonne loin, de jardins; peut-être que Là-bas, bien-aimés, s’en joue ou bien un homme solitaire D’amis lointains garde souvenir et du temps de jeunesse; et les fontaines, Toujours sources et fraîches font leur bruit au bord d’herbes odorantes. Calme, dans l’air, à la brune, résonne le carillon des cloches, Et gardant les heures, un veilleur appelle le nombre. A présent aussi vient un souffle, il anime les sommets du bois, Vois! et le double de notre Terre, l’astre d’argent Vient en secret aussi. La fantasque, la nuit vient, Pleine d’étoiles et bien peu soucieuse de nous, Scintille l’étonnante là-bas, l’étrangère entre les hommes Au-dessus de crêtes, tristement et splendidement elle monte. 2 Prodigieuse la faveur de la Très-Haute et personne N e sait de quand et quoi lui advient d’elle. Ainsi meut-elle le monde et l’âme espérante des hommes, Même aucun sage ne comprend ce qu’elle prépare, car ainsi Le veut le Dieu suprême, qui beaucoup t’aime, et pour cela Est encore plus aimé qu’elle, de toi, le jour sensé. Mais parfois un œil clair aime aussi l’ombre Et tente pour le plaisir, avant que ce soit urgence, le sommeil, O u bien il jette aussi volontiers, un homme fidèle, son regard dans la nuit, Oui, il sied de lui consacrer couronnes et chant, Parce que aux errants elle est sacro-sainte, et aux morts, Mais demeure soi-même, éternellement, dans le plus libre des esprits. Mais il lui faut aussi, à nous, afin que dans le temps qui hésite, Que dans la ténèbre pour nous quelque chose soit tenable, Nous accorder l’oubli et l’enivrement sacré, Accorder la parole fleuve qui, comme les amants, soit Sans assoupissement et plus pleine coupe et de vie plus audacieuse, Sainte mémoire aussi. de rester éveillé la nuit. 3 Et aussi abritons en vain le cœur dans la poitrine, en vain seulement Retenons-nous encore le courage, maîtres et apprentis, car qui Serait capable de l’empêcher, et qui nous interdirait la joie? Un splendide signe aussi chantent, de jour et de nuit, 18 Les tempêtes. Alors viens! que nous voyons l’ouvert, Que nous cherchions quelque chose de vivant, si loin soit-il. Ferme reste une seule chose : que ce soit vers midi, ou que ça aille Jusqu’à la minuit, toujours demeure une mesure, A tous commune; pourtant à chacun aussi est imparti son propre, Jusque-là va et parvient chacun, là où il le peut. Pour cela! et railler la raillerie aime une démence exultante Quand dans la nuit sainte soudain elle saisit les poètes. Pour cela viens à l’Isthme! là-bas où la mer ouverte bruit Au Parnasse et la neige entoure d’éclat le roc delphique, Là-bas au pays de l’Olympe, là-bas sur les hauteurs du Cithéron, Sous les pins, là-bas, sous les grappes, d’où Thèbes en bas et Isménos bruit, dans le pays de Cadmos, De là vient et là il rit, transplanté, le Dieu. 4 Bienheureuse Grèce, toi, maison des célestes, tous, Ainsi est vrai ce qu’un jour dans l’enfance nous avons entendu? Salle fériale! Le sol est mer! et tables les montagnes Vraiment pour unique usage avant le temps bâties! Mais les trônes, où donc? Lois de la Terre, et les pas, Où, emplis de nectar, allant en des recoins, plain-chant? Où sont-elles poids, les sentences rustiques et pénétrantes? Sec est Delphes, que le comprenne, mieux : s’accomplisse Que cela devienne vrai, car où cela éclate-t-il, plein d’un bonheur tout présent, En tonnerre depuis un air serein, sur les yeux, en entrant? Le Père, 1’Ether consume et tend, comme des flammes, vers la Terre, En mille façons vient le Dieu. En bas, comme des roses, le sol A des célestes inadressé, périssable, mais comme des flammes Opère d’en haut et met à l’épreuve la vie, consumant, nous aussi. Mais ceux qui devinent, là et ici, et lèvent les têtes Mais les hommes, assemblés, partagent le bien en fleur. Le consumant. Ainsi arrive le céleste, profond ébranlement parvient ainsi Depuis les ombres, en descendant, parmi les hommes, son jour. 5 Non ressenti cela vient d’abord, ils tendent à la rencontre De lui les enfants. Presque atteint de dos le bonheur, Car d’eux il a pudeur, l’homme. C’est pourquoi aussi voit de ses yeux A peine, un demi-dieu; et il y a feu autour d’eux, et sommeil. Mais à eux, grand est le courage, à plein ils lui emplissent le cœur Ceux-là, mais il voit à peine, dans la fournaise, le bien; Crée, prodigue et presque lui devenait frontière, la Terre, Mais pour se reposer arrache en avant éternellement dans la nuit le Partage. Eux-mêmes affermissent cela, les célestes, si par ailleurs Rien ne les égare, et s’accoutument les hommes au bonheur Et au jour, et à regarder ceux qui sont manifestes, la face De ceux qui, depuis longtemps déjà Un et Tout nommés, A fond ont empli la poitrine taciturne du libre contentement, Et d’abord et seulement ont comblé tout désir; Longue et lourde, la parole de cette arrivée, mais Blanc est l’instant. Serviteurs des célestes sont 19 Pourtant, connaissant la Terre, leur pas est contre l’abîme Jeune, plus humain, cependant cela dans les profondeurs est ancien. 6 A présent ils gardent les bienheureux et les esprits, Tout véritablement doit faire connaître leur louange. La lumière n’a rien droit de regarder qui ne plairait aux Suprêmes, Devant 1’Ether ce qui tente oisivement ne sied pas du tout. Pour cela, se tenir un temps en sa présence, Les peuples s’érigent en ordonnances tusques Les uns parmi les autres, et bâtissent les beaux temples et villes Chacune selon les contrées montent au-dessus des côtes Mais où sont-elles? Où fleurissent les célèbres, les couronnes de la Fête? Thèbes fane, et Athènes; ne bruissent-elles plus les armes A Olympie, plus les chars en or des Jeux, Et ne s’ornent-ils plus jamais de tresses, les navires de Corinthe? Pourquoi font-ils silence aussi, les actes sacrés alors, Pourquoi ne se réjouit-elle pas la danse sanctifiée? Pourquoi ne signe-t-il pas, comme autrefois, le front de l’homme un Dieu, N’imprime le sceau, comme autrefois, à celui qui est atteint? Mais il vint alors lui-même et prit figure d’homme scandale pourtant est temps et image, 7 A des balafres comparables, à Éphèse. Le spirituel aussi endure, De la présence divine, illumine comme d u feu, pour finir. Ivresse, oui, d’un genre à soi, quand des célestes sont là Se creuse sa tombe, cependant sagace avec les esprits l’esprit. Les esprits aussi, car toujours une prière arrête le Dieu, qui aussi endurent, chaque fois que la Terre les touche. Jamais plus d’eux n’est vert et les doux sentiers de la patrie, Règles; pareils à des constructions les arbres et la broussaille, Jamais plus, et les fruits d’or, et ordonnées les forêts, Seulement quelquefois il supporte sa propre ombre, l’homme. Mais en force les cœurs, comme sur une prairie blanche les fleurs, Alors que c’est aride; le vert pourtant nourrit le cheval Et le loup, dans la sauvagerie, mais à la mort pense chacun A peine, et la maison de jeunesse, les voyants ne la saisissent plus. Mais quelque chose pourtant est en vigueur, seul. La règle, la Terre. Une clarté, la nuit. Cela, et le calme, connaît Qui s’y entend sans doute, un plus princier, et il montre, Du divin, qu’à elle aussi c’est long, comme le ciel, et profond. 8 Nommément : comme il y a quelque temps, à nous il semble long, Vers le haut ils montèrent tous, eux qui ont fait le bonheur de la vie, Comme le Père détourna sa face des hommes, Et le deuil à juste titre débuta sur la Terre, Et apparut en fin, un calme génie, célestement Consolant, qui annonça la fin du jour et s’évanouit, Laissa comme signe, qu’un jour il avait été là, et de nouveau 20 Reviendrait, le chœur céleste, quelques présents, Dont humainement, comme alors, nous puissions nous réjouir, Mais comme balances se brise presque avant d’arriver, le Partage Se séparant quasi, en sorte que se tord l’entendement De connaissance, et aussi vit, mais triomphe le remerciement. Le pain est fruit de la Terre, pourtant il est béni par la lumière, Et du Dieu tonnant vient la joie d u vin. Voilà pourquoi nous pensons aussi avec ça aux célestes qui alors Ont été là et qui reviennent au juste moment, Voilà pourquoi ils chantent aussi avec constance, les poètes, l’esprit d’automne Et non vainement inventé sonne pour l’Ancien la louange. 9 Oui! Ils disent à juste titre qu’il réconcilie le jour avec la nuit, Conduit la constellation du ciel éternellement en bas, en haut, Toujours heureux, telle la frondaison du pin toujours verdoyant Qu’il aime, et la couronne qu’il a choisie de lierre Parce qu’il demeure. Satisfait, il l’est, lui, dans la sauvagerie, Aussi. Et doux sommeil demeure, et abeilles et repas. Ce que le chant des anciens a prophétisé des enfants de Dieu, Vois! nous le sommes, nous; c’est le fruit d’Hespérie! Prodigieux et exact, c’est accompli, comme il sied, à des hommes, Le croie qui l’a éprouvé! Car chez soi, l’esprit, I1 n’est pas au commencement, pas à la source. Lui, la patrie le consume. Les colonies, il aime, et vaillant oubli, l’Esprit. Nos fleurs le réjouissent, et les ombres de nos forêts, Le famélique. Presque aurait été calciné le vivifiant. Des sages bienheureux le voient; un sourire, depuis la captive Ame éclaire, à la lumière leur œil se dégèle encore. Si longtemps cela a duré. Mais ils reposent, les yeux de la Terre, Les tout-sachant aussi ils dorment, les chiens de la nuit. Traduit par François Fédier PAIN ET VIN A Heinze 1 En cercle là autour repose la ville, silencieuse est la rue illuminée Et ornées de flambeaux s’éloignent les voitures crissantes, Rassasiés des joies du jour les hommes retournent au repos Et pesant gains et pertes quelque tête pensive Connaît la paix de la maison; vide de raisins et de fleurs Et vide du travail des mains repose le marché affairé. Mais des accords résonnent dans les jardins au loin; peut-être Est-ce un amoureux là-bas, ou un homme solitaire Qui joue pour des amis lointains ou pour sa jeunesse; et les sources Toujours ruisselantes et fraîches bruissent sur leur lit parfumé. Calmes dans la pénombre de l’air carillonnent des cloches sonores, Et attentif aux heures un veilleur crie leur nombre. Maintenant passe un souffle et remue la cime du bois, Vois, et l’ombre de notre terre, la lune, Survient, secrète, elle aussi; la nuit, la visionnaire, arrive Pleine d’étoiles et bien peu inquiète de nous, Là-bas rayonne l’étonnante, l’étrangère entre les hommes, Et sur les collines, triste et splendide, se lève. 2 Admirables sont ses bienfaits, à elle, la plus haute, et personne Ne sait d’où ni comment ils nous viennent. Aussi meut-elle le monde et l’âme des hommes, leur espoir, Aucun sage même ne comprend ce qu’elle nous prépare, car ainsi Le veut le dieu le plus grand, lui qui t’aime, et par là T’est plus cher encore que la nuit, le jour sobre. Mais parfois aussi un œil clair aime l’ombre, Et cherche par plaisir, avant qu’il soit nécessaire, le sommeil, Et l’homme intègre plonge aussi volontiers les yeux dans la nuit. Oui, il sied de lui vouer des couronnes er des chants, Car elle est consacrée aux déments et aux morts, Mais elle-même se maintient, éternelle, dans l’esprit le plus libre. Elle, pourtant, elle nous doit, pour qu’à l’heure hésitante Et dans l’obscurité quelque chose nous soit saisissable, Elle doit aussi nous verser l’oubli et l’ivresse sacrée Et une parole qui afflue et qui soit, tout comme ceux qui aiment Sans sommeil, et la coupe plus pleine, et la vie la plus téméraire, Et la mémoire sainte, qui nous tient éveillés dans la nuit. 3 En vain cachons-nous nos cœurs dans nos poitrines, et en vain Cherchons-nous, maître ou disciple, à contenir la vaillance et qui donc 22 Nous voudrait entraver, qui voudrait nous défendre la joie? Un feu divin aussi nous pousse, et le jour et la nuit A ouvrir la brèche. Ainsi, viens! afin que nous voyions l’Ouvert Et cherchions le bien qui est nôtre, si loin que ce soit. Car ceci demeure : que ce soit à midi, ou même Au profond de minuit, toujours subsiste une mesure Commune à tous, et pourtant donnée à chacun en partage, singulière, Par là s’en va, y parvient chacun s’il le peut. Ainsi donc! qu’un délire joyeux se moque des moqueurs Quand dans la nuit sacrée il s’empare des chanteurs soudain. Là-bas, viens, sur l’Isthme! où bruit au large la mer Contre le Parnasse et où la neige couronne les falaises delphiques, Là au loin au pays de l’Olympe, là sur les hauteurs, Cithéron, Sous les pins, parmi les grappes, là où Monte la rumeur de Thèbes, de l’Ismène, au pays de Cadmos, De là nous arrive et s’annonce à nouveau le dieu qui vient. 4 Grèce heureuse! Toi, demeure pour Eux dans le Ciel, C’est donc vrai, ce que dans notre jeunesse nous avons entendu? Salle de la fête! dont le sol est la mer, dont les tables sont les montagnes, Construite, dès avant les âges, pour un seul cérémonial. Mais les trônes, où sont-ils? et les temples, où sont les coupes, Pleines de nectar, pour les dieux et la joie du chant? Où donc, où s’éclairent les oracles aux portées lointaines? Delphes sommeille, et où est la grande rumeur du destin? Où est-il, lui qui est brusque? Où éclate, partout présent et plein de bonheur, Et tonnant, ce qui descend à nos yeux de l’air clair? Père Ether! c’est l’appel qui volait de langue en langue Mille fois crié, et nul sous la charge de vie n’était seul. Partagé, pareil bien donne joie, échangé avec l’étranger I1 devient une acclamation, et s’accroît la force dormeuse de ce nom : Père! Toi, le clair! et résonne, aussi loin qu’il porte, l’antique Signe, hérité des aïeux, qui touche au loin et qui crée. Ainsi reviennent Ceux du Ciel, par qui tremble la profondeur, et descend Hors des ombres parmi les hommes leur jour. 5 Inaperçus d’abord, ils arrivent, et contre eux Se débattent les enfants, trop clair survient, trop brillant le bonheur Et plein de crainte est l’homme, à peine un demi-dieu saurait dire Quels sont les noms de ceux qui chargés de dons se rapprochent. Mais le courage qu’ils lui donnent est grand; et lui remplissent le cœur Ces joies qu’ils apportent, à peine sait-il user de ce bien, I1 crée, il prodigue, et presque sacré est devenu pour lui le profane Que sa main, généreuse follement, touche et conjure. Ils le tolèrent, Eux dans le Ciel, autant qu’il se peut; puis vraiment Eux-mêmes viennent, et les hommes s’accoutument au bonheur Et au jour et à voir ceux qui sont dévoilés, leur visage, A ceux qui dès longtemps comme l’Un et le Tout sont nommés, Dont la vue, librement, en silence profond, remplit et rassasie le cœur Et d’emblée, à elle seule, contente tout désir. 23 Ainsi est l’homme : quand là est le bien, et que pour lui s’inquiète et se charge de dons Un dieu même, il ne peut le savoir ni le voir. Porter la souffrance, c’esc d’abord ce qu’il doit, et alors il nomme qui lui est le plus cher, Alors, alors doivent les paroles, comme des fleurs, se lever. Alors il se propose gravement d’honorer les dieux bienheureux, En effet et en vérité doivent toutes choses proclamer leur louange. Rien ne doit, voir la lumière, qui ne plaise à Ceux d’En Haut, Devant 1’Ether n’ont droit de paraître d’inutiles tâtonnements. Là autour, en leur présence dans le Ciel, pour s’en rendre dignes Les peuples se disposent en ordonnances souveraines, Entrelacés, et bâtissent des temples beaux et des villes Fermes et nobles, qui se dressent au-dessus des bords Mais où sont-elles? Où fleurissent-elles, les bien connues, les couronnes de la fête? Thèbes se flétrit, et Athènes; les armes ont cessé de retentir A Olympie, et les chars dorés dans le jeu du combat, Et on ne couronne plus les navires à Corinthe? Pourquoi se taisent aussi les théâtres anciens et sacrés? Pourquoi la joie des danses rituelles n’est-elle plus? Pourquoi un dieu, comme alors, ne marque-t-il plus l’homme au front, N e met-il plus comme alors son empreinte sur celui qu’il frappe? O u bien lui-même est venu et a pris forme de l’homme Et, consolateur, accomplit et ferma la fête du ciel. 7 Mais, ami! nous venons trop tard. I1 est vrai, les dieux vivent, Mais au-dessus de nos têtes, là-haut, dans un autre monde. Là ils œuvrent sans cesse, et semblent bien peu attentifs A notre vie, tant Eux dans le Ciel nous ménagent. Car un vase fragile ne peut toujours les contenir, Seulement par instant l’homme supporte la plénitude divine. Rêver d’eux, telle est ensuite notre vie. Mais l’erreur, Comme le sommeil, nous secourt, et ce sont détresse et nuit qui rendent forts, Jusqu’à ce que des héros, dans les berceaux d’airain, aient grandi Et que leur cœur soit, comme alors, semblable en force aux Immortels. Ils viendront, dans l’orage tonnant. Jusque-là, il me semble, Mieux vaut dormir que d’être ainsi sans compagnon Et d’attendre ainsi, et ce qu’il nous faut dans l’attente faire et dire, Je ne sais, ni pourquoi des poètes dans les temps d’indigence. Mais ils sont, dis-tu, comme les prêtres saints du dieu de la vigne Qui passaient dans la nuit sacrée de pays en pays. 8 En effet quand jadis, et c’est un temps qui nous semble lointain, Tous ils furent remontés, qui rendaient la vie favorable, Quand le Père eut détourné des hommes son visage Et que le deuil à bon droit eut commencé sur la terre, Quand en dernier parut un génie silencieux, né du ciel 24 Et consolateur, qui annonça la fin du jour et s’en fut, I1 nous laissa un signe, attestant qu’il fut là et allait Revenir, et que le chœur du ciel laissait en retour quelques dons Dont nous, comme alors, nous pourrions nous réjouir en hommes : Car la joie de l’esprit, le plus grand des dons devenait Trop grand pour les hommes, encore et toujours manquent les forts pour les joies Les plus hautes, bien qu’un peu de gratitude survive encore, silencieuse. Le pain est le fruit de la terre, mais la lumière le sacre, Et c’est du dieu du tonnerre qu’est venue la joie du vin. Ainsi nous avons mémoire d’Eux dans le Ciel, qui alors Étaient là et qui vont revenir au temps juste, Ainsi chantent, gravement eux aussi, les chanteurs en l’honneur du dieu de la vigne Et pour lui, l’ancien, il n’est pas vain d’entendre leur louange. 9 Oui, ils ont raison de le dire, il réconcilie la nuit et le jour, Sans fin, il conduit les astres du ciel par les chemins d’en bas et d’en haut, Joyeux en tout temps, pareil au feuillage du pin toujours vert Et qu’il aime, ou à la couronne qu’il s’est choisie dans le lierre, Car lui demeure, et la trace des dieux enfuis Lui-même l’apporte ici-bas aux sans dieux, au-dessous, dans l’obscur. Ce que le chant ancien a prédit des enfants de dieu, Vois! nous le sommes nous-mêmes; le fruit des Hespérides est là! Admirable et exact ce qui s’accomplit en l’homme, Le croira, qui l’a éprouvé! mais tant de choses arrivent Et rien ne se fait, car nous sommes des ombres, sans cœur jusqu’au jour Où 1’Ether notre Père, reconnu, va être à chacun et à tous. C’est dans l’intervalle que vient, en porteur de torche, le Fils Du Très Haut, le Syrien, parmi les ombres en bas. Des sages bienheureux le voient; un sourire rayonne Des âmes prisonnières, à nouveau leurs yeux, mouillés à la lumière, scintillent. Doucement rêve et dort le Titan dans les bras de la terre, Même Cerbère, même lui, le jaloux, vient boire et s’endort. Traduction par Jean- Pierre Faye EN SOUVENIR DE I1 vente du nord-est, Le plus cher qui d’entre les vents Me soit, car il prédit fougue, enthousiasme, Et bon voyage aux mariniers. Mais pars, maintenant, et salue La belle Garonne, Et les jardins de Bourdeaux Là-bas, depuis la rive franche Où court l’embarcadère et chute le ruisseau Au plus profond du fleuve, mais tandis Que loin regarde au-dessus d’eux un couple Altier de chênes et peupliers d’argent. i l m’en‘souvient très bien encore et comme Largement le bois d’ormes incline Ses cimes au-dessus d u moulin, Mais il y a dans la cour un figuier. Là même aux jours de fête Les femmes brunes vont Fouler un sol soyeux, A la saison de mars : Quand sont pareils la nuit et le jour, Et que dessus les lents embarcadères, Lourdes de rêves d’or, Des brises endormeuses passent. Mais qu’on me tende, pleine De l’obscure lumière, La coupe parfumée Qui me permettrait le repos; qu’il serait doux Parmi les ombres le sommeil. I1 n’est pas bon De perdre l’âme à coup de mortelles Pensées. Mais il est bon De se parler et de se dire Ce qu’on pense en son cœur, d’entendre longuement Parler de jours d’amour et puis De grandes choses qui se font. Mais où sont-ils donc, les amis? Bellarmin Et son compagnon? Beaucoup Ont contrecœur de se rendre à la source; La richesse en effet commence Dans la mer. Eux font Comme les peintres une moisson Des beautés de la terre et ne honnissent Point la guerre des voilures, ni D’habiter, à longueur d’an et seul, sous l’arbre 26 N u des mâts, où il n’est pas de jours De fête de la ville qui transpercent la nuit De lumière, ni chant des cordes ou danses d u pays. Mais les hommes sont maintenant Partis chez des Indiens, Là-bas par la pointe venteuse, Au long des vignes, là Où la Dordogne descend, Où se conjugue, ample comme la mer, A la Garonne magnifique Le fleuve, et part. Mais la mer qui l’emporte Donne aussi la mémoire, Et l’amour encore attache assidûment les yeux, Mais ce qui reste est œuvre des poètes. LA MOITIÉ DE LA VIE Lourde de poires jaunes, Et pleine de roses sauvages La terre est penchée sur le lac, Et, vous, cygnes charmants, Enivrés de baisers, Vous trempez votre tête Dans l’eau sobre et sacrée. Où, malheureux, irai-je prendre, Quand vient l’hiver, les fleurs, où L’or d u soleil, Et l’ombre de la terre? Les murs sont là Muets et froids, dans le vent Tintent les drapeaux. SI DE LÀ-BAS, SI LOIN ... Si de là-bas, si loin, puisque nous sommes Désunis, je te suis onnaissable encore, si le passé O toi, l’associé de mes peines! Peut te désigner quelque bien, Dis-moi comment t’attend l’amie En ces jardins où nous nous retrouvions Après les temps affreux, les temps de nuit? Au bord des fleuves ici d u monde saint des premiers temps. I1 y avait, il faut que je le dise, quelque chose de bon En tes yeux quand jadis aux lointains horizons 27 Un jour tu t’es joyeux tourné pour voir, Homme toujours fermé dedans la ténébreuse Allure. Comment ont fui les heures, dans quel silence Mon âme fut avec la vérité, que Je serais à ce point séparée? Oui, je l’ai dit, j’étais à toi. Sincèrement, ainsi que tu désires tout ce que nous savons Me remettre en mémoire et m’écrire En des lettres, ainsi va-t-il de moi Que du passé il faut que tout je dise. Était-ce le printemps? où était-ce l’été? le rossignol Avec son chant très doux vivait chez des oiseaux Qui n’étaient pas au loin, dans les taillis. Et des arbres faisaient un ombrage d’odeurs. Les clairs passages, et les broussailles basses, et le sable Sur quoi nous avancions, nous donnaient plus de joie, Plus de contentement quand nous regardions la jacinthe. O u la tulipe, la violette, l’œillet. Aux murs grimpaient les vertes façades d u lierre, et verte Etait la ténèbre heureuse des allées hautes. Le soir Souvent, et le matin nous fûmes là, Parlant de maintes choses, nous regardions joyeux. Dans mes bras il reprenait vie l’adolescent, Qui me venait, encore en abandon, depuis les champs Qu’il me montrait avec une âme lourde, Mais il avait des lieux rares gardé les noms Et toute la beauté, qui m’est très chère aussi, Qui resplendit au long des berges bienheureuses Dans la campagne du pays, ou bien reste Cachée aux regards des hauteurs, Depuis lesquelles un homme peut regarder aussi la mer, Mais où personne ne veut être. N’en demande pas plus, et pense A celle qui est contente encore, parce Que le jour enchanteur a lui pour nous, Qui avait commencé par l’aveu de l’amour ou Les mains serrées pour nous unir. Malheur à moi! Ce furent de beaux jours. Mais Après eux bien triste crépuscule. Mon amour, tu me dis toujours que tu es Si seul dans le beau monde, mais Tu ne le sais pas ... Traduit par Je-P. Lefebvre A LA SOURCE DU DANUBE Car, tout comme d’en haut, depuis le superbement accordé, depuis l’orgue, Dans la salle sauve, Jaillissant pur des inépuisables tuyaux, Le prélude, éveillant, au matin commence Et loin tout autour, de halle en halle, Le rafraîchissant, alors, le fleuve mélodieux ruisselle, Jusque dans les froides ombres la maison Emplit d’enthousiasme, Et alors est éveillé, alors, se levant, à lui, Au soleil de la fête répond Le chœur de la communauté : ainsi vint La parole depuis l’est vers nous, Et aux rochers d u Parnasse et au Cithéron j’entends, O Asie, ton écho et il se brise Au Capitole et abrupte, descendant des Alpes, Vient, une étrangère, elle, Vers nous, l’éveilleuse, La voix formeuse d’hommes. Un étonnement, là, saisit l’âme De ceux qui furent atteints, tous, et la nuit Etait sur les yeux des meilleurs. Car de beaucoup est capable, Et le flot et le roc et la force du feu aussi I1 les soumet avec art, l’homme, Et ne tient pas, le magnanime, compte Du glaive, mais il se trouve, Devant ce qui est divin, frappé à terre, le vigoureux, Et ressemble presque au gibier; lequel Poussé par la suave jeunesse Court sans relâche sur les monts Et sent sa propre force Dans l’ardeur de midi. Mais quand Ramenée en bas, dans les vents qui jouent, La sauve lumière, et avec le rayon plus frais L’esprit joyeux vient vers La bienheureuse Terre, alors il succombe, inhabitué Au Plus beau, et somnole d’un sommeil éveillé Avant même qu’approche un astre. Tels nous aussi. Car à plus d’un s’éteignit La lumière des yeux bien avant, venus des dieux, les présents, Les aimables qui d’Ionie, à nous, Aussi d’Arabie, s’en vinrent, et heureuse ne fut, Du cher enseignement et aussi des adorables chants L’âme de ceux qui s’étaient ainsi endormis, jamais. Pourtant quelques-uns veillaient. Et ils voyageaient souvent 29 En paix parmi vous, ô citoyens de belles villes, Lors des Jeux où d’habitude invisible le héros Secrètement auprès des poètes assis, regardait les lutteurs et souriant Louait, le tant loué, les enfants oisifs avec zèle. Un incessant amour, était-ce là, et c’est. Et bien que séparés, mais c’est pour cela que nous Pensons les uns aux autres pourtant, ô Enjoués à l’Isthme, Et au Céphise et au Taygète, Aussi à vous nous pensons, ô vallées du Caucase, Si antiques que vous soyez, ô paradis de là-bas, Et à tes patriarches et à tes prophètes Ô Asie, à tes vigoureux, ô Mère! Qui sans peur devant les signes d u monde, Et le ciel sur les épaules et tout le partage, A longueur de jours enracinés sur les monts, D’abord s’y entendirent A parler seuls A Dieu. Ceux-là reposent à présent. Mais si vous, Et c’est cela qui est à dire, Vous, Anciens, tous, ne disiez pas d’où, Nous te nommons : contraints par la salve, nommons, Nature! nous te nommons, et à nouveau, comme hors d u bain, s’élève De toi tout ce qui est de naissance divine. A la vérité, nous allons presque comme les orphelins; I1 en est bien comme autrefois, seulement ces soins ne sont plus; Pourtant des juvéniles se souvenant de l’enfance, Dans la maison ceux-là non plus ne sont pas étrangers. Ils vivent trois fois, justement comme aussi Les premiers fils du ciel. Et pas en vain nous a été Donnée en l’âme la fidélité. Non pas nous, ce qui est vôtre aussi elle sauvegarde, Et près des reliques, des armes de la parole Que partant vous avez aux moins dotés, à nous, O fils du partage, laissée derrière vous, Ô bons esprits, là vous êtes aussi, Souvent, quand alors la sauve nuée entoure un homme, Là nous nous étonnons et ne savons pas lui donner sens. Mais vous, vous nous épicez de nectar l’haleine Et alors nous exultons souvent, ou nous assaille Un songe, mais quand trop vous en aimez un, I1 n’a pas de repos jusqu’à ce qu’il soit devenu l’un des vôtres. C’est pourquoi, bienveillants! entourez-moi légèrement Afin que je puisse rester, car il y a encore beaucoup à chanter, Mais cette fois finit, pleurant de félicité, Comme une légende de l’amour, Pour moi le chant, et ainsi aussi est-il, Pour moi, avec rougissements, avec pâleurs, Depuis qu’il m’a pris, allé. Mais Tout va ainsi. Traduction par François Fédier L’ISTER A présent viens, Feu! Nous sommes avides De regarder le jour, Et quand l’épreuve Est passée par les genoux, Quelqu’un peut sentir les cris de la forêt. Mais nous, nous chantons depuis l’Indus, Arrivés de loin, et De l’Alphée, longtemps cherché, Ce qui convient, nous l’avons, Non, sans ailes ne peut Au plus proche quelqu’un atteindre Tout droit Et passer de l’autre côté. Mais c’est ici que nous voulons bâtir. Car les fleuves rendent défrichable Le pays. Quand en effet des herbes poussent Et que vont à ceux-là, L’été, pour boire les bêtes, Alors y vont aussi les hommes. Mais on nomme celui-ci 1’Ister. Belle est son habitation. I1 brûle, le feuillage des fûts, Et s’agite. Sauvages ils se Dressent, debout, les uns parmi les autres; par-dessus, Un second Mètre, fait saillie, De rochers, le toit. Aussi ne me surprend Pas qu’il ait Invité Hercule à venir, Brillant au loin, à même l’Olympe, en bas, Alors que celui-là, pour se chercher de l’ombre Venait de l’Isthme brûlant, Car pleins de cœur ils Etaient, là-même, mais il est besoin, à cause des Esprits, Aussi de frais. C’est pourquoi il partit, lui, plus volontiers Vers les sources des eaux, par ici, et les rives jaunes, Bien odorantes en haut, et noires De la forêt de pins, où dans les profondeurs Un chasseur volontiers se promène à plaisir A midi, et la croissance est audible A même les arbres résineux de 1’Ister. Lui qui paraît pourtant presque Aller à reculons et J’imagine qu’il devrait venir De l’est. Il y aurait beaucoup A en dire. Et pourquoi est-il pendu 31 Aux montagnes tout droit? L’autre, Le Rhin, est de côté Parti au loin. Ce n’est pas pour rien qu’ils vont Dans le sec, les fleuves. Mais comment? Un signe il faut, Rien d’autre, pur et simple, pour que soleil Et lune il porte dans le cœur, inséparables, Et continue, jour et nuit aussi, et Ceux du ciel se tiennent chaud les uns aux autres. C’est pourquoi ceux-là sont aussi La joie du Plus haut. En effet comment viendrait-il Vers le bas? Et verts, comme Herta, Ils sont, les enfants du ciel. Mais par trop patient I1 me semble, lui, pas Plus libre, et presque se moquer. Nommément, quand Débuter doit le jour Dans la jeunesse, où il commence A croître, il pousse, un autre, là, Haute déjà, la splendeur, et pareil aux poulains A la bride il écume, et tout au loin entendent La poussée les vents, Lui est content; Mais il faut des entailles au rocher Et des sillons à la terre, Ce serait inhospitalier sans quiétude; Mais ce qu’il fait, le fleuve, Personne ne le sait. Traduit par F. Fédier LE RHIN En sombre lierre assis, à la porte De la forêt, juste là où le midi tout doré, Visitant la source, s’en vint descendant Les marches du massif des Alpes, Qui pour moi le divinement bâti, Le rempart des Célestes se nomme Suivant l’ancienne idée, où, de plus, En secret, encore, mainte chose, décidément A des hommes parvient; de là J’ai appris sans l’avoir présumé Un destin, car à peine encore S’était, dans l’ombre chaude, Se parlant à elle-même de maintes choses, mon âme Droit sur l’Italie tirée Et loin là-bas, aux côtés de Morée. A présent pourtant, au sein du massif, Profondément sous les cimes d’argent, Et sous l’heureuse verdure Où les forêts, en tremblant, vers lui, Et les têtes des rocs les unes par-dessus les autres Regardent en bas, tout le jour, là Dans l’abîme le plus froid j’entendis Gémir après sa délivrance Le Jeune, ils l’entendaient, comme il rageait Et accusait la Terre Mère Et le Tonnant qui l’avait engendré, Pris de pitié, les parents, cependant Les mortels s’enfuyaient du lieu Car terrible était, vu que sans lumière il Se roulait dans ses liens, La furie du demi-dieu. C’était la voix du plus noble des fleuves, Du Rhin, le librement-né, Et autre chose il espérait quand là-haut, des frères, Du Tessin et du Rhône Il se sépara et voulut partir à l’aventure, et impatiemment le Poussa vers l’Asie son âme royale. Cependant il est déraisonnable De souhaiter face au destin. Les plus aveugles pourtant Sont fils des dieux. Car il connaît, l’homme, Sa maison, et pour la bête il y eut Place où bâtir, cependant à ceux-là est Le manque, qu’ils ne sachent où aller, Donné dans l’âme inexperte. 33 Énigme est bien ce qui est pur a surgi. Même Le Chant, à peine lui est-il licite de le dévoiler. Car Ainsi que tu as commencé tu vas demeurer Quelle que soit l’œuvre de l’urgence Et de l’élevage, d u plus en effet Est capable la naissance, Et le rai de lumière qui Rencontre le nouveau-né. Où pourtant y en a-t-il un Pour rester libre Sa vie entière, et le souhait d u cœur Uniquement remplir, ainsi, Depuis des hauteurs propices, comme le Rhin. Et ainsi, d’un giron sacré Heureusement né, comme lui? C’est pourquoi sa parole est jubilation. I1 n’aime pas, comme d’autres enfants, Pleurer emmailloté dans ses liens; Car là où les rives la première fois Lui glissent au côté, les tortueuses, Et l’étreignent dans leur soif, L’Inconsidéré, de l’attirer Et certes aussi de le garder sont avides De leur propre croc, en riant I1 déchire ces serpents et plonge Avec la proie, et si dans la hâte Un plus grand ne le réfrène, Le laisse croître, comme l’éclair, il doit Fendre la Terre, et comme ensorcelées s’enfuient Les forêts à sa suite et s’effondrent en elles-mêmes les montagnes. Un Dieu veut pourtant épargner à ses fils La vie en hâte et il sourit Quand sans retenue, mais ralenti Par de saintes Alpes, vers lui, Dans la profondeur, comme celui-là, grondent les fleuves. En une telle fournaise est alors Forgé aussi tout ce qui est sans mélange, Et c’est beau, comme là-dessus, Après qu’il a délaissé les montagnes, Voyageant tranquille, dans le pays allemand I1 se contente et apaise le désir Dans la bonne occupation, quand il bâtit le pays Le Rhin, le Père, et nourrit de chers enfants Dans des villes qu’il a fondées. Cependant jamais, jamais il n’en perd mémoire. Car plutôt doit l’habitation dépérir Et l’assise, et tourner à l’immonde Le jour des hommes, plutôt qu’à un tel soit licite D’oublier l’origine Et la voix pure de la jeunesse. Qui est-ce donc qui le premier 34 A corrompu les liens de l’amour Et en a fait des lacets? Alors ils ont, du propre droit Et assurément du feu céleste Osé rire les arrogants, alors seulement, Méprisant les pistes mortelles, Fait le choix de l’outrance Et recherché à devenir les égaux des dieux. Ils en ont pourtant, de leur propre Immortalité, les dieux, assez, et ils ont besoin Les Célestes d’une chose, Une seule : ce sont les héros et les hommes Et les mortels par ailleurs. En effet, comme Les Bienheureux ne ressentent rien d’eux-mêmes, I1 est bien nécessaire, s’il est permis de dire Une telle chose, qu’au nom des dieux, Prenant part, ressente un autre, Celui-là, il le leur faut; toutefois leur justice Est que sa propre maison I1 renverse, lui, et ce qu’il a de plus cher Comme ennemi il l’injurie et s’ensevelisse Père et enfant sous les décombres, Si un homme veut être comme eux et ne pas Souffrir l’inégal, le fantasque. C’est pourquoi : heureux celui qui trouva Un destin bien départi Où encore des voyages Et, douce, des peines la remémoration Murmure et monte au sûr rivage, Que là, et au loin, volontiers I1 puisse voir jusqu’aux frontières Qu’à la naissance lui a Dessinées Dieu pour son séjour. Alors il est en repos, heureusement mesuré, Car tout ce qu’il voulait, Ce qui est céleste, de soi-même l’embrasse, Non contraint, en souriant, A présent qu’il est en repos, le téméraire. Demi-Dieux je pense à présent, Et connaître je dois les chers, Parce que souvent leur vie tant Me remue la poitrine haletante. A qui pourtant comme, Rousseau, à toi Insurpassable l’âme, La fort endurante était, Et sens assuré Et suave don d’écouter De parler en sorte que, lui, par plénitude sacrée, Comme le dieu du vin, follement, divinement, Et sans statut, elle, la langue des plus purs, il la donne A comprendre aux bons, mais à juste titre 35 Les irrévérencieux frappe d’aveuglement, Les valets profanateurs, comment nommerai-je cet étranger? Les fils de la Terre sont, comme leur Mère, Tout-aimants, ainsi reçoivent-ils aussi Sans peine, les heureux, tout. C’est pourquoi cela surprend aussi Et fait sursauter l’homme mortel, Quand, le ciel, qu’ Avec les bras aimants I1 s’est amassé sur les épaules, Et la charge de joie il considère; Alors lui paraît souvent le meilleur D’être presque tout oublié là Où le rayon ne brûle pas, Dans l’ombre de la forêt Au lac de Bienne, en fraîche verdure, Et insoucieusement pauvre en tons, Pareil aux débutants, d’apprendre auprès des rossignols. Et c’est magnifique, d’un sommeil sacré alors De se relever et du frais de la forêt Se réveillant, c’est maintenant le soir, D’aller à la rencontre de la lumière plus douce, Quand celui qui a bâti les montagnes Et dessiné la piste des fleuves, Après que, souriant aussi, La vie affairée des hommes, La pauvre en haleine, comme une voile, Avec ses souffles il a dirigée, Lui aussi est en repos, et vers l’Écolière à présent, Le configurateur, du bien plus Que du mal trouvant, Vers la Terre d’aujourd’hui, le jour s’incline. Alors ils fêtent les noces, hommes et dieux, Ils fêtent, les vivants, tous, Et compensé Est, un temps, le destin. Et les fugitifs demandent l’auberge, Et doux sommeil les braves, Les amants, eux, Sont ce qu’ils étaient; ils sont A la maison, où la fleur se réjouit D’un feu non nocif, et les sombres arbres, Les entoure l’esprit de son murmure, mais les irréconciliés Sont tout changés et courent Les mains se tendre Avant que la lumière amicale Ne descende et que ne vienne la nuit. Cependant, devant certains Cela s’enfuit vite, d’autres Le gardent plus longtemps. 36 Les dieux éternels sont Pleins de vie tout le temps; jusqu’à la mort Un homme, pourtant, peut aussi En mémoire malgré tout garder ce qu’il y a de meilleur, Et alors il connaît ce qu’il y a de plus haut. Seulement, chacun a sa mesure. Car lourd est à porter Le malheur, mais le bonheur est plus lourd. Un sage pourtant a su D u midi jusqu’à la minuit Et jusqu’à ce que le jour resplendît, Au banquet rester lucide. A toi, puisse sur la piste brûlante sous les sapins ou Dans le sombre de la forêt de chênes enveloppé D’acier, mon Sinclair! Dieu apparaître ou Dans les nuées, tu le connais, car tu connais, juvénile, La force du bien et jamais ne t’est Dérobé le sourire du souverain Le jour, quand Fiévreux et attaché il Rayonne, ce qui est vivace, ou bien aussi La nuit, quant tout est Mêlé sans ordre et que revient Une tout ancienne confusion. Tradnit par F. Fédier GERMANIE Non, les bienheureux, Images divines apparues dans le pays antique, Je ne dois certes plus les invoquer, mais si, Ondes de la patrie, c’est avec vous Que retentit l’amour d u cœur qui se plaint, Que veut-il d’autre dans son deuil sacré? Car en attente Repose le pays, et lorsque par les chaudes journées, Etres de nostalgie! le ciel abaissé nous entoure Aujourd’hui d’une ombre prophétique. I1 est lourd de promesses, mais me semble aussi Menaçant, pourtant je veux rester en sa présence, Et mon âme ne doit pas s’enfuir en arrière Vers vous, ô dieux passés! qui me restez trop chers. Car voir vos beaux visages Comme si tout était comme autrefois, est mortel, je le crains, Et il est à peine permis de réveiller les morts. Ô dieux enfuis! et vous, ô dieux présents, naguère Plus véridiques, vous eûtes votre temps! N e rien nier, je le veux, et ne rien implorer. Car quand tout est fini, que le jour s’est éteint, Le premier le prêtre est frappé, mais plein d’amour Le temple, et l’image, et le rite qui est sien Le suivent aux sombres bords, plus rien n’en peut paraître. Comme née des flammes d’un bûcher funèbre, seule une fumée d’or S’élève, légende, des profondeurs, Lueur d’aube pour nos têtes en proie au doute, Et nul ne sait ce qui lui arrive. I1 sent Que les ombres de ceux qui ont été, Les anciens dieux, visitent à nouveau la terre. Car ceux qui vont venir nous pressent, Et la troupe sacrée des hommes-dieux N e s’attardera plus dans le ciel bleu. Oui, déjà verdit le champ qu’au prélude d’un âge plus rude O n a planté pour eux, l’offrande est préparée Pour le repas du sacrifice, vallée et fleuves sont Large ouverts autour des cimes prophétiques, Afin que l’homme puisse regarder jusqu’en Orient D’où maintes métamorphoses l’émeuvent. Mais de l’éther tombe L’image fidèle, et les paroles divines en pleuvent, Innombrables, les profondeurs du bois sacré résonnent Et l’aigle qui vient de l’Indus Et d u Parnasse survole Le sommet enneigé et, de très haut, les collines D’Italie vouées aux sacrifices, l’aigle antique ne cherche plus une proie agréable Au Père, comme autrefois, mais d’un vol mieux exercé, 38 Exultant, il franchit enfin les Alpes à tire-d’aile, Contemplant les pays aux formes si diverses. La prêtresse, fille la plus silencieuse du dieu, Qui n’aime que trop se taire dans sa simplicité profonde C’est elle qu’il cherche, elle qui regardait de ses yeux grand ouverts Comme si elle l’ignorait, naguère, quand la tempête Déchaînait sur sa tête un tonnerre aux menaces mortelles. L’enfant attendait mieux dans sa prescience Mais l’étonnement finit par gagner tout le ciel A l’idée qu’une enfant fût aussi pleine de foi Qu’elle-même, la bénissante, la puissance des hauteurs. Aussi envoyèrent-ils Jeur messager qui, la reconnaissant aussitôt, Pense en souriant : O toi, ô infrangible, Un autre mot doit t’éprouver - et il le crie avec force, Messager juvénile regardant Germania : (( C’est toi, tu e5 l’élue, La tout-aimante, devenue assez forte Pour supporter un lourd bonheur ». Depuis ce temps où, cachée dans la forêt et les pavots en fleur Emplis de doux sommeil, enivrée tu ne prenais pas Garde à moi, longtemps, avant que de moindres n’éprouvent Ta fierté virginale, et ne se demandent étonnés de qui et où tu étais, Mais toi-même, tu l’ignorais. Je ne te méconnus pas, Et en secret, pendant que tu rêvais, je te laissais Au départ, à midi, en signe d’amitié, La fleur de la bouche, et tu parlas dans ta solitude. Pourtant, ô bienheureuse! tu épanchas tes paroles d’or A foison, et dans le cours des fleuves elles coulent intarissables Dans toutes les contrées. Car presque comme à la sainte, Mère de toute chose et qui porte l’abîme, La secrète autrefois nommée par les hommes, Comme à elle, d’amour et de douleur, De pressentiments et de paix Ta poitrine est pleine. ô, bois les brises matinales Jusqu’à ce que tu sois ouverte Et nomme ce qui s’offre à tes yeux, L’inexprimé ne doit pas Rester plus longtemps un secret Après avoir été longuement voilé; Car aux mortels la pudeur sied Et il est sage, le plus souvent, D’ainsi parler des dieux aussi. Là où des sources plus pures Ont rendu l’or superflu, où le courroux du ciel est chose sérieuse, Une fois, entre le jour et la nuit, Une vérité doit apparaître. Dis-la trois fois et par détour, Mais inexprimée, telle qu’elle est là, O innocente! elle doit rester. O, toi, fille de la terre sacrée! nomme 39 Enfin ta mère. Les eaux bruissent le long du roc Et le tonnerre dans la forêt, et à l’énoncé de son nom Résonne à nouveau, venu du fond des âges, le divin disparu. Comme tout est changé! et de tout son éclat brille et parle, Du lointain, un à venir joyeux. Pourtant, au milieu du temps, L’éther vit calmement Avec la terre virginale et consacrée Et ils aiment en souvenir à se montrer hospitaliers, Eux, les sans-besoins, avec les sans-besoins Aux jours de tes fêtes, Ô Germanie, lorsque tu es prêtresse Et, sans armes, dispenses alentour conseil Aux princes et aux peuples. Traduit par J . Hervier TOUT COMME AU JOUR DE FÊTE ... Tout comme au jour de fête, pour voir le champ Un paysan s’en va, le matin, quand D’une très chaude nuit les éclairs rafraîchissants sont tombés Tout le temps, et loin encore résonne le tonnerre, Qu’en ses rives revient le torrent, Et, frais, le sol verdoie, Et de la pluie réjouissante du ciel La vigne s’égoutte et, scintillant Dans le soleil tranquille, se dressent les arbres du bosquet : Ainsi vous dressez-vous sous un climat propice, Vous qu’aucun maître seul, que miraculeusement Toute-présente éduque en accolades légères La puissante, la divinement belie Nature. Voilà pourquoi quand elle semble dormir à certaines saisons de l’an Au ciel ou parmi les plantes ou les peuples, Alors est en deuil la face des poètes aussi; Ils semblent être seuls, pourtant ils pressentent toujours, Car pressentant elle repose elle aussi. Mais à présent voici le jour! J’attendais, le vis venir, Et ce que j’ai vu : Salve soit ma parole. Car elle, elle-même, plus ancienne que les siècles, Et au-dessus des dieux d u Soir et de l’orient, La Nature est à présent réveillée à grand bruit d’armes, Et d’en haut, de l’Ether, jusqu’à l’abîme en bas, Suivant ferme statut, comme jadis, engendrée d’un saint Chaos, L’ivresse à nouveau se sent, Elle, la Toute-Créatrice, encore une fois. Et tout comme en l’œil un feu scintille à l’homme, Quand c’est haut ce qu’il a projeté, ainsi est A nouveau aux signes, aux gestes du monde à présent Un feu allumé en des âmes de poètes. Et ce qui avant a eu lieu, mais à peine ressenti, Voilà que c’est manifeste seulement à présent, Et celles qui, souriantes, nous ont cultivé l’arpent, Sous figure serve, elles sont connues, elles, Les Toutes-Vivantes, les forces des dieux. Les interroges-tu? En louange souffle leur esprit, Quand du soleil du jour et de la Terre chaude Elle s’éveille, et que tempêtes qui dans l’air, et autres, Qui plus préparées en des profondeurs du Temps, Et plus pleines de sens et plus à apprendre pour nous, S’en viennent en voyageant entre Ciel et Terre et parmi les peuples. Ce sont les pensées de l’esprit commun, En paix finissant dans l’âme du poète. 41 ô! que vite frappée, elle, de l’Infini Connue depuis longtemps, de souvenir Ebranlée, et que lui soit, embrasé par un rayon salutaire, Le fruit amoureusement porté, Grand-CEuvre des dieux et des hommes, Le Plain-chant, pour qu’il témoigne des deux, réussite. Ainsi tomba, comme disent les poètes, alors que visiblement Elle convoitait de voir le dieu, sa foudre sur la maison de Sémélé Et la divinement atteinte mit au monde Le fruir de l’orage, le salutaire Bacchus. De là vient que boivent Feu céleste à présent Les fils de la Terre, sans péril. nourtant à nous revient, sous les orages de Dieu, O poètes! tête nue de nous tenir debout, Er le Rayon du Père, lui-même, de notre propre main, De le saisir et au peuple, en l’ode Revoilée la donation céleste .de la tendre, Car ne sont de cœur pur, Comme des enfants, que nous, sont innocentes nos mains. Le rayon du Père, le pur, ne l’enflamme pas Et profondément remué, aux souffrances d’un plus fort Compatissant, demeure dans les tempêtes s’abattant de très haut, Du Dieu, quand il approche, le cœur cependant ferme. Cependant malheur à moi! si de Malheur à moi! Et je dis aussitôt, Que je me suis approché pour regarder les Célestes, Eux-mêmes, ils me jettent loin sous les vivants, Faux-prêtre, dans les ténèbres, pour que je Chante l’ode de mise en garde aux dociles. Là-bas Traduit par F. Fédier FÉTE DE LA PAIX Je demande qu’on lise cette feuille avec bonne foi seulement. Ainsi elle ne manquera sûrement pas d’être comprise et elle heurtera encore moins. Si pourtant certains devaient trouver ce langage trop peu conventionnel, je dois leur avouer que je ne puis faire autrement. Lors dune belle journée, il n’est manière de chanter qui ne se laisse entendre, e t la nature qui a donné, reprend aussi. L’auteur a deJsein de soumettre au public tout un recueil de pareilles feuilles, e t ceci voudrait en être un exemple. Des sons célestes, dans le silence résonnant, D’un pas mesuré cheminant, pleine Et aérée est la salle anciennement édifiée, Coutumière de félicité ; autour de tapis verdoyants embaume Le nuage de joie et, resplendissantes au loin, se dressent, Des fruits les plus mûrs pleines et de calices couronnés d’or, En belle ordonnance, somptueuse rangée, Sur les côtés ici et là s’étageant au-dessus Du sol aplani, les tables. Car venant de loin C’est ici, qu’à l’heure du soir, Des hôtes aimants ont voulu se rendre. Et d’un œil qui s’enténèbre, je pense déjà, Souriant de son grave labeur, Le voir lui-même, le prince du festin. Mais si volontiers tu renies la terre étrangère qui est tienne, Et si comme las de la longue campagne de héros, Tu baisses ton regard, oublieux, voilé d’ombres légères, Et revêts figure d’ami, ô toi partout connu, pourtant La hauteur ploie presque les genoux. Devant toi, je ne sais rien, Une chose seulement, mortel tu n’es pas. Un sage peut m’apporter mainte lumière, mais Où un dieu aussi paraît, I1 y a une autre clarté. Mais d’aujourd’hui il n’est pas, il fut annoncé; Et un qui n’a craint ni flot ni flamme, Étonne, quand le silence s’est fait, et ce n’est pas en vain, maintenant Que la domination ne se voit nulle part chez les esprits ni chez les hommes. C’est dire que l’œuvre qui depuis longtemps, Du levant au ponant, prépare, ils l’entendent maintenant seulement, Car immensément rugit, se perdant dans les profondeurs, L’écho du Tonnant, la tempête millénaire, Pour s’abîmer dans le sommeil, couverte par les sons de paix. Mais vous, devenus chers, ô vous, jours de l’innocence, Vous portez aujourd’hui encore la fête, ô vous bien-aimés! et fleurit A l’entour, vespéral, l’esprit dans ce silence; Et je dois conseiller, et la boucle serait-elle Gris argent, ô vous amis, 43 De vous soucier de guirlandes et de banquet, semblables maintenant à d’éternels adolescents. Et il en est plus d’un que je convierais, mais ô toi, Qui, avec une affable gravité aux hommes, dévoué, Là-bas sous une palme syrienne, Où proche était la ville, à la fontaine aimait rester; Les blés bruissaient à l’entour, dans le silence s’exhalait la fraîcheur Venue de l’ombre des monts consacrés : Et les amis chers, la fidèle nuée, D’une ombre t’entouraient aussi, afin que dans sa sainte audace Bénin parmi les brousses ton rayon à des hommes parvînt, ô adolescent! Las! mais plus noire est l’ombre dont t’entourait, en pleine parole, Terriblement décisive, une meurtrière fatalité. Ainsi passe vite, Éphémère, toute chose céleste; mais ce n’est pas en vain; Car avec ménagement, un dieu qui toujours sait la mesure, Un instant seulement les demeures des hommes Effleure, à notre insu, et quand? nul ne le sait. Et puis alors l’insolence peut marcher sur la trace, Et elle doit venir jusqu’au lieu sacré, la fureur De confins lointains, tâtant avec rudesse elle exerce sa rage Et atteint là un destin, mais gratitude Jamais ne vient à la suite d u présent par le dieu donné; I1 n’est qu’un profond examen qui le tienne. Aussi, n’était la parcimonie du donateur, Depuis longtemps déjà la profusion du foyer Nous aurait enflammé cimes et sol. Mais du divin nous reçûmes Une belle part pourtant. La flamme nous fut Dans nos mains donnée, et rivage et flot marin. Bien plus que d’humaine manière Elles sont avec nous, ces forces étrangères, en confiance. Et t’enseignent des astres qui sont Devant tes yeux, jamais pourtant tu ne peux leur ressembler Mais du Tout-Vivant, par qui Est abondance de joies et de chants, Si l’un est le fils, il est de ces tranquilles puissants, Et en ce jour nous le reconnaissons, En ce jour où nous connaissons le Père Et où pour célébrer des jours de fête Le sublime, l’Esprit De l’univers s’est vers des hommes penché. Car pour être Seigneur d u temps il était, lui, depuis longtemps trop grand Et au loin s’étendait sa terre, mais quand l’a-t-elle épuisé? Mais pour une fois un dieu même peut choisir travail des jours Pareil aux mortels et prendre sa part de tout destin. D u destin la loi est telle que tous s’apprennent, Et quand revient le silence, que soit aussi un langage. Mais où l’esprit œuvre, nous sommes à ses côtés, et disputons : Que serait le mieux? Ainsi le mieux est maintenant à mes yeux Que soit achevée son image et qu’il en ait fini le maître, 44 Et que lui-même par elle illuminé, il sorte de son atelier, Le tranquille dieu du temps, et que de l’amour seule la loi, Qui la belle harmonie dispense, vaille d’ici jusqu’au ciel. Ample, dès l’aube, Depuis qu’un entretien nous sommes et l’écho les uns des autres, Est l’expérience de l’homme; mais bientôt nous serons chant. Et l’image du temps, que le grand Esprit déploie, Elle est là devant nous, tel un signe qu’entre lui et d’autres Une alliance entre lui et d’autres puissances s’est faite. Lui, et les Incréés aussi, les Eternels, Peuvent tous se connaître en elle, comme en les plantes La terre mère et l’air et la lumière se connaissent. Mais à la fin il y a pourtant, ô puissances sacrées, pour vous Le signe d’amour, le témoignage Que vous êtes encore, le jour de fête, Qui tout assemble, où des célestes ne sont Dans le miracle révélés, ni à la vue dans la tempête dérobés, Mais où, parmi les chants, comme des hôtes l’un à l’autre mêlés, Présents dans des chœurs, un nombre sacré, Les Bienheureux, selon toute manière Sont ensemble, et où leur plus cher amour aussi Auquel ils tiennent, n’est pas absent; c’est pour cela que je t’appelais Au banquet qui est tout prêt, Toi, inoubliable, toi, au soir du temps, O adolescent, toi, pour que tu viennes vers le prince du festin; et elle ne se couchera Pas Pour dormir, notre race, Que vous, les Promis, tous, Vous, tous les Immortels, Pour nous dire de votre ciel, N e soyez là en notre maison. Brises à l’haleine légère Déjà vous annoncent, Vous annoncent les fumées de la vallée Et la terre, encore pleine du grondement de la tempête, L’espérance pourtant rougit les joues, Et devant la porte de la maison Est assise la mère avec l’enfant, Et elle regarde la Paix Et peu semblent mourir; Un pressentiment tient l’âme, Par la lumière d’or envoyée Une promesse arrête les plus vieux. Sans doute les épices de la vie Sont-elles d’en haut préparées et aussi Conduites à un terme les peines. Car tout plaît à présent, Mais le naïf Par-dessus tout, car longtemps cherché, Le fruit d’or, 45 D’un antique tronc Dans les seccousses de l’orage tombé, Mais alors, comme le bien le plus cher, par le destin sacré lui-même Avec des armes pleines de tendresse protégé, La figure des divins, c’est lui. c o m m e la lionne, tu as gémi, O mère! quand tu les as, Nature, les enfants, perdus. Car te les déroba, ô toi trop aimante, Ton ennemi, quand tu l’eus presque Comme tes propres fils reçu, Et qu’à des satyres tu eus les dieux associé. Ainsi tu as construit mainte chose Et mainte chose ensevelie, Car te déteste ce que Toi, avant l’heure, Toute-Vigoureuse, tu as au jour tiré. Maintenant tu connais, maintenant tu laisses cela; Car volontiers repose, insensible, Jusqu’à l’heure de mûrir, ce qui, craintif, s’affaire dans le bas. Trahit par Jean Bollack FÊTE DE LA PAIX Veuillez, je vous prie, ne lire ces feuilles qu’avec bonté. Je suis sûr qu’ain.si ce poème ne sera pas incompréhensible, et encore moins choquant. S’il se trouvait cependant certaines perJonnes pour estimer cette langue trop peu conventionnelle, il f a u t bien que j’avoue une chose : c’est que j e ne peux pas faire autrement. N’est-on pas disposé, quand la journée est belle, à entendre toute façon de chanter, et la nature, dont ce chant provient, le reprend aussi. L’auteur songe à proposer au public toute une collection de feuillets de ce genre, et il f a u t prendre celui-ci comme un échantillon. C’est une salle emplie de musiques célestes, dont les échos tranquilles, Qui vont paisiblement et viennent, se répondent, Où l’air circule, une salle d’ancienne facture Habitée de bonheur; le nuage de joie Va parfumant les verts tapis et les tables dressées, Resplendissent très loin, chargées de fruits très mûrs et de calices adornés d’or, Bien alignées en rangées magnifiques, montent De chaque côté au-dessus Du sol aplani. Car venus de très loin, Ici, pour l’heure du soir, Se sont conviés des hôtes animés d’amour. Et l’œil crépusculeux il me semble déjà Que souriant de l’œuvre rigoureux du jour Je le vois en personne, le prince de la fête. Mais bien que tu te plaises à renier ton étranger pays, Et que, comme harassé de la longue campagne héroïque, Tu baisses, oublieux, l’œil, voilé d’ombre légère, Et prennes aspect d’ami, toi que chacun connaît, cette grandeur Pourtant me plie presque le genou. Je ne sais devant toi Rien, sinon cette chose : tu n’es rien de mortel. Un Sage peut m’éclairer bien des points; mais quand, de plus C’est un Dieu qui nous apparaît, I1 s’agit d’une autre clarté. I1 n’est pas d’aujourd’hui, pourtant, il nous est annoncé; Et ceux qui n’ont pas craint les flammes ni les eaux N e sont pas, maintenant que le calme est venu, étonnés vainement, maintenant Qu’il n’est plus chez les hommes, ni dans les esprits de domination visible. C’est-à-dire que maintenant seulement ils entendent L’ouvrage qui depuis longtemps prépare, du matin vers le soir, Car l’écho du tonneur, l’orage millénaire, démesurément Gronde et s’éteint, se perd er va dormir Dans l’abîme, couvert par les bruits de la paix. Mais vous, jours d’innocence, qui êtes devenus si chers, 47 Vous nous portez aussi aujourd’hui, mes bien-aimés, la fête, et l’esprit Resplendit alentour, vespéral, dans ce silence; Et quand bien même mes boucles Seraient grises d’argent, mes amis, il faudrait que je vous conseille De ne pas oublier couronnes ni repas, vous qu’orne comme une jeunesse éternelle. Et j’aimerais en inviter plus d’un, mais, oh, toi Qu’inclinait vers les hommes ta sévère bonté, Qui là-bas sous les palmiers syriens, Aimais non loin de la ville être près de la fontaine; Le champ de blé bruissait autour de toi, l’ombre fraîche respirait Silencieuse sous la montagne consacrée, Et la nuée fidèle, les chers amis, T’adombraient eux aussi, pour que ta sainte lumière, l’audacieuse Parvînt doucement par les déserts jusqu’aux hommes, ô Jüngling. Mais, hélas, plus sombre encore fut la destinée mortelle qui coupa ta parole, Tranchant terriblement ta vie. Ainsi périt Si tôt tout ce qui est céleste; mais ce n’est pas en vain. Car le dieu qui ménage et toujours connaît la mesure N e touche qu’un moment les demeures des hommes, Et brusquement, et personne ne saurait dire : quand? Et l’insolent peut alors passer ce même chemin, I1 faut qu’au lieu sacré l’esprit sauvage arrive Venu des fins lointaines, exerçant à tâtonnements rugueux l’illusion, Et rencontre là un destin, mais le merci, jamais N’est dit de suite pour le cadeau divin après qu’il est donné : I1 faut le prendre à mains qui profondément cherchent I1 est vrai que si celui qui donne n’avait ce ménagement, Depuis longtemps déjà le foyer généreux Nous aurait incendiés de la terre aux sommets. Pourtant nous recevons d u divin Abondance. C’est la flamme qui fut Mise en nos mains, et les berges, et le flot de la mer. Et beaucoup plus encore, car d’humaine façon Ces choses nous paraissent, ces forces inconnues, nous être familières. Et l’astre que tu vois t’apprend, Quand bien même jamais tu ne peux l’égaler. Mais de l’immense Tout vivant d’où viennent Les joies nombreuses et les chants I1 est un fils, c’est une force puissante et tranquille, Et maintenant nous le reconnaissions, Maintenant que nous connaissons le père, Et que l’esprit d u monde, le Très-Haut, Pour que nous tenions des jours de fête, S’est incliné vers les hommes. Car il était depuis longtemps trop grand pour être le seigneur du temps Et son champ s’étendait très loin, mais quand cela l’aura-t-il épuisé? 48 Mais un jour un dieu peut aussi élire un ouvrage de jour, Comme font des mortels et partager toute destinée. C’est la loi d u destin, que tous s’apprennent, Que lorsque revient le silence, il y ait aussi un langage Mais où œuvre l’esprit, nous sommes là aussi, et disputons De quoi serait le mieux. Et maintenant, ce me semble, le mieux, Lors qu’est achevée son image et que le maître a terminé, Et lui-même illuminé d’elle sort de son atelier, Le silencieux dieu d u temps, est que seule la loi d’amour, La loi de belle harmonie règne d’ici jusques au ciel. Nombreuses sont depuis le matin, Depuis que nous sommes gens qui nous parlons et entendons de l’autre, Les choses apprises par l’homme; mais bientôt nous serons un chant. Et l’image du temps que déploie le grand esprit, Est là devant nous, signe qu’entre lui et les autres I1 y a une alliance entre lui et d’autres puissances. Non seulement lui, mais les non-engendrés, les éternels Se reconnaissent là, tout comme aux plantes Se connaissent la mère terre, et la lumière et l’air. Mais le signe d’amour pour vous enfin, vous les forces sacrées, Le témoignage que vous êtes Encore celles-ci, c’est ce jour de la fête, Qui rassemble le tout, où les célestes ne sont plus Présents pour nous dans le miracle, ni cachés à nos yeux dans l’orage, Mais où parmi les chants, dans le chœur d’hospitalière présence De chacun à chacun, en leur nombre sacré, Les bienheureux de toutes les manières Sont ensemble, tandis que ce qu’ils aiment Plus que tout, ce à quoi ils sont attachés, ne manque pas; car c’est pour cela Qu’au banquet qui est préparé, je t’ai Appelé toi, l’inoubliable, toi, au soir du temps, toi, le jeune homme Que je veux mener au prince de la paix; et notre engeance Ne se couchera pas pour dormir avant Que vous tous, les prédits, Que vous les immortels, tous, Pour nous dire de votre ciel, Vous ne soyez ici dans votre maison. Des souffles légers déjà Annoncent votre venue. Et la vallée qui fume se fait votre hérault Et le sol, qui rugit encore de l’orage, Mais l’espoir met le rouge aux joues, Et devant l’huis de la maison Sont assis la mère et l’enfant, Et regardent la paix O n dirait que peu d’hommes meurent, Un sentiment retient l’âme, Une promesse, portée par la lumière d’or, Retient les plus âgés. 49 On a d’en haut bien dispensé toute la saveur De la vie et l’on a bien Distribué les peines, Car tout désormais plaît, Mais principalement Le simple, car le fruit désiré De toujours, le fruit d’or Tombé de l’archaïque Tronc dans les secousses des tempêtes, Est alors, bien suprême, par le destin sacré lui-même Protégé d’armes tendres, La figure même des célestes. Comme la lionne, tu t’es plainte, Mère, quand tes enfants, Nature, tu les as perdus. Car te les a volés, ô toi. la trop-aimante, Ton ennemi, quand tu l’as comme A l’égal de tes propres fils recueilli, Et mis ensemble avec les satires les dieux. Ainsi as-tu mainte chose construite Et mainte chose ensevelie. Car ce que, toute-puissante, Avant l’heure tu as tiré A la lumière te déteste. Maintenant tu connais cela, maintenant tu laisses cela être; Car il veut bien reposer insensible Dans les tréfonds, attendant d’être mûr, l’être de craintive besogne. Traduit par Jean-Pierre Lefebvre L’UNIQUE (première version) Qu’est-ce, aux Vieux rivages heureux, Qui m’enchaîne, que plus encore Je les aime, que ma patrie? Car d u ciel Captif moi-même, comme vendu, Là je suis, où passait Apollon, Souverain, Et, à une jeunesse pure, se Laissait Zeus fléchir, et fils, d’un mouvement divin, Et filles, il procréait, Lui, le Très-Haut, parmi les humains. Et hautes pensées Sont en nombre Jaillies du front du Père, Et grandes âmes De lui à hommes parvenues. Bruit j’ai eu D’Elis et Olympie, ai Stationné, là-haut, sur le Parnasse, Et par-dessus montagnes de l’Isthme, Et, par-delà encore, Près de,Smyrne, et, plus bas, Près d’Ephèse j’ai pu aller; Tant j’ai vu de la beauté, Et chanté de Dieu l’image, Vivante parmi Les hommes, mais Cependant, vous, dieux de jadis, et tous, O vous, les fiers enfants des dieux, I1 en est un, encore, que je cherche, que J’aime d’entre vous, Où ce dernier de votre race, Et de la demeure ce joyau, à moi L’étranger, votre hôte, me le dissimulez. Mon Maître, mon Seigneur! Toi, ô mon conseil! Pourquoi es-tu au loin Demeuré? Et, comme Je cherchais, d’entre les anciens, une réponse, Des héros et Des dieux, pourquoi te tenais-tu En dehors? Et, à cette heure, est comble D’une tristesse mon âme, 51 Comme si, jalousement, Célestes, vous-mêmes veilliez A ce que, vaquant à l’un, sitôt L’autre me manque. Je le sais, cependant, mienne Est la faute! Car à l’excès, O Christ! Je tiens à toi, Quand même le frère d’Héraklès, Et, hautement je l’avo,ue, tu Es ce frère aussi de 1’Evios qui A son char attacha Les tigres, et, plus bas, Jusqu’à l’Indus Prescrivant office de joie, A la vigne planté, et Le courroux contenu des peuples. Me retient, cependant, comme une honte A rapprocher de toi Les hommes de ce monde. Et, à l’évidence, je sais Qui, toi-même, t’a engendré, ton Père, Le même qui Car jamais il ne règne seul A l’un, cependant, reste seul attaché Mon amour. Excessif, oui, Le chant sera, pur élan du cœur, Allé cette fois. Cette faute, je veux la réparer Si à nouveau je chante. Jamais je ne frappe, comme je le souhaite, au juste La mesure. Mais un dieu sait Quand viendra ce que je souhaite, à la perfection. Car, de même que le Maître S’en fut par la terre, Aigle captif, Et beaucoup, qui L’avisèrent, eurent une crainte, Cependant qu’à la limite œuvrait Le Père, et à la perfection entre Les humains donna une forme en vérité, et Le Fils connut grande tristesse lui aussi, jusqu’à ce Qu’au ciel il s’en fût allé par les airs, A lui pareille est l’âme des héros captive. Les poètes, aussi, doivent, Eux de l’esprit, être du monde. 52 (deuxième version) Qu’est-ce, aux Vieux rivages heureux, Qui m’enchaîne, que plus encore Je les aime, que ma patrie? Car du ciel Captif moi-même, comme ployant, dans l’air en flamme, Là je suis, où passait, ainsi que des pierres le disent, Apollon, Souverain, Et, à une jeunesse pure, se Laissait Zeus fléchir, et fils, d’un mouvement divin, Et filles, il procréait, Lui, le Très-Haut, parmi les humains. Et hautes pensées Sont en nombre Jaillies d u front du Père, Et grandes âmes De lui à hommes parvenues. Bruit j’ai eu D’Elis et Olympie, ai Stationné, là-haut, sur le Parnasse, Et par-dessus montagnes de l’Isthme, Et, par-delà encore, Près de,Smyrne, et, plus bas, Près d’Ephèse j’ai pu aller; Tant j’ai vu de la beauté Et chanté de Dieu l’image, Vivante parmi Les hommes, oui, car tout à l’espace pareil est Le Céleste riche de La jeunesse qui le chiffre, mais Cependant, toi, des étoiles de vie, et tous, O vous, les fiers enfants de la vie, I1 en est un encore, que je cherche, que J’aime d’entre vous, Où ce dernier de votre race Et de la demeure ce joyau, à moi L’étranger, votre hôte, me le dissimulez. Mon Maître, mon Seigneur! Toi, ô mon conseil! Pourquoi es-tu au loin Demeuré? Et, comme Je cherchais, d’entre les anciens, une réponse, Des héros et Des dieux, pourquoi te tenais-tu En dehors? Et, à cette heure, est comble 53 D’une tristesse mon âme, Comme si, jalousement, Célestes, vous-mêmes veilliez A ce que, vaquant à l’un, sitôt L’autre me manque. JI: le sais, cependant, mienne la faute! Car à l’excès, O Christ! je tiens à toi, quand même le frère d’HCraklès, Et, hautement je l’avoue, tu es ce frère aussi de 1’Evios qui Dans la ruée à la mort les peuples retient, et déchire le rets, Les hommes, alors, voient bien, qu’eux-mêmes N’aillent pas le chemin de la mort et gardent la mesure, que chacun Est chose pour soi, du laps, De la fatalité aussi des grandes époques, comme De leur feu ayant une crainte, ils frapperont juste, et là Où son chemin un autre va, eux ils voient Aussi où peut une fatalité avoir carps, mais feront De cela chose assurée, et telle que dans les hommes ou les Lois. Mais alors, elle brûle, sa colère; oui, que Le signe à la terre atteigne, graduellement Hors les yeux, comme par une échelle. Pour aujourd’hui. Opiniâtre sinon, démesuré, Sans limites, que de l’homme la main Alors étreigne le vivant, au-delà même de ce qui est institué Pour un demi-dieu, le dessein outrepasse L’arrêt du ciel. Car depuis qu’un esprit mauvais A l’antique bonheur supplanté, interminablement Pour lors vague une chose, au chant ennemie, vide de son, qui Va par degrés excédant, effraction du sens. Ce qui se découvre sans attaches, cependant, Dieu le hait. Mais, intercesseur Le contiendra d’une telle époque le jour, et il œuvre dans le silence, Lui qui va son chemin, la fleur des ans. Et fracas de la guerre, et l’histoire des héros, un soutien, fatalité au cou roidi, Le soleil de Christ, jardins des pénitents, et Du pèlerin les randonnées, et des peuples, le soutiennent, et du veilleur Le chant et l’écriture Du barde et de l’Africain. De ceux destitués de la gloire aussi, La fatalité le rient, et qui au jour N e viennent qu’en cette heure, ce sont princes paternels. Car davantage s’accorde à Dieu Telle station qu’autrefois. Car aux hommes davantage Appartient de la lumière. Jeunes, non. La patrie, de même. Car fraîche, Non épuisée encore et pleine de boucles. Le Père, oui, de cette terre a joie, Aussi, de ce qu’il existe des enfants, ainsi demeure une certitude De la bonté. Et il a joie, aussi, A ce qu’il en demeure un. Mais aussi quelques-uns, sauvés, comme Sur de belles îles. Eux sont instruits. 54 Car tentations se sont A eux offertes sans bornes. Tombés, innombrables. Ainsi en était-il, quand De la terre ici le Père apprête ce qui perdure Dans les orages du temps. Mais cela n’est plus. (troisième version) Qu’est-ce, aux Vieux rivages heureux, Qui m’enchaîne, que plus encore Je les aime, que ma patrie? Car du ciel Captif moi-même, comme ployé, au plus près du jour proférant, Là je suis, où passait, ainsi que des pierres le disent, Apollon Souverain, Et, à une jeunesse pure, se Laissait Zeus fléchir, et fils, d’un mouvement divin, Et filles, il procréait, Séjournant, muet, parmi les hommes. Mais hautes pensées, Pourtant, sont en nombre Issues du front du Père, Et grandes âmes De lui à hommes parvenues. Bruit j’ai eu D’Élis et Olympie, toujours ai Stationné, à côté de fontaines, sur le Parnasse, Et par-dessus montagnes de l’Isthme, Et, par-delà encore, Près de,Smyrne, et, plus bas, Près d’Ephèse j’ai pu aller. Tant j’ai vu de la beauté Et chanté de Dieu l’image, Vivante parmi Les hommes, oui. Car tout, à l’espace semblable, est Le Céleste riche de La jeunesse qui le chiffre, mais Cependant, vous, dieux de jadis, et tous, O vous, les fiers enfants des dieux, Il en est un, encore, que je cherche, que J’aime d’entre vous, Où ce dernier de votre race, Et de la demeure ce joyau, à moi L’étranger, votre hôte, me l’avez préservé. Mon Maître, mon Seigneur! Toi, Ô mon conseil! Pourquoi es-tu au loin 55 Demeuré? Et, comme, Mêlés à eux, je pouvais voir, entre les esprits, entre les anciens, Les héros et Les dieux, pourquoi te tenais-tu En dehors? Et, à cette heure, est comble D’une tristesse mon âme, Comme si, jalousement, Célestes, vous-mêmes veilliez A ce que, vaquant à l’un, sitôt L’autre me manque. Je le sais, cependant, mienne Est la faute, car à l’excès, O Christ! Je tiens à toi, Quand même le frère d’Héraklès, Et, hautement je l’avo,ue, tu Es ce frère aussi de 1’Evios qui, prévoyant, jadis La revêche errance redressa, De la terre le dieu, et donna en partage Une âme à l’animal qui, vivant Au hasard de sa faim, allait comme la terre épars, Mais droits chemins comme imposant, et des lieux à la fois, Pour chaque chose alors fit valoir un usage. Me retient, cependant, comme une honte A rapprocher de toi Les hommes de ce monde. Et, à l’évidence, je sais Qui toi-même t’a engendré, ton Père est Le même. Oui, Christ, seul, est demeuré lui aussi Debout sous le ciel visible, et les étoiles, visible, Et qui a franchise sur le prescrit, Dieu l’avouant, Et les péchés du monde, l’opacité Du savoir, oui, comme, sur ce qui demeure, une agitation empiète, Des hommes, et la vigueur des étoiles passait par-dessus lui. Oui, toujours avec un cri de joie le monde Se soustrait A cette terre, en sorte qu’il la Déserte; où sur lui l’humain sera sans prise. Et il demeure une trace, Pourtant, d’une parole; elle, un homme l’appréhende. Mais le Lieu fut Le désert. Aussi sont-ils l’un à l’autre semblables. Toute joie, richesse. Splendide, verdoie La feuille du trèfle. Et difforme, quant à l’esprit, tel dût-il de leurs pareils Ne point dire, d’un savoir rompu à méchante prière, que là Sont pour moi les maîtres du champ, et les héros. Cela est aux mortels nécessaire, pour ce que Sans halte incompréhensible est Dieu. Mais comme sur des chars Assujettis avec violence Le jour ou bien Avec des voix Dieu apparaît tel Que la nature dehors. Médiat Dans la sainte écriture. Célestes sont, 56 Et les hommes sur la terre, les uns auprès des autres toute la durée Du temps. Un grand homme, et une grande âme pareillement Quand même au ciel, Penche vers un autre sur la terre. Toujours Demeure que, enchaîné toujours, entier tout le jour est Le monde. Plus d’une fois il ressort, cependant, Que grand n’est point accordé A grand. Tous les jours ils stationnent, cependant, comme à un gouffre l’un A côté de l’autre. Ces trois-là sont tels, cependant, Qu’eux-mêmes sous le soleil Comme chasseurs de la chasse, eux, ou Laboureur qui, reprenant souffle, au labeur Découvre sa tête, ou le mendiant. I1 est beau, Oui, et bon, de rapprocher. Grand bien produit La terre. A fraîchir. Toujours, cependant Traduit par André du Bouchet d’après le texte établi dans l’édition Beissner PATMOS A u Landgrave de Hombourg Proche et dur à saisir, le dieu. Mais aux lieux du danger, la délivrance croît aussi. Dans l’obscur séjournent les aigles et les fils des Alpes s’en vont sans crainte par-dessus l’abîme sur des ponts légèrement bâtis. Aussi, comme sont amassées alentour Les cimes du temps et que les bien-aimés ont séjour proche, languissant sur les monts au plus loin séparés, donne une eau innocente, ô donne-nous des ailes, pour traverser d’un cœur constant, et revenir. Ainsi parlai-je, que me ravit, plus vite que je ne l’eusse supposé et si loin que jamais je n’eusse pensé arriver, un génie de mon propre foyer. Brillaient, crépusculaires, dans la lumière double, comme j’allais, la forêt ombragée et les ruisseaux nostalgiques de la patrie; inconnus me devinrent les pays; mais bientôt me fleurit, éclatante de fraîcheur, mystérieuse dans la fumée d’or, subitement dressée, aux marches du soleil, odorante de ses milles cimes, l’Asie, et je cherchai, ébloui, un être que je connusse, car je n’avais pas coutume de ces larges allées, d’où descend du Tmolus le Pactole orné d’or et se dresse le Taurus et le Messogis, et pleins de fleurs, les jardins, - un feu tranquille; mais dans la lumière fleurit très haut la neige argentée, et, signe de vie éternelle, aux inaccessibles parois, ancestral croît le lierre, et supportés de colonnes vivantes, de cèdres et de lauriers 58 sont les majestueux palais contruits par les dieux. Bruissent cependant autour des portes de l’Asie, étirées ci et là sur la plaine incertaine de la mer assez de routes sans ombre, mais du marin les îles sont connues. Et comme j’appris que parmi les plus proches l’une était Patmos, un désir, très fort me saisit de m’y rendre et d’y approcher la grotte obscure. Car non pas comme Chypre, la riche en sources, ou telles des autres, splendide, ne séjourne Patmos, hospitalière cependant, dans la maison plus pauvre, est-elle toutefois et lorsqu’à la suite d’un naufrage ou pleurant la patrie ou l’ami disparu un étranger s’approche d’elle, elle l’entend volontiers, et ses enfants, la voix du fourré sacré, et, là où tombe le sable et se ravine la surface du champ, les voix, elles l’entendent, et avec bienveillance elle résonne des plaintes de cet homme. Ainsi portaitelle jadis réconfort à l’aimé d u dieu, au Voyant, qui en bienheureuse jeunesse était allé avec le fils du Très-Haut, inséparable, car le Porteur d’orages aimait l’innocence du disciple et l’homme déférent vit le visage du dieu avec précision, comme au mystère du cep, ils étaient assis ensemble, à l’heure de la Cène, et dans son âme vaste, tranquille prescience, le Seigneur proféra la mort et l’amour ultime, car jamais n’avait-il, de la bonté, dit assez de paroles, en ce temps-là, ni fini de rasséréner, comme il la voyait, la fureur du monde. Car tout est bien. Sur quoi il mourut. De cela maintes choses seraient à dire. Et le virent encore - comme triomphant il regardait, lui, le plus joyeux - ses amis, une dernière fois, Mais ils s’emplirent de deuil, le soir étant venu, frappés de stupeur, car l’âme de ces hommes s’était 59 affermie de résolutions profondes, mais ils aimaient la vie sous le soleil et ne voulaient pas s’éloigner du visage d u Seigneur ni de leur pays. Pénétrés, tels le feu dans l’acier, étaient-ils de cela et l’ombre de l’Aimé allait avec eux. Aussi leur envoya-t-il l’esprit et, certes, la maison trembla et les orages de Dieu roulèrent, grondant au loin, sur les têtes pressentantes, comme, pleins de tristesse, les héros de mort étaient rassemblés, maintenant que se séparant d’eux il apparut une dernière fois. Car maintenant le jour du soleil s’éteignit, le royal, et brisa, qui rayonnait droit, le sceptre, douleur divine, de lui-même, car en temps prescrits cela devait-il revenir. N’eussent pas été favorables, plus tard, mais une rupture abrupte, infidèle, les œuvres humaines et ce fut une joie dès lors, de vivre dans la nuit aimante et de maintenir dans des yeux candides, sans en départir, des abîmes de sagesse. Et, aux flancs profonds des montagnes, des images vivantes verdissent aussi, mais terrible est-ce comme Dieu infiniment ici et là disperse le vivant. Car déjà de quitter le visage des amis bien-aimés, et d’aller au loin par-dessus les montagnes, seul, où deux fois reconnu, unanime, était l’esprit céleste; et cela n’était pas annoncé, mais saisissait les boucles, présentement, lorsque se hâtant de loin le dieu soudain retourné les regarda, et eux, le conjurant de faire halte et de nommer, tel noué à des cordes d’or désormais, le mal. ils se tendirent les mains mais lorsque meurt alors celui qu’au plus haut revêtait la beauté, dont merveille était la figure et que les Célestes se désignaient et lorsque, lui-même devenant pour eux une énigme sans fin, ils ne peuvent l’un l’autre se saisir, eux, qui vivaient ensemble dans la mémoire et que non seulement le sable ou les prairies sont emportés et saisis les temples, lorsque s’efface la gloire du demi-dieu et des siens et que le Très-Haut même détourne son visage de cela, et que nulle part ne soit plus visible un Immortel au ciel ou sur la terre verdoyante, qu’est ceci? C’est le jeu du semeur lorsqu’il saisit le froment de sa pelle et le jette sur l’aire vers le jour. La balle lui tombe aux pieds, mais à la fin mûrit le blé et ce n’est pas un mal si s’en perd une partie et de la parole s’estompe le son vivant, car l’œuvre céleste aussi ressemble à la nôtre, et le Très-Haut ne veut pas tout à la fois. Car la mine porte du fer et l’Etna de la lave en feu, ainsi aurais-je richesse pour former une image et le voir, tel qu’il fut, le Christ, mais si un être s’éperonnait de lui-même, et, discourant tristement, en chemin, me trouvant sans défense, m’assaillît, que j’en fusse frappé de stupeur et qu’un serf voulût imiter l’image du dieu manifeste dans la fureur vis-je une fois le Seigneur du ciel, non que je dusse être quelque chose, mais pour apprendre. Bienveillants sont-ils, mais leur plus grand objet de haine tant qu’ils règnent, est l’imposture et l’humain n’a plus cours alors parmi les hommes. Car ceux-ci, non, ne gouvernent pas, mais gouverne le destin des Immortels et d’elle-même leur œuvre s’étend et se hâte vers sa fin. Lorsqu’au plus haut se porte le chiant du triomphe divin, est nommé, à l’égal du soleil, par les vaillants, le fils exultant du Très-Haut, une devise, et voici la baguette du chant qui fait signe vers le bas, car rien n’est commun. I1 réveille les morts qui de l’inculte ne sont pas encore prisonniers. Mais nombre d’yeux timides attendent de voir la lumière. Qui ne veulent fleurir au tranchant du rayon, bien que la bride d’or retienne le courage. Lorsque toutefois, telle de sourcils abondants, oublieuse du monde une force luisant en silence tombe de l’esprit sacré ils peuvent 61 réjouis de la grâce, s’exercer au calme regard. Et si, maintenant, les Célestes m’aiment comme je le crois, combien plus t’aiment-ils encore toi, car je sais ceci, que pour toi prévaut du Père éternel le vouloir. Silencieux, son signe au ciel tonnant. Et l’Un se dresse en dessous, sa vie durant. Car encore vit Christ. Et les héros, ses fils, sont tous venus et de lui les Écritures saintes et les exploits de la terre élucident l’éclair jusqu’ici, un concours sans halte. Lui cependant y assiste. Car ses œuvres lui sont connues de toujours. Depuis trop, trop longtemps déjà la gloire des Célestes est-elle invisible. Car c’est par les doigts, presque, qu’ils doivent nous mener et honteusement une puissance nous arrache le cœur. Car chaque être céleste exige sacrifice, et lorsque l’un d’eux est oublié, jamais cela n’a mené à bien. Nous avons servi la Terre Mère et avons, voici peu, servi la lumière du soleil, ignorants, mais le Père aime, qui règne sur tout, au plus haut, que soit servie la lettre ferme et ce qui demeure interprété sûrement. Ainsi va le chant allemand. Traduit par John E . Jackson Colomb Mnémosyne Le plus proche, le meilleur Apriorité de l'individuel 0 1 7 Holderlin T r a d u c t i o n e t notes de B. Badiozl e t J.-C. Rambacb LÉGENDE DES CARACTÈRES ET DES SIGNES TYPOGRAPHIQUES première esquisse deuxième esquisse esquisse tardive PREMIÈRE PHASE D'UN AUTRE TEXTE seconde pbase d u n autre texte (texte biffé ou surchargé) -3 [ : illisible : supprimé par les traducteurs (lettres isolées, hésitations, etc.) : se reporter au manuscrit original. 63 KOLOMB fHORET DAS HORN DES WACHTERS BEI NACH?I,I NACH MJTTERNACHT ISTS UM DIE FÜNFTE STUNDE So Mahomed +, Rinald, Kolomb. Barbarossa, ais freier Geist, Wünscht’ich der Helden einer zu seyn des Schafirs, Oder eines Hessen, < dessen eingeborner Und dürfte frei, mit der Sti?ne es bekenen Sprach Kaiser Heinrich. So war’ es ein Seeheld. Thütigkeit zzr gewitïen neinlich PP. (1st) Uin nichts zu (verderben), ist dus freundlichste, das Wir bringen aber die Zeiten Unter allen untereinander und Ordnung, durch Demetrius PoliorHeirzische, Wohnirng kurzgefuJ aas bzïndig cetes f / z u lernen fJ und Gestalten Peter der GroBe (s)Heinrichs lm den Sand, GefaJe (b)gebrant, dzïrre Schonheit Nacht und Alpenübergang und daB Au5 Feuer, voll, von Bildern, reingeschliffenes DIE LEUTE MIT EIGNER HAND GESPEISET UND GETRANKET U . SEIN SOHN KON- (Seerohr) Fernrohr (hohes Gesez) hohe Bi1 und es ist noth dung, neinlich fzïr das Den Himel zu fragen. RAD AN G[I]FT Leben S(P)TARB Muster eines Zeitveranderers Reformators Conradin U . s. w. Wen du Sie aber nenest Anson und Gama und Fli(st)bustier, und Aneas Und (Doria)?, Jason, Chirons Felsenhohlen und Schüler, in Megaras (Gotten) (und) zittenden lin Reegen der Grotte bildete sich alle, als Verhaltnisse bezeichnend. [ I Als auf dein wohlgestimten Saitempiel ein Menschenbild Airs Eindrzï&en des Walds, und die Tempelhewen, die (gefahr) gefahren Flibustiers, Entdekunssreisen Nach Jerusalein f ./ (Bou)Bouillon, Rinaldo, Bougainville ais Versuche, den (orbis) (d)hesperischen Gewaltig ist die Zahl Gewaltiger aber Sind sie selbst orbis, im Gegensaze gegen den o(b)rbis der Alten zu bestimen. Und machen stum die Maner. 64 COLOMB +ÉCOUTEZ LE COR DU VEILLEUR LA NUIfl,] APRÈS MINUIT C’EST VERS LA CINQUIÈME HEURE Ainsi Mahomet +, Renaud, Colomb Barberousse *,en esprit libre, Si je souhaitais être un des héros du pasteur ou d’un Hessois 3 (dont la langue Et pouvais librement, avec la voix le reconnaître natale) l’empereur Henri ‘. Alors ce serait un héros des mers I . Gagner de l’efficacité en effet (-1 (Cest) Pour ne rien (gâter), c’est ce qu’il y a de plus amical, ce qui Mais nous mettons les temps Parmi tous sens dessus dessous et l’ordre, tout à fait Demetrius PoliorFamilier, logis bref concluant cetes ( /pour apprendre/,/ et les f i m e s Pierre le Grand Henri Dans le sable vaisseaux (,)brûlés, aride beauté traversant les Alpes et que Nuit et De feu, pleine, d’images, finement polie DE SA PROPRE MAIN I L AIT DONNÉ AUX GENS À MANGER ET À BOIRE ET S O N FILS K O N - (Lunette marine) Longue-vue (haute loi) haute et c’est nécessité formation, en effet pour la RAD vie D’interroger le ciel. MOURUT EMPOISONNÉ Modèle de modificateur de temps de réformateur Conradin, etc. Mais si tu le nommes Anson et Gama et flibustier ’, et Énée Et (Doria)? n, Jason, de Chiron les antres rocheux et L’élève dans les (grottes) de Mégare (et) tremblante Sous la pluie de la grotte se formait tous, autant qu’ils caractérisent des circonstances. [ I Cotntne sur le jeu de cordes (bien accordé) une image humaine Tirée des impressions de la forêt, et les TeTnpliers l o qui ont fait (voyage) uoyage flibustiers, uoyages de découvertes A Jérusalem(. J (Bou)Bouillon, Renaud, ‘I Bougainville pour tenter de déterminer (orbis) Formidable est le nombre l’or&is hespérique, à (l’opposé) contre Mais plus formidables sont-ils eux-mêmes l’orbis des anciens “. Et rendent muet les hommes. 65 [Hl * Detïoch Und hin nach Genua will ich Zu erfragen Kolombos Haus WO er, als wen Eines (Go)der Goiter eineJ ware und wunderbdr Der Menschen Geschlecht, vieleicht sizend Vortn Kornhaus, von Sicilien her In süi3er Jugend gewohnet. Licht aber man kehret Wesentlich um, wie ein Bilderman, der (d)stehet Und die Bilder weiset der meinest du (U)[u]nd singt, Lander Der Gropen auch Der W e l t Pracht, [I So du (mich aber fr) Mich aber fraglelst So weit das Her(z)z (mir) Mir reichet, wird es geh(en.)n Nach Brauch und Kunst wie auf dem Markte Kolombus in eine Landcharte siehet 66 Néanmoins Et là-bas à Gênes je veux aller Questionner la maison de Colomb Où i l , comme si Un(e) des diecix cine serait et merveilleusement La race des ho?ntnes, peut-être (assis) Devant la halle au blé, venu de Sicile En sa douce jeunesse avait habité. lumière mais on s’en retourne Essentiellement, comme un Imagier qui est là E t désigne les images des pays Penses-tu Des grandsfE)Et chante aussi Le faste d u monde, [I Mais comme Tu m’interroges Aussi loin que le cœur (me) Me porte, cela ira. Selon I‘usage et l’art comme a u marché Colomb examine une c[h]arte géographique 67 Zu Schifle aber steigen ils crient rapport, et fermés maison, tu es un sais rien wührend da! sie schrien, Mafia und Ein Murren war es, ungedultig, den Hi fielsbrod Von Wengen geringe Dinge Die Verstimt wie vom Schnee war Erde Die Gloke, womit zornig, Man Iautet und eilte Zum Atiendessen (da])(Sie) Sauer wird mir dieses wenig Ge(l)duld und Gütigkeit mein Richter und Scbuzgott [ J mit Prophezeiungen und /des Gebets gropen Geschrei,/mit Gunst. Und Sie [gllaubten, sie seien Monch[ 1. Und einer, als Redner De@Menscben Sind wir Stürzet herein, ibr Bache @)(con) Aufrat Vom Plaze Von Lieb und [ J entiere persone content de son Cottes Gnad ame (co)dificultes conoissance Wir komen, also rief und [ J Glük im seinem, und als [ J rapport tire Pfarherr Gewaltig richtend Kràpe zu begreiffen,/o ihr Bilder Der Jugend, Im tilauen Die Gesellen die Stime des Meergotts, als in Genua, [J damals, Die reine, daran(n) (D)de(r)s Erd(k)reich, griechisch, kindlich gestalte Mit Gewalt unter meinen Augen Wams Heroen erkeiïen, ob Sie recht Einschlajërnd, kurzgefaJtem [ J Mohngeist, gleich mir Gerathen Oder nicht Erscbien CI /(ihm)J Das bist d u ganz in deiner Schonheit Doch da hinaus, damit 68 Mais monter à bord d u navire * ils crient rapport, il fermés maison, * t u es u n sais rien pendant qu’ils criaient manne e t pain céleste C’était un grondement impatient, car Par peu de cboses infimes La Désaccordée comme par la neige était Pour moi cela tourne à l’aigre peu de patience et bonté inon juge et dieu protecteur ([ f ) avec des prophéties et / d e grandes clameurs de prières,/avec faveur terre La cloche avec laquelle en colère On sonne et se hâtait Le repas d u soir (pour qu‘)(elle) E t ils [clroyaient être des moines[ E t l’un, en orateur fit son entrée I. Car nous sonvnes des hommes Pourtant là dehors, pour que Précipitez-vous y , ruisseaux (ce) * entière personne content de son * âme dificultés connaissance et en De cet endroit D‘amour et [ f prêtre Nous partions, ainsi appela Dans son pour conpendre les fOrces, Ô vous images De la jeunesse Les compagnons la voix d u dieu des mers lorsqu’à Gênes, f f autrefois, La pure, à laquelle Le inonde terrestre, grec, conçu de façon enfantine ‘’ Avec violence sous mes y e m Les héros reconnaissent s’ils sont tombés Soporifique, esprit de pavot [ f condensé aussitôt m‘ Juste O U non Apparut [ I /(lui)f C’est t o i tout entière en ta beauté grâce divine pourpoint bleu et / f bonheur dans le sien [ ] * rapport tire Dirigeant violemment 69 Das bist d u ganz in deiner Schonheit apocalyptica. iii i a les moments tirees hautes someils, der Scbiffer Kolombzis aber beiseit plriires Hyostasirzmg des vorigen [Staitvute der WissenscbaJ Leidendaft z i ~ z [ChriJten t i m ] * Und seufzeten miteinander, um die Stunde, orbis [ I Nach der Hizze des Tags Sie sahn nun, Es waren nemlich viele, Der schonen (Stadte) Inseln, damit (M)Mit Lissabon Und Genua theilten; Den (nicht) einsam kan Von Himlischen den Reichtum tragen Nicht ein(e)s; wohl nemlich mag Den Harnisch dehnen ein Halbgott, dem Hochsten aber fast zu wenig (das) W O d(ie)as Tagslicht scheinet, Das Wirken Und der Mond (darum) Darum auch 1st 70 * lui *a les * pleures l4 C’est toi tout entière en ta beauté apocalyptica. * moments tirées hautes sommeils, /e navigateur hypostasie du précédent [statut de la science] passion pour [chrétien té] E t soupiraient ensemble, à Pheure, orbis Après la chaleur du jour Colomb mais à l’écart Ils voyaient alors, II y en avait en effet beaucoup, De belles (villes) îles, pour qu’ (A) Avec Lisbonne Et Gênes [ils] aient partagé; Car solitaire (ne) peut Porter la richesse des célestes Pas un; en effet sans doute pourrait Relâcher le harnais un demi-dieu, mais pour le plus-haut C’est presque trop peu (que) où luit la lumière du jour, D‘œuvrer Et la lune, (c’est pour cela) c’est pour cela 71 so Ursprung der Loyoté Eovopia, Kaoiyvqrui r&,pa Nemlich (damals) ofters, wen De(s)n Himlischen (es) zu einsam ûpov noLiwv, aa@,crAqq6 i m Kai oporponos Etpava, rupiai (Zu einsam) (W)Es wird, dan Sie civ6pCxo1 nhourou, XpUoEQ' rai& mpooLoo &p i roç Allein zusamenhalten Oder die Erde; den (es leidet) allzurein ist Entweder Dan aber [ 72 3 die Spuren der alten Zucht, ainsi Origine de la * Zoyoté En effet (autrefois) plus souvent, quand Eovopia, Kaaiyvqrai SE, pa Les célestes de trop de solitude ûpov noÂiov, ao@aÂqs &Ka ai opospoiroq cipava, sapiai (Trop de solitude) üV6pUol d.OUSOU, ~pUOECi1 Se lassent, qu’ils n E 1 6 ~Eypovaov ~ o ~ P ~ S 1 5O ~ Sont seuls solidaires o u la terre; car (il souffre) bien trop p u r est O u bien Mais après > les traces de l’ancienne éducation 1 6 , NOTE DES TRADUCTEURS Si D.E. Sattler entreprend de publier une nouvelle fois l’œuvre de Holderlin, c’est pour en donner enfin une restitution globale. En effet, selon lui, les éditions antérieures sont toutes gouvernées par des préjugés idéologiques ou esthétiques qui sont à l’origine de maints gauchissements et mutilations du texte. La première anthologie de poèmes de Holderlin procurée par les poètes Kerner, Schwab et Uhland en 1826 omet les hymnes révolutionnaires de Tübingen et la plupart des odes et des chants postérieurs à 1802; dans les @:uvrer compléter éditées dès 1846 par les soins de Christoph Schwab, on ne trouve que très peu d’œuvres tardives; les éditions suivantes sont certes enrichies, mais en 1895 Berthold Litzmann trouve encore dans la (( folie B de Holderlin une justification à son parti pris anthologique. Le travail de Norbert von Hellingrath (19 11) complété par Franz Zinkernagel qui reproduit aussi les traductions de Pindare et, pour la première fois, les esquisses tardives, jette enfin les bases d’une véritable édition critique, mais il est resté inachevé. En 1943, Friedrich Beissner reprend le projet et Adolf Beck pourra mettre en 1974 un point final à la N Grosse Stuttgarter Ausgabe ». Néanmoins, observe D.E. Sattler, cette édition, certes complète, n’est pas sans défauts, particulièrement pour ce qui concerne l’établissement des poèmes de la seconde moitié de la vie N de Holderlin. Biographie et pathologie sont mises en avant pour expliquer une sorte de restauration du texte: on distingue poèmes et variantes, texte principal et fragments dans un apparat critique d’une extrême complexité, on découpe le manuscrit - en n’échappant pas toujours à l’arbitraire -, établissant ainsi différentes versions d’un même texte. Cette approche a jusque-là conditionné les traductions françaises. L’intention de D.E. Sattler dans sa Frankfurter Ausgabe commencée en 1975, et par là même de cette traduction, est autre : il s’agit de reproduire les textes dans la disposition originale des manuscrits, de les montrer dans tous leurs états, de faire voir simultanément les étapes de rédaction, les reprises, les hésitations, les repentirs, les surcharges. Cette volonté de transcrire intégralement le manuscrit n’obéit pas à un culte du brouillon, elle est ici simplement nécessaire dans la mesure où le texte achevé a disparu ou n’a jamais existé. Du reste, D.E. Sattler met en exergue à ses exercices d’éditeur N un fragment de Patmos )) qui pourrait définir l’essence même du fragment : n athletircher/lm Ruin (plus athlétique en ruine). La redécouverte du travail du poète suscitera peut-être un nouveau commentaire! (( (( )) (( (( I) A la publication du manuscrit s’ajoute une analyse des phases de rédaction, étude trop technique pour être reproduite ici, qui permet à l’éditeur d’établir le plus légitimement possible un texte de lecture ou une reconstitution. Le décryptage de Sattler aboutit parfois à des leçons résolument différentes de celles de la tradition. Les notes, enfin, qui accompagent cette traduction française sont rédigées à partir du volume d’introduction de la Frankfurter Ausgabe N (le tome consacré aux hymnes tardifs n’ayant pas encore paru à ce jour), de l’ouvrage de D.E. Sattler Friedrich Holderlin, 144Jiegende Briefe, sorte de n Clavis Hoeldedinina Y paru en 1981 et des éditions antérieures lorsqu’elles ne s’excluent pas les unes les autres. (( 73 Éric David et Jacques Halwisen ont accepté de relire ce travail; qu’ils soient remerciés pour leur patience et leurs conseils amicaux. B. B, et J.-C. R. NOTES Cette version de Colomb a été probablement esquissée à Nürtingen durant l’automne 1801, puis reprise à Hombourg dans les années 1805-1806. Mais le projet est plus ancien; dès décembre 1789, Holderlin annonce dans une lettre à son ami Neuffer (lettre 28, trad. D. Naville, Gallimard, 1948) : (( Au cours de quelques heures privilégiées, j’ai composé un hymne à Colomb qui sera bientôt terminé. N Ce texte ne nous est pas parvenu; il s’inscrivait dans un plus vaste dessein, celui de chanter les héros mythologiques, antiques et modernes, ceux qui proliféreront dans le sillage de Colomb, déjà évoqués par le poète le 12 mars 1804 (lettre 244, ibid) : (( J’ai saisi dans l‘ensemble les différentes destinées des héros, des chevaliers et des princes, la manière dont ils servent le destin ou se comportent à son égard de façon plus ambiguë. )) 1. Cf. le roman de Wilhelm Heinse, Ardinghello et 12s Iles bienheureuses (1787) dont on connaît l‘influence sur l’auteur d’Hypérion : ((Je fis, dès la pointe du jour, une promenade sur la colline et contemplais le site de Gênes. Un ravissant théâtre qui avait de tout temps incité ses habitanrs à dominer l’espace marin et dont sont issus depuis toujours les plus grands héros des mers. Saint Colomb et toi, André Doria, qui maintenant déambulez dans les Champs-Elysées, deux par deux avec les Thémistocles et les Scipions, vous, demi-dieux parmi les hommes, de ma poussière, je vous implore. Hélas, que ne m’est-il réservé à moi aussi, un tel sort! )) 2. Cf. Stuttgart, v. 49-51. 3. D.E. Sattler intègre au texte la parenthèse ouverte : <( avec la voix d’un pasteur ou d’un Hessois (dont c’est la langue natale) ». D’après lui, le pasteur serait Herder qui réapparaît comme orateur et prêtre (v. 18-27 de la page III du manuscrit); le Hessois pourrait désigner Siegfried Schmid, un ami de Holderlin qui, pour échapper à une charge de précepteur, s’était enrôlé dans l’armée autrichienne en 1799-1800. Mais il est encore plus probable, poursuit Sattler, que Holderlin ait songé ici à un autre ami, Friedrich Emerich, qui s’était engagé dans les troupes françaises du génie en 1795, avait pris part l‘année suivante à l’occupation de Mayence, et en 1801, après s’être démis de ses fonctions, avait radicalement changé de position en écrivant des articles qui s’insurgeaient contre le gouvernement post-révolutionnaire. I1 mourut à Wurzbourg en 1802 des suites physiques et psychiques de persécutiotis dont il fut l’objet. 4. Cf. la version tardive de (( Patmos »,v. 158-161. 5. On retrouve les navigateurs dans (< Der Wanderer )) et dans les deux dernières strophes de U Andenken ». 6. Eobald Toze avait fait paraître en 1749 une traduction des récits de voyages de l’amiral anglais Lord George Anson, édités à Londres en 1748. (Richard Walter, George Ansons Voyage Round the World in the Years 1 7 4 0 - 1 7 4 4 , Londres, 1748.) Goethe mentionne Anson dans Poésie e t Vérité (1“ partie, livre 1). 7 . Une Histoire des flibustiers due à J.W. Archenholz avait paru à Tübingen en 1803. 8. Cf. la note 1. Doria apparaît en outre dans la pièce de Schiller, fa Conjuration de Fiesque, dont parle Holderlin dans une lettre de septembre 1799 (lettre 194). 9. Holderlin a traduit par deux fois l’épisode de l’éducation de Jason, qu’il place à Mégare, au lieu de Magnésie. Cf. Pindare, Pythiques, IV, v. 180-192 et Fragments (« Untreue der Weisheit »). 10. Cf. U Patmos)), v. 159-160. 11. Sattler cite à propos I‘Adrustea de Herder (dixième partie) : (< Et si dans une ” colombanade ” par ex. celui qui était au début le découvreur si heureux d’un nouveau monde devenait le héros d’une épopée; quel grand sujet! Un nouveau monde moral = physique est sous les yeux du poète et il nous le présente en opposition à l’ancien hémisphère. De longs siècles, l’esprit protecteur de cette plus jeune partie du monde la cachait au regard de sa sœur plus âgée, mais le destin commandait; le temps de la découverte approche; précipité par la cupidité des peuples, irrésistible. C’est en vain que l’esprit protecteur de ces nations enfantines au-delà des mers met tout en œuvre pour retarder leur découverte, jusqu’à ce que la civilisation et la politique européennes qui selon les voies de la destinée doivent les cultiver, soient elles-mêmes plus pures et plus humaines; la fièvre des découvertes attisée par les croisades, les sciences, les vices et l’indigence propage son feu; elle atteint Colomb. )) 12. En marge du fragment 41, on peut lire : c Orbis erclesiae. Y 74 13. Cette expression fait référence à la conception ptoléméenne de l’univers. Colomb se rappelle dans son discours convulsif, écrit Sattler, la scène de l’imagier qui lui enseigna dans son enfance la fausse cosmologie. 14. Sattler renvoie à l’essai de Herder Etnrnanuel Swedenborg, le plus grand visionnaire d u X V I I I siècle, ~ paru dans I’Adrastea (sixième partie) : (( C’est ainsi que des impressions de l’enfance s’animaient lorsqu’il tombait dans son étrange état ... Dès notre jeunesse, nous pensons en images; des mots font naître des formes sous nos yeux ... Et c’est un bonheur si d’emblée et pour toujours de vraies formes ont fait impression sur nous et non pas de fausses images mentales... Comment Swedenborg parlait-il donc à ses anges? Comme on parle à ses pensées; les anges et les esprits étaient les produits de son imagination ... en tant que visions ils étaient devant lui ou en lui; cet état était d’ordre maladif ... Et un homme raisonnable, qui, avant tous les autres a mis en œuvre son potentiel de rêve, doit aussi savoir, à l’état de veille, cesser de rêver. n 15. Pindare, Olytnpiques, XIII, v. 6-1 1. (( Eunomie, l’ordre, et ses sœurs, le ferme / Fondement des cités, et l’inébranlable justice, Dikè, / Et conforme à elle, Eirènè, la paix, qui gouvernent / la richesse pour les hommes, filles / Dorées de Thémis, la bonne conseillère. N 16, On retrouve ici le commentaire que fait Holderlin du fragment de Pindare intitulé <( les Asyles N : a Comment l’homme se pose, fils de Thémis, quand, du sens pour le parfait, son esprit, sur terre et au ciel, n’a trouvé aucun repos, jusqu’à ce que, se rencontrant dans le partage, aux traces de l’ancienne éducation, le dieu-et-l’homme se reconnaît à nouveau, et en souvenir d’une plus originelle détresse, est heureux là où il peut se maintenir. B (traduction de F. Fédier, L a Pliiade, Gallimard, 1967). * En français dans le texte. COLOMB * Si je souhaitais être un des héros Et pouvais librement, avec la voix d’un pasteur, ou d’un Hessois Dont la langue natale, le reconnaître Alors ce serait un héros des mers. Activité, pour gagner en effet C’est ce qu’il y- a de plus amical, ce qui Parmi tous Le logis familier et l’ordre, tout à fait concluants, Pour apprendre l’aride beauté et les formes Brûlées dans le sable De nuit et de feu, pleine d’images, finement polie La longue vue, haute formation, en effet à la vie Pour interroger le ciel. Mais si tu les nommes Anson et Gama, Enée Et Jason, l’élève De Chiron dans les grottes de Mégare, et Sous la pluie tremblante de la grotte se formait une image humaine Tirée des impressions de la forêt, et les Templiers qui ont fait voyage A Jérusalem, Bouillon, Renaud, Bougainville Voyages de découvertes pour tenter de déterminer l’orbis hespérique contre 1’ orbis des anciens Formidable est le nombre Mais plus formidables sont-ils eux-mêmes Et rendent muet les hommes Néanmoins Et là-bas à Gênes je veux aller Questionner la maison de Colomb Où il, comme si Une des dieux une serait et merveilleusement La race des hommes, En sa douce jeunesse avait habité. Lumière Mais on s’en retourne Essentiellement, comme un Imagier qui est là Devant la halle au blé, venu de Sicile peut-être Et désigne les images des pays Des grands aussi Et chante le faste du monde, * 76 (( Colomb », (( texte de lecture proposé par Sattler. )) mais comme Tu m’interroges Aussi loin que le cœur Me porte, ça ira Selon l’usage et l’art. Mais monter à bord des navires ils crient rapport, il fermes maison tu es un saisrien C’était un grondement impatient, car Par peu de choses infimes Désaccordée comme par la neige était La terre en colère et se hâtait, pendant qu’ils criaient Manne et pain céleste Avec des prophéties et Grandes clameurs, de la prière avec faveur, Au repas du soir. Pour moi cela tourne à l’aigre [un] peu de Patience et de bonté mon juge et dieu protecteur Car nous sommes des hommes Et ils croyaient être des moines. Et l’un, en orateur Fit son entrée et en prêtre Dans son pourpoint bleu entiere personne content de son ame dificultes connaissance rapport tire Pourtant là dehors, pour que De cet endroit Nous partions, elle appela Dirigeant violemment Les compagnons, la voix du dieu des mers, La pure, à laquelle Les héros reconnaissent, s’ils sont Tombés juste ou non Précipitez-vous-y, ruisseaux D’amour et grâce divine et bonheur dans le sien, Pour comprendre les forces, ô vous images De la jeunesse, lorsqu’à Gênes, autrefois Le globe terrestre, grec, conçu de façon infantine, Avec violence sous mes yeux, Soporifique, esprit de pavot condensé aussitôt m ’ Apparut C’est toi toute entière en ta beauté apocalyptica. moments tirees hautes sommeils le navigateur 77 Colomb mais à l’écart hypostasie de l’orbis précédent Natueté de la science Et soupiraient ensemble, à l’heure, Après la chaleur du jour. lui a les pleures Ils voyaient alors 11 y en avait en effet beaucoup, De belles îles. pour qu’ Avec Lisbonne Et Gênes aient partagé; Car solitaire ne peut Porter la richesse des célestes Pas un; en effet sans doute pourrait Relâcher le harnais un demi-dieu, mais pour le plus-haut C’est presque trop peu où luit la lumière du jour, Que d’œuvrer Et la lune, C’est pour cela aussi ainsi En effet plus souvent, quand Les célestes de trop de solitude Se lassent, qu’ils Sont seuls solidaires ou la terre; car bien trop pur est Ou bien Mais après les traces de l’ancienne éducation, Traduit par B. Badiou et J.-C. Rambacb GRÈCE Ô vous, voix du destin, vous, chemins du voyageur Car au bleu école [des yeux], De loin, au tumulte du ciel Résonne comme le chant du merle Des nuages la [sûre] sereine disposition bien Disposée par l’existence de Dieu, l’orage. Et des appels, comme regarder au-dehors, vers L’immortalité et les héros; Beaucoup sont de réminiscences. Où là-dessus Résonnant, comme le cuir du veau La terre, depuis des dévastations, tentations de saints Car initialement forme l’œuvre soi De grands statuts suit, la science Et la tendresse, et tout le ciel, limpide voile, ensuite Apparaissant chantent des nuages hymniques. Car ferme est le nombril De la terre. Recueillies en effet en bords d’herbe sont Les flammes et les universels Éléments. Pure méditation pourtant, en haut vit l’Éther. Mais d’argent Les jours clairs Est la lumière. Comme signe de l’amour Violette la terre. [Mais ainsi que le cortège s’en va Aux épousailles,] Vers un Moindre aussi peut parvenir Un grand commencement. Tous les jours pourtant merveilleusement pour l’amour des hommes Dieu porte un vêtement. Et aux reconnaissances se retire sa face Et couvre les airs avec art. Et air et bruit couvrent L’effroyable, pour que trop, pas un Ne l’aime avec des prières ou bien L’âme. Car longtemps déjà se tient ouverte Comme des feuilles, à apprendre, ou bien des lignes et angles Parfois pourtant Quand sortir veut l’ancienne formation De la terre, par histoires en effet Devenues, courageusement combattantes, comme sur des hauteurs conduit Dieu la terre. Les pas immesurés I1 les limite pourtant, pourtant comme des fleurs d’or se mettent Les forces de l’âme alors les affinités de l’âme ensemble Pour que plus volontiers sur terre La beauté habite et quelque esprit Plus communément s’associe aux hommes. I1 est doux alors, sous de hautes ombres d’arbres Et collines d’habiter, ensoleillées, où le chemin est 79 Pavé vers l’église. Aux voyageurs pourtant, à qui, Par amour de la vie, mesurant toutefois, Les pieds obéissent, fleurissent Plus beaux les chemins, où le pays Tradait par F. Fédier Troisième version, suivant l’édition Beissner (GStA, II, p. 257 sq.). Les deux vers se trouvant entre crochets sont empruntés à la seconde version; les mots <( yeux )) et a sûre », également entre crochets, sont attestés dans les manuscrits. EN BLEU A D O R A B L E En bleu adorable fleurit Le toit de métal du clocher. Alentour Plane un cri d’hirondelles, autour S’étend le bleu le plus touchant. Le soleil Au-dessus va très haut et colore la tôle, Mais silencieuse, là-haut, dans le vent, Chante la girouette. Que quelqu’ Un au-dessous de la cloche descende les degrés, alors Le silence sera une vie; car, Lorsqu’une figure à ce point se détache, la Forme aussitôt ressort, de l’homme. Les fenêtres, d’où les cloches tintent, sont Comme des portes, par vertu de leur beauté. Oui, Les portes encore étant de la nature, elles Sont à l’image des arbres de la forêt. Mais la pureté Est, elle, beauté aussi. Du départ, au-dedans, naît un Esprit sévère, Si simples sont les images, si saintes, Que parfois on a peur, à la vérité, Elles, ici, de les décrire. Mais les Célestes, Eux-mêmes bienfaisants, du tout, comme riches, Ont une telle retenue, et la joie. L’homme En cela peut les imiter. Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme Peut-il regarder en haut, et dire : tel Aussi voudrais-je être? Oui. Tant que dans son cœur Dure la bienveillance, toujours pure, L’homme peut avec le Divin se mesurer Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu? Est-il, comme le ciel, évident? Je le croirais Plutôt. Telle est la mesure de l’homme. Riche en mérites, mais poétiquement toujours, Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure, Si j’ose le dire, que L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu. B Est-il sur terre une mesure? I1 n’en est Aucune. Jamais monde Du Créateur n’a suspendu le cours du tonnerre. Elle-même, une fleur est belle, parce qu’elle Fleurit sous le soleil. Souvent l’œil Trouve en cette vie des créatures Qui seraient bien plus belles, encore, à nommer, Que les fleurs. Oh! comme je le sais! Car A saigner de son corps, et au cœur même, de n’être plus Entier, Dieu a-t-il plaisir? Mais l’âme doit Demeurer, je le crois, pure, sinon, de la Toute-Puissance avec ses ailes approchera 81 L’aigle, avec la louange de son chant Et la voix de tant d’oiseaux. C’est L’essence, c’est la forme de l’être. Joli ruisseau, touchant, quand tu parais, Et que tu roules, clair comme L’ceil de la Divinité, par la Voie lactée. Comme je te connais! Des larmes, cependant, Sourdent de l’mil. Une vie allègre, je la vois dans les formes mêmes De la création alentour de moi fleurir, car Sans erreur je la compare à des colombes seules Parmi les tombes. Le rire, O n le dirait, m’afflige cependant, des hommes, Car j’ai un cœur. Voudrais-je être une comète? Je le crois. Parce qu’elles ont La rapidité de l’oiseau; elles fleurissent de feu, Et sont dans leur pureté pareilles à l’enfant. Souhaiter un bien plus grand, La nature de l’homme ne peut en présumer. L’allégresse d’une telle retenue mérite elle aussi d’être louée Par l’Esprit, sévère, qui d’entre Les trois colonnes souffle, du jardin. Une fille aimable doit couronner son front De fleurs de myrte, parce qu’elle est simple Par essence, et, de sentiments. Mais les myrtes sont en Grèce. Que quelqu’un voie dans le miroir, un homme, Voie son image alors, comme peinte, elle ressemble A un tel homme. L’image de l’homme a des yeux, mais La lune, elle, de la lumière. Le roi CEdipe a un CEil en trop, peut-être. Ces douleurs, et D’un homme tel, ont l’air indescriptibles, Inexprimables, indicibles. Lorsque la pièce A pu produire une chose pareille, du coup la voilà. Mais De moi, maintenant qu’advient-il, que je songe à toi? Comme des ruisseaux m’emportent la fin de quelque chose, là, Et qui se déploie comme l’Asie. Cette douleur, Naturellement, CEdipe la connaît. Pour cela, oui, naturellement. Hercule a-t-il aussi souffert, lui? Certes. Les Dioscures dans leur amitié n’ont-ils pas, Eux, supporté aussi une douleur? Oui, Lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. Mais Être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse, Est aussi une douleur. Douleur aussi, cependant, lorsque l’été v n homme est couvert de rousseursEtre de la tête aux pieds couvert de maintes taches! Tel Est le travail du beau soleil; car I1 appelle toute chose à sa fin. Jeunes, il éclaire la route aux vivants, Du charme de ses rayons, comme avec des roses. Telles douleurs, elles paraissent, qu’CEdipe a supportées, D’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose. Fils de Laïus, pauvre étranger en Grèce! Vivre est une mort, et la mort elle aussi une vie. Traduit par André du Bouchet EN BLEU A D O R A B L E En bleu adorable fleurit, avec Son toit de métal, le clocher. Alentour Planent les cris d’hirondelles, et L’environne le bleu le plus émouvant. Le soleil Passe bien au-dessus et colore la tôle, Là-haut, pourtant, dans le vent Grince doucement la girouette. Si quelqu’un Alors descend sous la cloche, descend ces marches, C’est un tableau paisible, car Lorsque la silhouette à ce point se détache, la Plasticité de l’homme ressort avec force. Les fenêtres d’où s’échappe le son des cloches Sont comme des portails, à être si belles. Car Selon la nature tels qu’ils sont encore, ces portails offrent La semblance d’arbres de la forêt. Or pureté Est aussi beauté. Au dedans, du divers, naît un esprit sérieux. Si simples pourtant sont les images, si Saintes, que réellement L’on n’ose souvent les décrire. Mais ceux du ciel Qui toujours sont bons, tout à la fois, comme les riches, Ils ont cette vertu et cette joie. L’homme A le droit d’imiter cela. Lorsque la vie n’est plus que peine, un homme a-t-il le droit De lever les yeux et de dire : ainsi Je veux également être? Oui. Aussi longtemps que la gentillesse, La pure, subsiste au cœur, il ne se mesure pas Pour son malheur, l’homme, A la divinité. Est-il inconnu, Dieu? Est-il manifeste comme le ciel? C’est cela Plutôt que je crois. C’est la mesure des hommes. Riche de mérites, certes, mais poétiquement habite L’homme sur cette terre. Mais plus pure N’est pas l’ombre de la nuit avec ses étoiles, Si je puis ainsi dire, que L’homme, qui a nom image du divin. Y a-t-il sur terre une mesure? I1 n’en est Aucune. Certes, ils n’entravent jamais le cours du tonnerre, les mondes Du créateur. Une fleur aussi est belle, car Elle fleurit sous le soleil. I1 trouve, L‘œil, souvent dans la vie, des êtres qui Seraient à nommer encore plus beaux Que les fleurs. O! je le sais bien! Car Saigner en sa forme et son cœur et Ne plus du tout être, cela plaît-il à Dieu? Mais l’âme, à ce que je crois, doit Rester pure, sinon il atteint au Puissant 83 De son aile, l’aigle, avec un chant de louange Et la voix de tant d’oiseaux. C’est L’entité, c’est la forme. O joli ruisselet, tu as l’air émouvant Lorsque tu roules, aussi clair que L’œil de la divinité, à travers la Voie lactée. Je te connais bien, mais des larmes jaillissent De l’œil. Une vie allègre je vois Fleurir autour de moi dans les formes de la création, car Je ne la compare pas à tort aux colombes solitaires Dans le cimetière. Mais le rire Des hommes, il semble m’affliger, Car c’est que j’ai un cœur. Aimerais-je être une comète? Je crois. Car elles ont La rapidité des oiseaux; elles fleurissent en feu Et sont comme des enfants en pureté. Souhaiter un plus grand, La nature de l’homme ne peut s’y risquer. L‘allégresse de la vertu mérite aussi d’être louée Par l’esprit sérieux qui, entre Les trois colonnes du jardin, souffle. Une belle adolescente doit couronner sa tête Avec des fleurs de myrtes, car elle est simple De par son être et par son sentiment. Mais des myrtes, il y en a en Grèce. Si quelqu’un regarde dans un miroir, un homme, et Qu’il y voit son image, comme peinte; elle ressemble A l’homme, elle a des yeux, l’image de l’homme, par contre La lune a sa lumière. Le roi CEdipe a un CEil de trop, peut-être. Ces souffrances de cet Homme, elles semblent indescriptibles, Indicibles, inexprimables. Quand le spectacle Représente une telle chose, cela vient de là. Mais Qu’éprouvé-je si maintenant je pense à toi? Comme des torrents m’entraîne la fin de quelque chose, tout au loin, Qui s’étend comme l’Asie. Naturellement Cette souffrance, E d i p e la ressent. Naturellement, c’est pour cela. A-t-il aussi souffert, Hercule? Certes. Les Dioscures, en leur amitié, n’ont-ils pas eux aussi Supporté des souffrances? En vérité, Comme Hercule lutter avec Dieu, voilà la souffrance. Et L’immortalité, jalousée par cette vie, Y avoir part est aussi une souffrance. Toutefois c’est aussi une souffrance quand De rousseurs un homme est recouvert, D’une foule de taches être tout recouvert! Voilà Ce que fait le beau soleil : en effet, I1 tire tout vers en haut. Les jeunes gens, il les guide sur la route Avec le charme de ses rayons comme avec des roses. Les souffrances paraissent telles, celles qu’endura (Edipe, que lorsque Un pauvre homme se plaint qu’il manque de quelque chose. Fils de Laïos, pauvre étranger en pays grec! Vie est mort, et mort aussi est une vie. Traduit par J . Hewier MNEMOSYNE ( D I E SCHLANGE.) aber KS haben Zu singen Das Zeichen. Schon ist wir aber Der Brauttag bange sind (aber bunge) Der Ehre wegen. (Den) furchtbar gehet Es ungestalt, wen Eines uns 5 10 U N D AN DER Zu gierig genomen. Zweijillos (t)der kan tagiich 1st aber der Hochste; Tügiich Ran er Viel Maner mochten da (Viel) (Es)(ü)Andern.Kuurn bedutf er wan nernlich es Gesez , (dafl) DEN BESTEN ZIEHEN DIE VOGEL 15 (Das)Seyn, wahrer Sache, lang ist 20 Bel Menschen bleiben sol[. Vtel Müner mochten da Die Zeit, es ereignet sich aber Nicht vermogen Seyn, wuhrer Sache, Lang 1st Das Wahre. Die Himlischen alles. Nemlich es reichen Die Zeit, 25 30 ej ereignet sich aber Die Sterblichen Das Wahre. eh’an den Abgrund. W(en)o aber, h b e s ? Spnenschein Mit diesen, Also wendet es sich wir/ Am Boden seben,/ und trokenen Staub mit die bliihet Und tief(e) Schatten (der) Wülder, und es steiget A m Feigenbaum ( D ) (Von)An Düchern der Raziche, (an)bei alter Krone 35 es girren friedsam, (doch) und verloren girret 1st mir Achilles gestorben Der Thürrne und die Lerche gitret Girrt 40 die Lerche unter Verloren in der Li&, und (es waiden) unter dem Tag, waiden Wohlangeführt die Schaafe des Himels, ( A ) Und Schnee, wie Majenblumen WO (es seie)/ Das Edelmüthige, / (bedeutend), mit 45 glanzet au€ Es seie, bedeutend, (gla) (Glanzt) auf der grünen Wiese (Alp)f f halftig/ 5 O Der Alpen/ du gieng redend Vorn Kreuze (sprechend), das 86 MNÉMOSYNE (LE SERPENT) mais il lezrr faut Chanter Le signe. I l est beair mais nons Le jour des noces soinvies a n x i m x (mais anxietix) A cazrse de cet honneirr. (Car) cela devient terriblement Informe, quand l’Un nous a 5 1O ET À LA Trop avidemment pris. Maij sans doute (-) LE MEILLEUR LES OISEAUX LE TIRENT il peut chaque j o w Est le Très-Haut; Chaque jour il peut Beaucoup d’hommes là voudraient (Beaircoirp) (Le) (-) Changer. A peine a-t-ilbesoin quand en effet elle Loi, (que) 15 (L’)Être, chose vraie, il est long Doit rester parmi les humains. Beaucoup d’hommes voudraient là Le temps, mais il advient Le vrai. 20 Ils n’ont pas tout Être, chose vraie, il est long Pouvoir les Célestes. En effet ils atteignent Le temps, mais il advient Les mortels Le vrai. plus tôt l’abîme. 25 Mais (qziand) O&, chère? La clarté du soleil Avec ceux-là. Ainsi cela change nous/ Voyons a u sol, , i et la poussière sèche avec les fleurit E t les ombres profonde(s) (des) forêts, et elle monte 30 Près d u figuier (-)(Des) A u x toits la fumée, (à) près de l’antique couronne elles grisollent paisiblement, (pourtant) et perdue grisolle Achille m’est mort 35 Des tours et I’alouette grisolle Grisolle l’alouette sous Perdue dans l’air, et (ils paissent) sous le jour, paissent 40 Bien guidés les moutons d u ciel (-) E t la neige, comme les muguets où (qu’elle soit)/ la noblesse de cœur, / (signifiante), avec brille sur Si elle est signifiante ( h i ) (Brille) stir la verte prairie (alpe) [ ] par moitié/ Des Alpes, / là il s’en allait discourant 45 50 (Parlant) de la croix qui 87 55 ist Gesezt wird unterweg(e)s einmal der schroffen /en auf tiefer StraB’ einmal Gestorb/nen ein Wandersman mit (Einmal) (e)Ein Wandersman mit Dem andern aber was ist diB? (Auf tiefer) 60 Am Feigenbaum ist mein Achilles mir gestorben ............................................................................. (fin de page dans le manuscrit de Hoideriin) Die Nymphe Mnemosyne. 65 70 75 80 85 90 95 88 (d) aber es haben Ein Zeichen sind wir, deutungsios Zu singen Scbmenios sind wir und haben fast Die Spracbe in der Fremde verloren. Wenn nemlich ein Streit ist über Menschen Blumen auch Wasser und fühlen Defi Wen am SchiM ] Am Hiniel, und gewaltige Schon ist I Ob noch ist der Gott. Es hoch über Menschen Gestime gehn, (blind), ist die Treue dan, wen aber sich I Ein Streit ist an (dem) Der Brauttag, bange Sind wir aber Himel und Zur (Erde) neiget der Beste, (eigen) wird (dan) Der Ehre wegen. Defi furchtbar gehet Die Monde redet (WO) (g)gehn gewaltig Lebendiges, (den W O eines kehret zu I sich) zürnet so erkrank(t)et Es ungestalt, wen Eines uns (selber) Das Meer (auch) das Me (Den Weg sich suchen. und es findet eine I Heimath) und (die) Strome Zu gierig genomen. Zweifellos Der Girt. Einer I Den P müssen 1st aber (der Hochste.) Der kan taglich haben Ka# tüglich Es andern. Kaum bedarf er I Gesez, wie nemlich es und die Schrifi tont E(ch)s mochten aber und Bei Menschen bleiben soll. Viel Mafier mochten da Und es tonet das Blart. Vie1 Mdner Den Eichbüume wehn dan neben Seyn wahrer Sache. Nicht vermogen Den Firnen. a été Est plantée en chemin (-) jadis 55 l’abrupte / (-) sur la route profonde Pour les mor/ts de jadis, un pérégrin avec (Jadis) (-) Un pérégrin avec L’autre mais qu’est-ce que ceci? (Sur la profonde) 60 Près du figuier mon Achille m’est mort ........................................................ .................................................................... (fin de page) La nymphe Mnémosyne. (-) mais il leur faut Un signe sommes-nous, sans signification Chanter 65 Sans douleur so?nmes-nous e t nous avons presque Perdu la parole en pays étranger. Quand en effet il y a une dispute au-dessus des humains Les fleurs l’eau aussi et sentir Car Quand au dest[ ] Au ciel, et de violents I1 est beau I S’il est encore le dieu. Loin au-dessus des humains Des astres passent, (aveugle) est alors lu fidélité, mais quand se Le jour des noces, mais nous sommes anxieux I I1 y a une dispute (au) Vers la (terre) penche le meilleur, (notre propre) devient (alors) ciel et parle Les lunes A cause de cet honneur. Car terriblement cela (où) (-) vont violemment Le vivant, (car 02 l’on revient 2 / soi) se courrouce (-) si malade Devient informe, quand l’Un nous (soi-même) La mer (aussi) la me (Pour chercher son chemin, et elle trouve un I pays natal) et (les) fleuves Trop avidemment pris. Sans doute L’esprit. Mais un I Le (-) doivent avoir Est (le Très-Haut.) Il peut chaque jour 70 75 80 85 Peut chaque jour Changer cela. C‘est à peine s’il a besoin De la loi, comme en effet elle I et l’Écriture résonne Mais i(-)ls voudraient et Doit rester parmi les humains. Beaucoup d’hommes voudraient là E t la feuille résonne. Beuucoup d’hommes Car Puis des chênes frémissent à côté Etre chose vraie. Ils n’ont pas tout pouvoir Des névés. 90 95 89 100 105 110 115 120 125 130 Die Himlischen alles. Nemlich es reichen Die Sterblichen eh’ an den Abgrund. Also wendet es sich, das Echo Mit diesen. Lang is die Zeit Die Zeit, es ereignet sich aber Das Wahre. Wohl ist uns die Gestalt Der Erd Wie aber liebes? Sofienschein Am Boden sehen wir und trokenen Staub heimatlich die / Und tief mit / Schatten die Walder und es blühet An Dachern der Rauch, bei alter Krone es gefallen nemlich hat Der Thürme, friedsam; und es girren Jahres Tageszeic hen Die Lebenszeichen, hat ein Himlisches Verloren in der Luft die Lerchen und unter dem Tage waiden Entgegenredend getroffen Tages Die Sifie betaubt; die (Lebens)zeichen Ein Himlisches Wohlangeführt die Schaafe des Himels. Die Seele, Und Schnee, wie Majenblumen, Das Edelmüthige, WO (wohl) gut sind nemlich es gefallen nemlich, (hat) genommen her/ (G) Hat Fern/ (Ent)gegenredend die (ge)Seele (getroffen) verwundet (b(g)etroffen)/ Ein Himlisches, / (helltonend) die Tageszeichen. Den Schnee, wie Majenblumen Das Edelmüthige, WO Es seie bedeutend, glanzet au€ der grünen Wiese ............................................................................................................................ mit Es seie, bedeutend, glanzet (auf) Der grünen Wiese (dort) da, uom Kreuze redend, das 135 Der Alpen Der Alpen, (halftig) d(a)ort (gieng) geht der Alpen, dort hüitig 140 90 Vom Kreuze redend, das gesezt Gesezt ist unterwegs einmal geht (heiler) auf hoher Gestorbenen, auf der srhroffen StraB’ geht zornig, m i t Ein Wandersmafi (mit) Fernahnend m i t Dem andern, aber was ist diB? ( f n de page) Les Célestes. En effet ils atteignent Les mortels, plus tôt l’abîme. Ainsi il change, l’écho Avec ceux-là. II est long le temps Le temps, mais il advient Le vrai. 100 Pour nous elle est bien la forme De la terre Mais comment, chère? La clarté d u soleil N o u s la voyons au sol et la poussière sèche du pays natal les/ 105 Et profondes avec/des ombres les forêts et elle fleurit Aux toits la fumée, près d e l’antique couronne cela en effet a plu Des tours, paisiblement ; et elles grisollent de l’an signes du jour Ces signes de vie, un Céleste a-t-il 110 Perdues dans l’air les alouettes et sous le jour paissent Touché en contredisant du jour Engourdi les sens; ces signes (de vie) Un Céleste 115 Bien guidés les moutons d u ciel l’âme, Et la neige, comme les muguets La noblesse d e cœur, où 120 (bien) bons sont en effet ils plaisent en effet, (a) pris ici/(-) A Loin/(En) contredisant (-) l’âme (touché) blessé (- touché)/ Un Céleste, / (clairsonnant) ces signes du jour. Car la neige, comme les muguets La noblesse de cœur, où Qu’elle soit signifiante, brille sur la verte prairie ...................................................................................................................... avec Qu’elle soit, significativement, brille (sur) La verte prairie (là-bas) là, parlant de la croix qui Des AlpeJ Des Alpes, (par moitié) là(,)(-bas) (allait) va des Alpes, détenteirr Parlant d e la croix qui plantée Est plantée en chemin (plrds claire) sur la haute va Pow les morts de jadis, sur la route abrupte va furieux, avec U n pérégrin (avec) Pressentant de loin avec L’autre, mais qu’est-ce que ceci? LÙ-baJ 125 130 ...... cf;n de page) 135 140 91 145 150 155 160 165 Am Feigenbaum ist mein Achilles mir gestorben, Und Ajax liegt An den Grotten, (nahe) der See, An Bachen benachbart dem Skamandros. An Srhlàfën Sausen (bist)ist ( A )Vein bei Windessausen nach (Vom) Genius kühn ist unbewegten Der heimatlichen Salamis (süBer) steter Gewohnheit, in der Frem’d ist groB Ajax gestorben. Patroklos aber in des Koniges Harnisch,. (U) Und es starben Am (Oly?npos aber lag) Noch andere viel, Mit eigener Hand Ein (weniges aber) Elevthera Am Kithüron aber lag Vie1 traurige, wilden Muths, doch gottlich Elevthera, der MneGezwungen zulezt, die anderen aber inosyne Stadt. D(ie)er aurh (dam) Im Geschike stehend, im Feld. Unwillig nemlich Den Mantel ablegt’ Die Seele schonend sich Sind Himlische, wen einer nicht die Seele schonend sich als Zusamengenomen, aber er mui3 doch; dem Ablegte den Mantel Gott, 170 175 92 Gleich fehlet die Trauer. D(er)as (u)abendlirhe narhher loste Die Loken, Hitdische neinlirh sind Unwilllig, wen einer nirht die Seele srhonend sirh ZusaînengenoiBen, aber er .zuJ doch; dein Gleirb fehkt die Trauer. Près du figuier mon Achille m’est mort Et Ajax gît Près des grottes, (proches) de la mer, Près de ruisseaux voisins du Scamandre. 145 Aux temps (as) il y a un siflement 150 (-)Du (Du) génie audacieux il est avec les sifflements du vent vers impassible Salamine natale (à la douce) à l‘immuable Coutume, en pays étranger, avec grandeur Est mort Ajax. Mais Patrocle dans la cuirasse du roi,. 155 (-) Et il en mourut (Mais) près de (l’Olympe s’étendait) Encore d’autres, nombreux. De Sa propre main (Mais) un (peu) Mais près du Cithéron s’étendait Éleuthère 160 Beaucoup d’affligés, d’une sauvage hardiesse, pourtant par les dieux Eleuthère, de Mné- Contraints en définitive, mais les autres mosyne la vziie. (Qui) A laquelle aussi Se tenant face à la destinée, sur le champ de bataille. En effet mécontents (-1 165 Le manteau enleva Son âme ménageant quand Sont les Célestes, quand quelqu’un, son âme ménageant, ne s’est pas Ressaisi, mais il faut qu’il en soit ainsi pourtant; à celui-ci Enleva le manteau Pareil, le deuil commet une faute. Dieu ( L a ) Le (-) crépusculaire, ensuite, 170 coupa Les boucles. Les Célestes sont en effet Mécontents quand quelqu’un ne s’est 175 ménageant son âme Pas ressaisi, mais il f a u t qu’il en soit ainsi pourtant; à celui-ci Pareil, le deuil commet une faute. NOTES L’antique couronne des tours ». Cf. Antigone de Sophocle traduit par Holderlin : (( DTEcouronne des tours ». V. 42. Et la neige, comme les muguets ... I1 est fait allusion au passage de l’hiver au printemps où les prairies sont encore à moitié N enneigées. Cf. les Remarquer SUY Antigone ; ...tandis que l’esprit s’éveille au comble de sa puissance là où prend feu la seconde moitié. )) (Trad. F. Fédier, Bibliothèque 10/18, 1965.) A cette époque, la neige fond rapidement, elle est fugace comme le muguet qui se fane vite : ce qui est pur et beau est fugace. La neige est aussi le symbole de toute existence héroïque où qu’elle soit (« La noblesse de cœur / où qu’elle soit »; v. 43-44) car la fugacité, la mort précoce est un trait caractéristique du destin héroïque. Plus loin il est question d’Achille (( à la vie brève )) comme l’appelle Homère. V. 5 1, Parlant de la croix ». Le pèlerin parle de la croix, c.-à-d. du monument érigé à la mémoire de ceux qui sont morts en passant le col. La croix, tout comme la neige et le muguet est un symbole de la fugacité. Ce pérégrin qui chemine sur la route abrupte parle du souvenir (« Mnémosyne ») V. 34-37. (( <pilvops nupyov )) v. 126 : (( (( )) (( (( 93 des héros. II désigne sans doute le poète lui-même. Cf. une variante de Courage du poète », v. 19 et Ganymède », v. 8. V. 60. (( Près du figuier ». II s’agit sans doute d’une réminiscence de Richard Chandler, Travels in Asia Minor and Greece paru à Oxford en 1775-1776 et traduit en allemand dès 1776-1777 dont Holderlin s’est servi pour Hypérion. On y lit dans une description du tertre funéraire d’Achille et de Patrocle : K From thence the road was between vineyards, cottonfields, pomegranate und figtrees. n Chez Homère, le figuier esc également souvent évoqué: (( E P I V E ~ < » iliade 6 , 433; 11, 167; 22, 145 comme point de repère pour les combattants de la guerre de Troie. V. 61. Achille m’est mort ». Cf. la traduction des Bacchantes d’Euripide, v. 10-1 1 : c Ich lobe doch den heiligen Kadmos, der im Feld hier / Gepflanzt der Tocher Feigenbaum... n, où Holderlin aurait V (( figuier pour (( oqitos : (( sanctuaire désignant la tombe de Sémélé ». sciemment traduit c ~ K O », Cf. également (( Souvenir », v. 16 : (( Mais dans la cour pousse un figuier. )) Sattler commente : ((A qui d’autre comparer le poète sinon à Achille? Comme à celui-ci, on lui prend sa bien-aimée. Comme celui-ci, il ne trouve pas d’alter ego, il sait ce qui lui arrive et est assis la moitié du temps dans la stupeur et la solitude, il finit par tomber “ frappé par Apollon ” ” près du figuier ”. n V. 62. (( Mnémosyne : (( Mvqwoobvq N (la mémoire). Lune des Titanides, fille d’Ouranos et de Gaïa, elle donne à Zeus neuf enfants : les Muses. Cf. Hésiode, Théogonie, v. 135, 53 sq., 915-917. V. 64-66. Sans significations / sans douleur ». Sans douleur n est négatif, à prendre dans le sens d’insensibiiis et renvoie à la perte de la sensibilité, de la capacité d’avoir un destin. Cet état de fixité, de paralysie intérieure, correspond aussi l’assertion : l’humanité est devenue un signe sans signification ». De cet état de dépérissement relève aussi la perte de la parole (v. 67), le mutisme de celui qui est devenu sa propre proie une coupure complète d’un monde devenu étranger. Ce monde apparaît dans le vers suivant totalement sorti de ses gonds. V. 75. Le jour des noces ». Cf. Le Rhin », v. 180 V. 91. N Beaucoup d’hommes voudraient être là. II s’agit probablement de (( rester en vie N (cf. (( La paix », v. 32 et (( L’unique », 2‘ version, v. 54-61) au milieu du trouble des périodes de mutation. V. 92. (( Et la feuille résonne ». Cf. N Le Rhin », v. 105-1 14. (( (( (( )) )) )) (( )) (( (( - (( (( )) V. 99-100. (( ...mais il advient / Le vrai. N (( Advenir N (ereignen) est à prendre au sens étymologique de erüugnen : se donner à voir N (de Auge : (( œil »). Le vrai désigne, ailleurs aussi, chez Holderlin, la révélation, la manifestation divine, la divinité manifestée. Cf. (( Germanie », v. 94. V. 141. (( Furieux ». C’est dans la fureur que se manifeste la présence divine lors des périodes de mutation. Cf. (( Patmos », 1“ version, v. 171 sq. et (( Ganymède )), v. 11. Le poète-pérégrin est rendu furieux parce qu’il est douloureusement troublé par l’indicible plénitude du souvenir des existences héroïques. V. 147. (( Ajax ». Rappelons que Holderlin a traduit trois extraits de l’Ajax de Sophocle. Cf. aussi Hypérion, avant-dernière version où on lit : (( L‘Ajax de Sophocle était ouvert devant moi. C’est par hasard que je l’ai parcouru et je suis tombé sur le passage où le héros prend congé des fleuves, des grottes et des bois en bordure de la mer : “ Vous m’avez longtemps retenu ”, dit-il, ” mais à présent, à présent, je ne respirerai jamais plus le souffle de vie parmi vous! Vous, les eaux voisines du Scamandre, qui ont accueilli si amicalement les Argiens, vous ne me verrez jamais plus. Je suis étendu ici sans gloire. ” (( )) V. 149. Scamandre ». Le Scamandre est le principal fleuve de la plaine de Troie. V. 150. Aux tempes il y a un sifflement ». Cf. Pians et fragments, 60 : (( ... Tous simplement / cette fois, mais souvent / Arrive quelque chose autour de la tempe, cela n’est pas / A comprendre, mais quand sur un chemin / Un homme libre sort, il trouve / Là même cela préparé. B (Trad. de la Revue de Poésie, 1964.) V. 154. Salamine natale ». Cf. Hypérion, II, 1‘‘ lettre : ((Je vis maintenant à Salamine, l’île d’Ajax. )) V. 155. (( En pays étranger ». I1 s’agit de la colonie que l’esprit aime d’abord (cf. (( Pain et vin n, v. 152-156) mais où il ne peut trop longtemps demeurer pour ne pas perdre sa singularité et devenir un signe sans signification, une lettre morte, perdre sa sensibilité, sa capacité d’avoir un destin et de vivre heureux (( (( V. 157. (( Mais Patrocle dans la cuirasse du roi ». Épisode relaté au chant XVI de l’lliade. V. 157-159. (( Et il en mourut / Encore d’autres, nombreux. D I1 n’est plus seulement question de la mort des héros, mais aussi de la mort de Mnémosyne, dë la (( mémoire ». V. 160. (( Éleuthère ». Ville nommée d’après Euleuther, fils d’Apollon et d’Aithusa, fille de Poséidon (Apollodore, III, 10.1); située à la frontière de la Béotie avec l’Attique, sur 15 versant sud d u Cythéron. Hésiode dit de Mnémosyne (Théogonie, 54) qu’elle règne sur la contrée d’Eleuthère. Pausanias cite à plusieurs reprises les ruines d’Eleuthère dans sa Description de la Grèce. V. 166. Le manteau enleva ». Cela signifie lorsque le séjour des dieux grecs a pris fin. (( 94 V. 168, (( ...mais il faut qu’il en soit ainsi pourtant. )) Insiste sur le caractère nécessaire de la mort des héros dans des périodes de mutation. V. 170. Le crépusculaire. n Dus Abendiirbe P désigne la fin des temps, l’eschatologie et la mort en général. Cf. Sophocle, adipe roi, traduit par Holderlin, v. 184 sq. Jochen Schmidt (op. rit.) y voit aussi la fin des temps. V. 171-172. (( Coupa / Les boucles. )) Le messager porteur de mort envoyé par les dieux coupe, d’après la croyance antique, une boucle au front de celui qui doit mourir. Cf. par ex. Virgile, Enéide, IV, 702-704 traduit par Schiller a rrnd Iort die Locke 8 . V. 177. ...mais il faut qu’il en soit ainsi pourtant ». Cf. note v. 168 et Matthieu, XVIII, 7 : (( Malheur à celui par qui le scandale arrive! V. 199. Le deuil ». Le deuil commet la même faute que celui qui cède à ce qui le pousse vers la dissolution ( K dus Ungebundene Y , cf. L’apriorité de l‘individuel, 307-390, v. 2 3 ) , qui se laisse entraîner dans la mort. Mais parce qu:il s’agit d’une erreur tragique, fatale et nécessaire, le châtiment sera levé dès qu’il aura été proféré; le poète se désigne lui-même à la fin du poème (comme dans d’autres textes) lorsqu’il est ému par la mémoire des héros, par la Mnèmosynè )) et menacé de ce fait par le deuil )) destructeur, qui le met en danger mortel, qui l’empêche de N rester en vie ». Cf. la fin de la première version de (( l’Unique )) et l’ode Larmes ». (( )) (( )) (( (( (( (( MNÉMOSYNE Un signe sommes-nous, sans signification Sans douleur sommes-nous et nous avons presque Perdu la parole en pays étranger Quand en effet au-dessus des humains I1 y a une dispute au ciel et que violemment 5 Passent les lunes, alors la mer Parle et les fleuves doivent Chercher leur chemin. Mais sans doute I1 en est un qui 10 Chaque jour peut changer cela. A peine a-t-il besoin De la loi. Et elle résonne la feuille puis des chênes frémissent à côté Des névés. Car ils n’ont pas tout Pouvoir, les Célestes. En effet, ils atteignent, Les mortels, plus tôt l’abîme. Ainsi il change, l’écho 15 Avec ceux-là. I1 est long Le temps, mais il advient Le vrai. Mais comment, chère? La clarté du soleil Nous la voyons au sol et la poussière sèche 20 Et profondes avec leurs ombres, les forêts, et elle fleurit Aux toits la fumée, près de l’antique couronne Des tours, paisiblement; ils sont bons en effet, En contredisant l’âme Un Céleste l’a blessée, ces signes du jour. 25 Car la neige, comme les muguets La noblesse de cœur, où Qu’elle soit signifiante, brille sur la verte prairie Des Alpes, par moitié Là, parlant de la croix qui 30 Est plantée en chemin pour les morts De jadis, sur la haute route Un pérégrin s’en va furieux, Pressentant de loin avec L’autre, mais qu’est-ce que ceci? 35 Près du figuier mon Achille m’est mort, Et Ajax gît Près des grottes de la mer, Près de ruisseaux voisins du Scamandre. 40 Aux tempes il y a un sifflement vers L’impassible Salamine à l’immuable Coutume, en pays étranger, avec grandeur Est mort Ajax. Mais Patrocle dans la cuirasse du roi. Et il en mourut 45 Encore d’autres, nombreux. Mais près d u Cithéron s’étendait Eleuthère, la ville du Mnémosyne. A laquelle aussi, quand Dieu enleva le manteau, le crépusculaire coupa ensuite 96 50 Les boucles. Les Célestes sont en effet Mécontents, quand quelqu’un ne s’est, Ménageant son âme, Pas ressaisi, mais il faut qu’il en soit ainsi pourtant; pareil A celui-ci, le deuil commet une faute. Traduit par B. Badiou e t J.-C. Rambacb DAS NACHSTE BESTE. und freigelassen unbündigen (d) offen die Fenster des Himels 5 10 15 20 25 unbündigen Und freigelassen der Nacbtgeist bi~~elstürmende unfriedlicben Der ungebaltene, (irt Gescbwüz), der bat unser Land unendlicben Bis diese Litunde. Bescbwüzet, mit Spracben viel, (undichtrisrben), und Das, was irh will, Den Scbutt gewülzet Des (Feindes) Gtt, Bis diese Stunde. Docb korftt das, wa(cb)s ich will, Vie1 thuet die gute Stunde. Weti Drum wie die Staaren (D)Mit Freuden(s)geschrei, wefi auf Gasgone, Orte(n)n, WO (die)viel Wen im Olivenland, und Garten, (sin[ I) In liebenswürdiger Fremde, Spring-/ Und die An grasbewacbsnen Wegen (Auf feuchten Wiesen) Unwissend in der Wüste brufien (Die Sotie stich,) Die (Im Thal) Baum 30 Die Sone sticht, Und das Herz der Erde thuet 35 40 45 98 Sich auf,(u)wo um Den HügeL von Eirhen Aus brenendem Lande und WO Die Strome Des Sotitaags unter Tünzen Gastfreundlich die Schwellen sind, blüthen/ An be(g)kranzte(r)n StraB(',)en, stillegehend. Sie spüren nemlich die Heimath, Weti grad aus fulbem Stein, Die weir (Wen) Wusser silbern rieseln Und heilig G.ün sich zeigt Auf feuchte(n)r Wiese der Charente, LE PLUS PROCHE, LE MEILLEUR et libéré indomptables (-) Jets d’eau ouvertes les fenêtres du ciel imprécises Et libéré L’esprit de la nuit L’assaillant du ciel inapaisables L’indigné, (c’est du bavardage) qui a notre pays infinies Jusqu’à cette heure. Circonvenu de bavardages, avec nombre de langues (apoétiques)et Ce que je veux. Fait rouler les décombres De (L’ennemi)Dieu. Jusqu’à cette heure. Et pourtant il advient ce (%) que je veux, Elle fait beaucoup, la bonne heure. Quand C’est pourquoi comme les étourneaux (,)Avec des cris de joie, quand en Gascogne, endroith), où (son[ ](les) Quand au pays des oliviers, et beaucoup de jardins, En aimable pays étranger Et les Le long de chemins herbeux Ignorant dans le désert 5 10 15 20 25 (Le soleil darde,) Les (Dans la vallée) arbres Le soleil darde, 30 Et le cœur de la terre S’ouvre, (-) là où autour De la colline aux chênes D’unpays brûlant et où Les rivières Le dimanche sous des pas de danse Hospitaliers sont les seuils, de fleurs/ Le long de route(s) cou( )ronnée(s), marchant en silence. ils sentent en effet le pays natal, d’une piewe fauve, Quand tout droit Les quand (Quand) Les eaux ruissellent, argentées Et que la verdure se montre, sacrée Sur la prairie humide(s) de la Charente, 35 40 45 99 Die klugen Sine pflegend, die Luft sich b a h , wen aber, Und ihnen machet waker 50 (Die A) Scharfwehend die (d)Augen der Nordost, fliegen sie auf, ............................................................................................................................ cf;n de page) Zwei Bretter und zwei Brettchen apoll envers terre 55 60 Und Ek um Eke Das Liebere gewahrend Den imer halten (s)die sich genau an das Nüchste, Sehn sie die heiligen Wülder und die Flame, blühendduftetzd Wolken des Gesanges fern und athmen Othem Der Wachstums und die Der Gesünge. Menschlich ist Das Erkentnip. Aber die Himlischen mit sich/ DER KATTE(S)N LAND Auch haben solches, / und des Morgens beobachten Die Stunden und des Abends die Vogel. Himlischen auch UND DES WIRTEMBERGES 65 Gehoret also solches. (Sonst) Wolan nun. Sonst in Zeiten KORNEBENE, 70 Des Geheimnisses hütt icb, als von Natur, gesagt, Sie koihen, in Deutschland. Jezt aber, Weil, wie die See Die Erd ist und die Lander, Münern gleich, die nicht Vorüber gehen konen, einander, untereinander UND WO BERÜHMT WIRD Sich schelten fast, so sag ich. Die (Burg) ist, W O , seitwürts Abendlich wohlgeschmiedet IHR EWIGEN BESANFTIGUNGEN 75 Von Wien an (,) (die) geht Eine Stadt, (WO)(Sich) sich (w)Wohl Vom Oberlande (,) biegt das Gebirg Wiese die Walder sind an WO auf hoher (Ebne) WO DICH, UND DER WINKEL, 80 Theresien/Und Hirten auf der (Ebne) bairischen Ebne strap, Der bairischen Ebne. Nemlich Gebirg UND WO KNABEN GESPIELT 85 Geht weit und streket, hinter Amberg sich und Frankischen Hügeln. Berühmt ist dieses. Umsonst nicht hat Seitwarts gebogen Einer von Bergen de(s)r Jugend und, rauschen, über spizem Winkel VIEL SIND IN DEUTSCHLAND 90 1O 0 Das Gebirg(e), (und) Frohlolokende Baume. Gut(,) is/, (w) das gesezt ist. Aber Eines Anhang, der bringt uns fast um heiligen Geist Barbaren auch Das ficht uns an und gerichtet das Gebirg Cultivant les sens subtils. C’air se fraye une voie, mais quand Et qu’il leur rend plus vigilants (Les (-) Les (-) yeux, de son souffle âpre, le Nordé, ils prennent leur envol, 50 ............................................................................................................. cf;n de page) Deux planches et deux planchettes apollon +t envers terre Et de lieu en lieu Apercevant le plus cher Car (-) ceux-là s’en tiennent toujours exactement au plus proche, Ils voient les forêts sacrées et la flamme aux senteurs fleuries nuages du chant au loin et respirent le soufle De la croissance et les Des chants. Humaine est La connaissance. Mais les Célestes DU PAYS DES CATTE(-)S près deux/ Ont aussi semblable chose, / e t le matin ils obsewent Les heures et le soir les oiseaux. Aux Célestes aussi 55 60 ET DU WURTEMBERG Appartient ainsi semblable chose. (Sinon) Eh bien de l’avant. Sinon en des temps 65 LA PLAINE DE BLÉ De mystère, j’aurais, comme selon la nature, dit Ils viennent, en Allemagne. Mais maintenant, parce que, comme la mer Est la terre et les pays, pareils aux hommes, qui ne Peuvent passer, mutuellement, entre eux 70 ET O ù DEVIENT CÉLÈBRE Presque s’injurient, voilà ce que je dis. La (citadelle) est là où Vers l’occident bien forgée de côté VOUS ÉTERNELS ADOUCISSEMENTS 75 A partir de Vienne(,) (la) s’étend Une ville, (Où) (Se) se (-) Bien De l’Oberland(,) s’infléchit la montagne prairie les forêts sont près où sur la haute (plaine) O ù TE, ET LE COIN Theresien/Et des bergers dans la (plaine) la plaine bavaroise strasse La plaine bavaroise. En effet la montagne 80 ET où DES GARÇONS ONT JOUÉ Va loin et s’étend derrière Amberg et Les collines de Franconie. Cela est célèbre. Ce n’est pas en vain 85 Qu’il en est Un qui a infléchi latéralement venu des monts de (-) la jeunesse e t bruissent au-dessus d’un coin escarpé IL Y A EN ALLEMAGNE BEAUCOUP La montagne (-) ,(et) Des arbres jubilants. Ce qui est bon(,) est, (-) ce qui est arrêté. Mais il est une chose Parti qui nous enlève presque Qui nous trouble l’Esprit-Saint les barbares aussi et orienté la montagne 90 10 1 Auch ieben, WO allein hewschet Sotie und Mond 95 WOHNSIZE SIND DA FREUNDLICHER GEISTER, DIE Heimatlich. Und Mond. Gott aber hait uns, zu sehen einen, der woile Umkehren mein Vateriand. so ZUSAMENGEHOREN, (WEN) DIE KEUSCHEN 100 WildniB nemlich sind ihm die Alpen und hdt uns, weti zu sehn isr einer, der woiie EIN SIE(B) BINDET GLEICHES die Tale und Das Gebirg, das theilet die Lange lang 105 UNTERSCHEIDET EIN GLEICHES GESEZ. Geht über die Erd. Dort aber Der Rosse 110 nun. hatt Gehn mags (also). Fast, unrein, sehn lassen und das Eingeweld Bei llion aber auch (schien) Lelilb (w)War Sehn lassen und das Eingeweid (Der Erde) der Gei[s]t. (War auch) das Licht der Adler.(herein). Aber in der Mitte Der Erde Der Himel der Gesange. Neben aber, Des G DAS Entscheidung nemlich, die alle 115 WEN (ABER) TAGWERK ABER BLEIBT, Am Ufer zorniger Greise, der (WEN) D(1E)ER (MENSCHEN) ERDE VERGESSENHEIT, Drei unser sind. 120 (DER EWIGE VATER) (EIN WOHLGEFALLEN ABER) 0 125 WAHRHEIT S C H E N K ï ABER DAZU DEN ATHMEN DEN DER EWIGE VATER. DER EWIGE VATER 102 Vivent aussi, où seuls règnent soleil et lune 95 IL Y A DES DEMEURES D’ESPRITS AMICAUX Q U I Vers le pays natal. E t la lune. Mais Dieu nous tient den voir un qui voudrait Retourner mon pays paternel. AINSI SONT UNIS, (QUAND) LES CHASTES Contrée sauvage en effet sont pour lui les Alpes et nous aurait, quand on peut en voir un qui voudrait UNE 100 LES (N) LIE SEMBLABLE Les vallées et La montagne qui partage sur toute la longueur 105 DISTINGUE UNE LOI SEMBLABLE. Passe au-dessus de la terre. Mais c’est là Des chevaux Le corlpls (-) Était l’esp[r]it. De l’es à présent aurait cela peut (donc) aller. Presque, impur, laissé voir et l’entraille Mais près d’Ilion aussi (brillait) Laissé voir e t I’entraille (De la terre) (Était aussi) la lumière des aigles. (vers l’intérieur.) Mais au milieu De la terre Le ciel des chants. Mais à côté, 110 CELA de la décision en effet qui tous 115 (MAIS) QUAND LE TRAVAIL DU JOUR RESTE, Sur la rive des vieillards furieux dont (QUAND) L’(ES) (HOMMES) OUBLI DE LA TERRE, Trois sont nôtres. 120 (LE PÈRE ÉTERNEL) (MAIS UN AGRÉMENT) A CEUX Q U I RESPIRENT 0 MAIS LA VÉRITÉ OFFRE EN LE PÈRE ÉTERNEL sus LE PÈRE ÉTERNEL. 125 NOTES V. 1. Le titre pose un problème de traduction : en effet, < dus ndchste beste Y est une expression idiomatique rendue habituellement par N la première chose venue ». Cependant le v. 5 : (( Car ceux-là s’en tiennent toujours exactement au plus proche ... )) impose une autre traduction autant que le commentaire de Beissner. L’esquisse commence par le temps de nuit hivernale entre les temps. L’aube d’un nouveau temps de plénitude après le retournement du pays paternel est représentée par l’image du printemps qui fait sentir (( en pays étranger n le pays natal aux oiseaux migrateurs, des étourneaux; ces oiseaux migrateurs, symboles de l’esprit qui revient de la colonie au pays natal (cf. a Pain et vin ») s’en tiennent exactement au plus proche. V. 4. (( Ouvertes les fenêtres du ciel B expression biblique désignant une pluie torrentielle. Cf. par ex. Genèse 7.11, 8.2; Rois 7.2; lsuïe 24.18. V. 17. ((Gascogne)). Souvenir du voyage à Bordeaux. Cf. l’hymne ((Souvenir)) et ~Aprioritéde l’individuel ». 103 Pour Sattler, les ajouts tardifs U jardins », U jets d’eau D et a arbres )) accentuent le contraste caché entre les trois paysages : a Gascogne », U pays des oliviers N et N Charente ». Les jardins de Gascogne sont abandonnés par (( les étourneaux avec des cris de joie »,bien qu’ils doivent voler contre le rude U Nordé ». Dans l’aride a pays des oliviers N jaillissent des fontaines; dans l’humide a Charente », les arbres oublient le (( désert N qui est caché sous les prés et les chemins. Holderlin met en évidence le phénomène du retournement des véritables relations qui s’accomplit dans la conscience dans ses Remarques sur Antigone. Antigone, vouée à la mort, blasphème ce qui est bien agencé : U Je sais que pareille au désert elle est devenue ... )) (Trad. F. Fédier, Bibliothèque 10/18, 1965.) La graphie U Gascone » pour U Gascogne » résulte d’une contamination par l’image : U Le soleil darde/ Et le cœur de la terre/ S’ouvre... N (v. 3 1-33) U gè goné Y, traduit librement par U terre qui enfante N). De même, le nom U Charente N (charis entos) est traduit dans le poème par U en aimable pays étranger ». V. 49-50. U Plus vigilants les yeux ». Expression biblique, voir Samuei I. 14, 27-29 et Proverbes 20.13. V. 57. N Les nuages du chant ». Cf. v. 63 : U le ciel des chants ». N Grèce B v. 13 (2‘ version); v. 15 (3‘ version). V. 58. U La croissance ». Cf. U LIster », v. 39. V. 61. U Pays des Cattes », désigne la Hesse. Cf. N Colomb », v. 2. Holderlin a appris à connaître cette région pendant l’été 1796 lorsqu’en compagnie de Heinse et de Diotima, et pour fuir la guerre, il s’est rendu de Francfort, via Kassel à Dribourg en Westphalie. V. 73. U Les oiseaux ». Cf. (< Ménon pleurant Diotima », v. 64. V. 73. U Vers l’occident », I abendiicb Y (U au crépuscule du soir ») est à interpréter dans le sens d’« hespérique ». La montagne qui se courbe de l’Oberland vers le nord avec pour limite a la plaine bavaroise derrière Amberg et les collines de Franconien, c.-à-d. les forêts de Bavière et de Bohême, indique l’occident, I’Hespérie, l’Allemagne, et servira aux dieux de protection U bien forgée N contre les puissances de l’abîme. Que cette montagne soit U orientée vers le pays natal », c.-à-d. nord-sud est significatif: a Ce n’est pas en vain », tout comme le cours des fleuves n’est pas dû au hasard. Cf. par ex. < La migration w , v. 9496, ou U Le Rhin n, v. 34-37. Les Alpes sont un rempart opposé au retour des Célestes qui veulent venir de l’Indus en Allemagne en passant par la Grèce et l’Italie. Les Alpes semblent s’étendre principalement au sud le long de l’Allemagne; la majorité des vallées suivent la même direction, de ce fait, U sur toute la longueur », ne peuvent mener les Célestes directement jusqu’en Allemagne : c’est pour cela qu’ils sont confrontés à la sauvageté de cette période intermédiaire, contrairement à une conception première selon laquelle les Célestes auraient pu descendre de leur château << marche à marche les monts des Alpes n (Cf. U Le Rhin », v. 4-9) directement en Hespérie. D’après cette conception plus tardive, le poète semble reconnaître dans l’orientation des montagnes un signe des forces créatrices à travers le temps comme dans le cours des fleuves sacrés. La montagne s’étend depuis la grande Grèce : c’est l’Apennin, à travers l’Italie, puis s’élève dans les Alpes sans avoir encore d’orientation précise en tant que sauvageté de la période intermédiaire et s’infléchit près de Vienne sur la rive gauche du Danube en contreforts peu élevés vers le pays natal - dirigés vers l’Allemagne, c.-à-d. latéralement, jusqu’à reprendre dans la forêt de Bohême U derrière Amberg et les collines de Franconie )) l’altitude du château des Célestes. Cette nouvelle signification que prend la topographie a probablement son origine dans le voyage à Ratisbonne en automne 1802. V. 73. U Bien forgée ». La montagne est U bien forgée B comme une armure. Cf. U Le loisir », v. 21 sq. V. 79. a Et le coin ». Cf. (( Le Coin du Hahrdt ». C’est à proximité d’un roc situé dans la forêt près de Hahrdt qui aurait, d’après la légende, permis en 15 19 au duc Ulrich d’échapper à ses poursuivants, que Holderlin et son demi-frère Karl ont lu, U en buvant du cidre N (comme il le rappelle dans une lettre du 13.X.1796) La Batailie d’Arminius de Klopstock. Lors de son dernier séjour à Nürtingen (1802-1804), Holderlin a souvent fréquenté cet endroit. V. 80. (( Theresienstrasse ». On ne sait à quelle ville renvoie ce nom de rue : Ratisbonne, Ingoldstadt? V. 109. U Le corps ». Il y a là une hésitation Leib/Leb ; U corps/vis )) qui ne peut être rendue en français. V. 109 sq. U Mais près d’Ilion aussi... n Ces vers font allusion aux trois phases de la présence divine chez les Grecs qui commence à Ilion; Homère est à l’origine de l’art grec car il a U ramené à son empire d’Apollon la proie de la sobriété junonienne et occidentale )) (lettre à Bohlendorff du 4.XII.1801). L’aigle est le héraut qui annonce les dieux et la lumière (cf. <( Germanie n et U L’aigle P). La deuxième phase est le a milieu N du temps, l’apogée grecque avec le (< ciel des chants ». La troisième phase, celle du soir et du crépuscule, est caractérisée par les U vieillards furieux )) U sur la rive de la décision ». Selon Sattler, Holderlin a ici dans une suite de phrases elliptiques commenté la structure du poème. Dans un premier temps, il convient de compléter les phrases qui suivent L’esprit était le corps des chevaux ». Cf. Isaïe, 3 1.3 : U Des chevaux sont chair er non esprit. N Ce n’est que dans la dernière phrase que cet esprit est précisé par N de la décision en effet N qui indique que les phrases précédentes doivent s’accompagner de cette définition cachée. Dans l’ellipse paratactique : (( Mais près d’Ilion/ la lumière des aigles N qui vient (< 104 s'ajouter à : L'esprit était le corps des chevaux », cet esprit est qualifié d'esprit prémonitoire, tout comme devant Troie l'avenir était lu dans le vol des aigles (cf. iliade, XII,v. 2 16-243 et XXIV,v. 3 15321). De la même façon, Holderlin interprète l'orientation des montagnes dont les torsions tels des serpents w («Apriorité de l'individuel ») mènent de la limite occidentale des Alpes en passant par la Schwabisch et la Frankisch Alb, puis par les monts du Mittelgebirge jusqu'à la forêt de Teutoburg où elles se terminent dans l'avancée de la mer. Pour l'esprit qui a parlé au (( milieu )> de l'hymne, la caractéristique apparaît déjà dans le texte : Humaine est la connaissance ». Ces trois notions, prophétie, connaissance et décision, qui du reste concordent avec la théorie des trois tons : naturel, idéal et héroïque, élaborée en 1799-1800 à Hombourg, peuvent toutes être envisagées par la conscience. Les discours de U l'esprit nocturne N et ceux de son (( parti N à la fin de l'hymne sont appelés sans doute par référence à la parole prophétique U la rive des vieillards furieux ». Cf. Daniel, 12.5-10. LE PLUS PROCHE, LE MEILLEUR 5 ouvertes les fenêtres du ciel Et libéré l’esprit de la nuit L’assaillant du ciel qui a circonvenu notre pays De bavardages, avec nombre de langues, indomptables, er Fait rouler les décombres Jusqu’à cette heure. Et pourtant il advient ce que je veux, Quand C’est pourquoi comme les étourneaux 10 Avec des cris de joie, quand en Gascogne, des endroits, aux nombreux jardins Quand au pays des oliviers, des jets d’eau et En aimable pays étranger les arbres Le long des chemins herbeux Ignorant dans le désert 15 Le soleil darde, Et le cœur de la terre S’ouvre, là où autour De la colline aux chênes D’un pays brûlant 20 Les rivières et où Le dimanche sous des pas de danse Hospitaliers sont les seuils, Le long de routes couronnées de fleurs, marchant en silence. Ils sentent en effet le pays natal, 25 Quand tour droit d’une pierre fauve Les eaux ruissellent, argentées, Et que la verdure se montre, sacrée, Sur la prairie humide de la Charente, Cultivant les sens subtils. mais quand, 30 L’air se fraye une voie, Et qu’il leur rend plus vigilants Les yeux, de son souffle âpre, le Nordé, ils prennent leur envol, Et de lieu en lieu Apercevant le plus cher 35 Car ceux-là s’en tiennent toujours exactement au plus proche, Ils voient les forêts sacrées et la flamme aux senteurs fleuries De la croissance et les nuages du chant au loin et respirent le souffle Des chants. Humaine est La connaissance. Mais les Célestes 40 Ont aussi semblable chose près d’eux et le matin ils observent Les heures et le soir les oiseaux. Aux Célestes aussi Appartient ainsi semblable chose. Eh bien, de l’avant. Sinon en des temps De mystère, j’aurais, comme selon la nature, dit, Ils viennent, en Allemagne. Mais maintenant, parce que comme la mer 45 Est la terre et les pays, pareils aux hommes qui ne Peuvent passer, mutuellement, entre eux 1O6 50 55 60 65 Presque s’injurient, voilà ce que je dis. Vers l’occident bien forgée De l’Oberland s’infléchit la montagne où sur la haute prairie sont les forêts Bien près de la plaine bavaroise. En effet la montagne Va loin et s’étend derrière Amberg et Les collines de Franconie. Cela est célèbre. Ce n’est pas en vain Qu’il en est un venu des monts de la jeunesse qui a infléchi latéralement La montagne et orienté la montagne Vers le pays natal. Contrée sauvage en effet sont pour lui les Alpes et La montagne qui partage les vallées et sur toute la longueur Passe au-dessus de la terre. Mais c’est là et bruissent au-dessus d’un coin escarpé Des arbres jubilants. Ce qui est bon est ce qui est arrêté. Mais il est une chose Qui nous trouble. Parti qui nous enlève presque l’Esprit-Saint. Les barbares Vivent aussi, où seuls règnent soleil Et lune. Mais Dieu nous tient quand on peut en voir un qui voudrait Retourner mon pays paternel. Cela peut aller à présent. Le corps des chevaux Était l’esprit. Mais près d’Ilion aussi La lumière des aigles. Mais au milieu Le ciel des chants. Mais à côté Sur la rive des vieillards furieux, de la décision en effet, qui tous Trois sont nôtres. Trud. par B. Badiou et J.-C. Rumbach APRIORITAT DES INDIVIDUELLEN AUF FALBEM LAUBE (SCH) (LIEGT) RUHET DIE T ~ R ~ A U B E ( N )DES , WEINES HOFFNUNG, ALSO RUHET AUF DER WANGE in Feuer getaucht, DE(S)R SCHATTEN (AUF) VON DEM (D)GOLDENEN SCHMUK, DER HANGT Reif sind, genühret, gekochet Die Frücht(e) und auf der Erde geUnd ein Gesez, dap alle(in)s Und freundlich in Wohnungen prüfet Himels und ein hineingeht Und Pforten des und vieles Gesez Schlangen gieich ist ist wie auf den Schultern eine Und vie1 Prophetisch, trüume(t)nd auf Den Hügeln des Himeis. Last von Scheitern, ist 5 AM OHRE DER (0)JUNGFRAU. 10 U N D LEDIG SOLL ICH (ICH) BLEIBEN 15 Zu behalten. Aber bos(e) sind LEICHT (ES) FANGET ABER (DAS KALBLEIN) SICH IN DER KETTE. DIE 20 ES ABGERISSEN, DAS U L B L E I N . Die Pfade. Nemlich gehn unrecht Wie Rosse, durch gehn die gefangenen Element’(.) und alten Geseze der Erd. Und imer Ins Ungebundene gehet eine (eine Sehnsucht) Sehnsucht. (Ab) Vieles aber Cüciiia. 1st zu behalten. Und 25 30 Noth die Treue. Votwürts (w) aber und rükwarts wollen Nicht sehn. Uns wiegen lassen, wie wir , auf der See. Auf schwanken FLEIBIG Reif sind, in Feuer getaucht, gekochet 35 ES LIEBET ABER DER SAMAN zu SEHEN EINE, Die Frücht und auf der Erde geprüfet und ein Gesez ist Dai3 alles hineingeht, Schlangen gleich, (DE) Prophetisch, triiumend auf DES TAGES SCHLAFEND ÜBER Den Hügeln des Himels. Und vieles 40 DEM STRI(ST) KSTRUMPF. Wie auf den Schultern eine Last von Scheitern ist Zu behalten. Aber bos sind 108 APRIORITÉ DE L’INDIVIDUEL SUR LE FEUILLAGE FAUVE ( N ) (EST ÉTENDU) REPOSE LE(S) RAISIN(S), L’ESPOIR DU VIN, AINSI REPOSE SUR LA JOUE plongés dans le feu, (-) L’OMBRE (SUR) DU BIJOU D’(-)OR Q U I PEND Mûrs sont, nourris, cuits Les fruit($ et sur la terre éEt amicalement dans les demeures prouvés Et m e loi, qiie tout(s)t(y) ciel et une entre Et les portes du et beaucoup tels des serpents est loi est comme sur les épaules un Et beaucoup Prophétique, rêv(e)ant sur Les collines du ciel. Fardeau de bûches, doit À L’OREILLE DE LA (-1 5 JEUNE FILLE ET IL FAUT QUE JE (JE) RESTE EN LIBERTÉ FACILEMENT Etre retenu. Mais mauvais sont 10 15 MAIS (IL) SE PREND (LE JEUNE VEAU) Les sentiers. En effet vont à tort Comme des chevaux s’emballent les éléments Captifs (.) et les anciennes DANS LA CHAîNE QU’IL A ARRACHÉE, LE JEUNE VEAU. 20 Lois de la terre. Et toujours Jusqu’à la dissolution va une (une nostalgie) Nostalgie. (Ma) Mais beaucoup 25 CéciZe. Doit être retenu. Et Nécessité la fidélité. Mais en avant ( N ) et en arrière nous ne ASSIDU 30 Pas regarder. Nous laisser bercer comme voulons , sur la mer. Sur balançant Mûrs sont, plongés dans le feu, cuits MAIS IL AIME, LE SEMEUR E N VOIR UNE, Les fruits et sur la terre éprouvés et c’est une loi Que tout y entre, tels des serpents, 35 (N) Prophétique, rêvant sur DORMANT DE JOUR SUR Les collines du ciel. Et beaucoup 40 SON BAS ( N ) DE TRICOT. Comme sur les épaules un Fardeau de bûches doit A Etre retenu. Mais mauvais sont 109 45 NICHT WILL WOHLLAUTEN Die Pfade. Nemlich unrecht, DER DEUTSCHE M U N D Wie Rosse, gehn die gefangenen ABER LIEBLICH 50 RAUSCHEN AM STECHENDEN BART(.) Element’ und alten Geseze der Erd. (U) Und imer (W) DIE KÜSSE. Ins Ungebundene gehet eine Sehnsucht. Vieles aber ist Zu behalten. Und Noth die Treue. wiegend Vorwarts aber und rükwarts wollen wir 55 Nicht sehn. Uns wiegen lassen, wie Auf schwankem Kahne der See. 60 ............................................................................................................................ 65 (fn de page) Die aprioritat des Individuellen und kehr’ in Wahnenschrei über das Ganze de(r)n Augenblik des Triumps Werber! keine Polaken Sind wir VOM ABGRUND (NEMLICH) HABEN. Der WIR ANGEFANGEN und gegangen M(p)cr TOV opicov Gelehrten in Zweifel und aergenii3, 70 Dem (Leuen) gleich, (d) halb Den sinlicher Sind Menschen Der (lieget) In dem Brand Mit Der Wüste, Lichtrunken und der Thiergeist ruhet Bald aber wird, wie ein Hund, umgehn ihnen (1)In der Hizze meine Stime auf den Gassen der Garten 75 (DER SCHOPFER.) In den wohnen Menschen 80 85 110 Inl? In Frankreich neues t u sagen Indessen aber an meinem Schatten [(r)Richt’] ich (U)und Spiegel die Ziïie Frankfurt aber, nach der Gestalt, die Der Schopfer Meinen Fürsten Abdruk ist der Natur, zu reden Nicht urnsonst De(r)s Menschen nemlich, ist der Nabel Die Hüfte unter dem 1st des Menrchen betrüblich, Aber 45 ELLE N E VEUT PAS BIEN SONNER Les sentiers. En effet, à tort, LA BOUCHE ALLEMANDE Comme des chevaux, vont les éléments MAIS ADORABLES BRUISSENT 50 Captifs et les anciennes SUR LA BARBE PIQUANTE(.) Lois de la terre. (-) Et toujours (.v) LES BAISERS. Jusqu’à la dissolution va une nostalgie. Mais beaucoup doit Être retenu. Et nécessité la fidélité. 55 bercant Mais en avant et en arrière nous ne voulons Pas regarder. Nous laisser bercer comme Sur une barque balançant sur la mer. 60 ............................................................................................................................ @n de page) L’apriorité de l’individuel et tourne en chant de coq sur le tout (-) l’instant du triomphe des Polaques, nous n’en sommes pas Enrôleur! 65 C’EST PAR L’ABIME (EN EFFET) QUE NOUS AVONS A cause et nous sommes partis M(p)cl TOV o p ~ o v dans le doute et l’indignation, Tel le (lion), (-) Car plus sensibles sont les hommes savants Qui (est couché) COMMENCÉ des 70 Dans l’incendie Du désert, Avec Ivres de lumière et l’esprit animal repose Mais bientôt, comme un chien, s’en ira eux (-) 75 Dans la chaleur ma voix par les ruelles des jardins (LE CRÉATEUR) Où habitent des hommes Mais pendant ce temps d’après mon ombre j[’(-)oriente] En / En France pour dire du nouveau (-) et miroir le pinacle Mais Francfort, d’après la forme qui Le créateur Vers mes princes Est l’empreinte de la nature, parler N’est pas en vain La hanche sous 1’ De(.r) (P)homme(s) en effet, est le nombril Désolant pour l’homme. Mais 80 85 111 Dieser Erde. Diese Zeit auch Stern nationell 90 1st Zeit, und deutschen (Schmelzes.) Germania Ein wilder Hügel aber stehet über dem Abhang DAMIT SIE SCHAUEN SOLLTE 95 Meiner Garten. Kirschenbaume. Scharfer Othem aber wehet Um die Locher des Felses. Allda bin ich Alles miteinander. Wunderbar Aber sch(reg)wer ge(ben)htneben der frohe weg. Bergen Recbts liegt Ein Nupbaum und sicb Beere, wie Korall aber der Forst Hangen an dem Straucb über Robren von Holz. Aus denen bevestiger Gesang Ursprünglirb aus Kom, nun aber zu gesteben, von Blumen Bis zu Schmerzen aber der Nase steigt als Neue Bildung aus der Stadt. Citronengeruch auf (und) der Oi, auf der Provence, und Aber über Quellen beuget schlank 100 105 110 WO es baben diese Langst auferziehen und der Mond und Und Natürlicbkeit Dankbarkeit Schiksaal Und Gott, euch aber, Dankbarkeit mir die Gasgognisrben Lande gebraten Fleisch Gezahmet und genahrt Gegeben(,). (enogen) aber, nocb zu seben, bat micb der Tafel und Die Rappierlust (und des Festtaags) (braune) Trauben. braune (und) (micb) leset O 115 120 Untrügbarer x Ihr Blütben von Deutschland, Ktystal[jan dem Das Licbt sicb prüfet wen [(w) O x mein Hen wird ] Deutsrbland ............................................................................................................................ DIE PURPURWOLKE, DA VERSAMELT VON DER LINKEN SEITE DER ALPEN UND DER RECHTEN SIND DIE SEELIGEN GEISTER, UND ES TO 125 112 Heidni I s Iches Bacche, da8 Sie lernen der Hande Geschik Samt selbigem, Gerachet Oder vorwarts. Die Rache gehe Nemlich zurük. Und daB uns nicht (Ho) Dieweil wir roh (,gleich) sind, JO ! f n de page) De cette terre. Ce temps aussi étoile nationellement 90 Est le temps, et (de la fusion) allemande. Germania Mais une colline saiivage surplombe le versant POUR QU’ELLE SOIT OBLIGÉE DE REGARDER De mes jardins. Des cerisiers. Mais un souffle âpre tourbillonne 95 Autour des cavités du rocher. Partout en ce lieu je suis Tout à la fois. Mais Mais (de biais) difficilement (donne) passe le long Merveilleusement au-dessus des sources se penche svelte Le chemin joyeux [/.I Des montagnes Mais à droite 1O 0 Un noyer et des baies, comme du corail, s’étend la forêt Pendent à I‘arbrisseau au-dessus des chalumeaux de bois De ceux-ci chant raffermi A I’origine, de blé, mais pour I’avouer maintenant, de fleurir Mais jusqu’à la douleur monte a u nez comme L’ne nouvelle formation née de la ville, Une odeur de citron (et) d’huile sur la Provence, e t où ils m’ont Depuis longtemps éduquer et la lune et cette reconnaissance destin Et Dieu, mais vous de viande rôtie Cette reconnaissance les pays de Gascogne ils me Rendu docile et nourri Les ont donnés (,) (éduqué) mais, à voir encore, m’a de la table et Le plaisir de la rapière ( e t du jour de fête) les raisins (bruns), bruns (et) (me) recueillez ô x x 105 110 Et ce naturel Infaillible 115 120 Vous fleurs de I’Allemagne, ô mon cœur devient Cristal [ ] OU La lumière s’éprouve quand [(-) ] l’Allemagne ............................................................................................................................ cf;n de page) LA NUE POURPRE, RASSEMRLÉE LÀ, DU CÔTÉ GAUCHE DES ALPES ET DU CÔTÉ DROIT SONT LES BIENHEUREUX ESPRITS, ET RÉSO~NNEI Du païleln Io Bacchus, pour qu’ils apprennent la destination des mains Avec le même, Vengés ou de l’avant. Que la vengeance en effet (su Ir e m 1) Recule. Et que ne nous batte Car nous sommes (pareils) rudes 125 113 Schwerdt 130 Mit Wasserwellen Gott und heimlich Messer, wen einer schlage, Nem(m)lich geschiiffen Gottlose auch Mein ist 135 Die Rede vom Vateriand. Das neide (wohi) mitteimaJig Wir aber sind (DaJ un) Mir keiner. (So) Auch so machet Gut, Gemeinen gleich, die DaJ aber uns das Vateriand Das Recht des Ziniermatïes nicht werde 140 Die gleich Nicbt zusaniengehe zu kieinem Das Kreuz dran schuldig. Raum E(I)d(I)eln Gott versuchet, ein Verbot Arm und Bein Zum kieinen Raum. Schwer ist der 1st aber, dei3 sich riihrnen. Ein Herz sieht Zu liegen, mit F@en (Oder) den Hand aber 145 den schlank steht en Helden. Mein ist Nur Luft. auch Und gehet Mit getreuem Rüken des Beim Hochzeit 150 reigen und Wanderstra us. der die Gelenke verderbt rein Gewissen und traget in den Karren der Deutschen Geschlecht. 155 Es wiil uns aber geschehen, um Die warme Scheue (ein linkisches) Abzulegen, an der Leber Ein iinkisches. 160 nicht der (Sone) Wohl mufl ehren Geist Den Umsonst Will Das Schiksaal. Das (heipt) heipen Herz betrüblich. Des Menschen 114 Der Sone Peitsch und Zügel. Das W i l l aber heiflen Épée 130 A v e c des flots e t couteau en secret, yuund un D i e u . En ef(,)fet aiguisés Les athées a u s s i I l est mien Le discours du pays paternel. Cela que personne (probablement) un médiocre 135 M a i s nous sommes (Pour nou) Ne nie l‘envie. (Ainsi) De même c’est ainsi bien, P a r e i l s a u x communs que Mais pour nous que le pays paternel Que le droit du charpentier ne devienne Ne se rétrécisse un petit Que p a r e i l s 140 Fait la croix espace bras et jambe En un petit espace. Dificile est le Est f a i t e de s’en glorifier. M a i s un cœur D’être couché, avec les pieds (ou) les main responsable d e cela. A u x no()bI()es, D i e u t e n t e , m a i s i n t e r d i c t i o n voit car svelte se tient Des héros. I1 est m i e n Rien que de ï a i r . s aussi 145 E t allez Avec le dos fidèle d e Lors de la ronde nuptiale et le bouquet de la promenade qui corrompt les membres pure conscience 150 et porte dans les chariots la race des Allemands Mais il va nous awiver pour Abandonner 155 ne p a s l’(soleil) La chaude crainte, au foie Doit probablement honorer esprit Car En vain Une gaucherie. veut Le destin. Cela (c’est-à-dire) dire Pour le cœur désolant. D u soleil le fouet et la bride. Mais De (’homme Cela veut dire (une gaucherie) 160 NOTES le V. 2. U r ». V. 4. V. 5 . (( Le raisin ». En fait Holderlin écrit c Taube P : (( la colombe ». Toutes les éditions rétablissent Bijou d’or ». Cf. Les Titans », v. 3 1 sq. Cuits ». xtaasiv )) : Homère, Odyssée, VII, v. 119 en latin coquere Y chez Varron, par ex. : Res rusticae, I, 7, 4. En hébreu, mûrir N et cuire )) sont un seul et même mot. V. 6-7. (( Éprouvés ». Cf. L’Ister », v. 4. V. 7-9. (( Que tout (y) entre ». II faut comprendre (( entrer dans la mort ». Cf. Remarques sur Antigone, (( (( (( *( (( (< (( 3. V. IO. (( Tels des serpents ». La comparaison s’explique par le fait que les serpents s’insinuent dans les endroits les plus sombres et les plus reculés, inaccessibles à toutes les autres espèces animales. Les 115 serpents sont aussi des incc.rnations de toutes les forces chtoniennes. Zeus lui-même a pris la forme d’un serpent pour suivre Perséphone au royaume des morts. Cf. Ovide, Métamorphoses, 6, 114. V. 12. (( Prophétique ». C’-st une loi prophétique. Cf. U L’unique », 3‘ version v. 71-73. V. 12-15. (( Et beaucoup ,’ comme sur les épaules un / Fardeau de bûches, doit / Être retenu ». Cf. Le Rhin », v. 157. I1 s’agit de rester en vie, de la possibilité d’un arrêt face au mouvement menaçant qui pousse vers la M dissolution ». Cette pensée est reprise aux v. 25-27 : U Mais beaucoup / Doit être retenu ». Jochen Schmidt renvoie à cet endroit à la deuxième lettre à Bohlendorff (no 240) : U Puissé-je me souvenir (“ behaiten ”) comment je suis arrivé jusqu’ici. V. 60. U Sur une barque balançant sur la mer ». L’image se trouve aussi dans Hypérion, I, livre 2, 2 : U Je me laissais aller, insoucieux de tout, ne demandant rien, ne pensant à rien; je me laissai bercer par un demi-sommeil et me crus dans la barque de Charon. I1 est doux de boire ainsi à la coupe de l’oubli. B (Trad. Ph. Jaccottet, Mercure de France, 1966.) V. 61-63. N L’apriorité de l’individuel/ sur le tout ». Comme il n’y a pas de titre au sens propre du terme, cette notice théorique en fera office : elle est une sorte de structure-programme. Le concept d’apriorité dans sa forme substantivée se trouve chez Hegel au début de l’essai sur les Différences des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling paru en 1801 ; il marque, stricto sensu, les débuts du philosophe, encore dans le sillage de Schelling et plus précisément dans une critique sommaire des catégories kantiennes. On se reportera à la traduction française de cet ouvrage due à Marcel Méry, Paris, Vrin, 1952. V. 65. M Enrôleur des Polaques, nous n’en sommes pas ». (( Enrôleur )) et (< Polaques entretiennent le même rapport que chasseur et gibier dans l’acception militaire étroite qu’avait le terme à l’époque. La métaphore (( enrôleur n pourrait être empruntée à l’essai Guerre de succession de la première partie de 1’Adrastea de Herder qui relate les guerres de succession d’Espagne en faisant allusion aux divisions contemporaines, polonaises ou napoléonniennes. V. 68. Ma TOV opitov n . Exclamation signifiant a par le serment », empruntée vraisemblablement à Pindare : a vai pà y a p Bpicov N (Néméider, XI, 24) que Holderlin citerait de mémoire. I1 rappelle ainsi aux savants les engagements qu’ils ont pris envers le pays et qu’ils n’ont pas tenus. V. 70. M Tel le lion ». Selon Sattler, ce lion a son référent dans une sculpture qui se trouve sur la façade d’une maison, Bursagasse, voisine de la tour où vécut Holderlin. L’inscription qu’on y lit commémore l’humaniste et cabbaliste Reuchlin, mort en 1522, qui aurait habité là à la fin de sa vie. V. 74. U Désert », désigne la période intermédiaire où les dieux sont absents, que Holderlin appelle par ailleurs (( sauvageté » ( a Wildnis P) Cf. N Lorsque pourtant ... »,v. 41. V. 77. Dans la chaleur n. Cf. (( A la source du Danube », v. 56 et Hypérion, I, livre l“, 6. U ...les bêtes sauvages errent dans la chaleur du jour en cherchant des yeux la source. N V. 78. U Par les ruelles des jardins ». Cf. (( Le plus proche, le meilleür », 307-373, v. 19-20. Souvenir du séjour à Bordeaux. Cf. aussi plus loin v. 57. V. 80. (( J’oriente ». Contrairement à l’édition de F. Beissner qui lit a stellt ich P, Sattler établit c richt ich Y et propose les trois lectures suivantes : 1) U J’oriente n en rapport avec U la hanche sous l’étoile B ou avec le miroir dirigé (( vers les princes N 2) M J’érige »,mis en rapport avec le pinacle. 3) M Je redresse », mis en rapport avec la hanche : le poète guérit la hanche de Jacob que l’ange avait luxée, d’où le nom prophétique d’Israël. Par ailleurs, Sattler rappelle le boitement d’CEdipe, celui d’Héphaïstos et celui du diable. V. 82. Le pinacle ». En se fondant sur deux aphorismes de Holderlin pour Sur l’organe de l’âme de Samuel Thomas Sommering, Sattler rappelle que le pinacle appartient au temple au même titre que le parvis ou le sanctuaire. Autant de symboles qui résolvent le conflit entre l’individualité et la totalité, le moi et Dieu. V. 82. U Miroir ». Sur ce motif, Sattler renvoie à a En bleu adorable N : N Que quelqu’un voie dans le miroir, un homme, ,/ Voie son image alors, comme peinte, et elle ressemble / A cet homme. N (Trad. A. du Bouchet, in Poèmes de Holderlin, Mercure de France, 1963.) Cf. églament l’hymne en esquisse : (( Qu‘est-ce donc que la vie des hommes? Une image de la divinité. n (Trad. G. Roud, La Pléiade, 1967) et Jacob Boehme, Six points théosophiques (III, 6.14.) : N Car la vie des hommes est un véritable miroir de la divinité étant donné que Dieu s’y regarde. n V. 87-89. (( ...est le nombril/de cette terre ». Allusion à I’Omphalos, déposé au temple d’Apollon à Delphes. Chez Holderlin, Francfort, où résidait Diotima, est mis sur le même plan. V. 90. N Nationnellement ». Ce terme apparaît dans la deuxième lettre à Bohlendofi (no 240); (( La lumière donnant forme riationelle, en tant que principe et à la manière du Destin ... )) (Trad D. Naville, Gallimard, 1948.) V. 91. U De la fusion allemande ». Cf. Germanie », v. 90-91. V. 93 sq. (( Mais une colline sauvage surplombe le versant ... ». Description topographique exacte de l’endroit où l’étroit plateau de la Tek se termine. Cf. U La Tek », v. 37-41. )) <( (( (( 116 )) V. 101 sq. (( Un noyer ... )) Plutôt que d’un noyer, il s’agit vraisemblablement d’une description du sureau (Heirrnder/ Holder), donc d’une allusion de Holderlin à son propre nom. Sattler complète la syllabe K Ho (307-76, v. 8) en U HoIrinder M dans son analyse du texte. V. 104- 106. (( Chant raffermi/ de fleurs ». Selon Sattler, les fleurs correspondent au topos de la poésie. Le jeune Holdrrlin a publié le deuxième cycle des hymnes de Tübingen dans l’almanach de Staudlin intitulé Fioriiige poétique (Poetrsche BIctmenkse) bien qu’il ait combattu l’idée de réduire les poèmes i une collection de fleurs. En ce sens, chant raffermi )) désigne le contenu de vérité transmis précédemment par la philosophie. Comme il le confiait à sa mère au début de l’année 1799 : (( Mais ce que je sais, c’est que je me suis trouvé dans un état de profond désarroi et de mécontentement à force de poursuivre avec une attention et des efforts exagérés des occupations probablement moins conformes à ma nature, telle que la philosophie; et je l’ai fait par bonne volonté, par crainte de passer pour un poète vide (Trad. D. Naville, Gallimard, 1948). Et pourtant ce n’est pas cela qu’il avoue, mais une nouvelle formation n qui n’a rien à voir ni avec l’odeur de citron de I’Acifklarung, ni avec ce qui, plein d’onction, émane de la province où est située cette ville diaphane, pénétrante au point qu’il doit presque s’excuser de cette double simplicité qui lui est advenue en France. V. 109. (!,Une odeur de citron et d’huile sur la Provence ». Contrairement à Beissner, Sattler lit d’une part der 01 (Gerrtch) er c uuf der Provence d’autre part. I1 rappelle qu’on utilisait les citrons pour leurs vertus odoriférantes lors des enterrements par temps de grande chaleur. V. 12 1. Vous fleurs de l’Allemagne ». Cf. la traduction de Holderlin des Nétnézdes de Pindare, v. 87 où les héros sont désignés par le terme de fleurs ». V. 125. Io Bacche ». Cri rituel du culte de Dionysos. V. 135-137. (( Cela que personne/ Ne me l’envie ». Cf. (( Au très célèbre », v. 5 . V. 1.39. Le droit du charpentier ». Le charpentier marque la poutre qu’il a préparée pour une toiture de sa croix ou d’un autre signe, comme le fait un tailleur de pieme. V. 140-141. Un petit espace ». Cette conception est justifiée par la fonction du poète et par une reprtsentation non limitée du pays paternel; elle s’oppose à l’essai de Fichte paru en 1800 : Der geschIossene Handeh t u a t . Par ailleurs, on lit dans une variante du Fragment tardif de (( Patmos N (v. 117) : (( Pour maint homme, le pays paternel était un petit espace. N V. 157. Au foie ». Rappelons que chez les Grecs, le foie était considéré comme le siège des sentiments. Cf. Eschyle, Euménides, v . 135. (( )) (( )) f, J) (( (( (( (( APRIORITÉ DE L’INDIVIDUEL (Reconstitution de la Ireesquisse) C’est par l’abîme en effet que nous avons Commencé et que nous sommes partis Tel le lion Qui est couché 5 Dans l’incendie Du désert Mais bientôt comme un chien s’en ira Dans la chaleur ma voix par les ruelles des jardins Où habitent des hommes 10 En France Mais Francfort, d’après la forme qui Est l’empreinte de la nature De l’homme en effet est le nombril De cette terre. Ce temps aussi 15 Est le temps, et de la fusion allemande. 20 25 30 35 Mais une colline sauvage surplombe le versant De mes jardins. Des cerisiers. Mais un souffle âpre tourbillonne Autour des cavités du rocher. Mais à droite s’étend la forêt. Partout en ce lieu je suis Tout à la fois. Mais Merveilleusement au-dessus des sources se penche svelte Un noyer, et des baies, comme du corail, Pendent à l’arbrisseau au-dessus des chalumeaux de bois, De ceux-ci, chant raffermi de fleurs, A l’origine, de blé, mais pour l’avouer maintenant, Une nouvelle formation née de la ville où Mais jusqu’à la douleur monte au nez L‘odeur d’huile sur la Provence, et ce naturel Et cette reconnaissance les pays de Gascogne me Les ont donnés, mais éduqué, à voir encore, m’a Le plaisir de la rapière et les raisins bruns du jour de fête et me recueillez ô Vous fleurs de l’Allemagne, ô mon cœur devient Infaillible cristal où Allemagne Et allez La lumière s’éprouve quand Lors de la ronde nuptiale et le bouquet de la promenade. L’APRIORITÉ DE L’INDIVIDUEL SUR LE TOUT (Reconstitution de la 2’ esquisse) Enrôleur! de l’abîme des Polaques, nous n’en sommes pas Mcr TOV oplcov A cause des savants et partis dans le doute et l’indignation, Car plus sensibles sont les hommes 118 Dans l’incendie Du désert, Ivres de lumière et l’esprit animal repose Avec eux Mais bientôt, comme un chien, s’en ira Dans la chaleur ma voix par les ruelles des jardins 10 Où habitent des hommes En France Mais pendant ce temps d’après mon ombre J’oriente et miroir le pinacle Vers mes princes 15 La hanche sous l’étoile et tourne en chant de coq L’instant du triomphe Mais Francfort, pour dire du nouveau, d’après la forme qui Est l’empreinte de la nature Est pour le cœur 20 De l’homme désolant. Car ce n’est pas en vain que l’esprit doit honorer Du soleil le fouet et la bride. Mais Cela veut dire le destin. 5 APRIORITÉ DE L’INDIVIDUEL (Reconstitution de la 3’ esquisse) Germania 5 10 15 20 Mais une colline sauvage surplombe le versant De mes jardins. Des cerisiers. Mais un souffle âpre tourbillonne Autour des cavités du rocher. Mais difficilement passe le long des montagnes Le chemin joyeux. Partout en ce lieu je suis Tout à la fois. Mais Merveilleusement au-dessus de la source se penche svelte Un noyer et des baies, comme du corail, Pendent à l’arbrisseau au-dessus des chalumeaux de bois, De ceux-ci, plus affermi que de fleurs Le chant, à l’origine, de blé, mais, pour l’avouer, maintenant Nouvelle formation née de la ville où Mais jusqu’à la douleur monte au nez L’odeur d’huile sur la Provence, et ce naturel Et cette reconnaissance les pays de Gascogne me Les ont donnés. Mais rendu docile, à voir encore, et m’a nourri Le plaisir de la rapière viande rôtie de la table et raisins, bruns et lune et destin Depuis longtemps éduquer Et Dieu, mais vous, ô recueillez Vous fleurs de l’Allemagne, ô mon cœur devient Infaillible cristal où La lumière s’éprouve quand Allemagne Et allez Lors de la ronde nuptiale et le bouquet de la promenade. .......................................................................................................................... 119 Mûrs sont, plongés dans le feu, cuits Les fruits et sur la terre éprouvés et c’est une loi Que tout y entre, prophétique, Tels des serpents, rêvant sur 5 Les collines du ciel. Et beaucoup Comme sur les épaules un Fardeau de bûches doit Etre retenu. Mais mauvais sont Les sentiers. En effet, à tort, 10 Comme des chevaux, vont les éléments Captifs et les anciennes Lois de la terre. Et toujours Jlusqu’à la dissolution va une nostalgie. Mais beaucoup doit Etre retenu. Et nécessité, la fidélité. 15 Mais nous risquant en avant et en arrière nous ne voulons Pas regarder. Nous laisser bercer comme Sur une barque balançant sur la mer. .......................................................................................................................... Mais il va nous arriver pour Abandonner La chaude crainte, au foie Une gaucherie, pour qu’ils apprennent la destination des mains 5 Avec le même Vengés ou de l’avant. Que la vengeance en effet Recule. Mais nous sommes Pareils aux communs, que pareils Aux nobles, Dieu tente. Mais interdiction 10 Est faite de s’en glorifier. Mais un cœur voit Des héros. I1 est mien Le discours du pays paternel. Cela que personne N e me l’envie. De même, c’est ainsi Que le droit du charpentier 15 Fait la croix. 20 Épée et couteau en secret, quand un aiguisés médiocre bien. Mais que le pays paternel ne devienne pour nous Un petit espace. Difficile est le D’être couché, avec bras et jambes, les mains aussi Rien que de l’air. Traduit par B. Badiou et J.-C. Rambacb L’ARCHIPEL Ton rivage a-t-il vu le retour des oiseaux voyageurs? Et la voile De nouveau cherche-t-elle à s’enfuir sur tes bords? Les souffles souhaités Font-ils frémir ton flot longtemps calme? Et vois-tu se chauffer au soleil Le dos des dauphins attirés hors des fonds par la neuve lumière? Est-ce l’heure où fleurit l’Ionie, est-il temps? Ah! quand vient la saison Où le cœur des vivants rajeunit, où l’amour retrouvé les réveille Et les baigne à sa source première et rappelle et promet l’âge d’or, Père Archipel! me voici près de toi saluant ton repos! Car tu vis, ô Puissant! et toujours sans vieillir tu reposes dans l’ombre De tes monts, comme alors, et toujours étreignant de tes bras de jeune homme La terre que tes vagues entourent, le pays ravissant de tes filles. Pas une île perdue! Oh, pas une des fleurs de tes eaux n’est perdue! Crête est debout et Salamine a reverdi, et, sous la lueur des lauriers Ornée d’une auréole de rayons, à l’heure où s’enflamme l’aurore Délos élève son front inspiré! Et Ténos et Chios Regorgent de fruits empourprés, et, du haut de ses collines ivres, La boisson de Cypros ruisselle, et, sur les pentes de Kalauria Comme alors, les ruisseaux argentés gagnent l’onde ancestrale du Père! Toutes sont là, les îles, les mères immortelles des Héros. Les printemps successifs voient leurs fleurs; mais au temps où du fond de l’abîme La flamme de la nuit, l’ouragan souterrain déchaînant sa fureur, Saisissait tout à coup l’une d’elles et jetait dans ton sein la mourante, Tu restais patient et divin car ta face impassible aura vu Plus d’un monde apparaître et sombrer sur les gouffres remplis de ténèbres. Et toujours, les Pouvoirs des hauteurs, les divins habitants de la nue, Dont la force paisible à jamais fait pleuvoir sur la tête des hommes La joie du jour, le suave sommeil et le pressentiment, Eux aussi tes anciens compagnons débordant d’éternelle puissance, Près de toi comme alors sont restés, et souvent, quand le soir se répand, Quand du fond des montagnes d’Asie apparaît la lumière sacrée De la lune et qu’au fil de tes flots les reflets des étoiles se croisent, La lueur de tes eaux change et bouge à mesure que passent Les clartés cheminantes du ciel, et la voix de tes frères, là-haut, Retentit, merveilleuse, et leur chant redescend sur ton cœur plein d’amour. Et plus tard, quand revient le soleil dont l’éclat transfigure le monde, Lorsqu’il brille à nouveau, lui le Fils de l’orient, le porteur de miracles, Et quand vont les vivants commencer à revivre dans l’or de ce rêve Radieux que prépare pour eux chaque jour l’enchanteur du matin, Son magique pouvoir de nouveau rend la joie à ton âme attristée, Et sa propre lumière amicale elle-même a bien moins de splendeur Que le signe vivant de l’amour, la couronne de feux toujours fraîche Dont il songe, fidèle, à parer les cheveux grisonnants de ton front. Et du haut de l’éther qui te joint, tes flottants messagers, les nuages N e reviennent-ils pas t’apporter le présent que les dieux leur confient, Le rayon? Et voici que ton souffle les pousse à tes rives brûlantes, Pour que grondent là-bas les forêts où le vent plonge et creuse une houle, Et que tombe l’orage attendu, et, bientôt, que pareil à l’enfant égaré 121 Revenant à l’appel de son père, le Méandre avec mille ruisseaux Précipite sa course affolée, et que vole vers toi le Caystre Joyeux d’abandonner la plaine, et qu’enfin ton premier-né, le Nil, Après s’être caché si longtemps dans le sein des lointaines montagnes, Tel un vainqueur majestueux, porté dans le fracas des armes, s’avance, Superbe, ouvrant ses bras à l’épouse enflammée de désirs. Et pourtant, tu te sens solitaire, et, dans l’ombre des nuits taciturnes, Le rocher peut entendre ta plainte, et ta vague en colère, souvent, Se soulève, et, volant vers l’azur, fuit le triste séjour des mortels. Car tes fils préférés, car tes nobles enfants ne sont plus près de toi, Eux qui t’ont vénéré, qui savaient autrefois couronner de beaux temples Et de belles cités ton rivage. Et ton cœur affligé désormais Vainement les appelle. Ah! de même qu’il faut aux héros des couronnes, I1 faut aux divins éléments la gloire que donnent les hommes! .................................................................................................................................. Ici la musique holderlinienne, sans changer de rythme, emprunte un mode plus familier pour ramener la vie sur les bords abandonnés de l’Archipel. Le temps s’efface, et peu à peu la puissance du chant, comme dans le mythe du thébain, fait apparaître et s’édifier devant les yeux du poète, avec les mouvements aisés que prennent toutes choses dans les rêves, les murs, non de Thèbes, mais d’Athènes; le même pouvoir peuple les places et les rues de la ville retrouvée, l’Agora où, (( mouvementée-commel’orage gronde la voix de la foule, et, plus loin, au-delà des portes, le Pirée, où le marchand (( dontla-pensée-se-porte-au-loin s’apprête à s’embarquer afin d’assembler les biens dispersés de la terre et d’unir le proche au lointain ». Cependant l’ennemi du génie, le Perse qui-aime-à-commander », amassant tout au long de 1’anni.e des monceaux d’armes et dénombrant avec orgueil ses milliers de soldats, médite d’envahir la terre des Grecs - et soudain passe à l’acte. Le poème, d’un élan puissant, prend sa course, tantôt nombreux et grondant comme l’invasion, tantôt rapide et heurté comme le choc des escadres dans la rade de Salamine. Ainsi que l’a écrit Gundolf, la défaite de Xerxès représente pour Holderlin, non pas un simple événement historique, mais le triomphe de l’Esprit sur les puissances de la lourdeur )). Le Roi s’enfuit avec ses hordes, et la terre Hellène accueille ses héros triomphants. La musique du poète, une fois encore, reconstruit les temples abattus, les demeures incendiées; les mesures de chaque vers, spacieuses, transparentes, s’emplissent de syllabes claires. Mais le génie bâtisseur n’est pas seul : la forêt lui donne ses arbres, la montagne son marbre et ses métaux pour que l’œuvre, la vie et les dieux soient d’accord. (( Et longtemps encore a fleuri la colline d’Athènes et plus d’une fois ses fils réunis sur le promontoire, ont chanté de nouveau le chant de gratitude en l’honneur du dieu de la mer. )) Les derniers vers de cette strophe sont seuls écrits au prétérit pour signifier que le temps rétablit sa solennelle hiérarchie : le passé glorieux prend sa place au plus haut échelon, d’où son visage nous sourirait si nous savions l’apercevoir. Mais, un coup d’aile funèbre, les siècles d’oubli, et notre monde exilé loin de la divinité le cachent de nouveau comme une épaisse et charbonneuse fumée passe devant le soleil. Le poète va dissiper ce nuage : il prévoit ce que sera, non pas le retour du dieu parmi les hommes, mais le moment où nous serons dignes de reconnaître en nous une éternelle présence. I1 court au-devant de la révélation et l’annonce dans !es strophes finales. )) )) (( (( (( .................................................................................................................................. Tant de nobles enfants, fils pieux que leur mère Fortune a nourris, Est-il vrai qu’oubliant leurs destins révolus les voilà loin de nous, Retournés au refuge éternel de leurs pères là-bas? Est-ce vrai Que leur foule a passé sans regret le Léthé, sans désir d’un retour? Est-ce en vain que mes yeux chercheront, ah! sur tous les chemins de la terre, A vous voir vous lever de nouveau, grandes formes semblables aux dieux? Est-ce en vain que j’appris à parler votre langue, est-ce en vain que je sais Ce que disent de vous les récits? Est-ce afin que, d’une aile attristée, Loin de moi, avant l’heure, mon âme au séjour de vos ombres descende? Mais non! Plus près de vous, là où l’arbre des bois consacrés Toujours croît, où le Mont solitaire et divin se voile de nuages, Jusqu’aux pieds du Parnasse j’irai, et, dès que, dans l’ombre des chênes, 122 Brillera la lueur de ton flot surgissant, Castalie! Ah! je veux Dans la vasque puiser, à travers le parfum de tes fleurs, et répandre, Sur le sol où renaît la prairie, l’eau sacrée et mes larmes, afin Qu’une offrande pourtant vienne encore, ô dormeurs délaissés! vous atteindre! Et, plus loin, dans le val qui se tait, près des rocs suspendus de Tempé, Près de vous j’élirai ma demeure à jamais, près de ‘vous, noms splendides! Et la nuit m’entendra à voix basse appeler et, parfois, si le soc Profanant vos tombeaux vous réveille irrités et vous force à paraître, Le chant d’un cœur pieux viendra vous calmer, Ombres saintes! Et si toute mon âme enfin à vivre avec vous s’accoutume, Laissez, ô Morts! que celui qui vous est consacré interroge Sans relâche votre ombre, et vous, les vivants, hautes forces du ciel, Chaque fois que portant sans effort vos années, au-dessus des décombres Vous passez, immortels voyageurs d’une route au parcours sans péril, Vous aussi, répondrez-vous enfin? Car souvent, quand je vais sous les astres, Épiant un conseil, tout à coup, comme si l’air des nuits retombé M’étouffait, cette atroce pensée qu’à présent mon attente est bien vaine, Me saisit à la gorge! Ah! depuis trop longtemps, ô Dodone! Ton bois prophétique a cessé de répondre à notre âme indigente. I1 s’est tu, sol de Delphes, ton Dieu! et depuis trop longtemps sont déserts Les sentiers qu’autrefois, vers la ville où l’attend le devin sans mensonge, Gravissait le passant que l’espoir doucement accompagne et conduit! Mais, là-haut, la lumière encore aujourd’hui parle aux hommes et laisse Deviner des propos pleins de sens merveilleux, et le dieu du tonnerre Dit : (( Pensez-vous à moi? )) et le flot désolé du divin Archipel Retentit : (( M’avez-vous oublié? Suis-je seul et perdu pour vos songes? )) Car il plaît, aujourd’hui comme alors, aux grands souffles du ciel de descendre Dans un cœur qui s’émeut et connaît en secret leur présence, et toujours Les maîtres tout-puissants qui dispensent le trouble sacré ont plaisir A conduire quiconque s’élève, et toujours, pays grec, sur tes cimes, Repose et règne, et vit, partout présent, l’éther, Afin qu’un peuple aimé des dieux, dans les bras de l’Ancêtre, Humainement joyeux comme au temps d’autrefois, se rassemble Et ne soit de nouveau qu’Un seul esprit commun à tous. Cependant, ô douleur! notre race, oublieuse des dieux, est plongée Dans la nuit. Sa demeure est semblable aux enfers. Et chacun, dans les chaînes D’un geste défini, au milieu du tonnant atelier, n’entend Que son propre travail. Ah! le labeur de ces hommes farouches, L’effort puissant des bras, la peine persévère, et pourtant Se révèle inféconde et pareille aux stériles Furies, et sera Telle encor, jusqu’au jour, où sortant de son rêve anxieux, l’âme des hommes Juvénile et joyeuse soudain se lèvera! Où l’haleine divine De l’amour, comme aux temps où sa grâce comblait les enfants de l’Hellade, Soufflera dans le siècle nouveau, et où, sur nos fronts délivrés Désormais, nous verrons reparaître l’Esprit de la Nature, lui Qui descend des lointains jusqu’à nous, dans l’or des nuages, le dieu! Ah! pourquoi tardez-vous, ô réveil! Et pourquoi tous ceux-là de naissance divine Sont-ils encore, ô jours! dans la terre profonde couchés Solitaires, en bas, cependant qu’un printemps au retour immortel Rallume, non chantés, au-dessus de leurs fronts de dormeurs, ses feux pâles? Mais notre âme ne veut plus attendre! Déjà j’entends au loin Le chant choral clamant le jour d’allégresse, qui sonne Sur les pentes des monts verdoyants, j’entends déjà l’écho Des bois sacrés répondre aux voix des jeunes hommes, quand Libre et calme, par l’hymne jailli de son peuple, s’exhale L‘âme unique en l’honneur du dieu à qui l’altitude convient. Mais sainte est aussi la vallée, et là où s’accroît le torrent A travers mille fleurs, et là, où, s’offrant au soleil de la plaine, le grain Devient mûr, où mûrissent les fruits d u verger, c’est là que s’assemblent souvent Pour la fête, le front couronné, tous ceux qui révèrent les dieux, Et c’est là qu’au-dessus des coteaux dominant les cités, resplendit, Semblable aux demeures des hommes, le céleste parvis de la joie. Et voici qu’alentour toute vie a pris un sens divin, Et le peuple aperçoit ton pouvoir, qui toujours accomplit et parfait, En tous lieux, ô Nature! et, ainsi que d’un roc riche en sources, ruissellent, Issues de toutes parts, les divines faveurs dans les âmes. Et voici, et voici, dans Athènes la joie et les actes dans Sparte! ô printemps, Précieux renouveau sur la terre des Grecs! Ah, quand vient notre automne, Quand vous aurez mûri, vous tous, esprits du monde antique, Alors, alors, revenez et voyez : notre année est bientôt accompli?! O flots à jamais fugitifs des torrents, chantez ce que dit le destin! Mais toi, si le chœur des Hellènes sur ta vague n’est pas revenu Comme alors te louer, ô grand dieu de la mer! ô toi qui ne meurs pas! Résonne encor souvent dans mon âme, afin que, volant sur les eaux, Mon esprit, d’un élan de nageur, agile et sans crainte, s’exerce Au vigoureux bonheur des forts et comprenne la langue des dieux : Le mouvement, le devenir! et si le temps impétueux saisit trop violemment ma tête, Et si, près des autres mortels, ma mortelle existence, ébranlée, Frémit de détresse et d’erreur, alors, ah! permets à mon âme D’aller, au fond de ton abîme, se souvenir de la Tranquillité. Que soient donc retenus près de nous, célébrés comme une autre moisson, Vos miracles, ô jours disparus! Que le peuple en liesse regarde Vers l’Hellade! et, qu’au fond de l’esprit qui regrette et rend grâces, Le jour triomphal s’adoucisse en touchant l’immortel souvenir! Cependant, fleurissez, avant que nos fruits dans nos vergers commencent, Fleurissez, frais jardins d’Ionie, et vous, sur les ruines d’Athènes, Herbes tendres, cachez tout ce deuil au jour qui regarde et comprend! Couronnez d’un feuillage éternel, ô forêts de lauriers! les collines Qui s’élèvent autour de vos morts, sur cette terre auprès des champs de Marathon Où vos fils triomphants ont péri! et là, plus loin, ah! sur le sol de Chéronée D’où se sont envolés tout armés, fuyant le grand jour de la honte, Pour toujours les derniers Athéniens, là, là, depuis la cime des montagnes Jusqu’en bas, sans repos, en tombant dans le val de la guerre, ah! pleurez, Voix des sources! du haut de 1’CEta descendant votre plainte inlassable, Traduit par J. Tardieu A propos de la traduction d’un rythme << L’archipel D de Holderlin, - long décbaînemerit lyrique dont les deux cent quatrevingt-seize vers sont soulevés par un soufle presque ininterrompu - exprime et figure l’identité entre la voix divine qui ravit un poète dans les plus lumineuses régions d u n monde intemporel, et l’inspiration profonde d u n de ces brefi moments du temps où parut 124 se réaliser le plus complètement sur la terre l’union du divin et de l’humain : l’Athènes de Périclès. Dans ce poème, le rythme, par l’intention qui a guidé le choix de la forme, est encore plus important, s’il est possible, que dans toute autre création lyrique :<< L’archipel », en effet, est écrit en vers hexamètres, forgés sur le modèle des hexamètres grecs. Holderlin, de bonne foi, sans la moindre intention de parodie, retrouve la K longue ligne U des anciens; il reprend du fond de son être et comble d’une inspiration enfin vraiment païenne ce rythme que Klopstock avait su acclimater dans la langue allemande en faisant coi’ncider exactement e t harmonieusement la loi de la quantité ou durée des syllabes qui, en prosodie allemande, est une loi surajoutée, savante, e t la loi primitive e t spontanée du rythme germanique dont la base est l’accent. Cette prosodie allemande quantitative, bien qu’arttficielle, peut trouver aussi sa justification dans le langage parlé : l’accent dit K d’intensité N entraîne nécessairement un certain allongement de la syllabe qui le porte, un certain accroissement de durée :lorsqu’on prononce une syllabe avec plus de force que le reste du mot, on marque un léger temps d’arrêt sur elle. Cette part de durée, cette insistance de la voix en certains points a permis aux poètes allemands, e t à Holderlin en particulier, de faire toujours coïncider un accent avec le K temps fort U de chacune des K mesures U qui forment l’hexamètre, - de sorte que chaque vers de << L’archipel n comprend six accents et six temps forts superposés à autant de syllabes longues, par exemple : Kehren die Kraniche wieder zu dir und suchen zu deinen Ufern ... I l serait absurde, il serait inutile de vouloir faire passer dans la langue francaise un tel poème, où la milsique joue le rôle d’un indispensable, d’un primordial élément, si l’on se bornait à traduire uniquement ce que l’on est convenu d’appeler le N sens U , si l’on n’essayait pas de donner simultanément un équivalent français du rythme et de la mélodie, - si l’on ne cherchait pas à traduire la musique du poème de même que l’on en traduit le sens N. La musique des vers est déjà elle-même près de la moitié de leur signification, en même temps que la signification entre pour plus de moitié dans l’enchantement musical que procurent les œuvres des poètes. s’il est vrai que, dans le cercle de la vie, le rythme a pour mission d’organiser un mouvement qui se prolonge, de lui permettre de durer en lui offrant des points d’appui et de repos, on aperçoit comment le rythme de l’expression, en organisant de telle ou telle manière l’expression de l’émotion, prend un sens, est luimême un sens. Mais il y a aussi l’importance des sons eux-mêmes, leur valeur symbolique, I‘harmonie expressive que f a i t naître l’enchevêtrement complexe des consonnes e t des voyelles : rythme, harmonie, - cette musique du vers est inséparable de son sens. Vouloir traduire U à froid U , c’est-à-dire traduire seulement les idées e t les images d’un poème sans le bain musical qui les porte, qui les pénètre, qui est leur élément naturel, cela équivaut à peu près à I‘eweur d u n romancier qui, voulant décrire l’épouvante, parlerait seulement de ta représentation, ou de l‘image du danger, du jugement rapide qui reconnaît e t comprend la menace, e t négligerait tout le grand bouleversement de l’émotion que cette image e t ce jugement engendrent instantanément par tout le corps. Ces remarques expliquent pourquoi le seul moyen de traduire l’hexamètre holderlinien paraît être d’employer un vers français basé non sur le nombre des syllabes mais sur l’accentuation : un vers qui aurait six accents principaux. Peu importe le pr$ugé admis qui veut que l’accent dans la langue française soit ou semble être peu prononcé. Cela vient peut-être de ce que, à l’opposé de l’accent allemand par exemple, il ne souligne pas nécessairement le sens radical ou principal d’un mot. Tel quel, situé presque unqormément sur la dernière syllabe (à moins que celle-ci soit muette GU que le mot ait plus de trois syllabes) l’accent tonique français est cependant nettement perceptible. Sa particularité, sa nuance est d’être représenté surtout, à la différence de l’accent allemand, par un léger accroissement de quantité e t de n’admettre qu’à un degré moindre l’accroissement d’intensité: on traîne la voix plutôt qu’on ne la renforce. Cette relation entre l’intensité e t la quantité peut permettre de construire un vers (Y 125 français en prenant pour appui non pas un nombre déterminé de syllabes supposées d’égale durée et d’égale valeur, mais une mesure véritable qui aurait pour temps fort L’accent, c’est-à-dire une syllabe qui dure e t qui, en même temps, est plus fortement prononcée. Cependant, le principe d’un vers ainsi forgé ne serait nullement nouveau. Alors même, en effet, qu’ils feignaient de suivre uniquement la règle d’une prosodie syllabique (nombre de syllabes, rimes, césure) les poètes français ont, de tout temps, obéi en secret aux lois du rythme tonal, lois qu’ils n’ont avouées que récemment. I l serait banal de rappeler ce fait aujourd’hui bien connu si L‘on ne le complétait d’une remarque nécessaire : la plupart des personnes qui, à la suite des poètes et en exagérant leur pensée, se sont spécialement intéressées au rythme poétique, ont affecté de ne voir surtout, dans L’énigme proposée, qu’une pure question de mécanismes, comme si leur effort tendait à réduire tout le qualitatif à quelques formules numériques. Mais, de leur côté, les écrivains se sont toujours obstinés, avec un superbe dédain, dans une K erreur w qui est leur raison d’être : ils réclament avec insistance que l’on ne touche pas à cette part de qualité qui est l’objet de toute leur tendresse. Sans omettre de s’incliner avec respect devant la majesté des nombres, dont ils ne peuvent d coup sûr se passer, ils ont toujours demandé que le côté qualitatif des choses de leur art f g t considéré en lui-même e t comme étant non point tant connaissable que perceptible. C‘est à la condition de réserver ce qui échappe au mécanisme que L’on peut se permettre de porter une attention curieuse aux éléments mécaniques dont le plus fluide poème est armé. Comme le rythme de la musique (lorsqu’elle est perçue e t non lue), le rythme poétique, en effet, paraît naître de L’intime alliance de deux principes, - ou plutôt il est cette magique étincelle qui jaillit lorsque sont rapprochés, à une distance que l’instinct seul apprécie, deux pôles de nature opposée : celui de la quantité mesurable, - figure de la nécessité - e t celui de L’impondérable, de L’incommensurable qualité sensible - fraîche figure du hasard e t de la nouveauté. Le premier de ces termes, le terme mécanique, pourrait être, en ce qui concerne la poésie française, brièvement analysé ainsi : le rythme de chaque vers, et, dans certains cas, d’une suite de vers, s’appuierait essentiellement sur Le retour, à des intervalles égaux ou sensiblement égaux, de temps forts, c’est-à-dire de syllabes naturellement accentuées dont L’accent est encore renforcé par l’importance, dans le poème, de la signification des mots qui portent cet accent, renforcé aussi par comparaison avec la valeur moindre des syllabes faiblement accentuées, atones ou muettes, qui les entourent. Les K mesures marquées par les accents principaux du vers seraient comblées par un nombre variable de ces syllabes à tonalité moindre, à signijcation moins riche, qui, les intervalles entre les temps forts étant égaux, se prononcent plus ou moins vite : chaque syllabe des K temps faibles w occuperait ainsi tantôt la moitié, tantôt le tiers ou le quart d’une K mesure w , Les six vers suivants d’Andromaque, par exemple, selon la prosodie française classique, sont réguliers .v e t égaux entre eux : en réalité, les mouvements différents des sentiments qu’ils expriment les font correspondre à six coupes rythmiques différentes : (( HERMIONE (à Pyrrhus) Vous ne répondez point? Perfide! Je le voi, Tu comptes les moments que tu perds avec moi. Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne, Ne souffre qu’à regret qu’une autre t’entretienne, Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux. Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux. On voit par exemple que la première mesure du premier vers se prononce environ dans le même intervalle de temps que la seconde mesure de ce même vers, et que, par conséquent, un groupe de six syllabes peat, en raison de la coupe, e t non de la nature phonétique de ces syllabes, être affecté à peu près de la même valeur de durée qu’un groupe de deux syllabes, ou parfois qu’une seule syllabe : celle du temps fort. 126 De ces différents rythmes, celui du cinquième vers paraît être le plus capable de donner une impression de longue haleine analogue à celle qu’impose l’hexamètre, à condition de réunir pour chaque vers, non plus quatre, mais six mesures de cette sorte; c’est le rythme qui a été choisi pour un essai de traduction U sonore U de << L’archipel n de Holderlin . Mais ces brèves remarques sur I’élément mécanique des vers ne sauraient aucunement faire perdre de vue l’autre pôle du mystère rythmique, inséparable du premier : le terme qui n’est point mesurable, celui de la qualité sensible. Celui-là par définition ne souffre pas I’approche du compas et de la règle e t l’on ne peut davantage fixer sur un exemple ni sur dix, ni sur dix mille I’infinie diversité qu’il suppose. La manière la plus commune et, peut-être ici la plus juste, de le dejinir est de ne pas le dejinir, de lui laisser la puissance d’inconnu qu’il a dans le langage de tous les jours. On peut pourtant le cerner de prudentes images : la qualité ici serait un décalage insaisissable - tout-puissant parce qu’insaisissable -, qui rappelle l’infime déviation momentanée, l’obliquité indéterminée et inintelligible qu’Épicure est obligé de prêter à la chute parallèle des atomes pour qu’ils se rencontrent e t fassent naître les corps. La qualité dans le rythme serait comparable surtout à cette avance légère qui f a i t qu’un sentiment court à l’assaut de ce qui risque de lui échapper ou au léger retard d’un cœur qui attend ce dont il est sir. Crainte e t sécurité, le rythme naîtrait de I’union de ces deux termes : l’un qui nous tient, l’autre qui nous fuit. Et particulièrement le rythme poétique - semblable en cela au rythme de la musique lorsqu’elle descend de ses inhumaines jigures pour venir tourner autour de notre tête -, apparaît tantôt comme une allusion à la régularité e t à la nécessité dans un monde où tout serait libre, tantôt comme une allusion à la liberté dans le cadre strict de la mesure e t de la loi. II nous atteint, il nous frappe avec douceur comme la fuite d’une aile tendre et palpitante qui serait née d’une courbe absolue e t qui, dans sa structure e t dans sa forme aurait gardé l’empreinte de son aidguste origine. II allume sa flamme à cette minute où l’aveugle mouvement des choses se rencontre avec l’imprévisible souBe de la vie. Par là, il nous f a i t souvenir de deux domaines à la fois, tantôt nous montrant l’espace illimité à travers la grille qu’il enlace, tantôt nous apportant, au moment même de la fuite e t de l’oubli, la certitude rassurante du poids de nos pas sur la terre. Mais il f a u t encore ajouter ceci : que l’on crée ou que l’on écoute, le corps e t sa compagne qu’il ne f a u t pas nommer, échangent leurs pouvoirs comme deux sorciers complices. Toujours le corps commence un rythme ou feint de commencer; ce peut être, comme on l’a dit souvent, le battement du cœur ou encore la cadence de la marche, ou le soufle. Montée sur ce galop, la compagne file comme l e vent. Soudain, c’est elle qui reprend l’empire, elle saisit le thème, et, d’un poing solide, inflexible, traîne e t emporte le cheval pendant qu’il médite ses ficondes traîtrises. Ton rivage a-t-il vu le retour des oiseaux voyageurs? Et la voile De nouveau cherche-t-elle à s’enfuir sur tes bords? Les souffles souhaités Font-ils frémir ton flot longtemps calme? Et vois-tu se chauffer au soleil Le dos des dauphins attirés hors des fonds par la neuve lumière? Est-ce l’heure où fleurit l’Ionie, Est-il temps? Ah! quand vient la saison Où le cœur des vivants rajeunit, où l’amour retrouvé les réveille Et les baigne à sa source première et rappelle et promet l’âge d’or, Père Archipel! me voici près de toi saluant ton repos! Jean Tardieu Témoignages Témoignage * Michel Deguy Pour des hommes plus âgés que lui deux cents ans, et qui s’appellent (( nous », et qui, fraqais », entendent mal sa langue, a Holderlin )), ce qui nous parle en s’appelant Holderlin, se donne pour commencer, et pour recommencer, ne s’est donné, que peu à peu, c’est-à-dire en lectures et en expériences liées (d’une certaine manière comme des hypothèses et des expérimentations pour vérifier), grâce à des médiations, c’est-à-dire des médiateurs. Et je pense à ION, bien sûr, si dès le début, in principio, quelque chose comme Homère n’était, déjà, plus ou moins là que par I’Hermeneia de Ion et l’ironie philosophiqzre qui manœuvre Ion. Dans le cas de Holderlin, c’est tout un réseau de médiations, un labyrinthe que des fils d’initiation inventaient à mesure, une transduction complexe qui à la fois le rapprochaient et l’éloignaient - de (( nous N : ce que cherche à murmurer le titre en français de l’ouvrage heideggerien Approche de Holderiin (que je ponctuerais volontiers d’un point d’interrogation). Toute une carte d u temps où s’inventent temps du sujet et temps historique dont les termes de coalescence et de scissiparité diraient l’agencement complexe, temps perdu et temps retrouvé, carte de léthargies et de latences, de quête et de désoubli; je veux dire que s’il n’y avait pas mémoire de Holderlin et semblables poètes, s’il n’y avait, comme dit Corbin, notre amour du passé qui seul, ii proportion de sa force, donne source à l’avenir, il n’y aurait pas de temps. L’allemand fait entendre pour nous (( français )) la parole holderlinienne dans une langue parlée mais non parlante (si l’on peut transposer cette fameuse distinction spinoziste); et sans doute la nécessité de traduire nous força-t-elle à le lire - (( épreuve de l’étranger D dont se dispense parfois le natif, le compatriote -; mais nous n’entendons Holderlin qu’en français! Lapalissade que je voudrais nourrir tout à l’heure en faisant * Ce texte reproduit sans grands changements la communication présentée en mai 1986 à Tübingen, à l’occasion d’une rencontre organisée par B. Boschenstein et Jacques Le Rider, dont le principal objet était de témoigner de la présence de Holderlin. - Nous remercions les Editions Gunter Narr (Tübingen) d. P E . ) de nous avoir aimablement autorisé à republier ce (c témoignage ». (N. 13 1 entendre que son transport, sa (( traduction »,y fait entendre quelque chose d’inouï. Cependant que - la provenance étrangère ne pouvant être rapatriée - cette distance le retient de telle sorte que le risque couru par les générations éloignées, je veux dire qui par vagues successives s’éloignent léthargiquement de la source dans la descendance, est de ne plus chercher à l’entendre parce qu’il n’aurait plus rien à nous dire. Ma seule préoccupation, qui n’est ni de philologue ni d’historien, mais philopoétique, si je puis dire, à savoir celle qu’il continue à (( y avoir de la poésie », donnant donnant, ma préoccupation, donc, étant, à l’horizon de ces notes, ouverte par la question téléologique (( à quoi bon Holderlin aujourd’hui, et comment, dans ces temps sombres? ». * I1 y a la langue; et il y a les intermédiaires; il y aurait donc à raconter, les Zon que nous furent Jean Beaufret, Heidegger, et à travers eux les éditeurs allemands toute une mise en perspective. (( Intermédiaire )), dit en français, fait entendre dans l’ambivalence du mot la position médiatrice et troublante, de ce milieu à la fois relationnant et préoccupant qui fut, qui est, dans la version plus singulièrement (( française )) de la métaphysique, la place de l’imagination, a traversée N par Descartes, accusée par Malebranche ou Pascal, enfin réhabilitée par Baudelaire, de sorte que pour finir - et grâce à l’irresponsabilité que m’autorise ma rapidité d’écrivain - je la dirais : (( maîtresse d’erreur et de vérité ». Toute une (( optique N donc, de réflexion et de réfraction, de foyers et d’horizons changeants, d’évaluations se réévaluant elles-mêmes.. . Avec peut-être aussi cette évidence U pour commencer )) : nous nous tournons vers Holderlin, nous essayons de nous retourner vers son œuvre, son temps, le devenir de sa parole. Affaire de respect, de recul, que ce geste! par où, ce faisant, nous nous opposons - puisque on ne peut faire tous les mouvements à la fois - aux gestes de la culture actuelle qu’on appelle (( culturelle )), qui consiste à se tourner vers l’à-venir, par une imagination qui emprunte l’un de ses plus puissants vecteurs à la science-fiction; et à projeter le futur, par exemple (( l’horizon 2000 D comme le meilleur, le proche. Un renversement a eu lieu, plus fort que toute révolution, un renversement pour lequel la perfection devenue fiabilité n’est plus en arrière, mais (( pour demain )); qui a fait basculer l’Ancien dans l’intéressant, le plus ou moins intéressant, c’est-à-dire équivalemment (( l’inintéressant )), et tel que, par exemple, le poète n’est plus un type humain héroïque, une figure de civilisation. Et nous ne pouvons pas omettre - même s’il n’y a lieu maintenant de s’y étendre - ce danger le plus puissant et le plus trivial qui est celui qu’encourt la poésie, de n’être plus ni (( chose dangereuse N ni (( chose innocente D; soit le devenir richesse culturelle de Holderlin, par exemple dans le tourisme, par exemple à Tübingen, c’est-à-dire son devenir ruine au sens ordinaire à son tour transformé par la technique en son ère U post-moderne », c’est-à-dire culturelle, sa métamorphose en ruine prestigieuse ou (( patrimoine )) comme si un ultime (( enchantement », que ne pouvait absolument prévoir le Quichotte dans sa lutte contre (( les enchanteurs », précipitait l’identité ruineuse du désenchantement moderne et du mauvais enchantement contemporain dont le Merlin technicien serait l’ordinateur, et contre lequel les fameuses sorties du chevalier-poète seraient sans pouvoir ; absolument préwnues par leur transmutation culturelle. Quelques mots, donc, à coloration autobiographique et valables pour quelquesuns de ma génération. C’est par l’herméneia de Heidegger, c’est-à-dire par Jean Hippolyte et Jean Beaufret que notre amour des noms entendit d’abord celui de Holderlin. Ce dactyle, si l’on veut, ou cet amphibraque peut-être, qui, pour des adolescents vaguement a germanistes )) par le lycée, commence par l’aspiration et 132 l’appel, la hauteur et la matière, et la grâce propice (Hohe ... Holz ... Hold); s’articulant par une marque grammaticale plurivoque (der), et pour une fin qui ne rime pas à Lin mais à Lin’(e), doucement féminisée ... Et sans doute faudrait-il évoquer ici Pierre Jean Jouve qui nous guidait au chevet de la (( démence N du poète, conduit par Bettina et Weibiinger - donc dans un certain rapport avec la préférence d’André Breton pour le romantisme allemand, et par exemple pour Arnim; évoquer un instant autour de ce beau mot de Démence (lui-même favorisé par le poème de Trakl, et n’est-ce pas Hypérion lui-même (19 1 I ) qui parlant des chemins pourpres du soir nous y prépare à la rencontre du jeune Étranger de Trakl?), autour de la Démence, dis-je, le soin intelligent du DrLaplanche qui par avance contestait les excessives conjectures de Pierre Bertaux.. . I1 m’est difficile de retracer ici - et sans doute aussi par défaut de mémoire, de pensée-fidèle (Andenken) à retrouver minutieusement ce temps-perdu - de retracer la sphère d’influence, de développer l’enveloppement, holderliniens, de ces années de formation poétique au seuil de la maturité, où les lectures du volume bilingue Aubier (trad. Bianquis), les tentatives de traduction en particulier de l’élégie (( Heimkunft », les émotions privées et partagées par un groupe d’amis, la décision de prendre les Fragments et Ebaucbes comme des ruines et les ruines pour des (( contours spirituels », et non pas comme des puzzles à pièces manquantes, inspirèrent des expériences qui furent évoquées dans la Revue de poésie. Holderlin, ce nom nommait pour nous en propre (c’est-à-dire dans la signifiance non conceptuelle d’un nom propre) cette topologie complexe, ces 3 en 1 ou cet 1 en 3, cet espace trilobé, trifolié, communiquant par replis avec soi-même, c’est-à-dire dont le (4 soi-même )) consiste en ces vases communiquants : de la philosophie, de la poésie, de la traduction, corrélés entre eux en façon de (( réciprocité de preuves )) selon l’admirable formule mallarméenne, c’est-à-dire selon cette antidosis généralisée antérieure à tout échange effectif, déterminé - (( antidote )) à la faveur de la priorité (ou a-priorité) de laquelle celui qui parle en première personne, c’est-à-dire au nom d’un autre, le philosophe (( au nom de la philosophie »,ou le poète (( au nom de la poésie », a déjà reçu en échange ce qu’il va rendre N ; antidose où celui qui donne selon son ton a déjà été changé en le donateur qu’il peut être; a déjà reçu sa capacité, sa contenance, de son autre : est-ce cela le milieu de la tra-duction en général? Cette tri-logie, de la poésie, de la réflexion critique (au sens rappelé par le profond essai de W. Benjamin que Ph. Lacoue-Labarthe vient de donner en français sous le titre (( Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand n), de la réflexion critique, dis-je, que peut-être désigne encore aujourd’hui l’appellation de (( la poétique )), et de la traduction (rapport de l’allemand au grec, au français...), chacune étant milieu de la relation (médium, moyen) pour les autres et par elles, à cette tri-logie nous invitait l’œuvre de Holderlin. La fameuse étude de Heidegger (( Holderlin und das Mesen der Dichtung », dépliant les cinq leitmotive, prenait son élan dans le refus de I’induction; ce refus du (( général », c’est-à-dire de ce qui est valable pour beaucoup qu’on ne pourrait atteindre que par voie de réflexion abstractive, et par lequel il serait nécessaire que nous soit préalablement proposée la plus grande variété possible de poésies et de genres poétiques. Ce refus décidait: N Nous n’avions pas choisi Holderlin parce que son œuvre réalisait parmi d’autres l’essence générale de la poésie (mais parce que) Holderlin est pour nous le poète des poètes. N Ainsi la violence anti-inductive de Heidegger d’une part nous aidait à refuser cette séparation de corps et de biens, j’allais dire (( très française », entre littérature et philosophie, dont témoignent non seulement la présentation scolaire du romantisme français, honteusement démunie de réflexion philosophique, mais certaines thèses philosophiques, par exemple sartriennes, relatives à l’imaginaire. 133 D’autre part nous confiait (à) une lecture élective, à une élection de leitmotive, et à la quête d’intellection du (( système N de leurs relations : de beaux noms, ou syntagmes, désignent ces motifs, ces titres », où la pensée du poème se nomme, s’intègre, se dit elle-même en réflexion et en énigme, en mots de passe d’elle-même à elle-même : la résolution du courage poétique, le milieu doré de la relation (Goldene Mitte traduisant l’aurea mediocritas), le calcul poétique (Recbnung), l’habitation poétique du terrestre.. . Dont je ne retiens ici, bien des lustres après ces premières approches, que les motifs qui pour moi furent, et donc sont, les plus décisifs, et qui ne sont pas des souvenirs ordinaires mais des noyaux actifs de la poétique poursuivie : Principalement : le retentissement de la traduction de Holderlin dans la langue (le langage?) d u poème français; la liaison de l’essence avec la figure (le génitif qui relie Wesen et Dicbtung); et, pour quelques remarques de conclusion, la poétique paradoxale d’une relation de l’homme avec l’habitabilité du terrestre par l’œuvre d’art. Quelques remarques sur lu venue en français du poème de Holderlin; du françuis-de-traduction << hdderlinien ozl )) I1 y a un ton, caractéristique, de la traduction de Holderlin en français - au point que de (( jeunes poètes )) français imitent - peut-être même sans le savoir - non pas tant Holderlin que le style de la traduction holderlinienne de la deuxième génération, c’est-à-dire de ceux qui sont entrés en relation avec le poète par Heidegger, et (c’est-à-dire) par les traducteurs français de Heidegger. Le volume Pléiade fait cohabiter les deux premières générations, disons Roud et Fédier pour simplifier; je fais allusion cependant à des jeunes poètes de la troisième génération chez qui on trouverait, repérables parce que grossies, parfois caricaturées, les tournures dont je vais signaler certaines. I1 s’agit - comme toujours quand est pris en vue à un niveau de généralité convenable le langage poétique formellement considéré, c’est-à-dire ici grammaticalement et rhétoriquement, syntaxiquement et topologiquement -, il s’agit de disjonction et de conjonction; d’un renouvellement de la puissance de dis-jonction : par transgression d’une loi conformément à laquelle la transgression peut faire ses outrances, parce que la loi est la loi de dis-jonction, en sorte que dans l’expérience (il ne s’agit pas d’expérimentation formelle au sens moderne) la loi se re-trouve dans les exceptions agrandie (augmentée) de ce qui prenait ses libertés avec elle - comme un règne agrandi se retrouve sous son régime ... C’est à ces deux titres, à ces deux pôles du dis et du rom (eux-mêmes associés et renforcés dans leur opposition ’) que se répartissent, se laissent regrouper, les tours et tournures que notre analyse pourrait pointer et rassembler plus minutieusement que je vais faire : nouveaux effets de distension et de retension (de diastole et de systole dirais-je pour conférer la perspective rythmique). 1. Au titre de la dis-jonction (dispersion; écartèlement) I1 s’agit principalement de la dis-position, c’est-à-dire de la distance et de l’ordre des mots; on sait qu’en français la place est étroitement surveillée parce que manque la (( déclinaison )) - ces morphèmes des cas qui autorisent en latin (ou en allemand, etc. par exemple) de grands écarts entre substantif et épithète (par exemple). Appelons effets de tmèse et d’inversion en général - dislocation inusitée - le résultat en français 134 de la fidélité à l’ordre des mots dans le poème holderlinien (la fidélité à l’ordre d’antéposition des épithètes pouvant conduire, par exemple. à ce tic, de répéter l’article, le groupe article-épithète (( en attendant N la position du substantif, quand celui-ci est accompagné de plusieurs épithètes). 2. A u titre de l a conjonction, ou condensation Dans cette perspective, symétrique et complémentaire de la précédente dans le grand jeu de la dis-jonction, on chercherait les effets d’apocope et de syncope en général, de parataxe et d’asyndète en général, de zeugma en général, etc. (en tenant compte, bien sûr, de la perversion de tels effets, je veux dire du fait que des valeurs peuvent être obtenues à l’inverse de l’efficace supposée directe du procédé : soit à faire de f’écart par du court-circuit, ou inversement, à la façon dont une vitesse excessive peut se trouver signifiée et surexposée au cinéma prkisément par le ralenti). Loin qu’il s’agisse d’une (( licence poétique )) qui (( se permet )> quelques fautes excusables au titre du mètre ou de la signification (par exemple), nous y entendons l’esprit de poésie qui force le cours, de la langue qui (( mime )) le frayage, le forçage et la (( régularisation )) du cours de la langue; qui invente son régime si je puis dire. Esprit d’audace selon le Pindare de la treizième Olympique, ou esprit du Centaure selon Holderlin : et il faudrait citer ici le fameux fragment du (( Vivifiant N (97 1) qui dit la fable de la brusquerie qui coupe, du revirement qui détourne, de la stagnance qui s’attarde, de l’adversité des rives, de la passerelle du torrent jetée sur des abîmes de différence : mythe (( chironien )) de la langue où celle-ci dit (allégoriquement et tautégoriquement 3, la gésine de son privilège. Les (( fautes )) ou (( écarts )) sont transgression (a-« gressions ») qui réactivent les tournures violentes que prévoit la langue en sa rhétorique, ou : qui prévoient la langue grâce à l’excès de, à l’outrance dans, ces tournures mêmes qui légalisent la vitesse ou la lenteur, l’écartement ou le resserrement, la disjonction (( en général N. Oui, il nous est arrivé de préférer (( le français de Holderlin )) (!) à la séquence hugolienne (( bien de chez nous D; la langue de traduction faisant parler un français (< inouï )), à la prévisibilité - quand bien même audacieuse - du dodécasyllabique; le ton entonnant une liberté d’allure pareille à celle du fleuve Centaure se frayant, copieuse et profonde, torrentueuse et entrecoupée, creusant par son impetus un cours forcé qui l’arrache à la confusion (( aorgique )) (avec ces blancs, ces interruptions, ces pertes de cours!), de les préférer à (( la liberté d’association )) surréaliste moins rythmique, moins pensive. Plus proche pour nous ce qui venait de plus loin; plus familier dans son étrangeté; nous (( concernant )) davantage. Holderlin devenait éponyme pour une (( avant-garde )) dont la question préférée, la préférence, fut (et est) celle de la relation dite de voisinage entre les plus séparés, du voisinage abyssal donc entre ((poésie et pensée )) : qu’est-ce que voisiner par un abîme, entretenir échanges sur un abîme? L’être-comme-la-musique de la poésie, cette quasi-musicalité qui se dit chez Verlaine par la fameuse injonction à ce qu’elle n’est pas (parce que la poésie n’est pas la musique), (< de la musique avant toute chose », voici que Holderlin, pour notre attention tournée vers lui selon l’orientation heideggerienne que j’ai rappelée, nous engageait à lui préfkrer une autre proximité, insondée - peut-être insondable si c’est par un abîme, l’abîme entre les (( monés les plus séparés )), que, les voisins voisinent, se parlant de chaque côté d’un sans fond, partagés en voisins par la faille infranchissable - la proximité qu’enjoindrait alors cet optatif: (( De la pensée avant toute chose! N L’être-comme-la-pensée de la poésie se disant, (( dans le détail »,par d’étranges alliages : (( Le concept de centaures est sans doute celui de l’esprit d’un fleuve.../, sa $gum est pout cela en des lieux de la nature, etc. )) Comme si le Wesen de la Dicbtung était la Dicbtung du Wesen. 135 Quel ton? Pourquoi Philippe Jaccottet donnerait-il dans son volume de si nombreuses lettres de la fin, d’une admirable monotonie, si notre émotion n’augmentait auscultant ce ton pour en chercher le secret dans la tension de la répétition : comme si cette (( pure bienveillance )) dont Holderlin créditait maints destinataires, et singulièrement la mère, se réduisait pour finir à son ton fondamental, ton de (( bleu adorable », nous proposant plus purement l’une de ses harmoniques, celle qui règne déjà, qui fait tenir ensemble les passages les plus complexes, toujours indéchiffrables ; et qui se purifie dans les billets déments de Scardanelli : celle de l’excessive courtoisie, pur oxymore donc, la précautionneuse et rigoureuse et dévotieuse attention qui respecte le terrible en l’envisageant, en s’y risquant comme l’amiante vers le brasier. Oui, quelques mots en francais ont changé d’accent ; tels (( fidèlement, humblement, patriotiquement, purement.. . ». De lu comparaison (ou Gelid et Wesen) (ou du rupport DichtungWesen) O n connaît le geste heideggerien d’abaisser la métaphore et la comparaison (conclusion d u Qu’est-ce que la métaphysique en QuestionsI, ou Satz vom G u n d e ou, dans Questions IV, (( protocoles d’un séminaire sur les conférences temps & être ») pour le relèvement d’une opération, qui ne serait pas tellement l’opération d’un poète que la ressource de la langue (Spracbe), d u profond génie de la langue (poéticité, Dicbtung de la langue), que la pensée, (( surmontant n la métaphysique, re-marque, va re-quérir en son retrait; relèvement qui se dit en allemand ... comment? Eh bien, justement parmi toutes les occurrences, il en est une que j’isole en limitant la citation parce qu’elle est moins fréquentée (conférence sur Hebel et la Mutterspyache) et parce qu’elle fait entendre l’effort de la néologisation pour substituer à la (( comparaison )) une nomination plus essentielle (est-ce le mot??), plus (( poétique »! Heidegger : Wird denn bier Überhaupt eines mit dem anderen nur uerglicben? Vermutlich spricbt das Gedirbt nicht in einem Vergleicb, sondem in Gieichnis. Gleicb beisst Gelich versammelt ins selbe c Lich #, in dieselbe Gestait. Rassemblement dans le même licb; si licb s’entend comme la désinence des qualités (et bien sûr en allemand dans une certaine paronomase à licbt), que le français rendrait par (( ité )), finale de (( qualité », et le ge, comme préfixe traductible par cum, rom, le néologème de traduction à risquer ici serait, pour l’intraduisible Ge-lid : com-ité 4, (( comité », que j’aimerais aussi écrire comme-ité : la comm-ité des choses! Et je comprends que soit inquiétée, ébranlée, rabrouée, l’opération d’après coup, la comparaison (( facultative )) qui rapproche l’un avec l’autre par (( association libre N, cette opération qui n’a pas coopéré originairement à la dis-jonction de l’un aver l’autre, et qui fait planer sur le divers des uni-fications d’équivalence; et que cela, si c’est (( métaphorisation poétique »,soit dis-qualifié au profit d’une entente d’«unité plus originairement synthétique », s’il s’agit d’entendre la mêmeté de être et pensée en les resserrant dans le langage (Spracbe) qui les tient ensemble, les appareille, les déplie. O r c’est ce que Heidegger lit précisément chez Holderlin, je vais le rappeler par quelques citations qui s’emploient, parfois furieusement, à discréditer la comparaison, la métaphore, et peut-être tout trope. Mais comme on ne peut accréditer dans nos langues l’usage ni de Gelid ni de comm-ité, il me semble que : la langue étymologiquement néologisante nous laisse 136 aux prises avec la même aporie, la même difficulté générale, que le comparer, la reméditation (fréquentatif de remède) du comme et de l’être-comme peut prendre en charge; prendre en charge la relation du Wesen et du Gelich, du concept et de la figure, de la Dicbtung et du Denken; le comparer n’est pas extrinsèque au Dichten. C’est mon propos pour quelques instants : Quand Heidegger accable Gotfried Benn sous Holderlin, c’est à propos de comme. La splendeur de Holderlin tient - selon Heidegger - à ce qu’il ne compare pas i la façon métaphysique (la métaphore étant métaphysique) les mots aux fleurs, mais qu’il nomme les mots (( floraison », laissant (( la résonance de la parole s’ouvrir avec sa couleur terrestre )) tandis que pour Benn le comme est un (( signe de rupture dans la vision », une ruse, un acolyte. Avec le comme holderlinien, incompris de Benn, il ne s’agirait pas d’un (( rapprochement )) qui (( va chercher », qui va chercher chaque terme ou élément rapprochable dans son domaine d’appartenance (d’élection, de valence) pour l’en extraire (( le temps d’une comparaison »; Heidegger pense plutôt le rapprochement selon le geste d’un dépliement, de la gerbe, du partage qui distribue; c’est-à-dire à partir d’une unité du dire et du dit qui recèle (regorge de) une richesse entrelacée, et se diversifie. La relation mot-fleur fait voir l’éclosion du dire et, réciproquement, parce que l’origine est le lieu de la réciprocité de (( l’antidosis », fait voir la diction de la fleur s’il est vrai que la fleur éclosant dit l’éclosion; et comment ((par nature D les hommes parlent. La parole-poème va dans le sens du déploiement de l’ouverture qui lui a permis de parler. Elle re-donne le don qui la donne. Es gibt ... ça donne ... quoi? Ça donne elle ... qui redonne son don en le disant à son tour, remettant en jeu cela qui (la) donne. Sans doute le poème a-t-il de la comparaison en lui (ou, si vous préférez, il f a i t des comparaisons); sans doute; mais il se tient lui-même dans la comparaison; il s’ouvre à ce qui l’ouvre et qu’il ouvre dans le geste de la comparaison qu’il ne (re)connaîtra qu’en le comparant (( lui-même )) à floraison, source, partage, etc. Comme si le principe pouvait être remis en circulation ... Comme si la (( démiurgie transformatrice de l’art )) consistait à ajoutFr au monde ce par quoi il a été f a i t - pour reprendre les termes de la traduction de 1’Evangile. Comme Prométhée vient redonner au monde lefeu, principe du monde. O u comme l’évangélisation veut réinjecter dans le monde, si j’ose dire, pour qu’il y ait (( histoire », le Verbe (fils) sans quoi rien n’a été fait; ...ajouter au monde sa fin, la précipitation catalytique et apocalyptique de son principe (( révélé », remis en (( levain dans la pâte )) (levain - (( relève D).Or que f a i t l’Art; le poïein de l’Art? Sinon chercher les principes, (se) représenter symboliquement les principes, et les moyens de mise à l’œuvre, en l’œuvre qui les montre, des constituants du Grand-(Euvre ». Le cubisme, j’allais dire comme le Timée, ou Sophie Arp ou Paul Klee (etc.) désirent faire entrer dans le monde, par la représentation en l’œuvre et à l’œuvre de se: éléments (stoi‘cheia), les (( principes )) 6 . Maintenant : quel rapport de ces Principes (Eléments, etc.) à l’image (imagination) ou comparution des comparants? Quelque chose, élément, dans l’expérience est perçu comme symbole de l’expérience, et devient comparant pour le tout : There lives the dearest freshness deep down things v (G.M. Hopkins). U Wie wenn am Feiertage », (( Comme en un jour de fête », l’incipit qui ouvre en comparatif le grand hymne, pourquoi refuser d’y entendre la comparaison, la configuration? Heidegger dit du Holzweg, du chemin forestier auquel s’apparente le chemin de pensée, qu’il se perd dans le non-frayé (( mais il ne s’agit pas d’une métaphore »; pas plus que la fameuse lichtung, la clairière, n’en est une de la (( vérité »!? Alors quelle est cette (( parenté » ? Pourquoi lui refuser le nom de métaphore? O u disons que la métaphore est beaucoup plus que la métaphore, de même que la Nuit est plus que la nuit (cf. (( Pain et vin »). Les termes d’image, de métaphore, de comparaison, de figure peuvent dire (en même temps que leur signification restreinte (( (( 137 à l’intérieur de ce qu’on appelle la rhétorique), disent l’être comme du chemin de forêt et du chemin de pensée - à savoir ce que dit Heidegger quand il dit (( ce n’est pas une métaphore )) - mais une (( parenté B : Holderlin sur la parenté (3‘version de (( Grèce », p. 918, trad. F.F. >,énigmatique et plus encore en telle traduction : (( [...I Dieu conduit comme sur des hauteurs la Terre; il met toutefois limite / Aux pas démesurés. Alors, pareilles à des fleurs / D’or, les puissances de l’âme, ses parentés se rassemblent / Afin que la beauté prenne plus volontiers séjour / Sur terre et qu’en esprit se fasse / Le compagnon plus proche encor de ,/ Tous les hommes. )) Quelle est cette parenté rassemblée, cette afinité du divers; quel est le lien entre beauté, esprit, compagnonnage? Car partout règne la comparaison. I1 serait trop facile - et fastidieux - de relever et d’énumérer des premiers aux derniers poèmes, les (( pareil à », (( tel », comme )) et autres, typologiquement nombrables et innombrablement essaimés, a procédés )) de la comparaison. On peut même rapprocher le Worte wie Blumen, qui permet à Heidegger d’admonester Gotfried Benn et le lecteur ordinaire, de la lettre à Karl de 1798 qui dit : (( La fleur vivante se fait plus lentement qu’une fleur artificielle; de même la parole vivante doit mzîrir longuement au fond de nous-mêmes avant de paraître », pour observer qu’il s’agit très explicitement d’un comparer. Et d u comparer en question : chaque poète a ses grandes figures. O n peut rapprocher du fameux Wie wenn am Feiertage ses prémices dans Hypérion (205) : (( /l’artiste/ songe avec joie au jour de f ê t e où il ira reprendre vie à la lumière du printemps »; ou citer ce passage des Remarqzles sur Antigone : (< La conscience à son apogée se compare alors toujours à des objets qui n’ont pas de conscience mais qui accueillent dans leur partage la forme de la conscience )) (961). Ou ces pages qui disent d’Empédocle (( l’acte de distinguer, de penser, de comparer, de créer, d’organiser et le fait d’être organisé est en lui-même plus objectif [...I de sorte que sa capacité de distinguer, de penser, de comparer, de créer, d’organiser ... etc. »; où il semble que l’apposition en série place comparer dans la synonymie du penJer ... (p. 661 sq.) Avec la métaphore, à condition de ne pas l’entendre au sens restreint )) du dictionnaire, qui distribue la figurativité entre différentes figures, différents tows et pose (entre autres) l’insoluble problème de la capacité de la métonymie, ou (( ordre de la contiguïté »,à symboliser, chaque tour, ou trope, devenant évitable, facultatif, contournable, et donc arrogant dans sa prétention quand une école linguistique veut amplifier son rôle; mais au sens générique, dont le verbal est le comparer, il ne s’agit plus d’une empreinte métaphysique qu’il faudrait oblitérer, mais du schème approché par Kant, ce ((procédé général de l’imagination pour procurer à un concept son image », ce (( monogramme de l’imagination ». S’il n’y a pas de concept (de pensé de la pensée) avant cette frappe sensible qui indivise primairement (( le propre et le figuré )), il se pourrait que le procédé effectif, élaboré et réfléchi, scient de lui-même, et j’allais dire : cette façon d’en remettre de l’imagination en poème, vienne éclairer et éclaircir l’arcane. Le penser parlant sa pensée apprend à se connaître sur ses manières de dire qui le réfléchissent. La capacité rhétorique où se transpose et se surexpose l’imaginer permet d’en examiner la fabrique, et le philosophe peut apprendre chez le poète ce que penser peut faire et veut dire. L’être-comme-la-pensée de la pensivité poétique, c’est en cela que consisterait la (( relation de voisinage )) - à charge pour le philosophe, ainsi que Paul Ricœur l’a entrepris dans la Métaphore vive, d’élever l’êtrecomme à la puissance ontologique d’un principe (d’une (( copule ») irréductible au principe d’identité : la logique et la poétique, la logique et la rhétorique ne seraient pas sans commune mesure. Ce n’est pas par une oblitération de la comparaison que nous entendrions mieux (( Wie wenn am Feiertage D..., ou (( Worte wie Blumen », 138 dans ce qu’ils ont de non métaphysique. Plutôt par une réhabitation rhétorique de la langue: la replongé dans son lêthê du langage d’une langue, en faveur de l’alétheia, serait moins ménagée par le discrédit de la rhétorique, comme si ce n’était pas le langage de la poétique, que par la réflexion (( généralisante N de celle-ci ... Puisque la pensée manœuvre avec les mêmes mots, il me semble que refuser la métaphore et la comparaison pour en appeler à Gleicbnis et à Gestalt, qu’on pourrait traduire par ... Comparaison et configuration, autorise le geste de surmonter la condamnation en réservant et resservant la comparaison, en redonnant son ampleur à la comparaison à une autre échelle, à la puissance de la (( généralisation ». Le geste de pensée de la comparaison est celui de la balance, de la mesure, de la calme répartition depuis un seuil rythmique, de la mise en équilibre qui partage, et par exemple ménage le rapport équitable entre le passé et le présent, ajointés par un comme, permettant à un homme du présent (un (( lecteur », ou un spectateur au théâtre) de se rapprocher du passé en maintenant la distance, de (( se comparer )) sans la psychose de la jalousie féroce qui s’humilie, qui s’identije ou recule d’horreur devant tout rapprochement (comme de Holderlin à Schiller) ; de se supporter; justice du jugement qui dispose les deux côtés, les (( moitiés de vie », la différence rendue supportable, apaisée. * Peut-il y avoir Dichterberuf et Dichtemut, courage et réencouragement poétique, là où manque la croyance en l’enthousiasme? Sans doute croire à, ou en, des poètes qui crurent en, ou à, la poésie est décisif, surtout au moment mimèsiqzle de la jeunesse. Mais cela vient à ne plus suffire plus tard, trop tard, dans la (( vieillesse », quand le vieillir du sujet s’interroge sur le vieillir du monde ’... Et peut-être préférais-je pour ma part le beau portrait du jeune homme génial à ce dessin du vieux fol (dessiné par J.-G. Schreiner en 1826) dont Jaccottet a illustré la réédition Pléiade, à moins que nous soyons invités à y lire un signe subtile en direction de la (( sobriété N et du désenchantement moderne, de l’endurance de la déception comme destination à sa demeure de la poésie en son vieillir (et que le sans âge de la démence met en suspens le vieillir, arrache à (( la perte de la jeunesse N...) ( ( [ ...I Autre chose est en jeu / Confié au soin, au culte seul des poètes )) dit la (( Vocation du poète )) (779). Croire en cette croyance, et respecter Holderlin comme un saint de la poésie, telle dévotion (mot d’Arthur Rimbaud) est nécessaire à la vocation poétique - que je me garderai de critiquer. Mais quel croire, quel à-quoi-croire, si j’ose dire, est-il requis et possible? Si le croire, et quel, c’est-à-dire déterminé par quel corrélat, est relation essentielle à ce qui est, à défaut de quoi (et cette défection fait système avec le système de la confection et de la réfection de notre actualité ») à défaut de quoi ce qui est ne se montrerait plus en figurants de l’être qu’il y a, en comparants qui ((assemblent les beautés de la terre )) (selon la ligne de (( Andenken )) qui compare les poètes, les voyageurs, les peintres). Le respect pour la figure préserve la beauté du terrestre ». Et la question que nous lègue Holderlin est celle de (( l’habitation poétique du terrestre N. Mais comment la reprendre, et la réapprendre chez lui alors même que l’orientation de son espérance est désappointée. Quel désappointement? Voici deux manières de le dire, brièvement ou plus longuement : - Le projet de jeunesse (1796) reconfiait à la poésie (( sa fonction première celle d’instruire l’humanité », concluant que (( seule la poésie survivra à toutes les 139 autres sciences et à tous les arts ». Cette prophétie est entièrement déçue et le principe d’espérance ne peut plus se formuler dans ces termes. -Autre façon de dire, i.e. de remémorer la voyance et de mesurer notre dés-espérance : la question d u rapprochement. Car le rapprochement est un des grands mots de cette poétique et l’un des grands mots des poétiques contemporaines, mais nous devons en mesurer l’écart. Car Holderlin dit de quoi il peut, il doit ou devrait, y avoir rapprochement à savoir des dieux et des hommes - tandis que (( nous D (un nous qui dénote ceux de la poétique moderne française depuis le mot de Lautréamont jusqu’à ceux de Breton en passant par Saint-Pol Roux ou Max Ernst, etc.) mentionnons le rapprochement en le (( prenant absolument »; en exaltant l’arbitraire des possibilités de rencontres, de (( hasards objectifs B indéfiniment collectionnés aux anaphores (( surréalistes D. Écoutons Holderlin; je cite la lettre à Schülz (1800) (( /Les grands Anciens / représentaient les choses divisées de manière humaine tout en évitant la mesure humaine proprement dite. Tout naturellement d’ailleurs, car l’art poétique, qu’il soit enthousiaste ou modeste et sobre, était par définition un joyeux service religieux qui ne devait jamais changer les hommes en dieux ni les dieux en hommes, jamais non plus commettre le péché d’idolâtrie impure, mais seulement rapprocher les dieux et les hommes. Ce que la tragédie démontre per rontrarium [...I )) (759). En d’autres termes et dans le violent raccourci d’une perspective )) : le rituel, sacrificiel, réglait la a bonne distance N dieux-hommes contre l’excessive hantise du sacré, d u (( monde des morts ». (( Puis )) la tragédie faisait mémoire de la (( catastrophe N qui survient quand une confusion humaine (soient l’inceste et/ou le propre sang, familial, répandu) attire les dieux. (( Puis )) la poésie endure l’éloignement, l’absence, la disparition des dieux.. . Brutalement : peut-il y avoir une poétique quand le rapprochement (ou : l’é-loignement) (j’allais dire : la question) n’est plus des dieux et des hommes? Que rapprocher, pourquoi rapprocher? Peut-on éviter de faire alors un dieu, une idole, du langage, comme milieu du rapprochement en général? Non seulement les dieux ont disparu, comme le savait Hypérion - mais pour nous au point que nous ne pouvons plus les nommer qu’en mimant ironiquement la superstition ou dans l’érudition de la (( science humaine »; et le paradoxe est tel, là aussi, que (je pense au Dionysos de Detienne) le divin est alors retrouvé (( comme jamais », au moment où il est perdu, en tant qu’objet de recherche, dans un foisonnement de silhouettes, une multiplicité d’apparitions et de fonctions hallucinante - si nous pouvions encore être hallucinés ; perte de toute croyance (de toute intentionalité réceptive à du divin) et sauvetage du passé mythologique par le savoir vont ensemble; et le divin perdu foisonne, fourmillement d’apparitions reconstituées, de rituels, de nominations sacrées, etc. La rétrospective admirablement érudite de Marcel Detienne réanime une (( banden dionysiaque de réel, avec sons, noms, bonds... une levée palpitante au passage de (( la science humaine », d’organes sans corps, érigeant, exultant ...; le cortège d’un dieu qui naît et voyage, avec des dizaines de (( figures N intermédiaires, à une puissance insoupçonnable encore au temps où on (les jeunes idéalistes allemands) croyaient naïvement, nativement, que la Grèce était la jeunesse de l’humanité, et la disparition des dieux récente. Mais (( la nature a disparu de l’humanité », comme le savait Schiller, et nous ne cessons de faire l’expérience d’une extinction du naturel et d’une disparition même du par oi la nature a disparu de tout (pas seulement de l’humanité), si extrême que la mimèsis, qui réglait leur relation, n’a plus aucune techné ni aucune phusis à mettre en Co-opération. Pour nous : de quel rapprochement peut-il s’agir? Des hommes entre eux? (Socialisme.. . ou barbarie). 140 Des hommes et de la ci-devant nature? (Écologie). Des choses entre elles, devenues des objets, en précipitant l’accélération de notre effacement (« stratégie fatale )) de Baudrillard?). Mais (( qu’est-ce qu’une chose? )) Y a-t-il a chose )) quand s’effondre le (( Quadriparti )) (Vierung), parce que l’un des tenseurs de ce Diastème, le divin, ou la nature en tant que <( tonnerre de Dieu », a cessé d’être, dé-situant l’homme? Seul Reste le déchaînement de l’étrangeté absolue des hommes (( entre eux N ? (<< un dieu peut nous sauver » ? phrase elle-même insensée parce que requérant une croyance impossible?) J’essaie de reprendre <( mon )) fil... le fil... mais ... S’orienter, telle fut la question - telle serait la question encore. S’orienter, littéralement, déterminer l’Orient d’un étranger, d’une (< épreuve de l’étranger )) qui puisse délimiter un retournement I occidental », le retournement d’un Retour ( c Heimkunfi N), telle fut la question. La question : quel est mon autre; où, avec qzloi, suis-je autre que moi et ainsi destiné (envoyé, prédestiné) à me trouver moi-même ; envoyé-promené (« Migration ») dans la bonne direction et non pas quelconque, à savoir celle de la (bonne) perte par où je me retrouverai(s) ... (périple de l’autoportrait où le peintre cherche sa reconnaissance; ou << comme )) Daphnis et Chloé cherchaient à quoi ils étaient destinés, dans la fable du comment s’aimer). Le s’orienter appartient donc à un ordre de la pré-figuration; qui requiert une croyance à la figure, à la possibilité d’apprendre sur une géo-poétique terrestre les signes d’une destinée spirituelle. C’est de telle maintenance de la figuration, dans la langue, que je voudrais, pour finir, dire quelques mots. Si la poésie maintient l’Apparition en titre, sujette à disparition, ou, plus mallarméennement encore (( l’extatique impuissance à disparaître », alors apparition de quoi? Quel sens donner à la parole de l’habitation terrestre par la parole poétique? (< Mais l’homme / A le désir profond de la présence. Et c’est pourquoi / Je suis venu vous contempler ô Iles, et vous ô / Portiques de Thétis, embouchures des fleuves / Vous ô forêts, et vous nuages de l’Ida )) (« Migration », 848). Ou : (( Que de / Ce qui perdure soit rendu visible / Le sens profond. Et le chant allemand lui obéit. D («Patmos », 873). Quels sont les êtres qui se montrent encore, ces êtres comme nous disons encore naturellement )) en français selon l’un des derniers usages de être, comme si seul l’être en personne pouvait offrir un aspect de l’être, comme si nous devions avoir en vue l’autre dans l’amour pour parler encore d’être H . <( Suèvie, Lombardie, Rhin, ces êtres appelés par leurs noms se montraient, et ils ne furent pas que leurs noms. Leur être traditionnel tenait à la capacité de les imaginer i. e. de les voir dans leur configuration. De même que le visage est reconnu par une prosopognosie spécifique, de même le visage de ce qui n’en a pas et qui est donc << comme un visage )) est discerné, non par une chimie neurophysiologique que la science explique, mais par le discernement poétique dont la poétique du discernement s’entretient, réflexivement dans la langue N maternelle n.. . Ce à quoi ressemble notre existence, par où elle prend sens d’y être comparée, appelons-le figare. Beaucoup de noms - c’est-à-dire de pensées cherchant à s’accomplir - lui furent donnés au cours des siècles et des œuvres; ainsi est-ce peutêtre ce que Hopkins désirait au bout de l’inspect ((( insight 1) comme son corrélat; ou << ce )) que le << rapprochement )) veut assembler ... 141 L’énigme de cette existence s’éclaire (= devient énigme) d’être comparable-à. Ce dont il y a (( apparition », c’est du comparant-type en image. (Et peut-être conviendrait-il de réentendre l’expression d’«imminence de la révélation )) dans la perspective où a son essence même impose à la beauté de n’apparaître que voilée », selon une formule de W. Benjamin rappelée par Ph. Lacoue-Labarthe; imminence avancée ou mouvement de venue de l’œuvre (progression d u poème), inchoativité, auto-révélation et concroissance du concret sont liés; paraître c’est paraître de plus en plus, mouvement d’augmentation du (dé)voilement où ce qui va se montrer est encore dissimulé par ce qui (se) montre.) Ce à quoi ressemble notre vie, faisant ainsijgure (pour (( ne pas perdre la face n!) d’y être comparable et comparée par des œuvres, appelons-le (( configuration )), traduisant ainsi l’étrange terme forgé de Ge-Iich. Même si son tout, le tout, demeure incomparable, son (( diminutif )) (Baudelaire) peut la symboliser, et c’est cela qui est (( divin », nous dit la devise d’Hypérion : K Non coerceri maximo, contineri minimo, divinum est. Y Ce qu’est ce que nous sommes (l’ordre du Wesen) et ce comme quoi est ce que nous vivons (l’ordre du Ge-Iich, de la Dichtung), l’être-tel (saisi donc dans un nom ou concept) et le à-quoi-ça-ressemble (l’ah-strnktur et l’ordre d u Wie ?) sont assemblés par l’art. K Dichtung des Wesens Y ? Notre existence est d’être-comme ce qu’elle se figure en œuvres. Ce à quoi elle (( ressemble », les œuvres de l’art (( l’imaginent n et le montrent. La différence entre le lieu et l’œuvre d u lieu-dit qui présente la beauté du lieu, est ce qui nous demeure. (( C’est poétiquement que nous habitons ... )) [...I et qu’ainsi, comme des amants Yeux jamais clos, coupes à pleins bords, audace à vivre et sainte Souvenance, nous traversions la nuit au comble de l’éveil ». (U Pain et Vin Y, 809) Michel Deguy NOTES 1. Référence à l’édition de La Piéiade. 2 . De même que chez Celan le sulfabein, la syllabe, est l’élément dans lequel joue la puissance disjonctive, tantôt comme dislocation du syllabisme <( établi », tantôt comme agglutination néologisation, ad-jonction N de syllabes. 3. Tautologie + figuration = tautégorie. 4. Etymon de comes: qui va avec (cum). 5 . Holderlin dit N (du poète, le penseur dit qu’il << dit N comme les fidèles - oyant la Bible entendent. (( Et Jahwe dit )) : le seul à dire) donc : (< I1 faut que des mots comme des fleurs viennent à naître », et Heidegger pense qu’ainsi le mot est remis à l’abri dans la provenance d’où il se déploie ». 6. Serait-ce une caractéristique du contemporain, par exemple de l’hyperréalisme ou de l’abstraction (désymbolisée), que cela, de ne plus a représenter )) les principes à l’œuvre dans l’œuvre. Par différence avec les siinpies de P. Klee ou les (< fondements de Kandinsky, etc. 7 . Même si le U trop tôt pour l’Être essaie de nous redonner une jeunesse... 8. Le mot français les êtres dit, en riche homonymie, la pluralité, le rapport des hommes à l’être, et la spaciosité du séjour, de l’habitation («les êtres du foyer »). (< <( (< )) )) André du Bouchet ...car, pour peu de chose, Désaccordée comme par de la neige était La cloche dont on sonne pour le repas du soir.. Car, pour peu de chose désaccordée ...denn, uon wegen geringer Dinge, Verstimmt wie vo?n Schnee war Die Glorke. womit man Idutet zum Abendessen ... fêlée, la cloche. la clarté de la neige désaccordée, comme de la neige - et, comme par une fêlure sur la dislocation de la Fenster des Himmels - ouverte. langue ou des langues, lorsque sur leurs gonds elles vont s’élargissant. dans sa voix Fehle. la fêlure. tel qu’élargi aussi avant qu’il se pourra, interstice dans le dénuement de l’épaisseur demeuré interstice. 144 un interstice insaisi. momentané accorde, comme désaccord éclairant. saisissant. G t t e s Feble hi@. qui perce neige, sur son renversement, - jamais sourde. aujourd’hui la voix qui résonnera, elle est de neige. de la neige perce. comme à rien pas - le support. reconduit, c’est à nouveau - le dénuement du support, il ne se conjugue 145 être, ou - globalement, peu de chose - chose qui ne se laisse pas appréhender, irruption de futur. hilft. la disparition de la certitude, sitôt accomplie, vient à l’aide. ce support - comme foudre, ou la neige - rapide, plus rapide que la rapidité, ou lent - un météore - et la terre aujourd’hui, où qu’à être ici je sois parvenu, elle-même en suspens - à nouveau, et sans qu’il se conjugue, sur un blanc - enclave comme neige stationnaire alors - du futur qui pour éclairer en retour emporte, éteignant la voix. ici la voix, et elle perce. 146 tombé du ciel, cela, comme de la neige? la voix dehors, comme la neige. sous le pas, de même que sous ses yeux le sol lorsqu’on avance. terre ici comme, venue de la terre, à nouveau elle perce. elle-même, sur l’interstice, et la neige, au ciel. les yeux, quand je ne vois rien. mais les yeux. de la neige. le support intermittent éclaire. inentendu. ouverture sur le rien vivant. 147 rappelé - pour de mot. wie Steine sagen. un mot. brèche - sur que plus loin il parle, et sur un l’instant ne comme à son timbre, prononcé déjà ou non, à substance qui, dans la crudité - alors faisant se différencie en rien du rien vivant. la parole traversée. traversée - de même un mot écart, à sa mutité wie Steine sagen. que, parcourue, elle traversera. une voix - inentendue, traverse la parole soudain vivante. comme transie. comme respirant. 148 wie Steine sagen. - une fraction : la parole. sa substance à découvert dans l’instant où elle émerge, elle-même sur un sens alors comme suspendue. la pierre crudité de la parole comme celle devant soi de la première pierre venue lorsque chemin faisant, on a pu aviser - et celle-ci plutôt que celle-là, comme tombée du ciel sans s’y arrêter, une rompue. pierre au sol, entière. et le sol. au ciel. wie Steine sagen. le muet perce. météore. 149 avancée de la parole sur la rudesse de sa consistance de départ inaudible à nouveau. ne différant pas, même matière, du tout autre, ici. ouverture - par les yeux, comme lui-même ressort - le socle comme fond. en cours. ils ont percé, sur le rien vivant. ce sera - et le socle inaudible moi inclus. ici chaque pierre un coup wie Steine Jagen : matière de parole sur sa fraction, de pierre. comme de retour à matière muette momentanément la parole. 150 parole reconduite à sa bouche, et tue - comme en coup de vent, dans la parole ultérieure. aujourd’hui, comme une pierre parle, sera retourné à la tranquillité des pierres. voix du rien redevenu matière de voix. parole. celle de la voix dehors en place, comme saisie, dans sa relation à choses du sur l’instant, étant tue aussi monde qui la traverse. ou éteinte. verstimmt. 151 ouverture - la neige. nette, aussitôt sa parole emportée. à même la bouche, pour place dehors ce sont les lèvres. coupant la parole. - retranchée, temps. sitôt émise, du cours qui est le inaudible comme sien, une fraction de enclave de la neige confondue avec la lumière du support. Stimmung. détimbrant. uerstimmt. (( le froid de nouveau. 152 aux lèvres ce froid. N déposant comme neige. voix - aussitôt traversée, par le froid traversée, qui plus haut aura été le dehors du dehors. .................................................................................................................................. traversée toujours, comme et plus loin : une face - par le souffle plus loin. à sa face, incluse alors pour peu qu’on se soit immobilisé, la profondeur à nouveau elle traversera cette face - pour qui accorde. l’effacer. où le centre se déplace, j’ai pu moi-même cesser. la lumière, lorsqu’elle sonne, de la parole réveillée. retrait. neige devenue voix. c’est en en éveil, sur le versant, on aura pris les pierres, en été, pour de la neige. 153 une chute de la chaleur l’ayant traversée, eau elle-même dans sa chute comme épaisseur compacte alors de part en part la neige. d’une étendue de neige. uerstimmt : voix transie. neige, assourdissant, qui éveillera les voix. déchiffrée. lèvres : le seuil du support. figeant. une coupure de la parole prononcera. .................................................................................................................................. .................................................................................................................................. 154 Et les hommes sur la terre, les uns auprès des autres toute la neige n’est pas au-dedans de la cloche. mais, dans le temps du désaccord, étant le désaccord même - si laissée à soi, une cloche, comme en suspens, elle doit comprendre ce qui tout de même sera de l’autre côté du métal de la paroi dehors. parole de la pierre ou de la cloche désaccordée. sa matière dans le temps elle n’a pas eu à retentir. où, sur une mutité - comme mate - de rapportée - soit : abandonnée - à soi, pierres, un instant - et pierres, sur leur fraction, ouvertes. un état de la matière - pour le temps qui écarte, et où soudain il aura manqué, alors le prendre de court. 155 c’est la voix alors de ce qui n’a pas de voix. où la voix se laisse rapporter à un support, elle se fera parole de la langue par l’entremise de son matériau muet. la parole : une bouche. dans la parole doit - comme à même la bouche, ici quelquefois être entendu l’air qui emporte cette parole. il y a dans la fraîcheur une incurie. un instant, tu auras touché à à l’accord et l’accord qui, sur son emplacement, déporte. à ce qui - par-delà accord et désaccord, au désaccord. en place dans la langue, aussitôt appelle, sur la fraîcheur de la trouée, à ton retour en désordre. 156 la fraîcheur qui annule devenue fraîcheur de langue, dans la langue son support sans battant. on dira de la neige tombée qu’elle perce. que le dehors, demeuré dehors, est au-dedans. qu’à nouveau, et sur son emportement, de retour. à soi. laissé à soi - de même comme on revient cela, où alors comme fêlé, une fraction de temps, ou immobile encore, peut apparaître en suspens. et en place. comme confondu. comme à un futur indécis, non-sens momentané, être - sur sa fraction, fera retour, et plus avant néanmoins il se figure. fraîchir - zu kühien. 157 la parole qui porte n’est pas celle du premier accord. mais d’elle-même, et dans sa gangue - matière comme métal - se référant à un métal premier dehors et dedans. terre sous le pas de qui - jusqu’au front, y avancera, momentanément hors du sens à nouveau. la fraîcheur : une comme - à la surface du sol soutenu, toucher - sur le pas bancal, à un instant où comme neige. cela, ne tenant pas à soi, débute. décidément. incurie. tombée du ciel. et la terre au ciel. dans une parole, quelquefois la parole - interrompue, lorsque dans une parole déjà se laissera percevoir, comme on respire, l’air qui l’emporte, et emporte. 158 le dehors - d’être dit, il se dira - comme pour ouvrir, dedans. avoir ouvert sur le futur qui est l’intime. uerstimmt. viens, être - comme le fêlé - pour inentendu. dans l’instant où, toi-même, comme tu fendu - se figure à nouveau. neige : être - et le support. pour chose. pour peu de chose. pour chose au monde. pour chose qui est monde. cloche la cloche qu’à ton tour tu occupes. de résonance. 159 point monde plus d’une fois au timbre traversé. - le point monde perdu. - point qui avance, alors même que le timbre aura été retentissant et pour à nouveau se découvrir support. ou d’un intervalle du temps, comme il va s’incurvant, à un autre, ciel clair - et sourd. du point en cours, tel - et alors jusqu’à une au loin dehors, qu’à nouveau il pourra sonner. sans entendre ce qui sonne, tu l’occupes - et élongation cassure incluse, puis tu l’occuperas. neige : et non dans le réceptacle de la cloche, mais comme d’un temps l’autre la cloche même qui en l’air aujourd’hui ne tranchera pas sur la surdité de la neige de tout son long dehors. sur le présent au loin comme dehors de nouveau. comme fraîcheur de métal dehors, ou à sa propre neige. accordée alors. 160 parole transie, ouvrant, si elle sonne, à choses et choses distinctes. jour de nouveau se fera, la nuit, par de la neige. le ciel sur quoi - dans la dissonance, cloche, qu’elle sonne ou non, elle se détache, est ouvert aussi dans la cloche. - ou ce qui désaccorde apparaît - avec la cloche - en suspens : l’éclair une fêlure. futur indécis résolu dans le présent présent aussitôt prononcé. un au-dedans de la parole sera dehors au même instant. 161 la neige, dira la cloche aussi. aller - alors - comme elle s’y réaccorde, qu’elle est dans de même, la nuit tombée, qu’à un repas épars qui se partage sur le trait du départ qui désaccorde et répare. - au futur aujourd’hui. être comme neige. as-tu entendu? porteur d’une parole, et pareille à de la neige. 162 uerxtimmt. traversée d’air qui porte, et nous vivons dans cette cloche. de la neige. détimbrant. traversée de tels êtres. neige qui éteint. traversée de telles neiges. neige retentissante. le support : un météore. occident. André du Bouchet Holderlin et la philosophie Les débuts philosophiques de Holderlin et de Schelling Xavier Tilliette Malgré quelques études d’ensemble, malgré les monographies particulières, il s’en faut que l’on ait tiré au clair la mentalité des pensionnaires du Stift de Tübingen à l’heure française (de la Révolution), et surtout les relations et les emprunts mutuels à l’intérieur du célèbre (( trèfle )) Holderlin-Hegel-Schelling ’. D’abord le climat général, en ces années 1788-1793/95, était plutôt déprimant, austère; les efforts de Schnurrer n’avaient pas encore porté leurs fruits; la rivale, la Carlsschule de Stuttgart continuait à prospérer, et l’université semblait vouée à un lent mais inexorable déclin. Il y avait bien une certaine effervescence, et un vent de révolte, venu de l’ouest, commençait à souffler. Mais le seul front de résistance était dressé contre les professeurs, leur dogmatisme désuet ou leur kantisme délavé. Dans ces conditions il n’était pas facile d’être pieux et docile. Les plus intelligents s’impatientaient, écoutaient les échos de l’extérieur, refusaient le monde et travaillaient avec une ardeur sélective, plus avides des Rousseau qui circulaient clandestinement que des manuels de leurs maîtres. Cependant nous savons peu de chose du trio et de ses années de formation. O n peut seulement supputer, conjecturer, d’après le développement ultérieur. Holderlin et Hegel appartenaient à la même promotion (entrés en 1788), ce qui créait un lien plus fort et une complicité. Leur familiarité est attestée par la lettre de retrouvailles du 10 juillet 1794 2 . Peut-être le Notara de Hypérion porte-t-il quelques traits du (( vieux »,comme on surnommait Hegel. Mais les deux intimes de Holderlin étaient Neuffer et Magenau, et son domaine de prédilection était la poésie, avec la tragédie grecque, tandis que Hegel, enclin à musarder, s’intéressait davantage aux sciences et à l’histoire. Schelling était leur cadet, de cinq ans pour l’âge, de deux ans pour la promotion. I1 est vrai que sa précocité le rapprochait de ses aînés et qu’il avait connu jadis Holderlin à l’école de Nürtingen. I1 l’a confié à Gustav Schwab, et même qu’il avait été protégé par l’adolescent 3 . Néanmoins, là non plus les pôles d’intérêt n’étaient 167 pas les mêmes, et les distances n’étaient pas supprimées. Le courant de sympathie n’a pas laissé beaucoup de traces. Le vieux Schelling l’a lui-même avoué ingénument dans ses confidences à son élève Melchior Meyr, poète et philosophe, fin 1847. Comme il s’agit d’un document peu connu, que j’ai été le premier à publier, je le traduirai. (1 7février 1847) Le 1“ février ou plus tôt j’avais annoncé ma visite en vue de prendre des notes sur Holderlin. Quelques jours plus tard je vais chez lui ... Vous vous occupez maintenant des papiers posthumes de Holderlin? Moi : N Oui; je désirerais beaucoup savoir comment ses amis le jugeaient, si on pressentait qu’il pourrait finir ainsi )) Sch. : (( Non, pas cela; après coup, assurément, on s’est rappelé qu’il y avait en lui quelque chose qui pouvait susciter de l’inquiétude. J’ai été son condisciple à Nürtingen, j’étais son cadet de cinq ans lorsque je suis arrivé en classe. II a été le premier à se charger de moi, il m’a appris à orthographier les mots latins que je savais par cœur, il m’a défendu contre les autres. Sa mère le tenait trop tendrement; solitaire, il a toujours été considéré comme un bijou. Je l’ai retrouvé à Tübingen, plein de beauté et de grâce, mais je n’ai pas pu m’affectionner à sa poésie, rien d’autre n’avait de valeur que les Grecs, avec la vie du peuple il n’accrochait pas (quelque chose comme entre nous ”) : Schiller a eu sur lui une mauvaise influence. )) Moi : <( Mais Holderlin prenait les Grecs au sérieux. Schell. : Certes! )) Sch. : Après son retour de Bordeaux je l’ai revu; il est venu de Nürtingen chez mes parents, en très peu de temps, il avait pris à travers champs; malgré sa folie il était très tranquille, pour la nuit on commandait une garde, mais ce n’était pas nécessaire, il était tout à fait gentil, c’est à lui que j’ai pensé quand j’ai écrit sur la grâce dans le Discours des Arts piartiques. n Sur Hypérion : je ne peux en tirer grand-chose. (( )) )) (( <( (9-10 avril) (( Vous m’avez envoyé les articles sur Holderlin, je n’ai pas pu vraiment les lire, c’était un souvenir douloureux des temps de Tübingen, où j’ai été avec lui trois ans, où il me montrait ses poésies et où je voyais combien il se donnait de la peine en pure perte »... (( à part cela un homme exquis, il chantait très bien; nous avions alors de véritables orgies attiques, mais la poésie lui était malaisée, il avait besoin de beaucoup de temps (Frau von Schelling : C’est déjà un signe qu’il n’avait pas un vrai talent! ”), il limait sans cesse. »... Lorsqu’il est revenu de Iéna, il m’a dit que, selon Schiller, Goethe faisait sa tâche comme un champ de patates produit des pommes de terre; Schiller a exercé une mauvaise influence sur lui; frappant le défaut total de fibre populaire; il se croyait trop audessus. )) Moi : (< Pourtant de très beaux poèmes isolés, douze environ. )) Schelling : e Oui, mais il faut être dans l’ambiance ad hoc pour qu’ils fassent impression; il m’a récité à Tübingen un poème composé pour sa bien-aimée de Maulbronn, c’est beau; je ne sais pas si vous l’avez distingué. )) I1 fait chercher le livre, déclame pathétiquement ({ Pardon n («Abbitte »). Moi : (( Moi aussi je l’ai souligné 4 . )) O n excusera la longueur de la citation, mais les témoignages de ce genre valent la peine. I1 faut se méfier de la mémoire des vieillards, elle ratatine. Et l’attitude tant de Schelling que de Hegel à l’égard de leur malheureux ami n’est pas un chapitre glorieux de leur biographie. Les souvenirs de Schelling ne le trompent pas quant à un secret désaccord et à une certaine désaffection. Mais ils omettent le plus important, le refoulé, le compulsif, à savoir que ses débuts dans la carrière philosophique ont été sans conteste influencés, plus qu’il n’en a pris conscience ou qu’il ne se l’est rappelé, par celui que J. Hoffmeister appelait le (( docteur séraphique de l’idéalisme allemand ». La relation Hegel-Holderlin a été étudiée, notamment par le même Hoffmeister 6, de manière passable, sinon suffisante; il n’est pas de travail sur le jeune Hegel qui ne mette en relief cette amitié disparate. En revanche l’échange Holderlin-Schelling a été peu examiné. Du côté de Holderlin l’influence schellingienne a paru inexistante, la ForJchung étant hypnotisée par la proximité de Hegel. D u côté de Schelling la part de Holderlin n’a été évoquée que dans la discussion suscitée par le a Plus ancien 168 programme systématique de l’Idéalisme allemand ». Mais il s’agissait d’abord de revendiquer pour Holderlin la paternité des célèbres feuillets ou, à tout le moins, de signaler son inspiration occulte ou manifeste. C’est cette dernière solution qui a attiré l’attention sur un éventuel sympbilosopbein des deux Stiftler. Mais on est loin d’avoir épuisé l’hypothèse. Les brèves allusions de Holderlin dans ses lettres sous-entendent une sorte de débat intellectuel, avec Fichte en tiers. Schelling lui-même poursuit la trace de son ami, on vient de le voir, jusque dans le Discours des Arts plastiqtles de 1807; mais elle était présente et même intense auparavant dans les leçons sur le christianisme de la Métbode des études zlniversitaires, dans le chapitre esthétique du Système de I’idéaiisme transcendantal, voire dans Philosophie e t Religion. Hypérion, sur lequel le vieillard n’avait rien à dire, n’était pas resté sans écho dans ses débuts. En effet, par la force des choses, ce sont les tout premiers écrits, et surtout les Lettres s z l ~ le dogmatisme e t le criticisme, qui portent l’empreinte des conversations avec Holderlin. Si bien que pour une meilleure connaissance de la (( philosophie de Tübingen »,s’il est permis de se servir d’une expression excessive pour des pensées effervescentes, l’association Schelling-Holderlin est sans doute plus importante que la paire HolderlinHegel, quoique celui-ci s’informe et intervienne. O n commence à s’en apercevoir. Manfred Frank, dans sa récente Introduction à Schelling, attribue à 1’« incitation )) (Anregang) de Holderlin ’, incitation plus ou moins voulue, le rapprochement de Schelling et de Fichte - en supposant, il est vrai, comme beaucoup de critiques, un point de départ non fichtéen d u philosophe de Leonberg. I1 est certain en tout cas que l’on ne saurait réduire le commerce des deux jeunes gens à l’épisode du Systemprogramm, autour duquel subsistent trop de doutes. Leur entrée en philosophie, fracassante et triomphale pour l’un, hésitante et timide pour l’autre, s’est produite sous le signe de Fichte. Schelling l’a entendu sur place, lors du passage à Tübingen, et il a été électrisé. Holderlin a fait partie des premiers auditeurs enthousiastes à Iéna, mais son emballement est retombé assez vite. L’un et l’autre n’ont pas très bien compris d’emblée l’intention du Titan », mais par une sorte de divination ils sont allés au cœur de système, au Moi absolu, sans trop se préoccuper de l’enchaînement déductif. D’une façon générale la réception de Fichte est l’un des chapitres les plus difficiles de l’histoire de la philosophie. Fichte a surgi en pleine époque de fermentation intellectuelle, et est très désireux de graver son empreinte. Après coup, et quelque peu aigri par l’insuccès, il s’est plaint de l’incompréhension de tous. C’est exagéré, il n’a pas subi que des malentendus. Mais sur un point au moins il n’a pas fait recette à Tübingen : la conception de la Doctrine de la science. Elle est pour lui la philosophie définitive et complète dont il a établi la fondation théorético-pratique. Elle n’est pour Schelling et Holderlin qu’une propédeutique, ou une logique de la philosophie, admise par tous les systèmes, mais comme la Critique de Kant, elle n’énonce pas encore la philosophie issue de ses prémisses. De plus Fichte ne semblait pas attacher trop d’importance à son exposé (( canonique ». I1 insistait sur l’esprit de son transcendantalisme conséquent, c’est-à-dire sur la liberté qui transissait, qui transverbérait, le système de part en part H. C’est pourquoi il tenait beaucoup à la contingence de l’acte de réflexion originaire. La rigueur systématique, cependant, importait extrêmement, plus que ne s’en sont aperçus les premiers lecteurs : l’origine des contresens ou plutôt des déviations de Schelling réside dans cette méconnaissance. Le dilemme (( Spinoza ou Fichte )), dans les cornes duquel se sont empêtrés les interprètes de Vom I d , est en grande partie un faux problème, car Fichte a cautionné l’accès spinoziste à sa propre philosophie, à condition de renverser le résultat de l’Éthique, et parce que Spinoza et le spinozisme étaient filtrés par Jacobi, avec le surprenant effet que l’éloge de l’homme absolvait le penseur, et que le mot de passe du Hen Kai Pan, répercuté par Lessing, se chargeait d’harmoniques vibrantes, devenait un symbole de liberté, d’enthousiasme et de vie survoltée. Mais il paraît incontestable 169 que l’apport (( spinoziste D et jacobien est subordonné, aussi bien chez Holderlin que chez Schelling, à l’intention de rallier Fichte, de renforcer l’impulsion qu’il donnait au kantisme. En ce sens, et malgré certaines équivoques, il n’y a pas de véritable conversion de Vom Icb aux Lettres sur le dogmatisme et le criticisme. Holderlin a eu l’avantage d’aborder le criticisme à la source même. Ce premier contact ne va pas sans perplexité. Ses réactions sont mitigées. Sa lettre fameuse d u 26 janvier 1/95 à Hegel l o amorce un début de critique que les explications de Fichte semblent pour le moment apaiser. La similitude frappante de certaines formulations avec celles de la lettre de Schelling à Hegel d u 4 février I ’ laisse supposer que, peutêtre, du courrier Schelling-Holderlin s’est perdu, dans un sens ou dans l’autre. C’est peu probable cependant 1 2 . Les discours comme les textes de Fichte, même sous leur forme rigoureuse, donnaient à des têtes inflammables matière à paraphraser. La critique esquissée par Holderlin reflète l’interprétation courante dans le milieu d’Iéna du (( spinozisme subjectif ». Or absoluité et subjectivité ou conscience de soi ne peuvent s’associer, en effet une conscience sans objet est impensable et, même si cet objet est le soi, il implique une restriction, et par conséquent c’en est fait de l’absolu. Donc une conscience n’est pas pensable dans le Moi absolu, en tant que Moi absolu je n’ai pas de conscience et dans la mesure où je n’ai pas de conscience je ne suis (pour moi) rien, donc le Moi absolu est (pour moi) néant I 3 )). Le regretté Wolfgang Binder a proposé de remplacer le dernier (( pour moi )) par ((pour soi N v i r sicb), en supposant un lapsus de Holderlin 14. I1 a certainement raison. La symétrie le veut et, sans cette correction, la phrase est redondante et tautologique. Malheureusement l’erratum ne s’est pas imposé. Où Holderlin veut en venir, n’est pas d’emblée très clair. Car Fichte décrète ouvertement que U ce qui n’est pas pour soi n’est pas un Moi I s D et qu’effectivement le Dieu de Spinoza (( n’est jamais conscient de soi I h », enfin que le (( Moi de chacun est l’unique et suprême Substance ». L’objection est donc parfaitement perçue. Mais c’est l’équation Moi absolu = substance qui est scabreuse, et la confusion entre le moi comme sujet (pur), (( pure conscience », et le Moi objet de la conscience empirique. Holderlin n’a pas vu que la conscience pure est interne à la conscience empirique. L’absolu fichtéen n’est que l’épithète d u Moi. Manfred Frank suppose que le reproche porte sur le modèle réflexif D appliqué au Moi absolu I x . I1 faut choisir : ou l’Absolu ou le Moi s’épuisant dans la conscience de soi. La critique, si critique il y a, porterait sur une apparente contradiction. Mais, on vient de le dire, Fichte s’est prémuni contre l’objection d u spinozisme subjectif ou renversé. Son spinozisme est un spinozisme systématique 17, ce n’est pas la même chose. Ce qui est vrai de la conscience empirique - qu’elle s’objective - ne vaut pas de la conscience pure, conscience (de) soi, intuition intellectuelle. Spinoza confond indûment les deux. La distinction sauvegarde l’absoluité du Moi. D’ailleurs Holderlin saisira mieux bientôt la perspective fichtéenne. C’est seulement par l’intervention du Non-Moi - opposition absolue, second principe - qu’il peut être question d’objet. Nul doute que, soit par prédisposition naturelle, soit par génie de l’interprétation à partir d’un contact assez fugitif avec Fichte, Schelling ait compris pour l’essentiel l’intention du criticisme. De là le satisfecit que lui décerne Fichte * O . C’est-à-dire essentiellement la liberté, l’explosion de la liberté, coïncidant avec le sentiment vif interne du Moi, le ((Je suis »,nerf et ressort vivant de la liberté. Là où est la liberté, là est l’absolu, l’inconditionné * I . Tout conditionnement vient des objets, de sorte que le Moi fini, la res cogitans, est une espèce de paradoxe, d’impossibilité. I1 est en porte à faux, il est Moi et il n’est plus Moi parce qu’il est limité par un Non-Moi, sans qu’il soit nettement précisé si celui-ci ressortit au sens courant d’objet ou s’il se rapporte à l’extériorité métaphysique, objectivation transcendante que Schelling appelle, d’après Hume, les (( terreurs du monde objectif 2 2 N. Mais plutôt Moi absolu, incon170 ditionné, et Moi fini, pensant, sont juxtaposés, séparés par un incompréhensible accident (qui est la déchéance). C’est pourquoi Vom Icb n’est pas simplement la proclamation triomphale du Moi absolu. La page fameuse où Schelling invoque Platon et (( son émule Jacobi )) comme guides du U monde intellectuel 23 )) établit un contraste entre l’extase contemplative et la situation effective, la vision lumineuse est brouillée par la finitude et les objets, il a une rupture entre l’être simple indissoluble et la fragmentation du savoir, entre l’intuition et la foi, l’au-delà et l’ici-bas. La conscience de soi, incompatible selon Holderlin avec le Moi absolu, est mise en relation par Schelling, de façon originale, avec l’effort du Moi empirique pour sauver son identité 24: En disjoignant le Moi empirique, la conscience de soi, et la liberté, le Moi absolu, Schelling ne tombe-t-il pas dans une dichotomie ruineuse et, par conséquent, dans l’objection faite par Holderlin? Non, car l’effort contraint du Moi empirique, la conscience et la tension qui en résultent, se tiennent sous la dépendance du Moi absolu, l’identité du Moi empirique est transposée de celle du Moi pur, la conscience de soi est l’ombre portée de la liberté, une conscience pure est sous-jacente à la conscience empirique. Bien qu’il dissocie conscience de soi et Moi absolu, Schelling ne mérite pas le reproche adressé à Spinoza, et il a certainement mieux compris Fichte que ne l’a fait Holderlin à Waltershausen, avant que Fichte éclairât sa lanterne. Mais de la (( valeur régulative du premier principe 2 5 N il n’hésite pas à tirer des conséquences extrêmes qui outrepassent certainement le dessein de Fichte. Elles sont hardiment indiquées dans la seconde lettre à Hegel 2 6 , et en écho dans ce passage de Vom Icb : Le but ultime du Moi fini est l’extension jusqu’à l’identité avec l’infini. Dans le Moi fini est l‘unité de la conscience, c’est-à-dire la personnalité. Mais le Moi infini ne connaît pas du tout d’objet, donc pas de conscience non plus et pas d’unité de la conscience, de personnalité. Par suite le but ultime de tout effort peut être représenté comme extension de la personnalité à l’infinité, c’est-à-dire comme son anéantissement. La finalité ultime du Moi fini aussi bien que du Non-Moi, c’està-dire la fin dernière du monde, est son anéantissement en t a n t que monde, c’est-àdire en tant que somme de finitude (du Moi fini et du Non-Moi). Vers cette fin dernière n’a lieu qu’une approche infinie - d’où continuation infinie du Moi, immortalité *’. Ces parages eschatologiques et mystiques sont moins infidèles qu’étrangers à Fichte. Ils témoignent d’une passion exclusive pour la liberté sans rivages, d’un dynamisme du progrès et de la sympathie, au détriment de la volonté de système et du transcendantalisme. Certes Fichte insistait autant que faire se pouvait sur la liberté U âme du système », mais il ne l’entendait pas comme << expansion des choses infinies ». Quand Schelling déclare que (( la philosophie a trouvé dans le Moi son “Ev Kcti nàv 2x », ce n’est pas seulement une formule superlative, comme son nec plus tlltra, c’est une fusion du Moi libre et impatient de toutes entraves avec le sentiment panthéistique de l’unitotalité, telle que Spinoza et son interprète, le Lessing de Jacobi, en livraient le symbole et le mot de passe 29. Doit-on pour autant supposer que l’influence dominatrice, énergique, de Fichte s’est greffée sur une philosophie déjà existante, quoique confuse, que l’on pourrait qualifier de spinozisme (revu par Jacobi), et que cette philosophie a dévié la teneur et l’expression du criticisme? Une philosophie, c’est beaucoup dire pour une aspiration libertaire et idéaliste, pour des enthousiasmes de lectures, qui cristallisent dans les slogans connus, “Ev ~ c t nüv, i Règne de Dieu, Avent du Seigneur, Eglise invisible ... mais il est certain que la réception de Fichte parmi les étudiants de Tübingen a d’abord été intuitive, spontanée, et donc infléchie par des préoccupations antérieures, en tout cas par un climat préromantique dont la Doctrine de la science n’est que très indirectement marquée. 17 1 Cependant il ne pouvait échapper à Schelling que la veine contemplative latente - et quelquefois évidente - de Vom Icb s’accordait mal avec l’activisme d u Moi fichtéen. De plus l’Absolu devenait Moi par une sorte de passage à la limite, et inversement le Moi absolutisé s’autodétruisait, s’annihilait comme Moi conscient et se perdait. Malgré les précautions des définitions, la frontière d u dogmatisme et d u criticisme était assez floue, C’est pour mieux distinguer leurs caractères respectifs que Schelling s’est engagé aussitôt après Vom Icb dans la réflexion qui aboutit aux Lettres sur le dogmatisme et le criticisme : elles attestent un approfondissement d u contraste et, à coup sûr, une meilleure intelligence de Fichte, sans révocation de l’écrit antérieur. L’assurance que, dans l’intervalle, Holderlin, retour d’Iéna au solstice d’été 1795, lui aurait donnée, à savoir qu’il était allé aussi loin que Fichte 3”, a pu le tirer d’embarras et libérer son élan. Mais sur le point décisif du Moi identifié à la conscience de soi - presque une palinodie - cette première conversation avec Holderlin a d û être convaincante. Entre-temps, en effet, celui-ci avait mis par écrit notamment deux courtes notes, Urteil und Sein et Hermocrates an Cepbalus 3’, qui reprennent l’aporie formulée avant que Fichte ait fourni des apaisements éphémères. Ces derniers n’ont pas suffi. L’équation Moi = Moi ou (( je suis moi )) est une identité seconde, qui suppose la séparation possible, identité de l’identique et de l’opposé. Cette séparation virtuelle originaire, Holderlin l’appelle Ur-Teifung et, encore une fois, elle a pour type le Moi = Moi ou le sujet-objet de l’identité. L’opposition dans l’identité exprime le Moi, la conscience de soi. Plus tard Holderlin en fera l’essence de la Beauté, sous la forme d u “Ev Giaqcpov EuvrQ 55. Au contraire l’Etre, 1’Etre pur, implique une liaison immédiate, indissoluble, du sujet et de l’objet, une inséparabilité de principe. Elle est réalisée dans le cas unique de l’intuition intellectuelle. La référence secrète au simple et à l’indissoluble de Jacobi, que Holderlin avait pieusement recopié 34, est aisément reconnaissable. Quant au fragment contemporain intitulé (( Hermocrate à Céphalus », il traite du problème de l’achèvement systématique éventuel du savoir et il est dirigé contre Fichte auquel il reproche son (( quiétisme scientifique ” ». Que ce soit en esthétique et en poésie, ou en philosophie et théorie de la connaissance, Holderlin opte pour une attitude militante, dialectique, qui ne laissera pas d’impressionner Hegel. C’est à propos de l’intuition intellectuelle, probablement, que les jeunes gens se sont mutuellement stimulés et que Holderlin a réorienté la direction de son ami, car le changement d’attitude à l’égard de l’intuition intellectuelle est la plus nette, et en définitive la seule rétractation des Lettres par rapport à Vom Icb. Mais quelques indications chronologiques sont indispensables. La préface de Vom Icb est d u 29 mars 1795 36 et le livre a été immédiatement mis en circulation. Holderlin est revenu d’Iéna, déprimé et las, au début de l’été. L’éditeur de Schelling a antidaté la fameuse rencontre des deux amis en la reportant au printemps 3 7 . Elle a eu lieu en réalité en juillet, et Hegel s’en est fait l’écho le 30 août, déplorant de n’avoir pas été (( le troisième homme 38 ». Schelling, qui traversait lui aussi une mauvaise phase, a d û se sentir réconforté par cette visite. I1 achevait alors la première partie (lettres 1 à 4) des Lettres philosophiques, qu’il envoie à Niethammer le 13 août 39. Elle a paru avec retard en janvier 1796. La deuxième partie (lettres 5 à 10) a été rédigée pendant les mois suivants, à Tübingen et à Stuttgart, puisqu’elle est expédiée à Niethammer le 22 janvier 1796 40. Dans l’intervalle ont eu lieu, en septembre, en décembre, de nouvelles conversations avec Ho1derlin, presque un symphilosophein. C’est sur cette seconde partie, dans la mesure où elle se démarque légèrement de la première 4’, que l’influence de Holderlin est vraisemblable, sinon éclatante. Mais sa présence n’est pas forcément exclue même de la première partie et surtout de la première lettre, véritable exorde holderlinien 42. Le courrier de Holderlin à Niethammer fait état de nouvelles convictions de Schelling, 172 d’un timide reniement, d’un changement d’itinéraire, d’un désaccord occasionnel.. . et à sa mère il parle même de disputes 43. Cela veut dire en clair que Schelling ne s’est rallié qu’avec réticence, et provisoirement, à la critique de Fichte. I1 est plausible, d’autre part, qu’un Holderlin déjà dégrisé du fichtianisme ait lu dès sa parution l’écrit de prémices Vom Zcb et qu’il s’en soit approprié l’esprit, Cette lecture serait antérieure à la note Urteif und Sein, ce qui expliquerait la désinence inteffektuale (au lieu d’intellektueffe) Anscbauung, caractéristique de Schelling, non sans doute pour souligner une prononciation plus ouverte, mais pour évoquer l’arnor Dei inteffectuafis de Spinoza. Quoi qu’il en soit, l’intuition intellectuelle est au centre du débat, elle fait une apparition fracassante dans les destins de la philosophie. Kant l’avait prohibée sans ambages au sens de vision (créatrice et divine, béatitude, mystique), et l’interdit s’était communiqué à répétition chez les kantiens de stricte observance. Mais dans le contexte d’un kantisme ouvert et implicite - celui de Fichte, de Schelling, de Holderlin ... -, la notion n’a pas semblé à ce point déshéritée qu’elle n’ait pas pu être reprise et réemployée dans un sens non nouménal. Reinhold, fidèle entre les fidèles, n’avait pas hésité à parler d’intuition intellectuelle pour la ((pure représentation intellectuelle du Moi », mais il ne rompait pas le cadre catégorial du kantisme. C’était une première levée d’interdit, non sur la chose, mais sur le mot. Plus hardiment Fichte, dans la Recension d’Énésidème, avait à deux reprises, de manière laconique, attribué l’intuition intellectuelle à l’autoconnaissance du Moi absolu en acte 44 - cas unique d’intuition non sensible et non formelle, par conséquent susceptible de l’article défini. Derrière la discrétion de Fichte il y avait en fait une longue hésitation, des atermoiements, une élaboration encore inchoative. O n le sait seulement depuis la publication d’extraits de notes préparatoires à la Doctrine de f a science, par Willy Kabitz, et mieux depuis la publication de tous les brouillons par Reinhard Lauth. Toutefois, pour des raisons qui ne nous concernent pas ici, l’intuition intellectuelle est absente de la première WL. Mais les deux mentions de I’Énésidème n’avaient pas échappé à des lecteurs fascinés et, de plus, Fichte se servait oralement de l’expression, Holderlin a pu la recueillir de ses lèvres; plus sûrement néanmoins de l’écrit de Schelling. Chez Fichte elle avait évidemment la signification du Moi en acte, conscient de soi. La discrétion officielle de Fichte laissait le champ libre à l’interprétation. D’emblée Schelling a pris feu et flamme pour la notion et il en donne une version enthousiaste, quoique pas toujours limpide, dans les feuillets brûlants de Vom Zcb 45. La thématisation savamment élaborée de la (( huitième Lettre 46 )) enlèvera à l’intuition intellectuelle l’ambiguïté préalable, mais l’éloignera de la conception de Fichte et suscitera de la part de celui-ci une réaction et une réplique consignées dans la a Seconde Introduction à la Doctrine de la science 47. )) Que si l’on répugne à attribuer à un si jeune homme - Schelling - l’autorité nécessaire pour lancer et imposer une notion, et pour la doter de toutes ses harmoniques, il faut répondre qu’ici et pas ailleurs un monde d’expériences et d’impressions diffuses est mis en relation avec le terme d’intuition intellectuelle, et qu’outre son génie de l’amalgame et sa virtuosité, Schelling est le représentant d’un milieu en pleine ferveur de recherche, d’un foyer de pensées et de rêves, où Holderlin également tenait une place prépondérante, autre génie d’horizon différent. I1 n’en va pas autrement des notions et symboles qui cristallisent tant d’aspirations et de pensées, le Règne de Dieu, le Dasein, le “Ev ri x&v, auxquels l’intuition intellectuelle est directement associée, voire du Moi absolu lui-même, auquel elle est primairement attachée 48. Loin d’êtreùne donnée fixe et bien déterminée, l’intuition intellectuelle est une notion fascinante, mouvante, un état d’esprit et un état d’âme, objet d’interrogation et de recherche : «: dans l’intuition intellectuelle )) se réfère à un pouvoir sublime du Moi, et comme à une faculté dont l’exercice reste à vérifier. 173 L‘oscillation de sens est repérable dans Vom ich. D’un côté la récupération du pouvoir d’intuition intellectuelle sur. la critique est menée selon les règles dans la ligne de Fichte, et le Moi absolu dans le surgissement ou l’érection de la liberté en est le seul titulaire. N Je suis! D ou U Je suis moi! )) ou a Je pense, je suis N 49 sont prédicats d u Moi pur et traces de l’unique intuition intellectuelle, la découverte du Moi (inoubliable pour Jean-Paul comme pour Anton Reiser), l’autoposition. Ce texte énonce bien le privilège intuitif du Moi : L’incompréhensible n’est pas comment un Moi absolu.. ., intellectuel, peut-être intellectuel, c’est-à-dire absolument libre, mais comment il est possible à un Moi empirique d’être en même temps intellectuel, c’est-à-dire d’avoir une causalité libre 50. Mais d’un autre côté le mobèle contemplatif de Spinoza, de Platon et de Jacobi tend à substituer au Moi pur 1’Etre pur, à l’énergie de la liberté la paix de l’immuable et d u supra-sensible, désiré, a p e r 9 à travers les lambeaux d u langage 5 ’ . L‘intuition intellectuelle est troublée, interceptée par le temps et les objets; l’Un et Tout, dans lequel nous avons la vie, le mouvement et l’être, apparaît comme une terre étrangère; à la vision de l’éternel et de l’inaltérable supplée une a intuition autoacquise de l’intellectuel en nous »,qui est en somme une croyance et qui rappelle curieusement l’effort contraint de la conscience de soi retenant le flux des représentations. Or c’est cette conception de l’intuition intellectuelle à la Spinoza, tout à fait insolite pour Fichte, qui prévaut dans la première et surtout la huitième (( Lettre )), assortie d’une critique surprenante, imprévisible dans Vom Zch, qui assimile l’intuition inteliectuelle poursuivie à une extase mortelle (comme le vertige de Jacobi enfant) et qui préconise le réveil de la réflexion et de la conscience de soi 5 2 . Ainsi l’orthodoxie fichtéenne est sauvée provisoirement, au détriment de l’intuition intellectuelle reversée au compte du mysticisme et des états apparentés. L’intervention de Holderlin est patente ici. En rattachant strictement le Moi et la conscience de soi, il détachait en quelque sorte l’hypothétique intuition intellectuelle et il l’assignait à une connaissance de l’être pur, connaissance d’ordre esthétique, d’une intimité indéchirable et primordiale du sujet et de l’objet 5 3 : bref l’expérience du Hen Kai Pan dans lequel baigne ie Moi, et dont les belles anaphores de la deuxième Lettre de Hypérion transmettent le bercement cadencé. La cassure est nette entre cette expérience de l’être pur et la philosophie d u Moi. Désormais Holderlin n’envisagera sa philosophie que sous l’angle esthétique (dans l’admirable dernière lettre de la première partie de Hypérion). L’intuition intellectuelle, dont il n’abuse pas et qui reste chez lui une notion problématique, s’applique à l’expérience esthétique vivace du poète et du dramaturge 54, mais il lui arrive d’être rapportée aussi à la philosophie théorique, voire d’alterner avec une sensation divine )) voisine de l’inspiration poétique. Le moment esthétique n’est pas absent des Lettres philosophiques, tant s’en faut, mais il n’est pas utilisé pour relever d’un opprobre provisoire l’intuition intellectuelle. Celle-ci s’efface avec l’hommage à Spinoza >>.Sa carrière reprendra dans la suite de l’œuvre, d’abord par un retour à la signification fichtéenne, puis par un développement au pluriel, arborescent et quelque peu arbitraire, auquel Hegel donnera un brutal coup d’arrêt dans la (( Préface N de la Phénoménologie de l’esprit. Paradoxalement Holderlin, revenu violenté et déçu des cours de Fichte, aura aidé Schelling à se remettre dans la mouvance du Titan d’Iéna et A produire les étincelants commentaires fichtéens des Erlduterungen. On doit en finissant s’excuser de demeurer sur le seuil d u Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand, fragment d’auteur inconnu, copié par Hegel, publié par Rosenzweig et attribué par lui à Schelling, par d’autres à Hdderlin. O n 174 a épilogué - Fuhrmans entre autres - sur l'éventualité et la date d'une collaboration à ce texte étrange, qui a valeur symbolique. N i la paternité schellingienne ni la paternité holderlinienne ne sont pleinement satisfaisantes. O. Poggeler réclame le droit d'auteur pour le scripteur Hegel, et il ne manque pas de bons arguments. Toutefois la restitution se heurte à des objections relatives au contenu. I1 est plus prudent de ne pas forger trop d'hypothèses et de laisser les choses en suspens. Xavier Tilliette NOTES 1. Cf. par exemple W. Betzendorfer, Holderlins Studienjahre, 1922 ; Martin Leube, Die Ceschichte des Tiibinger Stijk, 1770-1950, 1954; Carmelo Lacorte, I l Primo Hegel, 1959; Julius Klaiber, Holderlin, HegeI und Schelling in ihren schwüùischen Jugcndjahren, Cotta, Stuttgart, 1877. 2. Briefi von und a n Hegel, I, p. 9- 1 1. 3. Holderlin, Sümtliche Werke (éd. F. Beissner), VII,2 (Adolf Beck), p. 252-254 (lettre de Schelling à Gustav Schwab, I 1 février 1847). Cf. VII, 1 p. 463. 4. Schelling im Spiegel seiner Zeitgenossen, t. 2, p. 437, 439-440. 5. Dans Holderlin und die Philosophie, 1942. 6. Holderlin und Hegel, Mohr (Siebeck), 1931 7. Manfred Frank, Eine Einfiibrung in Schellings Philosophie. Francfort, Suhrkamp Taschenbuch, 1985, p. 61-70. 8. Fichte, Gesatntausgabe, 111,2, p. 298-300. (« Mon système est le premier système de la liberté ».) 9. Nettement mises en lumière par Alexis Philonenko. 10. Bride von und an Hegel, I, p. 18-20. 11. Ibid., p. 20-23. 12. Contre l'opinion de Fuhrmans. 13. Bride von und an Hegel,,p. 20. Cf. SW, VI,l, p. 155. 14. SW, VI.2 (Ad. Beck), p. 724. 15. Fichtes W . (I.H. Fichte), I, p. 97. 16. Ibid., p. 100. 17. Ibid., p. 122. 18. Op.rit., p. 62. 19. Fichtes W.,I, p. 123. 20. Fichte, Gesatntausgabe, 111,2, p. 347-348 (à Reinhold, 2 juillet i795). 21. Schellings Werke (éd. Corta), I, p. 177, 1.79, 193, 199, 204, 206, 210, etc. 22. U Die Schrecken der objektiven Welt », cf. la l o ' Lettre, W., I, p. 337. 23. Ibid., p. 2 16. 24. Ibid., p. 180-181. Cf. p. 193. 25. Fichtes W.. I, p. 123. 26, Briefe von und a n Hegel, I, p. 21-22. 27. Schellings W., I, p. 200-201. 28. Ibid., p. 193. 29. Cf. Lettres sur la doctrine de Sprnoza. Jac-obi, Werke IV,l, p. 54-55. 30. Plitt, I, p. 71. 31. Holderlin, Sümtliche Werke, 4, I, p. 213, 216-217. 32. ibid., p. 216. 33. Hypérion, dernière lettre de la 1" partie. 34. SW, 4, I, p. 210. Cf. Schelling, I, p. 186. 175 35. SW, 4, I, p. 213. 36. Schelling, I, p. 159. 37. Plitt, I, p. 70-71. 38. Bride von und an Hegel, I, p. 33 (30 août 1795). 39. Horst Fuhrrnans, F. W.J.Scbeiiing. Brteje, I, p. 63. 40. Ibid., p. 59-60. 4 1. C'est une conjecture, mais la revalorisation pratique du dogmatisme ne se prédessinait pas avec cette force. 42. Schelling, I, p. 284-285. 43. Cf. lettres de Holderlin à Niethammer (22 décembre 1795; 24 février 1796), SW, VI,l, p. 191203; et à sa mère, ibid., p. 280, 1" septembre 1798. 44. Fiches W., I, p. 10, 16. 45. Scbeiiings W . , I, p. 181, 202-204, 206-207, 210, 215. 46. Ibid., I, p. 318-319. 47. Fiches W., I, p. 459-518. 48. Scbeiiings W., I, p. 194. 49. Ibid., p. 179, 204, 206, 210. 50. Ibid., p. 235-236. 51. Ibid., p. 216. 52. Ibid., p. 325. 53. SW, IV,l, p. 216. 54. Cf. les deux écrits obscurs U Sur la démarche de l'esprit poétique B et a Sur la différence des genres de poésie », SW, IV, p. 241-272. 55. Scbeiiings W., I, p. 317, 321-322. Image vivante du néant Marc Kauffmann x Feins de poser tes yeux avec lui Sur cet orme qui n’ose plus lui faire signe Pour ne pas I’éveiller de sa pitoyable divinité. m J.-P. de Dadelsen N La folie de Holderlin n I . Figé dans une terrible immobilité, Joë Bousquet écrivit dans un de ses Cahiers bleus D : (( C’est le privilège des misérables que la pensée ne peut se détourner d’eux. Par eux peut-être. Ce qui passe en appelle à sa propre fin 2. N Le silence de Holderlin n’a cessé d’inquiéter les esprits au point d’avoir recouvert parfois l’œuvre. Mais dans pareilles retraites, il suffit qu’un vent de liberté, venu de Grèce ou d’ailleurs, se lève pour que de telles âmes abandonnent le territoire des ombres. L’écho des espérances les plus pures vient alors sur elles pour quelques instants d’un bonheur immense qui les terrasse aussitôt. Ce qui est rêvé dans ces fulgurances est plus proche de la vérité que toute la misère qu’ils endurent, que toutes les souffrances et tout le néant dont leur humanité comme la nôtre sont traversées. Ainsi que l’attestent plusieurs témoignages dont une lettre d’Ernst Zimmer, Holderlin a connu pareille éclaircie à l’annonce de l’insurrection grecque qui, à partir de 1821, mobilisa les consciences et les énergies à travers le monde. La guerre d’indépendance nationale du peuple grec cristallisa beaucoup de choses pour une génération n’ayant pas connu la grande révolution et qui pourtant en appelait à des changements. La protestation romantique contre l’ordre social et politique s’empara de l’événement et y trouva un exutoire de choix. Un peu (( 177 partout, mais de façon privilégiée en France, cet événement contribua puissamment au mouvement d’unification de l’opinion, cette a âme de la société civile ». Parmi les agents les plus dynamiques de cette mobilisation des esprits se trouvaient les artistes, les philosophes et les publicistes qui, tant à Paris qu’en province, promouvaient les idées, réclamaient la liberté des peuples et ainsi influaient sur la conduite des affaires. C’est dans deux articles écrits à cinq années d’intervalle et insérés dans des revues soucieuses de la liberté et de la culture des peuples que Holderlin a été présenté pour la première fois au public de langue française. Les premières pages consacrées à l’auteur d’Hypérion ont paru dans la livraison d’octobre 1831 de la Nouvelle Revue germanique (t. IX, ni’ 34, p. 155-169), publiée à Strasbourg par la maison d’édition Levrault qui disposait de distributeurs parisien (Dondey-Dupré), bruxellois et genevois. Ce (( recueil littéraire et scientifique )) avait en 1829 pris la suite de la Bibliothèque allemande de 1826 (2 tomes) et de la Revue germanique de 1827. Par des cahiers mensuels, on cherchait depuis Strasbourg à faire connaître en France et dans les pays francophones l’Allemagne des années 1830 tenue pour a tout autre, [...I et infiniment plus riche N que celle de Mmede Staël où dominaient les fureurs des commencements. Bon nombre de préoccupations de l’époque, sa sensibilité, ses espoirs secrets, ses errances aussi se mirent dans une telle revue, tant il est vrai que (( les journaux et les revues sont de merveilleux sténographes, qui saisissent au passage toutes nos folies; et des télégraphes très fidèles qui les transmettent à la plus lointaine postérité ». Le goût pour l’Allemagne, relancé en 1814 mais ne s’installant vraiment que vingt années plus tard, trouvait là bien plus qu’un préalable, une préfiguration. Le maître-d’œuvre et principal rédacteur des plus riches années de la revue (1829 à 1834) fut l’Alsacien Joseph Willm, solide connaisseur de la littérature et de la philosophie allemandes qu’il enseignait à l’université 6 . C’est Willm, traducteur de Guizot et du Lascaris de Villemain en langue allemande, qui était à l’origine d’une orientation philhellène si prononcée que l’éditeur de 1827 se sentit menacé dans sa position et demanda un engagement moins explicite. Plutôt que de mettre en avant de façon trop marquée la cause des Grecs, il fut alors longuement traité de la U Révolution de Servie )) ou des difficultés que l’empire ottoman avait rencontrées dans un passé plus lointain. O n continua cependant à rendre compte de toutes les publications allemandes ayant trait à la Grèce. Sans toujours égaler la parisienne Revue britannique, son aînée, la Nouvelle Revue germanique n’était pas dépourvue de qualités : ainsi sur un peu plus d’une année, de Pâques 183 1 à juin 1832, et pour la seule partie littéraire et philosophique, elle engage une série d’articles sur la vie de Fichte, traduit des poèmes alémaniques de Hebel et quelques Reisebilder de Heine (Henri), rend compte des Lettres de Paris de Boerne, achève avec détermination une révision de (( La philosophie morale depuis Kant et Jacobi », ouvre une biographie de Novalis, publie une nécrologie de Hegel dont est annoncé un examen approfondi de l’œuvre (il ne viendra qu’en 1835), livre de larges extraits d’Henri d’oferdingen et donne la Vie de Pheureux maître d’école Maria Wurz d’Auenthal. Au milieu de tant de nobles figures, Hypérion connut sa première traduction N française sous la forme de fragments. Le traducteur qui par précaution a voulu garder l’anonymat choisit cinq lettres qu’il fit précéder d’une étonnante mise en perspective de Holderlin et d’un résumé succinct mais précis du roman, (( si toutefois il est permis de ranger son livre sous cette catégorie N note-t-il, tant est forte la charge élégiaque qui parcourt le texte, au point de continuer aujourd’hui encore à subvertir les genres structurant l’espace littéraire. L’esquisse biographique, qui mêle certaines indications précises à des éléments totalement fantaisistes, offre un condensé de l’image d u poète et de la légende qui s’étaient construites à son sujet. Les renseignements ont été collectés sur place par un correspondant, ancien étudiant à l’université de Tübingen puisqu’il mentionne avec exactitude les travaux de 1790 de l’étudiant Holderlin, ’ 178 ayant eu la présence d’esprit de consulter le registre où étaient consignés les intitulés des mémoires #. De toute évidence, l’article et les lettres retenues sont adressés à des lecteurs qui se sont battus en faveur de la Grèce : c’est l’enthousiasme de la lutte contre l’oppresseur ottoman, c’est-à-dire un régime despotique, et le réveil du sentiment de la liberté chez les Grecs que salue un auteur ayant passionnément suivi cette aventure des temps modernes. De façon subtile, le traducteur anonyme gomme dans la première lettre la mention d’un (( futur Etat libre n et y substitue le terme de (( liberté ». Sans doute considérait-il comme Hypérion le déplorait déjà et comme le redira Dadelsen ’O, que les combattants n’ont pas été à la hauteur des espoirs qu’ils avaient suscités. En se contentant d’exactions et de l’habituel pillage, ils ont manqué le projet politique auquel ils (s’)étaient destinés : fonder une république. Tel eût été et devrait être l’accomplissement idéal de toute guerre de libération. Au mépris des sacrifices consentis par le peuple et de l’espérance qu’on a fait naître sur son front, les dirigeants politiques grecs ont donné une issue amère à la Guerre d’indépendance, se laissant imposer pour roi le fils de Louis Ir’ de Bavière, le prince Othon ”. A sa manière, l’anonyme participe de la joie du poète et prolonge l’attitude holderlinienne - commune à toute une génération - lors de l’annonce de l’insurrection grecque qu’il avait rêvée trente années auparavant. Contrastant avec l’indifférence (seulement feinte?) vis-à-vis de la Révolution française et le déni du nom même de Paris, l’intérêt de Holderlin pour cette cause, à ses yeux sacrée, témoigne d’une authentique volonté d’être en phase avec le vent de liberté venu du sud. Durant ces heures vécues dans l’attente des nouvelles, le cœur s’est ouvert à l’action généreuse et la noblesse d’âme des plus purs a pu se révéler dans sa beauté ainsi qu’en témoigne la fin de la quatrième lettre. Après que ce feu divin s’est allumé en nous, tout exil ou retour au pays, dans une contrée soi-disant civilisée, ((en Allemagne (mettez tel autre pays que vous voudrez) D (p. 159), équivaut à un affront, à une chute dans l’enfer des choses et la forme civilisée de la barbarie humaine. C’est pourquoi le correspondant de la Nouvelle Revue germanique adapte librement en atténuant quelque peu la dureté des termes, l’avant-dernière lettre d’Hypérzon, celle que le héros adresse à l’ami Bellarmin pour lui dire la profonde désillusion et le désespoir qui s’abat sur celui dont l’âme a grandi, s’est éployée au nom de la liberté, vraie rose de l’esprit, et qui à présent est de retour, sans plus jamais parvenir à trouver un chez-soi. (( Pour Holderlin, il n’y avait plus de patrie, ni en Allemagne, ni ailleurs », écrit Georg Lukacs I * . Rarement un poète s’est senti à la fois si étranger au peuple au sein duquel il est appelé à vivre et si proche de son destin. Rigoureusement parlant, Holderlin a écrit dans les dernières pages d’Hypérion un passage poétique à l’Unheimlicbe, (( cet étrangement de soi », (( ce sentiment de l’éloignement d u proche 1) qui finit par rendre insensés les mouvements les mieux réglés 1 3 . De même, (( la constante invocation de la Grèce en tant qu’unité de la culture et de la nature est, chez Holderlin, une accusation contre son temps, un vain appel à l’action, à la destruction de cette réalité misérable l4 ». La dernière des cinq lettres que traduit le correspondant anonyme de la Nouvelle Revue germanique est l’une des plus dures, l’une des plus terribles attaques jamais adressées par un poète au peuple allemand l 5 et, par-delà cette circonstance, par un poète à son peuple qui demeure, volens nolens, le destinataire privilégié d’écrits, à lui adressés. En mettant en forme la condition tragique d u poète, analogue à celle de tout penseur authentique dans le rapport qu’il peut avoir à sa communauté de destin ou d’origine, le propos de Holderlin s’inscrit sur une ligne crénelée qui, du Lessing des Briefi, passe par Winckelmann et Heine, et court jusqu’à la Gotzen-dümmerung de Nietzsche dont il annonce la violence de ton et la sévère critique du philistinisme allemand. C’est une constante de l’esprit allemand, ce fut aussi son salut, que d’avoir toujours produit, même avec des décalages, les antidotes de sa puissance d’affirmation et de l’inconditionnalité qu’avec raison il 179 met à la base de soli développement. Ainsi que l’a écrit Schelling, en termes voilés et en un temps où seule une fondation dans la pensée lui paraissait envisageable : U La conscience de Joi irr,plique d’emblée le risque de perdre le Moi 16. D L’affirmation de l’identité nationale à travers les traits caractéristiques d’une œuvre d’art et la promotion sublimée d’un Soi originaire ne vont pas sans la reconduction de ce risque immanent à la pensée qu’est l’ouverture à un (( rapport vivant )) à l’étranger. Un tel rapport se donne aussi, en retour, sous la forme d’une critique du propre. La tentation allemande moderne de promouvoir des formes immuables et hiératiques s’est heureusement toujours heurtée à la force de l’esprit critique, voire de l’autocritique. Peter Szondi est bien fondé à écrire qu’ : (( [...I aucun doute n’est permis : il s’agit pour Holderlin d’atteindre le propre sans sacrifier l’étranger, de parvenir à la sobriété sans sacrifier le pathos - il s’agit donc, non pas de retournement natal ”, mais de médiation des contraires ” ». Qu’au terme de la guerre de Morée, un Français germanophile et philhellène ait ressenti une dissonance intérieure identique dans sa dureté à celle qui affectait Holderlin, au point de s’y reconnaître, dit également combien (( Hypérion raconte toujours quelque chose de nos aventures intellectuelles, de nos guerres, de nos amours, de nos révolutions, de nos retours en Grèce I s )). L’existence de Holderlin aurait pu cristalliser plusieurs sourdes attirances, mais parmi les poètes de langue allemande qui l’ont célébré en lui dédiant un poème, (( les romantiques brillent par leur absence l 9 ». Sans doute existe-t-il d’autres manières plus prégnantes de rendre hommage à un poète. En France, et pour ce même siècle, il n’en est pas allé autrement, malgré ce texte paru dans la Nouvelle Revue germanique. a Alsacienne par son lieu d’édition et en général par l’origine de ses collaborateurs, cette dernière n’a pu retenir l’attention des Parisiens 2o ». Cinq années après le premier article, il y eut pourtant une autre voix pour se reconnaître dans la trajectoire du poète : Philarète Chasles (1799-1873), celui-là même qui n’hésitait pas à dénoncer les usurpateurs du nom de romantique, un esprit vagabond aux multiples curiosités qui avait (( un vrai talent d’opérer des résurrections 21 ». Le critique Chasles était, comme Holderlin, un auteur dont la vie littéraire s’est déroulée en dehors de tout système et qui de manière incessante a marqué ses préférences pour les vaincus, les maudits, les obscurs 22. C’est lui qui réalisa la seconde, mais tout aussi mineure convocation ((romantique )) de Holderlin en France. A la suite d’un séjour en Suisse et d’un passage en Alsace 23, Chasles retravailla le matériau fourni par la revue strasbourgeoise, intégra de nouveaux renseignements sur le dernier lieu de vie d u poète et publia dans la Revue de Paris du 18 décembre 1836 (t. XXXVI, p. 201-209) un article simplement intitulé (( Holderlin », signé des initiales PC 24. La lecture n’est cependant plus la même, et si elle differe sur plus d’un point, c’est parce que Chasles ne comprend pas Holderlin sans avant tout penser à soi-même. Les motifs que Balzac a si magistralement tressés dans les Illusions perdues, commencé à la même époque, trouvent dans la fiction proposée par Chasles une sorte de précipité : le même désenchantement de soi et de Paris y sont à l’œuvre. Alors que le traducteur anonyme de la Nouvelle Revue germanique indiquait la perte de la beauté, la traduction de Sophocle et le séjour à Bordeaux comme causes probables de la maladie, Philarète Chasles dit que la folie de Holderlin tire surtout sa source de Paris et du maelstrom des idées et des sentiments révolutionnaires. (( La grande ville, le monstre civilisateur aux mille sons, aux mille voix, l’a vaincu et écrasé. I1 s’est laissé abattre et surprendre par ce tumulte qu’il ne comprenait pas )) (p. 206-207 2 5 ) . En fidèle lecteur de Montesquieu et Mmede Staël, Chasles souligne l’austérité des mœurs allemandes, (( dont le mouvement circulatoire s’opère avec. la régularité d’un métronome de Maëlzel », et il en déduit l’impréparation de Holderlin à affronter (( un chaos dont nul céleste son n’émane )) (p. 203). Dans un mouvement de profonde compassion, il écrit : Pauvre Holderlin! qui a cherché dans ce monde ce que le monde ne peut donner, dans un monde de transition et de combat, ce qui appartient à peine aux y 180 époques de stabilité )) (p. 207). Au passage Chasles met en avant, mais de façon distanciée, les qualités visionnaires du poète quant à l’insurrection des Grecs. L’enthousiasme qui avait fait tressaillir l’Europe devant la courageuse Grèce paraît déjà lointain. L’intérêt majeur de cette rencontre Chasles-Holderlin pourrait tenir, au plan de l’histoire des idées, dans l’analyse qui fait suite aux extraits 26 et qui - pour partie - précède d’un siècle l’interprétation que fit LukAcs de Holderlin dans Goethe et son temps. Ainsi, tandis que Holderlin éprouvait durablement la tension du maintien dans l’existence à travers un (( se survivre )) qui empruntait à la folie sa tunique, Hypérion et son poète étaient réinvestis par une postérité qui a su voir en eux des figures emblématiques, mais qui manqua également en son fond le souci qui habitait l’œuvre. Les auteurs de ces deux articles n’ont cherché, l’un dans des fragments, l’autre dans les stigmates du malheur d u poète, qu’un écho d’une exaltante aventure ou des reflets d’angoisses personnelles nées d’un malaise propre au siècle. Malgré les limites de leur entreprise, ils ne sont pas seulement. des médiateurs entre deux cultures, mais les précurseurs d’une postérité française plus réceptive et plus attentive au génie d’une parole poétique adossée à l’abîme. O n peut lire une œuvre, se passionner pour une présence, sans pour autant soupçonner les limites sublimes et banales à l’intérieur desquelles elles ont pu se produire. I1 arrive à l’esprit de trouver consolation dans une fiction ou dans un pur rapport imaginaire. Une œuvre qui a tant mis l’imagination poétique à contribution permet et justifie de telles lectures commandées par le temps, car (( Hypérion partage l’erreur, l’incertitude et la faute de tous - la brillante misère, dont parle Kant, de la culture humaine *’ ». Marc Kauffmann NOTES 1. Jean-Paul de Dadelsen, Goethe en Alsace et Autres Textes, postface et notes par Baptiste-Marrey, Le temps qu’il fait, G. Monti éd., 1982, p. 24. 2. J. Bousquet : (Euvre romanesque complète, t. IV, A. Michel, 1984, p. 311. I1 est étonnant que le solitaire de Carcassonne, pourtant familier des romantiques allemands, n’ait pu voir en Holderlin son double. 3 . Comme l’appelle Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Gallimard, 1985, p. 65. 4. c Introduction #, non signée. I1 s’agit de l’éditorial de Joseph Willm pour l’année 1829. In Nouvelle Revue germanique, t. I, n” 1, p. 2. 5. Chasles, dans son compte rendu de la traduction française des œuvres complètes de Walter Scott paru dans le Journal des débats du 9 décembre 1834, cité par Claude Pichois dans Philarète Chasles et la Vie littéraire au temps du romantisme, t. I, José Corti, 1965, p. 505. 6. Sur Willm, voir notre article : (c Joseph Willm : une vocation d’éducateur et de philosophe (17921853) n, in Saisons d’Alsace, n ” 9 0 , déc. 1985, p. 53 à 90. Dans le troisième tome de sa monumentale Histoire de la philosophie allemande (1849), Willm souligne les liens d’amitié qui unissaient Hegel à Holderlin a qui paraît avoir exercé sur son esprit une action assez profonde N (p. 384). Pour permettre au lecteur d’en juger, il cite en note un fragment d’Hypérion, extrait de la seconde lettre à Bellarmin : (( Etre un avec le tout; telle est la vie de la divinité, telle est la félicité de l’homme. - Etre un avec le tout, avec tout ce qui vit, dans un heureux oubli de soi-même, retourner au sein de la nature, tel est le comble de la pensée et de la joie, le lieu de l’éternel repos, où le midi perd de son ardeur et le tonnerre sa voix, où la mer bouillonnante ressemble aux flots doucement agités d’un champ de blé mûrissant N (p. 463). Un peu plus loin, il rappelle le préceptorat francfortois durant lequel il [Hegel] retrouva son ami Holderlin, placé dans une position semblable, mais livré à des passions ardentes que Hegel ne connaissait point N (p. 385). Willm s’est servi de l’article de Karl Rosenkranz a Aus Hegels Leben n dont la première partie consacrée à (( Hegel und Holderlin )) livrait pour la première fois au public le poème (( Eleusis N (in Literavhistorisches Taschenbuch, 1843, Leipzig, O. Wigand, p. 9 1-103). (( 181 7. Cet auteur est, nous semble-t-il, le D Pierre Lortet (1792-1868), médecin, philosophe, publiciste et philhellène d’origine lyonnaise que Joseph Willm avait rencontré durant ses propres années de préceptorat. Associé au lancement de la Bibliothèque allemande, il collabora régulièrement à la Nouvelle Revue germanique. Ayant vécu un temps à Heidelberg, lisant couramment l’allemand, il a pu découvrir Hypérion durant ses années d’étude et être reconduit vers lui au retour de Grèce de ses amis Quinet et Vietty. Un peu dans le même esprit que ces lettres tirées d’Hypérion,il a traduit de Fichte D e i’idée d u n e guerre légitime (Lyon, 1831). En 1825, il avait déjà traduit les Recherches sur la nationalité, l’esprit des peuples allemands et les institutions qui seraient en harmonie avec leurs mœun et leur caractère, un ouvrage de philosophie sociale de Friedrich Jahn. C’est sur le conseil de Lortet que, le 5 avril 1828, Edgar Quinet pressentit auprès du baron Joseph Marie de Gerando le sculpteur lyonnais Jean-Baptiste, dit Eugène Vietty (1787-1842), U plus helléniste que sculpteur )) (Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830) 1885, p. 56) et dont l’esprit enthousiaste s’enflamme aussitôt (Cf. Jean Tucoo-Chala, U Introduction D à l’édition critique faite en collaboration avec Willy Aeschimann de L a Grèce moderne et ses rapports avec L’Antiquité suivi du Journal de uoyage (inédit) d’Edgar Quinet, Belles Lettres, 1984, p. XXXIX). - Le destin de Vietty, lecteur de Winckelmann et dont la première œuvre sculptée fut une copie de 1’Apolline grecque, est parallèle à celui de Holderlin. Revenu de Grèce en août 1831, donc bien après les autres membres d’une expédition qu’il avait désertée pour parcourir librement la Morée, son séjour là-bas est aussi obscur que celui de Holderlin à Bordeaux. Durant les dix années qui ont suivi son retour, il erra dans l’arrière-pays lyonnais, totalement démuni et travaillant à rédiger son livre sur l’art grec, un rapport qui ne verra jamais le jour. (Cf. Léon Charvet : U Jean-Baptiste Vietty 1) dans la Réunion des Sociétés des beaux-arts des départements, 34‘ session, 1910/ I, p. 31 à 53, et 35‘session, 191l/II, p. 192 à 239.) Étonné par l’état moral et la santé physique dans lesquels Vietty arriva au pays, Lortet a écrit cet article et traduit quelques pages d’Hypérion afin de s’expliquer à soi-même et aux lecteurs de la Nouvelle Revue germanique cet état singulier. Pour rédiger l’esquisse biographique du poète, il lui aura suffi de s’adresser à un ami médecin ou universitaire Souabe, rencontré lors de la réunion des sociétés savantes à Heidelberg ou dans un comité philhellène allemand. L’hypothèse la plus probable demeure jusqu’ici le docteur Wilhelm Leube (1799-1880) qui avant de s’établir à Tübingen avait en 1824 fait un séjour à Paris, puis s’était intéressé à Holderlin. Sur Leube, voir Adolf Beck : (( Hypérion in Frankreich. Die frühe Rezeption Holderlins. Dokumente und Erlauterungen )> in Friedrich Holderlin, Sümtliche WerRe, vol. VII, 3, 1974, p. 190; v. aussi p. 109. 8. Traduits partiellement par Denise Naville dans les notes au volume de N La Pléiade », p. 1126 à 1143. Comme pour F.W.J. Schelling, l’importance de ces textes n’a pas encore été pleinement aperçue. Pourtant quelle richesse est déjà contenue, comme en réserve, dans ces premières mises en forme de soi et de la pensée! 9. Comp. avec la traduction par Philippe Jaccottet des quatre premières lettres, U La Pléiade », p. 229 à 235. Une lettre intermédiaire, courte, de Diotima à Hypérion a été laissée de côté : elle pose le problème du rapport, dans le feu de l’action, entre l’exaltation des vertus guerrières et la capacité d’amour. (< Sachons 10. après trois jours seulement d’ivrognerie surveillée sachons pour tout viol pour tout vol pour toute exaction faire fusiller un peloton de soldats de préférence choisis de Prusse orientale [...I mais the trouble realiy is que nous ne pouvons pas réussir, réussirons jamais, devons pas réussir et que notre vocation est comme des Russes d’occident d’échouer et de souffrir inutilement (Jean-Paul de Dadelsen, Jonas, Gallimard, 1962, p. 87). 11. Cf. les Alémoires d u général Macriyannis, traduits par Denis Kohler, A. Michel/CNL, 1987. 12. G . Lukacs : Goethe und seine Zeit. Trad. fr. de L. Goldmann et Frank. Nagel 1949, p. 187. 13. Philippe Lacoue-Labarthe : Mimésis et Unheimlichkeit », in Le Sujet de la philosophie, Flammarion, 1979, p. 283. 14. G . Lukacs, op. rit., p. 190. 15. Un symptôme parmi d’autres : en 1837, les invectives de Gustav Pfizer, (( médiocre poète et propagandiste de l’âme allemande )) (CI. Pichois), contre l’article de Chasles, reprenant des fragments de cette lettre de Hypérion à Bellarmin. 16. F.W.J. Schelling, U Du Moi comme principe de la philosophie ou sur l’inconditionné dans le savoir humain n, Premiers Emits (1794-1795). Trad. fr. de J.-F. Courtine, PUF, 1987, p. 82. 17. P. Szondi : Le dépassement du classicisme. Sur la lettre à Bohlendorff du 4 décembre 1801 », Poésie et Poétique de l’idéalisme allemand. Trad. dirigée par J. Bollack, Minuit, 1975, p. 238. 18. Jean-Luc Nancy, La joie d’Hypérion », Études philosophiques, 1983, no 2, p. 191; et dans ce Cahier, p. 181. )) (( (( 182 19. Corona Schmiele, U Toi seul tu passes, pareil à la lune », L a Nouvelle Revue de Paris, no 9, mars 1987, p. 141. 20. Claude Pichois, au sujet de la Revue germanique, dans L’lmage de Jean-Paul Richter dans les lettresfrançaises, Corti, 1763, p. 136. Cf. également les conclusions d’André Monchoux dans L’Allemagne devant les lettres françaises de 1814 à 1835, A. Colin, s.d., p. 218-229. 21. C. Pichois, Pbilarète Chasles, op. rit., t. I, p. 336. 22. Ce maître de la critique va dans son anticonformisme jusqu’à qualifier irrévérencieusement Goethe d’« Apollon-Chambellan N ! 23. C. Pichois, op. rit., t. I, p. 458; t. II, p. 324. 24. Le même texte se!a recueilli, après remaniement, et intégré sous le titre Holderlin. Le fou de la révolution », dans les Etudes sur l‘Allemagne a u XIX‘ siècle, 1861 (p. 353-362). Republication partielle par A. Beck dans (( Hyperion in Frankreich », SW, VII, 3, p. 191-195. - P. Chasles a obtenu et la mouture même de son article et ces informations complémentaires de Xavier Marmier qui, lors de son périple allemand, avait rendu -visite à Schwab. A partir de 1835 et pour deux années, Marmier assura depuis Paris la direction de publication de la Nouvelle Revue germanique, pouvant ainsi disposer librement des textes parus dans les séries précédentes. 25. U C’est qu’il [Chasles] tient à la vertu d’une explication qui vaut pour lui-même, autre victime de la civilisation parisienne », commente C. Pichois, op. rit., c. I, p. 354. 26. Les (( traductions N de Chasles sont en réalité des réécritures de quelques extraits choisis dans les cinq lettres de Hypérion traduites par le correspondant de la N R G . Le curieux amalgame entre Alabanda et Adamas (p. 205) et l’oubli de Diotima révèlent que Chasles n’a fait que (( respirer cette fleur N que Holderlin aurait voulu promettre (( à la faveur des Allemands N (Avant-propos à Hypérion). 27. Jean-Luc Nancy: art. cit., p. 181 de ce Cahier. Y a-t-il une beauté pour la philosophie ? (Une lecture de Hypérion) Marc Crépon I Que la lecture des philosophes ait été déterminante dans les études de Holderlin, et dans les années qu’il consacra à la rédaction des différentes ébauches du roman Hypét-ion, les différents essais, qui dans le même temps restèrent à l’état de fragments, tout comme l’ensemble des lettres adressées à ses amis où il leur fait part de sa confrontation difficile et douloureuse à la pensée de Kant et de Fichte en témoignent suffisamment. Mais c’est pourquoi au cœur même d u roman, dans la lettre que Hypkion adresse à Bellarmin, et qu’on conviendra d’appeler (( la lettre sur les Athéniens », que Holderlin engage, de façon décisive, un débat critique avec la philosophie moderne. Plus précisément, il semble que la critique, dont les lettres et les esquisses portent la trace, trouve son accomplissement dans le roman. Cela nous impose au moins la règle de lecture suivante. Nous ne pouvons passer sous silence le fait que la critique, après avoir longtemps cherché sa formulation dans la langue de l’essai, trouve à se dire dans celle d u roman. Pour le dire autrement, nous ne pouvons distraire du roman, sinon peut-être en guise de prémisse à l’analyse, une philosophie de Hypérion, sous peine de ne pas comprendre ce qui, dans le roman, déporte la critique au-delà de la philosophie, et l’atteint de l’extérieur, dans une langue qui n’est pas la sienne. Elle n’est pas plus son contenu, que le thème d’un dialogue entre Hypérion et ses amis. Dans le texte qui sert de préface à l’avant-dernière version d u roman, Holderlin décrit la (( situation N qui serait celle de l’homme moderne. Elle doit aider à comprendre et à accepter (( les contradictipns, les égarements, la force et la faiblesse, la colère et l’amour de Hypérion N. (( L’Etre, nous dit-il, existe, comme beauté », mais (( il est 184 perdu pour nous »,et (( nous parcourons tous une orbite excentrique pour le retrouver ». Dès la première lecture, nous sommes sensibles au fait qu’il ne s’agit pas seulement de Hypérion mais d’un N nous U énigmatique. Que désigne ce nous? Faut-il en excepter les philosophes modernes, ses contemporains? N’est-ce pas précisément parce qu’ils sont inclus dans ce nous que leur œuvre, c’est-à-dire leur philosophie trouve dans le roman le lieu de sa critique? Et, si tel est le cas, est-ce au titre d’une orbite excentrique parmi d’autres? Si nous pouvons montrer, avec Holderlin, que e! propre de la philosophie moderne est effectivement de manquer l’existence de l’Etre, comme beauté, et si ce manque est indissolublement lié à la forme à laquelle elle prétend, celle d’une science systématique, et à la langue qu’elle requiert, nous serons peut-être en droit de penser qu’il ne se laisse pas dire dans la langue de la philosophie moderne, pour Holderlin, celle de Kant et de Fichte. O u encore, si l’être, comme beauté, est la source de la philosophie, si, pour cette raison, une généalogie idéale peut lui être assignée, que la lettre centrale du roman donne à penser, et si le manque et les errances de la philosophie moderne sont liés à l’éloignement de cette source et à l’oubli de cette origine, la source doit être retrouvée, la généalogie repensée, pour que le manque et l’éloignement puissent être désignés : il est possible que la langue de Kant et de Fichte se révèle inapte à dire ce dont elle s’est éloignée, ce qu’elle a perdu, ce avec quoi elle a, de façon définitive, rompu. Elle ne porte pas la mémoire de cet être plus originel du langage, qui se recueille dans le hoyoç grec. Nous nous proposons de montrer comment le roman Hypérion fait, à sa façon, l’épreuve de l’abîme qui sépare la langue de la philosophie moderne du hoyoç grec. II Dans les différentes ébauches du roman, la philosophie est toujours présentée à travers les concepts qui relèvent de la langue de Kant et de Fichte, et dont le lecteur, même s’il en remarque le traitement rigoureux et précis, note un emploi qui n’est pas encore ouvettement problématique. Aussi dans la Metrische Fassung et la Jeunesse de Hypérion, l’occurrence des concepts de finitude, entendement, nature, raison atteste que c’est encore en partie dans leur langue (le simple fait qu’il s’agisse d’une U metrische N Fassung incite néanmoins à la prudence) que Holderlin ouvre le débat avec la philosophie de Kant et de Fichte. Les concepts s’intègrent dans le corps du texte, sans que soit mise en question leur aptitude à rendre ce qui est proprement à dire. I1 en va tout autrement avec la version définitive qui, pour cette raison semble la plus épurée, sinon de toute a philosophie », du moins de cette langue qui travaille de part en part les versions précédentes. En rade de l’antique cité d’Athènes, en compagnie de Diotima et de quelques amis, sous un soleil radieux, Hypérion sur un ton qui excède celui de la simple (( conversation )) se livre pour eux et avec eux, à d’amples réflexions sur l’excellence du peuple athénien, et ce qui le prédestinait à la philosophie. Comprendre cette prédestination lui permet de faire la généalogie de la philosophie, d’en penser l’origine et par là même la destination. Aussi est-ce, avant toute chose, à cette aune que se trouve mesurée celle qui est désignée comme (( la froide philosophie du nord )) où se reconnaissent sans peine les figures de Kant et de Fichte. Celle-ci n’est plus, comme c’est le cas dans les lettres et les essais qui accompagnent, dans ses marges, la rédaction du roman, critiquée de l’intérieur, au titre de ses contradictions internes, de ses apories, mais par rapport à un autre, dont elle n’a pas suffisamment gardé mémoire, qui lui est pour ainsi dire devenu étranger et qui en révèle les errances et les manques : sa source grecque. Non pas seulement elle, mais en elle, ce qu’elle nous donne à penser 185 du rapport de la philosophie à l’art et à la religion, ce que nous nommons sa généalogie idéale ». Par le fait que cette position d’extériorité, qui n’a rien d’arbitraire lui donne la possibilité d’interroger la prétention de la philosophie moderne à une totale autonomie, la critique se trouve d’ores et déjà radicalisée, et la recherche fichtéenne et schellingienne d’un fondement absolu, garant d’une systématicité sans faille est mise en question. Mais comment cela se laisse-t-il dire? Peut-être un travail dans la langue se trouve-t-il par là exigé, qui puisse, sinon retrouver quelque chose du hoyog héraclitéen, d u moins en porter, aussi peu que cela soit possible, la trace. Il se fait de façons multiples, à des niveaux différents. Qu’en est-il des Grecs et de leur prédestination pour la philosophie? Sur l’excellence des anciens Athéniens, les amis de Hypérion font plusieurs hypothèses : l’art, la religion, la politique, le climat en seraient la cause, autant de facteurs qu’une réflexion philosophique partielle est susceptible de mettre au jour comme la caractéristique essentielle d’un peuple, son principe, autant de facteurs qui se disent dans sa langue. Pour Hypérion, ce sont des vues abstraites qui se réfutent aisément. Politique, art, religion sont rendus possibles dans leur perfection par le sens de la mesure, en tant que celui-ci, par opposition à la contrainte et à l’excès, préserve avec le plus de naturel un accord, une harmonie native et originelle de l’être humain avec ce qui l’entoure. (( L‘art et la discipline apparaissent trop tôt dans tous les cas où la nature de l’homme n’est pas encore parvenue à maturité ’. La nature, en l’enfant, doit s’être accomplie avant qu’il n’entre à l’école, afin que l’image de l’enfance puisse ensuite lui apprendre comment on revient de l’école à la nature accomplie *, Mais qu’est-ce que la nature dont il est ici question? Elle ne peut être entendue ni au sens de la Critique de la raison pure, ni dans celui des Fondements de la doctrine de la science dont, par ailleurs, la lecture est alors un des soucis constants de Holderlin. Kant et Fichte ne sont pas ici évoqués arbitrairement, dans la mesure où par exemple, le recours au (( concept de nature )) dans la Metriscbe Fassung se fait beaucoup plus l’écho de sa détermination dans les textes précédemment nommés. Par le destin et les sages durci j’étais De moi-mtme, en mon âme juvénile Devenu, pour la nature, un tyran 3 . Dans la version définitive, c’est essentiellement le registre du déploiement, de la maturation, de l’éclosion qui sert à penser la nature, celui de l’épanouissement. I1 incite dès lors à se tourner davantage vers la pensée grecque de la pbysis que vers la détermination idéaliste de la nature, il opère un retrait par rapport à la seconde, il cherche peut-être à se faire l’écho de (( ce qu’est la pbysis », s’il est vrai que, comme l’écrit Heidegger, dans Ce qu’est e t comment se détermine la pbysis, (( l’épanouissement qui se déploie est quant à soi, un retourner en soi, cette manière de déployer l’être, voilà la pbysis )). Et ce sens, c’est déjà le signe d’un retrait, d’une distance prise par rapport à la langue de la philosophie critique et de l’idéalisme allemand, que l’impossibilité où nous nous trouvons, pour entendre ce que dit Holderlin de 1’Athénien, de comprendre la nature comme divers synthétisé par l’entendement ou êtreposé par l’imagination. Déjà se trouve dit quelque chose qui ne pouvait l’être dans cette langue, et révèle aussi les limites de la nôtre. Mais ce que disent l’épanouissement, la maturation, l’éclosion, Holderlin le recueille dans une expression, celle de (( beau vivant D. Quand l’ordre harmonieux de la pbysis irradie les Athéniens qui lui sont proches et fidèles, elle se révèle comme beauté à ceux-là seuls qui ne se sont pas encore détournés d’elle, et d’un même mouvement leur dévoile leur propre beauté. 186 Être une nature accomplie et être en harmonie avec la nature, être un (( beau vivant N et avoir le sens de la beauté, ne font qu’un, disent une seule et même chose, et par là même requièrent qu’on entende nature et beauté en un sens que la philosophie moderne n’autorise pas. Ce en quoi réside la prédestination du peuple athénien pour la philosophie ne saurait trouver à se dire dans une langue qui ne garde rien du sens grec de la pbysis. Comment comprendre dès lors la généalogie idéale que Holderlin assigne à la philosophie? Tout procède de ce que, ((pour prendre conscience de soi (sich selber füblen), l’Athénien s’oppose sa propre beauté ». L’Athénien se comprend lui-même à travers sa beauté qu’il pose comme un autre dans la figure de ses dieux et dans laquelle il se reconnaît. C’est dans l’accomplissement de la conscience qu’il prend de sa propre beauté que culmine la philosophie. En tant qu’elle est cet avènement, elle se comprend par sa généalogie idéale. L’essence de la philosophie n’a pas son principe dans l’activité qui la fonde, mais dans la source dont elle procède, et la détermination de son lieu d’apparition au terme drune généalogie idéale qui la rattache à l’art et à la religion. Si l’excellence de l’Athénien le vouait à la philosophie, c’est qu’elle le mettait à même de prendre conscience de lui-même comme d’une nature belle et, par là, le situant àAl’opposédes errances de l’homme moderne, de la nature comme beauté et comme Etre absolu. Mais quelle est cette généalogie idéale qui conduit à la philosophie? I1 faut, dit Holderlin, avoir en vue les enfants de la beauté. Comme Être absolu, pbyJis, elle est au commencement de tout, elle est la vérité de l’homme grec. L’enjeu est celui de sa révélation qui se produit en trois temps, dont la philosophie constitue le dernier et le plus accompli. Le premier est l’art. L’art est le premier enfant de la beauté humaine, de la beauté divine. En lui, l’homme divin rajeunit et recommence. Pour prendre conscience de soi (Jich selber fühlen), il s’oppose sa propre beauté, ainsi se donna-t-il ses dieux 4. C’est leur propre beauté que les Athéniens expriment dans celle de leurs dieux. Sans la beauté des Athéniens, leur art n’aurait jamais pu être, et sans leur art, ils n’auraient pu connaître leur beauté. Le second est la religion, (( conscience n et amour de la beauté. Le second enfant de la beauté est la religion. La religion est l’amour de la beauté. Le sage aime la beauté elle-même, la beauté infinie en quoi tout est contenu >. Sur ce point, la comparaison avec les dieux égyptiens est décisive. A l’amour des Athéniens pour leurs dieux, que rend possible leur conlience de soi comme beauté, s’opposent l’adoration et l’idolâtrie qui soumettent les Egyptiens aux leurs comme à une puissance écrasante, hostile et énigmatique, dans laquelle il leur est impossible de se reconnaître. Lorsque Holderlin écrit, Les Athéniens s’égarent moins que d’autres dans les excès du naturel et du surnaturel. Leurs dieux savent mieux que d’autres se maintenir dans l’admirable milieu de l’humain 6, il met au jour la mesure (par opposition à l’hybris) comme vérité de l’art et de la religion grecque et condition de leur liberté. La distinction entre le peuple égyptien et le peuple athénien, pensée à travers leur art et leur religion, se perpétue et se confirme en effet dans la distinction entre peuple libre et peuple d’esclaves. La liberté procède du sens de la beauté. De la beauté spirituelle des Athéniens suivit nécessairement leur sens de la liberté ’. 187 Ici encore, quand on sait l’attention que Holderlin porta à la philosophie critique, l’effort que lui demanda la lecture des livres de Kant et de Fichte, dont les lettres portent les traces, et dont l’écho se répercute jusque dans les textes sur les tragédies de Sophocle, on ne peut manquer de noter combien une telle approche de la liberté témoigne d’un effort pour s’en déprendre. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’en retient rien. Tout au contraire. Mais ce sens de la liberté ne se laisse penser ni à l’aune de la Critique de la raison pratique, ni à celle de la Religion dans les limites de la simple raison. Son rapport à l’art et à la religion qui, en un certain sens, le prépare, et surtout la mémoire de la beauté dans le sens de la liberté exigent une autre langue ou, pour mieux dire, sont rétifs à la conceptualité des philosophies critiques et idéalistes. Aussi, avant même d’en venir à ce qui ne peut être saisi qu’ultérieurement et sera beaucoup plus décisif, avant même d’analyser les critiques explicites que Holderlin porte à (( la froide philosophie d u nord »,on ne peut lire (( la lettre sur les Athéniens )) sans être sensible au travail considérable dont elle porte la marque pour se défaire de cette langue dont l’ensemble des textes qui accompagnent Hypérion nous feraient presque dire qu’elle était devenue pour lui une U langue naturelle )). Or toute langue est toujours commune, s’il est vrai qu’elle est l’œuvre d’une communauté qui se retrouve en elle, l’œuvre de ceux qui la parlent et l’écrivent, qui s’y entendent. Ainsi la langue de Kant n’est-elle pas seulement son œuvre mais aussi celle de ceux qui la reprennent, la commentent, s’entendent entre eux quand ils parlent de la nature ou de la liberté, c’est-à-dire les entendent au sens de Kant. Cette langue peut être familière ou étrangère, l’avoir été mais aussi le devenir, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est plus comprise. Tout au contraire, plus elle est comprise et plus paradoxalement, le risque est couru de ne plus s’y retrouver. Dès lors, ce n’est pas seulement la langue de Kant et de Fichte qui devient étrangère, au sens où elle ne laisse pas dire ce qui doit l’être, mais aussi la communauté qui vit en elle, l’ensemble de ceux qui, comme on dit, parlent kantien ou fichtéen et pas autrement, et n’entendent rien d’autre. I1 nous faut reprendre le fil de l’explication. Si l’opposition de la piété grecque et de la soumission égyptienne, de la nature comme Etre et beauté chez les uns et de la nature comme force étrangère et redoutable chez les autres est essentielle, c’est qu’elle détermine la prédestination des uns pour la philosophie et l’impossibilité pour les autres de devenir un peuple philosophe. Aux stades de l’art et de la religion s’accuse le clivage qui consacre l’excellence des Athéniens. Ils révèlent à la philosophie et préservent pour elle la liberté et surtout la beauté, dont il lui reviendra de dire l’essence. La philosophie est l’avènement de la conscience de soi de la beauté. Elle n’est pas une activité autonome, mais le privilège de celui que sa fidélité à la pbysis, c’est-à-dire son accord avec elle, met en mesure d’en découvrir l’essence, et de la dire dans une parole. Seul un Grec pouvait inventer la grande parole de Héraclite Ëv Gicr<ptpovÉWT@ l’Un distinct en soi-même -, car elle dit l’essence de la beauté, et avant qu’elle fut inventée, il n’y avait pas de philosophie ’. En ce point de l’analyse, la généalogie idéale de la philosophie doit être précisée par son rapport à la poésie. Elle est, dit Holderlin, le commencement et la fin de la philosophie. Ici, plus qu’ailleurs, a! philosophie s’ancre dans un autre : la poésie, en tant qu’elle a 1’« intuition )) de 1’Etre comme beauté. L’intuition de (( l’harmonie de la beauté sans défaut »,dont Holderlin fait dans Hypévion le propre du poète, préexiste à la possibilité d’en dire l’essence. O u encore, la philosophie procède d’une expérience vitale, à laquelle elle n’est pas réductible, mais sans laquelle elle manque sa destination essentielle. Qui n’a jamais éprouvé que seules les heures d’enthousiasme révèlent le profond concert de toutes choses créées, cet homme ne donnera même pas un douteur 9 . 188 Parvenu à ce point culminant, les critiques que Holderlin adresse à la philosophie moderne, et ce qui, en elles, excède la critique, se laissent formuler plus explicitement. Mais, comme c’est en réfléchissant sur la figure de l’Athénien qu’on a pu situer sa philosophie, nous devons comprendre ce qui caractérise l’homme d u nord et le peuple allemand, comme peuple témoin d’une modernité déchirée, pour saisir les (( faiblesses )) de sa philosophie. Le propre de l’homme moderne, est, nous dit Holderlin de s’être arraché <( au paisible Év K a i A ~ du V monde )) et par conséquent de tendre à le rétablir par soi-même. Nous avons rompu avec la Nature, et ce qui était naguère, à ce que l’on peut croire, un, maintenant s’est fait contradiction, souveraineté et servitude alternent de part et d’autre ’ O . Aussi sa philosophie ne sera-t-elle pas l’accomplissement, la révélation et le sacre conjoints de la beauté humaine, mais le symptôme, au sens le plus fort du terme, de cette rupture, de cet arrachement. Elle trouve en lui sa cause, mais en tâchant de trouver d’elle-même son propre fondement, détachée de l’art et de la religion, inapte à saisir le sens de la beauté, peu soucieuse de son accord avec la nature, elle cherche à masquer, conformément à la structure du symptôme, cette cause : son manque d’unité et de plénitude, le manque de ce que, précisément, son accord avec la physis procure à la philosophie grecque. Pour approcher de plus près la figure de l’homme du nord, par opposition à celle de l’Athénien, on peut se reporter à l’avant-dernière lettre de Hypérion. Elle présente une analyse du peuple allemand qui met l’accent sur le fait que sa culture, loin de rendre impossible toute forme de barbarie, en renouvelle le risque. Lui fait défaut, en premier lieu, le sens du divin. Les Allemands sont voués à des activités, des pensées dispersées, que rien ne relie entre elles parce qu’elles ne sont plus irradiées par la présence éclairante des dieux et de la nature, et ramenées à l’unité qui les rassemble, en une œuvre et une parole, dont le nom est beauté. Sur eux, pèse la malédiction d’une perte. La pbysis a perdu son caractère de beauté pour devenir la matière d’une activité fébrile : On ne peut concevoir de peuple plus déchiré que les Allemands [...I Je te le dis : il n’est rien de sacré que ce peuple n’ait profané, rabaissé au niveau d’un misérable expédient ’ ’ . Le signe de cette perte de l’unité spirituelle, de l’Être, Holderlin, par la voix de Hypérion, le voit dans le sort que le peuple allemand réserve à ses poètes. Ils font figure d’étrangers, voués à une errance sans fin, au milieu d’un peuple qui ne les écoute pas, et surtout méconnaît le caractère sacré de leur vocation. Leur situation est symptomatique de ce que toute pensée,*toute action ne se font plus dans la proximité de la physis, qu’elles sont coupées de 1’Etre absolu, étrangères à l’amour de la beauté, qui est pourtant la condition de possibilité de leur légitimation. Euvre d’art, cérémonie culturelle ne s’accordent plus entre elles, ne s’expriment plus mutuellement, n’ont rien de commun. Sans cet amour de la beauté, sans cette religion, 1’Etat n’est qu’un squelette privé d’âme et de vie, la pensée et l’action un arbre écimé, une colonne tronquée 1 2 . Que la poésie ait ce sort est déjà le signe que la philosophie moderne n’aura rien à voir avec la philosophie des Athéniens dont Holderlin dit justement la dépendance à l’égard de la poésie. Qu’il n’y ait plus concordance entre l’une et l’autre témoigne de ce que la première s’est trompée de destination, (( fait fausse route », coupée de l’absolu, recherchant en elle-même l’unité que la poésie dans son enthousiasme sacré lui procurait, quand la seconde reste la gardienne fidèle de la beauté divine dont elle éprouve le retrait. L’éducation de l’homme moderne (« le nord retourne trop tôt ses 189 écoliers sur eux-mêmes D) le voue à une culture presque exclusive de l’entendement et de la raison. Elle détermine sa philosophie dont pour Holderlin le trait caractéristique sera alors d’être une philosophie théorique et pratique, dépourvue de sens esthétique. Si l’on compare ce qui se dit dans cette lettre d u roman avec les lettres que Holderlin, dans les premières années de son préceptorat adresse à son frère et à ses amis, on mesure l’écart entre le sacre de la raison dont elles portaient l’écho et la distance qui se trouve ici prise par rapport à elle. Sans la beauté de l’esprit et du cœur, la raison est comme un contremaître, que le propriétaire de la maison a imposé aux domestiques; il ne sait pas mieux qu’eux ce qui doit résulter de leur interminable travail, et se contente de crier qu’on se dépêche 13. Tandis que dans les lettres de 1794 et 1795 rien ne pouvait mieux qu’elle caractériser l’humanité, la raison se voit, dans la version définitive, détrônée au profit du sens de la beauté, ou, plus précisément de l’idéal de la beauté. O n peut en effet rapprocher ce qui est dit de l’entendement et de la raison dans la U lettre sur les Athéniens )) et la philosophie moderne de la lettre que Holderlin adresse à son frère de Francfort, en date du 2 juin 1796. Dans le texte de Hypérion, la critique s’effectue en deux temps. Elle porte d’abord sur l’entendement puis sur la raison. La philosophie ne peut se concevoir exclusivement comme une activité de l’entendement, parce que, comme Holderlin l’écrit, elle (( ne se réduit pas à la reconnaissance bornée de ce qui est ». Rien jusqu’ici pourtant, qui ne soit conforme à la doctrine kantienne. Que le travail de l’entendement ne soit pas la vérité de la philosophie, nul, alors, ne l’a mieux montré que Kant, dans la Critique de la raison pure. I1 suffit de songer au sort fait dans (( la dialectique transcendantale )) à ce qu’il pense comme un (( besoin de la raison », et à l’hommage qu’il rend à Platon. Platon remarquait fort bien que notre faculté de connaissance éprouve un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler simplement des phénomènes, suivant les lois de l’unité synthétique, pour pouvoir les lire comme expérience, et que notre raison s’élève naturellement à des connaissances trop hautes, pour qu’un objet que l’expérience est capable de donner puisse jamais y correspondre, mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont nullement de simples chimères 14. O n ne peut donc reprocher à la philosophie critique de prôner ’simplement la reconnaissance bornée de ce qui est. Mais la critique de Holderlin se répercute sur le statut même de la raison. Il la juge inapte à produire une (( philosophie )) telle que la Grèce en donne le modèle, dès lors que ne lui apparaît pas l’idéal de la beauté. Ainsi la raison n’est-elle pas autonome. Déjà dans la lettre précédemment signalée, il exposait à son frère que les principes de la raison devraient être ramenés à l’idéal de la beauté, (( le fondement de tout ». Or en assignant une telle place à la raison, c’est en même temps le projet idéaliste fichtéen de donner à la philosophie la forme d’un système absolu que Holderlin récuse, s’il est vrai que celui-ci doit trouver son fondement absolu, son premier principe, dans la raison. Ceci nous indique déjà combien le roman Hypérton porte la trace du travail critique théorique effectué par Holderlin dans sa correspondance et dans ses essais, sans que nous puissions ici nous livrer à une analyse détaillée de leur contenu. Mais dans le roman, la critique se fait encore plus sobrement. Elle ne prend pas la forme d’une longue argumentation théorique, mais d’aphorismes que Hypérion profère de vive voix, et qui exigent d’être gardés en mémoire. C’est cette forme aphoristique qui déporte la critique au-delà d’elle-même. Comment? Cela ne se laisse penser qu’à approcher, autant que faire se peut, ce que Holderlin entend par beauté. 190 III C’est donc dans la parole de Héraclite : (( l’Un distinct en soi-même », que se recueille pour Holderlin le sens de l’être comme beauté, que seuls les Grecs étaient à même d’entendre. Cet écho des fragments héraclitéens dans le texte de Hypérion pose un premier problème d’ordre philologique. Quel accès Holderlin a-t-il p u avoir aux fragments des présocratiques, et plus particulièrement à la pensée de Héraclite? I1 revient à Uvo Holscher d’avoir répondu à cette question en montrant dans son livre, Empedokles and Holderlin, que Holderlin, Hegel et Schelling purent disposer au Stift de Tübingen d’une édition des présocratiques I s . Cela autorise au moins l’hypothèse que l’auteur de Hypérion ne lut pas la parole : (( l’Un distinct en soimême )) seulement dans le Banqaet de Platon, où il est cité non sans raillerie par le médecin Eryximaque mais aussi à même une édition, aussi imparfaite soit-elle, des textes de Héraclite. D u même coup, cela nous impose de prendre au sérieux cette lecture de Holderlin, et conformément aux exigences d’une écriture fragmentaire, de chercher à entendre ce que 1’« Un distinct en soi-même )) pouvait signifier pour Holderlin, à la lumière d’autres fragments dont il a pu avoir connaissance. I1 va sans dire que nous ne pouvons ici que proposer une approche, que devrait compléter une étude philologique plus étendue comparant nos éditions actuelles de Héraclite avec celle qui était à la disposition des élèves d u Stift dans les années 1790. Avec tous les risques d’écart que cela comporte, nous nous proposons d’entendre le sens de 1’« Un distinct en soi-même », en confrontant trois fragments dont nous donnons deux numérotations, respectivement celle de l’édition Diel Kranz et celle de Marcel Conche, et la traduction de ce dernier. Fragment 5 1, 12.5 : (< Ils ne comprennent pas comment ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi : ajustement par actions de sens contraire, comme de l’arc et de la lyre. H Fragment 48, 124 : (( Pour l’arc, le nom est vie; mais l’œuvre est mort. n Fragment 54, 126 : apparent 16. <( L’ajustement non apparent est plus fort que l’ajustement P Dans l’approche qu’il propose de l’hymne de Holderlin intitulé (( Germanie »,Heidegger, interrogeant le dire poétique de Holderlin dans l’horizon de la pensée héraclitéenne s’attache à préciser le sens d u fragment 54 dans un passage que nous requérons pour donner à notre analyse ses assises et dont nous proposons ici une traduction. L’harmonie (der Einkiang) qui n’est pas visible au regard habituel, c’est-à-dire qui reste pour lui une opposition (Gegensatz) la réduisant en miettes (auseinsanderfaiiend), cette harmonie cachée est plus puissante que l’harmonie visible, plus puissante, car elle est la puissance propre de l’être comme tel [...I Mais on doit prendre encore ceci en compte : cette &ppovia - harmonie - n’est pas une harmonie indifférente, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un accord (Einstimmigkeit) sans tension, ni un arrangement (Übereinkanft) qui se fasse par ajournement conciliant des oppositions, tout au contraire, l’ouverture du conflit véritable inaugure l’harmonie. Et cela veut dire : elle maintient les puissances opposées dans leurs limites. Cette dé-limitation n’est pas limitation (Einu-hrdnkung) mais une retenue dans la limite (Entschrünkung)[...I ”. 191 Comment faut-il penser (( l’Un distinct en soi-même »? L’arc et la lyre font entendre la nécessité d’une tension. La corde de l’arc pour vibrer doit être tendue, celles de la lyre aussi, pour qu’un son soit possible. La tension apparaît comme une condition de l’harmonie. Si 1’« Un distinct en soi-même N dit l’harmonie du Tout, celle-ci n’est pas une conciliation des oppositions (le terme de conciliation impliquant l’action extérieure de ce qui concilie, et la suppression de toute tension) ni leur irrémédiable dispersion, la perte des opposés dans le multiple (il serait alors impossible de parler d harmonie ni même d’accord) mais la tension des contraires qui préserve et maintient l’unité du Tout. O u encore, si N l’Un distinct en soi-même N dit l’essence de la beauté, ce n’est pas seulement en vertu de son unité, mais avant toute chose grâce à cette différenciation interne qu’il porte en lui-même, et qui se laisse penser comme tension. I1 ne s’agit pas d’une opposition, telle qu’Aristote l’a codifiée, mais d’une relation d’un autre ordre, d’une relation vivante («l’arc, un nom : vie N), d’une relation même qui fait la vie d u Tout. Celle-ci est à comprendre comme combat (« une œuvre, mort D). Le fragment 53 dit dans ce sens : Fragment 53, 129 : U La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes; les uns, elle les fait esclaves, les autres libres. n Dès lors que dans U l’Un distinct en soi-même )) s’entend le combat qui différencie l’Un-Tout, il permet de penser l’être-ouvert entre les dieux et les hommes, le divin et l’humain. Leur être ensemble n’est pas un simple rapport d’opposition (qu’il y aurait alors à surmonter) mais d’accord dans la discorde et la différence. Le rapport du divin à l’humain et de l’humain au divin ne consiste pas dans la recherche d’une identification, dans l’effort fait pour surmonter une opposition et abolir une distance. L’un et l’autre, au contraire, ne se comprennent que dans leur relation vivante, leur rapport au Tout, auquel ni l’un ni l’autre ne s’identifient. De l’un à l’autre, il n’est pas de médiation ni de passage; chaque terme appelle l’autre comme son contraire, dans lequel il ne passe pas. Entre les deux est maintenue cette tension, sans laquelle il n’est pas de différence. La place centrale qu’occupe dans le roman la parole d’Héraclite (( l’Un distinct en soi-même N nous fait entendre comment la pensée de la différence peut rejoindre chez Holderlin une pensée de la présence finie. Dire que le divin et l’humain sont par la tension qui les maintient dans leur différence, c’est dire que toute tentative de dépasser la limite qu’elle donne à penser est une cécité à ce mouvement de différenciation qui révèle l’être comme beauté. Le passage de Heidegger précédemment cité nous est, à ce titre, tout à fait précieux. (( L’harmonie, dit-il, maintient les puissances opposées dans leurs limites. )) C’est le sens ultime de a l’Un distinct en soi-même », si nous pensons que la retenue dans la limite a pour autre nom la mesure, par opposition à l’hybris. Penser 1’«être ensemble des hommes et des dieux )), où leur mutuelle dépendance s’accorde avec la tension qui leur assigne leurs limites, c’est faire de la mesure, qui est fidélité dans la limite, la condition de l’harmonie. Fragment 43, 48 : U I1 faut éteindre la démesure plus encore que l’incendie. )) L’Év Giu<pÉpov É ~ T @est ainsi la parole où se recueille avec le plus d’éclat le sens de l’Être, parce qu’elle révèle qu’il n’est pas de Tout pensable comme harmonie, sans que la mesure soit la vérité de chacune de ses parties. Limage de l’incendie est éloquente. S’il est ce qui réduit les différences, il met en péril la différenciation. Le fragment 43, en exigeant d’être plus vigilant, de se ,garder davantage de la démesure que de l’incendie en fait, dans cette optique, un péril plus grand encore, comme si rien n’était plus préjudiciable à la vie du Tout. 192 Si tel est le sens de a l’Un distinct en soi-même )), nous saisissons mieux ce qui lie la philosophie à l’art et à la religion, et pourquoi seul un Grec pouvait inventer cette parole. Nous nous souvenons en effet de ce que Holderlin dit des dieux grecs, dans un passage déjà cité : (( Leurs dieux savent mieux que d’autres se maintenir dans l’admirable milieu de l’humain. )) La phrase, prononcée comme un aphorisme ferait presque songer aux fragments d’Héraclite : si nous savons bien entendre le verbe maintenir, elle en porte au moins l’écho. Ce que sont l’art, la religion ne peut s’entendre vraiment qu’à garder en mémoire ce qui s’en recueille dans la parole d’Héraclite. Nous ne le savions pas encore à la première lecture : ce n’est que rétrospectivement, remplis de cette parole, que nous pouvons saisir comment non seulement l’art et la religion, premiers enfants de la beauté, préparent la philosophie, mais aussi l’appellent pour que retentisse en une parole ce qu’ils sont véritablement. Les phrases que Hypérion prononce pour donner à penser l’art et la religion des Grecs retiennent quelque chose, ou du moins s’y efforcent, du hoyoç héraclitéen. Ainsi s’accentue le clivage avec la philosophie moderne. Ainsi que Heidegger nous y invite dans l’essai intitulé (( Logos )) (Heidegger, Essais e t Confe,nces), on doit penser, à l’aide du fragment 50, 1% Kcti n&v que (( l’Un distinct en soi-même )) précise, comme l’être du hoyoç. L’Un-Tout, ce n’est pas seulement ce qu’il dit, mais, d’une façon plus essentielle, la façon dont il déploie son être. Fragment 50, 1 : (( I1 est sage que ceux qui ont écouté non moi mais le discours conviennent que tout est un. )) Le fragment 50 nous donne à entendre que le h o y o ~n’est pas un instrument au service d’un sujet, qu’il s’approprie pour rendre compte de ce qui est, mais qu’au contraire son être excède celui qui parle. Ce n’est pas Héraclite qu’il s’agit d’écouter, mais le h o y o ~ c’est-à-dire , une parole qui ne peut être entendue comme position, expression d’un sujet, à plus forte raison d’un moi absolu. Aussi sommaire que soit ici notre écoute de la parole héraclitéenne, elle nous fait du moins entendre, nous semble-t-il, le point nodal de la rupture avec la philosophie moderne, qui se joue dans la (( lettre sur les Athéniens ». Notre façon de philosopher est toujours solidaire d’une compréhension (le terme est déjà inadéquat) de l’être du langage : si la philosophie moderne est inapte à dire ce qui est ici en question, c’est peut-être qu’elle comprend trop le langage comme un instrument, qu’elle prétend à une (( maîtrise )) du langage, qui va à l’encontre de ce que la parole héraclitéenne nous apprend de son être. C’est, pour le dire autrement, la façon que nous avons de philosopher qui consacre notre rupture avec la physis grecque, et introduit de la démesure dans la relation entre les hommes et les dieux. C’est aussi la façon que nous avons de parler. De même que la philosophie grecque et la figure de l’Athénien s’éclairent mutuellement, de même, comme nous l’avons déjà entrevu, la froide philosophie du nord et le peuple allemand se comprennent ensemble. Non seulement parce que la tâche considérable accomplie par la philosophie est indéniable (« Kant est le Moïse de notre nation )), écrira Holderlin quelques années plus tard), mais aussi parce qu’elles ont un manque en commun, qui tient, en dernier ressort, à la violence faite au langage. I1 est dans le roman de Holderlin très souvent question de mysologie. Dès les premières pages du roman, Hypérion laisse ainsi paraître son accablement. Et comment des mots auraient-ils apaisé la soif d e mon âine? Des mots, j’en trouverai partout; partout des nuages, Héra nulle part. Je les hais comme la mort, ces misérables compromis de quelque chose et de rien. Devant l’irréel, toute mon âme se hérisse IH. Et encore à la fin d u roman, dans une des lettres qu’il adresse à Diotima : (( Croismoi, je te le dis du fond de l’âme : le langage est chose superflue 19. )) Avant donc, et après la (( lettre sur les Athéniens »,les errances de Hypérion se traduisent par un ressentiment contre le langage. Dans l’orbite excentrique, que nous parcourons tous, et qui fait alterner la proximité et l’éloignement, qui nous écarte d’autant plus de 1’«Etre perdu pour nous )) qu’elle semblait en rapprocher davantage, notre façon de parler tient une place prépondérante. I1 n’y a sans doute pas grand-chose de commun entre les a égarements )) de Hypérion, ses refus du dialogue et du langage, et les errances de la philosophie moderne, sinon qu’ils sont chacun séparément caractéristiques d’un même temps de détresse. S’ils peuvent et doivent coexister dans le roman, c’est peut-être alors au titre de leur a excentricité )) qui n’est rien d’autre que leur inaptitude à prendre, dans le langage, une voie, un chemin, susceptibles de (( rétablir l’Être perdu )) l’Ëv ~ ~nolv l du i monde, auquel (( nous nous sommes arrachés ». Mais alors, que l’Un distinct en soi-même )) révèle l’être du h o y o ~donne , aussi à entendre, plus précisément qye nous ne l’avons fait jusqu’ici comment la philosophie (( est sortie de la poésie d’un Etre divin infini ». Elle a non seulement l’intuition de l’être absolu comme beauté; mais encore elle est la plus fidèle à l’être du hbyoç. Parler de la (( poésie d’un Etre divin infini », c’est mettre en évidence que le h6yoç dont elle est la gardienne n’est pas le fait d’un sujet, qu’il ne se réduit pas à une (( expression )) de l’homme. En cela réside la mesure, qui est son propre. Ou, encore la philosophie tient sa destination de la poésie, en ce que l’accord avec le hoyoç, où œuvre cette dernière, est la figure la plus parlante de la mesure. IV Mais la perte de l’Être, qui se trouve consacrée par l’oubli du hoyoq grec, et donc de l’être du langage, est aussi la perte de la beauté. Le titre de notre travail le laissait déjà entendre, et trouve ici son explication : Les critiques que Holderlin porte à la philosophie moderne pourraient se condenser en une question : y a-tlil une beauté pour la philosophie, telle que l’écrivent Kant et Fichte? Dès lors que 1’Etre est perdu pour elle, n’est-ce pas aussi de la possibilité, et même peut-être de la double nécessité d’une beauté de la philosophie et d’une philosophie de la beauté qu’il s’agit? Or pour peu qu’il soit question de la beauté, il ne faut plus seulement songer à Héraclite mais aussi à Platon. Si la figure héraclitéenne occupe une place centrale au cœur du roman, l’affirmation explicite de l’existence de l’être comme beauté, dans la Préface à l’avant-dernière version du roman )) (« I1 existe, comme beauté ») est liée à la reconnaissance d’une dette envers Platon. Je crois qu‘à la fin nous nous écrierons tous : saint Platon, pardonne-nous! Nous avons gravement péché contre toi 20. O n sait, par ailleurs, par sa correspondance, l’importance qu’eut pour Holderlin la lecture du Phèdre et celle du Banquet. Le problème est de savoir comment la beauté dont Holderlin recueille le sens dans les fragments d’Héraclite peut consonner avec celle que les textes de Platon donnent à penser. Une première lecture d u Banquet consiste à comprendre que les leçons de Diotima portent essentiellement sur la dialectique ascendante. La beauté, dont la pureté est divine, ne se voit alors qu’au terme d’une initiation, d’un effort qui revient, en son fond, à se détacher du sensible pour pouvoir appréhender les idées en tant qu’idées. Ce n’est pas de la beauté des choses d’ici-bas qu’il s’agit, mais d’une beauté accessible dans un au-delà. Après qu’ont été franchis les différents degrés de l’initiation amoureuse, qu’on est passé de 194 la conternplation des corps beaux à la contemplation de la beauté en soi, la beauté dont il s’agit n’est plus la proie du devenir, N l’homme s’est élevé de ce qui passe à ce qui demeure, du mortel à l’immortel ». Cette beauté, il ne se la représentera pas avec un visage par exemple, ou avec des mains, ni avec quoi que ce soit d’autre qui appartienne à un corps, ni non plus comme un discours ou comme une connaissance, pas davantage comme existant en quelque sujet distinct, ainsi dans un vivant soit sur la terre, soit au ciel, ou bien en n’importe quoi d’autre, mais il se la représentera plutôt en elle-même er par elle-même, éternellement jointe à elle-même par l’unicité d e la forme *’. L’Être comme beauté, dont Holderlin affirme l’existence, serait en ce sens l’idée de beauté. souveraine, pure de tout apport de la sensibilité, accessible dans un détachement de ses manifestations sensibles qui la rendent pourtant possible. Cette interprétation est-elle recevable? Holderlin peut-il avoir entendu en ce sens les textes de Platon? I1 faut, pour répondre à cette question, s’attarder sur les versions intermédiaires de Hypérion qui sont, à cet égard, très explicites. La Metrrscbe Fassung et la Jetlnesse de Hypérion racontent la rencontre d’un jeune homme et d’un sage. Un dialogue s’ébauche. Au jeune homme qui confesse avoir été (( pour la nature un tyran », et n’avoir eu confiance que dans la raison, le sage s’attache à enseigner la positivité de la finitude. C’est pour lui l’occasion d’une critique de cette école qui place la destination de l’homme dans la raison et conçoit la nature comme le matériau de sa destination morale, ce dont l’esprit, en tant qu’esprit libre, doit s’assurer la maîtrise en un combat sans fin. Si (( nous devons garder pur et sacré l’idéal de tout ce qui apparaît », cette sauvegarde est ce que ni le savoir illimité ni l’action illimitée, dans la tentative toujours repoussée à l’infini d’arracher l’homme à la finitude tie rendent possible. I1 s’agit alors de penser une corrélation plus originaire entre ce qui en nous est esprit, et ce qui lui résiste comme nature, qui introduise de l’un à l’autre un rapport où la lutte ne se conçoive plus comme histoire progressive d’une maîtrise. Sans doute, la leçon du sage est encore prononcée dans la langue de Fichte, et le rapport au philosophe d’Iéna est dans ces textes extrêmement complexe et ambivalent, mais elle donne déjà à entendre que la beauté est liée en nous à la finitude, et qu’elle nous fait une exigence de reconnaître sa positivité. Plus précisément, c’est, dans ces textes, l’idée que la nature peut être saisie comme beauté, dès lors que la finitude et la structure de la conscience sont maintenues, qu’elle est donc elus une aide qu’un moyen, qui parachève la critique du sacrifice de l’existence de 1’Etre comme beauté, au profit de l’infinitisation du savoir et de l’action. Si tu vois veriir à toi sous forme d e beauté ce que tu portes en toi de vérité, accueille-le avec gratitude car tu as besoin de l’aide d e la nature **. La Jeunesse de Hypérion et la Metrische Fassung doivent leur caractère d’ébauche à la tension entre la détermination de la nature comme objet et sa compréhension comme beauté. Tandis que la pensée holderlinienne de la beauté s’ancre déjà dans une méditation des textes de Platon, ia finitude, caractérisée comme conscience d’objet, est liée au débat de Holderlin avec la philosophie moderne. C’est cette conjonction de deux langues, de deux philosophies, celle de Fichte et celle de Platon, qui rend leur corrélation si difficile à problématiser. Elles jouent l’une contre l’autre, s’atteignent mutuellement. Mais aussi, leur conflit, le fait qu’elles doivent s’opposer l’une à l’autre, est précisément ce qui permet de saisir la nature du (( platonisme N de Holderlin. Tout le texte le confirme, et telle est la leçon du sage : il faut reconnaître la beauté dans les plus petites choses. Pour cela, il faut d’abord passer de la détermination de ce qui vient à la rencontre dans la nature comme objet à sa reconnaissance comme simple étant. Reconnaître la beauté dans les plus petites choses implique qu’on ne 195 se laisse plus aller à penser l’étant comme objet. La beauté est alors pensable comme resplendissement de l’être dans l’étant. Le beau renferme un sens caché. Interprète son sourire! Car c’est ainsi qu’apparaît à nous l’esprit qui abolit la solitude du nôtre. Dans les plus petites choses se manifeste ce qu’il y a de plus grand. La très haute effigie de tout accord vient à notre rencontre dans les’mouvements paisibles du cœur, elle s’expose ici dans le visage de cet enfant. N’entends-tu pas les mélodies du destin? Ses dissonances signifient le même 2 3 , La beauté est donc la manifestation dans les plus petites choses d’une harmonie (« la très haute effigie de tout accord »). Or c’est précisément la notion d’harmonie qui permettait de penser 1’«Un-Tout »,tel que la parole d’Héraclite en recueillait le sens. Par ailleurs, cette harmonie reste cachée à qui ne sait pas la voir, elle (( vient à notre rencontre dans les mouvements paisibles du cœur »,(( le beau renferme un sens caché ». Là encore nous entendons comme un écho de cette (( harmonie invisible plus essentielle que l’harmonie visible ». Enfin l’expression de Holderlin : (( ses dissonances signifient le même », semble bien consonner avec ces fragments où le combat est aussi un concert, la discorde une harmonie qui se cache en elle. Le plus éloigné (l’Eue, l ’ v n Tout) se manifeste dans le plus proche. Mais surtout cette manifestation de 1’Etre dans les plus petites choses, la beauté conçue comme présence de l’être dans l’étant telles que Holderlin, dès la Jeunesse de Hypérion les met au jour, permet de concilier l’ascendance héraclitéenne et l’hommage rendu à Platon, pour peu qu’on se risque à une autre lecture du Banquet. C’est ce qu’a montré Jacques Taminiaux dans la Nostalgie de la Grèce à l’aube de l’idéalisme allemand. La beauté platonicienne surgit en ce lieu où l’être se révèle en sa lumineuse présence au cœur même de l’étant qui pourtant le dérobe. La beauté n’est plus ce qui se dévoile au terme de l’initiation, comme être suprasensible. Ce n’est p l u ~ ~ l ’ ê t rstable, e fixe, donné dans l’idée et opposé au devenir, mais la présence de 1’Etre dans l’étant sensible (a dans le visage de cet enfant ») qui le recèle et le masque à la fois. Avec cette interprétation, le rôle de Diotima (celle de Platon, mais aussi celle de Holderlin) prend une dimension autre. Elle n’enseigne plus la nécessité d’un passage du sensible au suprasensible, mais apprend à voir la beauté dans les choses les plus petites, à condition qu’on ne la comprenne pas comme qualité accidentelle, contingente de l’étant, mais rayonnement de 1’Etre dans l’étant. Dire que l’homme doit (( se représenter la beauté en elle-même et par elle-même », et non U avec un visage ou avec des mains », c’est dire qu’il ne doit pas réduire la beauté à un attribut, une propriété de l’étant, mais reconnaître en elle la présence de l’être. C’est, nous semble-t-il, à la seule condition d’une semblable lecture qu’on peut comprendre pourquoi nous devons tous, et la philosophie moderne avec nous, demander (( pardon )) à Platon. Si on prêtait à Holderlin une lecture traditionnelle du Banquet et du Phèdre, on comprendrait mal comment ils peuvent jouer un tel rôle, dans le travail entrepris par Holderlin pour se dessaisir de l’idéalisme de Kant et de Fichte. I1 y aurait en outre contradiction entre le (( saint Platon, pardonne-nous )) de la (( Préface à l’avant-dernière version ... », et la méditation de la beauté qui s’effectue dans la dernière sous le signe de la pensée de Héraclite. O n yoit difficilement comment pourraient être affirmés à la fois le resplendissement de 1’Etre comme beauté, vérité de l’Un-Tout, et la récusation du sensible au profit d’un royaume des idées. I1 n’y a, en effet, pas grand-chose de commun entre (( l’Un distinct en soi-même )) et la dialectique ascendante du platonisme traditionnel. Enfin, on peut difficilement croire que de l’avant-dernière version à la dernière, la référence à Héraclite ait récusé la fidélité à Platon, d’autant plus qu’à d’autres égards (notamment grâce à la figure de 196 Diotima) les références au Phèdre et au Banquet sont, quoique implicites, aisément repérables dans la version définitive. Comprendre ce que signifie (( l’existence de l’être comme beauté N implique donc la double référence à la pensée d’Héraclite et à celle de Platon. L’une et l’autre se conjuguent pour rendre possible, de façon différente, une critique de la philosophie moderne. Leur conjonction peu: être confirmée par une dernière analyse : nous n’entendrions pas vraiment ce qu’est l’Eue, dont parle le roman Hypérion, si nous ne le précisions pas par la détermination de l’amour comme lien souverain de toute présence ». C’est, en effet, en tant que (( l’Un distinct en soi-même »,comme beauté, dit l’harmonie d’une unité sans défaut que l’amour, le cpihdv précise son sens. 11 est ce qui permet à l’unité de se composer dans l’opposition d’elle-même à elle-même, ce sans quoi l’être ne pourrait se rassembler dans la différenciation de soi. Ici encore nous devons convoquer la pensée de Heidegger. Dans Qu’est-ce que la philosophie?, il écrit en effet : Ceci qu’un étant s’ajointe à l’autre dans la réciprocité, que les deux sont l’un et l’autre originellement ajointés parce qu’il leur est dévolu d’être ensemble, cette harmonie est ce qui caractérise le qihciv tel que le pense Héraclite, ce qu’est aimer 24. L’amour est donc ici ce sans quoi, dans l’harmonie, la discorde ne serait pas aussi concorde. I1 est au principe de l’unité du tout. Mais dans la pensée de Holderlin, s’il renvoie indiscutablement aux fragments d’Héraclite, il se laisse encore plus facilement comprendre à la lumière du Banquet. C’est encore une fois aux pages de la Jeanesse de Hypérion qu’il faut se référer. Dans ce texte, en effet, se trouve repris comme figure de la corrélation entre finitude et beauté, le mythe du Banquet, où Diotima révèle à Socrate la Co-naissance de l’amour et de la beauté. L’amour, fils de l’abondance et de la pauvreté fut conçu le jour de la naissance d’Aphrodite au cours d’une fête qui la célébrait. Pour Holderlin, c’est le signe de ce que : ...la pauvreté d e la finitude est inséparablement unie à la surabondance de la divinité [...] Le conflit des tendances, toutes deux indispensables est harmonisé par l’amour fils d e l’abondance et de la pauvreté 2 5 . L’amour, en ce sens, est amour de la beauté. Cela ne veut pas dire qu’il est aspiration immodérée à un ailleurs, puisque la beauté ne peut être pensée comme telle. Certes, il aspire à ce que (( lui soit rendu visible l’invisible », à ce que (( lui soit proche maintenant ce qui lui était si lointain ». Mais ce dévoilement de l’invisible, cette proximité du lointain, nous l’avons vu, n’impliquent pas qu’on se détourne du visible. C’est dans le visage d’un enfant, dans la venue du printemps que l’invisible devient visible. Qu’est-ce que cet invisible? Peut-être cette harmonie qui est le propre de l’Un-Tout. L’amour alors n’est pas ce qui caractérise l’ajointement d’un étant à l’autre dans la (( réciprocité )) (le qihsiv héraclitéen), mais d’une autre façon, la relation vivante de l’être humain à ce qui l’entoure. Si la beauté est le resplendissement de l’être dans l’étant, l’amour est le saisissement par cet être, par l’harmpie invisible, l’Un-Tout que l’étant recèle et dérobe à la fois. MAaisêtre saisi par 1’Etre dans l’étant, ce n’est pas s’essayer à une contemplation de l’Etre, d’un Etre, indépendamment de l’étant. L’amour ne saurait être sa négation. Au contraire, comme le dit expressément la Jeunesse de Hypérion, il allie en lui l’impatience et l’affection. 11 affectionne l’étant parce qu’en lui seulement l’être se révèle comme beauté, et s’impatiente contre lui, parce qu’il le lui cache. Cette double conjonction de l’aspiration et de la résistance, de l’affection et de l’impatience permet de comprendre ce que Holderlin appelle (( les infinis égarements de l’amour )), dont le roman donne tant d’exemples. Ils traduisent la difficulté de l’être humain à trouver une juste mesure dans sa relation à ce qui l’entoure. 197 Une juste mesure, c’est-à-dire une parole juste, une façon de parler qui ne fasse pas violence à l’Etre, comme beauté. a Je crois qu’à la fin nous nous écrierons tous : “ saint Platon, pardonne-nous »,écrit Holderlin. Si la philosophie moderne doit se faire pardonner, c’est peut-être qu’en dépit de l’énorme travail d’éducation qu’elle accomplit, elle reste à l’encontre de cette parole. I1 n’y aurait plus de beauté pour la philosophie, aux deux sens de l’expression. D’une part, la langue de la philosophie critique et idéaliste consacre la rupture avec le h o y o ~grec, parole sans sujet. D’autre part, elle n’est pas à mêmeA,sans doute pour cette raison, de rendre compte, en une parole, de l’existence de 1’Etre comme beauté : nous l’apprendrions des Grecs. Que la beauté exige une parole mesurée harmonieuse, Hypérion en fait, dans le roman le douloureux apprentissage. C’est à Diotima, prêtresse de l’amour et de la beauté qu’il lui faut maintes fois demander pardon. Je devrais me taire, oublier et me taire. Mais la flamme me fascine jusqu’à ce que je me sois jeté contre elle pour y périr, comme la phalène. Un jour, au milieu de ces échanges sans réserve je sentis Diotima devenir de plus en plus silencieuse 26. Marc Crépon NOTES 1. Holderlin, @uvres, Gallimard, <( La Pléiade », 1967, p. 200. 2. Ibid., p. 201. 3. Holderlin, Metrisrbe Fasmng, G.St.A, t. III, p. 201. 4. Holderlin, Euvres, op. r i t . , p. 201. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 202. 7. Ibid. 8. Ibid., p. 203. 9. Ibid. 10. Ibid., p. 1150. 1 1 . Ibid., p. 268. 12. Ibid., p. 201. 13. Ibid., p. 205. 14. Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, PUF, p. 263. 1 5 . Uvo Holscher, Empedokies und Hoideriin, Insel Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1965. Selon U. Holscher, la bibliothèque de l’université de Tübingen comportait le volume de Henri Estienne ou Henricus Stephanus, le Poésis Pbiiosopbira de 1573, dans lequel on trouvait, outre une bonne moitié des vers connus d’Empédocle, les fragments d’Héraclite. Nous avons en outre la certitude qu’il s’est servi pour la rédaction de son travail de magistère d’un livre de Georg Christoph Hamberger, datant de 1756,‘Zuveriassige Nacbrirbten von den vornebmsten Scbr$tsteilern vonz Anfange der Welt bis 1500, où l’ouvrage de Stephanus se trouve mentionné dans un chapitre consacré à Empédocle. Cela nous assure au moins de ce que Holderlin avait entendu parler de cette édition et renforce la probabilité qu’il l’ait eue entre les mains. 16. Héraclite, Frugments, trad. Marcel Conche, Paris, PUF, 1986, p. 423, 425, 430. 17. Heidegger, Geramtausgabe, Francfort, Klostermann, 1980, t. XXXIX, p. 124. 18. Holderlin, Euvres, op. rit., p. 113. 19. Ibid., p. 235. 20. Ibid., p. 1150. 2 1 . Platon, Le Banquet, trad. Léon Robin, Paris, Budé, 195 1, 2 11 a,b. 22. Holderlin, L a Jeunesse de Hypérion, cité et traduit par Jacques Taminiaux in L a Nostalgie de la G è r e à I’aube de i’idéaiisme allemand, La Haye, Martinus Nijhoff, 1967, p. 154. 198 23. 24. 25. 26. Cité ibid., p. 153. Heidegger, Qu’est-ce que fa philosophie?, cité ibid., p. 151. Holderlin, La Jeunesse de Hypérion, ibid., p. 239. Holderlin, Euvres, op. rit., p. 197. La joie d’Hypérion” Jean-Luc Nancy U L’image de l’homme a des yeux, mais la lune, elle, de la lumière. a (En bleu adorable.) Bellarmin à Sélénion Voici bien longtemps, il est vrai, que Holderlin a cessé de m’écrire. Depuis lors, tant de troubles, et de si grands, ont affligé la patrie où il s’exila que je puis bien croire à la perte de quelques lettres. L’une ou l’autre, pourtant, n’aurait pas manqué de m’atteindre : il lui suffisait de le souhaiter pour employer à cet office quelque rescapé d’une armée, ou quelque réfugié chassé par la misère ou le bannissement. Combien n’en avons-nous pas vu surgir parmi nous! Quant à la nouvelle de sa mort, comment imaginer qu’elle ne me soit point parvenue par l’un des innombrables voyageurs qui font aujourd’hui le pèlerinage de ce pays désormais rendu à la paix, ou du moins, comme tant d’autres, à son pénible simulacre? I1 vit donc, crois-le bien, mais il ne vit plus pour nous, il ne vit plus pour nous parler de lui, comme je le lui avais demandé, ni pour se remettre en mémoire les heures passées. I1 vit c’est ainsi que je l’imagine - pour un présent ou pour un avenir dont nous ignorons tout, et dont peut-être il ne saurait rien nous communiquer. Nous laisse-t-il ainsi la tâche de comprendre par nous-mêmes son silence? Y a-t-il là quelque dessein à réfléchir, quelque chère énigme que nous aurions à déchiffrer? Cela même, je ne saurais le dire. Compagnons de mon temps!, m’écrivait-il un jour, ne questionnez ni le médecin ni le prêtre, si vous dépérissez au-dedans! J’ajoute désormais, pour toi et pour nous tous : ne questionnez pas non plus celui qui nous a fuis. Dans sa nuit, dans l’abîme du deuil, le pouvoir de parler se perd aussi. * 200 Ce texte reprend et prolonge une première version parue dans Les Études philosophiques (2), 1983. Quoi que j’aie pu moi-même souhaiter, et quoi que tu aies pu me suggérer ou me demander, il m’apparaît en définitive tout à fait impossible d’écrire une étude philosophique sur Holderlin. O u plus exactement, je soupçonne cette entreprise d’être vouée à de bien étroites limites - s’il est vrai par ailleurs qu’il est toujours possible d’écrire une pareille étude, et s’il est non moins vrai que la chose a été faite, à plusieurs reprises, et bien faite. Je ne citerai personne, par crainte d’offenser à la fois ton savoir en ce domaine et ta modestie. I1 est vrai que tu me priais d’examiner en particulier les liens discrètement mais étroitement noués entre Kant et Holderlin, ces liens que n’a disposés aucune proximité des personnes ni des travaux, et pas non plus à proprement parler quelque continuité de doctrine, mais qui se laissent déceler comme la secrète correspondance de deux pensées, ou qui ne sont eux-mêmes peutêtre rien d’autre que la communauté de la pensée dans l’incommensurable de deux pensées dont les sources et la nature different autant que la Prusse de la Souabe, ou que l’Allemagne tout entière de la Grèce (ainsi du moins que l’un et l’autre - mais différemment - le croyaient). En vérité, ce n’est pas d’une communauté de la pensée qu’il faudrait parler, si l’on entreprenait une telle étude. Une pareille communauté, Holderlin l’a connue à Tübingen, ou à Iéna avec Sinclair, ou à Francfort, avec Hegel encore. Avec Kant, il faudrait parler d’une mêmeté de la pensée. Une même pensée pense chez l’un et l’autre, en deçà et au-delà de l’idéalisme spéculatif, une même pensée partagée, divisée dans sa mêmeté - entre le X V I I I ~ et le XIX‘ siècle, entre la fin des Lumières et le début d’une modernité qui ne se reconnaît pas comme (( modernité )) (que ce concept soit romantique, positiviste, progressiste, ou mallarméen), mais bien comme la froide nuit des hommes, vers laquelle Hypérion se retourne encore une fois, et ne cesse pas, peut-être, de se retourner. Séiénion à Bellarmin [...I Qu’aurait pensé Kant de Hypérion, s’il l’avait lu? Qu’en a-t-il pensé, s’il l’a lu? Nous ne le saurons pas. Heinse, l’ami, et le dédicataire de Brot und Wein, plus tard, pensait en savoir quelque chose. I1 écrit en 1797, peu après la parution du premier volume : (( I1 y a là des passages d’une chaleur et d’une pénétration telles qu’elles devraient saisir le vieux Kant lui-même et le détourner de sa pure apparence de toutes choses. )) I1 écrit cela à Sommering (pour qu’il le répète à Holderlin), au D Sommering dont Kant, l’année précédente, a accompagné de remarques l’ouvrage Sur I‘organe de Pâme, et qui est le médecin des Gontard, le médecin de Diotima. Se forment ainsi, pour nous, d’étranges compositions : Kant, Hypérion, la médecine, Suzette, et l’âme (l’organe de l’âme, Holderlin s’en souviendra sans doute en parlant de l’organe de l’esprit dans l’essai Sur la manière de procéder de I’esprit poétique). Ce ne sont ni des allégories, ni des scènes que l’on pourrait reconstituer ou imaginer. Ce sont des constellations, des entrelacements arrachés à l’histoire, privés de genre et de figure. Tout ce que l’on peut dire, c’est que non seulement la pensée, mais le cœur de Holderlin côtoient Kant de bien des manières. Quelques années plus tôt, Wilhelmine, dont il eut un enfant, lui demandait de lui parler de la Critique de la faculté de juger (on a perdu, m’écrivais-tu, les notes de Holderlin sur ce livre). Au début de 94, elle lui avait apporté (( le dernier écrit paru de Kant ». Cela pouvait être Sur le lieu commun ..., ou bien De I’injuence de la lune sur le temps [...I. Bellarmin 2 Sélénion Je n’avais pas achevé de te répondre. Ce que je crains, peut-être l’as-tu soupçonné, n’a rien à voir avec ce que d’aucuns invoqueraient comme l’intouchabilité du poète, 20 1 avec la peur de massacrer le chant par le concept. Je crains que la philosophie soit encore incapable d’affronter la froide nuit des hommes. O u bien, ce qui est le même, qu’elle ne puisse guère entendre ceci : Et peu de savoir, mais de joie beaucoup Est donne aux mortels. (« Le Gothard ») Sélénion à Bellawnin [...I I1 l’a nommé, tu le sais bien, (( le Moïse de notre nation N [...I. Bellamin à Sélénion Ton insistance m’aura vaincu. Tu jugeras toi-même du bien-fondé de mes réticences, lorsque tu m’auras vu tenter de les surmonter. La mêmeté de Kant et de Hoiderlin ne leur est pas propre à la manière d’une exclusivité absolue, qui les distinguerait d’emblée à tous égards de tous les autres. Je ne pourrai te la faire apercevoir qu’en allant d’abord la chercher au sein de la communauté de l’époque tout entière, en deçà de ses partitions et de ses oppositions internes. L’époque est en effet celle de Kant, c’est-à-dire, pour ce qui fait alors époque, celle de l’exigence de l’unité inconditionnée. La Critique a tout divisé - l’empirique et l’idéal, !e théorique et le pratique -, mais elle a du même coup requiJ avec d’autant plcs de force une nouvelle production de l’unité. A partir de Kant, l’Un n’est plus rien de simple, ni de donné - mais l’objet, ou la visée de l’exigence dernière : L’expérience, dès lors qu’elle est possible, à la considérer objectivement dans sa généralité, doit constituer (en Idée) un système de connaissances empiriques possibles, selon des lois tant universelles que particulières. Car l’unité de la nature l’exige, d’après un principe de la connexion complète de tout ce qui est contenu dans cet ensemble de tous les phénomènes (« Première Introduction N à la Critique de la faruité de jager). Fichte, Schelling, Schlegel, Hegel ou Novalis partagent un même souci - et c’est le souci de l’Un. C’est-à-dire à la fois le souci de l’Un et du Tout - èn Rai panta, ce fut à Tübingen une sorte de devise commune à Hegel et à I-Iolderlin - et de la différence interne de l’Un qui doit composer la pluralité - èn diapheron heautô, (( la grande parole d’Héraclite N répétée par Hypérion. Ce qui leur est à tous arrivé, par Kant, ce qui les a commandés ou destinés, c’est la nécessité par laquelle la pensée (la philosophie, la politique, l’art) ne pouvait plus penser dans la distinction et la complémentarité du particulier et de l’universel (ainsi que Kant, malgré tout, pensait encore), mais selon la totalité, et par conséquent selon l’unité. Selon l’unité, et par conséquent, puisque l’unité doit se conquérir dans le procès multiple d u tout (et ne peut être disponible pour elle-même, à part, comme l’universel), selon l’exigence et donc la tension, le suspens, voire la déchirure de l’unité (ainsi que Kant le pensait déjà). Hypérion parle pour tous : Mais qu’est-ce que la vie divine, le ciel de l’homme, sinon de ne faire qu’un avec toutes choses? Tous ont ensemble le souci de l’être-un - de l’Être-un et de l’être-Un -, d u passage par la différence de l’Un et de la réconciliation, de l’unique réconciliation. 202 Les dissonances du monde sont comme les querelles des amants. La réconciliation habite la dispute, e t tout ce qui a été séparé se rassemble. Ce sont les mots d’Hypérion, ce sont les mots de tous. Ils ne témoignent pas, comme on le dit souvent, d’un {{ optimisme )) de Holderlin en 1779. Ils témoignent d’une très large et très contraignante nécessité de la pensée. Cette nécessité n’est rien qui soit croyance ou confiance dans l’unité, son instauration ou sa restauration. Elle répond plutôt, dans son affirmation même, à ceci que l’unité n’cst pas donnée. La réconciliation habite la dispute, mais elle n’est pas donnée, elle n’est posée ni disponible en aucun lieu, ni transcendant, ni immanent. C’est ce que signifie la perte de la Grèce, qui ne fait qu’emprunter à la nostalgie son apparence. La nostalgie n’est (presque) rien ici : elle dit la conscience d’un destin inédit - de l’inédit de tout destin - à qui rien n’est donné, que l’aspiration infinie - unendlicbes Streben - vers l’Un, c’est-à-dire, encore une fois, la non-disposition, la non-possession de l’Un, mais l’unité comme tâche, comme chemin, comme procès, comme départ et comme envoi jusqu’à nous, mon ami, et pour nous. Holderlin appartient à cette communauté réunie dans l’habitation de la réconciliation, dans la pensée de l’union et de la réunion. Ce n’est pas chez lui une pensée de la première période. Bien plus tard, il écrira pour Zirnmer : Les lignes de la vie sont opposées entre elles Comme sont les chemins, les tracés des montagnes Ce que l’on est, un Dieu pourra le compléter Avec des harmonies et la paix kternelle. La différence de Holderlin - de cet un qui differe dans l’identité de son temps, dans l’identifiable de notre temps - ne tient pas au souci de l’Un. Elle ne tient donc pas non plus - quoi qu’en aient ceux dont le pathos le sollicite sans pudeur-, à l’inverse, à une pensée de la dissonance irrémédiable, de la déchirure, d u saccage ou de l’errance purs. Ces fragments à quoi se réduit toute œuvre humaine et dont lui parle Diotima ne font pas plus un désenchantement qu’ils ne font (comme pour Novalis) un enchantement magique. Mais la pensée de l’Un, chez Holderlin, si elle comporte comme chez les autres la représentation et le désir (la représentation, donc le désir) de la figure de l’Un, de sa stature et de sa nature (la Nature, la Grèce, les Dieux), forme cependant avant tout, au plus profond, une pensée de l’inavènement de l’Un. L’inavènement n’est pas la rupture, ni l’inachèvement. I1 se distingue aussi bien d’une (( vision tragique N au sens courant de cette expression que de la projection de l’Un dans le mauvais infini d’une tâche interminable - et pourtant il se sépare tout autant du bon infini de son effectuation dialectique. L’inavènement de l’Un ne signifie pas que l’Un, n’advenant pas, ne pourrait être l’Un qu’il doit être, et s’abandonnerait à la détresse d’une pure dislocation, ou à l’épuisante et plutôt risible fuite d’une course asymptotique (ces motifs pourtant sont bien aussi chez Holderlin). Mais l’Un comme tel n’advient pas. I1 est l’Un qu’il est dans son inavènement. I1 ne compose pas l’unité de son être-un et de son inavènement, il les laisse se poser, ensemble et séparés, dans une sorte de cadence : I1 est une éclipse de toute existence, un silence de notre être où il nous semble avoir tout trouvé. I1 est une éclipse, un silence de toute existence où il nous semble avoir tout perdu, une nuit de l’âme où nul reflet d’étoile, même pas un bois pourri ne nous éclaire. C’est ainsi que Holderlin est alors, au plus près, le même que Kant - à travers leur différence extrême. .................................................................................................................................. 203 Et ceci fait toujours loi Que le monde, jour après jour, demeure un tout. Mais on dirait souvent Qu’il n’y a point entre deux grands hommes réciproque Convenance. Les voici en tout temps comme au bord d’un gouffre, l’un A côté de l’autre. («L’unique. ») .................................................................................................................................. Leur différence, on pourrait la dire en ceci : Kant se sert de la beauté pour penser l’Un; la beauté ne lui est donc rien, elle défait seulement - mais sans appel - la possibilité d’un concept de l’Un (telle est bien la pierre d’achoppement de la troisième Critique, diversement mais en somme unanimement évitée ou évacuée par les Fichte, Hegel, Schlegel, et même par Schelling). Holderlin pense la beauté à partir de l’Un : cela ne signifie pas un instant qu’il opposerait l’Un du poète à l’un inadvenu du philosophe, selon le diagramme et la dialectique bien connus, trop connus. (Au contraire, la différence de Holderlin, c’est aussi d’être le poète (( qui eut l’audace de devenir penseur », comme l’écrit D. Janicaud dans Holderlin e t la Philosophie d’après Hypérion. Mais cela signifie qu’il pense la beauté à partir de l’Un sans concept - à partir de l’Un qui n’est pas Sujet, qui n’est pas Idée ni Substance, mais de l’un qui en tant qu’un n’est pas. Que l’Un en tant qu’Un n’est pas, qu’il inadvient essentiellement, c’est ce qu’il fallait savoir lire dans la troisième Critique (tandis que les autres y cherchaient à commentaire forcé la règle ou l’esquisse d’une production de l’Un, ou tout uniment d’une production) : Or l’esprit entend en lui-même la voix de la raison, qui, pour toutes les grandeurs données, et même pour celles qui ne peuvent jamais être complètement appréhendées, mais que l’on considère cependant comme entièrement données (dans la représentation sensible) exige la totalité, par conséquent la Compréhension dans une intuition et réclame une présentation pour tous les membres d’une série continûment croissante, sans même exclure de cette exigence l’infini (l’espace et le temps écoulé), faisant bien plutôt de la pensée de l’infini (dans un jugement de la raison commune) comme entièrement donné (dans sa totalité) quelque chose d’inévitable. Cependant l’infini est absolument (et non pas simplement comparativement) grand. En comparaison avec celui-ci, tout le reste (de la même sorte de grandeur) est petit. Mais, et voici ce qui est le plus important : que l’on puisse seulement penser l’infini comme un tout, c’est là ce qui indique une faculté de l’esprit qui dépasse toute mesure des sens. II faudrait à cet effet exiger une compréhension qui livrerait une mesure en tant qu’unité possédant un rapport déterminé à l’infini, susceptible d’être exprimé en nombres; et cela est impossible. Toutefois pouvoir, sans contradiction, même seulement penser l’infini donné, ceci suppose en l’esprit humain une faculté qui est elle-même suprasensible. I1 fallait lire qu’une (( faculté qui est elle-même suprasensible », autrement dit une faculté absolument grande - un sens de l’Un - ne peut plus être elle-même une faculté, ni une, ni faculté, et ne saurait advenir que dans l’excès sur tout avènement. Toute la Critique s’épuise à discourir un tel excès, et sa nécessité. Mais Hypérion : Comment se fait-il que l’homme ait de si grands désirs? me demandais-je souvent. Que vient faire l’infini dans son cœur? L’infini? Où se situe-t-il? Qui l’a perçu? L’homme veut plus qu’il ne peut : cela, oui, pourrait bien être vrai. Tu en as fait souvent l’expérience. Mais cet état de chose est nécessaire. L’homme doit le doux, l’exaltant sentiment de sa force au seul fait que celle-ci ne s’écoule pas à son gré; il doit tous ses beaux rêyes d’immortalité, tous les fantômes immenses et charmants qui le ravissent, son Elysée et ses dieux, au seul fait que la ligne de 204 sa vie n’est pas droite, qu’il ne vole pas comme la flèche et qu’une puissance autre barre la route à celui qui fuit. [Suite] La route barrée, tu le vois bien, n’est pas un obstacle ni une entrave. Elle n’est pas non plus quelque chose qui se convertit, se relève ou se transfigure. Mais la trajectoire rompue fait advenir cela qui n’advient pas - ce n’est pas une flèche, il n’y a pas de rencontre avec une cible, cela s’interrompt et recommence : le sublime se situe moins dans la grandeur du nombre que dans le f a i t que nous parvenons en progressant à des unités de plus en plus grandes (Kant). Mais enfin ce progrès, dont nulle fin de l’histoire, nulle perfection de l’art, ne vient chez Kant accomplir proprement le concept de progrès ne va à rien qu’à son excès. Son excès même n’est pas la surabondance infinie de l’Un, puisque l’Un, l’incommensurable, n’est pas. (( Parvenir à des unités de plus en plus grandes )) ne revient pas à accroître à l’infini la somme qui serait celle de l’Un; l’infini ne se (( situe N même pas à cette extrémité : il n’est que la dissolution de toute unité. Mais l’Un n’opère pas non plus par la ruse d’une pure perte où tout, du même coup, serait gagné. Dans cette voie négative comme dans la voie positive, la richesse finale, absolue, ne pourrait comme telle qu’échoir à un sujet, c’est-à-dire à un sujet. Mais l’un du sujet - ce sujet dans le sujet plus abîmé qu’aucune substantialité, qu’aucune propriété, fût-elle celle d’un (( je transcendantal )) - ultime recours, mais vide et vacillant, chez Kant, de l’unité : (( Dans ce que nous appelons l’âme, tout est dans un continuel écoulement, et il n’y a rien de permanent, excepté peut-être (si l’on y tient absolument) le moi qui n’est si simple que parce que cette représentation n’a point de contenu et, par suite, point de divers, ce qui fait qu’elle semble représenter ou, pour mieux dire, désigner un objet simple )) -, l’un du sujet est ce qui depuis Kant sans fin se défait ou s’interdit. Ou qui se limite : (( Une puissance autre barre la route. )) L’excès sublime est l’excès de l’Un sur lui-même, la mêmeté même en tant que limite, finitude et dépose de l’identité - une dépose sans repos. N Que cette chose unique survive en moi-même ... #, N so soil dies Einzige docb micb selber iiberleben in mir ... U , ce cri d’Hypérion (est-ce un cri? est-ce seulement audible?) préserve et ne préserve pas l’unité. I1 ne la perd ni ne la gagne. Ueberleben, survivre, nous le comprenons toujours comme le maintien d’une vie au-delà de la limite, comme une perpétuation, une conservation. Mais ce pourrait bien être ... la même chose, à peine, à peu près : vivre hors de la vie, vivre sans la vie, avec la mort, donc, et sans la m o r t pourtant. Le survivre déborde à la fois le vivre et le mourir, les suppléant l’un et l’autre d’un sursaut, et d’un sursis, arrêtant la mort et la vie à la fois, y mettant fin d’un arrêt décisif, l’arrêt q u i met un terme et l’arrêt q u i condamne d’une sentence, d’un énoncé, d’une parole ou d’une surparole (Derrida, Survivre). Pourquoi Holderlin (( s’est-il », comme on dit, si longtemps (( survécu N - et sa poésie )) avec lui? Et pourquoi survit-il ainsi, non pas jusqu’à nous (comme tant d’autres (( auteurs immortels »?), mais pour nous? Pourquoi, peut-être, nous survit-il, déjà? Il s’agit là d’un débordement qui rejette dans l’insignifiance les évaluations littéraires et philosophiques, qui condamne toute célébration de Holderlin (celle-ci comme les autres). I1 ne survit pour nous qu’à ce prix. Qu’est-ce donc que déborder? et en quoi, par où, comment Holderlin débordet-il? Déborder (survivre) n’est pas entraîner hors des limites la logique de ces limites. C’est défaire la limite sur elle-même, en la gardant, en la retraçant du geste qui (( 205 l’efface (quel effacement ne retrace, nécessairement, ce qu’il efface?). C’est inclure le dedans dans le dehors, le dehors dans le dedans, mais sans expansion ni transgression de l’un ni de l’autre sans extension illégitime hors des limites de l’expérience possible. L’expérience possible de Kant - la circonscription unique sans unité dernière du phénomène, de l’apparition de tout apparaître - est l’expérience de la limite dans l’exigence de l’Un, l’exigence de l’Un dans la limite de l’expérience. - [Suite] Même dans une existence limitée, l’homme peut connaître une vie infinie, et la représentation limitée de la divinité, issue pour lui de cette existence, peut, elle aussi, Ctre infinie (Essai fragmentaire de la période d’Empédocle). Même dans une existence limitée, l’homme peut connaître une vie infinie : c’est cela survivre, c’est cela excéder. La vie infinie ne succède pas à la vie et ne la déborde pas. Mais la vie se succède et s’excède en elle, et elle déborde dans la vie. Non coerceri maximo, contineri minimo, divinum est (exergue d’Hypérion, fragment d’épitaphe d’Ignace de Loyola) : cette pensée n’est pas seulement la plus constante, la plus insistante de Holderlin. C’est sa pensée même, la pensée de la finitude. Elle n’est pas, comme chez Descartes ou chez Hegel, pensée de la finité, qui toujours rapporte l’être fini (de l’homme) à un infini qui le fonde et vers lequel il tend. Mais elle pense l’être fini comme la paradoxale, l’intenable circonscription de l’infini : le maximum est dans le minimum; il n’y a pas de dehors. L’infini déborde au-dedans : c’est toute la problématique kantienne de la (( faculté supra-sensible N de l’infini, ce qui veut dire que la pensée de la finitude est la pensée du sublime. Cette pensée n’est pas une pensée (( sublime )), mais simplement, patiemment, la pensée de l’inqualifiable unité de l’Un, de son incommensurable grandeur : I1 y a ici aussi des dieux, ils règnent, Grand est leur Mètre, pourtant il mesure volontiers à l’empan, l’homme. (« L’errant ») La pensée kantienne de la finitude et la pensée holderlinienne de l’Un sont de part en part pensée de l’homme. Elle pense (elle ne conçoit pas) l’homme à partir de l’un, et l’un comme le partage de l’homme. Ce n’est pas un cercle : c’est une conflagration. L’homme est la catastrophe de l’Un, l’Un est sa déchirure mortelle, et sa survie. .................................................................................................................................. , 206 Un signe, tels nous sommes, et de sens nul, Morts à toute souffrance, et nous avons presque Perdu notre langage en pays étranger. Car lorsqu’un débat règne au ciel A propos des humains er que les lunes Vont leur cours, imposantes, la mer Elle aussi parle et les fleuves doivent Se chercher une voie. Mais Quelqu’un demeure Indubitable. Il peut, chaque jour, changer Le cours des choses. A peine lui faut-il Un décret. Et la feuille bruit alors et, près des glaciers, les chênes Agitent leurs rameaux. Car les Maîtres du ciel n’ont point Toute-puissance. Oui, les mortels avant eux atteignent Le bord du gouffre. Ainsi l’écho change Avec eux. Le temps est long, mais voici paraître Le vrai. (« Mnémosyne », 2‘ version.) La présentation d u tragique repose principalement sur ceci que l’insoutenable, comment le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds d e l’homme deviennent U n dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illimité se purifie par une séparation illimitée. (Remarques f u r Gdipe.) Le vrai paraît inéluctablement dans la séparation illimitée d e l’homme. I1 n’y a pas d’autre lieu pour le vrai. Et pas d’autre unité pour l’homme. Rien qui puisse grandir, rien qui puisse tomber comme l’homme. I l compare souvent sa douleur ù la nuit de l ’ d î m e et son bonheur ù /’Ether, et c’est encore dire si peu! (Hypérion.) Non seulement, mon ami, nous n’avons pas fini de penser cette pensée, mais nous n’avons pas commencé. Cela ne veut pas dire, assurément, que Holderlin l’aurait pensée et que contre la loi du temps nous serions en retard sur lui. Je te le redis : n’attendons rien de lui. Kant n’avait pas pensé ce que Holderlin sut y lire, Holderlin n’avait pas pensé ce que Heidegger sut y déchiffrer. Chacun pourtant a bien pensé la pensée de l’autre. Peut-être cette pensée n’a-t-elle ni fin ni commencedent. Mais qu’appelle-t-on penser?... Oui, essayons de dire que cette pensée - la seule, peut-être, que cet âge du monde ait à penser-, on ne commence pas plus qu’on ne finit de la penser. Elle a commencé pour nous, mais ailleurs, sans nous, avec cet âge du monde mais non pas comme son fruit, ni comme sa raison ni comme son génie. Cette pensée elle-même, !a plus précise et la plus incisive, n’est pas une pensée une, avec son ordre, sa séquence et le telos de son concept. Elle commence où elle finit, elle finit là où, comme pensée, elle commence. Le trait le plus navrant a e notre époque est qu’on y croit encore, couramment, que la philosophie pourrait être l’édification d’une pensée sur le monde, le graphique hasardé d’une trajectoire de définitions, d’évaluations, d’interprétations et de prescriptions, avec quoi on pourrait mesurer, calculer, susciter ou animer lin sens. Mais l’un du sens dans le sens n’advient pas. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de sens. Mais l’inavènernent de l’un du sens est cela seul qui compte dans le sens. Que cette chose unique survive dans le seils au sens! (( Holderlin », pour nous, est le nom de cette survivance : de là qu’il s’efface et ne s’efface pas, pour nous, différemment de tous les autres. De l à l’excès d ’ o u b l i et de célébration. Hypérion - y prend-on assez garde? - est un survivant dans le présent du roman, un survivant de la guerre, de l’amour et de la philosophie. Toutes ses lettres sont l’histoire de sa vie, mais sa vie n’est pas terrninée. Elle ne l’a mené à aucun terme, qu’à elle-même - non terminée, achevée pourtant, déposée sur sa limite, sur une côte grecque. I1 la revit, il la survit. Il est lui-même au-delà de lui-même, il n’est que cette vie - cette existence limitée -, il l’est infiniment. Aussi est-il à la fois chez lui et ailleurs, avec et sans Diotima, sans cesse confronté à une fin qui ne finit rien : Arhènes était devant nous comme Lin immense naufrage, quand les rafales se sont tues et les marins enfuis, et que le cadavre d e la flotte ankantie gît méconnaissable sur les syrres; et les colonnes orphelines se dressaient à nos yeux pareilles aux troncs nus d’une forêt qui, Terte encore la veille, a brûle dans la nuit. - Ici, dit Diotima, on apprend à se raire sur son destin, bon ou mauvais. - Ici, on apprend à se raire sur tout, continuai-je. 207 Ainsi peut-être s’effectue, paradoxalement, l’exigence de l’unité e t de l’éternité en chaque moment (Essai Sur la manière de procéder de i’esprit poétique). [Suite] C’est qu’il n’y a, en vérité, d’éternité et d’unité que dans le moment, dans le passage du moment qu’est le moment lui-même (presque pareil en cela au Moment hégélien; celui-ci pourtant, moment )) de la force d’un levier, relève impeccablement tout ce dont la vérité n’est que de passer). Que le temps soit la forme d u sens interne - la forme amorphe et la substance vide du sujet -, telle est la condition kantienne, transcendantale (c’est-à-dire justement non transcendante, et pas immanente non plus : la pensée des conditions transcendantales est la pensée de la limite de la pensée), à laquelle Holderlin soumet toute la pensée de l’Un : A la limite extrême du déchirement, il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps ou de l’espace. A cette limite, il oublie, l’homme, soi-même, parce qu’il est tout entier à l’intérieur du moment; le Dieu parce qu’il n’est rien que Temps; et de part et d’autre on est infidèle, le Temps parce qu’en un tel moment il vire catégoriquement, et qu’en lui début et fin ne se laissent plus du tout rimer, l’homme, parce qu’à l’intérieur de ce moment, il lui faut suivre le détournement catégorique, et qu’ainsi par la suite il ne peut plus en rien s’égaler à la situation initiale. (Remarques sur CEdipe.) Le virage catégorique du temps n’est rien d’autre que le temps (( lui-même )), son impérieuse succession, et la séparation. L’impératif (avec l’idée de la rigueur, du tranchant) est bien entendu connoté par le (( catégorique D (et sans doute, tu le verras par la suite, plus que connoté). Mais le catégorique renvoie d’abord chez Kant (et pour l’impératif lui-même) au concept d u jugement catégorique, qui n’est rien d’autre que la simple attribution d’un prédicat à un sujet. I1 donne la pure position d’une inhérence, la propriété d’une substance. Ainsi : (( Le temps n’a rien de durable. )) De ce temps qui (( vire », tourne ou se détourne essentiellement (et l’homme avec lui), le concept s’énonce dans le titre de l’essai : Das Werden im Vergehen, a Le devenir dans le passer ». La patrie agonisante, la nature et les hommes en rant que rapport réciproque constituant un monde particulier devenu idéal et un certain rapport de choses se décomposent dans la même mesure afin que d’eux, de la génération et des forces de la nature qui subsistent et qui représentent l’autre principe de réalité, se forme un monde nouveau, une action réciproque nouvelle, quoique particulière aussi, de même que cetre agonie fut le résultat d’un monde pur mais. particulier. Car le monde de tous les mondes, le Tout qui est en tous et qui est toujours se présente seulement en tout Temps - ou dans le déclin, ou dans le moment, ou, plus génétiquement, dans le devenir du moment et au commencement d’une époque et d’un monde. Hypérion est (quand il écrit, mais il n’est que là, qu’à ce moment qui est le moment du roman) en tout temps de sa vie, et en tout temps il n’est que son devenir dans son passer, l’éclosion ou le déclin - l’éclosion, donc le déclin - de son existence particulière (et, tu viens de le lire, il n’y a pas d’existence totale). Aussi n’est-il, perpétuant son éclosion dans son déclin, que le ressouvenir - le récit que forment ses lettres : Du point de vue de la réminiscence idéale, la dissolution, en tant que nécessaire, devient, comme telle, objet idéal de la vie nouvellement éclose, regard jeté sur le 208 chemin parcouru depuis le commencement de la dissolution jusqu’au moment où la vie nouvelle permet le souvenir de ce qui est dissous; et ensuite, explication de la lacune et unification de l’antagonisme entre passé et renouveau présent, le souvenir de la dissolution. Cette dissolution idéale est dénuée de crainte. Le point initial et terminal est posé, trouvé, garanti ; aussi cette dissolution est-elle plus assurée, plus irrésistible, plus hardie; elle apparaît ainsi comme ce qu’elle est en définitive : un acte de reproduction par lequel la vie parcourt toutes ses étapes, ne s’attardant à aucune, s’abolissant à chacune d’elles pour se rétablir à la suivante, afin d’acquérir la somme tout entière. Tu as bien lu : la somme tout entière s’acquiert ainsi. Mais as-tu bien lu? la somme, c’est la dissolution. Ainsi, c’est dans le souvenir de la dissolution et du fait que ses deux extrémités sont fermement posées, que celle-ci devient l’acte infaillible, essentiellement hardi, irrépressible, qu’en définitive elle est réellement. [...I Chaque point en voie de dissolution et de création est intimement mêlé au sentiment total de la dissolution et de la création, de sorte que tout est plus intimement engrené, se touche, se lie plus profondément dans la douleur et la joie, dans la discorde et la paix, dans le mouvement et le repos, dans le formé et l’informe et qu’un feu divin agit ainsi à la place du feu terrestre. Le divin, toujours, est la discordance de l’unité et de la séparation. Le divin est donc la discordance du divin et de l’humain. Tel est le virage catégorique du divin chez Holderlin. I1 recouvre l’idée kantienne du sublime, qui est celle de la présentation de l’impossibilité de la présentation de l’Un. Mais il ne se contente pas de le recouvrir : le divin n’est plus un jugement de la subjectivité sur sa propre insuffisance, il est cette insuffisance (et en cet excès). En un sens, il la présente donc; mais en un autre sens, il opère un retrait de la présence au sein même de ce que Kant nommait (( présentation négative N (en ce sens, Holderlin accorde moins que Kant aux possibilités sublimes de la nature ou de l’art; Holderlin croit moins à la poésie...). L’existence divine (poétique) est celle du souvenir de la dissolution, parce que toute particularité se dissout, et n’existe que par ce passer - qui n’est pas un passé (être-présent dans le passé et du passé), mais le passer lui-même, sans autre vérité que son passer (« le temps, qui est la seule forme de notre intuition intérieure, n’a rien de durable, et par suite ne nous fait connaître que le changement des déterminations, et non l’objet déterminable », 1“ (( Critique »). C’est ainsi que l’Un divinement n’advient pas, mais passe et devient en passant, se remémorant mais s’excédant à nouveau, se passant et se débordant dans la remémoration elle-même. Aussi Das Werden im Vergehen revient-il presque à la fin de la Phénoménologie de l’esprit - c’est peut-être même, à très peu de chose près, exactement cette fin du Savoir Absolu, où l’Esprit se déborde dans l’écume de son infinité (mais cette quasiidentité est alors à double face, si ce n’est à double tranchant : car ce débordement de l’infinité, Hegel l’énonce par le brusque virage de son discours en la citation finale de deux vers de Schiller). (... Pourquoi Hegel n’aurait-il pas cité son ami? Ces vers, par exemple, de (( A l’Éther N : Et l’air qui donne l’âme, de ta plénitude éternelle Déborde et coule avec violence dans les veines de la vie. - ou ceux-ci, d’Empédocle : Et cherche, se sonvenant de son origine, 209 La vie, la beauté vivante, e t s’épanouit De plaisir à la présence de l’Être pur ... Oui, pourquoi Hegel.. .) La différence entre eux, ici, est peut-être inappréciable. Hegel et Holderlin opposent au temps de Kant une ressaisie du temps par le temps lui-même, la remémoration qui restitue le devenir à l’être, le périssable au divin. Tous les deux ouvrent ainsi l’âge moderne, encore voué pour nous à leur remémoration. I1 n’y a pas de différence entre eux - sinon que pour l’un c’est l’histoire, pour l’autre le poète qui effectue la remémoration, la récollection et la résurrection. Cette différence ellemême à son tour n’est rien quant à la forme ni peut-être quant à la nature de la remémoration, quant à la réappropriation du passé. I1 ne faut pas faire trop de crédit à l’inachèvement des essais de Holderlin, à leurs maladresses et aux singulières complications où s’embarrasse parfois un esprit qui n’a pas inventé, comme l’autre, la maîtrise absolue du spéculatif, mais qui n’en veut pas moins le spéculatif: la volonté, ici, engage plus que la réussite. (Je glisse ici, je passe en marge, tu le vois, de la Césure du spéculatif de Lacoue-Labarthe.) Et la réussite de Hegel engage peutêtre moins qu’on ne le croit, ou autrement, à la maîtrise - tout au moins dans la Phénoménologie. Holderlin avec Hegel et avant lui achève l’idéalisme, il l’ordonne autour de cet (( Un harmoniquement opposé n dont la formule blasonne en quelque sorte Das Werden im Vergehen. Mais la différence de l’histoire et du poète n’est pas rien quant au sujet de la remémoration, et donc de l’unification. L’histoire, le devenir de l’Esprit qui se porte de soi à sa récollection, c’est le temps lui-même qui s’unifie : la structure et le procès sont ici du Sujet. I1 n’en va pas de même du poète : il n’est pas le temps lui-même, il ne lui donne pas substance. Le poète, c’est Hypérion (Père du Soleil ou Soleil luimême, Hypérion ne s’immobilise pas au zénith, ni au nadir, il est la course du Soleil, son lever et son déclin - Hypérion dont le nom commence et finit par les mêmes lettres que Holderlin, comme le notait Joseph Claverie dans la Jeunesse de Holderlin jusqu’au roman de Hypérion, ce livre dont l’auteur mourut à la Première Guerre mondiale sans l’avoir achevé...). C’est donc aussi ce qu’en un autre sens on appellerait un (( sujet )) : c’est un individu, c’est quelqu’un, c’est une singularité. Un fragment posthume porte : (( L’apriorité de l’individuel sur le tout. )) G Poète )) désigne l’apriorité de quelqu’un, d’un quelqu’un. Mais quelqu’un n’est pas un. Même le poème intitulé (( L’unique n ne dit l’unicité du Christ que dans la multiplicité des Divins. (( Le poète n désigne l’apriorité de l’individuel qui n’est pas un, mais qui est le passage obligé (étroit, resserré, angoissant) de l’inavènement de l’Un. une mesure est là toujours, commune A tous, et chacun cependant reçoit en propre son destin. Chacun s’en va, chacun s’en vient aux lieux qu’il peut atteindre. (« Pain et Vin D) Cet a priori dont le contenu ne doit rien à Kant préserve l’essence générale de l’apriorité, c’est-à-dire du transcendantal : en lui se pense la limite de la pensée, et se pose la limite de la constitution du tout. Du tout, s’il y en a, c’est sous la condition de possibilité de l’individuel, donc de la non-totalité. En kai pan est une conjonction disjonctive. Moins en ce que l’individu serait une partie (de cela aussi, Holderlin fait douter) qu’en ce qu’il est résolument non-un. La non-unité est la condition de l’identité : Le moi n’est possible que grâce à la séparation du je et du moi. Comment pourraisje dire : Moi! sans conscience du Moi? Mais comment la conscience de soi est-elle possible? Elle l’est quand je m’oppose à moi-même, quand je me sépare de moi- 2 10 même, mais que malgré cette séparation je me reconnais dans l’opposition comme le même. Mais dans quelle mesure le même? Je peux, je dois poser la question ainsi; car sous un autre rapport il s’oppose à lui-même. Par conséquent l’identité n’est pas l’union de l’objet et du sujet qui ?e produirait sans plus, par conséquent l’identité n’est pas = 1’Etre absolu. (Essai Etre et jugement.) Mais c’est à cette condition qu’il peut y avoir aussi le tout particulier de la beauté dans l’œuvre d’art. O u plutôt : la condition de l’individualité se réalise comme beauté; ou encore : c’est la totalité singulière de la beauté qui est la condition de l’individualité, elle-même condition d u tout. La beauté se fait (( connaître n par son passage, par son passer dans le poème (le poème n’est pas la beauté, mais elle y passe). L’œuvre pour Holderlin n’est pas l’opus, ni l’infini de la Dichtung romantique, mais le lieu et le temps d’un passer, qui n’est pas le passage de la beauté, mais la beauté elle-même, dans son inconciliable mêmeté. ... Quand enfin le poète se sera rendu compte que l’antagonisme entre contenu spirituel et forme idéale d’une part, entre alternance matérielle et besoin de progression identique de l’autre, trouvent leur conciliation dans les moments de repos et les moments culminants, et que, dans la mesure où ils ne s’y peuvent concilier, c’est précisément en eux et de ce fait qu’ils deviendront sensibles et seront sentis; quand le poète aura compris cela, alors... (Essai Sur la manière de procéder de l’esprit poétique.) Alors se produit ce que dit Benjamin : (( Dans l’œuvre d’art véritable, le plaisir sait se faire insaisissable, vivre dans l’instant, s’évanouir, se renouveler N (I‘Origine du Trauerspiei). O u encore : on peut se demander si, à partir de Holderlin, la beauté durable mérite encore son nom. La beauté vire dans le passage de la beauté. << Le poète N est la singularité - catégorique - de ce virage. C’est ainsi que Holderlin pense la beauté à partir de l’Un sans concept - à partir de Kant. I1 y pense l’évanouissement même de l’Un, dont Kant malgré tout voulait toujours accueillir la présence. [Sai te] Hypérion, quand il écrit, a certes parcouru les cercles de l’expérience, à la manière classique - et romantique - des héros de son temps, et à la manière de l’Esprit hégélien. Mais il ne s’élève pas pour finir au-dessus de cette vie, et ne la quitte pas non plus. I1 la revit et la survit. I1 est ce qu’il a été : ni un héros, en vérité, ni un demi-dieu, un homme, un individu proche d u divin (de l’amour, de la Grèce, de la beauté et de la philosophie), et perdant cette proximité à mesure qu’elle lui advient. D’où vient sans doute que ce roman, contrairement à tous ses modèles ou contemporains, a si peu ou si bien vieilli, comme on dit. Hypérion raconte toujours quelque chose de nos aventures intellectuelles, de nos guerres, de nos amours, de nos révolutions, de nos retours en Grèce. N e prends pas cela pour la subjectivité d’un (( jugement littéraire ». La forme d’Hypérion est à tous égards celle de’l’aliégorie au sens que Benjamin a su dégager : l’écriture d’un monde de fragments rompus, renvoyant les uns aux autres sans former de totalité organique, la forme amorphe d u (( caractère inachevé et brisé de la physis sensible et belle », et la métamorphose des (( dieux antiques dans leur choséité morte )) (l’Origine da Trauerspiei). Hypérion n’est pas un (( personnage allégorique »,mais l’allégorie, l’écriture non-une (artificielle, voire artificieuse pour cela même). L’écriture du désastre comme l’entend Blanchot, et même comme l’écrit Blanchot : dans sa composition même ce livre est à nouveau, presque, un Hypérion. 211 Hypérion partage l’erreur, l’incertitude et la faute de tous - la brillante misère, dont parle Kant, de la culture humaine. Comme tous, il ne fait pas ce qu’il voudrait, il veut ce qu’il ne peut pas, il ne fait pas ce qu’il dit. I1 quitte Diotima pour une guerre de libération qui tourne au brigandage : Et je sais plus d’un Grec de Morée qui parlera plus tard de nos exploits à ses petits-enfants comme d’une histoire de brigands. Des bandes sanguinaires surgissent de tous côtés; la violence se déchaîne en épidémie dans toute la Morée et celui qui ne prend pas l’épée à son tour est traqué, puis abattu, au nom de notre liberté. Mais Cependant, ne te laisse jamais égarer par la compassion. Crois-moi, il nous reste toujours une joie. La souffrance vraie exalte. Qui fonde sur la détresse, s’élève. Et il est beau que nous ne commencions à sentir vraiment la liberté que l’âme dans la douleur. La liberté! celui qui comprend ce mot ... C’est un mot profond, Diotima. Il n’y a pas ici de réconciliation proprement dite. I1 n’y a, toujours, que ce qui reste dans le deuil. Ce qui reste est une joie. Cette joie est la liberté. Mais ce mot n’est compris que du poète - (et) de Diotima. Ce qui veut dire exactement l’inverse de ce qu’on croit : non pas que la liberté, seul le poète (par privilège des dieux, ou par génialité) la comprend, mais que celui qui la comprend sera nommé poète (ou Diotima). Or, qu’est-ce que comprendre la liberté? C’est affirmer seulement ceci : La loi de la liberté commande, sans nul égard au secours que peut fournir la nature. Que la nature concoure ou non à son exercice, la loi commande. Elle suppose plutôt une résistance de la part de la nature, sinon elle ne commanderait point (Essai La Loi de la liberte?. Comprendre la liberté n’est pas concevoir (et c’est de Kant, enfin, que provient la liberté inconcevable, l’inconcevable comme liberté) - ce n’est pas concevoir, mais recevoir : accueillir et supporter un ordre. C’est ici que le virage catégorique du temps, de l’homme et de la beauté se fait impératif. Holderlin, malgré tout, malgré sa soif de poésie comme belle forme - comme avènement de l’Un dans la beauté, comme philosophie réconciliée -, a tenté de penser (( le poète )) (ce nom importe peu, il est désormais à contresens : ce poiète ne produit pas. Depuis Holderlin, la poésie n’est que l’évanouissement d’une production; elle est, ou elle doit être l’ombre ou la parodie d’elle-même) comme celui qui supporte la loi, et non comme celui qui fait éclore l’Un. Que celui qui supporte la loi se rapporte à la beauté, cela, Kant ne l’a pas pensé - il l’a peut-être entrevu, mais il n’en a pas moins subordonné la beauté à la moralité. Holderlin ne subordonne - à la limite ..., mais il n’est que limite aucune des deux. En les pensant ensemble (et, peut-être, en ne pensant plus ni l’une ni l’autre comme telles), il pense l’unité qui ne peut faire l’Un. Et sa différence à Kant s’égale ici à sa différence à Hegel. Aussi est-elle en nous, pour nous, notre différence à tout notre passé, notre différence à nous-mêmes. L’Un n’advient pas, parce que la loi commande. Le commandement implique l’écart, la distance et la dureté. I1 exclut la fusion de celui qui obéit avec celui qui commande - quelque désir qu’il en ait. Et ce qui commande n’est pas un (( celui )), n’est pas un, mais - la loi (de la liberté). Nul ne donne l’ordre, quelqu’un le reçoit, c’est l’ordre d’être un; mais cet un n’advient pas chez celui que définit seulement, dans son existence limitée, le fait de recevoir cet ordre : factum rationis, disait Kant. Holderlin pense le poète comme celui qui reçoit l’ordre et le supporte : 2 12 Nommerai-je le H a u t ? Un Dieu n’aime pas l’inconvenant. Pour le saisir notre joie presque est trop petite. Souvent il faut nous taire. Ils manquent, les noms sacrés. Les cœurs battent, et le discours ferait défaut? Mais une lyre accorde à chaque heure le ton Et peut-être réjouit les célestes, qui s’approchent. Prémices ... - et ainsi le souci presque S’apaise déjà, qui venait sous la joie. Des soucis, tels, il faut, d e son gré ou non, qu’en l’âme Les porte un poète et souvent - mais les autres non! (« Retour ») I1 faut que les poètes qui sont nés d e l’esprit Eux aussi soient liés au monde. (« L’unique ))) Et c’est ppurquoi les fils d e la terre maintenant Au feu céleste sans péril trempent leur lèvre. Mais c’est à nous pourtant qu’il appartient D e rester debout, tête nue, ô poètes! (« Comme au jour d u repos D...) Pour nous, Holderlin ne devrait être rien dont nous puissions nous réclamer, ni autorité, ni modèle, ni oracle (et sa différence à tout notre passé, est aussi différence au Holderlin de Heidegger, le plus grand pourtant des Holderlin - mais Holderlin n’est pas (( grand »>.I1 est celui qui nous transmet seulement ceci : C’est à nous qu’il appartient de rester debout, tête nue. .. Ce qui nous appartient ainsi, nous ne le possédons pas, et cela nous fait souffrir. Cependant, ce qui nous revient ainsi, il faut le redire : Peu d e savoir, mais de joie beaucoup est donné aux mortels. Avec la mémoire et les stigmates de ses malheurs, dans une patrie devenue lieu d’exil, Hypérion trouve la joie. Mais la joie n’est rien qui se trouve et se ramasse. La joie est dans le deuil de la joie. Je vis maintenant à Salamine, l’île d’Ajax. J’aime cette Grèce-là par-dessus tout. Elle porte les couleurs de mon cœur. Oii que se tourne le regard, il voit une joie enterrée. Mais il lui reste encore tant d e grandeur et de grâce. [...I Je joue en pensée avec le Destin et les trois sœurs, les Parques sacrées. Mon être, ayant retrouvé une jeunesse divine, tire une égale joie d e lui-même et des choses. Ce qui reste dans le deuil n’est rien de conservé, de réservé ou de relevé. Le deuil, ici, n’est pas la déploration, qui s’achève, mais la dissolution, qui se répète avec tant de grandeur et de grâce. Ce qu’est la joie d’Hypérion n’est pas indicible : cela ne cherche pas à être dit, ni à être pensé. Cela se tait, sans se dérober, sans rien dérober ni retenir. Cette joie est l’a priori de l’apriorité même de l’individuel sur le tout. Elle e-rt la vie infinie dans une existence limitée : mais cela n’est rien, n’advient pas, et se déborde. La joie d’Hypérion passe, essentiellement, elle passe parce qu’elle awive, elle n’est qu’en arrivant - sans advenir. 2 13 Holderlin à Bellarmin Et sans cesse un désir vers ce qui n’est point Lié s’élance. I1 y a beaucoup A maintenir. I1 fant être fidèle. Laisse-moi maintenant me taire. En dire plus serait excès. Nous nous retrouverons sans doute. .................................................................................................................................. ................................................................ (Holderlin, seul, écrivant.) C’est par la joie que tu t’efforceras de comprendre le pur en général, les hommes et tous les êtres; grâce à elle que tu saisiras tout ce qui est essentiel et caractéristique, tous les enchaînements successifs; répète-toi dans leur connexion les parties composantes de cet enchaînement, jusqu’à ce que la perception vivante jaillisse à nouveau de manière plus objective de la pensée, par la joie, avant que n’intervienne le besoin; l’intelligence qui ne procède que de la nécessité est toujours biaise. D’autres fois encore, regardant la mer, je crois revoir ma vie, son flux et son reflux, ses bonheurs et ses deuils, et entendre ... .................................................................................................................................. (Bien des années plus tard) ................................................................ Astérion à Sélénion ...lorsque j’étais enfant, déjà, tu me parlais de ce Holderlin ... Peu avant mon départ, tu m’as encore cité des phrases - tu les appelais des vers - qui parlaient de feu céleste, et de dieux détournés. C’est si loin dans ma mémoire, si vite disparu, comme l’image de la Terre. Pardonne-moi, l’espace est si vaste, et la navigation délicate.. . Sélénion à Astérion Justement, je devine le ciel immense autour de toi, et je l’entends, lui. Je devine le ciel où les astres s’acheminent tandis que tu te confies à la fidélité aveugle de ton vaisseau. Lui aussi, Bellarmin me l’avait appris, lui aussi aimait à contempler l’honneur des seigneurs du ciel, et la buée d’or sous les pas du soleil. O u bien, toujours, la lune secrète, et la nuit comblée d’étoiles. Astérion Sélénion! tu me rappelles une autre phrase, que tu répétais parfois, une phrase étrange. (( Le ciel étoilé au-dessus de ma tête ... », et puis je ne sais plus, la loi, ça parlait d’une loi.. . 2 14 Sélénion Ce n’était pas lui, c’était un autre, presque le même, peut-être, mais un autre. Bellarmin m’écrivait ... Je lui demandais de me parler de ces deux-là, du poète et du philosophe ... I1 revenait toujours à Hypérion ... I1 craignait que la philosophie ne puisse pas affronter la froide nuit des hommes ... Astéri on Que dis-tu, Sélénion? Je t’entends mal. Attends, que je règle ... peut-être le relais du satellite... Séiénion Non, non, Astérion. Je murmurais, j’oubliais de parler devant le micro. Tu m’entends? Astérion Je t’entends à nouveau. Que disais-tu? N’as-tu pas dit ressemble au mien. Qui est-ce? J’ai oublié. (( Hypérion ». Ce nom Sélénion C’était quelqu’un comme toi, en un sens, toujours parti, toujours au loin. Tellement qu’on ne voyait pas de fin à son histoire. Un signe, tout au plus, et nul de sens. Est-ce que tu continues son histoire? Je ne sais pas, je ne le crois pas, mais qui suis-je pour dire cela? Je suis bien vieux pour toi, Astérion, je suis trop vieux, et comme à toi, au fond, ils me sont devenus étrangers et morts, les esprits bienheureux dont nous parlons. Sans eux, pourtant, comment gagner l’abîme? Astérion Comme tu es sombre, Sélénion! Plus sombre que le ciel que je traverse, si largement ouvert de partout que ce n’est plus un ciel, plus sombre et plus obscur aussi, si tu me permets! Mais imagine donc cette envolée, cette embardée hors des routes mêmes du ciel, la pesanteur abandonnée, et les étoiles sous mes pieds autant que sur ma tête, les étoiles toujours plus proches et toujours si lointaines ... Sélénion C’est cela même, Astérion, elles sont toujours aussi lointaines. Il le savait, lui, il savait déjà traverser les espaces - avec tant d’impatience! - dans ce silence où la Nuit se referme. Les étoiles chez lui sont,partout. ‘On pourrait dire aussi : partout, les étoiles sont chez lui, et le calme de 1’Ether. 215 Astérion I1 n’y a pas d’éther, Sélénion, tu le sais bien. I1 y a la lumière, à peine celle qui éclaire, mais le sujet du verbe (( se propager avec la vitesse de la lumière », et plus tard, peut-être, un autre vaisseau, capable de cette vitesse... au moins, des vitesses formidables, et des traversées sublimes.. . Sélénion Le ciel en sera-t-il moins infiniment ténébreux, et les dieux moins retirés? Y aura-t-il moins à entendre, et moins de mal à comprendre? I1 disait : (( Mais là-haut, la lumière, encore de nos jours, parle aux hommes. )) Tu dis qu’elle ne parle plus, qu’elle se propage seulement.. . Astérion Je ne dis pas cela! Je voulais dire au contraire qu’on saura mieux que jamais qu’il ne se peut voir rien d’immortel au ciel - tu me le disais aussi, Sélénion, et cela n’est-il pas notre joie? Oh! viens! que nous voyions l’Ouvert... (Au retow d’Astérion sur la tewe, Sélénion était mort, trèJ dgé. Astérion j t graver sur son urne funéraire : N Là-bas, devant la pacijque iune, je m’en irai.) Jean-Luc Nancy Les lumières, la France Le meurtre de l’histoire Jacques D’Hondt Perdus dans les brumes d’un présent énigmatique, nous tentons parfois de recourir à l’exemple et à l’enseignement du passé. Là encore, cependant, il nous faut errer en cherchant. Cette recherche devient émouvante quand elle retrouve les efforts d’un penseur ancien qui, obéissant à une même exigence, implora, en d’autres temps, un secours semblable. L’émotion atteint le comble lorsque l’on voit cette inquiétude s’incarner dans le poète le plus profond, Holderlin! Nos yeux fascinés ne se détachent plus de ce regard diversement étrange. Doutes Dans les (Etlures compiètes de Holderlin, éditées soigneusement par Frédéric Beissner, figurent quelques pages plus surprenantes encore que d’autres, et dont le titre, déjà, inquiète : (( Communisme des esprits D (« Communismus der Geister »). O n s’interroge sur leur authenticité, sur le sens de leur contenu, sur la pertinence de ce titre : incertitudes si grandes que beaucoup d’interprètes optent selon l’humeur et font, soit comme si elles étaient évidemment de Holderlin, soit comme si elles n’étaient évidemment pas de lui. Frédéric Beissner, prudent, les range sous la rubrique : douteux (Zweifielhafies) 2 ! C’est Franz Zinkernagel qui, le premier, publia ce texte, en même temps que des poèmes encore inédits, dans la revue Netle Scbweizer Rtlndscbau, en 1926, sous l’enseigne : (( Nouvelles trouvailles holderliniennes )) 3. 1926! cette date tardive témoigne assez de la négligence dont les manuscrits de Holderlin furent longtemps victimes. O n sait qu’il mourut en 1843 : son héritage littéraire subit le même sort que celui de son ami Hegel. Les Écrits tbéol0giqtle.i du jetlne Hegel - si mal nommés - ne furent édités par Noh1 qu’en 1907, soixante-seize ’ 2 19 ans après la mort d u philosophe, plus de cent ans après la date de leur rédaction. O r ils peuvent contribuer, dans une certaine mesure, par comparaison, à éclairer le sens d u (( Communisme des esprits )) de Holderlin. Beaucoup de manuscrits de Hegel et de Holderlin, dont l’existence fut attestée à certaines époques, sont, depuis, irrémédiablement perdus. I1 faut commenter et expliquer plus difficilement, sans eux, ce qui reste. Zinkernagel n’élève aucun doute sur la validité de sa (( trouvaille N tardive et il souligne son importance : (( Les tentatives que le poète effectue en ce qui concerne deux thèmes d’histoire spirituelle sont sans aucun doute plus importantes »... I1 rappelle à ce propos les projets d’éducation et de culture populaires qui étaient communs à Holderlin et au Hegel des Écrits théologiqzres, alors qu’ils étaient ensemble élèves de la fondation protestante de Tübingen, le fameux Stgt, et il précise : (( Dans cette esquisse et dans cet essai de rédaction d’un dialogue romancé, nous détenons peut-être le condensé du domaine de pensée qui hantait alors Holderlin. N L’occasion de cet essai de Holderlin est une promenade que les deux condisciples, accompagnés sans doute d’autres camarades, firent un jour de novembre 1790. Ho1derlin l’avait annoncée dans une lettre à sa sœur : ((Je vais faire une promenade à la chapelle de Wurmlingen, avec Hegel qui est dans la même chambre que moi 4. )) La chapelle de Wurmlingen, célèbre lieu de pèlerinage et d’excursion, a été chantée par de nombreux poètes allemands, en particulier par Uhland. Comment a-t-elle pu suggérer une méditation sur le a communisme des esprits B ? Aux yeux de Zinkernagel, l’idée principale du texte concerne les projets académiques, l’intention d’éducation qui animent les meilleurs esprits, en Allemagne, à cette époque. O n songe à cette Gelehrienrepublik dont rêve Klopstock, l’inspirateur privilégié du jeune Holderlin. Lessing, Wieland, s’enchantèrent eux aussi de semblables utopies. Une telle conformité à l’esprit de l’époque inciterait à croire en l’authenticité holderlinienne du (( Communisme des esprits ». Pourtant, Beissner le tient pour (( douteux ». O n pourrait ajouter : douteux en plus d’un sens! Douteux parce que Beissner craint qu’il ne soit pas vraiment de Holderlin. Douteux aussi parce que la doctrine qu’il porte laisse d’abord les lecteurs dans la perplexité. Et douteux encore parce que la manière même dont Beissner le met en doute suscite à son tour des réserves. Beissner justifie sa méfiance dans une note : On a aussi recueilli, dans les dossiers Holderlin de Christophe Schwab, quelques pages écrites de sa mairi [i. e. la main de Schwab]... et qui contiennent plutôt ses propres essais que des copies de poésies holderliniennes [...]. Dans le même dossier, il y a aussi quelques pièces en prose, dont il convient de contester la paternité holderlinienne [...I. On a reproduit ici le texte de trois d’entre elles >. Le travail d’édition et de commentaire effectué par Beissner appelle la reconnaissance et l’admiration. La tâche ne manquait pas de difficultés! Toutefois, en ce qui concerne ce texte particulier, on ne peut éviter quelques questions. Comment se fait-il que Beissner, pour justifier le qualificatif de (( douteux », accumule les considérations qui devraient faire passer le texte pour inauthentique, et qu’il n’avance aucun argument favorable à l’authenticité? Les motifs de rejet sont matériels, philosophiques, stylistiques : [...I La présentation extérieure du manuscrit, et déjà la manière dont le titre est placé, excluent que Holderlin en soit l’auteur, pour ne même pas parler de l’invraisemblance qu’il le soit du point de vue du style. La simple annonce, dans une lettre de la période de Tübingen, qu’« il va faire une promenade avec Hegel à la chapelle de Wurmlingen, d’où l’on a une vue si célèbre », ne peut évidemment 220 pas servir de contre-argument, aussi peu d’ailleurs que l’indication donnée par Goethe, presque sept ans après, selon laquelle celui-ci croyait avoir remarqué chez Holderlin a une certaine inclination pour It. Moyen Age n (Lettre à Schiller du 23 août 1797) ‘. Beissner traite sans doute un peu légèrement ces N contre-arguments )) éventuels. C’est son droit. Mais puisqu’il conclut, en fin de compte, à l’inauthenticité, pourquoi publiet-il le texte dans les CEuvres complètes de Holderlin? Le faux ne se confond pas avec le douteux. S’il est vraiment (( exclu )) que Holderlin soit l’auteur du (( Communisme des esprits »,si l’on ne peut imaginer aucun argument en faveur de l’authenticité, pourquoi donc l’éditeur, en présence de plusieurs pièces de prose issues du N dossier Holderlin », a-t-il retenu celle-ci et en a-t-il écarté d’autres? Pourquoi l’admet-il, bien qu’en la disqualifiant partiellement sous le titre douteux? Quel critère fonde ce choix? En bonne logique, Beissner aurait d û laisser choir ces pages dans les œuvres complètes de Christophe Schwab! Or il ne l’a pas fait. En dépit de tous les arguments philologiques contraires, il a bien senti - mais il ne l’avoue pas! - que Holderlin était pour quelque chose en cette affaire : le contenu du texte porte une coloration holderlinienne ... O n concédera volontiers à Beissner que ni l’écriture ni la mise en pages (il en est bon juge!) et encore moins le style ne semblent être de Holderlin, pas plus d’ailleurs que de Hegel. Mais un troisième compagnon a pu prendre la plume, au nom de tous, pour rendre compte d’une conversation effectivement tenue. Le projet de dialogue met d’ailleurs en scène quatre interlocuteurs. Christophe Schwab, qui a glissé ces feuillets dans un N dossier Holderlin », savait peut-être ce qu’il faisait. Premier éditeur des œuvres de Holderlin après la mort de celui-ci ’, il connaissait les difficultés et les pièges d u travail de publication, il ne confondait pas habituellement les auteurs les uns avec les autres. I1 y a du Holderlin dans ce texte, même si c’est Schwab qui l’a recopié, ou restitué. La contestation élevée par Beissner gagnerait en force probante si elle pouvait assigner au texte une autre paternité que celle de Holderlin. Beissner suggère que l’auteur est Schwab lui-même, dont on peut du moins reconnaître l’écriture B. Cette hypothèse est pourtant difficilement soutenable. Schwab a vécu de 1821 à 1883. O n ne peut guère l’imaginer capable d’écrire quelque chose de ce genre avant l’âge de vingt ans, soit vers 1840. Déjà du point de vue de l’écriture, on se demandera si l’on orthographiait encore couramment à cette date Jeyn avec un y, et Cornmunismus avec un c, comme il en va dans le manuscrit. Mais l’apparition fatidique de ce dernier mot est décisive. Beissner indique que, à son avis, le titre (( Communismus der Geister )) a été (( ajouté ultérieurement et glissé en une petite écriture serrée sur le bord supérieur de la feuille ». L’emploi d u mot communisme peut ici prêter aux malentendus les plus graves. Gardons-nous de le prendre au sens plus précis et particulier que lui a conféré l’œuvre de Marx, et encore moins au sens polémique que lui ajoute l’actualité politique de la fin du xx‘siècle! Admettons que, comme nous le croyons, ce texte date de la fin d u XVIII‘ siècle. Alors ce mot communisme sonne d’une manière bien étrange. Son usage, exceptionnel, n’est pas encore fixé. O n peut l’appliquer, à l’époque, à des objets de pensée divers, et aussi, par exemple, à une communauté d’esprits ou à une communion spirituelle. En même temps il suggère, comme nous le verrons, une sorte d’égalitarisme, une utopie communautaire semblable à celles qui florissaient sous d’autres noms, en cette fin de siècle. 22 1 Alors, si l’on crédite Holderlin, ou Hegel, ou l’un de leurs amis, de la dotation de ce titre au texte, il faut bien admettre que l’on assiste à une sorte de grande première allemande, et même à une grande première mondiale : jamais auparavant le mot communisme n’avait été utilisé en ce sens! I1 ne prendra de l’essor que dans certaines œuvres de Restif de La Bretonne, aux environs de 1795. Après avoir rappelé le rôle de Restif dans ce lancement, Jacques Grandjonc, dans un article fort bien documenté et très instructif, donne cette précision intéressante : I1 faut noter cependant,pour être complet un emploi antérieur mais non diffusé, pour cause de secret d’Etat, de. Kommtlnismus dans un des nombreux volumes infolio où sont consignés les procès-verbaux d’interrogatoired’Andreas Riedel, jacobin viennois, qui déclare, de ses théories et de celles de son ami Franz von Hebenstreit, que (( si le terme existait », il les qualifierait de (c Hebenrtreitismcls Oder Kommtlnismtls l o . Jacques Grandjonc n’indique pas la date de ces interrogatoires, mais ils ne peuvent qu’être postérieurs à 1790, après la promenade à la chapelle de Wurmlingen - et, dans la déclaration du jacobin Riedel, nous remarquons déjà le K du mot Kommanismas. En France, il faudra attendre 1839 pour que le mot commanisme réapparaisse, en ce sens, dans les écrits de Lamennais. Ces constats, et les conséquences qui s’en déduisent, permettent de forger l’hypothèse d’une grande innovation linguistique due à Holderlin lui-même ou au cercle de jeunes esprits réunis autour de lui. Rien n’interdisait alors d’appliquer ce terme à l’image d’une communauté spirituelle doublée de l’utopie imprécise et précaire d’une communauté des biens. Par contre, vers 1840, lorsque Schwab parvient à la maturité, un tel usage du mot est devenu tout à fait impossible. Qui donc, à cette date, aurait pu songer à appliquer le mot commanisme à la méditation suscitée par le paysage de la Warmlinger Kapelle? I1 avait pris désormais une teinte politique révolutionnaire, il désignait a le spectre qui hante l’Europe »,il devenait pour un vaste public l’annonce d’un dangereux avenir, il ne convenait plus au contenu du texte publié sous ce nom par Beissner. Ce contenu remarquable, bien situé dans le contexte culturel de l’extrême fin du X V I I I ~siècle, ou même des premières années du X I X ~ ,serait tout à fait anachronique vers 1840 ou 1850. I1 ne peut guère être objet de méditation que pour de jeunes penseurs, tels que Hegel et Holderlin, qui, dans le retard politique et social de l’Allemagne et du Wurtemberg où ils vivent, se posent des problèmes nouveaux en termes archaïques, mêlent les termes religieux aux thèmes nationaux ou politiques, évoquent des idées inouïes dans un décor suranné. En 1840, on ne caresse plus le rêve d’une <( nouvelle académie N ou d’une (( république des lettres ». Les idées, les images, et certains mots d’un texte suffisent à le dater. D’autres indices permettent de confirmer. Le titre du texte, qui nous surprend, conviendrait aussi bien à des fragments hégéliens de la période de Tübingen. Hegel et Holderlin poursuivent alors ensemble une réflexion très caractéristique dont les échos se font entendre dans le (( Communisme des esprits ». L’emploi du mot esprit nous avertit assez : qui donc, si ce n’est Hegel, traite alors de manière privilégiée, et presque obsessionnelle, des (( esprits )) des peuples, des (( esprits )) des religions, des (( esprits )) des époques historiques? Le commzlnisme des écrits Beissner concentrait toute son attention, comme il le devait, mais peut-être trop exclusivement, sur l’apparence objective des textes dont il avait à apprécier l’authen- 222 ticité factuelle. Beaucoup de lecteurs n’éprouvent pas le même souci, et ne s’assignent pas la même tâche. Que leur lecture ait précédé la publication des CEuvres de Holderlin par Beissner, ou qu’elle en bénéficie au contraire en y puisant une garantie jugée suffisante, ils ne se sont pas posé la question de l’authenticité. Par exemple, Rudolf Leonhard évoque le (( Communismus der Geister )) comme appartenant, sans autre réserve, à l’œuvre d u poète ”. Théodore Haering, lui, publie son livre célèbre, Hegel, sein Wollen und sein Werk, premier volume, en 1929, trois ans seulement après la <( trouvaille )) de Zinkernagel (1926). N’a-t-il connu le texte que dans cette présentation? Sans même s’inquiéter de son authenticité, il affirme d’emblée que deux des personnages annoncés au départ du dialogue, Eugène et Lothaire, sont (( sans aucun doute )) (zweqellos) Hegel et Holderlin 1 2 . Ce zwefellos contraste comiquement avec le zweifelbafi de Beissner. Ce qui frappe Haering, c’est évidemment la communauté d’inspiration du (( Communisme des esprits )) et de nombreux écrits du jeune Hegel, qu’il connaît parfaitement. C’est Z’inspiration de ces écrits divers qui est authentique, commune aux deux Stifiler et à certains de leurs condisciples. L’écriture ne fait pas grand-chose à l’affaire. Qui a recopié? Qui a pris le premier la plume pour coucher sur le papier des pensées surgies dans une conversation mémorable ? (< Le plus ancien programme de l’idéalisme allemand », que l’on attribue parfois à Holderlin, nous est parvenu dans l’écriture de Hegel 1 3 . Maintes lettres de Holderlin, par exemple le brouillon de celle qu’il adressa à Bohlendorff en novembre 1803, n’existent que dans des transcriptions, et, dans ce cas particulier, cette transcription est due à deux copistes : Schlesier et Schwab 14! Hegel, Holderlin, Schelling et leurs amis se souciaient peu, dans leur jeunesse, de déterminer la part qui revenait à chacun dans l’élaboration d’une pensée nouvelle, qu’ils voulaient universelle. Ils travaillaient en commun, élaboraient en commun leurs projets, leurs essais, ne distinguaient pas le (< mien )) du << tien ». Ce désintéressement ne durera pas, ou deviendra affectation. I1 caractérise une période de formation, alors que chacun d’entre eux ne s’est pas encore véritablement trouvé. I1 concerne des écrits qui ne manquent certes pas pour autant d’intérêt. En lui se manifeste déjà discrètement une des formes d’un (( communisme des esprits v qui ira jusqu’à l’anonymat des œuvres. I1 n’y a pas là simple négligence, ou juvénile légèreté. Ce goût de la recherche et de la création en commun se rattache à des orientations philosophiques profondes, et caractéristiques de l’époque. L’œuvre n’appartient ni à l’un, ni à l’autre, ni à personne. Elle émane, en dernière instance, d’un esprit impersonnel, supérieur, le seul créateur véritable. Cette vision du travail intellectuel relève d’un panthéisme diffus, d’un romantisme naissant, d’un idéalisme échevelé, et elle entre en contradiction, chez les mêmes hommes, avec les visées individualistes de l’émulation, de la compétition, de la concurrence. Ce (< communisme des écrits », si l’on ose lui donner ce nom, témoigne de l’esprit du temps. Il se manifestera encore dans les dernières lignes de la Prqace de la Phénoménologie de Hegel : 1.a part q u i , dans l’œuvre totale de l’esprit, revient à l’activité de l’individu ne peut être que minime. Celui-ci doit donc comme la nature de la science l’implique déjà, s’oublier d’autant plus 15... L’effacement du sujet individuel s’annoncera, parfois, plus tard, sur un ton prophétique. Ainsi dans ce Tableau littéraire de la France au X V I I I ‘ siècle, qui date de 1808, et qui reste exemplairement anonyme : 223 Peut-être viendra-t-il une époque où il n’y aura plus de grands hommes, où les progrès individuels se perdront dans les progrès collectifs, où rien ne tranchera dans la masse éclairée; et cependant cette époque, si jamais elle arrive, sera certainement la plus honorable pour l’espèce humaine, car ce sera celle où il y aura le plus de grandeur et de véritable dignité 1 6 . Fort éloigné d’une telle extrémité, Holderlin n’avait-il pas pourtant avoué, un jour, qu’il n’éprouvait plus d’attachement pour les grands hommes? En adoptant l’attitude la plus prudente, trop craintive sans doute, et en se situant encore à un haut degré de méfiance, certainement excessive, on doit d u moins, à propos du (( Communismus der Geister n, se rallier à l’estimation minimale proposée naguère par Yvon Gauthier : a Bien que ce fragment soit considéré comme douteux, on peut penser qu’il exprime fidèlement les idées de Holderlin ”. )) La cultwe popduire Quelles sont donc ces idées qui s’annoncent dans le Communisme des esprits )) et qui appartiennent en commun à Holderlin et à Hegel, pendant leur ((période de Tübingen »? Ils éprouvent tous deux le sentiment douloureux que leur peuple dort et se désagrège, pendant que le peuple français, dans son éclatante Révolution, se réveille et se rassemble vigoureusement. Idéalistes, ils reconnaissent en l’esprit seul la source de toute activité, de toute efficacité. L’esprit d’un peuple et d’un temps, à la fois Volksgeist et Zeitgeist, végète souvent dans une sorte d’inconscience : il s’agit de le réveiller, de lui faire prendre conscience de soi, de le révéler à lui-même et de le former. Le peuple français, tout au long du X V I I I ~siècle, a été alerté et exhorté par de grands esprits. C’est la tâche des intellectuels allemands que d’accomplir à leur tour la même opération auprès de leur peuple, et au bon moment. Chez le jeune Holderlin et chez le jeune Hegel, ces projets prennent une ampleur extraordinaire et deviennent, pour un temps, la source principale de leurs méditations et de leurs œuvres. C’est cette inspiration qui frappe d’abord l’attention des lecteurs du (( Communisme des esprits ». Ils y retrouvent les mêmes intentions que dans les Écrits théologiques du jeune Hegel. Les deux jeunes esprits unissent constamment les plans de formation de la conscience populaire nouvellement éveillée et les projets d’institution d’une religion populaire (Voiksreiigion), capable d’inspirer aux Allemands une mentalité (Gesinnung) d’effort, de vitalité, d’énergie : car tout cela n’est invoqué qu’en vue de l’action. Ce qui leur importe, dans la religion nouvelle dont ils rêvent, et dans la culture nouvelle qu’ils élaborent, c’est l’aptitude à susciter l’action, dans un peuple qu’ils estiment (( inerte )) quand ils le comparent au peuple français. Quand Eugène, donc, dans notre texte, imagine le <( puissant esprit )) qui devait inspirer la religion du Moyen Age, subjectivement, pour qu’elle produisît toutes ces œuvres de l’esprit, ces œuvres humaines, cet (( esprit objectif )), ces champs cultivés, ces monastères, ces cathédrales, cette confiance et cette obéissance des foules rurales et urbaines - c’est comme s’il proposait l’exemple, pour une fois autre que la religion grecque, de ce que devrait être, en des termes modernes, la religion dont il éprouve actuellement le besoin. C’est aussi le sentiment de Hegel. Comme le dit Jean Hyppolite, a Hegel insiste sur le caractère essentiel de cette religion qui est d’inspirer l’action lx». I1 convient de fournir aux citoyens, par la religion, des motifs intérieurs 224 d’agir qui soient conformes à leurs obligations civiles et juridiques extériezlres. Hegel propose clairement cette vue de la religion : I1 faut que les institutions (Anstalten) religieuses agissent (wirken) directement sur les motifs de détermination de la volonté 1 9 . Notre texte rappelle qu’au Moyen Age des institutions semblables (c ühnliche lnstituten .v) agissaient (wirkten). C’est à peu près le même vocabulaire, exprimant la même vision des conditions profondes de l’activité humaine. Cette manière d’envisager la religion seulement par rapport aux effets qu’elle est capable de produire dans la réalité objective (des actions, des œuvres, des bâtiments!), et non pas seulement dans la pure intériorité spirituelle, caractérise le point de vue commun de Holderlin et de Hegel, à cette époque de leur vie. Les anciens ordres religieux qui, au Moyen Age, remplirent cette fonction et rendirent ce service, ne Reuvent plus renaître. De toute manière, les deux luthériens ne souhaitent pas une telle résurrection. I1 convient donc d’inventer d’autres institutions qui puissent prendre le relais. A une époque où les (( lumières )) et les a sciences )) semblent triompher, il ne peut s’agir que d’instituts scientifiques, d’académies, d’une nouvelle académie )). L’illusion que le monde humain sera changé par l’instruction et l’éducation fascine le X V I I I ~siècle finissant. Que cette éducation et cette instruction s’imprègnent de religion, ni Hegel ni Holderlin ne sauraient en douter. Pour eux, la religion luthérienne évoluée, où l’on ne distingue ni prêtres ni laïcs, se confond avec la science accomplie, et surtout avec la philosophie. O n songe, à cet égard, aux affirmations ultérieures de Hegel : a Nos Universités sont nos églises », et à sa thèse constamment soutenue : a Quand le monde de la représentation est révolutionné, la réalité ne peut se maintenir telle quelle 20. )) La référence et la révérence au christianisme du haut Moyen Age, comme exemple de religion vivifiante, animatrice, unifiante, ne doivent pas plus étonner chez Holderlin et chez Hegel que, plus tard, chez Auguste Comte. Le modèle médiéval Pourtant, ce recours au Moyen Age suscite d’abord une gêne, car on connaît l’aversion de Hegel pour cette période de l’histoire. Dans sa Philosophie de l’histoire, il la charge de tous les péchés. Dans la Phénoménologie de I’esprit, il la néglige presque totalement. Comment pourrait-il s’être exercé, en compagnie de Holderlin, à une apologie du Moyen Age? N e témoignent-ils pas tous deux d’une préférence fanatique pour l’Antiquité grecque? En fait, ce point n’offre pas de difficulté. I1 faut tenir compte de la date. A Tübingen, ni Holderlin ni Hegel ne manifestent à l’égard du Moyen Age le mépris et la réprobation dont ce dernier plus tard l’accablera. Ce fait, d’ailleurs, n’a. pas été pris assez en considération, et il faudra bien tenter d’expliquer, un jour, le revirement de Hegel. I1 convient d’ailleurs de ne pas négliger autant que le souhaite Beissner, cette indication de Goethe, en 1797, selon laquelle il aurait remarqué chez Holderlin (( une certaine inclination pour le Moyen Age 2 ‘ ». Souvenons-nous, en effet, que (( le triumvirat Holderlin-Hegel-Schelling et quelques-uns de leurs amis se réunissaient aux jours dits Aldermanstage. Aldemanstage 225 et Aldermansfreunde rappellent l’esprit corporatif d u Moyen Age [...I. Dans ces séances, les amis échangeaient leurs idées sur une société nouvelle qu’ils croyaient proche, le Royaume de Dieu 22 )). Certes, il n’est pas toujours facile de démêler ce qu’il entre de sérieux et de ludique dans le comportement de jeunes étudiants. Ceux-ci, toutefois, avaient tendance, trop tendance peut-être, à se prendre au sérieux. Quand, plus tard, dans leurs lettres, ils se remémoreront mutuellement leur engagement pour le Royaume de Dieu, ce ne serait pas pour rire! Leur inclination éventuelle pour le Moyen Age n’aurait rien eu d’exceptionnel, à Tübingen, en ce temps-là. Les voyages, les lectures, la découverte des aspects déplaisants de la vie moyenâgeuse l’atténueront plus tard. Mais dans leur Wurtemberg natal, elle s’enracine dans une tradition et se conforte dans une ambiance favorable. Ici, en effet, les gens se réfèrent communément aux droits dont avaient joui !curs aïeux. Cette nostalgie se réveillera à nouveau, en 1817, lors de la session des Etats de Wurtemberg, et Hegel la critiquera, en cette occasion, au nom d’un réformisme moderniste audacieux. Sans entrer dans le détail de l’histoire Souabe, il est utile de rappeler que les principaux écrivains souabes avaient magnifié la période médiévale de leur pays, un passé de liberté et d’indépendance qui leur restait au cœur comme un regret. Charles Philippe Conz, le guide et l’ami de Holderlin et de Hegel, au Stifi, avait composé un drame, Conradin von Schwaben (1782) et un traité Sur I’esprit et l’histoire de la chevalerie dans les temps anciens (1786). Holderlin consacrera luimême un poème à Konradin, et magnifiera le Moyen Age Fn des œuvres diverses, comme, par exemple, dans Die Dehmut 2 3 ou dans Die Tek. Evoquant les légendaires coutumes et leur valeur symbolique, la parole du chevalier, son salut, sa poignée de main, gages d’intégrale confiance dans les relations humaines, Holderlin mettait en garde ses compatriotes : Malheur! Malheur! murmurent dans la tourmente les esprits de jadis, L’honnête et pure coutume de la Souabe est bannie! ............................................................................................................ Mais non! Elle n’est pas tout abolie, la loyale coutume, Elle n’est pas tout abolie au paisible pays de Souabe 24. Sont-ils des (< assassins », ceux qui laissèrent pratiquement évincer ou éliminer les mœurs anciennes, et qui se présentent ainsi démunis devant les ruines archaïques? Holderlin et Hegel ont d’abord partagé l’estime rétrospective que leurs contemporains accordaient au Moyen Age. Elle n’exclut pas l’admiration pour l’Antiquité grecque, qui se manifeste même dans le (( Communisme des esprits )) : (( Quand il me fallait quitter le libre éther de l’Antiquité pour revenir dans la nuit du présent »... Ce rappel aide à mieux comprendre le sens de cet essai de dialogue. Comme il y est précisé, il ne s’agit pas, ici, d’un respect, d’une admiration pour le contenu, la U matière )) du Moyen Age. Les romantiques, eux, afficheront cette nostalgie et voudront restaurer ce contenu aussi intégralement que possible : cette <( matière »,ces cathédrales, ces mœurs, cette vassalité, ce costume. Les Burschenschafiler 2 5 les imiteront, sur ce point, en revêtant des oripeaux surannés, ridicules. L’intérêt que Holderlin et Hegel portent au Moyen Age, dans leur jeunesse, a un tout autre sens. Leur nostalgie n’est plus ce qu’elle était chez d’autres. Ils ne songent à rien moins qu’à restaurer le Moyen Age. Dans le (( Communisme des esprits », Holderlin vante uniquement la forme dans laquelle et grâce à laquelle le contenu, à une certaine époque, est advenu. C’est la manière de l’advenir, qui l’intéresse : ce Verden im Vergehen, ce (( devenir dans la disparition )) qu’il tentera d’élucider dans un autre essai 2 6 . 2 26 Comment utiliser la forme d’un dynamisme, efficace dans le passé, pour provoquer le surgissement d’un nouveau contenu? Pour Holderlin, la forme peut demeurer, ou renaître diversement, alors que la matière toujours se perd. Matière ou contenu s’entend ici de l’ensemble des données concrètes qui caractérisent originalement et irréductiblement une époque historique. Les ordres religieux du Moyen Age ne reviendront pas, mais la force qui les animait peut se continuer ou se réactiver dans des institutions différentes, dans une (( nouvelle académie ». Les hommes et les institutions tombent, le combat de l’esprit continue 2 7 . I1 s’agit de fortifier, dans des conditions inédites, la créativité spirituelle, de susciter un nouvel esprit, différent certes de l’ancien, mais analogue à lui par sa vitalité, son énergie, son unité. Pourquoi suspecterait-on la sincérité d’un recours au Moyen Age, dans une œuvre de Holderlin, en 1790? Les circonstances d’ailleurs le justifient et le provoquent : de la terrasse de la chapelle de Wurmlingen, on n’aperçoit pas les ruines de l’Acropole, mais bien les vestiges d’un Moyen Age chrétien, (( perdu, perdu à jamais )) et qui, en son temps, avait fait preuve d’une audace que Holderlin voudrait enseigner à la Souabe moderne. L’unité de l’esprit objectif Ces considérations suffiraient sans doute à attester l’inspiration hégélo-holderlinienne de ce texte. Pourtant, elles risquent d’en masquer la signification profonde, qui importe avant tout. O n la manquerait si l’on se contentait de relever, dans le Communisme des esprits », le thème de l’éducation populaire et de la religion populaire nécessaires pour requinquer l’esprit et l’activité d u peuple Souabe. Quand on rapproche ce texte de développements théoriques hégéliens tardifs, on saisit son caractère prophétique, s’il a été écrit, comme nous le croyons, vers 1790 - ou, au contraire, sa richesse rétrospective, s’il a été rédigé plus tard, comme il est peu probable. A dire vrai, les considérations précédentes ne justifieraient que bien précairement le choix du titre qui a été donné à ce texte, d’une manière ou de l’autre, et par qui que ce soit. De fait, il porte des idées autrement importantes, et il commande bien d’autres implications. L’une de ses idées principales, c’est celle de communauté spirituelle : communauté de tous les esprits qui vivent dans une même foi, dans un même monde, parce que cette foi et ce monde expriment un même (( esprit 1) : une communauté d u divers impliquée dans l’identité du tout. Cette idée fera son chemin! Eugène est comme hanté par elle, et il réussit à la proposer en peu de mots et en quelques images. Elle suppose l’harmonie intérieure d’un monde humain, et, en conséquence, l’hypothèse qu’il existe des mondes humains différents, dans l’ordre des simultanés comme dans l’ordre des successifs. Chaque monde détient son identité propre, il suscite la communion de ceux qui y participent. Toute l’énergie de ce monde provient d’un centre et se propage à l’infini dans la plus grande variété des déterminations concrètes. Mais l’énergie centrale N maintient le ton de la mélodie originaire dans toutes les variations ». Ce qui importe à Eugène, ce ne sont pas les particularités de ces variations, ni même la nature concrète de l’esprit qui les domine et les contrôle, mais c’est cette 227 domination et ce contrôle en eux-mêmes, cette unité dialectique de l’unité et de la diversité, cette aptitude qu’a l’esprit d’une époque (Zeitgeist) à marquer de son sceau toutes les activités et toutes les œuvres de cette époque. Dans ses œuvres ultérieures, Hegel restera fidèle à cette commune intuition première, et il en déduira infatigablement toutes les conséquences : Il faut tenir fermement à cette idée qu’il n’existe qu’un seul esprit, un seul principe qui s’exprime dans 1’Etat politique comme il se manifeste dans la religion, l’art, la moralité, les mœurs sociales, le commerce et l’industrie en sorte que ces diverses formes ne se trouvent être que les branches d’un seul tronc. C’est là l’idée principale. L‘Esprit est un, c’est l’esprit substantiel d’une période, d’un peuple, d’un temps, mais qui se forme de multiples façons Cette idée se donne une magnifique illustration dans le (( Communisme des esprits n : un monde culturel unique, le Moyen Age catholique, a été formé par un esprit nouveau, (( d’une seule coulée )) : K Alles, wie aus Einem Gusse Y, : unité, homogénéité, soudaineté, dans une unité de ton. Hegel préférera l’unité de couleur : dans la totalité absolue, (( l’une des puissances est la force la plus grande, dans la couleur et la déterminité de laquelle la totalité apparaît 2 9 . . . C’est par l’unité de coloration que Marx, lui aussi, voudra illustrer l’idée qu’« une unique condition historique enveloppe toute une histoire du monde (eine Weitgeschichte) 3‘) )) : (( C’est comme un éclairage général où sont plongées toutes les couleurs et qui en modifie les tonalités particulières 3 ’ . )) Mais qu’importe le choix du mode sensible, pour l’illustration d’une idée, si les sensations diverses symbolisent entre elles : Les parfums, les couleurs et les sons se répondent! I1 y a comme une loi de corrélation des formes historiques, semblable à celle que Cuvier - autre étudiant de Wurtemberg - établissait, à la même époque, entre les formes organiques. Cette thèse selon laquelle chaque monde humain, chaque (( époque )) caractéristique, chaque culture religieuse ou nationale constitue une unité structurée dans laquelle tous les éléments se soumettent à la domination rigoureuse du tout, fait l’objet, en notre temps, de controverses ardentes 32. Ses conséquences soulèvent les passions. L’une d’entre elles se révèle plus décidément meurtrière : si chaque culture détient une identité radicalement différente de celle des autres, alors elle ne peut apparaître ou disparaître, pour l’essentiel, qu’en bloc (wie aus einem Gusse!), elle ne peut se substituer éventuellement à une autre que totalement, sans résidu. I1 n’y a donc plus ni transition, ni héritage, ni continuité de développement de l’une à l’autre, mais, au contraire, (( rupture radicale ». Si l’on adopte ce point de vue, et que l’on se remémore une belle culture passée, on ne peut alors que se sentir ((comme un criminel devant l’histoire ». Entre les diverses civilisations se creuse un abîme : eine Klufi, comme le dit Holderlin. Plus rien ne relie l’une à l’autre la culture grecque que Holderlin adore; la culture phénicienne pour laquelle Hegel éprouvera, avec Volney, une préférence ; la culture chrétienne moyenâgeuse qu’évoque la chapelle de Wurmlingen : le présent a coupé ses racines. En cette affaire, il ne s’agit pas de la destruction des œuvres. Le véritable crime est bien plus grave. Si les événements considérés relèvent principalement de l’esprit, comme le croient Holderlin et Hegel, et, donc, en quelque façon, de la connaissance; si une sorte d’âme anime la totalité, un système d’intelligibilité particulier, une 228 rationalité spécifique, alors, dans cette perspective - fondamentalement idéaliste -, on ne voit pas comment l’esprit d’une totalité culturelle nouvelle pourrait appréhender fidèlement l’esprit d’une totalité culturelle périmée. La notion même de péremption perdrait son sens. On ne saurait ni penser, ni dite le destin des choses déchues. Et l’on s’interrogerait en vain, avec Holderlin : (( Où est donc tout cela?... Compare ce temps avec le nôtre, où veux-tu donc trouver une communauté? )) Qu’est-il donc advenu du christianisme? Quel a été son destin? Voilà les questions auxquelles Hegel tentera de répondre, bientôt, notamment dans la Positivité de la religion chrétienne 3 3 et dans I’Esprit du christianisme e t son destin 34. Mais la réponse à de telles questions, et leur énoncé même, supposent qu’entre les cultures successives il y ait une sotte de communauté, dont le chercheur précisera la nature et les modalités, une sorte de (( communisme )) des esprits qui suscitent les diverses civilisations et définissent les diverses périodes de l’histoire. Devant la vallée du Neckar s’enfonçant peu à peu dans la nuit du présent allemand, Eugène a d’abord le sentiment d’un enténèbrement spirituel absolu. En le provoquant, on ne se comporte pas seulement comme un criminel devant l’histoire, qui en éliminerait certaines séquences, ou qui trancherait les liens entre les époques significatives, mais on assassine l’histoire elle-même, car on prive de toute intelligibilité le surgissement des actions et des événements dans le temps (Res gestae-Geschichte) comme on en prive aussi leur récit (Historia-Historie). Pour sauvegarder l’homme, le genre humain, l’histoire, Eugène en vient alors à proposer une sorte de compromis. Laissons les matériaux morts sombrer dans les abysses (a ce que cette époque nous a transmis », le (( matériau mort »> et préservons la forme vivante, la forme universelle de l’humaine activité : l’énergie transformatrice et créative, l’activité radicale de l’esprit, gage de continuité dans l’innovation, d’identité et de cohérence dans la diversité. Cela implique que le (( matériau mort )) lui-même puisse être encore saisi et contemplé, théorétiquement utilisé, révéré en quelque mesure : ... Vois se pencher les dquntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées ... Mais cela permet surtout d’appréhender le geste manipulateur de ces figures éphémères, la source des phénomènes historiques. Dans ce simple début d’un essai de dialogue, Eugène pose assez clairement le problème. Son propos cesse trop tôt pour qu’il puisse en proposer une solution explicite. I1 suggère seulement une issue. Nous nous interrogeons, en général, sur la manière dont on passe, ou ne passe pas, d’une culture ancienne détruite et dont on a du mal à restituer le sens, à une culture nouvelle. Eugène, lui, ne se maintient pas dans une attitude purement théorique, il adopte un point de vue pratique : devant les vestiges d’une grande culture religieuse et nationale disparue, il se demande ce qu’il faudrait faire pour instaurer une nouvelle culture religieuse et nationale, aussi efficace, aussi grande, mais différente. Comment convient-il d’agir pour créer une Allemagne moderne avec la même énergie qui se déploya dans la cité athénienne, ou dans le christianisme du haut Moyen Age, ou dans la Révolution française contemporaine. Où puiser cette énergie? I1 admet donc la réalité d’une communauté humaine, d’un (( communisme des esprits N individuels, d’une harmonie des existences, dans la belle période chrétienne : un même esprit national et religieux unissait les Souabes. Et ce constat est important. Mais il y ajoute toute autre chose lorsqu’il interroge : (( Compare maintenant cette époque avec la nôtre, où trouveras-tu une communauté? )) Car sa question se dédouble : (( Où trouveras-tu actuellement, en Souabe, une communauté de même 229 qualité? N et : Quelle communauté y a-t-il entre l’esprit de cette époque passée et celui de notre temps? )) Quel lien pourrons-nous établir entre cette lumière du passé et la nuit d’un présent qu’il s’agit d’illuminer? Le problème est celui du Vergleicbungspunkt : le point de comparaison, le (( fait comparatif ». Quelles sont les ressemblances et les différences, quel pont pouvonsnous jeter sur l’abîme qui sépare, à première vue, deux cultures et deux époques? La communauté alléguée, c’est celle qui règne synchroniquement, dans l’ordre des simultanés; et aussi celle qui règne diachroniquement, dans l’ordre des successifs. L’histoire, pour être, réclame à la fois un (( communisme )) des simultanés et un (( communisme )) des successifs. L’esprit de communauté Hegel et Holderlin vivent dans le déchirement et le conflit, dans l’émiettement et l’inertie de l’Allemagne. L’espoir d’une réconciliation, d’une réunification, d’une harmonisation les soutient. Ils rêvent de contribuer activement, par le développement de la politique et de la philosophie - et Holderlin, de plus, par le développement de la poésie -, à établir dans leur pays un a communisme des esprits ». Holderlin voudrait agir, penser, chanter, Afin qu’un peuple aimé des dieux, dans les bras de l’Ancêtre, Humainement joyeux comme au temps d’autrefois se rassemble, Et ne soit de nouveau qu’Un seul esprit commun à tous 35. I1 souligne : Un seul esprit commun à tous. En 1799, dans une lettre à son frère, il déplorera (( cette insensibilité pour l’honneur commun et pour la propriété commune, sans doute très générale chez les peuples modernes, mais qui, chez les Allemands, atteint à mon avis un degré suprême j6. Dans cette même lettre - une sorte de profession de foi -, il assigne à la poésie, complice en cela de la philosophie et de la politique, la tâche (( de rapprocher et de réunir les hommes ». Elle doit établir entre eux (( un lien qui se resserre jusqu’à devenir un tout vivant et profond aux mille articulations 37 ». I1 s’agit d’assurer l’a harmonie humaine )), ou plutôt de la rétablir, puisque, comme il le dit ailleurs, (( c’est de l’harmonie enfantine que les peuples sont un jour partis, et l’harmonie des esprits (die Harmonie der Geister) sera le début d’une nouvelle histoire du monde (Weltgesrbirbte) jK ». O n pourrait multiplier les citations de ce genre. Elles attestent la parenté, dans l’esprit de Holderlin, entre l’Harmonie der Geister et le Communisme der Geister. De cette harmonie, la Grèce antique, idéalisée, lui fournit le meilleur modèle. Lorsqu’il cherche à déterminer le point de vue auquel il nous f a u t nous placer pour observer l’Antiquité N, il souhaite qu’« en ce qui fait le fondement originel de toutes les œuvres, de tous les actes des hommes, nous nous sentions égaux et unis à tous, si grands ou si petits soient-ils 37... )). Avec une insouciante allégresse, il admet que dans (( le monde divin », tout est commun, (( l’esprit, les joies et l’éternelle jeunesse 4” », et il souhaite (( que chacun soit comme tous 4 ’ D. Réconciliation, concorde, harmonie : tous les philosophes, ou presque, n’assignèrent-ils pas ce but au genre humain? Holderlin lui confère des contours plus <( 230 précis, y insiste davantage, le fait bénéficier d’une actualité ardente, à la fin d u XVIII‘ siècle. L’éclairage spinoziste Le mot communisme, même entendu très vaguement, est-il bien choisi pour désigner cet idéal holderlinien ? O n peut légitimement le contester. Toutefois, en sa faveur, et pour éclairer l’une de ses significations, une pièce singulière mérite d’être versée au dossier. Elle concerne l’attitude sociale de Spinoza et le nom que l’on donne à cette attitude. L’intervention deSpinoza en ce débat n’est pas intempestive. Holderlin et Hegel le tenaient en haute estime. Hegel participera, peu après l’excursion de Wurmlingen, à l’édition allemande des œuvres de Spinoza, sous la direction de Paulus qui était aussi un ami de Holderlin. Hegel ne cessera de proclamer : (( Sans spinozisme, pas de philosophie! N Holderlin avait lu les fameuses Lettres de Jacobi sur la doctrine de Spinoza, dont il rédigera un commentaire précisément au cours d u semestre d’hiver 1790179 1. Holderlin et Hegel se réclamaient ensemble d u Hên kai pan, qui passait alors pour exprimer adéquatement le principe même de la métaphysique spinoziste, une sorte de panthéisme. Ont-ils prélevé dans l’œuvre de Spinoza l’une des inspirations de leur doctrine de la communauté humaine? Quelle est, sur ce point, la pensée de Spinoza? Alexandre Matheron lui a consacré un grand et beau livre : Individu e t Commanauté chez Spinoza 4 2 . Significativement, et sans qu’il se réfère le moins d u monde, semble-t-il, à l’essai de Holderlin, il ne trouve pas d’expression meilleure pour désigner l’idéal spinoziste que celle de n communisme des esprits! U Rencontre suggestive! Matheron présente ainsi le projet spinoziste : Le modèle idéal de la vie sociale, c’est donc l’union de tous les hommes en une communauté de philosophes-savants qui se donneraient la recherche du vrai pour but suprême, se transmettraient sans restriction leurs découvertes, et subordonneraient leur vie entière au perfectionnement collectif de l’intelligence humaine. Alors, vraiment, l’Humanité existerait comme un Individu unique, dont le conatus global s’exercerait sans entrave ni déformation 43. Cette communauté humaine ne comporte, de droit, aucune exclusive : Ce n’est pas seulement avec un petit nombre d’individus privilégiés que le sage peut former une communauté parfaite : c’est, virtuellement tout au ,moins, avec l’Humanité dans son ensemble. En soi, la communauté de tous les esprits est réalisée depuis toujours; il suffit de la révéler à chacun de ses membres 44. Le but final commande les comportements individuels. L’homme travaille à la réforme de la cité. (( généreux D Mais ses activités a mondaines »,désormais, se ,subordonnent à une entreprise métahistorique beaucoup plus vaste. Par-delà 1’Etat libéral (( bourgeois )) et l’étape transitoire de la vie raisonnable interhumaine, il veut instaurer le communisme des esprits 41. 23 1 L’expression communisme des esprits se voit ainsi choisie pour désigner convenablement l’effort pour (( faire exister l’Humanité entière comme une totalité consciente de soi, microcosme de l’entendement infini, au sein de laquelle chaque âme, tout en restant elle-même, deviendrait en même temps toutes les autres D 46. Défions-nous, certes, des analogies! Mais les ressemblances sont parfois si saisissantes que l’on ne peut s’interdire de les exploiter. Si l’expression communisme des esprits convient pour désigner la doctrine sociale de Spinoza, elle correspond a fortiori aux intentions et aux formules du texte de Holderlin. La communauté des biens On ne saurait accorder trop d’importance à une indication complémentaire de Matheron. I1 ajoute, dans une note : [Le communisme des esprits] impliquerait logiquement, comme le remarque A.-M. Déborine (Spinoza’s World Vzews, p. 115- 116), le communisme des biens : si le moi et le toi fusionnaient, la distinction du mien et du ,tien s’abolirait. Communisme sans lois juridiques ni contraintes institutionnelles : 1’Etatdisparaîtrait après avoir créé les conditions de sa propre inutilité 47. A ce propos, le U plus ancien programme de l’idéalisme allemand j, élaboré en commun par Holderlin, Hegel et Schelling, et conservé dans la rédaction qu’en fit Hegel, s’exprimera sans détour : Tout État est obligé de traiter l’homme libre comme un rouage mécanique; et c’est ce qu’il ne faut pas; donc il doit disparaître 48. N Quant au communisme des biens, Matheron rappelle opportunément la Lettre 44 D de Spinoza. Celui-ci cite Thalès : Toutes choses [...I sont communes entre amis, les sages sont les amis des dieux, toutes choses appartiennent aux dieux, donc toutes choses appartiennent aux sages. Spinoza commente ainsi ces propos de Thalès : D’un mot donc, ce grand sage se faisait très riche par un mépris généreux des richesses et non par leur quête sordide. I1 a toutefois montré ailleurs que, si les sages ne sont pas riches, c’est volontairement et non par nécessité 49. Holderlin, bien sûr, rattache lui aussi le (( communisme des esprits n au communisme des biens. Dans Hypérion, il lance un mot d’ordre bien proche des formules de Spinoza, et en même temps fort engagé dans le débat politique d u début du X I X ~siècle. O n éprouve chaque fois la même surprise à relire ces lignes enthousiastes. Hypérion converse familièrement avec ses camarades de combat, à la veille de la bataille décisive. Ils lui racontent leurs destinées diverses et dramatiques. Et lui, il veut élever les cœurs en évoquant les fins ultimes de la lutte acharnée qu’ils mènent ensemble. I1 prend la parole : Alors je me mets à parler des jours meilleurs : leurs yeux brillent en songeant à l’alliance qui doit nous unir, et la fière image du futur Etat libre se dessine devant eux. Tout pour tous, et chacun pour tous! Le feu joyeux qu’il y a dans cette devise galvanise mes hommes ainsi qu’un commandement divin >”... 232 Devise incendiaire, en effet, que l’on ne saurait confondre avec la banale proclamation de solidarité : (( Un pour tous, tous pour chacun! )) qui, de son côté, ne manque déjà pas d’importance sociale. L’énoncé holderlinien touche autre chose, et va loin. (( Tout pour tous )) annonce la maxime saint-simonienne: ( ( A chacun selon ses besoins. )) Sa signification subversive suscite, en France, l’indignation et la critique violente des conservateurs. Certes, le vœu de metttre tout en commun, l’exhortation au partage font écho à une tradition invétérée : (( Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun », lit-on dans les Actes des apôtres. Les contemporains de Holderlin prenaient-ils encore ces paroles au sérieux? O n déteste l’égoïsme; saint Martin coupe son manteau en deux; dans la disette, les victimes partagent tout (( comme le feraient des frères ». Ce sont là des mots qui viennent aux lèvres quand les circonstances les requièrent. (( Dieu, dit Locke, a donné le monde en commun à tous les hommes >’.)) Quel philosophe n’a pas rêvé d’un retour de 1’Age d’or, de l’enchantement des lles fortanées? Mais cette communauté reste une idée confuse, lointaine, reflet d’une réalité inaccessible, Les hommes ne s’y tiennent pas. En général, ils ne souhaitent guère revenir, ou accéder, à cette situation qui leur paraît étrange, et, quand ils y songent plus sérieusement, ils se moquent de l’égalité originaire misérable. Comme le dit Voltaire : Nos bons aïeux vivaient dans l’innocence, N e connaissant ni le tien ni le mien. Qu’auraient-ils p u connaître? Ils n’avaient rien, Ils étaient nus; et c’est chose très claire Q u e qui n’a rien n’a nul partage à faire >’. Précisément, Holderlin ne possède rien : un prolétaire. I1 envisage le partage avec plus de faveur. Cette idée gagne à cette époque une valeur et une incidence actuelles, pratiques, programmatiques. Le Cercle social, dont Hegel, d u moins, a bien connu l’activité, en a fait, à Paris, son projet 5 1 : (( Fraterniser les moyens! )) Brissot, que Holderlin et Hegel estiment, juge que (( la propriété, c’est le vol »! Un (( sansculottisme )) marginal, mais décisif, anticipateur et intempestif, voué à l’échec, mais momentanément inquiétant va s’exprimer et se développer en France. C’est lui qui, paradoxalement, dialectiquement, assurera le succès final de la révolution des possédants. Dès 1790, et après cette date, le (( partage des biens )) cesse d’être une ritournelle évangélique ou un propos de table. Le gigantesque conflit social et politique qui bouleverse la France de manière apparemment chaotique lui confère quelque précision et accentue son agressivité. L’expression holderlinienne : (( Tout pour tous »,nous semble maintenant anodine et inadéquate. Elle n’était certes pas tenue pour insignifiante et inoffensive lorsque Holderlin l’insérait dans ses œuvres. Pour s’en rendre compte, il suffit sans doute d’évoquer le commentaire qu’en faisait alors un publiciste bien oublié depuis, mais qui jouissait d’une grande notoriété auprès de ses contemporains : Adrien Lezay. Celui-ci publia en l’an IV de la République, donc e n 1795, un petit ouvrage : De la faiblesse d’un gouvernement qai commence 5 4 . I1 y déclarait : (( Les hommes qui ne veulent aucun gouvernement sont les révolutionnaires )), caractérisant ainsi par anticipation, sans le vouloir, Holder$, Hegel et Schelling qui, en 1796, envisageront la suppression pure et simple de 1’Etat. Parmi ces révolutionnaires, Lezay distingue une catégorie particulièrement absurde et dangereuse. I1 attaque avec véhémence ce qu’il appelle (( le droit antésocial de tout à tous », utilisant ainsi, pour la vilipender, la formule même que Holderlin avait 233 choisie. Lezay estime que les miséreux, les gens dénués de toute propriété sont en même temps, selon sa classification, les N a-constitutionnels )) et les (( révolutionnaires )) : (( Ils vivent, dit-il, du principe de tout 2 tous, dans un état de chose où pourtant tout est à quelqu’un 5 5 )) (c’est lui qui souligne l’expression tout à tous). En eux il dénonce le plus grand danger pour la république. I1 n’est pas impossible que Holderlin ait lu l’opuscule de Lezay, ou qu’il ait connu d u moins l’existence de ce personnage et l’orientation de sa pensée : la revue Klio avait accueilli certains de ses écrits, or elle était publiée par le grand ami de Holderlin et de Hegel, Staudlin, celui-là même qui, par l’intermédiaire de Schiller, procura au poète sa place de précepteur chez Charlotte von Kalb. Aucun doute, Holderlin savait ce qu’il faisait en glissant ces mots sulfureux dans son Hypérion. La tentation égalitariste reste constante chez Holderlin et se manifeste momentanément chez Hegel : la plupart des commentateurs l’ont dissimulée. Elle ne présente pourtant aucun danger pour notre temps, elle s’exprime en termes confus et surannés, elle se voit éclipsée par des doctrines récentes. O n reporte injustement sur elle les craintes - ou les espoirs - du xxesiècle. Bientôt Hegel, plus réaliste, constatera que (( la propriété est devenue pour nous un destin », et il en tirera toutes les conséquences doctrinales. Holderlin, lui, semble rester jusqu’au bout fidèle à un (( communisme des esprits N qui implique une communauté des biens. O n connaît l’œuvre de restitution et de réhabilitation de Holderlin que Pierre Bertaux a menée à bonne fin en France, et qui, depuis quelque temps, impose aussi ses résultats en Allemagne. I1 s’agissait pour lui de mettre en évidence, entre autres, le caractère profondément démocratique et révolutionnaire de la pensée politique de Holderlin. Mais il en découvrait en même temps d’autres aspects. L’allure partiellement (( communiste N des textes holderliniens ne pouvait échapper à un lecteur aussi vigilant. I1 est réconfortant de pouvoir en appeler à son témoignage. Dans son Holderlin, esmi de biographie intérieure, donc en 1936, déjà, Pierre Bertaux caractérisait ainsi l’attitude politique de Holderlin, et son interprétation de la Révolution française : il a suivi le progrès de l’esprit révolutionnaire jusqu’au bout, jusqu’à la proclamation du partage des biens. Ceci d’ailleurs avec la naïve violence de l’idéaliste qui confond l’idylle et la guillotine, l’âge d’or et la cité future, les bergeries grecques ou les agrestes plaisirs du préromantisme et le comité de salut public, Daphnis, SaintPreux et Robespierre 56. Bertaux en appelle, pour montrer cela, à l’Empédocle de Holderlin, qui fut écrit de 1797 à 1800. I1 commente ainsi le projet de réforme qu’à cette occasion, et par le truchement du philosophe antique, Holderlin propose à ses compatriotes, pour donner à leur Cité une vie nouvelle : Cette régénération, Empédocle en esquisse le programme positif : un programme jacobin, et même communiste. Lorsque la société, par ce bain dans le Styx, aura retrouvé son innocence primitive, le contrat social sera renouvelé sur la base de la fraternité et du partage. Bertaux traduit certains vers d’Empédocle qui ne laissent aucun doute sur le but qu’Holderlin propose : ... Alors tendez-vous les mains A nouveau, donnez votre parole et partagez les biens, 234 Alors, ô mes amis, partagez les actes et la gloire, Comme de fidèles Dioscures 57. Et, Que chacun soit comme tous! )) Partagez les biens : Theilt das Gut! Y, Ce communisme des biens s’intègre profondément au communisme des esprits. Pour l’idéalisme holderlinien, les idées mènent le monde : c’est le partage des idées qui commande le partage des biens, non l’inverse. Nous sommes dans cette (( idéologie allemande N dont Marx ridiculisera plus tard des formes excessives et anachroniques. En 1790, elle est sérieuse et efficace à sa manière, accordée aux conditions qu’impose l’époque. (( (( Le panthéisme e t Z’unité du genre humuin I1 se tisse en effet des liens subtils, devenus presque insaisissables pour nous, entre l’idéal holderlinien de communauté spirituelle et sociale, d’un côté, et le panthéisme archaïque d u poète, de l’autre. La présence de ce panthéisme dans la pensée de Holderlin et dans celle du jeune Hegel ne saurait être contestée, ni la manière dont ils le rattachaient, entre autres sources et attestations, à la doctrine de Spinoza. Ce qui est moins évident, et moins connu, c’est le genre particulier de culpabilisation du panthéisme à laquelle procéderont les premiers adversaires du communisme et du socialisme modernes. L’un des premiers textes où apparaisse, en France, le mot communisme est l’article de Jacques Dupré, (( Du communisme », dans la Revue indépendante, en 1841. Or, le premier paragraphe de cet article porte bizarrement pour titre : (( Le communisme est la politique du panthéisme S s N! Une telle assimilation s’était déjà antérieurement produite à propos du socialisme. Dans un article, lui-même anonyme, on pouvait lire, en 1831 (l’année de la mort de Hegel) : L’école de Saint-Simon a tellement fermé les yeux sur les caractères de l’homme en particulier, elle a tellement fui l’individualisme, qu’elle est allée se perdre dans le panthéisme le plus complet qui ait été encore imaginé 3 9 . Ce (( panthéisme )) se voit d’ailleurs rapidement confondu avec l’athéisme. Il s’agit là, bien sûr, d’un (( amalgame )) malignement composé par des adversaires. Pour mieux rendre répugnantes des doctrines abhorrées, on les met toutes (( dans le même sac )) : chacun subit ainsi une réprobation multipliée par celle des autres. Mais cet amalgame, s’il reste à la rigueur injustifié, ne manque pas de prétextes, et, au besoin, Holderlin lui en fournirait un. En ce poète, et aussi chez le jeune Hegel, se trouvèrent effectivement réunies une tendance au panthéisme et une inclination pour un vague communisme sentimental. Un communisme des esprits )) se trouve attesté dans l’œuvre de Spinoza, au titre de pressentiment à tout le moins. Henri Heine qui baignait dans cette ambiance culturelle prolongée, et qui connaissait bien toute cette histoire, cherchera plus tard, longuement et obstinément, à accréditer la thèse selon laquelle le grand mouvement de la philosophie allemande, tout autant que le communisme moderne, doivent beaucoup, sinon tout, à un panthéisme germanique invétéré. De fait, l’idée d’une communauté humaine diachronique se voit principalement répudiée par les théoriciens qui contestent la validité d’une conception totaliste du monde, qui pensent que (( tout est séparé D, qui poussent les ruptures historiques constatables jusqu’à la radicalité ou à l’absolutisme, et qui se sentent obligés, par cela même, à instituer des coupures infranchissables, des (( abîmes », aussi dans la synchronie. Nous ne comprendrons pas nos voisins si nous ne comprenons pas nos anciens. Nous ne saurons a faire quelque chose )) dans notre monde si nous ne récupérons pas la forme des actions et la loi des transformations qui régnèrent dans d’autres mondes, dissemblables certes, mais pas complètement étrangers. Mais, inversement, si nous perdons confiance en notre action, si nous n’envisageons plus de transformer intentionnellement le monde, si la foi en l’avenir de l’homme nous abandonne, alors nous renonçons aux explications globales du passé, nous refusons de détecter en lui une continuité profonde, nous doutons de son intelligibilité, nous n’entendons plus les leçons et les avertissements des temps anciens. Tout éclate. Le panthéisme sauvegarde imaginativement, à sa manière, l’unité et l’identité d’un monde. I1 rend précairement compte de la forme holique dans laquelle se manifeste une civilisation particulière, (( cette forme dans laquelle cela s’est produit, cette énergie et cette cohérence qui semblent se perdre à l’infini et qui pourtant mettent en accord avec le centre ce qu’il y a même de plus éloigné, et qui maintient fermement dans chaque variation le ton de la mélodie originaire »... I1 est l’avatar, premièrement religieux, d’un monisme philosophique athée. I1 a en commun avec ce dernier, une vue d u tout, une adoption nécessaire de cette idée de totalité qui est devenue suspecte à beaucoup de penseurs de la fin du xx‘siècle. I1 assure l’unité fondamentale de l’unité et de la diversité. I1 permet, si l’on en adopte le principe, le recours à une histoire qui ne soit pas une simple collection de faits et d’énoncés, même si elle est accidentée, tumultueuse et souvent trop brutale. Holderlin y associait un idéal de fraternité universelle, sans bornes dans l’espace comme dans le temps. Pourrait-on renier les hommes et les cultures passés sans trahir les hommes et les cultures présents, et sans renoncer à toute activité efficacement et intelligemment constructrice d’un avenir? En 1790, sur le parvis de la Wzlrmlinger Kapelle, des jeunes gens sentirent du moins qu’il fallait choisir. L’action actuelle a besoin que l’on récupère l’énergie du passé, comme la connaissance actuelle a besoin que l’on aille renflouer des épistémies submergées. O n peut entendre en ce sens une parole de Renan : a Les vrais hommes de progrès ont un profond respect du passé. )) I1 ne faut pas sauver seulement l’Acropole. Même le Moyen Age, Holderlin ne se résout pas à l’assassiner. Jacques D’Hondt NOTES 1. Holderlin, Samtficbe WevRe, publiées par Friedrich Beissner, Stuttgart, Kohlhammer Verlag, t. IV, vol. 1 , 1951, p. 306-309. Lire notre traduction, ci-dessous, p. 221. 2. Ibid., p. 301. 3. Neue Schweitzer Rundscbau - Wissen und Leben, 19’ année, p. 343 sq. 4. Lettre de la mi-novembre 1790. 5. Holderlin, op. rit., ibid., p. 426. 6. Ibid., p. 427. 7. Christoph Schwab édita en 1846 les (Enures complètes de Holderlin, en 2 volumes, chez l’éditeur Cotta. Une première édition avait été procurée, du vivant de Holderlin, par Uhland et Kerner. 8. Holderlin, op. rit., vol. 2, p. 804. 9. Ibid. 10. Jacques Grandjonc, U Quelques dates à propos des termes communiste et communisme », in Mots, Paris, CNRS, 1983, n ” 7 , p. 146-147. 11. Holderlin, ein Lesebuch für unsere Zeit, publié par Tilly Bergner et Rudolf Leonhard, Weimar, Volksverlag, 1960; U introduction par Rudolf Leonhard, p. 14. 12. Theodor Haering, Hegel, sein Wollen und sein Werk, Leipzig et Berlin, I, 1929, p. 37, n. 1, et p. 42-43. 13. Holderlin, Sdmtliche Werke, op. rit., vol. 1 , p. 297 et 425. 14. P. Bertaux, Holderlin ou le Temps d’un poète, 1983, p. 261. 15. Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, trad. par J . Hyppolite, éd. bilingue, Paris, Aubier, 1966, p. 169. 16. Le U Tableau littéraire de la France au XVIII‘ siècle 3, par Roland Mortier, Bruxelles, Palais des Académies, 1972, p. 140. 17. Yvon Gauthier, L’Arc et le Cercle. L’essence du langage chez Hegel et Holderlin, Desclée de Brouwer, Paris-Montréal, 1969, p. 117-1 18, n. 22. 18. Jean Hyppolite, (< Les travaux de jeunesse de Hegel », Revue de métaphysique et de morale, 1935, n,’ 3, p. 407. 19. Hegel’s Theologische Jugendschryten, éd. Nohl, Tübingen, 1907, p. 49. 20. Lettres à Neithammer du 12 juillet 1816 (in Bride von und an Hegel, t. II, Hambourg, 1953, p. 89) et du 28 octobre 1808 (ibid., t. I, 1952, p. 253). 21. Lettre à Schiller, du 23 août 1797. 22. W. Prengel, L’Évolution morale et politique de Holderlin, Casablanca, 1958, p. 16. 23. Holderlin, op. rit., vol. 1, p. 40-41. 24. Ibid., p. 56, trad. in Euvres, Gallimard, a La Pléiade », 1967, p. 8. 25. Membres des associations d’étudiants nationalistes en Allemagne, après 18 15. 26. Sous le titre : U Le devenir dans le périssable .v, in Holderlin, Euvres, op. rit., p. 651. 27. L’association d’idées entre ordre monastique et académie persistera toujours dans la pensée de Hegel : (( La condition des philosophes n’est pas encore organisée comme l’est celle des moines. Les membres des Académies constituent bien quelque chose de ce genre; mais même une classe comme celle-là - l’admission en est déterminée de l’extérieur - sombre dans l’habitude des rapports d’état, de classe. )) (Hegel, Lecons sur l’histoire de la philosophie, trad. Garniron, Paris, Vrin, 1985, p. 1258.) 28. Hegel, Histoire de la philosophie, <( Introduction », trad. par J. Gibelin, Paris, Gallimard, 1954, p. 134. 29. Hegel, Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1972, p. 101. 30. K. Marx, Le Capital, trad. française, Paris, Éd. Sociales, 1967, t . I, p. 173. 3 1. K. Marx, Contribution ù la critique de l’économiepolitique, trad. française, Paris, Éd. Sociales, 1957, p. 170. 32. J. D’Hondt, L’Idéologie de la rupture, Paris, PUF, 1978. 33. Hegel, La Positivité de la religion chrétienne, mad. Guy Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1983. 34. Hegel, L’Esprit du christianisme e t son destin, trad. Jacques Martin, Paris, Vrin, 1948. 35. (( L’archipel », in Euvres, op. rit., p. 828. 36. Ibid., p. 689. 37. Ibid., p. 691 et 692. 38. Hypérion, in ibid., p. 187 : (( Les peuples sont partis de l’harmonie de l’enfance, l’harmonie des esprits sera le point de départ d’une nouvelle phase de l’Histoire. N 39. Ibid., p. 595 (Werke, IV, 1, p. 222). 40. Ibid., p. 279. 41. Cité par P. Bertaux, Holderlin, essai de biographie intérieure, Paris, Hachette, 1936, p. 194. 42. Alexandre Matheron, individu et Communauté chez Spinoza, Paris, Minuit, 1969. 43. Ibid., p. 276-277. 44. Ibid., p. 610. 45. Ibid., p. 612. (C’est Matheron qui souligne.) 46. Ibid., p. 612. 237 47. Ibid., p. 612, n. 95. 48. Holderlin, CEuvreJ, op. rit., p. 1157. 49. Spinoza, @uvres complètes, Paris, Gallimard, (( La Pléiade », 1954, p. 1279. 50. Holderlin, ibid., p. 230. 5 1. Two Treatises of Civil Government, Livre I, 5 32-33. 52. Le mondain », in Méfanges, Gallimard, U La Pléiade n, p. 203. 53. Sur les relations de Hegel et du Cercle social, voir J. D'Hondt, Hegel secret, Paris, PUF, 1986, en particulier la 1" partie. 54. Adrien de Lezay-Marnézia : D e la faiblesse d'un gouvernement qui commence, Paris, an IV. 55. Ibid., p. 12. 56. P. Bertaux, op. rit., p. 195. (Voir Holderlin, @uvres, op. rit., p. 523.) 57. P. Bertaux, ibid. 58. L a Revue indépendante, 1841, 1, p. 337. 59. Le Semeur, 1, n"3, septembre 1831, p. 28. (( L e communisme des esprits (Cornmunismus der Geister) Johann Christian Friedrich Holderlin Thibaut et Oscar Eugène et Lothaire ESQUISSE Coucher de soleil. Chapelle. Une contrée vaste et riche. Fleuve. Forêts. Les amis. Seule la chapelle est encore dans la lumière. On en vient à parler du Moyen Age. Les ordres monastiques considérés dans leur signification idéale. Leur influence sur la religion et, en même temps, sur la science. Ces deux orientations se sont séparées, les ordres religieux se sont effondrés, mais est-ce que des institutions du même genre ne seraient pas souhaitables? Afin de démontrer leur nécessité pour notre temps, nous partons précisément du principe opposé, de la généralisation de l’incrédulité. Cette incrédulité se rattache à la critique scientifique contemporaine, qui a pris de l’avance sur la spéculation positive. Rien ne sert de se lamenter à ce propos, il s’agit de faire quelque chose. I1 faut, ou bien que la science anéantisse le christianisme, ou bien qu’elle ne fasse qu’un avec lui, car il ne peut y avoir qu’une seule vérité. I1 s’agirait donc de ne pas laisser la science tomber dans la dépendance de circonstances extérieures, et, confiant en cette unité que souhaitent et que pressentent tous ceux qui connaissent et qui aiment l’humanité, de lui ménager une existence indépendante, digne et majestueuse. Séminaires et académies en notre temps. La Nouvelle Académie. 239 * Une belle soirée touchait à sa fin. La lumière, en s’en allant, semblait ramasser encore toutes ses forces pour jeter ses derniers rayons d’or sur une chapelle qui s’élevait, dans une charmante simplicité, au sommet d’une colline couverte de prairies et de vignes. L’éclat de la lumière n’atteignait plus la vallée, au bas de la colline, et le bruissement des vagues signalait seul’la proximité du Neckar qui, à mesure que la mélodie du jour expirait, élevait d’autant plus le murmure de sa voix pour saluer la venue de la nuit. Les troupeaux étaient rentrés. Un animal sauvage n’osait que rarement se glisser avec timidité hors de la forêt pour chercher sa nourriture à l’air libre. La montagne était encore dans la lumière. Tout cela baignait dans un esprit de quiétude et de mélancolie. (( Lothaire )) - ainsi commença l’un des deux jeunes gens qui, du parvis de la chapelle, avaient contemplé ce spectacle pendant un certain temps, et qui, maintenant, s’étaient un peu éloignés de cet endroit pour dire adieu au dernier rayon du soleil qui touchait le toit de l’église - (( Lothaire! Est-ce que tu ne te sens pas étreint, toi aussi, par une douleur secrète quand l’œil du ciel est ainsi enlevé à la nature, et qu’alors la vaste terre se trouve là comme une énigme dont il manque le mot? Voici que la lumière s‘en est allée et déjà les fières montagnes s’enveloppent d’ombre, elles aussi. Cette absence de mouvement suscite l’angoisse, et le souvenir de la beauté passée devient comme du fiel. J’ai éprouvé cela des centaines de fois, lorsqu’il me fallait quitter le libre éther de l’Antiquité pour revenir à la nuit du présent : je ne trouvais de salut que dans la résignation, qui est la mort de l’âme. I1 y a un sentiment qui vous torture, au souvenir de la grandeur disparue, et on est là comme un criminel, devant l’histoire. Plus on a revécu celle-ci profondément, plus on est violemment bouleversé en s’éveillant de ce rêve : on voit un abîme entre ici et là-bas, et moi, du moins, toutes ces choses qui furent si belles et si grandes, je suis obligé de les tenir pour perdues, pour perdues à jamais. Regarde cette chapelle : comme il était formidablement puissant l’esprit qui la créa, avec quelle force il dompta le vaste monde! I1 couronna la colline paisible avec ce sanctuaire pacifique, dans la vallée il installa son monastère, et dans le tumulte de la ville il édifia sa majestueuse cathédrale. Des milliers d’hommes lui étaient soumis et, apôtres de cet esprit, ils allaient çà et là, vêtus de cilices, pauvres, privés de ce que la terre produit de plus délicat, et ils agissaient. Mais je n’ai pas besoin de te raconter tout cela, tu connais l’histoire du monde. Et qu’est-il advenu de tout cela? Comprends-moi bien : la question ne concerne pas ce que ce siècle-là nous a transmis. Ma question ne concerne pas le matériau mort, mais plutôt, si tu veux, la forme dans laquelle cela s’est produit, cette énergie et cet esprit de cohérence qui semblaient se perdre dans l’infini et qui pourtant savaient mettre en accord avec le centre ce qui paraissait même le plus éloigné, et maintenait fermement dans chaque variation le ton de la mélodie originaire, La forme, prise en ce sens, est sans doute la seule chose qui, dans notre situation, puisse nous fournir un point de comparaison, car le matériau n’est jamais que quelque chose de donné. Mais la forme est l’élément de l’esprit humain, c’est la liberté qui y opère comme loi, et la raison s’y actualise. Et alors, compare donc ce temps-là avec le nôtre : où trouveras-tu une communauté? Où est le pont qui nous permettrait de recevoir, de ce pays lointain, tant de choses magnifiques? Où est passé cet esprit pieux et puissant qui a construit les églises, fondé les ordres religieux, et tout cela comme d’une seule coulée? Cet esprit qui, d’un point central, s’éleva au-dessus du monde de cette époque et qui soumit tout à son intelligence et à la force de sa foi? 240 * ESQUISSE Chez nous, tout se concentre dans le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches. Vieux monde 1) Monarchie, Grèce; ensuite, Rome. Moyen Age 2) Monarchie constitutionnelle. Temps modernes 3) République. ad 2) Nations différentes - Une Église, auec un pape. ad 3) Sacerdoce universel, le protestantisme comme prologue. Johann Christian Friedrich Holderlin Traduction J . D’ Hondt Holderlin e n France * Andrejz Warminski Arb, es sei die Ietzte meiner Tranen, Die dem beil’gen Giecbenlande rann, Lasst, O P a n e n , Iasst die Scbere tonen ! Denn mein H e n gebort den Toten a n . (( Griechenland N (1793) Dans The Tyranny of Greece over Germany, E . M . Butler commence le chapitre consacré à Holderlin, de manière fort appropriée, par un long récit sur Holderlin en France : Au tout début du x~x~siècle, une jeune fille d’à peu près quatorze ans, qui devait devenir plus tard Mmede S...y, vivait très heureuse avec son père dans leur château près de Blois. Ce château était entouré d’un magnifique parc où se trouvait un grand bassin de marbre bordé d’une haute balustrade. Sur cette balustrade étaient alignées vingt-quatre statues de dieux grecs, des plus grands aux moins grands. Un jour la jeune fille et son père, en regardant par une fenêtre, virent un étranger à l’air triste et misérable qui errait sans but à travers le parc. I1 vit soudain les statues et tout son comportement en fut transformé. S’approchant d’elles avec enthousiasme, il leva les bras en signe d’adoration et sembla, dans la mesure où ils purent en juger, leur adresser des invocations. Se demandant qui il pouvait bien être, ils descendirent pour l’aborder. La jeune fille se trouva regarder deux yeux rêveurs et tristes qu’elle n’oublia jamais, pas plus que les étranges choses qu’il déclara a son père : N Cette eau devrait être plus claire, comme l’eau du Céphise ou la source de I’Erechthée sur l’Acropole. Se refléter dans un miroir plus sombre n’est pas digne des dieux clairs - mais, ajouta-t-il avec un soupir, nous ne sommes pas en Grèce. * Texte d’abord publik (« Holderlin in France ») in Studies in Romanticism. Repris in A. Warminski, Readings in Interpretation, HoIderIin, HegeI, Heidegger, University of Minnesota Press, 1987. 242 - Êtes-vozu donc Grec? demanda le comte, seulement à demi sérieux. - Non, au contraire, je suis Allemand, et de nouveau l’étranger soupira. - Au contraire? L’Allemand est-il le contraire du Grec? - Oui, dit l’Allemand sèchement; et après un silence, il ajouta : Mais alors c’est ce que nous sommes tous; vous, le Français, aussi bien; et votre ennemi, l’Anglais, aussi - nous tous. Ils le prièrent d’accepter leur hospitalité et il entra au château, visiblement dans un état d‘épuisement extrême. Plus tard ils engagèrent avec lui une conversation qui, sur les instigations de la tante de la jeune fille, prit bientôt un tour métaphysique et l’étranger commença à parler de l’immortalité. (( Les beaux dieux de la Grèce sont les images des belles pensées d’un peuple tout entier, conclut-il; c’est cela l’immortalité. Et vous, êtes-vous aussi immortel en ce sens? )) demanda la tante de la jeune fille; car d’une certaine manière ils se sentaient tous curieusement impressionnés par lui. Moi? répliqua-t-il rudement : Moi? L’homme qui est assis ici en ce moment? Non vraiment. Mes pensées ne sont plus belles. Mais le moi qui était mien il y a neuf ans, cela est certainement immortel. I1 ne put ou ne voulut pas leur dire son nom, déclarant, en se cachant la tête dans ses mains, qu’il le ferait le lendemain, mais que parfois il était trop difficile de s’en souvenir. O n le persuada aisément de rester pour la nuit; mais après une terrifiante crise de folie au petit matin, il disparut le jour suivant dans un état de profonde dépression. Ce récit fut fait par Mmede S...y au journaliste Moritz Hartmann en 1852. I1 est possible qu’il soit ou ne soit pas apocryphe. I1 a probablement été en grande partie embelli; mais à moins qu’il ne soit une pure invention du début jusqu’à la fin, le héros en fut certainement Holderlin. I1 errait à demi fou à travers la France pendant l’été 1802; et même en supposant que quelque autre de ses compatriotes se trouvait dans le même état au même moment, personne d’autre que le malheureux Holderlin n’aurait pu parler comme cet étranger le fit des dieux de la Grèce I . )) (( )) Apocryphe ou non - 1. D’auteur ou d’authenticité contestable. 2. Faux; contrefait N d u grec apokruptein, dissimuler; apo, à l’écart + kruptein, cacher ce récit est parfaitement approprié parce qu’il contient toutes les idées reçues qui constituent le mythe de la Gükomanie de l’Allemagne et de Holderlin. Car nous sont ainsi donnés non seulement une version débarrassée de tout pathos de notre aliénation et de notre nostalgie modernes, sentimentales, schillériennes, par rapport à la Grèce et aux beaux dieux de la Grèce, mais aussi le spectacle d’un Allemand à demi fou s’enthousiasmant pour des imitations sans valeur de sculpture grecque - comme une parodie de Winckelmann à Rome. En vérité, si nous en croyons le livre de E.M. Butler - et ne lisons pas les textes - nous devrions dire que n’importe quel Allemand autre que Holderlin, n’importe quel non-Grec ou n’importe quel (( Hespérique », s’il n’aurait pas parlé exactement comme cet étranger des dieux de la Grèce, pourrait néanmoins avoir fait - aurait néanmoins d û faire - ce récit, car c’est une véritable allégorie de la manière dont on parle des Grecs et des Allemands, de la Grèce et de l’Hespérie, de l’art grec et de la poésie de Holderlin. En d’autres termes, si ce récit n’était pas (( vrai », il aurait fallu l’inventer : c’est-à-dire inventer une certaine Grèce et un certain art grec, bref, inventer la catégorie de l’esthétique en tant que grecque et les Grecs en tant que constituant le moment esthétique dans ce qu’on appelle l’histoire de l’occident. Cette invention des Grecs présente une telle flexibilité et une telle puissance de persuasion qu’elle est sans cesse mécaniquement réinventée pour servir de point de référence à l’interprétation même de ceux des penseurs et des poètes qui, comme Holderlin, ont fait le plus pour détruire et désarticuler ce schéma et son idéologie. Pourquoi celui-ci était-il nécessaire et quelle est la nature de sa nécessité, ce sont là les questions qui constituent la tâche de notre lecture de Holderlin en France - une France qui, selon la deuxième lettre de Holderlin à Bohlendorff (novembre 1802) qu’il écrivit de sa ville natale 243 de Nürtingen à son retour de Bordeaux, lui permet, assez bizarrement, de mieux comprendre les Grecs : L’aspect athlétique des Méridionaux, au milieu des vestiges de l’esprit antique, m’a familiarisé davantage avec la véritable nature des Grecs (Das Athletische der siidlichen Menschen, in den Ruinen des antiken Geirtes, machte mich mit dem eigentlichen Wesen der Giechen bekannter) [VI, 3421 3 . Les détails biographiques d u voyage de Holderlin en France et de son retour en Allemagne sont assez curieux : il traverse la frontière à Strasbourg (où il est détenu deux semaines en tant qu’étranger suspect), il voyage la plupart d u temps à pied et passe par Lyon pour atteindre Bordeaux où il est employé comme précepteur pendant quelques mois dans la maison d u consul d’Allemagne et ensuite, disparaissant de manière inexplicable, il voyage à pied, passant probablement par Paris pour rentrer en Allemagne où il arrive dans un état d’affolement et de dérangement grave (pour trouver, entre autres choses, que sa Diotima », Suzette Gontard, est morte). Mais en dépit du fait que nous savons très peu de chose (mis à part les (( apocryphes )) d u genre de celui cité plus haut) concernant les (( faits )) de cet épisode d’aller et retour - sinon exactement en Grèce, d u moins aux ruines de son esprit - son importance pour la compréhension de l’œuvre de Holderlin devient claire dès lors qu’est pris en compte son cadre textuel. En un sens plus large, ce qui vient (( avant )) ce cadre est constitué par les écrits de Holderlin dits de Hombourg : les fragments théoriques, (( poétologiques )) (portant sur le processus poétique, la théorie systématique des genres, la théorie de l’alternance des tons, etc.) les essais non aboutis d’écrire la tragédie d’Empédocle, et juste avant le départ de Holderlin pour la France en décembre 180 1, certaines versions achevées et d’autres seulement esquissées des hymnes tardifs, dits vaterlündiscbe Hymnen. Ce qui vient (( après )) ce cadre est constitué par l’achèvement d’un certain nombre de ces hymnes (y compris certains parmi les plus grands, par exemple (( Patmos )) et les traductions de Sophocle, accompagnées des (( Notes sur CEdipe )) et Notes sur Antigone »,d’une exaspérante difficulté. Un cadre textuel plus étroit et plus net d u voyage en France est fourni par les deux lettres que Holderlin écrivit à Bohlendorff : une immédiatement avant son départ (le 4 décembre 1801) et l’autre tout de suite après son retour (novembre 1802). La première lettre constitue l’exposé le plus explicite et le plus complet de Holderlin au sujet d u rapport entre la Grèce et l’Hespérie, essentiellement parce qu’elle se rapporte à la tâche du poète (la tâche grecque en contre-distinction avec la tâche hespérique). La seconde lettre contient non seulement les remarques concernant la nouvelle familiarité de Holderlin avec les Grecs, mais aussi quelques lignes qui sont considérées comme le témoignage d u fait qu’il se détourne de la Grèce et de l’art grec pour revenir à 1’Hespérie et au Vaterland - c’est-à-dire ce qu’on appelle l’abendlündiscbe Wendung ou vaterlandiscbe Umkebr de Holderlin : Mon cher, je pense que nous ne commenterons plus les poètes des temps passes; c’est la manière même de chanter qui va prendre un caractère différent, et si nous ne réussissons pas, c’est parce que, depuis les Grecs, nous sommes les premiers à chanter selon la patrie et la nature, vraiment originellement. (Mein lieberl ich denke, dass wir die Dichter bis auf unsere Zeit nicht commentiren werden, sondern dass die Sangart überhaupt wird einen anderen Karakter nehmen, und dass wir darum nicht aufkommen, Weil wir, seit den Giechen, wieder anfangen, vateriündisch und natürlich, eigentlich originell zu singen) [VI, 4331. Bien qu’elle prétende se détourner de la Grèce - et bien qu’elle se détourne de la lecture de la difficulté manifeste de ces lettres - une telle interprétation a néanmoins besoin de réinventer cette Grèce, ne serait-ce que comme l’opposé de nous autres Hespériques. Que nous concevions cette Grèce-ci comme quelque chose dont on se 244 détourne ou dont on a la nostalgie ou dont on déplorerait l’absence, cela ne fait guère de différence d u moment que nous nous identifions nous-mêmes comme des Hespériques (comme le héros d u récit apocryphe de Mmede S...y) en opposition à, ou comme la négation des Grecs. Car une telle auto-identification (quoique négative) impose toujours que nous nous voyons nous-mêmes d u point de vue grec, pour ainsi dire, et que nous définissions notre poésie sur la base d’un modèle mimétique, esthétique, grec. Cela veut dire, en bref, définir notre poésie (( sentimentale », (( romantique )), etc. en termes d’art (( naïf)), (( classique », etc. Dans le schéma d’une telle interprétation, c’est encore une fois le fait de poser en principe les Grecs comme le moment esthétique qui nous permet de fonder la poétique de Holderlin sur sa philosophie de l’histoire - de réconcilier sa poétique avec ce qui est considéré comme son herméneutique - et ainsi de donner un sens (historique) aux poèmes lyriques tardifs de Holderlin et à son projet de traduction et de réécriture des tragédies de Sophocle. Peu importe à qui elles sont adressées, la destination ultime des lettres de Holderlin à Bohlendorff se révèle être la Grèce, tout comme il n’y a pas de retour chez soi pour Holderlin ou pour sa destinée poétique en dehors de la Grèce - de son bel art et de ses beaux dieux, tout morts qu’ils soient. Mais de même que Holderlin ne retourne jamais tout à fait chez lui, de même les lettres à Bohlendorff ne parviennent jamais tout à fait à leur destination : le statut de l’expéditeur comme celui du destinataire est problématique. L’interprétation grecque, esthétique et esthétisante, de Holderlin ferait bien de s’inspirer des détails biographiques qui, comme toujours dans le cas d’un poète dont la vie fut tout autant un texte que tout ce qu’il mit sur papier, sont instructifs : Bohlendorff, que Holderlin rencontra à Hombourg en 1799, était un poète et un dramaturge raté qui fut incapable de s’installer professionnellement à Iéna, Dresde, Brême, ou Berlin, qui revint dans sa ville natale en 1803, dérangé mentalement (geistig gestort), comme on dit, et qui après quelques années d’errance indécise mit fin à sa vie par un suicide. Son biographe le définit comme un (( idéaliste qui a échoué )) (ou (( un idéaliste qui a sombré )) ein gescheiterter Idealist) 5 . Bref, Bohlendorff est quelque chose comme l’ombre ou le double étrange de Holderlin et les deux lettres que Holderlin lui adressa auraient aussi bien pu être adressées à (( lui-même ». Mais celui qui aurait reçu ces lettres celui qui est en train de devenir Scardanelli ou Buonarotti ou quelque chose comme ça )) (c’est ainsi que Holderlin se nommait lui-même à partir de 1806) - n’est certainement pas (( lui-même », et celui qui les envoie, le Holderlin qui revient de son voyage en France et des ruines de l’esprit grec (rien que pour trouver Diotima morte) ne revient pas non plus à (( lui-même ». La peur de perdre la tête (( en France, à Paris )) (Icb werde den Kopf ziemlich beisammenhalten müssen, in Frankreich, in Paris) que Holderlin exprime dans la première lettre à Bohlendorff pourrait certainement sembler avoir été justifiée; et la seconde lettre à Bohlendorff le confirme : L’élément puissant, le feu du ciel et le silence des hommes, leur vie dans la nature, modeste et contente, m’ont saisi constamment, et comme on le prétend des héros, je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé. (Das gewaltige Element, das Feuer des Himmels und die Stille der Menschen, ihr Leben in der Natur, und ihre Eingescbranktbeit und Zufriedenheit, hat mich bestündig ergriffen, und wie man Helden nachspricht, kann icb wohl sagen, dass mich Apollo geschiagen) [VI, 4321. Mais ces détails biographiques sont seulement des symptômes. Avant de décider de quoi ils sont les symptômes er avant de remettre ces lettres au Bureau des lettres mortes de la psychopathologie - disons à (( la folie de Holderlin )) - nous ferions mieux de déterminer en quel sens elles ne peuvent ni être remises à leur destinataire ni être retournées à l’expéditeur. I1 nous faut examiner la nature d u système postal, pour ainsi dire, et dans le cas de la première lettre de Holderlin à Bohlendorff cela veut dire interpréter avec plus de précision la nature de l’articulation textuelle de la 245 Grèce avec 1’Hespérie. Que ce soit bien une question d’articulation problématique, cela apparaît clairement à une lecture même cursive de la lettre, et il est difficile de comprendre comment on a jamais pu interpréter cette lettre dans le sens d’un simple acte de se détourner ou de se tourner vers la Grèce, vers une Grèce ou vers une antiGrèce. Holderlin commence par féliciter son ami pour sa pièce (Fernando) et en prend prétexte pour proposer une interprétation de la nature grecque et de notre nature dans la mesure où elle comporte la condition de poète. Cela vaut la peine de citer les passages cruciaux en entier, autant’pour ce qu’ils ne disent pas que pour ce qu’ils disent : Mon cher, tu as beaucoup gagné en précision et en remarquable souplesse, sans avoir perdu d e chaleur; au contraire, l’élasticité d e ton esprit, comme une bonne lame, s’est révélée plus vigoureuse à l’école d e la contrainte. C’est d e cela surtout que je te félicite. Rien n’est pour nous plus difficile à apprendre que de savoir user librement d u nationel. Et je crois que la clarté de l’exposé nous est à l’origine aussi naturelle que le feu d u ciel aux Grecs. C’est aussi pour cette raison qu’il doit être plus facile d e les surpasser par la belle passion, que tu as d’ailleurs su conserver aussi, que par leur homérique présence d’esprit et leur don d’exposition. Cela a l’air d’un paradoxe. Mais je le répète, en te laissant libre d’en juger et d’en user : à travers le progrès d e la culture (Bildung), l’élément proprement nationel sera toujours le moindre avantage. Voilà pourquoi les Grecs sont moins maîtres d u pathos sacré, car celui-ci leur était inné, par contre ils excellent à partir d’Homère dans le don d’exposition, car cet h o m m e extraordinaire avait assez d’âme pour ravir, au profit d e son royaume apollinien, la sobriété junonienne de l’occident, et s’approprier ainsi véritablement l’élément étranger. Chez nous c’est l’inverse. Voilà pourquoi il est si dangereux d e déduite nos lois esthétiques de la seule et unique perfection grecque. J’ai longuement réfléchi à cette question, et je sais maintenant qu’en dehors d e ce qui, pour les Grecs comme pour nous, doit être le plus haut, c’est-à-dire la relation vivante et l’habileté (Geschick) vivante, nous ne pouvons probablement rien avoir de commun avec eux. Mais ce qui nous est propre, il faut l’apprendre tout comme ce qui nous est étranger. C’est en cela que les Grecs nous sont indispensables. Pourtant, c’est justement en ce qui nous est essentiel, nationel, que nous n’atteindrons jamais leur niveau, car, répétons-le, le plus difficile c’est le libre usage de ce qui nous est propre. (Mein Lieber! Du hast an Prüzision und tüchtiger Gelenksamkeit so sehr gewonnen und nichts an Würme verloren, im Gegentheil, wie eine gute Klinge, hat sich die Elastizitüt Deines Geistes in der beugenden Schule nur um so kraftiger emuiesen. Diss ists wozu ich Dir vorzüglich Glük wünsche. Wir lernen nichts schwerer als das Nationelle frei gebrauchen. Und wie ich glaube, ist gerade die Klarheit der Darstellung uns ursprüngiich so natürlich wie den Griechen das Feuer von Himmel. Eben desswegen werden diese eher in schoner Leidenschaft, die Du Dir auch erhalten hast, ais in jener homerischen Geistesgegenwart und Darstellungsgaabe zu iibertreffen seyn. EJ klingt paradox. Aber ich behaupt’ es noch einmal, und stelle es Deiner Prüfung und Deinem Gebrauchefrei ;das eigentliche nationelle wird im Fortschritt der Bildung immer der geringere Vorzug werden. Desswegen Sind die Griechen des heiligen Pathos weniger Meister, Weil es ihnen angeboren war, hingegen Sind S i e vorzüglich in Darstellungsgaabe, von Homer an, Weil dieser ausserordentliche Mensch seelenvoll genug war, um die abendlündische Junonische Niichternheit für sein Apollonsreich zu erbeuten, und so wahrhaft das fremde sich anzueignen. Bei uns ists umgekehrt. Desswegen ists auch so geführlich sich die Kunstregeln einzig und allein von griechischer Vortreflichkeit zu abstrahiren. Ich babe lange daran laborirt und Weiss nun dass ausser dem, was bei den Griechen und uns das hochste seyn muss, nemiich dem lebendigen Verhültniss und Geschick, wir nicht wohl etwas gleich mit ihnen haben dürfen. Aber das eigene muss so gut gelernt seyn, wie das Fremde. Desswegen Sind uns die Griechen unentbehrlich. Nur werden wir ihnen gerade in unserm Eigenen, Nationellen 246 nicht nachkomnen, Weil, wie gesagt, der freie Gebraucb de5 Eigenen da5 scbwer~te ist.) [VI, 425-4261. Bien que cette lettre trouve certainement son origine dans la (( querelle des Anciens et des Modernes H qui se poursuit sous des formes diverses dans la pensée allemande de la deuxième moitié du XVIII‘ siècle, elle complique de manière radicale les termes et les enjeux de cette querelle en introduisant une dualité à l’intérieur de ses adversaires. Tant les Grecs que nous-mêmes sommes divisés selon une distinction qui pour aller vite peut aussi bien être appelée celle de la (( nature )) et de la (( culture ». La nature grecque - ce qui est (( naturel », (( nationel », (( original N, (( propre n (das Eigene) pour les Grecs - c’est (( le feu d u ciel )) et (( le pathos sacré ». La culture grecque - ce qu’ils avaient à s’approprier, à ravir, parce que cela ne leur était pas inné mais leur était étranger (das Fremde) - c’est (( la clarté de la représentation n et (( la sobriété junonienne )), tandis que notre culture - ce que nous avons à nous approprier parce que cela ne nous est pas propre mais nous est étranger (das Fremde) - c’est (( le feu du ciel N et (( le pathos sacré ». En d’autres termes, il y a un renversement (en forme de chiasme) dans la relation entre la nature et la culture, entre ce qui est propre et ce qui est étranger, das Eigene et das Fremde, entre les Grecs et nous : ce qui est das Eigene là est das Fremde ici, et ce qui est das Fremde là est das Eigene ici. Le caractère double (de das Eigene et de das Fremde) tout comme le renversement - (( Chez nous c’est l’inverse )) (Bei uns ist’s umgekehrt) - sont explicites. Or c’est précisément à cause de ce caractère double que notre relation (en tant que poètes) aux Grecs doit aussi être double. D’un côté, nous ne pouvons pas simplement imiter les Grecs, car plutôt que d’être leur nature, leur culture est la réaction ou la réponse à une nature. Cela sonne en effet comme un paradoxe, comme Holderlin le souligne, mais c’est rigoureusement cohérent : précisément parce que les Grecs - leur culture - sont notre nature, nous ne pouvons pas les imiter servilement, car notre poésie doit être la réponse à une nature différente de la leur : nous avons à nous approprier précisément ce qui est naturel, inné pour les Grecs («le feu du ciel », (( le pathos sacré N)exactement comme ils ont à s’approprier ce qui (à cause de leur appropriation) devient naturel, inné pour nous (« la clarté de la représentation », (( la sobriété junonienne N). Et parce qu’il est plus difficile, en vérité c’est le plus difficile, de maîtriser ce qui est propre, inné, das Eigene, nous ne surpassons pas les Grecs dans la clarté de la représentation et la sobriété junonienne qu’ils devaient s’approprier et qui nous sont innées. Afin d’être comme eux - d u moins en ce qui concerne la relation vivante (iebendiges Verhaltnis) et le destin (ou (( habileté »,Geschick) - nous ne devrions pas les imiter ou déduire les lois de la création artistique (Kunstregeln) uniquement d u modèle de la splendeur grecque, mais plutôt nous approprier ce qui ne nous est pas propre, ce qui nous est étranger, das Fremde. Mais le rejet de l’imitation - qui équivaut à un rejet tout à fait explicite d u classicisme de Winckelmann - ne nous autorise certainement pas à parler d’un délaissement de la Grèce et d’un retour à la patrie. Les motivations d’une telle (non-) lecture sont claires, car si l’on insiste pour extraire un (( tournant N de cette lettre, ce serait nécessairement un tournant vers ce qui ne nous est pas propre, vers ce que nous avons à nous approprier, parce que cela nous est étranger : das Fremde. Plutôt qu’une quelconque espèce de tournant qui nous éloignerait de la Grèce, la lettre en question déclare tout à fait explicitement que le propre - dans notre cas, les Grecs, la culture grecque : (( la clarté de la représentation », a la sobriété junonienne D - doit être appris aussi bien que ce qui est étranger, et que pour cette raison les Grecs nous sont indispensables (Aber das eigene mass so gut gelernt seyn, wie das Fremde. Desswegen sind us die Giechen unentbehrlich). Bien que non imités, les Grecs n’en ont pas moins à être appris : nous ne pouvons pas nous passer d’eux. Mais ce que signifierait apprendre des Grecs sans pourtant les imiter, ce que signifie pour le poète hespérique d’avoir d’une part à rejeter les Grecs comme modèle et d’autre part d’être pourtant incapable de s’en passer, voilà ce qui n’est pas aisé à 247 comprendre. Comment sauver les Grecs sans les imiter? L’interprétation de la première lettre à Bohlendorff à laquelle est consacrée la totalité de l’essai de Peter Szondi intitulé (( le dépassement du classicisme )) (Überwindang des Klassizismzls) constitue la réponse la plus rigoureuse à cette question. Mieux que quiconque avant lui, Szondi reconnaît à la fois la condition dans laquelle Holderlin a placé le poète hespérique (et le lecteur de la première lettre à Bohlendorfl) et ses enjeux. Afin d’arracher l’interprétation de Holderlin (en particulier du dernier Holderlin) à l’emprise de l’interprétation marquée par l’idéologie du (( George Kreis )) et de ses héritiers (au nombre desquels on peut compter Heidegger Szondi fait des notions imprécises de abendlandiscbe Wendung et uateriandiscbe Umkehr les cibles principales de son argumentation approfondie. Cela constitue certainement une correction salutaire, surtout si on se souvient des tentatives d’enrôler la poésie de Holderlin (en particulier les soi-disants vateriündiscbe Hymnen comme K Germanien >) à des fins stupidement nationalistes. En même temps, Szondi comprend pourtant mieux que quiconque l’originalité radicale de l’anticlassicisme explicite de Holderlin : en un mot, que les Grecs ne sont pas la nature mais plutôt la réponse à une nature et que par conséquent nous pouvons nous dispenser de devoir les imiter. ”>, S’il n’est plus nature, mais réponse à une nature qui n’est pas la nôtre, l’art classique semble ne plus pouvoir servir d e modèle pour l’époque moderne. (Nicht inehr Natur, sondern Antwort auf eine Natur, die nicht die unsere ist, scheint die Klassik die Fahigkeit einzubüssen, der moderne Vorbild zu sein ’.) La solution de Szondi à ce dilemme - sauver les Grecs sans les imiter - prend la forme d’une tentative de médiation dialectique entre les Grecs et les Hespériques, entre ce qui est propre et ce qui est étranger, das Eigene et das Fremde. Cette solution est énoncée très nettement et rigoureusement dans le résumé qu’en donne Szondi : I1 s’agit, pour Holderlin, d e parvenir à une vision claire d e cette différence entre art grec et art hespérique, dont il voit le fondement dans la différence d e deux natures. Cette distinction achève d e le dispenser de l’imitation d e l’Antiquité, que lui avait imposée le classicisme d e Winckelmann, et lui fait en même temps comprendre pourquoi les Grecs lui sont néanmoins indispensables. Holderlin dépasse le classicisme sans se détourner des classiques. Les idées exprimées dans la première lettre à Bohlendorff reviennent à sauver l’hellénisme au profit de I’Hespérie, à se persuader que la littérature des Modernes pourra exceller par d’autres moyens que celle de l’Actiquité, et à reconnaître que, dans l’art, le propre également requiert la liberté. Les Grecs sont indispensables au poète hespérique parce que, dans leur art, il est confronté à sa propre origine comme à quelque chose d’étranger. Ainsi acquiertil vis-à-vis d u propre une distance qui est liberté. (Holderlin geht es darum, sich über jenen Unterschied zwischen griechischer und hesperischer Kunst Klarheit zu verschaffen, ais dessen G u n d er die Verschiedenheit von griechischer und hesperischer Natur erkennt. Diese Unterscheidung dispensiert vollends von der Nachahmung der Antike, die ihm der Winckelmannsche Klassizismus zur Pfiicht gernacht batte, und lüsst ibn zugleich den G u n d einsehen, aus dem die Giechen ihm dennoch unentbehrlich sind. Holderlin überwindet den Klassizismus, ohne von der Klassik sich abzuwenden. In dieser Rettung des Griechischen f ü r Hesperien, in der Einsicht, dass die Dichtung der Moderne durch andere Mittel sich wird auszeichnen konnen a h die antike, und in der Erkenntnis, dass auch dem Eigenen gegenüber in der Kunst Freiheit wonnoten sei, besteht der ldeengehalt von Holderlin erstem Brief an BobLendog Die Giechen sind dem hesperiden Dichter unentbehrlich, Weil er in ihrer Kunst dem eigenen Ursprung als einem Fremdem begegnet. So geuiinnt er zu dem Eigenen die Distanz, die Freiheit ist 248 Szondi sauve les Grecs (tout en les abandonnant en tant que modèles à imiter) avec élégance : Holderlin ne voudrait pas que nous renoncions à das Eigene au profit de das Fremde ou vice versa 2 ils sont de rang égal (Gleichrangigkeit), dit Szondi mais voudrait plutôt que nous devenions, nous-mêmes, les Hespériques, en nous reconnaissant nous-mêmes dans un autre, les Grecs, qui, parce qu’ils représentent (dans leur art) ce qui nous est propre en tant qu’étranger, nous permettent de prendre une distance par rapport à lui et par là de nous l’approprier, de le maîtriser, librement. C’est ainsi que Holderlin dépasse le classicisme (Klassizismus) sans se détourner du classique (Klassik). I1 est clair que cette solution par médiation dialectique est rigoureusement hégélienne si l’on considère le terme médiateur invoqué par Stondi : la représentation. Dans l’art (Kunst) grec, le poète hespérique rencontre (begegnet) sa propre origine en tant que (als) origine étrangère : le mot (( en tant que )) (als) doit être ici investi de tout le sens de la Vorstellung de Hegel. Et tout comme l’art caractérise dans le schéma de Hegel une forme de connaissance (de soi) qui, précisément parce qu’elle est encore entachée de représentation (Vorstellung) (non réfléchie), a besoin d’être surmontée ou sursumée (aufgehoben), d’abord par la religion et ensuite par la philosophie (absolument idéaliste), de même on peut dire que l’art grec caractérise le moment esthétique de l’histoire occidentale que nous pouvons sursumer en l’incorporant comme un moment dans ce récit qui est nôtre et qui raconte comment nous sommes devenus nous-mêmes - (( Hespériques »,(( modernes », l’autre des Grecs. Avec une totale cohérence dans son argumentation, Szondi, plus loin dans son essai, formule explicitement ce schéma dans les termes hégéliens du soi et de l’autre quand il caractérise ces choses qui peuvent avoir un effet destructeur sur le poète - l’art grec donné, positif, hérité - mais qu’il ne doit cependant pas éviter car N elles sont, selon la terminologie hégélienne, son autre, sans lequel il n’est pas non plus lui-même )) (Sie sind, in Hegels Terminologie, sein anderes, ohne das er auch nicht er selber ist y ) . Ce schéma, qui est capable de sauver l’art grec, l’art mimétique par excellence, en l’incorporant comme un moment - peu importe selon quel degré d’absence ou de négativité, car plus la négation est grande plus la synthèse l’est aussi - dans une histoire de la conscience de soi, est même capable de sauver la pure et simple imitation des Grecs comme un moment de l’œuvre d’art : le poète hespérique peut même imiter Homère, ce que Holderlin, dans sa théorie de 1’« alternance des tons n (Wechsel der Tone) nomme le N ton naïf )) (c’est-à-dire la clarté de la représentation, la sobriété junonienne), s’il insère ce ton en tant qu’un ton (momentané) dans la structure tonale totale qui constitue le poème ‘ O . En un mot, Szondi pourrait assimiler même la poétique des tons de Holderlin - et ailleurs sa poétique du genre ” - à cette interprétation de sa philosophie de l’histoire en termes dialectiques : cela veut dire sous la forme d’une opposition entre das Eigene et du.r Fremde médiatisée par une histoire de la conscience de soi qui contient la représentation esthétique de soi dans l’art comme un moment essentiel (et sursumable). Mais cette interprétation éminemment sensée - sa conception du négatif est en effet assez puissante pour réunir ultimement en un tout la biographie de Holderlin avec sa poésie, sa poésie avec sa poétique, sa poétique avec sa philosophie de l’histoire, etc. - fait problème dès que nous regardons les textes de plus près. Si on peut lui reprocher quelque chose, c’est qu’elle a trop de sens, et on commence à se demander si Szondi est capable d’échapper à ses propres observations concernant les premiers lecteurs de la première lettre à Bohlendorff: O n dirait que les interprètes ne veulent pas admettre cette reflexion de Holderlin, qu’ils ont peur de la reconnaître comme sienne (Es is, als wollten die Interpreten die Überlegung Holderlins nicht wahrhaben, als scheuten sie sich, sie ais die seine anzuerkennen 12). Car afin de médiatiser les relations entre das Eigene et das Fremde (et par là entre la Grèce et l’Hespérie), Szondi doit interpréter cette relation comme celle de termes 249 symétriquement opposés dont l’opposition doit être comprise sur le modèle de la conscience, c’est-à-dire en termes du soi et de l’autre. Szondi parle en effet d’une symétrie en miroir )) (Spiegelsymmetrie) entre la nature et l’art grecs et hespériques. Sur la base de cette (( symétrie en miroir )), il peut interpréter ce qui nous est propre (das Eigene) comme ce que Hegel nomme das Positive (le donné, l’immédiat, l’abstrait, etc.), la (( liberté N du (( libre usage de ce qui nous est propre D (der freie Gebrauch des Eigenen) comme signifiant (( avec conscience )) (c’est-à-dire (( avec conscience de soi ») et la tâche du poète comme (( la médiation des opposés )) (Vemzittlung der Gegensütze). Or bien que le renversement (en forme de chiasme) - dans la relation de ce qui est propre (das Eigene) et de ce qui est étranger (das Fremde) - entre les Grecs et nous soit certainement assez explicite dans la lettre, il n’y a rien dans le texte qui nous permette de transformer ce renversement en une symétrie en miroir entre des termes opposés. En fait, ce qui caractérise la relation entre les Grecs et les Hespériens est une asymétrie constitutive - leur nature est notre culture, notre nature est leur culture - qui peut être comprise comme une symétrie en miroir (décisivement), négative seulement aussi longtemps que nous ne lisons pas la nature radicale de ce (( négatif )) dans le chiasme : en un mot, ce qui nous est étranger (das Fremde). Ce qui veut dire que les Grecs ne peuvent jamais servir d’image en miroir (négative) en laquelle nous pourrions nous reconnaître nous-mêmes parce qu’ils sont divisés en euxmêmes; ils contiennent une nature dont nous sommes pour toujours séparés et dont nous ne pouvons jamais faire un objet de la conscience (de soi). Et ce qui nous sépare de la nature des G e r s - (( le feu du ciel », (( le pathos sacré )) - est précisément notre nature grecque - (( la clarté de la représentation », la sobriété junonienne ». Les ramifications de cette asymétrie s’étendent très loin - surtout à partir du moment où nous reconnaissons que la nature des Grecs était la culture G orientale »,(( égyptienne », - et j’ai étudié ces ramifications ailleurs ‘ j . Tout ce qui m’importe ici, c’est la présupposition chez Szondi d’une identité ou du moins d’une analogie entre la relation de la nature et de la culture chez les G e r s et la relation de la nature et de la culture qui est nôtre. Cette présupposition fait question une fois la relation entre les Grecs et nous vue comme un renversement asymétrique en forme de chiasme entre deux termes, dont l’un (das Fremde) nous est inaccessible parce qu’il ne peut pas être l’objet de notre perception, ou de notre connaissance, ni un objet pour un sujet. S’il est jamais un objet, ce ne peut être que pour quelqu’un d’autre (les Grecs), non pas pour nous. Le fait que notre relation aux Grecs est structurée non pas comme la relation d’une conscience à l’objet de sa connaissance, mais comme un trope - le chiasme est un renversement qui concerne seulement la relation des termes et non leur constitution - indique déjà le problème, de même que le fait que dans la théorie holderlinienne des tons, la relation d’un ton à l’autre, de la Gundstimmung au Kunstcharakter, est exprimée non pas SOUS la forme d’une opposition entre le soi et l’autre, mais explicitement en termes de signification (Zeicben) et de figuration (Metapher). S’il le fallait vraiment, il aurait été plus facile d’assimiler la philosophie de l’histoire de Holderlin à sa poétique que le contraire : par exemple, les renversements en forme de chiasme comme celui de la Grèce par rapport à 1’Hespérie font intégralement partie de la théorie holderlinienne de l’alternance des tons - en fait, un tel renversement en forme de chiasme entre le ton fondamental, la signification (Bedeutung), et le ton du Krrnstcbarakter marque ce que Holderlin nomme la Katastrophe d‘un poème épique, lyrique ou tragique. Afin d’interpréter la poétique de Holderlin sur la base d’une philosophie de l’histoire qui est conçue en termes d’oppositions dialectisables entre le soi et l’autre - et afin de présupposer une relation identique ou du moins analogue entre ce qui est propre (das Eigene) et ce qui est étranger (das Fremde) pour nous et pour les Grecs - Szondi doit invoquer de sa propre autorité ce que nous avons bien en commun (gleich), selon Holderlin, avec les Grecs : ce qui est le plus haut (das Hochste), (( c’est250 à-dire la relation vivante et l’habileté N (nümlich dem lebendigen Verbültnis und Geschirk). Comme il faut s’y attendre, Szondi n’a pas de peine à interpréter la (( relation vivante )) comme l’autre nom de la médiation dialectique des opposés qu’il s’agisse des tons différents d’un poème ou des natures différentes de peuples historiques - mais son interprétation du Geschirk ne mène pour ainsi dire à rien et une fois lue, elle menace d’invalider l’argumentation tout entière. Szondi comprend tout à fait correctement le Gescbick que nous avons en commun avec les Grecs non pas comme une commune (( destinée )) - car comment pourrions-nous avoir un destin commun avec les Grecs si leur nature n’est pas la nôtre, etc.? - mais plutôt comme une (( habileté », (( une capacité )) : en bref, comme la tecbnê grecque. En fait, il ajoute à la dernière page de son essai : (( La lettre à Bohlendorff tout entière semble se situer sous le signe de ce mot : c’est une lettre qui sort de l’atelier. )) (Geschick ist, mit dem griechischen Wort, técbne, Im Zeichen dieses Wort scheint der Bohlendoorff-Brief insgesamt zu stehen, es ist ein Brief aus der Werkstatt 1 4 . ) L’atelier de qui? pourrait-on demander à bon droit, et répondre : du poète. La première lettre à Bohlendorff est une lettre qui vient de l’atelier d’un poète et est destinée à un autre poète et elle porte sut les conditions (différentes) du métier de poète pour les Grecs et pour (( nous ». En un mot, cette lettre porte sur la terhnê de la poésie conçue comme le métier bien fait de poète. A partir de là Szondi est parfaitement autorisé à importer la poétique holderlinienne de l’alternance des tons dans l’interprétation de cette lettre, puisque cette dernière fait clairement partie des écrits (( poétologiques )) de Holderlin. Mais Szondi n’est pas autorisé à convertir cette discussion au sujet de la technique, de la poésie comme métier en un énoncé à propos de l’esthétique, en une déclaration portant sur l’art. Plutôt qu’une lettre portant sur l’üstbetiscbe Praxis - ce sont les mots de Szondi - ce texte porte plus proprement sur la poeti.de Praxis. En un mot, c’est le glissement au moyen du mot grec technê - de l’art comme métier à l’art comme objet esthétique, d’une catégorie de la poétique à une catégorie de l’esthétique - qui permet à Szondi de convertir la poésie en art. Et le fait que ce soit un mot grec qui puisse autoriser ce glissement est aussi peu accidentel que ne l’est l’invention des Grecs comme constituant le moment esthétique de l’histoire occidentale. La poésie doit être convertie en art pour que nous ayons le terme médiateur - la possibilité de nous représenter nous-mêmes dans notre autre - qui peut réconcilier das Eigene et das Fremde, la Grèce et 1’Hespérie. O n pourrait dire que Szondi doit sauver la poésie pour l’art afin de sauver les Grecs pour l’Hespérie, mais, évidemment, l’inverse est aussi vrai : afin de sauver les Grecs pour l’Hespérie, Szondi doit aussi convertir la poésie en art. L’invention des Grecs comme constituant le moment esthétique de l’histoire occidentale fait partie du même système qui doit (( esthétiser )) la poésie, la re-constituer sur la base d’un modèle qui n’est pas linguistique mais (dialectiquement) représentationnel, c’est-à-dire en fin de compte mimétique. Sans de tels Grecs et sans une telle poésie, nous pourrions avoir à reconnaître non seulement qu’il n’y eut jamais de Grecs ni de poésie grecque, mais aussi que la poésie n’est pas un art et que nous ne sommes pas nous (c’est-à-dire ceux qui se constituent eux-mêmes en narrant le récit selon lequel (( autrefois )) nous étions grecs et sommes (( maintenant )) (( hespériques », etc.). De sorte que c’est pour (( de bonnes raisons )) que Szondi désire sauver les Grecs pour nous et la poésie pour l’esthétique : il veut nous sauver pour nousmêmes. Ce qui pourtant n’est pas sauvé dans un tel schéma, c’est le texte de Holderlin - le texte comme texte, la poésie comme poésie (et non pas comme art). L’un des symptômes en est le fait que la première lettre à Bohlendorff n’utilise pas une seule fois le mot (( art )) (Kunst). Là où elle s’en approche le plus, c’est dans le mot Kunstregeln, mais il est clair à partir d u contexte que ce qui est discuté, ce sont en fait les règles techniques du faire poétique (tout comme dans la théorie holderlinienne des tons le terme de Kunstrbarakter a plutôt à voir avec un (( caractère )) - dans le sens de a lettre )) - artificiel, fabriqué, qu’avec de quelconques considérations esthétiques). En un mot, la lettre demeure une .lettre qui sort de l’atelier du poète, et 25 1 1 ’ art ~ )) en tant que catégorie esthétique est une importation nécessaire au schéma de médiation dialectique de das Eigene et de das Fremde en termes du soi et de l’autre. La (nécessaire) esthétisation par Szondi du schéma historique de Holderlin est très lisible dans la phrase cruciale : Les Grecs sont indispensables au poète hespérique parce que, dans leur art, il est confronté à sa propre origine comme à quelque chose d’étranger (Die Griecben sind dem hesperischen Dichter unentbehrlich weii er in ihrer Kunst dem eigenen Ursprung ais einem Fremden begegnet). L’introduction à la fois d’une (( symétrie en miroir )) - dans le mot begegnet, (( est confronté »,avec son implication d’une opposition (gegen) - et de l’esthétique - en faisant se confronter le poète hespérique avec l’art grec - dans cette phrase est fort claire. Mais il est tout aussi clair qu’une médiation dialectique de ce qui nous est propre et de ce qui nous est étranger, das Eigene et das Fremde - en un mot, une représentation de das Eigene comme das Fremde (a notre propre origine comme quelque chose d’étranger ») - n’est possible qu’aussi longtemps que nous ne lisons pas ces mots dans le sens que Holderlin leur donne, mais les transformons, les traduisons en quelque sorte en un sens hégélien : ce qui veut dire que, afin de reconnaître notre origine, das Eigene, comme ce qui nous est propre dans l’art qui la représente comme étrangère, das Fremde, nous devons traduire le das Fremde de Holderlin en un das Fremde hégélien, une étrangeté qui n’est pas la nôtre (mais qui est naturelle pour les Grecs, qui constitue leur propre) en une étrangeté qui nous appartient. Bref, nous avons à traduire ce qui est radicalement étranger en ce qui est étranger pour nous, c’est-à-dire en ce qui ne nous est pas réellement étranger, mais constitue notre propre - das Fremde en das Eigene. Et si nous comprenons la nature grecque («le feu du ciel », (( le pathos sacré ») comme (( oriental )) ou (( égyptien N - comme d’autres textes de Holderlin nous autoriseraient à le faire - une telle traduction signifie alors la transformation de l’Orient (les Egyptiens) - ce qui nous est radicalement étranger parce que cela ne constitue pas notre étrangeté - en la Grèce - ce qui nous est naturel, nationel, propre, etc. (Une autre manière de le dire : Szondi hégélianise le Fremde de Holderlin pour qu’il signifie l’autre, c’est-à-dire l’opposition à un soi, alors que pour Holderlin ce n’est précisément pas notre autre.) I1 n’est pas étonnant dès lors que Szondi ait besoin de faire entrer en scène l’art en tant qu’agent médiateur de la représentation de soi. Mais à partir du moment où nous lisons la phrase de Szondi en un sens strictement holderlinien - (( notre propre N signifiant notre propre )) (c’està-dire le Grec) et (( étranger )) signifiant (( étranger )) (c’est-à-dire l’oriental) - elle commence à prendre un sens insolite mais convenablement holderlinien : c’est-à-dire que se confronter à ce qui nous est propre (das Eigene) en tant qu’étranger (das Fremde) signifie se confronter à notre nature grecque (« la clarté de la représentation », (4 la sobriété junonienne D)en tant qu’orientale (« le feu du ciel »), (( le pathos sacré », cela veut dire, en un mot, représenter les Grecs en tant qu’orientaux. Cela a un sens parfaitement holderlinien (bien que non hégélien) si nous nous souvenons des propres paroles de Holderlin à propos de ses traductions de Sophocle : il mettrait en avant ou (( ferait ressortir n l’élément oriental (das Orientaliscbe), ce que les Grecs ont refusé (verleugnet) ou réprimé dans leur poésie, leur nature orientale. L’ennui avec l’interprétation de Szondi pourtant, c’est qu’une telle représentation de (( la clarté de la représentation )) ou de (( la sobriété junonienne )) en tant que (( le feu du ciel )) ou (( le pathos sacré », des Grecs en tant qu’orientaux (ou Egyptiens), n’est pas possible en tant que représentation, mais ne peut avoir lieu qu’au moyen d’une traduction : c’està-dire au moyen d’une transposition, d’un transfert ou d’une métaphore qui se fonde sur un modèle linguistique et non sur un modèle représentationnel tiré de l’expérience de la conscience (c’est-à-dire l’opposition soi/autre, sujet/objet, etc.). Cela n’est possible, encore une fois, que par une traduction orientalisante, allégorisante des Grecs 252 comme celle de Holderlin. Et le récit que fait Szondi de la manière dont nous inventons les Grecs, l’art grec, afin de nous reconnaître nous-mêmes en un autre, est lui-même une traduction (des Orientaux en Grecs, des Hespériques en opposés des Grecs) - c’est-à-dire qu’il a plus à voir avec la manière dont Szondi lit les mots grecs qu’avec la manière dont il perçoit les représentations grecques - ce récit est lui-même une allégorie : le récit de l’invention et de la destruction de l’esthétique, de l’art en tant qu’esthétique, que nous faisons afin de dissimuler le fait que pour commencer il n’y eut jamais d’art, le fait que (( pour commencer )) il y eut une traduction de soi, une signification de soi, une allégorisation de soi, etc., qui ne peut jamais être l’activité d’un soi mais qui est toujours l’opération d’encryptage de quelqu’un ou de quelque chose d’autre en hiéroglyphes illisibles, en lettres mortes. En un mo;, nous inventons les Grecs afin de nous distinguer nous-mêmes de l’Orient et des Egyptiens - pour lesquels, après tout, das Fremde (disons (( la culture ») serait a le feu du ciel », (( le pathos sacré N (c’est-à-dire la nature des Grecs, das Eigene) et, pour remplir le blanc restant, pour qui das Eigene, la nature, serait (( la clarté de la représentation », (( la sobriété junonienne », pour qui, en un mot, la relation de la nature et de la culture serait exactement la même que la nôtre - ce qui pour la pensée allemande de la fin du X V I I I ~siècle est synonyme d’« un règne de la mort », comme dirait Hegel -, une mort dont le caractère terrifiant consiste à n’être pas notre propre, à n’être pas une négation, mais celle de quelque chose ou de quelqu’un d’autre, d’absolument étranger Cfremd), une mort sans mort 15. Mais nous ne devons pas penser que le recours au pathos (pas si sacré que cela) de l’Asie, de l’Orient et des Egyptiens nous permettra d’échapper à la tyrannie de la Grèce et de tous ceux qui veulent transformer la poésie en art et les mots en tableaux (ou, pour utiliser un vocabulaire proprement (( romantique », les allégories en symboles). I1 suffit de rappeler le destin de Holderlin en France : (( Et comme on le prétend des héros, je puis bien dire qu’Apollon m’a frappé », dit-il dans la seconde lettre à Bohlendorff, paroles qui acquièrent une résonance particulière lorsque nous nous souvenons que, selon la première lettre à Bohlendorff, ce fut le mérite principal d’Homère que de s’être approprié (( la sobriété junonienne occidentale pour son royaume apollinien N (die abendlündische junonische Nüchternheit für sein Apollonsreich). Le feu apollinien du ciel (qui correspond au dionysiaque de Nietzsche) n’est pas quelque chose pour lequel on puisse être - ce qui voudrait dire par exemple qu’on est p o w la mort sans mort de I’encryptage - tout comme la tyrannie de la sobriété et de la représentation grecque n’est pas quelque chose contre lequel on peut être. Un bon exemple de l’élasticité qu’ont les Grecs - et tous les présents qu’ils apportent avec eux - est donné par le tout récent voyage de Holderlin en France (rien moins qu’à Strasbourg) dans les deux essais de Philippe Lacoue-Labarthe : (( La césure du spéculatif n et (( Holderlin et les Grecs )) 16. Dans ces deux essais, LacoueLabarthe n’hésite pas à formuler les vues de Holderlin dans toute leur radicalité. Bien qu’il reprenne de Szondi la thèse du (( dépassement du classicisme )) chez Holderlin, Lacoue-Labarthe va néanmoins plus loin et rejette même le rétablissement dialectique de la Grèce (absente) en inscrivant une dualité en elle (et par conséquent en nous). Que pouvons-nous déchiffrer des textes difficiles de Holderlin, demandet-il dans (( Holderlin et les Grecs », et il répond : Derrière une thématique encore largement tributaire d e Winckelmann et,de Schiller (même si Holderlin construit d e toutes nouvelles catégories), ceci, tout d’abord, qui dans l’époque est parfaitement i n o u ï : à savoir que lu Grèce, comme telle, la Grèce elle-même, n’existe pas. Mais qu’elle est au moins double, divisée - à la limite déchirée. Et que ce que nous en connaissons, qui est peut-être ce qu’elle a été ou ce qu’elle a manifesté d’elle, n’est pas ce qu’elle était en réalité - qui, en revanche, n’est peut-être jamais apparu. D e même, corrélativement, l’Occident moderne - ce que Holderlin n’identifie jamais tout simplement à l’Allemagne, 253 mais nomme, plus généralement, 1’Hespérie - n’existe pas encore, ou n’est encore que ce qu’il n’est pas 17. Pas de Grecs, pas de nous, ou du moins pas encore de nous, l’argument ne saurait être plus clair. Et la Grèce qui n’a jamais existé est (( la Grèce, comme telle, la Grèce elle-même »,c’est-à-dire la Grèce en tant que représentée et en tant que représentante, la Grèce en tant que condition de possibilité de la représentation (de soi) (« comme telle ») et d’identification (à soi) (« elle-même »), le moment esthétique par excellence. Lacoue-Labarthe se montre aussi parfaitement cohérent dans les conséquences qu’il tire de la non-existence de cette Grèce; le travail d u poète se révèle être la tâche du traducteur : Le propre des Grecs est inimitable parce qu’il n’a jamais eu lieu. Tout au plus estil possible de l’entrevoir ou, à la limite, de le déduire de son contraire - l’art. Et de l’introduire, après coup, dans cet art. D’où le travail de traduction (et je pense plus particulièrement à la traduction d’Antigone, conçue comme la plus grecque des tragédies de Sophocle), qui consiste à faire dire au texte grec ce qu‘il ne cessait de dire nais Jans jamais le dire. Qui consiste à répéter l’improféré de sa profération même I ” . Mais comment dire le non-dit des Grecs, ce qu’ils n’ont jamais cessé de dire sans le dire? Comment répéter la profération de l’improféré? La tâche de traduire les Grecs contient - est précisément la tentative de contenir - un a négatif )) dont on ne rend pas facilement compte par une logique conventionnelle (mimétique ou dialectique) et on peut lire le projet entier de Lacoue-Labarthe comme une tentative de trouver les catégories qui seraient susceptibles de formuler la nature radicale de ce négatif )) particulier à Holderlin sans transiger avec lui. (( La césure d u spéculatif )) formule aussi le double bind vertigineux du traducteur hespérique de manière aussi intransigeante que possible - (( il faut bel et bien répéter ce qu’il y a de plus grec chez les Grecs. Recommencer les Grecs. C’est-à-dire ne plus être grec d u tout l 9 )) - et s’il ne parvient pas tout à fait à produire les catégories )) qui pourraient maîtriser sa (( négativité )) particulière, il est néanmoins capable de déployer les termes d’une stratégie de la lecture qui le rendrait lisible, à savoir celle de Derrida : Car en somme, il fallait, pour Holderlin, faire dire à l’art grec ce qu’il n’avait pas dit, non sur le mode d’une sorte d’herméneutique visant l’implicite de son discours, mais sur un autre mode - pour lequel j’ai bien l’impression qu’il nous manque une catégorie - par où il s’agissait de faire dire, tout simplement, ce qui était dit (mais) comme ce qui n’était pas d i t : la même chose, donc, en différance. u En diaphéron héautô H 21’. Le fait que (( l’un différencié en lui-même )) d’Héraclite (et sa traduction par Holderlin dans Hypérion, K Das Eine in sich selbst unterscbiedene #) ne doit pas être compris ici comme la différence d e l’un ou du même, mais doit être lu comme une différence avec une différence, pour ainsi dire, cela apparaît clairement dans la formulation même : (( la même chose... en différance ». Et pourtant, au moment même où elles formulent rigoureusement la profondeur de vue de Holderlin, les interprétations de Lacoue-Labarthe voudraient attribuer à Holderlin une conception mimétique de la traduction et une conception sacrificielle (dialectique) de la tragédie. Ce faisant, elles voudraient elles aussi réinventer les Grecs - (( la Grèce comme telle D. La théorie holderlinienne de la traduction et sa théorie de la tragédie sont en un sens spéculative, dialectique, de part en part, mais en même temps elles (( désarticulent N, N neutralisent », (( paralysent D le spéculatif et le modèle sacrificiel de la tragédie qu’il implique. La solution de Lacoue-Labarthe consiste à formuler cette simultanéité en termes d’« oscillation »,d’« alternance », de (( paralysie )) 2 54 et pour le justifier il invoque la théorie holderlinienne de l’alternance des tons et son concept de la a césure )) de la tragédie. Holderlin oscillerait )) entre l’articulation et la désarticulation du spéculatif, sa théorie de la tragédie comme (( catharsis du spéculatif )) (( césurerait )) le spéculatif - c’est-à-dire le constituerait dans sa déconstitution et vice versa. Mais on pourrait à juste titre se demander si 1 ’ alternance ~ )) holderlinienne autorise une telle N oscillation )) et si son concept de (( césure )) est aisément assimilable à une catharsis )). Le fait que pour Holderlin l’alternance des tons est un principe dynamique qui certainement (( anime )) un poème (plutôt qu’il ne le paralyse) donne une indication, de même que le fait que la césure holderlinienne a plus à voir avec la signification de soi (on pourrait dire allégorique) d’un texte où (( la représentation apparaît elle-même )) (die Vorstellung selber erscheint), où la représentation se représente elle-même en tant que représentation - qu’avec aucune a catharsis )) conçue selon un modèle sacrificiel, rituel, mimétique de la tragédie. (En fait, ce que Holderlin nomme, dans la théorie de l’alternance des tons, la (( catastrophe )) du poème - la césure - est explicitement un renversement - en forme de chiasme entre le ton du Kunstcbarakter et le ton de la Bedeutung, entre, pourrait-on dire, le ton du signifiant et le ton du signifié.) Le problème avec l’interprétation de LacoueLabarthe, pourrions-nous dire, c’est qu’il continue à employer le discours de la mimésis, a la mimétologie », bien après qu’il a perdu son utilité : c’est-à-dire à rendre compte de processus textuels et d’un a négatif )) particulier au langage dont ce discours ne peut par définition pas rendre compte. L’accouplement non problématisé, dans les essais, de la mimésis et de la traduction, de l’art et de la poésie, est un symptôme, comme la nécessité où se trouve Lacoue-Labarthe d’utiliser des formulations du type (( l’écho de cette parole imprononcée N pour caractériser la nature abyssale de la tâche du traducteur. Comment l’imprononcé peut-il faire écho sans passer de la représentation à la signijcation (ou figuration), c’est-à-dire à un modèle dans lequel les catégories mimétiques telles qu’a écho )) ne sont plus pertinentes? L’illustration la plus condensée du double bind propre à Lacoue-Labarthe est peut-être la phrase finale de (( Holderlin et les Grecs )) : (( La Grèce aura donc été ce vertige et cette menace : un peuple, une culture s’indiquant, ne cessant de s’indiquer comme inaccessibles à eux-mêmes. )) Si les Grecs s’indiquent eux-mêmes, se montrent à eux-mêmes, se signijïent eux-mêmes en tant qu’inaccessibles à eux-mêmes, comment pouvons-nous alors les répéter ou les traduire en recourant à un modèle, quel qu’il soit, de représentation cathartique, sacrificiel, mimétique? Car la discordance, l’absolue incommensurabilité entre l’ordre du rigne (Ns’indiquer D)et l’ordre de la mimésis (« comme D) est subtilement visible, subtilement lisible, dans cette phrase. O n pourrait en effet dire que les Grecs se signifiaient eux-mêmes en tant que (au sens non mimétique) cette discordance : un peuple se signifiant lui-même en t a n t que ce qu’il n’est pas et voué par conséquent à narrer (et à narrer sans cesse) le récit qui raconte comment ils ne peuvent lire leur signification de soi, comment ils ne peuvent se lire eux-mêmes, une allégorie de l’illisibilité. L’analyse de la raison pour laquelle Lacoue-Labarthe a besoin - du moins dans (( La césure du spéculatif », qui est l’essai le plus ancien - de forcer les textes de Holderlin à réintégrer les modèles mimétiques, sacrificiels, rituels, cathartiques de la tragédie tout en voyant en même temps l’impossibilité d’une telle réintégration exigerait une longue argumentation. Pour le dire brièvement, c’est en partie parce qu’il reprend avec trop d’empressement l’interprétation dialectique hégélienne que Szondi donne des essais théoriques, poétologiques de Holderlin : pour ce faire, il lui faut, comme Szondi avant lui, ignorer le cadre et les catégories explicitement linguistiques (et même rhétoriques) que Holderlin emploie 2 ’ . Mais cela est dû, plus encore, au fait qu’il reprend à Bataille une conception du sacrifice - la représentation de la mort propre - fondée sur une interprétation anthropologique de la mort dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 22. L’ennui, c’est que la Phénoménologie n’est pas une anthropologie - elle porte sur la conscience et non sur l’homme, du moins si elle porte sur l’homme, c’est sur l’homme en tant qu’aufgehoben 2i - et ce que Hegel 255 nommerait mort de la conscience n’a rien à voir avec son extinction biologique naturelle. Ce qui fait de la conscience une conscience - c’est-à-dire la condition qui la rend capable d’être une conscience de soi - c’est précisément qu’elle ne (( meurt N pas comme un chien ou un chat mais qu’elle peut se représenter sa propre mort à elle-même; dans les termes mêmes de Bataille : Pour que l’homme à ia fin se révèle à lui-même il devrait mourir, mais il lui faudrait le faire en vivant - en se regardant cesser d’être. En d’autres termes, la mort elle-même devrait devenir conscience (de soi), au moment même où elle anéantit l’être censcient 24. Bataille a tout à fait raison de dire que faire de sa propre mort un spectacle pour soi-même, un (( subterfuge N - un théâtre, une représentation, en un mot, un sacrifice est nécessaire, mais parce qu’il identifie (( l’être conscient )) avec (( l’homme », le sacrifice auquel il pense ressemble plus à l’extinction de (( l’homme n qu’à la mort de la conscience, plus à la (( mort N d’un chat ou d’un chien qu’à la mort de la conscience. Dans la mesure où Lacoue-Labarthe reprend à Bataille cette interprétation anthropologique et mimétique du sacrifice - sans reprendre les conséquences radicales (nietzschéennes) que Bataille en tirera - sa lecture de Holderlin menace de régresser en deçà de ce qu’elle a pris en vue et de retomber dans un modèle mimétique. Mais, c’est évident, le (( subterfuge )) qui autorisera la conscience à se représenter sa propre mort à elle-même, à survivre à sa propre mort, pour ainsi dire, à s’identifier soimême dans la disparition d’un chat ou d’un chien, par exemple, ne peut pas être une opération mimétique. Il faut que ce soit une opération linguistique, et même rhétorique, de signification de soi ou de figuration de soi - mieux même d’inscription de soi - car la mort propre n’est pas quelque chose (ou un néant de chose) qui puisse jamais devenir un objet de conscience, tout comme nous ne pouvons faire l’expérience de la mort, nous pouvons seulement la nommer, lui donner un sens (au moyen disons de la catachrèse), lui donner un visage, des yeux et un point de vue (au moyen de la prosopopée, comme le fait Hegel quand il parle de regarder le négatif qu’est la mort en face (dem Negativen ins Angesicbt scbaut 2 s ) . Et parce que c’est une opération linguistique, une telle (( représentation )) fait entrer dans le monde encore une autre mort - ce que Blanchot nomme (( la mort sans mort )) - dont l’existence est (( réelle N et déterminée mais complètement hors d’atteinte d’un soi ou d’une conscience ou d’un sujet : quand nous disons (( je meurs », nous subissons la mort de l’impossibilité de mourir; le (< je N en tant que sujet linguistique, grammatical ne peut jamais mourir parce qu’il a toujours déjà trépassé, il est toujours déjà mort. Dire (( je meurs 1) c’est dire (( la mort meurt )) - et la mort n’est pas un soi ou une conscience ou un sujet : la mort peut seulement mourir et ne peut jamai5 mourir 2 6 . Cette troisième autre mort - la première étant (( l’extinction biologique »,la seconde (( la mort de la conscience )) nous pourrions l’appeler avec Blanchot (( la mort de l’écriture )) (ou, aussi bien, la mort de la lecture) : l’inscription matérielle ou la lettre morte qui ne tue pas parce qu’elle est immédiate, sensuelle, etc. - non parce qu’elle tue l’esprit en étant opposée à lui - mais plutôt parce qu’elle contient un esprit de mort, la mort de l’esprit en un sens purement allégorique. C’est cette mort, prétendons-nous, que les interprètes de Holderlin ne peuvent pas, ne veulent pas lire dans la première lettre à Bohlendorff - où elle est inscrite en tant que constituant la nature des Grecs ( a le feu du ciel », (( le pathos sacré D) qui nous est pour toujours inaccessible et qui est figurée ailleurs dans l’œuvre de Holderlin comme l’Orient et les Egyptiens - et qui explique pourquoi cette lettre ne peut jamais être remise ni retournée (sauf au Bureau des lettres mortes, c’est-à-dire à une Grèce qui n’a jamais existé). Et c’est afin de ne pas lire cette lettre morte que Szondi comme Lacoue-Labarthe ré-inventent les Grecs - le premier en esthétisant la poésie et en an-esthétisant la mort des Grecs, le second en l’anthropologisant - tout en sachant que les Grecs n’ont jamais existé. Comme tous les Grecs, ils ne peuvent lire leur propre récit. 256 Mais de crainte que nous ne prenions avec légèreté ce retour non garanti des Grecs (qui n’existent pas) dans une (( allégorie de l’illisibilité )) - dans un récit que nous nous faisons à nous-mêmes afin de nous (dé-)constituer nous-mêmes en tant que ceux qui ne peuvent (s’empêcher de) lire leur propre récit - comme une aberration propre aux idéalistes qui ont échoué, prenons comme dernier exemple une interprétation de l’art, des arts dits picturaux ou visuels. Dans Art and Iiiusion, E. H. Gombrich écrit un chapitre intitulé (( Réflexions à propos de la révolution grecque )) dans lequel il caractérise le nouveau mimétisme de la sculpture et de la peinture grecque, en le comparant en particulier à l’art éminemment (( pictographique », (( hiéroglyphique )) des Egyptiens. II attribue cette (( révolution )) de la représentation à la découverte, par les sculpteurs et peintres classiques, de la narration grecque, en particulier d’Homère : Quelles sont en effet les caractéristiques de la narration grecque, telles que nous les connaissons d’après l’œuvre d’Homère? Nous pourrions les résumer en disant que le narrateur cherche à décrire, non seulement l’événement lui-même, mais la façon dont il se produit 27. Sa reconnaissance de la différence constitutive entre la nature de l’art égyptien et celle de l’art grec conduit Gombrich à nous adresser cet avertissement : Nous ne devrions jamais oublier que nous observons tous l’art égyptien avec une mentalité héritée et formée par l’art de la Grèce. Aussi longtemps que nous estimerons que les images égyptiennes avaient à leur époque le même sens qu’elles peuvent avoir aux yeux du monde qui a succédé à la civilisation grecque, elles pourront nous apparaître quelque peu enfantines et naïves. Ce genre d’erreur, les observateurs du XIX‘ siècle l’ont fréquemment commis. Ils nous ont décrit les peintures et les bas-reliefs des tombeaux égyptiens comme une représentation des scènes de la vie quotidienne N en Egypte. Mais dans un ouvrage récent, Arrest and Movement, Mrs. Frankfort-Groenewegen a bien fait ressortir que cette interprétation, qui nous est habituelle, provient de notre formation grecque. Nous sommes accoutumés à regarder n’importe quelles images comme s’il s’agissait d’illustrations ou de photographies, afin d’y trouver le reflet d’une réalité présente ou imaginaire *”. (( Car là où l’Égyptien peut s’occuper seulement du (( contenu n de sa représentation il veut par exemple représenter le Pharaon en tant que Pharaon, dont la position et le visage peuvent être les mêmes position et visage conventionnels prescrits et codifiés depuis dix mille ans - l’artiste grec veut (( convaincre D et s’enquiert d u (( comment M de la représentation : En effet, du moment où les Grecs ont vu, dans les modèles typiques de l’art égyptien, des images qui s’efforcent de convaincre N par leur aspect de réalité, ils devaient inévitablement se demander pourquoi cet aspect paraissait si peu convaincant. Nous avons exactement la même réaction quand nous parlons de leur attitude figée ». On pourra nous dire encore que cette réaction provient elle-même de l’influence de la Grèce dans notre formation. Ce sont les Grecs qui nous ont appris à nous demander : N Comment se tient-il? », ou encore (( Pourquoi a-t-il cette attitude? )) En face d’une d’œuvre d’une époque antérieure à l’art grec ce genre de questions risque de n’avoir aucun sens. Une statue égyptienne ne cherche pas à représenter un homme dans une attitude rigide ou dans une position détendue, ce qui compte ici ce n’est pas la manière, mais la signification. Demander plus aurait surpris l’artiste égyptien autant que pourrait nous surprendre quelqu’un qui nous demanderait quel est l’âge ou le caractère du roi sculpté d’un jeu d’échecs (( (( 257 Mais cet avertissement proprement holderlinien - nous ne devons pas lire les signes allégoriques comme s’ils étaient des représentations symboliques - et la clarté de sa distinction entre l’art égyptien et l’art grec commence à vaciller vertigineusement quand Gombrich met une œuvre d’art égyptienne en regard de sa contrepartie grecque : Mais nous trouvons dans les œuvres d’art des indications susceptibles de confirmer que les Grecs de la période archaïque avaient tendance à voir dans les œuvres pictographiques égyptiennes des représentations d’une réalité imaginaire. Le vase dit de Busiris », du ve siècle avant Jésus-Christ, que l’on peut voir aujourd’hui à Vienne, en est un exemple particulièrement frappant et divertissant. I1 n’est pas douteux que otte scène humoristique et narrative d’un épisode des exploits d’Héraclès en Egypte ne soit inspirée de quelques représentations égyptiennes de campagnes victorieuses. Cette forme de chronique picturale, où l’on volt l’image d’un Pharaon gigantesque attaquant une forteresse ennemie, avec ses minuscules défenseurs implorant la clémence, nous est en effet familière. Selon les conventions de l’art égyptien, les différences d’échelle sont significatives des différences de rang ou de position sociale. Pour l’artiste grec, qui voyait dans une image picturale l’évocation d’un événement plausible, cette forme de représentation devait évoquer une scène où un géant se trouve confronté à des Pygmées. Ainsi va-t-il identifier le personnage du Pharaon à celui d’Héraclès écrasant une troupe de chétifs Égyptiens. La représentation pictographique d’une cité a pris la forme d’un autel véritable sur lequel se sont réfugiés deux misérables victimes, mais c’est en vain qu’elles tendent les bras dans une gesticulation comique et désespérée. Les attitudes représentées dans cette scène sont comparables par de nombreux détails à celle des personnages des bas-reliefs égyptiens, et cependant la signification en est changée : ces hommes ne sont plus d’anonymes représentations d’un peuple vaincu, mais des individualités réelles - ridicules, certes, dans leur agitation désespérée; mais le rire qui nous prend à les regarder suppose que nous faisons un effort d’imagination pour visualiser la scène que l’on nous présente et pour comprendre, non seulement le sujet de l’épisode, mais la manière dont les choses se passent 30. (( L’« erreur )) grecque est suffisamment claire : ils ont pris les signes allégoriques égyptiens comme s’ils étaient les représentations d’une réalité imaginaire 1). Tandis que dans l’œuvre égyptienne la taille gigantesque d u Pharaon par rapport à ceux qu’il est en train de vaincre est seulement (( significative d’une différencg de rang »,dans la peinture grecque la taille plus grande d’Héraclès par rapport aux Egyptiens qu’il est en train de vaincre est une peinture mimétique de sa taille et de sa force supérieures. Et dans le cas, d u moins, d u vase de Busiris, cette faute de lecture qui consiste à tout prendre à la lettre est loin d’être une (( erreur N, car elle permet à l’artiste grec non seulement de s’approprier l’art égyptien en le prenant pour ce qu’il n’est pas (c’est-à-dire grec), mais aussi de le retourner contre les Egyptiens (en transformant un Pharaon vainqueur au milieu d u peuple de Canaan en un Héraclès grec vainqueur des Egyptiens) et par là de marquer la supériorité de la Grèce sur 1’Egypte. (C’est comme si on voulait prendre la Charité allégorique de Giotto pour la peinture d’une jeune cannibale offrant un cœur - une (( erreur N qu’on pourrait faire seulement en oubliant de lire l’inscription x Karitas 2 que Giotto a heureusement ajoutée.) Mais il n’est pas nécessaire de voir ces peintures pour remarquer le cercle vicieux que contient l’argumentation de Gombrich et pour demander : comment pour commencer avons-nous été capables de dire la différence qu’il y a entre l’art égyptien allégorique et l’art grec symbolique? I1 est clair que si la peinture grecque a l’air plus réaliste, plus mimétique, plus préoccupée par le (( comment », en un mot, plus semblable à la représentation d’une réalité imaginaire, c’est seulement parce que nous la regardons avec les structures mentales que nous avons toutes héritées des Grecs : en d’autres termes, c’est seulement parce que nous les regardons avec des yeux grecs - à travers notre métaphysique, notre ontologie, notre épistémologie, etc., grecques - que nous sommes capables de distinguer l’art dit égyptien de l’art dit grec. En distinguant l’art grec de l’art égyptien, (( 258 nous re-faisons la faute de lecture des Grecs qui consiste à tout prendre à la lettre : nous regardons l’art égyptien (et l’art grec) avec des yeux grecs. Si nous pouvions regarder le vase de Busiris avec en quelque sorte des yeux égyptiens, qui sait ce que nous y verrions ... qui sait ce que nous y lirions.? Si nous devions nous limiter à la simple différence de taille des figures dans chaque œuvre respective, nous pourrions dire que la distinction de Gombrich entre l’art égyptien et l’art grec revient à voir (( A a )) et (( A a )) et à désigner le premier sous le nom d’« égyptien )) et le second sous le nom de (( grec )), le premier comme pictogramme, le second comme représentation d’une réalité imaginaire - et, selon une élaboration idéologique (typiquement propre à l’idéalisme allemand), le premier comme (( primitif », (( infantile », (( préréflexif »,etc., et le second comme c civilisé », (( adulte », (( conscient de soi »,etc. : le premier comme a pré-art )) (Vorkunst), comme dirait Hegel, et le second comme (( art )) (Kunst). Bref, pour faire le récit du passage de la signification allégorique à la signification symbolique, Gombrich, en dépit de sa prudence, doit précisément oublier qu’il regarde l’art égyptien avec des yeux grecs : même son récit qui voudrait se souvenir de l’oubli des Grecs répète leur oubli. Le fait est qu’un tel (( regard )) est une lecture arbitraire et une lecture allégorique (idéologiquement motivée) : nous ne voyons pas la différence entre les Egyptiens et les Grecs, nous la lisons. I1 se peut que le seul moyen même pour les peintures de devenir des peintures consiste pour elles à être transformées en mots : tout comme l’art ne peut devenir art que si nous oublions qu’il est poésie (égyptienne). Andrejz Warminski (Traduit de l’anglais par Françoise Dastur) NOTES 1. E.M. Bulter, The Tyranny of Greece over Germany, Boston, Beacon Press, 1958, p. 203-204 2. The American Heritage Dictionary of the EngIirh Language. 3. Toutes les références données dans cet article sont celles de la grande édition de Stuttgart des œuvres de Holderlin publié par Cotta : les chiffres romains indiquent les volumes et les chiffres arabes les pages. [La traduction de la seconde lettre à Bohlendorff est celle, parfois légèrement modifiée, de d. T . ) . ] Denise Naville dans Holderlin, (Euores, Gallimard, (( La Pléiade », 1967, p. 1009-101 1 (N. 4. Pour l’interprétation de cette relation difficile de la poétique et de l’herméneutique, voir (( Introduction n de Paul de Man à Hans Robert Jauss, Toward an Aesthetic of Reception, trad. Timothy Bahti, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1982. La critique de la catégorie de 1 ’ esthétique ~ dans les travaux récents de Paul de Man nous a aidé à comprendre les enjeux théoriques de notre lecture en progrès )) de Holderlin : Sign and Symbol in Hegel’s Aesthetics », Critical Inquiry, vol. VIII, no 4, été 1982, p. 761-765; (( Hypogram and Inscription : Michael Riffaterre’s Poetics of Reading », Diacritics, vol. II, n<’4,hiver 1981, p. 17-35; Hegel on the Sublime », à paraître. 5. Sur Bohlendorff, voir les notes du vol. VI de la grande édition de Stuttgart (VI : 2, 1074). 6. Un héritier », il n’est pas besoin de le dire, en un sens des plus problématiques. Cf. Andrzej Warminski, (( Heidegger Reading Holderlin », in Readingr in Znterpretation : Hofderfin, Hegel, Heidegger, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1984. 7. Peter Szondi, (< Ubenvindung des Klassizismus », Hofderfin-Studien, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 98. [Traduction française in Peter Szondi, Poérie et Poétique de I’idéaiisme afiemand, Ed. de Minuit, 1975, p. 229 (N. d . T.).] 8 . Ibid., p. 109-1 10. [Trad. p. 239-240 (N. d. T.).] 9. Ibid., p. 116. [Trad. p. 245 (N. d. T).] 10. Ibid., p. 112-1 13. [Trad. p. 242-243 (N. d . T.).]C’est même encore plus explicite dans Szondi, Poetik und Geschichtsphifosophie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974, p. 170 : U Sowenig Homer dem naiven Kunstcharakter Jeiner Epen deren Ausgangspunkt (die Bedeutung), namlich das heroische Gegeneinander grosser Bestrebungen geopfrt hat, rowenig d a d ro betont es der Brief a n Boblendor$ über dem )) (( (( (( (( 2 59 Erlernen des Fremden dus Eigene vergessen werden, dessen freier Gebraurb also nirbt mebr dus Ausgeliefert rejektierte Verwendung als eines Momentes im Kunstwerk, da5 Scbwerste sein soll. H 1 1. Szondi, U Gattungspoetik und Geschichtsphilosophie », aussi in Holderlin-Studien. [«Poétique des genres et philosophie de l’histoire », in Poésie et Poétique de I’idéalisme allemand, op. rit., p. 248-289 (N.d. T.).] 12. Szondi, Überwindung », p. 100. [Trad. p. 23 1 (N. d. T.).] 13. Andrzej Warminski, (( Endpapers : Holderlin’s Textual History », in Readings in interpretation, op. rit. 14. Szondi, (( Überwindung ... )) p. 118. [Trad. p. 247 (N. d. T.).] an ihm, sondern seine (( 15. Dans son essai un peu plus tardif, (( Poétique des genres et philosophie de l’histoire », Szondi parle d’un changement dans la conception que le dernier Holderlin se fait de la relation de la Grèce et de 1’Hespérie : il s’agit non plus d’une symétrie en miroir sursumable mais d’un saut qualitatif (zum qualitariven Sprung). Par là, Szondi ne renonce pas aux Grecs en tant que constituant le moment esthétique dans l’histoire occidentale; il ne fait que transférer ce motif dans l’histoire du développement poétique de Holderlin : la première lettre à Bohlendorff marquerait maintenant le moment esthétique de l’itinéraire holderlinien (du moins le moment d’une médiation dialectique théoriquement réussie entre la Grèce et I’Hespérie). Dans un tel schéma, l’œuvre antérieure pourrait alors être considérée comme pré-réflexive »,et la toute dernière œuvre comme une destruction des oppositions médiatisées dans la première lettre à Bohlendorff - l’une et l’autre étant constituées comme (< pré- n et (< post- D grâce à l’invention de la synthèse dans cette lettre, grâce, comme toujours, à la ré-invention des Grecs. L’itinéraire propre de Szondi pourrait également être lu selon les termes d’un tel schéma - l’interprétation de la lettre à Bohlendorff servant de moment (( grec n - ce qui n’est nullement surprenant dans le cas d’un lecteur qui s’inscrit lui-même dans le texte de Holderlin comme le destinataire de la première lettre à Bohlendorff. 16. Philippe Lacoue-Labarthe, La césure du spéculatif », in Holderlin, L’Antigone de Sophocle, trad. Lacoue-Labarthe, Paris, Christian Bourgois, 1978; (( Holderlin et les Grecs »,Poétique 40, novembre 1979, p. 465-474. [Ces deux essais sont maintenant rassemblés dans Ph. Lacoue-Labarthe, L’imitation des Modernes, Galilée, 1986, p. 39-84 (N. d. T.).] 17. Lacoue-Labarthe, Holderlin et les Grecs », lor. rit., p. 470. [L’imitation des Modernes, p. 78.1 18. ibid., p. 473. [L’imitation des Modernes, p. 83.3 19. Lacoue-Labarthe. (( La césure »,p. 206. [L’imitation des Modernes, p. 55.3 20. ibid., p. 204. [L’imitation des Modernes, p. 53-54. 2 1. Cela est tout à fait visible N dans le fait que Lacoue-Labarthe cite Holderlin de manière non critique à propos de la tragédie : c’est-à-dire sans se demander jusqu’à quel point des termes tels que Zeirben, Metapher, Uebertragung, etc., sont assimilables à une conception spéculative de la tragédie. Par exemple, la définition de la tragédie comme (< la métaphore d’une intuition intellectuelle )) (Es ist die Metapher einer intellektuellen Anscbauung) n’est pas aisément reprise par le modèle spéculatif. 22. Georges Bataille, Hegel, la mort et le sacrifice », Deucalion 40, octobre 1955. Lacoue-Labarthe fait allusion à ce texte au début de La césure ». 23. Thérapeutique à cet égard est, comme toujours, Jacques Derrida, Les fins de l’homme »,Marges, Paris, Minuit, 1972. 24. Bataille, lor. rit., p. 32. 25. G.W.F. Hegel, Phünomenologie des Geistes, Hambourg, Meiner, 1952, p. 30. [Trad. J. Hyppolite, La Phénoménologie de I’esprit, Aubier Montaigne, p. 29 (N. d. T.).] 26. Cf. Maurice Blanchot, La littérature et le droit à la mort », in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949. 27. E.H. Gombrich, Art and illusion, Princeton, Princeton University Press, 1969, p. 129. [Trad. par d. T.).] G . Durand, L’Art et L’illusion, Gallimard, 1971, p. 17 1 (N. 28. ibid., p. 122-123. [Trad. p. 162.1 29. Ibid., p. 134. [Trad. p. 176.1 30. Ibid., p. 134-136. [Trad. p. 178-179.1 (( (( (( (( (( (( (< La Grèce, la tragédie Holderlin et Sophocle Wolfgang Binder Holderlin et Sophocle : deux noms qui appartiennent aujourd’hui à la figure spirituelle de ce que l’on appelle l’occident. Sophocle : d u temps de Holderlin déjà on l’envisageait sous ce jour. Holderlin : c’est au xxesiècle seulement qu’on a appris à le voir ainsi; quant à ses traductions de Sophocle, impossible encore d’affirmer qu’elles s’inscrivent dans cette perspective. S’interroger sur le rapport entre Holderlin et Sophocle semble évoquer non seulement un épisode historique de la culture occidentale, mais une part de la compréhension de l’occident par lui-même. Toutefois, notre époque s’attache-t-elle à cette culture et à cette auto-compréhension? N e s’emploie-t-elle pas plutôt à se libérer de son lourd passé culturel et à enterrer à jamais l’Occident déjà souvent prétendu mort? Si oui, notre sujet voudraitil dire plus alors que la tentative de clarifier, à l’aide d’un exemple, ce dont il nous faut prendre congé? Cela est dit sans ironie. L’insatisfaction croît à l’égard de l’histoire; on veut un nouveau commencement sans référence à l’histoire - volonté qu’on ne peut éliminer en invoquant simplement l’utopie de quelques contemporains dénués de sens historique. O n ne veut plus penser ainsi, par crainte d’être freiné par la conscience historique ou par manque dans l’histoire des catégories pouvant correspondre à un présent en mutation constante et incessante. Cela est dit aussi sans résignation. En effet, faut-il continuer à penser en termes historiques sous prétexte qu’on le fait depuis deux siècles? Pour quelle raison un avenir où l’occident se sera évaporé dans le merveilleux de la légende ne serait-il pas à sa manicre plus heureux qu’un présent empêtré dans des traditions dont il ne vient à bout? Etre pour ou contre la Tradition est l’une des façons dont s’exprime la crise de l’époque actuelle et la balance semble pencher de 1’«utilité n vers 1’« inconvénient de l’Histoire pour la vie ». Holderlin connaissait cette situation; il y a répondu à deux reprises. A la ville d’Agrigente en émoi, aspirant comme un corps malade à sortir de l’ornière de l’ordre établi, Empédocle conseille : * Holderlin und Sophokles, in Holderlin Jabrburb, 1969-1970. Repris in W. Binder, Aufsrblüsse. Srudien zur deutsrben Literatur, Zurich, 1976. 263 Ainsi, osez! votre héritage. votre acquis, Histoires, leçons de la bouche de vos pères, Loi et coutume, noms des dieux anciens, Oubliez-les hardiment, et levez, comme des nouveau-nés, Les yeux sur la nature divine. Dans le même sens, et visant l’héritage trop puissant des Anciens, un Essai déclare : (( I1 semble ne pas y avoir d’autre choix que d’être opprimé par ce qui est reçu et positif, ou, avec une violente arrogance, de s’opposer, force vive, à tout ce qui est appris, donné, positif. n Si la tradition est devenue un poids mort - le (( positif )) étant la loi, qui ne vaut que parce qu’il est -, alors ses valeurs ne mobilisent plus rien et il ne reste plus qu’à faire surgir, dans l’espace délivré de toute tradition, un commencement nouveau et singulier. Malgré cela, Holderlin a traduit Sophocle. O n lit dans les Remarques sur Antigone que dans la crise, là où (( l’esprit s’éveille au comble de sa puissance », l’homme doit (( tenir bon le plus fermement », et l’analogue historique de cette crise, le (( retournement natal de tous les modes de représentations et de toutes les formes [...I sans aucune retenue n’est pas permis à l’homme en tant qu’être connaissant ». Mais à quoi se tenir si ce qui arrive est encore incertain? Manifestement, au produit du devenir. Pas pour le rendre éternel - seule la crise le deviendrait -, mais pour le comprendre. Car je ne puis prendre une direction que si je sais d’où je viens. A l’homme (( connaissant », dit Holderlin, il n’est pas permis de se vouer, dans la crise, à l’instant et à ses paroles changeantes. Le Devenir dans la disparition, où Holderlin décrit dans son être un virage historique et sa présentation par l’art, souligne déjà cette nécessité. Le nouveau, ici, ne provient pas simplement de l’ancien, mais de l’inépuisable plénitude des possibilités historiques qui, recouvertes quand domine un état déterminé du monde, s’introduisent maintenant dans la (( lacune N entre l’ancien en disparition et le nouveau en devenir. Si le choix de l’unique possibilité qui se réalise - une seule peut devenir réalité ne doit pas être laissé au hasard, à son danger mortel, il faut d’abord préciser que l’être de l’ancien, la raison de son déclin exigent une compréhension totale. Cette saisie par récapitulation, Holderlin la nomme le (( souvenir n et la (( dissolution idéale )) qui résout intellectuellement, c’est-à-dire analyse, ce qui dans l’histoire passe. Cellelà accomplie, s’avancer dans le nouveau ne sera plus, comme au début de la crise, un (( objet de crainte », mais entièrement 1’« acte infaillible, irrépressible, hardi n qu’il doit être pour porter l’assentiment de ses contemporains aux temps nouveaux. - I1 serait bon d’y être déjà; mais nous n’en sommes qu’au stade de la crainte. De tels propos et la conscience souvent proclamée de devoir répondre à une époque de bouleversement politique et culturel laissent penser que Holderlin a traduit Sophocle non pour enrichir le domaine littéraire allemand de la traduction ou pour prouver ses capacités de traducteur, mais pour mieux saisir sa propre provenance et sa propre destination qui sont en même temps celles de son époque. Car traduire, c’est franchir, toucher le rivage de l’étranger, de sa langue, de son mode de penser, de sa culture, et - en retour - par son apport, à son contact, reconnaître le propre. Même en suivant Holderlin, il nous est permis de comprendre notre tentative, toutes proportions gardées, comme une contribution à une meilleure saisie de notre provenance. L’hybris consisterait à parler de destination, d’autant que l’histoire ne se répète qu’en apparence. Je souhaite procéder de sorte que l’on s’entende d’abord sur la théorie et la pratique de la traduction chez Holderlin, pour passer ensuite à ses interprétations d’CEdipe et d’Antigone - il faudra se limiter à quelques points. Ce que j’ai à dire tient compte à maintes reprises des recherches de Friedrich Beissner, de Wolfgang Schadewaldt et d’une abondante littérature philologique classique parmi laquelle il faut nommer en particulier le Sophocle de Karl Reinhardt 2 . ’ 264 Que l’on ne s’attende pas à des idées grandioses. Ma tâche consiste à présenter en l’interprétant aussi simplement que possible une partie complexe de l’œuvre de Holderlin. I Dans un hymne tardif de Holderlin, (( L’Ister )), on trouve les vers : Nul sans ailes ne peut Saisir le Plus-Proche Directement Et passer de l’autre côté. Le a Plus-Proche )) est le propre, 1 ’ hespérique ~ », appelé plus tard le (( natal ». I1 est N de l’autre côté »; car celui qui prononce ces vers vient de 1’« Indus )) et de 1’«Alphée », il a longuement cherché au-dehors (( ce qui convient )), avant de croire le trouver, en remontant le Danube, dans le pays natal : (( C’est ici que nous voulons bâtir. D Les vers retracent le retour de l’Hellade à l’Hespérie, et les traductions de Sophocle constituent un document sur le retour de Holderlin bien plus que sur son départ vers la Grèce. Mais il ne s’agit pas d’un retour facile. Le poème parle des (( ailes )) dont il faut être avant tout OUN NU, et la première lettre à Bohlendorff dit du (( libre usage de ce qui nous est propre », qu’on ne peut apprendre qu’à l’étranger, qu’il est le plus difficile, ce qui ne s’atteint qu’en dernier, tout en étant aussi le plus haut à quoi puisse parvenir un homme ou une nation. Au passage, qu’il me soit permis de rappeler le chemin que dut parcourir Holderlin jusque-là, et qui était d’abord le chemin de son époque, pour ensuite s’engager dans une direction inédite, la sienne propre. L’enthousiasme du jeune Holderlin pour les Grecs fut, si je puis dire, allégorique. I1 avait valeur d’idéal auquel les Grecs n’attachaient que leur nom, comme la Nature, l’Harmonie et d’autres puissances spirituelles. Holderlin regardait vers le haut quand il se retournait vers l’Hellade. C’est la seule raison pour laquelle il put célébrer en Diotima un retour de l’élément grec. N e l’assurant que de sa propre position, l’identification réussit incontestablement. Vient alors cet essai qui soudain éprouve la supériorité écrasante du modèle grec. La balance penche de l’autre côté; une étude minutieuse lui a révélé les Grecs dans leur dimension historique. Au même titre que nous, ils constituent maintenant une réalité, mais qui l’emporte sur nous quant au résultat culturel. D’où leur poids sur nous. Si nous ne voulons pas éternellement vivre et produire dans leur ombre, il faut nous en libérer. Toutefois, cette dénonciation ne prépare qu’un troisième niveau de compréhension : il existe une voie moyenne entre l’académisme et la rupture avec la tradition. Ainsi, la tentative de se libérer de l’asservissement à la lettre d u grec pour s’ouvrir à l’esprit du grec; à son contact, on apprend ce que peut être l’esprit en général, donc aussi pour une poésie moderne, elle-même reposant sur un autre sol. Holderlin écrit à Schiller, en 1801, qu’il a longuement étudié la littérature grecque jusqu’à ce qu’elle lui rende la liberté qu’elle lui avait ravie au début. Maintenant seulement, ajoute-t-il, il voit que (( la grande précision des auteurs grecs )) doit nécessairement être issue de (( leur plénitude d’esprit ». La précision de la poésie grecque, non pas comme expression d’un sens des règles poétiques, ce qu’a cru le XVIII‘ siècle, mais comme conséquence d’une plénitude 265 d’esprit - que veut dire par là Holderlin? I1 pense, d’autres passages en témoignent, que l’esprit des Grecs en soi déporté dans l’illimité, s’est imposé la forme la plus stricte dans ses productions afin, à travers elles, de pouvoir reprendre fermement pied. Nous sommes proches de la conception de Holderlin selon laquelle Sophocle a contraint la figure insoutenable du partage (Schicksai),qui mène proprement à la démence, à tenir, par la structure formelle de la tragédie et par les hommes qui reçoivent l’insoutenable, dans un cadre supportable. Le texte et l’interprétation des pièces de Sophocle sont pleins de paroles démentes, de la (( quête démente d’une conscience »,etc., souvent obtenues en forçant sciemment le sens du grec. Mais il faut circonscrire un peu plus précisément ce dernier niveau de compréhension des Grecs. I1 s’agit de l’éternelle question sur la Grèce et 1’Hespérie. Je me contenterai de très brèves indications, pour relever davantage ce qui jusqu’ici me semble avoir été trop peu souligné. Suivant une pensée qui ne se limite pas à l’apparition des choses, mais cherche le (( fondement )) ou 1’« origine N de cette apparition, Holderlin finira par envisager aussi cultures et peuples dans la dauble perspective de ce qu’ils montrent et de leur origine. Quand donc l’art grec montre la mesure et la clarté, celles-ci sont précisément l’art, et non la nature, comme avait pu auparavant le croire Holderlin sous l’influence de Winckelmann et de Schiller. La nature grecque est d’un autre type, fait de douleur et d’extase, qu’il nomme aussi N aorgique )) et (( oriental n - celui qui prononce les vers cités plus haut ne vient pas seulement de l’Alphée mais de l’Indus-, et ainsi ce n’est qu’à la clarté de la mesure grecque que l’on évalue le degré d’excentricité de la douleur maîtrisé par cette mesure. Avec nous, Hespériens, c’est l’inverse. Nous venons d’un monde de convention où, selon les mots de Holderlin, tout est ordonné avec une (( belle symétrie )) et réparti en (( disciplines )) et en (( cases N - Hypérion déjà le stigmatisait. Nous sommes nés (( sans partage »; c’est pourquoi nous lancer en pleine liberté dans un accomplissement du partage est notre mission. Ce qu’expose à peu près la première lettre à Bohlendorff. Dans les Remarques stlr Antigone Holderlin en vient à formuler que le problème des Grecs est de (( pouvoir se saisir », le nôtre en revanche de (( pouvoir atteindre quelque chose ». Et l’hymne (( La migration N (Die Wanderung) symbolise ces réflexions par un mythe contant la rencontre des deux peuples. La traduction est également une forme de rencontre. Mais pas au sens où l’on se retrouve à mi-distance; le moyen terme signifie presque toujours la mort de la traduction. O n n’a, semble-t-il, que le choix entre restituer le grec en termes allemands - cela demeure une œuvre grecque, mais est illisible - ou l’informer dans une structure poétique allemande - alors ce n’est plus du grec. Holderlin pense et résout le problème autrement. D’abord, comment le pense-t-il? Les Grecs, a-t-on dit, ont inventé la clarté, clarté qui nous est naturelle. Cela ne veut pas dire que notre clarté, purement schématique, serait comparable à la clarté accomplie des Grecs. O n jouit de ce que l’on possède, et on sait ce que l’on possède parce qu’on l’a exigé d’une nature rétive. Ce qui est inné, on n’ira pas le posséder, parce que l’on se contente d’être ainsi, spontanément. L’idée que l’inné et l’acquis seraient identiques et interchangeables a provoqué beaucoup de confusion dans le rapport Hellade-Hespérie. C’est par leur direction, non par leur substance, que les Grecs ont accédé à l’élément occidental, et dans le même esprit uniquement formel nous devons chercher l’élément grec. Holderlin affirme que nous n’avons rien en commun avec les Grecs sinon (( le rapport vivant et le destin », le partage, de devoir chercher en chemin à l’étranger le propre. Or, il croit, notons-le, que les Grecs n’ont plus remonté le chemin vers le propre, qu’ils ont dépéri à l’étranger - ce que Schiller appelle (( le lointain pays de l’art ». Dans un fragment tardif on trouve ces vers : 266 Leur volonté fut certes d’instituer Un empire de l’art, mais là Le natif (le propre) par eux Fut chômé et, lamentablement, La Grèce, beauté suprême, sombra Les Grecs n’ont plus trouvé le chemin du retour dont le résultat aurait dû être, on l’a dit : mesure et extase, ordre terrestre et (( Feu du ciel », à concilier en une dialectique les renouvelant sans cesse. En revanche, nous autres Hespériens, nous n’avons pas une fois encore entrepris de sortir de notre existence conventionnelle pour accomplir le partage. Vu l’identité de notre départ, selon la direction, avec le retour des Grecs, une lumière inattendue est projetée sur le problème de la traduction. D’un coup, s’offre la double possibilité de reconduire le grec à lui-même et de sortir l’allemand de luimême, et ainsi de mener à bien la mission qui n’est plus réalisée et celle qui ne l’est pas encore. En d’autres termes : Holderlin traduisant Sophocle tel qu’il eût dû apparaître si, à un moment favorable du monde, l’auto-accomplissement avait été permis aux Grecs, ne fait rien d’autre, quant à la direction, que ce que fait aussi sa poésie ultérieure, qui veut être une poésie natale )), donc hespérique. Cela peut sembler abstrus. Que Holderlin cependant ait pensé de cette manière, ses lettres à l’éditeur des traductions l’attestent. I1 espère, écrit-il, avoir présenté l’art grec, qui nous est étranger par convenance nationale et par des fautes dont il s’est toujours tant bien que mal arrangé », de manière plus vivante que d’habitude, en ayant davantage fait ressortir (( l’élément oriental qu’il a renié », et en ayant corrigé son (( défaut artistique )) - défaut consistant pour l’art à vouloir être trop artistique; (( car ils voulaient instituer un empire de l’art ». Dans la deuxième lettre, il pense avoir (( écrit contre l’enthousiasme excentrique, et ainsi rejoint la simplicité grecque », même si, par là même, il a (( exposé plus hardiment N l’élément original tel qu’en lui-même. Holderlin a donc orientalisé Sophocle - c’est clair maintenant -, il a écrit (( contre )) l’enthousiasme excentrique - c’est-à-dire dans sa direction, comme l’a montré Beissner --, il a ainsi atteint la simplicité grecque. Songer à l’innocence néo-testamentaire nous égarerait. La simplicité des Grecs est plutôt leur naturel extatique, leur originelle et native ouverture au (( Feu du ciel ». Holderlin pense en fait avoir mis le texte de Sophocle en allemand dans la situation de l’être grec, ce qu’il était interdit à Sophocle d’atteindre. Dressons le bilan de ces commentaires. Holderlin envisage la tâche du traducteur sous un triple éclairage. Traduire revêt d’abord le sens courant : transcrire un original étranger dans sa propre langue. Puis : transposer cet original dans un état d’accomplissement qui ne lui est plus accessible. Enfin : passer de la langue et de la nature propres dans l’autre, l’érranger, où il faut chercher le point d’Archimède de son autodécouverte. I1 ne doit pas y avoir un seul traducteur allemand qui ait conçu sa tâche de manière aussi fondamentale et même aussi spéculative. Mais ce n’est pas assez. Dans les Remarques sur Anttgone se trouvent les phrases difficiles à propos du (( Zeus le plus proprement lui-même », sous lequel nous, Hespériens, nous tenons. Holderlin le nomme ainsi car il nous reconduit dans ce qui nous est propre. Nous lancer dans la grandeur du partage, chose qui certes est à venir encore, cache en fait le danger qu’une fois engagés dans cette voie, devenant toujours plus hardis et extatiques, nous soyons, enfin de l’autre côté, pris de vertige en l’absence de mesure et de contrôle - une pensée dont nous avons hélas vérifié l’exactitude. La pureté de l’imagination de Holderlin nous préserve de ce danger. En effet, à la place où la terre, c’est-à-dire l’espace de l’existence figurable, finit et où commence le (( désert sauvage », aorgique, il y a Zeus, et il nous impose de nous arrêter. Car il est le dieu qui (( force plus décisivement vers la terre n tout (( chemin hostile à l’homme 267 et portant vers l’autre monde ». Voilà pourquoi Holderlin le nomme (( Père de la Terre D ou a Père du Temps », et il s’en explique en particulier. Pour nous, Zeus joue le rôle du dieu de la limite. Pas pour les Grecs. Ils viennent de cette sphère excentrique et cherchent la terre, la figure et la clarté. Quand, à l’inverse de nous, ils franchissent la limite, ils exécutent la volonté de Zeus. Mais plus tard, plus loin, chez nous, là même où la mesure devient raideur, la figure ((ordre mort », il n’y a pas un seul dieu pout en quelque sorte les retourner; (( lamentablement, la Grèce, beauté suprême, sombra ». Les Grecs se tiennent donc sous Zeus improprement lui-même qui, s’il les libère à l’étranger, ne les ramène pas dans ce qui leur est propre. Pourtant, à cet endroit, il y a quelqu’un : Holderlin traducteur, dont nous savons qu’il traduit Sophocle en direction de l’enthousiasme excentrique et de l’origine reniée dans l’élément oriental, qui donc a remis le texte grec traduit en allemand dans ce qui lui est propre. Faut41 en conclure que Holderlin a pris pour ainsi dire le rôle d’un Zeus plus proprement lui-même qui manquait aux Grecs et que sa traduction est, sur le plan de l’esprit, une correction de l’histoire du monde? Parler ainsi semble relever de cette hybris la plus extrême que Holderlin aurait sans doute à peine osé imaginer. En effet, il est inutile de rappeler la distance infinie qu’il voit, ou plutôt qu’il a appris à voir, entre le poète et le dieu. Mais que, comme traducteur de Sophocle, il croie exercer une fonction analogue à celle du (( Zeus le plus proprement lui-même », me semble résulter forcément de ses réflexions. Si l’on examine dans quelles dimensions se meut aussi sa pensée ultérieure, on admettra sans difficulté une telle hypothèse. II Nous avons essayé de déterminer le lieu que Holderlin attribue à sa traduction. A présent, il faut voir au moins à l’aide d’un exemple si cela va. La première strophe de l’un des plus célèbres chœurs de Sophocle donne dans la transcription de Holderlin : Beaucoup est insoutenable. Pourtant rien De plus insoutenable que l’homme. Car lui, sur la nuit D e la mer, quand à l’approche d e l’hiver souffle Le vent d u sud, il sort Sur des palais ailés, sifflants. Et des Célestes la sublime Terre, L’impérissable, infatigable, I1 racle; avec la charrue q u i force, D’année en année, I1 s’affaire à la retourner, avec le cheval, Et le monde des oiseaux rêveurs 11 captive, et le chasse; Et la bande des bêtes sauvages, Et d u Pontos la nature vivifiée par le sel Dans les mailles des filets, L’homme habile. Et prend avec art le gibier Q u i sur des montagnes passe les nuits et rôde. Et au cheval à la crinière rêche il jette autour D u col le joug, et au taureau Errant, indompté, des montagnes. 268 Présenter convenablement l’élément insoutenable de ces vers excède notre tâche. Restons-en au palpable. Sophocle énumère des occupations humaines quasi traditionnelles : la navigation, l’agriculture, l’élevage, la chasse des oiseaux, des animaux terrestres et des poissons, c’est-à-dire d u gibier dans toute la nature. Qu’il faille voir là la grandeur ou la présomption de l’homme reste ouvert; dans la strophe suivante seulement, qui parle du comportement social de l’homme, retentit le thème de l’hybris. Holderlin s’en sert comme titre pour le chœur : il traduit 6~ivOv par (( insoutenable )) - avec l’homme ce n’est pas soutenable. Des années plus tôt, il avait une fois déjà traduit le chœur. Cela donnait : Beaucoup de violence il y a. Pourtant rien N’est plus violent que l’homme. Et maintenant : Beaucoup est insoutenable. Pourtant rien De plus insoutenable que l’homme. O n remarque combien maintenant il (( expose )) Sophocle (( plus hardiment n. I1 faut cependant décrire son style. D’abord, on est frappé par une tendance vers l’extrême. De la (( mer blafarde )) (7rohtoç ~ C O V T O ~il) fait la (< nuit de la mer M. Des (( animaux des champs )) (tiypcruhoç ûqp), le gibier (( qui sur des montagnes passe les nuits ». Et, à la fin du chœur, il traduit le (( prodige divin )) (6aipoviov T É ~ Ç par ) la (( tentation du dieu ». I1 s’agit du regard d’Antigone que le garde amène prisonnière. La tentation du dieu N exprime la crainte d u chœur pour sa loyauté envers la cité, si la princesse, qu’il aime pourtant, est une criminelle. Ensuite, on trouve une tendance à l’ambiguïté. Sophocle dit que l’homme (( retourne D la terre avec la charrue ( h o ~ p ~ k ~ a Holderlin i), qu’il la racle. Littéralement : il la rend âpre en y traçant des sillons, au sens figuré : il tourmente et maltraite la terre en lui extorquant ce qu’elle refuse de donner. Ou, Sophocle : (( 11 prend dans ses filets des oiseaux sans méfiance n - ce qui peut signifier aussi : des oiseaux étourdis, enjoués, sans malice. Holderlin : (( 11 captive le monde des oiseaux rêveurs. )) L’élément rêveur de la nature, un thème tardif, sonne à l’opposé de la lucidité de l’homme. Et captiver )) est encore à double sens : des filets qui captivent, mais aussi de la ruse de l’homme qui prend de rêveuses et innocentes créatures en les appâtant. Avec lui ce n’est décidément pas soutenable. Puis, troisième point, une tendance à la concrétion. Avec (( du Pontos la nature vivifiée par le sel », Holderlin renvoie à la créature qui vit dans l’eau salée. (( Nature )) au lieu de (( créature n - cpbaiç peut évidemment signifier les deux. Mais dans la deuxième partie du chœur il traduit les dieux par les (( puissants de la nature », et dans les Remarqaes sur Edipe il nomme le dieu (( puissance panique de la nature N. I1 faut chercher la raison objective de telles variations dans le sujet de la strophe, la maîtrise de l’homme sur la nature. Quand Holderlin rend par (( nature )) les couples créature-dieu, création-créateur, il indique que l’homme a étendu sans limites sa domination sur la nature au point de contester celle du dieu. C’est une traduction qui, en concrétant, dit plus que le texte ne contient. Enfin, quatrième point, la transposition dans l’objet d’un état subjectif. La deuxième strophe dit que l’homme a appris à éviter le (( ciel ouvert, mauvais pour ceux qui habitent les collines », c’est-à-dire à se bâtir des huttes dans des vallées protégées. Holderlin dit qu’il a appris à fuir (( les collines infectées d’air humide ». D u mauvais pour ceux qui habitent il fait des collines infectées; il transforme un effet sur le sujet en une qualité de l’objet. De même, quand il rend (( maladies 267 incurables )) (voooi cip,il~avoi)par (( épidémies sans recours »; la détresse est transposée de l’homme à la maladie, du sujet à l’objet du secours qui ne vient pas. Extrémisation, ambiguïté, concrétion et objectivation sont bien les quatre marques de style les plus importantes. Mais que signifient-elles? Ensemble, elles vont avec l’intention de traduire non pas littéralement, mais en interprétant. Interpréter signifie alors : dégager des rapports que le texte original entend ou semble entendre, mais que recouvre le vocabulaire poétique traditionnel. Au (( prodige divin )) ne répond rien dans l’esprit d u spectateur, à la (( tentation du dieu )) il dresse l’oreille et s’interroge : qui est tenté ici, pourquoi, et par quel dieu? Dépaysante traduction aujourd’hui que celle qui prétendrait mettre en éveil la pensée du spectateur à partir du choc produit par l’inattendu. Dans la langue de Holderlin et de Hegel, il faudrait parler d’une traduction délivrant du positif ». Car le (( positif », ce qui est posé, c’est la langue conventionnelle et classique de l’époque, qui présente le mot attendu, beau et poétique, et empêche ainsi de se mettre à penser à la suite. Cette barrière est levée par le mot de Holderlin qui, s’il n’est pas beau, met dans le mille - (( pouvoir atteindre quelque chose )) est bien la tâche du poète hespérique -, dégage l’originel, la nature de la chose dite. Holderlin cherche à traduire natura », pas C positio ». (( Une autre forme de positivité est encore la mythologie, si toutefois elle dogmatise le mythe en noms, enseignements des dieux, légendes sur la naissance du monde, etc. En remplaçant les noms des dieux par des caractères de l’être - par exemple, (( Zeus )) par (( Père du Temps )) -, Holderlin (( atteint )) ce que le nom conventionnel manque. Les Grecs pouvaient encore savoir ce qu’ils disaient en nommant (( Zeus ». Pour nous qui ne croyons plus à Zeus, ce nom est devenu un gage de poésie, un mot sans vie de ta langue artistique, il faut s’en débarrasser. D’où le (( Père du Temps )) que l’on remarque à la place de (( Zeus )) qui n’est que bruit et fumée. Le détachement de la mythologie n’est qu’une conséquence du détachement du positif. Cependant, le préfixe ent signifie que quelque chose est nié, auprès de quoi on ne peut rester. Mais au lieu de faire comme notre époque, se hâter de murer idéologiquement l’ouverture obtenue par la négation de ce qui existe, Holderlin cherche à la maintenir. Cela, en rendant visible dans la chose montrée un absolu qui, comme condition de la chose, ne reçoit jamais le caractère de la chose, du phénomène évaluable et disponible. Un exemple : dans l’antistrophe du chœur cité, Holderlin remplace le a droit juré )) par la (( conscience jurée )) des dieux. Le droit est un statut positif qui peut prêter à controverse. La conscience est aux yeux de Holderlin une instance inconditionnelle et indépassable, même celle des dieux. I1 n’y a aucun acte dont on ne puisse a priori affirmer qu’il n’est pas du ressort de la conscience. Un autre exemple : (( Zeus )) - (( Père du Temps )). Zeus possède certaines propriétés et pas d’autres, à ses côtés il y a d’autres dieux, on peut déterminer son être et son champ d’action. Mais le Père du Temps, lui, est un absolu, qu’il soit pesé en termes grecs ou chrétiens. En effet, personne n’existe hors du temps, et personne ne peut être plus âgé que son père. Quiconque est, est en tant que tel un enfant du Père du Temps. De cette manière, Holderlin essaie de transformer le connu, ce qui est monnaie courante, en signe d’un absolu qui n’est rien tant qu’il n’est pas perçu. Sa langue fait le maximum pour le rendre perceptible. Mais il n’est pas rare qu’elle franchisse la limite du compréhensible qui, vu l’effort intense du lecteur, reste la condition humaine à ne pas omettre de la poésie. Depuis la langue d’un chœur qui représente bien le style de l’ensemble, nous avons constaté la tendance à remplacer le mot habituel par le mot étrange, c’est-àdire le beau mot par le mot qui atteint sa cible; nous y avons discerné la tentative de faire éclater la langue littéraire classique, de faire apparaître la chose dont il s’agit 270 et, à travers elle, de diriger le regard vers l’absolu qui porte la chose comme la langue. Cette démarche, c’est le chemin qui va de la positivité à l’ouverture de l’être, chemin d’où le poète hespérique doit sortir et que le poète grec aurait dû remonter. La pratique langagière de Holderlin semble confirmer sa théorie de la traduction. III Maintenant, il a aussi interprété Sophocle. L’interprétation contenue dans les quelques pages des Remarques conçoit à dire vrai des mondes dont l’examen réclamerait des heures. Je me limiterai donc à certains points choisis en vue d’élargir l’horizon actuel de nos commentaires. Commençons par l’interprétation d’@dipe - en laissant de côté ce qui touche à la constitution de la tragédie et la plupart des éclaircissements particuliers de Holderlin, soit la première et la deuxième partie des Remarques. Holderlin comprend la tragédie comme le déroulement d’un procès entre le dieu et l’homme, et même au double sens du procès juridique et du processus historique, ce qui rend plurivoque le cas juridique. L’histoire - cela commence ainsi - est entrée dans une phase déterminée, où l’homme et le dieu deviennent étrangers à l’extrême. La (( mémoire de ceux du ciel )) a (( échappé )) aux hommes, dit Holderlin, ou, pour reprendre (( Fête de paix )) ( R Friedensfeier »), les hommes ont (( orgueilleusement oublié le Ciel ». I1 ne s’agit pas là d’un oubli de l’existence des dieux, mais de leur être. Après comme avant, il y a des cultes, des temples et des oracles. Mais ils sont, comme on dit aujourd’hui, institutionnalisés; l’homme dispose des dieux. Vu que le monde peut certes exister en l’absence des Célestes, mais pas dans l’ignorance complète de ce qu’ils sont, le (( cours du monde )) risque d’avoir une (( lacune 1). De cette lacune parle déjà le Devenir dans la disparition. La manière de la combler est traitée par la philosophie de l’histoire; à présent, cela se fondr sur la théologie de l’histoire : les dieux se choisissent quelqu’un pour démontrer effroydblement qui ils sont et qu’ils sont encore. Empédocle est déjà un tel individu, mais dans le rôle du réformateur qui annonce les dieux vivants et expie la tentative du monde faisant du messager ce qu’il annonce, le dieu - tout au moins dans la dernière version de la pièce. (Edipe n’est pas un réformateur. I1 s’érige en représentant du dieu qui a ordonné de chercher un criminel et de punir le crime. I1 s’identifie au dieu et prouve ainsi qu’il reste prisonnier, comme son monde et autrement qu’Empédocle, de son ignorance du dieu. Mais en vérité c’est Apollon lui-même qui l’a poussé à agir dans l’ignorance - son aveuglement -, afin que dans la lumière qui démasque le juge comme étant l’accusé, se montre qui est en propre le dieu, revienne la mémoire des Célestes et commence un nouvel âge pour le cours du monde. Holderlin nomme ce processus - d’abord du devenir un, puis de la séparation entre Apollon et CEdipe-, avec une concrétion extrême, 1’« accouplement )) du dieu et de l’homme et la (( purification », qui n’a rien d’une catharsis esthétique, mais est exactement l’élimination de l’impur. Cette conception a pour conséquence d’écarter plusieurs fois et visiblement Holderlin de Sophocle. Nous pouvons l’affirmer avec détermination, même si selon nous l’interprétation de ce très grand drame de la littérature mondiale ne sera jamais définitivement close. Il n’y a pas un mot de Holderlin sur le fait q u ’ a d i p e a tué son père et épousé sa mère à leur insu. Si cette faute existe, il ne s’y arrête pas. Partant, il laisse s’échapper la compréhension humaine liée à cette question. En effet, si CEdipe est pleinement responsable aussi des actions commises dans l’ignorance, c’est qu’il ne peut être un sujet au sens moderne. Car un sujet n’est responsable que de ce qui tombe dans la 27 1 sphère subjective, donc de ce qu’il sait ou toutefois pourrait savoir. Mais le cas d’CEdipe consiste en ce qu’il ne pouvait pas savoir. Ainsi, a d i p e n’est pas identique à sa conscience de soi. I1 est la totalité d’une personne qui - le sachant ou non -, par son existence et ses actions, a changé la réalité effective et qui, avec son assentiment propre et entier, doit rendre raison de ce changement. Ajax aussi n’excuse pas son acte en prétextant l’avoir commis sous l’empire de la démence; pas plus Déjanire le sien en prétextant avoir été de bonne foi. Tous deux en tirent les conséquences et se donnent la mort. Sans établir d’associations modernes, nous pouvons dire que Sophocle comprend l’homme non comme sujet, mais comme existence, pourvu qu’« exister )) signifie sortir dans la réalité effective. Est décisif non pas ce que l’homme sait de la réalité effective, mais comment il existe en elle, non pas sa conscience de celle-ci, mais son existence en elle. Ce que je dis ici se rapproche de l’interprétation hégélienne d’CEdipe, qui moins connue que celle d’Antigone - provient de remarques dispersées dans la Phénoménologie, l’Esthétique et l’Encyclopédie. Je ne citerai que ces phrases : La réalité effective tient caché en elle l’autre côté, celui qui est étranger au savoir, et ne se montre pas à la, conscience telle qu’elle est en soi et pour soi - au fils elle ne montre pas le père dans son offenseur qu’il tue, la mère dans la reine qu’il prend pour femme. La conscience d e soi éthique est d e cette manière traquée par une puissance ténébreuse qui n’éclate qu’une fois le fait arrivé et prend la conscience d e soi sur le fait. Nous autres, dit Hegel dans un autre passage, (( ne reconnaîtrions pas davantage ces crimes comme les actes d’un Moi propre, vu qu’ils ne sont situés ni dans le savoir propre, ni dans le vouloir propre. Mais le Grec, par son sens plastique, répond de ce qu’il a accompli en tant qu’individu, et ne se démembre pas dans la subjectivité formelle de la conscience de soi et dans ce qu’est la chose objective )). Hegel conclut avec le concept d’« action pure ». Par là il entend une action qui embrasse du regard l’ensemble de ses moments, c’est-à-dire traverse entièrement du regard ses présupposés, ses conséquences et elle-même. Seuls les dieux sont capables d’agir ainsi. Le faire de l’homme est toujours morcelé et sa responsabilité jamais entière, une part de ses moments lui demeurant sans cesse cachée. Toutefois, l’homme peut exécuter un analogue de l’action pure s’il répond, au moins une fois le fait accompli, de toutes ses conséquences, et ainsi corrige ce qu’il devait manquer. CEdipe représente l’exemple cardinal de cet homme. En ne se corrigeant PUS, il atteste l’honneur de l’homme. Que de ce fait il honore le dieu caché, ce dont pourtant témoigne la pièce de Sophocle, Hegel ne le dit plus. Holderlin, donc, n’évoque rien de tout cela. Son interprétation va seulement de la question d’CEdipe sur l’oracle jusqu’à son aveuglement; il écarte les événements qui précèdent et la scène finale. L’extrait restant lui permet de présenter l’histoire d’une hybris qui commence par le c nefas d’CEdipe, passe par le combat entre la (( fureur n et la (( conscience N et finit par la victoire de la fureur et l’anéantissement de celui qui en est atteint. Apollon l’abat. Ou, pour reprendre les termes d’une lettre sans doute en rapport avec (Edipe : il expie la flamme qu’il n’a pas su maîtriser la flamme du (( feu [grec] du ciel ». Ce N nefas - Holderlin le nomme ainsi parce qu’il s’enflamme au contact d’un N fas >, d’un oracle divin - consiste en ce qu’CEdipe interprète l’oracle (( trop infiniment », c’est-à-dire de sa propre autorité. I1 l’interroge sur un criminel précis au lieu de s’en tenir à une (( souillure du pays )) pioropor ~ w p a ç qui devrait vouloir dire (( en général n : (( Attachez-vous à ériger une justice sévère et nette, maintenez un bon ordre civil. )) En fait, c’est inexact. Holderlin omet la deuxième partie de l’oracle, qui donne dans sa traduction : )) Nous devons frapper d e bannissement, ou meurtre pour meurtre Faire payer, un tel sang agitant la cité. 272 I1 s’agit concrètement d’un meurtre. Mais l’oracle ne mentionne ni Laïos ni son meurtrier. I1 en dit assez pour que l’on se mette à rechercher un meurtrier mais trop peu pour que l’on ait à attribuer aux hommes seuls le résultat de leur recherche. Cette ironie qui caractérise aussi les deux autres oracles d’adipe, Holderlin ne la perçoit pas. C’est que seule l’intéresse l’hybris de l’homme qui veut voir plus qu’il n’est dû à un mortel, qui a un œil de trop peut-être », comme le dit l’hymne (( En adorable bleuité ». L’esprit d’CEdipe, son (( excès dans la recherche », son (( excès d’interprétation », voilà son sujet. Que cela atteigne Sophocle est douteux; mais restons-en là. Nous y reconnaissons donc la conception d u (( tragique N dont parle Holderlin. Elle ne réside pas dans la chute d’un innocent, dans un malheureux concours de circonstances, dans la tromperie perfide d’une volonté en soi juste. Elle ne réside surtout pas dans le rapport horizontal entre un individu et son monde, mais dans le rapport vertical entre une humanité et le dieu. A Thèbes règnent (( la peste, le dérèglement d u sens et un esprit de divination partout exacerbé », et ceux-ci seraient les signes d’un temps de (( désœuvrement D. (( Désœuvré », dans la langue tardive de Holderlin, ne signifiant pas inactif mais inconséquent, et le sérieux se rapportant toujours à la conscience de ce qui concerne quelqu’un de manière inconditionnelle, par exemple les Célestes, un temps de désœuvrement est un temps qui oublie l’inconditionnel. Ici interviennent les représentants de l’inconditionnel, les dieux. Ils se choisissent quelqu’un qu’ils élèvent, puis qu’ils laissent tomber - le devenir-un et la séparation! A présent, le monde est attentif. I1 remarque que les dieux sont encore. (( Car alors nous aveugles avions besoin du prodige », trouve-t-on déjà dans Empédocle. Mais ici le prodige ne sauve pas, il anéantit, et sa victime est celui qui a été abusé. Hdderlin dit expressément qu’CEdipe est (( tenté N en direction du nefas. I1 ne craint même pas de nommer l’avancée des dieux (( infidélité divine »; elle, en effet, serait (( le mieux à retenir ». Soit : celui qui fut témoin de la manière dont les dieux poussèrent le roi bon et juste à prendre leur affaire en main et s’en débarrassèrent comme d’un outil hors d’usage, celui-là ne l’oublie plus, il a compris que l’homme est manipulé, en particulier quand il pense lui-même manipuler, et au maximum quand il le fait au service d’une puissance, on dirait aujourd’hui d’une idéologie. Toutefois, les dieux ont distingué CEdipe de tous les mortels. I1 ne représente précisément pas l’homme, comme Hegel le pensait, mais l’exception. Mais une exception de par la grâce des Célestes qui ne confient qu’à lui les forces nécessaires à l’aveuglement. Un calculateur comme Créon n’en serait pas capable. En tant que celui qui est aveuglé cependant, CEdipe devient sujet - encore à l’inverse de l’interprétation hégélienne -, sujet dont la conscience de soi paradoxalement est corrompue par la méconnaissance de la réalité effective. La reconnaître et s’oublier font donc un; (( à la limite extrême d u déchirement, l’homme s’oublie », dit Hdderlin. Ainsi l’homme n’est pas a priori sujet, mais les dieux peuvent le rendre tel, un moment, sur le mode de la démence, pour, en l’anéantissant, faire souvenir qu’ils sont les vrais sujets de l’histoire d u monde. Par conséquent, ce qui est d’abord visé n’est absolument pas l’homme, ni même l’exception que constitue CEdipe, mais l’apparition des dieux. Holderlin pense, comme toujours, du haut vers le bas, au contraire de Hegel chez qui le haut ne prend aucun contour exact. L’interprétation de Holderlin peut s’éloigner encore plus de Sophocle que celle de Hegel; pourtant elle est d’une conception plus ample. 273 IV Tout autre est son interprétation d’Antigone. Nous pouvons ici renoncer à Hegel. Son principe d’un combat équilibré entre la polis et la famille, Créon et Antigone, dépasse Sophocle de si loin qu’il ne peut même par la négative contribuer à comprendre l’interprétation de Holderlin, bien que celle-ci aussi manque Sophocle au plus haut point. Pour commencer, laissons donc de côté ces deux interprétations et disons simplement ce que l’on éprouve quand on passe d’ûZdipe à Antigone. En un mot : une atmosphère plus humaine. La chute d’CEdipe s’enracine dans la volonté insondable des dieux et s’accomplit avec la froide précision d’une mécanique. Dans Antigone, l’instigateur de la chute se tient en effigie sur la scène; on peut le voir nettement et dire : c’est lui. Dans Gdipe, il n’y a, sauf à la fin, aucun acte pur; tout agissement est démence ou simple réaction, défense ou fuite. Antigone agit clairement et consciemment quand elle enterre son frère, elle ne doit, jusqu’à la fin, rien renier. A aucun moment elle n’est le jouet d’une fatalité anonyme. C’est avant tout une femme, plutôt une jeune fille, sur l’âge de laquelle plane un charme singulier. Elle a presque entièrement perdu l’inconscience de l’enfance. Son esprit est vif, il a saisi dans le déchirement l’inconditionnel, et ce, de manière inconditionnelle. Elle soutient le dfoit de son acte jusqu’au paroxysme. En revanche, elle ne semble pas touchée par Eros, le désir amoureux, bien qu’elle soit fiancée à Hémon; sinon, elle devrait instinctivement se protéger en vue d u mariage et ne pourrait mettre sa vie en jeu sans réfléchir. Ses plaintes, de ce que le tombeau sera sa chambre nuptiale et qu’elle devra mourir non mariée et sans avoir enfanté, sont des copoi à l’aide desquels elle essaie de donner la parole à l’insaisissable. Ce qu’est réellement ce à quoi elle doit renoncer, elle l’ignore encore. I1 faut penser à l’Athéna d u sculpteur Myron; toute sa fatalité est de se dresser face à un Créon. Nul autre ne pourrait se fermer à la sévère et intime vérité de cette jeune fille. Nous ne lisons rien là-dessus chez Holderlin. I1 parle d’Antigone comme d’une abstraction sans âge et sans sexe; en effet, ce qu’il dit sur le (( travail secret de l’âme N et le fait de (( prendre une forme spécifique N comme personnage représentatif s’applique à tout sexe et à tout âge; dans la présence de l’aimable )) et la G naïveté rêvant D il reconnaît la langue de Sophocle en général, pas la langue particulière d’Antigone; et ce qu’il dit du (( génie prématuré n se rapporte à Niobé avec laquelle Antigone ne se compare certainement pas dans cette perspective. Vu qu’il n’a rien perçu de ce qui vient à peine d’être dit, il faut admettre qu’autre chose lui importe. Cette autre chose est facile à repérer : il s’agit des réflexions sur une poésie hespérique future, qui avaient résulté de l’interprétation grecque d’CFdipe. Sous la contrainte systématique de celle-ci a lieu l’interprétation d’Antigone. Cela implique la mise au jour de ce qui en fait est le plus extrême, mais perd presque de vue l’individualité du drame d’Antigone. Pour finir, je ne soulignerai que trois points : la stylisation d’Antigone en (( Antithéos », la construction d’un (( retournement natal )) et l’affirmation que dans cette pièce cela passe (( du grec à l’hespérique ». Aucun de ces sujets n’est imposé par Sophocle, mais chacun d’eux illumine la conception de Holderlin. (( Antithéos n est quelqu’un qui (( au sens du dieu lui-même, sc comporte comme contre le dieu, et reconnaît hors statut l’esprit d u Plus-Haut ». a Au sens du dieu lui-même », parce que celui-ci s’est choisi en Antigone à nouveau la figure par l’anéantissement de laquelle il se rappelle au souvenir du monde. (( Comme contre le dieu », parce qu’elle, d’une autre manière qu’une martyre chrétienne, d’abord dans le devenir-un avec lui, puis en s’insurgeant contre l’obligation de mourir, franchit la limite impartie. a Hors statut », parce qu’elle connaît le dieu de façon immédiate et (( 274 donc privée. Antigone se targue de sa connaissance personnelle d u dieu, ce que Holderlin traduit alors (en rapport à l’interdiction d’enterrer) : CRÉON : Par quelle audace as-tu enfreint une telle loi? ANTIGONE: Voilà : mon Zeus ne m’en a pas instruite. Chez Sophocle, cela donne seulement : OU yap ri poi ZEUSfiv - pow moi, ce n’était pas Zeus qui l’ordonnait. Son Antigone parle simplement d’un Zeus qui vaut aussi pour Créon et qui ne cautionne pas l’interdiction. L’Antigone de Holderlin, malgré l’ironie que présente mon Zeus », accentue la nouveauté provocante de sa connaissance d’un dieu plus vrai et plus humain. I1 faut ce déplacement de l’accent pour qu’ait lieu le devenir-un avec le dieu, puis la séparation qui avait caractérisé l’interprétation d’û3dipe. Ce processus implique un (( retournement natal ». Aucune révolution politique - les rapports de force subsistent -, mais une révolution de la manière de penser et de comprendre. Les N modes de représentation N changent, et notamment trois d’entre eux, les religieux, politiques et moraux ». Les politiques doivent se rapporter à l’explication entre le père et le fils. Créon ayant déclaré : Thèbes, c’est moi, Hémon avait répliqué : il n’y a pas de cité qui soit le bien d’un seul. Le prince héritier d’une monarchie reconnaît à la déviation despotique de celle-ci le sens des principes républicains. Puis les représentations morales : faire passer le frère avant l’ennemi signifie remplacer l’archaïque jus talionis », la loi d u talion, par une morale humaniste où chaque homme a le droit d’accéder au repos dans le royaume des morts. Enfin, les concepts religieux : en se réclamant des (( lois non écrites )) des dieux, Antigone fait apparaître sous l’ancienne religion de la loi une religion moderne de la conscience, au sens non pas d u libre arbitre, mais de la conscientia, de la (( connaissance )) d u dieu. Créon qui honore le dieu simplement ((comme une loi », quelque chose de positif, ne le connaît pas, il s’en sert. C’est sur ces trois plans à la fois que Holderlin voit le retournement natal. I1 a toujours tenu l’idée d’un changement de conscience purement politique, sans raison suffisante morale et surtout religieuse, pour de l’aveuglement, et la pure convoitise d u pouvoir pour de la démence anarchiste. Ce retournement montre donc comment cela (( passe d u grec à l’hespérique ». Ce qui peut vouloir dire : d’Antigone à Créon, vu qu’elle représente l’extase grecque et lui le doctrinarisme hespérique qui reste effectivement vainqueur. Mais aussi : de Créon à Antigone, vu qu’il symbolise la fin des Grecs dans un engourdissement hors partage et elle l’élan hespérique dans un destin propre, qui vainc par l’esprit et indique le retour inaccompli des Grecs. Notre manière d’interpréter dépend de notre position face au système et elle est finalement indifférente. Seul importe que Holderlin reconnaisse dans û3dipe le drame purement grec, quelqu’un ici expiant la flamme qu’il n’a pas SU maîtriser, tandis qu’il voit Antigone sur le chemin d u grec à l’hespérique car elle ne rétablit pas seulement le souvenir des Célestes mais de ce fait change aussi la figure spirituelle de l’histoire. Selon une remarque, il semble avoir considéré CEdipe à Colone, où il n’y a plus que le combat entre l’esprit et son contraire, comme un drame déjà proche d u drame purement hespérique. Les principes de sa théorie et de sa pratique de la traduction guident aussi son interprétation des pièces. O n s’aperçoit, plus clairement encore que jamais, que chez Sophocle Holderlin a cherché à discerner, certes aux dépens de la fidélité historique et philologique, la provenance et la destination de la poésie propre, natale. (( Quelle attitude adopter face à ces réflexions d’un métaphysicien Souabe? En prendre connaissance n’apporte rien. Les écarter comme des bizarreries n’apporte rien de plus. Mais s’attacher à la lettre, lettre qui (( tue », peut conduire à l’esprit qui rend les (( esprits vivants n en les contraignant d’une manière ou d’une autre, 275 mais aussi inconditionnellement que lui, a penser leur provenance et leur destination propres. W. Binder (Traduit par Dominique Saatdjian) NOTES 1. La plupart des traductions des Retnurqzres et des Lettres à Bohlendorff et à Wilmans sont reprises des Retnurqires sur @dip, et An?igone, Paris, UGE, 1965, traduction de F. Fédier. 2. Traduction française aux Editions de Minuit. 3 . Traduction de Jean Beaufret, Holderlin et Sophocle P, in Retnurqires J Z ~ Y@dip et Antigone, op. r i t . 4. Binder entend la préposition gegen, contre », à l’encontre de », dans un sens rare : en direction de ». Sur ce point, cf. Holderlin, @:livres, Paris, Gallimard, (< Bibliothèque de la Pléiade », p. 1245, note 1. (( (( (( Figures de la dualité : Holderlin et la tragédie grecque Arnaud Villani Nietzsche écrit dès l’ouverture de la Naissance de la tragédie : Nous aurons fait en esthétique un progrès décisif quand nous aurons compris, non comme une vue de la raison, mais avec l’immédiate certitude de l’intuition, que l’évolution de l’art est liée au dualisme de l’apollinisme et du dionysisme, comme la génération est liée à la dualité des sexes, à leur lutte continuelle coupée d’accords provisoires [...I ce conflit des contraires que recouvre, en apparence seulement, le nom d’art qui leur est commun, jusqu’à ce qu’enfin [...I ils apparaissent unis, et dans cette union finissent par engendrer l’œuvre d’art, la tragédie attique. (Trad. Bianquis.) Je voudrais montrer que cet accord discordant est en effet le fil rouge d’une lecture conceptuelle d’Eschyle et de Sophocle, et qu’un démontage précis de ce qui nous apparaît comme une énigmatique intuition, éclaire fortement certaines des délicates pages des Essais de Holderlin, et au premier chef ses Remarques sur la traduction des tragédies de Sophocle. Le K pZus-que-deux N de la tragédie grecque L’ordre infrangible d’un destin échu ne peut, en son inflexible application, produire d u tragique. Le destin devient tragique lorsqu’il est transgressé. I1 est alors lieu de la lutte à mort de l’homme avec ce auquel il lui faut s’égaler *. Silésius dégage un destin de l’homme lorsqu’il énonce : (( I1 me faut monter plus haut que Dieu, dans un désert 3 . )) Ce gain en dimension humaine, qui installe l’effraction de 277 la limite dans la violence et la mort, engage l’homme dans une voie inaugurale et destinale, et en fait un c deinon # : inférieur à tout puisqu’il doit mourir, il est supérieur à tout puisqu’il ne connaît pas les limites de sa puissance ’. Inférieur aux dieux, et cependant supérieur sur un point, inférieur au destin pendant qu’il le dépasse par un biais, en sorte qu’inessentielles soient les fluctuations autour de la ligne d’équilibre, tandis que l’essentiel devient le passage des deux éléments l’un vers l’autre, où chacun soit l’impur et l’asymétrique. Manière élégamment efficace de fuir l’équilibre immobile d’une fausse mesure et le déséquilibre d’un détournement absolu des dieux (leur transcendance). Si tel est le destin tragique qu’il inclut sa propre transgression, et l’échange des opposés, la tragédie grecque serait donc une vaste variation sur la dualité. Cette hypothèse demande confirmation. Mais nulle impatience ici : nous ne cherchons pas le deux, mais le deux dans l’un, l’mitas multiplex, le Plus-que-deux, dualité qui échappe au doublement de l’unité et serait plutôt doublement d’elle-même. D’autre part, si c’est là une préoccupation centrale d’Eschyle et de Sophocle nous pourrons nous attendre, de l’un à l’autre, à un approfondissement de ce concept, enjeu d’une constitution de la philosophie. Pouvons-nous, chez Eschyle, démontrer l’existence d’un modèle de cette dualité unitive, et chez Sophocle, mesurer le chemin parcouru dans son concept > ? Cette présence centrale de la dualité dans la tragédie est d’abord confirmée en général par sa (( forme ». Hegel écrit : N e sont véritablement œuvres d’art que celles dont le contenu et la forme sont parfaitement identiques, et il ajoute : [il y a] rapport absolu d u contenu et d e la forme [...I renversement d e l’un dans l’autre, de sorte que le contenu n’est rien d’autre que le renversement d e la forme dans le contenu. et la forme le renversement d u contenu dans la forme ‘. Or la forme structurelle des tragédies telle que la décrit J. de Romilly (la Tragédie grecque, PUF, 1970) est si manifestement duelle qu’on peut s’étonner que sa recherche n’ait pas insisté sur la dualité concomitante du contenu, rattachée seulement à une théorie du (( genre poétique )) (la (( péripétie )) aristotélicienne, les devoirs contrastés ~ # ou (( contrastes serrés et crépitants », comme dit joliment J . de (p. 82), 1 ’ agôn Romilly sans en tirer plus de parti). Nantis au contraire de ce principe de réversibilité de forme et contenu, accordons la plus vive attention aux manifestations d’une dualité structurelle. Ainsi le partage dithyrambique entre chœur et personnages dégage dans l’espace théâtral deux lieux, orchestre et scène ’, dans l’espace verbal, deux types de mètres (mètres lyriques, trimètres iambiques), dans l’espace vocal, deux tons, deux modulations, dans l’espace chorégraphique, deux maintiens, avec les (( strophes )) et alternances de l’évolution du chœur. Ce partage si marqué, qui permet affrontement et (( répons )), n’est pas seulement souvenir de l’affrontement de l’homme et du dieu (un tel K agôn # avec inversion existe dans les Bacchantes d’Euripide), mais il .semble devenir le Sens même, le référent, l’origine de la tragédie. Le partage comme dilacération-rassemblement du corps de Penthée, image du corps tragique, se ressource dès lors d’une simple allusion à la dualité. Dualité qu’il faut sentir et vivre comme souffrance, lèvres d’une blessure qu’il faut suturer tout en les écartant jusqu’à la limite du tolérable. Corps du dieu-et-homme, concept de leur (( machine )) ou œuvre théâtrale, sont le même, perpétuant le mystère d’un Deux. Cette machine duelle, corps ou texte, joue de l’un contre l’autre, les excite pour (( monter en puissance )) l’énergie de leur différence. La force est alliage, la puissance des dieux son dosage comme mise en tension ». Ainsi est à la fois monté un modèle physique de l’origine de l’énergie R , 278 dans cette machine qui tâche, comme le montre Nietzsche, de penser e t d’être, de penser la vie selon les principes de la vie, et découvert un moyen de lutter contre la montée menaçante des effets secondaires de la positivité : logique dichotomique, exclusion et dévalorisation d u (( négatif », exaltation de la lumière, déplacement du centre d’intérêt de la physique vers la métaphysique, (( de mauvaises choses N 9. Or cette dualité est aussi l’enjeu de la philosophie : le (( philosopha1 n recule, dans un pas qui rétrocède depuis les formes avalisées d u réel, et prend appui dans ce recul. Le (( solide )) ‘ O file alors vers 1’« informe n où, dans une vacance de l’étant, les questions peuvent advenir. Au-delà du divertissement, l’homme jeté entre deux infinis, I’UnfomzIicbe et I’Allzuflmlicbe holderliniens, le (( choix d u choix n de l’éthique kierkegaardienne, le Polémos de Volonté et Représentation, Force et Forme chez Schopenhauer et Nietzsche, Kebre et Scbritt zurick, disent, chacun à sa manière, une dualité archique. Ces philosophies, abritant un combat incessant d’ouverture maximale et de naissance des formes, en tant que disciples de la possibilité, sont l’esprit de la dualité, non pas bien sûr le (( oui-non D ou (( flic-flac )), piège d’une dichotomie qui semble laisser le choix, mais instance décisive de 1’« indécidable n de toute réelle dualité. Si le deinon N ou le c tbambos » des Tragiques dégagent eux aussi un lieu d’où l’essentiel puisse advenir, alors se dégage une connivence d u (( symbole )) grec et de la philosophie, dans la problématique universelle du doublement transcendantal de toute question qui touche au fondement : c noesis noeséôs », choix d u choix, je sais que je ne sais rien, etc. Pout le dire en exemple, soit le couple homme/dieu. De deux choses l’une : ou bien l’homme a du dieu en lui, et le dieu de l’homme, le K deinon » étant leur part commune, et leur débat indéfini est, à travers violence, transgression, fidélité infidèle et amours croisées, la garantie d’un (( rythme )) tragique, où ce qui s’assaille est forme en danger de se fossiliser dans l’exténuation de la force et force en danger de se perdre hors des formes qu’elle déborde; ou bien l’homme et le dieu sont rigoureusement antithétiques, symétriques et inverses dans une dualité sans (( épaisseur n et seulement (( extrêmes morts et non opposés »,ils laissent s’installer le cas de figure d’une hespéricité malheureuse ». Car les dieux pourraient bien n’être pas seulement détournés, comble de l’infidélité, mais radicalement enfuis (Dieu est mort). Le plus que deux )) du deux semble donc, à travers structure théâtrale, commémoration dithyrambique, et, comme nous allons le voir, le contenu des tragédies, constituer un rempart pour une unité de la pensée et de l’être 1 2 . (( Eschyle ou la dualité doublée Que la dualité soiv présente dans l’œuvre d’Eschyle est évident à une première lecture. Mais le type de cette dualité doit être soigneusement dégagé. Les Suppliantes sont l’histoire d’un dilemme. I1 faut d e toute nécessité, contre les uns ou les autres (roioiv fi roiç), soutenir une guerre redoutable, et m a barque reste là clouée, comme si elle y avait été hissée par des cabestans. Nulle part je ne vois d’issue exempte d e douleurs (v. 439 q.). Deux lois sont en présence : celle de Zeus, qui soutient la cause d’Io et des suppliantes, celle des fils d’Aegyptos. Cet affrontement n’admet pas de solution décisive, d’autant qu’un autre affrontement redouble le premier : celui des mâles et des femelles. Les Perses sont la conséquence d’un malheureux pontage 1 3 . Xerxès (( a franchi les caps marins reliés par un pont aux deux continents N (v. 735). Dès lors le songe sera querelle de deux sœurs (v. 181, 185) accouplées dans le joug d’un bige qu’elles brisent. Ce joug brisé est l’image de la (( méchané N d u pont, suggéré par une Até 279 aveuglante : (( Son expédition était double et présentait deux fronts )) (&p<po~epa, GinhoUv, Guoiv) (v. 720), d’où le sacrilège d’un joug imposé à la mer, traditionnellement (( sans route N (PXneipov). Pourtant la faute réelle de Xerxès est dans ce pontage de la terre à la terre, qui néglige doublement les couples agonistiques naturels : terre/mer et terre/terre. En ce sens le pont de Xerxès a une intention strictement opposée à celui de Heidegger 14. Le pont heideggerien enrichit chaque rive dans le respect de leur différence devenue (( sensible N (au sens de Holderlin) tandis que le pont de Xerxès tient seulement à assimiler la culture grecque à la civilisation perse, en sorte que terre et mer soient en fait le même Is. Avec les Sept contre Thèbes se présente le module central. Les thèmes, le lexique (les (( hébraïsmes )) comme dit Fontanier 16), la syntaxe (oxymores), la structure des vers (chiasmes), la prosodie (stichomythies), l’architectonique (les deux demi-chœurs d’un parti opposé), multiplient la signification d’un Deux très particulier : le fratricide simultané. Catastrophes de l’un et du deux qui basculent chacun dans son contraire : frères du même sang, ils sont Un. Mais leur Un est encore plus intime, provenant d’une semence paternelle e t fraternelle. Mais leur différend est total, il est à mort. Mais il aboutit à la même mort, à un unique destin. Mais ils y sont séparés par le mode de leur sépulture : nefas >) auquel rien ne s’oppose, demandant un sacrifice total, annulant la différence dans un calme enfin retrouvé. Blessure/suture à vif. Multiplication du Deux : (( Double est notre angoisse, double le malheur qui vient de s’accomplir )) (v. 847 8inhaL.. GiGup&vopccGipoipa). Réduplications (« les malheurs succèdent aux malheurs ») qui miment le (( module N surgi au vers 509 : (( 6 ~ 0 p o çy&p &vqp &vGpi T@ & O T ~ O E T ~ », I (( En ennemi se produira l’affrontement d’homme à homme. N Asyndète et doublet se conjuguent pour bâtir une (( mimèsis n littérale du module de l’unité duelle, dans une claire perception de la réversibilité de forme et contenu. Le creuset du tragique est, comme éclair appariant-déchirant (insoutenable plaie dans son affect pur) la pure forme de la répétition du même, terriblement différent de devoir être différent alors qu’il est même : frères ennemis. (( ” A p ~ o v sri ’ & p ~ o v ri K ~ O L ~ V ~T & ~ T~ ~ iEXBpoç ç , OUV E&@ », (( Roi contre roi, frère contre frère, ennemi contre ennemi N (v. 674). Le duel central est aussi mimé par les six autres duels, parmi lesquels celui d’Hippomédon et d’Hyperbias, dont les boucliers eux-mêmes sont des divinités en lutte : Typhon vomissant la flamme, dieu chtonien, contre Zeus l’ouranien. Effets de dualité doublée qui culminent avec les vers 961 sq. : (( rrcrioûaiç Ënaioaç - frappé tu as frappé a6 6’Ëûuveq K ~ T C ~ K T U V W -Vtu es mort en donnant la mort âopi ~ ‘ Ë K U V E S ,6opi â’Ëûcrveç - au combat tu as tué, au combat tu as été tué. où les jeux de variation différentielle sont limités à un radical (pcheo~ovoç/p~h~onaBilç), une lettre (ËKavsç/Ëûaveç) quand ce n’est pas pure reprise du même mot (&il). La , 6’bptiv, doublets de spectacle et de parole conclusion est évidente : Ginhti ~ É Y E L V81nhti (v. 772). Le Prométhée enchaîné expose la violence compensatoire d’un dieu’ sensible aux dangers (est-ce pourquoi il détient un secret des dieux?) d’un déséquilibre du couple fragile homme/dieu. En accordant aux hommes un savoir, Prométhée s’oppose au dessein destructeur des dieux (même image dans Exode, 32 17) : (( J’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. N Intermédiaire entre les deux règnes dont il constitue la ((césure », il livre aux hommes le savoir de soi. Mais en débrouillant les pensées des mortels puisque avant lui (( ils voyaient sans voir, écoutaient sans entendre et brouillaient tout au hasard au long de leur vie », il en fait (( trop )) et se livre à la fureur de Zeus. Un trop d’amour. Mais il détient une parcelle du dieu dans un secret, et ce secret, inversant les positions redonne l’avantage à Prométhée : (( I1 aura besoin de moi, il brisera mes chaînes et reviendra faire alliance 2 80 ( ~ i çClpepov) et amitié )) (v. 169). Belle illustration d u couple impur et asymétrique, sans vainqueur, du (( plus-que-deux )) symbolique, où l’épaisseur invisible est (( porte de sortie »,solution trouvable, évitement des unilatéralités. La ruse (« mêtis ») comme recul est la perception de l’épaisseur et de la sortie possible (« poros ») du système : aussi bien, Prométhée est-il tkivoç ~ r j p ~ ?~ v& &pqxBvov k icopov (( habile à découvrir, même dans le sans issue, un chemin )) (v. 59). Et c’est cette ruse secrète qui tient en échec l’ordre unilatéral de Zeus. Jacques Derrida, reprenant Hegel sur Antigone, avait bien perçu ce principe : Ces deux lois ne s’affrontent pas comme deux volumes ou deux surfaces pleines, identiques à elles-mêmes, homogènes à elles-mêmes. Chacune est entaillée, fissurée en son dedans et déjà par le travail d e l’autre en elle. En un sens comparable, Beda Allemann parle de lutte fraternelle entre deux (( principes communicants )) I V . Paradoxe au sens fort : Prométhée est la figure d u coupableinnocent chère à Kafka, du traître fidèle de Holderlin. Ainsi se confirme le module central d’un agôn N redoublé, porté à sa puissance maximale, là où métaboles et catastrophes mettent le monde, non à l’envers, mais dans son juste équilibre. Telle est la source, tel est le ressourcement du tragique. Et il se pourrait même que l’allusion au N foudre D de Zeus, (( tresse à double pointe à poignée médiane )) ne soit qu’un croquis approchk de ce module dont l’importance décisive nous apparaît peu à peu * O . Avec Agamemnon, retour d u dilemme, mais approfondi, puisque le père doit sacrifier sa propre fille. La relation sacrificielle double cruellement, comme pour Abraham, dont l’épisode est significativement quadruplé dans Crainte e t Tremblement, la relation de parenté : (( Cruel est mon sort si je désobéis. Cruel aussi s’il me faut déchirer mon enfant ... Des deux côtés il n’y a que malheur D (v. 206). Structure identique dans les Choéphores. Oreste est pris entre le vœu de venger son père, et la terreur du matricide : (( N e dois-je pas craindre de tuer ma mère? - Fais-toi des ennemis de tout le monde plutôt que des dieux n (v. 899 sq.). (( Prends garde aux chiennes vengeresses de ta mère! - Mais celles de mon père, où les fuir si je renonce? N (v. 925). Ici encore le combat des hommes est mimé par un combat des dieux en sorte que les protagonistes sont toujours au moins quatre. Le double fouet d’Arès qui intervient dans les deux pièces des Choéphores et d'Agamemnon (v. 642 d’Ag. et 375 des Choeph.) rappelle la tresse à double pointe du Prométhée. Les doublets des Choéphores font écho à ceux des Sept contre Thèbes: (( Arès luttera contre Arès, le droit contre le droit N ”Apqç “Apei, A i ~ AiKu q (v. 46 1 ; la forme grecque est bien plus intense). Enfin un dilemme, bifurcation ouvrant sur deux abîmes, occupe les Euménides en leur centre : a Voilà où j’en suis : que je les accueille ou que je les repousse, dans u n cas comme dans l’autre je ne saurais échapper à l’aporie )> (&;~1q~kvwç) (y. 480). Doublement par l’intervention des dieux : Athéna contre les chtoniennes Erinyes, Apollon 1 ’ impur ~ », dieu sauvage et lumineux à la fois ‘ I jouant ies intermédiaires. Cette nouvelle occurrence du module pourrait soutenir une interprétation que nous avanfons prudemment : l’agôn, qui redouble la dualité et qui se montre l’enjeu du tragique, ne serait-il pas la lutte de 1’« apeiron (l’informe de la nuit) et d u péras J (les formes ciselées d u jour) autrement dit déjà le (( trop formel )) (Allzuflvnfiche) et l’« informel n (Unforinliche) holderliniens ? Si d’autre part les tragédies d’Eschyle font comme un tour d’horizon de la pensée grecque archaïque, en faisant défiler la conception de l’équilibre d’un juste milieu (« de la grande santé la maladie est proche )), Agamemnon), le principe anaximandrien de la dette d’injustice (« il y a un vieux dicton [...I c’est que le bonheur parfait devient fécond et ne meurt pas sans enfants », c’est-à-dire sans malheur, ibid., v. 750), la réciprocité de tinzé (honneur) et de poiné (châtiment) autour de (c tisis (dette) 2 2 , enfin le refus de i’accumulation ( a si une crainte sage, manœuvrant pru(( )) <{ )) (( )J )) 28 1 demment sait décharger un peu des richesses acquises, la maison ne sombre pas toute malgré sa charge d’opulence », Cboéph.), n’y aura-t-il pas dans ces principes encore vifs chez les Sages et les premiers philosophes, le modèle simple d’une dualité agonistique s’enlevant sur le fond homogène d’un support de (( par derrière », qu’il soit le sunécbès ,Y parménidien ou le polémos héraclitéen, capables d’accueillir tous les deux possibles sans les réconcilier dans la fadeur d’une relève n dialectique? Du dilemme des Suppliantes à la parenté déchirée des ChoéphoreJ, un seul enjeu eschylien : la dualité doublée. (( (( )) Sophocle et la machine hyperboliqzle Avec un peu de sévérité, Sophocle disait d’Eschyle : (( I1 fait ce qu’il faut sans savoir qu’il le fait. )) C’était bien repérer la distance et la complicité de leur (( brisure ». Une dualité simple et allusive apparaît bien ici et là chez Sophocle zi. Mais pour avoir rencontré dans son texte des structures bien montées et autrement subtiles, nous verrons dans Sophocle le concept d’Eschyle. Et nous étudierons trois de ses (( machines n : le (re)doublement, l’échange réciproque et asymétrique, l’oxymore symbolique. Le redoublement, c’est d’abord l’ambiguïté de la parole mantique. Héraclès croyait bien (( toucher au port », il n’avait pas compris qu’il s’agissait de sa mort (Les Trachiniennes, v. 1167 à 1170). CEdipe clame sa vindicte contre lui-même, sans le savoir lorsqu’il annonce : (( Ce n’est pas dans l’intérêt d’amis éloignés, c’est dans mon propre intérêt que j’abolirai cette souillure )) (avec un r*UsOs aUro6 significatif, v. 138); ((Je me voue moi-même aux châtiments que mes imprécations viennent d’appeler sur d’autres )) (v. 25 1); ((Je combattrai pour ma cause comme s’il eût été mon père D (v. 264). Humour tragique! Le moyen après cela que Freud ne se soit pas intéressé au personnage? C’est aussi le dédoublement d u système de la parole véridique. On peut en effet opposer Tirésias, représentant de la tradition d’une c Alétbeia > magico-religieuse, comme index sui : (( en moi vit la force du vrai N (v. 353 d’CEdipe roi 2 4 ) , Alëtheia qui a pourtant déjà perdu sa force automatique de conviction, sa Peitbô, puisque ni Gidipe ni Jocaste n’en sont convaincus ’>,et d’autre part la constitution de 1’Apaté comme ruse, illusion autonome. Ainsi Clytemnestre, dans Électre, voyait dans la nouvelle du messager le salut, et non pas une feinte destinée à introduire dans le palais son fils meurtrier. Ajax et Hector croyaient réellement après un long combat se faire des cadeaux, mais ils s’offraient mutuellement la mort. Déjanire, trompée par les paroles de Nessos, (( fait le mal en désirant le bien )) (Trachiniennes, v. 1137). Polybe et Mérope, parents présumés d’CEdipe, lui dissimulent la véritable nature de sa parenté. Et cet écran (( supplémentaire )) seul pouvait déclencher la série des catastrophes. Quant à la bifurcation, elle rappelle le dilemme eschylien. Deux voies s’ouvrent, laquelle choisir? Le récit de Laïos comporte deux versions, celle des brigands, celle des voyageurs. La première abandonnée, reste le choix entre une troupe et un passant unique 26. Même problème avec Néoptolème à la croisée de la morale : faut-il obéir aux injonctions d’Ulysse, et respecter les intérêts suprêmes des Achéens, ou bien tout avouer en préservant du moins son intégrité morale (Philoctète)? L’image elle-même de la bifurcation, on le verra, aura dans CEdipe à Colone une importance considérable 2 7 . L’échange réciproque complique ce premier niveau de la dualité sophocléenne. O n le lira dans les figures croisées : «philia ,Y et rpharmakon Y, 28. La «philia ,Y qui lie désormais Hector et Ajax s’est rituellement -assurée d’un échange de cadeaux. Mais ces cadeaux empoisonnés, trace d’un a mana », délivrent la mort. )) 282 C’est avec la ceinture même dont Ajax lui avait fait don qu’Hector, lié à la rampe d’un char d’une façon qui lui sciait la chair, se vit traîné, déchiré sans merci, alors que celui qui l’avait reçu en présent de lui a péri, par cette épée même sur laquelle il a chu d’une chute mortelle (Ajax, v. 1028 à 1033). Avais-tu prévu qu’un jour, d u fond de son tombeau, Hector serait ton meurtrier! (v. 1026). Les cadeaux de philia Y entre ces ennemis (le grec porte significativement le duel, marque, comme en sanskrit (obha) d’un couple gémellaire indissociable : T ~ tVU ~ q v GuoivBporolv) les ont tenus en chiasme, chaque objet représentant en l’autre une part de l’adversaire, le baudrier d’Ajax établissant en Hector, et l’épée d’Hector en Ajax, une tête de pont des intérêts de l’antagoniste. O n retrouve au passage un principe oriental : Yin et Yang où les deux opposés s’enclavent et s’incisent impurement et asymétriquement 2 9 . Ce cadeau empoisonné peut aussi s’interpréter comme (( persistance du don n. D’où sa transmission en chaîne. Les parents abandonnent E d i p e ; un serviteur le recueille qui s’en défait au profit de parents adoptifs; ils s’en désistent par piété, et retour au départ, avec tous les intérêts accumulés qu’il faudra payer au plus haut cours. I1 faut que le don du mort soit relayé par une femme amoureuse pour qu’Héraclès que rien n’abat soit vaincu (Trach., v. 1207). Hector triomphe ((postmortem )) d’Ajax par le relais de son cadeau : il y a là un cas de figure que Hegel a omis dans sa lutte des consciences, et il se pourrait que le tragique tienne dans l’espace de cet oubli. Cette (( contagion )) très primitive de la mort désigne l’objet comme paradoxal : nclhaiov GWpov (Trach., v. 5 5 5 ) il ne cesse de voyager tout comme le mouchoir fatal d’Othe110 ou la clé dans Dial M for murder de Hitchcock. Objet trop intense qui donne tout, mort comprise, il est pharmakon # à deux visages 3”. Cadeau porteur d’un autre cadeau, inverse du Silène (la Lamie) il redouble le don en l’inversant. Le mort saisit le vif, l’objet possède le sujet. C’est l’objet qui donne au donateur le sujet du don, et non seulement le donateur qui confie au sujet l’objet du don 3 ’ . C’est à la fois ce que Hegel voyait dans un certain type de (( plus 3 2 D et ce que Baudrillard décèle dans le Code, désirant à la place du sujet dont le désir ne porte plus que sur des intermédiaires d’intermédiaires, et le mettant en position d’objet (L’Echange symbolique et la Mort) ou encore dans la (< marchandise inéchangeable )) (Les Stratégies fatales) dont le lien avec l’insoutenable holderlinien seraient à creuser. Qu’il s’agisse d’un cpharmakon Y, cela est clair dans le texte : (( Qui fut à Trachis si expert en poisons? )) demande Héraclès (Trach., v. 1140). Son fils n’est pas dit (( meurtrier )) mais (( médecin )) (v. 1209). Et c’est un (( philtre magique n que croyait transmettre Déjanire (v. 575). Seraient alors des phamzaka Y chez Sophocle la paix et la prospérité qu’CEdipe accorde à Thèbes, les enfants qu’il donne à Jocaste, les malédictions sur le meurtrier. c Pbarmaka V, ses enfants qu’il lui faudra maudire, U pharmakon I) lui-même, le plus épouvantable de la Grèce, << enfant indésirable, époux contre nature, meurtrier contre nature )) (v. 1184-1 185). Mais devenu cpcrppcricoç (bouc émissaire) il inversera sa mort en secours pour Colone et Athènes. L’amour, l’acte d’adoption, le geste secourable, la vigueur indomptable, la profonde sagesse, tout a viré en son contraire, et cette strophe révèle les deux visages du héros tragique, si clairs dans l’anti-CEdipe, qui possède (( l’œil en trop )) d u secret de son autre, sa part maudite, sa ligne de fuite, les deux se tenant en j l ~ o d o ç . Ainsi, chez Sophocle, également, le doublement devient croisement et tend vers une figure quaterne. Plus loin encore dans la complexité des machines duelles, se présente la figure textuelle du symbole : l’oxymore. Elle concerne, dans une exagération de son principe, une relation familiale perturbée dans les cycles d’Oreste et d’CEdipe 3 3 . Que le père et le fils attachent leur désir au même port, a u même (( sillon N comme dit le grec (( (( (( 283 (« ainsi la chambre nuptiale a vu le fils après le père entrer au même port terrible », Edipe roi, v. 12 io) et c’est un (( coup double )) monstrueux, dont le rexte, pour obtenir le maximum d’effet tragique, n’a qu’à mimer la duplication. Le même pullule, et c’est alors qu’il est le plus destructeur : profonde intuition. Autrement dit, Sophocle utilise l’oxymore de manière très différente d’Héraclite, par exemple. Les sens opposés sont recherchés chez ce dernier (Diels Kranz, Frag. 54 : EV nolvscc; 60 : &vo K&W; 80 : G ~ K Epiv) ~ v tandis que Sophocle cherche la répétition polyptotique (Fontanier, p. 352) : (( tiyapov yolpov D ( E d i p e roi, v. 12 14). I1 y a bien chez Héraclite des oxymores fondés sur des mots de même radical : 54 &<paVqç < p a v q p ~62 ~ , &û&varoiûvqroi. Mais Sophocle concentre l’effet sur la parentèle : E t &vGpds&&pa (v. 1250 d’Edipe roi, d’une saisissante portée car la traduction peut aussi bien être : (( Un homme d’un mari n qu’« Un mari d’un mari ) , nouvel exemple du (( coupable innocent »> et simplifie l’effet par mouvement sur place : (( TÉKV’ EK riicvov T E K O ~)) (ibid.). Cette maxime lapidaire : (( Enfanté des enfants de mon enfant N résume en trois mots le tragique : avoir subverti par une surenchère les directions de la parentèle, celle qui va du fils au père, celle du frère au frère ... Renchérir sur la paternité est le coup de grâce : K & T E ~ U Sh&~h<poU~ ncriGaç [...I v\ip<puçyuvuiicaç pqsiporq avec un ternaire caractéristique de l’affolement. (( 0 noces, vous avez amené au jour des pères-fils-frères [...] des filles-femmes-mères. D Et il faut à tout prix respecter en français ce travail d’écriture par parataxe ou asyndète, comme on pourrait résoudre le débat engagé par Heidegger sur les vers 360 et 370 du chaeur d’Antigone en respectant les oxymores par une juxtaposition asyndétique. Cet affolement général des relations de parenté, qui fait vibrer la langue sur elle-même, est le revers du possible indéfini de l’homme : il est alors le terrifiant, et c’est (( dans l’instant )) (ESai<pvqç) qu’CEdipe perd femme, enfants, mère, honneurs, pouvoir. Tirésias avait vu cet abîme où tombait Edipe, 1 ’ hupsipolis ~ » désormais apatride, mais comme le saura Holderlin, Tirésias, c’est la césure du temps (le soudain du dieu) et l’abîme lui-même qu’il ouvre sous les pieds des personnages. Cette strophe du temps nous fait comprendre que l’oxymore n’est qu’une figure textuelle de la rapidité absolue, celle des échanges dans l’unité symbolique. Entrons plus précisément dans cette machine de la tragédie. Soit une (( lancée )) (Bohq, K physis » pour Heidegger). Elle est extériorisation, pari sur l’espace, trace aventureuse. Elle se lance vers quelque chose. Posons-le inassimilable. S’engage une lutte sans fin où s’arriment les deux lancées. Que l’une y défaille et nous revenons à l’Un exclusif. Le symbolon » dont s’occupe entre autres la tragédie, est la machine formée par la résistance conjointe des deux lancées qui s’épuisent et se ressourcent de leurs assauts. Tenue unaire, échange réciproque, impossibilité d’éluder la faille. En ce sens, le symbolon fonctionne aussi comme diabolé ». Il ponte deux éléments en (( lançant entre eux )) mais constitue aussi l’obstacle de leur séparation. I1 tient l’espace de l’intervalle d’un pont et d’une faille : pont kafkaïen. La diabolé» du t symbolon U est qu’il ajointe et déchire, comme le diable sait être le calomniateur (((diabolos »). Imaginons donc un module pérenne où il soit impossible au K symbolon » de perdre son équilibre : cela ne se peut qu’à supposer une assise du double symbolique dans un nouveau double, en sorte que les deux symboles fonctionnent perpendiculairement (le quatriparti) ou en schiasme. Le symbole absolu trouve son point tranquille , dans l’hyperbole. Rien d’abstrait dans ces figures. Elles ont souvent mimées dans des petites machines, roues d’un char, vases, instruments chinois de divination. Elles sont le concept universel de la pensée symbolique. Chez Sophocle un modèle de cette pensée trouve sa perfection : Antigone et Créon. Mais si (Edipe a (( un œil de trop peutêtre )) chez Holderlin, c’est parce qu’il est, malgré lui, la parturition de cette perfection. Partout, sur le chemin d’CEdipe, on rencontre ces luttes et ces couples, ces bifurcations et ces strophes caractéristiques. CEdipe est la part commune de Laïos et de Jocaste, où ils se tiennent unis au sein de leur plus grande différence. Sa monstruosité est de (( (( 284 redoubler cette part, car, semence de Laïos dans la chair de sa femme, il réensemence cette chair, tout en donnant la mort à son géniteur: (( Ah comment le sillon que féconda ton père a-t-il jamais pu, misérable, te supporter si longtemps en silence N (aiy’, trad. Pignarre, G F : (( sans crier »). Tout se passe alors comme si le lien naturel des groupes humains dans le K genos », resserré par des luttes symboliques entre clans (potlatch) se pervertissait et trouvait sa fin dans un surcroît. Dons horribles d’CEdipe, legs de Jocaste ou de Laïos, K megaloprépeia négative commémorent dans la tragédie la fin douloureuse du U genos ». Et précisément parce que la pensée issue d’une constitution peut-être mythique (voir la discussion chez Moses I. Finley et les spécialistes actuels de la (( cité )) antique) d’une (( religion de la famille D, mais que l’on est forcé de postuler si l’on veut comprendre la (< révolution politique n comme fin d’un système antérieur, cette pensée d u secret, du refus de l’excès linéaire, de l’équilibre compensatoire, est près de céder la place au grand mouvement des (( positivités n (monnaie, concepts philosophiques et mathématiques, lois, égalité des citoyens...), elle produit sur son extrême déclin une floraison de symboles dont la tragédie semble une expression raffinée. Ainsi, plutôt que de mettre en scène une lutte rituelle dithyrambique dont beaucoup devaient avoir perdu la clé, la tragédie contera la mort d u système familial, dans les affres des parricides et fratricides ainsi que la lutte qui était responsable de cette mort : celle de K genos » et polis », d’Antigone et de Créon. Or, semble dire Sophocle, ce qui a perdu le (( genos )) est un trop ». Le (( trop N du vainqueur légendaire de la Sphinge. Son (( trop D d’amour pour sa mère. Si CEdipe, Antigone, et déjà Oreste, Electre, Clytemnestre, sonnent le (( glas )) 14 de cette famille ancestrale, c’est par un trop d’amour qui aurait d û donner à penser à la pensée positive. Voyez CEdipe le trop bon fils qui quitte ses parents pour leur épargner des désagréments, Jocaste qui aime son fils comme un amant, Clytemnestre folle d’Iphigénie, Electre souvenir vivant de son père, Antigone qui sacrifie tout pour ses frères et son père. Voyez l’amour trop fidèle de Déjanire. La chance du rgenos U semblait (peut-être dans l’imaginaire) un renforcement des liens de parenté : en fait c’est ce qui le perd. Dure leçon d u «pantoporos aporos ». A la limite ou sur la faille les extrêmes sont un (fragment 130 d’Héraclite). Mais la rpolis », et Créon le montre déjà, était elle aussi vouée à exagérer dans un seul sens, à linéariser durement ce qui avait fait son triomphe, et ce qui fait notre souci. Notre âge occidental est la pensée nécessaire de cet enjeu. L’hyperbole œdipienne était Ia figure des rapports croisés de ses deux parentés à son propre être double (ce qui nous fait à la réflexion, bien plus d’un œil en trop). L’hyperbole antigonienne va plus loin, en pérennisant le principe de r g e n o s » face à la (( polis )) ou à la loi qui semblent l’écraser. Cela est possible par une mutation de l’excès dont CEdipe est porteur. Sa transformation (terrifiante pour Thésée dans la fin d’CEdipe 2 Colone) est préparation de l’excès salvateur d’Antigone. C’est ici qu’il faut faire un pas de plus pour suivre jusqu’au bout la constitution étonnante de cette logique symbolique. En effet le déplacement du problème de l’affrontement rituel d’homme et dieu à celui de genos » et ((polis» ne biffe pas la lutte précédente tout en redistribuant la (( donne D du monde grec. Le défaut de dieu (Gottes Fehl) chez Holderlin ou Karl Reinhardt (la tragédie, dans Sophokiès, est (( signe vers l’énigme qu’est la frontière entre l’homme et dieu ») ou l’affirmation de Hegel : (( C’est le divin qui constitue le thème propre de la tragédie primitive )), (Esthétique, Flammarion, t. IV, p. 263), disent l’importance de ce thème. Mais le dieu a changé. I1 s’est dédoublé pour tenir l’instance humaine elle-même bipolaire. Au couple d’Antigone et de Créon répond donc d’une part un dieu de la cité (soutien de la loi humaine et du formalisme religieux) et un dieu des morts (qui pérennise le «genes» et a la haute main sur les forces d’en bas, forces excessives toujours à maîtriser). Antigone sera le révélateur de <( (( 285 leur hyperbole, où l’harmonie d’un point médian est ce respect des lois qui sait se dépasser en respect du fondement de ces lois 3 5 . Ce n’est donc pas pour sa piété fraternelle (même si son amour est quasiment charnel, on le voit par (Edipe 2 Colone, v. 1414) qu’Antigone domine la tragédie de sa stature, mais pour son juste rapport aux dieux d’en bas. Ce juste rapport s’entend après coup comme endurance dans laquelle s’est renversée la fougue excessive d’CEdipe, et comme le ((plus )) que laissait prévoir son ouverture d’homme brisé », élevé infiniment au-delà de lui-même. Non qu’une hybris nouvelle le pousse à se prendre pour un dieu, mais il a entendu la leçon du respect conjoint du dieu statutaire (il obéit aux injonctions pieuses du chœur, (Edipe à Colone, v. 170) et du dieu foudroyant, maître du r tbauma ». Cette leçon conjoignante et dédoublante se nomme Antigone, et a permis à Holderlin de concevoir une logique non chronologique de la séquence : (Edipe Roi/ Antigone. Ce n’est pas non plus pour avoir méprisé sa parenté (CEdipe à Colone insiste sur sa violence à l’égard d ’ a d i p e et de ses filles) que Créon est finalement abattu, sans pour autant, Hegel le sait bien, que son choix politique cesse de représenter un avenir, et en cela il ne peut être vaincu, mais pour sa négligence des lois éternelles en lesquelles s’enracinent même les lois qu’il défend. L’enseignement de Sophocle est peut-être encore plus profond : alors qu’Antigone (comme le note Mazon dans sa notice : Les Belles Lettres, 1767, p. 65) ne conteste pas les droits de Créon, et les comprend, Créon a cette naïveté de la bonne conscience du juste, prototype d’une redoutable attitude politique qui (( ne sait que le Vrai ». La loi d’Antigone dit deux fois oui, son a oui )) est doublement symbolique, la loi de Créon dit (( oui n pour l’un, (( non )) pour l’autre sans comprendre plus avant. Et cela, aussi bien Nietzsche que déjà Holderlin l’ont saisi dans la tragédie. Bref, l’hybris de Créon est linéarisation indéfinie de la puissance des lois positives, et le sacrifice d’Antigone est l’instance de transgression requise pour rééquilibrer par une courbure. Une potentialisation sérieuse ne peut en effet s’obtenir que par un retour de la force qui a atteint son maximum, et s’offre ainsi un nouveau champ pour poursuivre son avancée (Nietzsche le dit par le couple de Dionysos et d’Apollon, Parménide par le fragment 5 du Poème). La courbe mathématique de l’hyperbole, ou le thème de l’hyperbolique et du retour chez ces philosophes et chez Holderlin disent cette courbure sans régression qui s’équilibre dans le modèle de deux croisements inverses à double courbure compensatoire. La latence entre les deux tragédies où CEdipe est protagoniste, cette lente maturation par la souffrance joue le rôle de (( tiers D ou de a case vide », de césure constitutive d’un dépliement du dieu en deux parts, ce qui seul lui permet de ne pas dépérir. Par là l’homme garde aussi son ouverture, la loi se retient de devenir un rite sans référent, le positif ne fait pas encore (( croître le désert ». Ainsi devient claire la nécessité dans la tragédie de dualités doublées, d’une (( épaisseur )) du symbole, du r kommoJ Y, où se joignent chœur et personnages. Par une machine de plus en plus complexe, la tragédie monte une pensée stratégique, une sagesse, où le (( plus que deux )) comme support n’est pas pour autant (( conciliation )). L’instance de la tragédie grecque dans l’accomplissement poétique holderlinien Montrer que la structure conceptuelle des tragédies d’Eschyle et de Sophocle (avec Euripide (( quelque chose change )) j h ) est ce que Holderlin entend comme N démarche de l’esprit poétique », nous permettra de mesurer le pas accompli par le 286 poète depuis cette extrême avancée de la pensée grecque. Et dans la réflexion sur l’essence de la poésie, la position holderlinienne est d’autant plus originale qu’elle admet pour point de départ une conception très comparable à celle de son condisciple et ami Hegel. Ils se retrouvent sur la définition d u lyrique (l’intérieur, le subjectif) et de l’épique (l’extérieur, l’objectif, Esth. op. fit., p. 94) et sur l’idée d’une N zone intermédiaire )) entre forme intérieure et extériorité (ibid., p. 9 1 : Elle participe aux deux domaines extrêmes ») ou encore dans l’échange croisé des deux : (( Cette objectivité qui a sa source dans le sujet, et cette subjectivité présentée dans sa réalité et sa signification objectives, forment la totalité de l’esprit n (ibid., p. 95). O n trouvera chez Hegel des oxymores : (( coupable-innocent n (ibid., p. 282). Mais si Hegel a bien vu, notamment pour Antigone, le principe d’avoir en soi la raison de sa destruction et le gage de sa sauvegarde (ibid., p. 286), reste que la conception centrale chez Hegel, de la tragédie comme conciliation calme que le (( vrai substantiel 1) produit en <( relevant N I’unilatéralité d u conflit, est radicalement inopérante dans la pensée holderlinienne. Le détail des Essais et des Remarques nous en convaincra. (( Réflexion )) (SW 4, p. 243; Pl., p. 605 3’) ajointe d’emblée les contraires de sobriété et enthousiasme : (( Là où la sobriété t’abandonne, là est la limite de ton enthousiasme. N Et Holderlin ajoute, en un sens que Nietzsche n’oubliera pas : <( O n peut tomber dans l’altitude comme dans la profondeur ”. n L’idée est celle dont Sophocle nous a entretenus : la montée en puissance (Steigerung) ne se fait pas linéairement, mais dans la courbe qu’implique la tenue de l’équilibre des forces en tension : Qu’il se garde surtout de croire qu’il ne pourra se surpasser (U’bertreffen)qu’au moyen d’un crescendo allant du plus faible au plus fort, il n’en résulterait qu’un manque d’authenticité et un excès de tension [...I un surcroît de légèreté compensera la perte de profondeur, le calme remplacera fort bien la violence (Pléiade, p. 606). Comment le dire mieux? Renversement, réciprocité harmonique, excès non linéaire, le moins qu’on puisse dire est que les choses de la tragédie grecque ne sont pas étrangères à Holderlin, et dans leur concept même. Tentons alors d’entrer dans ce texte redoutable qu’est (( La démarche de l’esprit poétique )) (SW4, p. 251; Pl., p. 610 ’I)). Attachons-nous d’abord à saisir le sens de cette longue phrase introductive de trois pages : Wenn der Dicbter einmal des Geistes... Structure étrange : une protase de 69 lignes, une apodose de deux lignes. Si le principe de réversibilité de forme et contenu se vérifie aussi chez Holderlin, une si évidente disproportion a un sens. Dans les premières lignes (1 à 8 d u texte français) le poète doit remplir la condition d’une saisie des principes d’alternance (Werbsel)et de tension (Fortstreben) harmoniques, de reproduction de soi ri l’extérieur et de progrès de l’esprit (Folgerungsweise).Mais dès la ligne 9 intervient l’antagonisme (Widerstreit) qui sépare la synchronie (sirnultanéité des parties, unité de l’esprit) appelée contenu spirituel (geistig Gebalt) et désignée ici par a, de la diachronie (reproduction de soi à. l’extérieur, progression, alternance) appelée forme spirituelle (geiJtzg Fovrn) et signalée ici par b (lignes 9 à 1s). Mais a et b se divisent eux-mêmes en deux : le contenu spirituel implique, pour être saisi, une différence de degr6 dans le contenu sensible (Sinnlicb Gebalt, G a d e ) ( = a’), la forme spirituelle, pour la même raison, une identité de la forme sensible (Sinnlicb Form) ( = b’) (lignes 15 à 29). L’antagonisme peut alors développer un chiasme que Holderlin, sans reprendre souffle 40 étudie branche à branche. I1 faut en effet que le poète comprenne que l’antagonisme de a et de b se résout précisément pat le fait que : 1) la forme sensible identique (b’) compense l’alternance des parties (h) et satisfait l’exigence d’identité de a; 2) le contenu sensible différentiel (a’) compense le besoin d’unité (a) et satisfait l’exigence de progression alternante (b). D’où la première figure chiasmatique : (1. 29 à 46) (< )) 287 Schème 1 +compense -satiJfait La figure du chiasme ne serait pourtant pas complète si le mouvement inverse ne se vérifiait pas. I1 faut donc que l’antagonisme entre a’ et b’ se résolve par le fait que : 1) le contenu spirituel (a) compense la déperdition d’identité matérielle dans le contenu sensible (a’) et satisfait l’identité matérielle (b’); 2) la forme spirituelle alternante (b) compense la déperdition de diversité matérielle due à la progression vers le point culminant d’identité matérielle (b’) et satisfait le contenu sensible (a’). Deuxième chiasme inversé (1. 46 à 56) : Schème 2 d’où un double chiusme : Schème 3 II reste encore au poète à comprendre, si la tête ne lui tourne pas trop, que c’est pour autant qu’ils sont inconciliables (muereinbar) que a et b, a’ et b’ peuvent devenir sensibles Cfühfbar) dans leur antagonisme (1. 56 à 62). Dans cette inconciliabilité, chaque élément peut trouver son point culminant. Mais c’est aussi son (( point tranquille N (Rahepankten) car la (( progression identique )) (b’) est procès vers le point culminant, et ce point lui-même est double, satisfaisant à la fois la stabilité et le procès en tant qu’« akmé U . Ce (( repos culminant )) réalise une (( harmonie )) où les contraires s’équilibrent et se tiennent. O n peut alors dégager le schème complet : Schème 4 288 ou, selon l’hyperbole : Schème 5 / WirkungJkreis Dans cette recherche exceptionnellement rigoureuse, Holderlin veut sans doute dire que cette démarche écartelée, croisée, recourbée, doit pourtant s’imposer dans l’évidence d’une seule (( tenue », d’où la phrase d’un seul souffle. La facilité parfaite de l’esprit poétique apparaît alors au plus haut du difficile : (( Tout proche, mais difficile à saisir le dieu N... L’essentiel, on le voit, n’est pas dans les éléments mais dans leur quaternité comme champ d’effectivité (Wirkungskreis). Qu’est-il exactement? (Pl., p. 613). Entre (( expression )) (Ausdruck) de la matière poétique, et (( élaboration libre )) (Behandlung) de l’esprit, il est fondation. Esprit-matière, il est conciliation spirituelle, et dissociation matérielle, (( ce qui le distingue, c’est qu’il est toujours opposé à luimême ». Principe de change et de stabilité, il inverse les valeurs, sépare l’uni, libère le fixe et inversement. (( Dès lors la signification concilie même ce qui est absolument contradictoire, et est en tous points hyperbolique. )) C’est que les contenus, parvenus à I’inconciliabilité, sont pourtant conciliables par le degré et l’orientation de cette opposition et sont pris dans 1’« Allgemeinsten 8 de la vie, union contradictoire de tous les opposés comme U Harmonischent gegengesetzt N. A ce point, l’esprit devient sensible comme (( infini )) et s’apparaît de la façon (( la plus sensible, la plus hyperbolique )), dans un (( négatif-positif N qui semble un commentaire de l’épigraphe d’Hypérion (Pl., p. 618). Holderlin peut alors écrire : L’unité infinie qui est point d e d’unification d e l’unicité en tant qu’en elle l’opposé harmonique tant qu’opposé, mais les deux p. 619). séparation d e l’unicité en tant qu’unicité, point qu’opposition, et l’un et l’autre à la fois, d e sorte n’est ni opposé en tant qu’unicité, ni unifié en en un seul, unicité-opposé indissociable ... (Pl., Infini présent, moment divin, art accompli. Cette définition nous semble le montage d’une machine simple de mécanologie mystique. Chiasme, renversements, symbole, excès, hyperbole sont les rouages de cet (( organe en soi n comme le nomme Holderlin. Quand il faut exprimer cet infini, réapparaissent les réduplications (( hébraïques )) : (( Monde dans le monde, voix adressée à 1’Eternel par 1’Eternel D (p. 618) où, à la césure, souffle le divin et devient possible le « kommos 8 . Holderlin tente cependant d’aller plus loin que les tragiques en déployant un arsenal conceptuel de définitions : I’opposé harmonique sera l’élément qui échange place et qualités dans une lutte indéfinie; l’Harmonique opposé sera la (( tenue », l’appovia grecque, où opposé doit être entendu comme l’&vri~ofiçhéraclitéen (DK, frag. 10); l’alternance ou change est la réciprocité des mouvements croisés ; l’absolument opposé est i’inconciiiabilité réelle d’éléments qui ne luttent pas dans une unité molle et fadasse, mais trouvent au bout de leur inéchangeable la strophe qui les ajointe en conciliation ; la césure est alors faille irréductible encre les opposés, leur rééquilibration architectonique, la blessure sans guérison, le yopcpoç parménidien qui fait couple dans 289 le Prologue du Poème avec K E P O V ~: coin qui écarte, cheville qui tient, l’insoutenable de la blessure de Philoctète. Même idée en d’autres textes. <( De la religion N donne la recette d’un emboîtement par tenon et mortaise : (( Chaque partie dépassera légèrement la limite nécessaire, d’où leur indivisibilité )) (SW4, p. 287 sq). Les enjambements dans les poèmes et le U aber U caractéristique sont sans doute de ces dépassements. (( Le devenir dans le périssable )) (SW4, p. 294; Pl., p. 651) dit le tragique comme chiasme de l’infini réel et du fini idéal. Le (( Fondement d’Empédocle )) définit le <( plus-que-deux )) : Lorsque chacun d’eux est entièrement ce qu’il peut être et que l’un s’unit à l’autre en comblant la lacune de l’autre, lacune inévitable sinon il ne serait pas tout à fait ce qu’il peut être en tant qu’objet singulier, alors nous sommes en présence d e la perfection (SW4, p. 155; Pl., p. 656). Alors naît le sentiment le plus sublime que l’on puisse éprouver, lorsque se rencontrent deux opposés ! )) Holderlin travaille plus spécialement le concept de (( retour ». La nature est aorgique (illimitée) et l’homme organique; chacun d’eux part de son N natal », tend vers son contraire puis revient au natal. Dès lors les deux mouvements admettent deux points de rencontre symétriques, où la nature est plus organique et l’homme plus aorgique au même instant. A ce point (Ev pEcrcp), lieu surdéterminé de la pensée grecque, survient ...le moment où l’organique, devenu aorgique, semble se retrouver lui-même en se fixant à l’individualité d e l’organique, et où l’objet, l’aorgique, semble se trouver lui-même en trouvant à l’instant où il revêt son individualité l’organique à la pointe extrême d e I’aorgique, si bien qu’en ce moment, en cette naissance de l’hostilité suprême, semble se réaliser la conciliation suprême (Fondement d’Empédocle). De tels textes sont radicalement inintelligibles dans une logique asymbolique où ni la tragédie grecque ni un Empédocle, comme emblème vivant de la contradiction vécue à sa plus haute intensité, ne sont concevables. Qu’est-ce alors que la tragédie? Tentons de potentialiser les Remarqzles... par l’acquis précédent. La présentation d u tragique repose principalement sur ceci que l’insoutenable (Ungehauer) comment le dieu-et-homme s’accouple (sich paart) et comment toute limite abolie (grenzenlos) la puissance panique d e la nature (die Naturmacht ) et le tréfonds (Innerstes) d e l’homme deviennent Un dans la fureur (in Zorn Eins wird) se conçoit par ceci que le devenir-un illimité (grenzenloses Eineswerden) se purifie (sich reiniget) par une séparation illimitée (grenzenloses Scheiden). La (( césure )) (Z2sur) n’est autre que (( le change des représentations à leur sommet N en un sens désormais intelligible (Pl., p. 952, SW 4, p. 230 4’). Dans le ((statut calculable D (Gesetz) de l’œuvre, la césure équilibre les deux parts de la tragédie. Elle est donc champ d’effectivité, suspension des formes, arrachement tragique à la sphère de la vie (HWB 2, p. 231) faille où l’insoutenable d’une sphère excentrique des morts survient. Ce U deinon U est aussi l’originel qui surgit quand le signe égale a zéro )) (SW 4, p. 286) et que se produit dans la vacance des formes la suspension antirythmique. L’homme ne doit pas se faire happer par cette vacance : c’est ce recul de l’étant dans son ensemble qui révèle le o péras d’une discrimination validante des formes, qui ainsi peuvent faire, sur fond d’o apeiron U leur (( retour », évitant ainsi un nouvel enracinement du devenir-forme dans une forme non nécessaire. Ainsi s’entend la césure comme (( marche sous l’impensable )) des Grecs et des hespériens 42. )) 290 C’est donc de l’intérieur même de l’expérience d u feu aorgique que le recul des formes vers l’informe valide l’organique des formes ou leur harmonie. Cette harmonie étant croisement, le concept de tragédie sera l’évitement absolu d’un devenir-forme unilatéral ou non croisé : ainsi les dieux punissant l’hybris qui consisterait (Empédocle) à se prendre pour un dieu. L’homme ne doit jamais être sans résidu ce qu’il doit pourtant viser totalement (le dieu). L’unilatéral doit alors se (( purifier D et payer sa dette d’injustice (il est clair que la parole d’Anaximandre est une saisie très profonde du modèle tragique grec et holderlinien). C’est alors plutôt l’olyvoç que le Kkûapoç d’une conception aristotélicienne que signifierait sich reiniget > : paiement de 1’«injustice ». Dès lors la citation de Suidas deviendrait : (( Le greffier de la nature, laissant macérer (sens de rino6pÉ~ov)son calame pour qu’il devienne bien disposé n (sens de ~UvoUven cette position). Et elle concernerait, comme le pensent certains commentateurs, Sophocle et à travers lui CEdipe qu’une longue souffrance fait macérer, comme ont viré de la sauvagerie à la bienveillance les divinités qui l’accueillent (Euménides) 43. Statut non calculable, mais concevable, la faille demande la confection d’une machine comportant le (( contre )) (gegenseitig), l’excès (alizukeusche, alizumecbaniscbe), l’échange (lneinandergreqen) (HWB 2, p. 736) : (( D’où le dialogue tout en oppositions, le chœur en tant que contraste au dialogue, l’excès de réserve réciproque, l’intrication machinique excessive... Tout est discours contre discours, chacun fait place nette de l’autre (HWB 2, p. 736). Mais que signifie ce trop de pudeur (alizukeusche) 4 4 ? La figure d’CEdipe, à s’enlever trop brusquement vers le céleste, côtoie le K deinon d’un devenir-un avec le dieu. Dans le trop d’une logique de l’excès, il ne peut que faire volte-face (kehret), mépriser Tirésias, figure vivante d u dieu. La potentialisation des forces n’est préservée qu’au prix du (( détournement catégorique ». Double détournement 4 5 où le dieu et l’homme (( se parlent dans la figure tout oublieuse de l’infidélité N (HWB 2 , p. 7 3 6 ; PI., p. 968), oxymore d u (( traître pieux ». Mais le dieu vire car (( à la limite d u déchirement, ne restent que les conditions de l’espace et du temps )), et la figure toute mathématique de l’hyperbole. Nous savons ce qu’il faut entendre ici par mathématique. L’essentiel est dans l’antisymétrie ou (( impureté )) : que début et fin (( ne se laissent plus rimer N et que ni l’un ni l’autre d u dieu et de l’homme ne peuvent (( s’égaler à la situation initiale ». Dans le Kategorischen Umkehr, une nostalgie mimétique fascinée par l’identité laisse place à la (( démarche n (Foigerungsweise, avons-nous vu pour le poétique) dans un rapport réciproque où la fidélité est (( trop grande N fidélité, le respect (( trop grand D respect (hérétique), en sorte que s’évitent les deux dangers de la relation : le statu quo d’infériorité et de supériorité où les places d u dieu et de l’homme sont fixes; le détournement définitif dans l’extériorité oublieuse et radicale (la (( conscience malheureuse », et Dieu est mort). Opposition réelle et unité, mouvements croisés qui s’inversent (cf. la lettre à Neuffer du 12 novembre 1778), déplacement du point de croisement, qu’il s’agisse du rapport des Grecs et des hespériens, de l’aorgique naturel ou de l’organique humain, de l’homme et d u dieu, toujours se retrouvent ces éléments qui en tant que principes peuvent être dits catégoriques. Mais la dualité doublée ou le double chiasme ne suffisent pas encore à rendre raison de ce (( tout vivant aux mille articulations N (lettre à son frère, 1“ janvier 1799) de la poésie. En effet, à la césure, les points de croisement sont aussi des points d’hésitation où la route peut virer: l’hésitation parvenue à son comble, ou la potentialité de virages indéfinie, est le (( désert ». CEdipe, le c nefas devenu antitbeos 8 est conduit par le détournement catégorique dans une (( atopie N où plus rien (honneurs, famille, pouvoir, temps) ne (( fait trait ». Ce désert est le lieu des virages, le champ d’effectivité lui-même devenu sensible. CEdipe y retrouve le respect du dieu statutaire, et de là, saute à sa disparition, )) (( 29 1 qui l’assimile à un dieu. Antigone a le même trajet à ceci près que c’est son détournement des formes seulement statutaires de la divinité qui déclenche un virage du dieu, se dédoublant en dieu statutaire et dieu sauvage. Antigone, du désert de sa tombe, saute plus haut que le dieu du rite, vers la sauvageté des morts. Dans les deux cas, au point de rencontre des croisements entre dieu et l’homme, s’est produit l’hésitation ou la latence d’une marche au désert, (( sous l’impensable )), et cette latence est suivie d’une volte-face où l’homme, au lieu de suivre un retournement natal, se met à suivre une voie contraire, vers un a plus haut que dieu ». Chaque fois que Holderlin modifie sciemment (voir sur ce problème F. Beissner, Holderlins Ubersetzungen aus dem Giecbiscben, Stuttgart, 1961, et les (( Notes D de la traduction de l’Antigone de Holderlin par Lacoue-Labarthe) le texte de Sophocle, il s’agit d’un enjeu capital, de cette a ouverture à fond ». La semence que Danaé thésaurise ( Z C L ~ L ~ E ~ C T K E ) , chez Sophocle (Beaufret, p. 24; Lacoue-Labarthe, p. 109 et 173), devient le devenir temporel (Vater der Zeit / die Stundenscblüge). La semence devient donc le spermatique universel des conditions d’espace et temps, dans un temps sans protension ni mémoire. I1 ne suffit pas, pour que naisse le tragique, que l’homme soit arraché à sa sphère d’intérêt (nulle part elle n’est aussi attrayante que dans l’attachement d’Hémon et d’Antigone à la veille des noces), mais il faut aussi qu’une potentialité non dévoilée de l’homme (son deinon ») prenne le relais 46. Cette épiphanie non métaphysique débloque aussi une épiphanie du dieu 47. C’est alors s’acheminer vers une définition du tragique comme (( risque d’un contour ». La peur, manquant d’élasticité (Pl., p. 689) devient manie des formes fixes et des a monumenta », elle interdit le (( déploiement multiple des forces ». Au contraire, tragédie et poésie comme risque sont l’avancée qui déplace le point de suture des croisements. Saut par-dessus l’abîme comme seuls, et en cela ils connaissent la proximité du risque et de ce qui sauve, les fils des Alpes savent le faire («Patmos »). Or que dit Holderlin du risque dans l’œuvre d’art? (( Le moment le plus risqué dans le cours d’une œuvre d’art, c’est quand l’esprit d u temps et d e la nature, ce qui est céleste, ce qui saisit l’homme, et l’objet de son intérêt se dressent face à face au comble d u farouche, parce que l’objet sensible ne va qu’à mi-chemin, tandis que l’esprit s’éveille au comble de sa puissance, là où prend feu sa seconde moitié. C’est là que l’homme doit le plus fermement tenir bon, c’est là qu’il se dresse ouvert à fond, et prend son contour à lui (PI., p. 960, HWB 2 , p. 784). Le contour ( a Fest Y, de l’Origine de l’œuvre d’art chez Heidegger) est le miracle d’une a dynamis » de la forme, obtenue par son passage dans son contraire absolu, 1 ’ in~ forme n qui (( l’ouvre à fond ». C’est ce qu’ébauche aussi Hémon avec Créon en jouant, déjà chez Sophocle, sur les sens de &pxq et oÉ6.51~(Sophocle, Antigone, v. 744-745; Holderlin, H W B 2, p. 762 et Lacoue-Labarthe, p. 87). ”Apxq, c’est commandement et commencement, oÉ6~1vc’est respecter et être pieux. Au-delà des filigranes du destin qui veinaient l’intrigue, c’est dans le décalage sémantique qu’est le point décisoire, et un virage apparemment minime suffit pourtant à ouvrir le personnage. Ainsi le a Mein » de a Mein Zeus Y, (Antigone, v. 460; Lacoue-Labarthe, p. 53 48) engouffre Antigone et la tragédie dans 1’« esprit de la sans cesse vivante, la sauvageté non écrite, l’esprit du monde des morts ». D’où le mépris pour le prêtre dans la première version de la Mort d’Empédocle, car il interdit ce virage-là. Si les Remarques sont peut-être le texte le plus prégnant de la littérature, c’est parce que, dans une forme poétique, elles croisent pour la première fois après les Grecs le couple d’homme et dieu, ressort du tragique, et celui des Grecs et des hespériens, ressort du déplacement du tragique. (( Cela vire du Grec à l’hespérique )) (PI., p. 961) en (( plein centre N (Ev pÉoq). La tragédie nous impose de penser 1’« absence de rime N parce que quelque chose a changé depuis les principes qui faisaient le fond 292 de l’esprit grec. D’où des paradoxes lorsque le déplacement d u point de suture est déplacement du barycentre non seulement d’une pensée (grecque) mais aussi de deux pensées (grecque-occidentale). Par exemple Antigone répète la patience d’Empédocle, qui pouvait rejoindre dans la joie la Nature et les dieux, et ne l’ayant pas fait à temps, se condamne à une longue souffrance bénéfique aux hommes 49. Et il y aurait à dire sur les fosses (KUTZOKM~&Ç) qui, dans le délai d’une mort lente de l’ensevelissement vivant, rappellent plutôt l’empaquetage de notre mort hespérique (voir lettre du 4 décembre 1801 et la (( Lettre à Bohlendorff », Pl., p. 1004). Et Antigone est aussi chez Sophocle la ferme détermination d’une conscience de type hespérique, aux yeux de Holderlin. Pourtant, c’est bien une pièce grecque où la parole tue directement des corps (« médiation meurtrière ») tandis qu’en CEdipe ou dans le personnage de Créon parlerait une parole plus hespérique puisque tous deux, épargnés, subissent le long délai d’une parole (( immédiatement )) (elle touche sans médiation l’esprit) (( meurtrissante )) (elle ne détruit pas les corps). I1 faut donc en venir à la conception d’un tout grec-hespérique fonctionnant (( impurement ». Les deux harmoniques opposés se tiennent par leurs lacunes et leurs réciproques tirants. Les Grecs, moins maîtres dans le pathétisme sacré parce qu’il est leur natal, excellent dans l’exposition modérée qui est leur acquis. Chacun vole à l’autre une part de lui-même et le bat sur son propre terrain. Avec les tragédies de Sophocle et leur traduction, avec l’Empédocle, un point central se précisait pour Holderlin : effectivité du (( moment infini », qui a d û l’enivrer au-delà de toute expression. Mais comment son époque aurait-elle compris (et l’avons-nous nousmêmes bien comprise?) cette évolution de Holderlin depuis une nostalgie de la Grèce et de l’UN, jusqu’à cette conception toute machinique et conceptuelle, antimétaphysique, où l’essentiel n’est plus un modèle esthétique intemporel, mais l’((habitation poétique », la (( lumière philosophique », le (( contour D d’un croisement continu des Grecs et des Modernes? Et que le génie de Holderlin consistait à s’être placé en ce point et à avoir commencé à l’aménager poétiquement? (( Car c’est poétiquement toujours que l’homme habite cette terre )) (« En bleu adorable »). Quel que soit le sens de gegen J (lettres à Wilmans de septembre 1803 et avril 1804), et que Holderlin ait orientalisé dans les deux cas, ou orientalisé e t simplifié le texte grec pour en retrouver la pureté, reste que le pas de Holderlin est de ne pas séparer, préservant à notre sens un enseignement de la tragédie grecque elle-même, le sort des Grecs et des hespériens, en n’allant pas couper leur symbole infrangible. Cela veut dire en profondeur que Holderlin savait que les pièces de Sophocle intéressent la modernité par cette latence d’CEdipe où s’est constitué le savoir de soi qui se nommera Antigone. N e perdons pas de vue la pièce non écrite d’une (( marche au désert )) d’CEdipe soutenu par sa fille. C’est là qu’Antigone, en silence, souffrant de l’horrible secret de sa naissance, impure comme fille et sœur de son père, niée dans ses désirs de jeune fille, écrasée par la tâche, se forge cette conscience qui fera virer le temps, le dieu, l’occident post-schopenhauerien en philosophie. Cette latence, à la fois grecque (savoir de soi) et hespérique (délai) nous apparaît comme le point indépassable d’un dernier symbole : celui de Sophocle et de Holderlin. Dans l’espace infini d u déplacement de leurs points de croisements qui se nomme avenir de l’occident, les enjeux de la modernité restent possibles, en suspens, césurés. (( Arnaud Villani NOTES 1. Le couple nietzschéen d’Apollon et Dionysos r e p t dans les recherches récentes de Marcel Detienne une confirmation : un Apollon meurtrier, avide du sang des sacrifices, patron des bouchers, dieu noir et 293 impur, double l’Apollon du rite de purification, lumineusement rationnel. De la sorte, l’échange des deux divinités est aisé. 2. Idée mise en relief par Schelling, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, Aubier 1950, lo’ lettre : (( Un mortel destiné par la fatalité à devenir criminel, luttant contre la fatalité et cependant terriblement puni pour un crime qui était l’œuvre du destin! [...I Lutte dans laquelle le mortel, lorsque cette puissance était une surpuissance, devait nécessairement succomber, et pourtant, comme il ne succombait pas sans lutte, être puni de sa défaite. Voir Lacoue-Labarthe, a La césure du spéculatif », qui suit la traduction de l’Antigone de Holderlin, Bourgois, 1978. )) 3. Angélus Silésius, Pèlerin chérubinigue, trad. Plard, Aubier 1946, lerlivre, dist. 8 : (< Ainsi Dieu ne vit pas sans moi, et si je deviens néant, il rend l’âme »; dist. 9 : ((Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi »; dist. 22 : Autant tu cèdes à Dieu, autant il peut être pour toi. D 4. Inutile de revenir sur le fameux chœur d’Antigone, commenté notamment par Heidegger, in Introduction à la tnétaphysique, Gallimard, 1967, p. 153 sq., et dont l’aspect formel est déjà tout le sens, le (< mode d’emploi ». 5 . La césure du spéculatif )) est en ce sens un texte riche. L’auteur s’appuie sur l’étude programmatique de Derrida, Glas, Galilée 1974, p. 188 : (( La logique de I’Aufhebung se retourne à chaque instant dans son autre absolu. L’appropriation absolue est expropriation absolue. L’ontologique peut toujours être relu comme logique de la perte ou de la dépense sans réserve. )) Hiatus entre Hegel et Bataille, entre la dépense et la relève ». Plutôt que de supposer une dialectique spéculative N que Holderlin n’aurait pu que répéter en la parodiant, au cours d’un long travail de sape N qui ne lui offrirait nulle occasion d’installer une quelconque différence (p. 191). pourquoi ne pas partir d’emblée de la mise en suspens n où Lacoue-Labarthe voit très justement le ressort de la pensée de Holderlin : Plus c’est proche plus c’est lointain. [...I le maximum de l’appropriation [...I est maximum de dépropriation n (p. 216-217). Par l’économie radicale du procès dialectique se dégagerait un espace original de la pensée où l’hésitation, le suspens, la bascule, la (( pure perte )) deviendraient effectifs : retour d’Héraclite. (( (( (< (( (( )) (( 6. Hegel, Science de la logique, cité par Peter Szondi, in Théorie d u drame moderne, L’âge d’homme, 1983, Introduction ». 7. L. Marin, Utopiques. Jeux d’espace, Minuit, 1973 8. Un problème comparable se pose avec l’origine de l’information et le débat entre ordre et désordre, entropie et néguentropie. Voir R. Ruyer, L a Cybernétique et l‘origine de L’information, Flammarion, 1954. 9. Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1969. Qu’il soit ici bien évident que n’est en aucun cas mis en cause le moment crucial de la naissance des positivités )) en Grèce. Mais ces positivités ne naissent pas sans lutte : secret/promulgation, hiérarchie/égalité, famille/cité ... Comme dit Derrida, cette guerre n’est pas une guerre parmi d’autres, c’est la guerre )) (Glas, p. 166). Elle oppose (Hegel) la loi de la singularité, féminine, divine, familiale, naturelle, nocturne, et la loi de l’universel, virile, humaine, politique, spirituelle, diurne. (( (( 10. Kafka, Description d’un combat », in Prépuratgs de noce à la campagne, Gallimard, 1957, trad. Marthe Robert. 11. I1 importe de prendre rythme B au sens dégagé par Benveniste, in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, et Heidegger, Acheminement vers la parole, <( Le mot », Gallimard, 1976, p. 2 15. ‘Phspoç, c’est la forme stable d’un flux continuellement changeant, ce qui éclaire Héraclite et rejoint les concepts actuels de turnover ou (( homéorrhèse n en thermodynamique des systèmes ouverts (Prigogine). 12. Parménide était inspiré par une juste ui6Oç lorsqu’il césurait non entre pensée et être, mais encre (( pensée/être )) et (( non-être ». 13. La thématique du pont est récurrente, profonde, secrète. De beaux exemples dans l’œuvre énigmatique de Raymond Roussel, soucieuse d’ajointer les pôles de la dualité. Voir <( De la métagrammatologie, Roussel et la philosophie contemporaine », Mélusine, LAge d’homme, décembre 1984. <( )) 14. Heidegger, (< Bâtir, habiter, penser », Essais et Confireences, Gallimard, 1958, p. 180 sq.; et l’entretien avec J . Beaufret dans les Lettres nouvelles, décembre 1974. 15. Figure de la dichotomie et son aboutissement normal : A exclut B pour respecter la tautologie de A = A ou se l’incorpore. Dans le cas le plus pernicieux, A, sous couvert d’une pseudo-rivalité avec B, assoit encore plus sa tyrannie de paraître double. Baudrillard a démontré ce mécanisme dans L’Echange symbolique et lu Mort. 16. P. Fontanier, Les Figures d u diJcours, Flammarion, rééd. 1968 : (< C’est un hébraïsme que ce retour d’un nom sur lui-même dans ces expressions d’un style sacré: Esclave des esclaves, Cantique des cantiques, Vanité des vanités ... Et quelle n’en est l’énergie, puisque par là le nom se trouve au plus haut degré de signification [et dit] tout ce que l’on pourrait imaginer de plus exagéré et de plus emphatique. N (p. 29 I ) . Voilà une mimésis textuelle des actes, une pipqoiç n p a ( ~ o ç(Aristote, A r t poétique, chap. VI début). Aristote connaissait ce procédé : Poétiqxe, chap. XIV, 9 &6~h<pbç b6~kpO~ Rhétorique, . III, 294 chap. IX,2 et 3, 9 : Plus la tournure est brève, plus elle est antithétique, plus on la goûte. N Exemple : rov {ÉVOV {Evou. 17. A travers une suppression seulement jouée des différences - Yahweh transmet (quand même) à Moïse, dont Aaron supplée (tant bien que mal) la bouche empêchée, le peuple ayant été par la décimation (grosso modo) assimilé au peuple élu -, l’Exode vise une union paradoxale de Yahweh et du peuple juif. 18. Parménide, Héraclite et Eschyle font une description analogue des hommes. Chez Héraclite, ils (( ignorent ce qu’ils font à l’état de veille (DK, frag. I ) et (( ne savent rien de la vraie nature des dieux et des héros N (DK, 5 ) , chez Parménide, GiKpctvoi ils errent dans une kpqxstviq totale (DK, VI, v. 5). 19. Derrida, Glas, op. rit., p. 166; B. Allemann, Hdderlin er Heidegger, PUF, 1966, p. 29; Holderlin, Remarques sur la traduction ... UGE, 1965, note de F. Fédier, p. 167. 20. La tresse est n symbolon U parce qu’elle intersecte deux mouvements contraires. Sur l’importance du tressage (~rpÉ<p~iv) dans l’imaginaire grec, voir : Detienne-Vernant, Les Ruses de l’intelligence, Flammarion, 1974, sub fine. 2 1. (( Impureté N est un terme emprunté à B. Pautrat; cf. Versions du soleil, Le Seuil, 197 1 : Le voile et le pli », Dionysos oblique ». 22. Ces trois termes semblent pensés dans une unité par les Grecs : nombreux échanges entre les deux radicaux que la phonétique postule pour expliquer K timé U , K tisis U (+ kwei) et c poiné U ( + kwea. 23. La bifurcation est triplicité chez les Grecs : CEdipe roi, v. 1398, Triple chemin, vallée obscure ... défilé à la fourche de deux routes n et ibid., v. 7 16 rpinhriS. Dans les manuscrits de (( deuxième famille D un diagramme en marge représente un y : image de la dyade. II faudrait chercher l’origine du symbolique dans cette adhérence de l’un au deux. La coupure en deux est aussi dans adipe à Colone, v. 900-901 : GIOTO~OS.Le même adjectif qualifie la grotte de Philoctète à deux ouvertures (Philoctète. début). Voir aussi Ajax, v. 268 et 277 et Choéphores, v. 1415 pour des exemples de dualité. 24. Trace d’une Aletheia magico-religieuse : voir Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaique. Maspero, 1979, chap. I I I . 25. Les oracles, à cette époque, rusent avec le discours pour rester vrais : ils ne le sont qu’à supposer deux sens à la fois. La relation de Vérité et Erreur n’est cependant pas encore chez Sophocle aussi tranchée qu’elle le sera chez Platon : l’illusion est Apaté comme ruse positive, celle d’Oreste et d’Ajax, autant que négative, celle de Nessos et d’Ulysse. 26. Les dichotomies apparentent le premier roman policier : CEdipe roi, et le dernier possible : Cosmos de Gombrowicz. 27. La bifurcation est point d’hésitation, possibilité de renversement. Sur l’importance du renversement, voir la fin de Philoctète, le vers 505 du même, les derniers vers d’CEdtpe roi, Trach., v. 109, Edipe à Colone, v. 609, Ajax, v. 131. Voir aussi les Sages grecs : DK, t . 1, 10 (73) a. 28. Sur c Philos U voir Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit 1969, t . 1. La K philia U d’Ajax et d’Hector unit par un pacte des ennemis. Voir iliade, V I , 230 et VII, 303. Sur le cadeau empoisonné, Gernet, Droit et Institutions en Gère antique, Flammarion, 1982, p. 17, 35, et Anthropologie de la G è r e ancienne, Flammarion, 1982, p. 36. Voir aussi la Médée d’Euripide, et le ~pharmakon du cadeau de Médée : poison qui mine l’accouplement en faisant fondre les chairs. 29. Équivalence du schème grec du K symbolon a et du symbole chinois du Yin et Yang. 30. A propos de l’étude connue de Derrida, on remarquera que l’écriture est à la fois un K dôron U et un apharrnakon B . 3 1. Dans Les Figures du discours de Fontanier, c’est une réversion N (p. 38 1, note). 32. Voir Derrida, G/as, op. rit,, p. 79 : Le plus n’est égal ou inégal à aucun objet, il n’est comme rien. N Contra : Platon Philèbe, 24‘. 33. Trach., v. 734 et 817. Électre (v. 261) : La mère qui m’a enfantée, je la hais plus que tout au monde. n 34. Les deux colonnes de Glas sont consacrées, l’une à la famille, l’autre au (( gl H du coup 35. On n’a pas la place ici de détailler l’incroyable complexité de la machine symbolique d’Antigone. Penser par exemple que c’est Antigone qui fait de Créon un héros de tragédie. )) (( (( (( (( )) *) (( (( 36. Les Héraclides, débutant pourtant comme Les Suppliantes n’accordent pas au dilemme une place essentielle, Les inversions qui terminent plusieurs pièces d’Euripide sont stéréotypées. En revanche, le couple des chairs confondues de l’épousée et du père dans Médée, et la dilacération de Penthée dans Les Bacchantes rappellent la place éminente de la dualité dans la pensée grecque (v. 1127, 1 136). 37. Les Essais de Holderlin sont cités dans l’édition de F. Beissner, Sütntliche Werke, Aufsatze 4, Kohlhammer Verlag, Stuttgart 1962 (SW 4) et l’édition de La Pléiade, dir. Jaccottet. 38. Ainsi parlait Zarathoustra, 3‘ partie, Le voyageur n (( 295 39. Également une traduction de Martineau dans la revue Po&sie : << Second accomplissement poétique ». 40. Comme pour l’extraordinaire Breathless blues )) de Mezzrow-Bechet. 41. Pour les Reinarques sur les tragédies..., référence allemande : Holderlins Werke und Brieje, Herausgegeben von F. Beissner et Jochen Schmidt, 2, Insel Verlag 1969 ( H W B 2). 42. Les traductions de deinon N ont été pour Holderlin gewaltige puis Ungehauer et chez Heidegger : unheimlicbe. 43. La lecture aristotélicienne de (( purifier )) n’est pas au niveau exceptionnel de la pensée de Holderlin. La (( fureur )) n’est pas une passion ». 44. Une aidôs N excessive mais positive se recourbe en infidélité et laisse place à un respect infini (Empédocle). Une (( aidôs négative comme peur dévalorise l’homme et annule le dieu : elle est le fait du (( prêtre pourrisseur B (Mort d’Empédocle). 45. Voir le double mouvement intériorisant de la a communication négative N chez Kierkegaard, Post srripttrm aux miettes philosophiques, 2‘ partie, 1“ section, chap. II, $ 1 . 46. Voir le poème (( La moitié de la vie )) et la note de Fédier, La Pléiade, p. 1233. 47. La sauvageté est un ajout : Sophocle dit (( les fosses des morts », et Holderlin, c Wildniss des Gestorbnen N. Voir Lacoue-Labarthe. p. 105, 172. 48. Reinhardt et Schadewalt renchérissent encore sur Holderlin dans ces vers. 49. Empédocle, l’être illimité (Pi., p. 471) est entré au désert (p. 475) du jour où il s’est dit égal aux dieux. Son c deinon N est justement décalage de la latence : Terrible un être l’habite qui tout métamorphose (p, 468) et : (( J’ai solitaire fleuri du temps que le monde dormait encore. D (f (( (( )) Holderlin entre les Anciens et les Modernes Beda Allemann Avec cette question, celle du champ de tension qui s’établit entre les Anciens et les Modernes, nous ne pénétrons nullement dans un nouveau monde. Nous nous mouvons bien plutôt dans le domaine d’un lieu littéraire et artistique qui remonte quant à lui jusqu’à la fin de l’Antiquité. Peu après la Seconde Guerre mondiale, E.R. Curtius y a fait brièvement allusion dans l’un des chapitres de son célèbre livre sur les rapports de la littérature européenne et de la latinité médiévale. Depuis le temps de la Renaissance, en Europe, la querelle entre les antiqui et les moderni, entre les (( partisans des Anciens )) et les (( partisans des Modernes n est presque devenue un thème directeur pour les discussions sur la littérature. Hans Robert Jauss ’ a analysé plusieurs fois à partir des années soixante l’importance de la querelle qui eut lieu en France à la fin du X V I I siècle ~ et ses effets sur le X V I I I ~siècle. Et plus récemment, Manfred Fuhrmann a replacé cette querelle qui avait secoué les salons parisiens dans un plus ample contexte culturel et politique - en signalant avant tout son rôle dans la naissance du nationalisme allemand au temps du romantisme ’. Quant à moi, j’ai pris la liberté, dès le milieu des années cinquante, d’attirer l’attention, dans ma leçon inaugurale à Zurich, sur l’importance du rôle de cette querelle, ou plutôt de sa répétition dans le cercle des premiers romantiques allemands; de ce point de vue donc, il ne me semble pas à av$r à rattraper quoi que ce soit 3 . Peter Szondi, ensuite, n’a cessé, surtout dans ses Etudes holderliniennes et les cours qui ont été édités après sa mort, de faire signe en direction de ce vaste contexte de l’histoire de l’esprit, celui qui va de la naissance de la querelle et s’étend jusqu’au déploiement d’une pensée spécifiquement spéculative de l’histoire, c’est-à-dire jusqu’à 277 l’idéalisme allemand - et cela aussi bien chez les grands penseurs et critiques que chez les poètes, et parmi ces derniers, à côté de Schiller, avant tout Holderlin ‘. De fait, aucun doute que l’esprit de l’époque goethéenne - ou comme on voudra nommer cette époque étonnante dans l’histoire de la langue et de la littérature allemande - ne nous est pleinement intelligible (me voilà presque enfonçant des portes ouvertes) que sur fond d’un champ de tensions adverses que balise l’opposition polaire entre les deux notions d’antique et de moderne. Ce n’est pas un hasard si la recherche holderlinienne, et plus généralement tout débat approfondi avec l’œuvre du poète, n’a plus pu se défaire jusqu’à aujourd’hui de la question décisive : quel fut le rapport du poète vis-à-vis des Anciens et des Modernes > ? L’indice d’une discussion déjà au départ mal engagée, et qui ne fit par la suite que s’embrouiller, nous le trouvons dans le titre en lui-même problématique du livre de W. Michel (paru en i923), le Virage occidental de Holderlin 6 . I (( I1 n’hellénise nulle part, mais il sent, il agit absolument comme un Grec ’. D Cette phrase de Goethe se trouve dans un jugement sur Raphaël. Elle ne paraît s’appliquer à aucun poète allemand mieux qu’à Holderlin - même si Goethe luimême, lors de ses rencontres avec le jeune poète souabe à Iéna et Francfort, ne l’a pas perçu tel, pressentant au contraire. chez lui un certain intérêt étrange pour les (( époques moyennes n - entendons bien : le Moyen Age - ce qui n’a pas manqué de plonger les commentateurs dans l‘embarras, vu qu’il n’est guère facile de faire cadrer cette remarque avec les préoccupations qui agitaient Holderlin à l’époque. L’auteur de 1’Hypérion aurait-il passé sous silence, devant Goethe, son inclination pour la Grèce? O u bien - ce qui donne la seule explication raisonnable de la remarque que rapporte Goethe - Holderlin lui a-t-il parlé du programme de poésie et de rEflexion sur la poésie qui lui tenait à cœur (« ouvert avec anxiété n - c’est ainsi que Goethe décrit le comportement de Holderlin), à savoir le projet à la fois modeste et titanesque de réconcilier l’exercice artistique des Modernes et celui des Grecs? Un programme qui, de fait, aurait pu le conduire (tout comme son mentor Schiller quelques années plus tard avec la Fiancée de MesJine, et Goethe lui-même avec le château fort du second Faust - ce château fort avec sa cour intérieure (( entourée de bâtiments médiévaux riches et fantastiques ») à déterminer la scène romanesque ou dramatique comme se déroulant dans les (( époques moyennes », cet espace intermédiaire, cet intervalle historique entre l’Antique et le Moderne. Nous n’avons, dans l’œuvre de Holderlin en son ensemble, que peu de passages qui confortent sans équivoque un tel pressentiment; il n’est cependant pas oiseux; nous aurons encore à y revenir. Dans 1’Hypérion - quoi qu’il en soit du Moyen Age - il y a opposition abrupte entre l’antique et la moderne Grèce : c’est même le thème fondamental qui est exposé littérairement ou poétiquement. Le tranchant de cette contradiction entre l’idéal antique et la réalité politique moderne se trouve même, dans les combats de libération du X V I I I ~siècle, en rapport immédiat, quoique inverse, avec le ton fondamental élégiaque. Comme l’opposition demeure insurmontable, la douce nostalgie de la fin du roman est la seule réponse, grandiose même en son impuissance, qui reste à Hypérion devant les réalités du siècle. Le voyage chez les Allemands des Lumières dont la bourgeoisie commence à s’émanciper, n’a guère été capable de rien changer. I1 a plutôt provoqué la célèbre invective contre les Allemands - qui est en fait un témoignage de douleur et de désespoir, et non de colère. 298 Goethe lui-même ne s’est exprimé que plus tard au sujet de l’opposition entre Antique et Moderne telle qu’elle apparaît à son époque. D’abord de manière plutôt elliptique, vers 1805, dans la contribution intitulée (( Esquisses pour un portrait de Winckelmann )) qui parut dans le recueil collectif Winckelmann e t son siècle. Puis de manière plus détaillée et plus systématique, en 1818, dans la revue qu’il éditait sous le titre Sur l’art e t l’antiquité - je veux parler de l’article (( Antique et Moderne », dont on vient de lire une citation. Plus tard 8 , il détourne son humeur à voir la querelle persister en faisant porter son attention sur le thème explicite de la querelle; il remarque qu’avec vingt ans de retard la voici revenue d’Italie sous une nouvelle appellation : querelle des Classiques et des Romantiques; et il souligne à satiété que ce sont bien Schiller et lui qui, les premiers, ont soulevé, à la fin d u X V I I I ~siècle la question de la querelle entre antique et moderne. Personne ne s’étonnera de le voir plaider pour un compromis entre les deux termes de l’opposition. Plus remarquable est le fait qu’il ne développe pas son argumentation en prenant des exemples littéraires, mais en renvoyant à l’un des Grands dans le domaine des arts plastiques, le plus grand, même, aux yeux des gens du XIX‘ siècle commençant, à savoir Raphaël. Ici, donc, ce n’est pas un Hypérion qui est montré en exemple au public, un homme pour qui la lumière poétique ne commence à poindre qu’après l’échec de son projet politique : restaurer l’ancienne Grèce. La référence est plutôt à un monument reconnu de l’histoire de l’art, qui personnifie la synthèse depuis longtemps accomplie : Q u e chacun soit à sa manière un Grec! Mais qu’il le soit, I1 en va de même des mkrites d e l’écrivain. Ce qui se peut saisir nous saisira toujours d’abord pour nous contenter enfin parfaitement, Et Goethe d’ajouter, pour expliquer ce qu’il entend par (( ce qui se peut saisir )) : il s’agit de ces œuvres qui (( ressortent comme de libres produits de la nature )). L’œuvre d’art comme quasi-produit de la nature - telle est, dans sa formulation la plus brève, la représentation idéale de l’art grec que déjà postulait Winckelmann, que dès la Renaissance les arts plastiques et l’architecture, mais aussi les poètes, tentaient de prendre comme exemple à imiter, et que finalement l’ami de Holderlin, celui qu’il regardait comme un père, l’écrivain Heinse a glorifié dans son roman Ardi nghelfo. Une telle exigence programmatique semble correspondre exactement à la nostalgie de l’ancienne Grèce qui anime Hypérion, mais aussi Holderlin. Tout aussi importante que la restauration de l’ancienne culture est, pour le héros du roman, la réunion, à nouveau, avec la Nature et son éternelle jeunesse. C’est elle qu’il recherche dans sa vie d’ermite. Pour Holderlin, la Nature est davantage que la somme de toutes les œuvres d’art existantes et à créer. Chez lui, art signifie aussi civilisation, et tout aussi bien culture. Son idéal serait, comme celui de Goethe, un art à l’état de nature. O n reconnaît là des idées qui ont gouverné la pensée de Rousseau et de Herder. Poétiquement, cela se réalise dans des conceptions mythiques où la Nature divine est réconciliée avec l’art. Cette représentation qui fait l’objet de tous ses souhaits, on peut la rencontrer chez Holderlin encore au tournant du siècle, par exemple dans l’ode (( Nature et Art ». La Grèce antique des temps classiques est l’incarnation historique de la réconciliation globale, dont l’apparition se fait comme présence des dieux. I1 se trouve que dans cette même ode apparaît déjà un autre thème : la crainte que Zeus, dans la profusion de son art, ne perde mémoire du règne de Saturne (c’est-à-dire de la Nature), qu’il a usurpé. Tout cela est bien connu et a même fini par attirer à Holderlin le renom d’être seulement un nostalgique de la Grèce. Ainsi donc, il n’y aurait guère de quoi se préoccuper longtemps d u rapport entre l’antique et le moderne chez lui. L’Antiquité et son expression exemplaire, c’est-à-dire classique, dans le siècle de Périclès paraît bien être le modèle absolu de tout exercice artistique, même de la 299 poésie - aussi bien du point de vue du contenu que de celui de la forme; l’époque moderne n’aurait ainsi plus rien d’autre à faire que de sortir au plus vite de sa misère pour revenir à ces jours anciens et heureux. II Dans notre contexte, il faut avant tout garder les yeux fixés sur la portée que va pouvoir conserver chez Holderlin ce mythe initial; en d’autres termes : où commence la problématisation de la nature et aussi de l’Antiquité, ou bien (si l’on part de l’idée qu’elle n’a jamais vraiment pu commencer, vu qu’elle a toujours déjà été là, à l’état latent dans le ton élégiaque de l’kiypérion) où et en quelle manière elle finit par se manifester. Si l’œuvre de Holderlin était vraiment cette nostalgie non réfléchie de la Grèce pour laquelle l’a tenu tout le XIX‘ siècle - si tant est qu’il en a eu connaissance - elle serait aujourd’hui bien oubliée. Même la sublimation de la nostalgie hellénique dans le cercle autour de Stefan George n’aurait pas réussi à y changer grand-chose. Comme il n’en est rien, la question se pose avec d’autant plus d’insistance : où fautil chercher les résistances internes qui ont fait, pour Holderlin, du simple schéma ancien-moderne un champ de tension productif? Et productif veut dire ici : au-delà d’une opposition sommaire comme celle du blanc et du noir (quelle que soit par ailleurs la façon dont on partage le blanc et le noir - sur l’Antiquité ou sur les Temps modernes). Holderlin n’a pas écrit de second roman. Pour cette raison, mais aussi pour d’autres, plus profondes, il est indiqué de passer à la considération de son œuvre dramatique. Le plan pour le drame Empédocle paraît au premier abord n’apporter rien d’autre que la confirmation de la vieille nostalgie de réconciliation, celle qui aspire à se réunir aux dieux et à la Nature, au sens de l’état idéal de la culture grecque. Mais si l’on y regarde de plus près, là aussi ne tarde pas à se montrer ce qui va à contresens de cette tendance. Voilà pourquoi a échoué le plan du drame aboutissant au suicide du héros se jetant dans l’Etna. Mais cet échec a ouvert la voie à la poésie de la maturité, à la poésie où Holderlin a chanté ses élégies et ses hymnes. A côté de ses travaux dramatiques, et de même rang qu’eux, sinon de rang supérieur, du moins pour ce qui nous intéresse ici, il y a les traductions des deux tragédies de Sophocle, CEdipe-Roi et Antigone. Or le débat moderne avec la tragédie grecque a, dès le X V I I I ~siècle, une longue histoire derrière lui. I1 remonte à la Renaissance italienne, et a atteint un sommet au X V I I ~siècle chez Corneille, dans les célèbres Trois Dixours O n peut se demander si Holderlin connaissait en détail tout cet ensemble historique avec ses répercussions. La richesse du débat interdit qu’on en puisse seulement esquisser les contours dans le cadre d’une simple conférence. Je vais donc choisir un chemin détourné, et pénétrer dans cette problématique par une porte dérobée, non sans emprunter, d’un point de vue strictement historique, une direction tout à fait fausse : je vais en effet partir d’une position qui se situe environ un quart de siècle aprèJ les efforts déployés par Holderlin pour reconquérir la tragédie grecque, et la tragédie en général, c’est-à-dire une forme spécifiquement moderne de ce genre poétique qui est pour lui le plus rigoureux de tous. En l’an 1826 - Holderlin avait alors cinquante-six ans - Karl Leberecht Immermann publie dans sa ville natale, Magdebourg, un essai dramaturgique intitulé Sar l’Ajax farieax de Sophocle ‘O. C’est l’unique texte critique qui sera repris en 1843, trois ans après sa mort, dans l’édition en quatorze volumes de ses œuvres. Afin de compléter et d’achever ces mentions de dates : Immermann est né en 1796; il est ainsi d’à peine une génération plus jeune que Holderlin. Nous pénétrons dans le champ de tensions entre antiqzde et moderne 300 à partir d’une position que l’on peut nommer post-classique, celle du romantisme tardif et de la toute dernière période de l’idéalisme. Certains diraient presque : à partir de l’époque de la Restauration, sinon de la bourgeoisie triomphante. Un tel accès à la problématique holderlinienne pourra paraître peu approprié. Je prends pourtant le risque. Ce qui saute aux yeux dans le débat d’Immermann avec Sophocle, c’est le fait que les obstacles sur le chemin d’une réception vivace des deux tragédies, les difficultés que Holderlin s’est efforcé de surmonter dans ses propres traductions de Sophocle sont au fond restées les mêmes. O n pourrait presque dire : la situation s’est seulement aggravée en devenant plus aiguë. En connaisseur circonspect, Immermann ne se contente pas de paraphraser l’Ajax; il l’analyse en sa structure, et lui rend hommage quant à sa singularité historique. Malgré cela, il arrive à un résultat univoque, et univocément négatif : La question de savoir si l’imitation des Anciens, au sens véritable, a déjà eu lieu, et si elle est même possible, doit recevoir une réponse négative. Notre tragédie est ia. ce qui est externe, tout ce qui est d’une autre nature que leur ~ p ~ y ~ 0 6[...]Tout interne et qui créa chez eux la forme, tout cela manque; et l’indispensable chœur, si nous le copions, devient une fiction inconsistante; quant à l’idée de destin, qui est la formule d e l’ancienne manière d e voir et d’exposer, elle ne peut que souffrir les plus étranges altérations s’il faut qu’en tant que malheureuse ilote, elle porte parcirnonieusement au poète moderne l’eau par laquelle il va pouvoir faire tourner son moulin tragique (I, 604). Alors que Holderlin reste sur la piste du phénomène qu’il nomme le (( transport tragique )) (V, 196, 1. 7) et qu’il s’efforce de lui faire correspondre un rythme accessible à l’entente moderne, Immermann s’abandonne à la résignation. A la place du transport, c’est-à-dire de l’arrachement tragique de la passion ou du mouvement de précipitation, il ne voit plus, chez les imitateurs modernes des Grecs, que cliquetis de moulin ”. I1 serait erroné, à partir d’un tel scepticisme, de conclure à une simple manifestation d’épuisement. Ici ne parle en effet ni un épigone désespéré, ni un moderniste aveugle qui tiendrait tout ce qui est ancien pour dépassé et, sous des airs de génie puissant, vouerait aux gémonies le principe de l’imitation parce qu’il ne se sentirait pas de taille à affronter les modèles et méconnaîtrait en lui-même l’exigence d’émulation. Celui qui parle, c’est le futur homme de théâtre qui s’est déjà essayé lui-même à écrire des pièces - des comédies aussi bien que des tragédies. Et il exprime sans illusion (sur la base d’une connaissance exacte de ce dont il parle) cette vérité incommode : la tragédie antique, vu ses conditions de production tout autres, ne peut être répétée pas plus du point de vue formel que du point de vue matériel. (Qu’en tant qu’auteur il ne soit pas lui-même allé au-delà d’un fade classicisme, cela n’a pas besoin d’être examiné ici. Comme directeur de théâtre à Düsseldorf il a eu au moins le mérite de faire représenter Kleist l 2 et d’avoir employé Grabbe comme dramaturge.) Ici donc, où s’exprime l’abandon radical de l’idée d’imiter les Anciens, et si nous jetons à rebours le regard sur l’effort de Holderlin pour rendre davantage accessible à un public contemporain les tragédies de Sophocle, le caractère négatif du bilan que tire Immermann (pourtant un vrai connaisseur de Sophocle) est un symptôme qui parle de lui-même. L’ampleur des résistances contre lesquelles Holderlin a dû lutter en mettant à contribution ses dernières forces créatrices, lorsqu’il a tenté quelques années après l’échec de ses propres projets dramaturgiques - de rendre les œuvres de Sophocle plus assimilables au mode de représentation moderne, commence à devenir visible. A partir de là, et à cause de l’absence d’effets qui a suivi, au XIX‘ siècle, la percée de Holderlin (ainsi par exemple, il est douteux qu’Immermann ait seulement eu connaissance .des traductions et des Remarques de Holderlin), on peut mesurer l’intensité des tensions et contradictions qui arment le champ où Holderlin s’est rendu une dernière fois, pour tenter, en passant par une traduction et son explication - Holderlin avait le projet, à côté des Remarques d’écrire une << Introduction )) aux deux tragédies de Sophocle; ce projet n’a pas été réalisé - de ménager une dernière fois une médiation entre le principe de la poésie antique et celui de la poésie moderne. Holderlin et Immermann s’accordent sur un point dans leur évaluation de la situation de départ. Par opposition à la tragédie grecque qui se développe en sortant du chant lyrique, celui du chœur - Immermann parle de cantate à propos de la forme tragique chez Eschyle (I, 597) - la tragédie moderne, si tant est qu’il puisse y en avoir une, a une origine épique 1 3 . L’élément de narration prévaut donc en elle. C’est cela qui correspond à l’idée de Holderlin, telle qu’elle apparaît dans la célèbre lettre à Bohlendorff datée du 4 décembre 1801, où l’ami est félicité d’avoir donné à son idylle dramatique Fernando ou I’lnitiation à l’art une charpente épique 14. Ce qu’Immermann ne voit pas, ou ne veut pas voir, c’est la possibilité d’un débat productif avec ce qui met en branle la tragédie grecque, mais nous demeure étranger. Son entente nationale et organiciste de la littérature lui fait croire que peut servir de thème uniquement ce qui est issu de notre propre histoire 15. Le plan pour l’Empédocle, Holderlin ne l’a assurément pas esquissé de façon moderne en ce sens, c’est-à-dire en référence à sa propre terre natale et au Moyen Age, donc en visant une époque venant après l’Antiquité. Mais lui aussi montre une certaine tendance à accentuer les traits structuraux que dégage Immermann pour caractériser le drame moderne (celui de l’époque post-antique) - à savoir la tendance à poser durement la finitude positive, figée, celle de la civilisation, face à l’infinitude de la Nature et du règne des dieux, et à développer à partir de cette opposition un conflit de destin. Cela, malgré la matière antique et classique, et la scène qui se déroule en Grande Grèce. Voilà qui ne peut être exposé plus en détail dans le présent cadre, et doit donc être admis comme connu. Je renonce par conséquent à analyser la façon dont Holderlin s’explique à lui-même sa propre dramaturgie dans le Fondement pour Empédocle; je me concentre sur les Remarques aux tragédies de Sophocle qui sont en tout état de cause plus difficiles parce qu’encore plus denses. Ces textes doivent être désignés comme des fragments, à cause de l’absence de 1’« Introduction ». Mais ce sont des fragments en un sens encore plus essentiel que ne le sont, si on les regarde bien, le Fondement tout-commun et le Fondement pour Empédocle. Le côté abrupt dans la suite des pensées, l’audace des métaphores et comparaisons, que l’auteur laisse sans explication, va tout à fait dans ce sens. Mais dans cette particularité, ces textes tardifs font connaître toute la violence et toute la nécessité du débat avec la tragédie grecque. III Tout comme Immermann après lui, Holderlin a exactement reconnu, et déjà dans le projet d’article qui s’intitule a Le point de vue d’où il nous faut regarder l’Antiquité )) (et qui a sans doute encore été rédigé durant le premier séjour à Hombourg), qu’il y a, suivant une perspective déterminée, une opposition décisive entre notre formation et celle de l’Antiquité. Ainsi, dans la première lettre à Bohlendorff dont nous venons de parler, on peut lire : (( Nous n’avons sans doute pas le droit d’avoir quelque chose de commun avec eux [les anciens Grecs] (VI, 426, 1. 34 sq.). Revenons un instant au (( Point de vue D, avant de nous tourner définitivement vers les Remarques, Car c’est ici qu’est exposé le concept qui me semble être indispensable même pour l’entente des Remarques et de la tendance fondamentale qui anime les traductions de Sophocle, à savoir le concept de Bildungstrieb - d’impulsion 302 formatrice. Ce concept fournit une base fondamentale parce que se laisse montrer avec lui justement de quelle manière c’est là où Immermann s’arrêtera en pleine résignation, à savoir là où se constate la diversité absolue de la tragédie antique et de la tragédie moderne, que Holderlin entreprend avec intrépidité de mettre à nu quelque chose de commun, même si cette communauté est difficile à caractériser et, de plus, en elle-même structurée antithétiquement. Pourtant, ce concept de l’impulsion formatrice ne correspond déjà plus, en tant que tel, à tous ces autres concepts que les essais de Hombourg forment et transforment dans une sorte d’exercice continu, afin de les rendre aptes à une conciliation entendue encore au sens de la synthèse idéaliste. Au premier abord, le schéma dialectique bien connu semble rester en fonction dans le (( Point de vue ». Thèse : nous sommes écrasés par l’exemplarité de tout ce qui est antique, Antithèse: pour nous libérer de ce joug et de ces attaches, il n’y a, semble-t-il, pour reprendre les mots de Holderlin, qu’à (( s’opposer, dans la violence de la présemption, à tout ce qui est appris, donné, positif, et le faire en tant que force vivace H (IV, 221, 1. 9 sq.). Ce qu’il faut souligner d’emblée, c’est qu’ici l’Antiquité grecque n’apparaît pas comme prototype de l’éternelle jeunesse, pas plus que son exemplarité ne promet de renaissances. Au contraire, elle apparaît comme ce qu’elle est en réalité lorsqu’on la considère historiquement, à savoir comme antiquité au sens littéral du terme, c’est-à-dire comme somme de tout ce qui est devenu positif et de ce fait pèse sur nous. Mais la simple révolte qui proteste contre ce poids (Holderlin ne laisse planer sur ce point aucun doute, dès la première phrase), ne nous serait d’aucun secours ; elle nous ferait seulement nous mettre plus inextricablement en dépendance par rapport à l’Antiquité. Nous n’avons ainsi qu’un avant-goût du véritable problème. (( Le plus difficile, continue Holderlin, c’est que l’Antiquité paraît être entièrement opposée à notre impulsion originale, elle qui va dans le sens de former ce qui est informe [...I )) (IV, 22 1, 1. 11 sq.). Avec ces mots, mais sans que l’expression d’impulsion formatrice apparaisse, est déjà défini en toute exactitude ce que Holderlin va entendre par elle. Former ce qui est informe - conduire ce qui est brut, ce qui est intact, ce qui est au stade de l’enfance, à prendre une forme et une figure arrêtées, voilà qui est l’impulsion naturelle de l’homme moderne lui aussi. Or l’Antiquité n’est plus du tout quelque chose de brut, d’intact ou d’enfantin - en un sens très vaste mais aussi très précis, elle était de part en part fomée, de sorte qu’elle ne saurait plus être pour nous en aucune façon une matière brute en vue d’une formation. On aura déjà compris que le mot de formation ne doit pas être pris au sens actuel de la pédagogie qui transmet un savoir acquis; mais compris comme l’activité fondamentalement créatrice de l’être humain. Or il se trouve que c’est justement à cause de l’excès avec lequel s’est exercée l’impulsion formatrice de l’Antiquité que cette dernière a fini par sombrer dans le néant: en effet sa propre Nature vivace a succombé sous le carcan positif résultant de l’impulsion formatrice, et s’y est finalement figé. Ce n’est pas mon intention de dérouler ici l’histoire complexe d u concept aujourd’hui un peu oublié d’« impulsion formatrice n - cette histoire, de son côté, remonte jusqu’à l’Antiquité “. I1 a été mis à la mode comme terme typique par l’écrit que le médecin J.F. Blumenbach a publié en 1781 à Gottingen : Sur l’impulsion formatrice e t l’opération génératrice; Lichtenberg a joué un rôle dans la parution de cet écrit. Par la suite, le concept d’impulsion formatrice se retrouvera dans la Philosophie de la Nature du jeune Schelling. Ce terme, forgé pour l’anthropologie et la physiologie, Holderlin lui donne, il faut le souligner, une inflexion tout à fait particulière. A l’opération génératrice, dont parle Blumenbach lorsqu’il décrit l’impulsion formatrice (nisus formativzls), Holderlin donne un sens spirituel et artistique. Son usage de la langue est comparable, sur ce point du moins, à celui des discussions sur la théorie de l’art que Goethe a menées avec Karl Philipp Moritz, lors de leur 303 commun séjour à Rome, et dont on trouve l’écho dans le livre de Moritz qui s’intitule Sur l’imitation du Beau dans la forme (1788). Sigmund Freud lui-même a confessé sans ambages à la fin de sa vie qu’il était hors d’état de définir vraiment le concept de Trieb qui, comme on sait, joue un rôle central dans sa psychologie de l’inconscient. Holderlin, donc, présuppose de but en blanc l’existence d’une impulsion (que le texte qui nous occupe en ce moment va désigner de plus près comme ((impulsion formatrice ») comme élément constitutif fondamental de la nature humaine. La possibilité de recourir ainsi à une constante supra-historique de la nature humaine, voilà ce qui est décisif en l’occurrence. Mais plus décisif encore est le fait que si l’on examine de plus près les choses dans leur contexte historique, l’impulsion formatrice des Grecs et la nôtre se révèlent être - du moins en ce qui concerne leur orientation originale - opposées. C’est la première lettre à Bohlendorff qui permet de cerner cette découverte de Holderlin. Alors que l’impulsion formatrice des Anciens était, au sens propre, une impulsion à former une figure bien dégagée - au sens d u (( saisissable )) dont parle Goethe à propos de Raphaël - l’impulsion formatrice moderne vise en sens inverse à la réunion empédocléenne avec l’Un-Tout, autrement dit le saut dans le cratère de l’Etna. Pour reprendre une expression chère autant à Holderlin qu’à Schelling, elle n’est pas organique, c’est-à-dire dirigée vers une forme bien cernée, vers une forme organisée; elle est au contraire aorgique, c’est-à-dire à tout instant disposée à retourner vers la (( tout ancienne confusion N (II, 48, v. 22 1), dans le Chaos de la création originale. C’est ici qu’est atteinte la véritable antithétique qui caractérise pour Holderlin le rapport de l’antique et du moderne. Ce sont d’ailleurs des concepts fondamentaux décisifs pour ceux qui connaissent et aiment l’œuvre de Holderlin. Mais la dimension canonique et l’horizon singulier où ces concepts fondamentaux sont à leur place, je ne suis pas sûr qu’ils soient toujours reconnus en toute clarté, même chez les spécialistes de Holderlin. I1 peut y avoir litige sur beaucoup de détails et beaucoup de phrases que le poète prononce à ce propos. Mais la question de fond me semble bien être celle-ci : de quelle manière - en ce point précis de ses réflexions sur l’essence de la poésie - effectue-t-il une sortie qui l’éloigne à tout jamais des représentations et intuitions traditionnelles de la (( querelle des Anciens et des Modernes »? S’opposant d’abord à ses contemporains allemands, Holderlin s’occupe non pas tant de parvenir à saisir conceptuellement ce que sont les Anciens et les Modernes. I1 ne cherche pas des couples de concepts opposés, comme l’a fait Schiller en proposant les notions de naif et de sentimental, ou Schlegel celles de plastique et de progressif - leur but étant d’arriver à rendre la différence historique aussi constatable qu’une chose. Chez Holderlin, il ne s’agit pas de proposer comme des concepts pertinents ce qui lui permettrait d’abord d’étiqueter les phénomènes, quitte ensuite à les modifier au gré de l’expérience; il s’agit de dégager la dynamique même des courants historiques. Pour user d’une formulation en raccourci : là où Schiller et Schlegel font de l’opposition entre statique et dynamique la clé de la distinction entre antique et moderne (l’exercice antique de l’art ayant pour but ce qiii est clos en soi-même, le parfaitement achevé, la forme parvenue à son expression ultime, la structure idéale et typique, et ayant pour principe la nature avant toute réflexion; l’exercice moderne de l’art visant une perfection toujours à dépasser, une approximation progressive de l’idéal impossible à atteindre, cela dans une dissociation, voire même une aliénation de la conscience dans la disparité du réel et de l’idéal), Holderlin voit au contraire l’art grec luimême déjà, et la culture qui lui correspond, comme un processus, et même, au sens strict d u terme, comme un processus révolutionnaire - ce qui lui fait forger dans les Remarques le concept de retotlrnement natal (vaterlündische Umkehr). Inutile de souligner que dans le contexte précis des Remarques, (( natal )) désigne le natal des Grecs. Ainsi, chez Holderlin, il n’y a pas, comme c’est au contraire courant à l’époque du classicisme, du romantisme et de la philosophie idéaliste, opposition entre un monde hellénique statique et un monde moderne progressiste (et cherchant dans sa progression 304 à atteindre un but qui se dérobe sans cesse). Au contraire, les mouvements caractéristiques des impulsions formatrices (celle de l’Antiquité comme celle des Temps modernes) sont mis face à face, et c’est seulement dans la différence secondaire de ces voies qu’est aperçu ce qu’il y a de relativement opposé dans ces deux époques du monde. L’enseignement que les Modernes ont à tirer de cette comparaison, c’est, pour Holderlin, ni l’absolutisation du modèle antique, ni le modernisme qui ne pense devenir lui-même qu’en surenchérissant par rapport au dit modèle. Ce n’est pas davantage la tentative de s’installer dans une actualité dont l’Antiquité serait par définition coupée. Holderlin ne veut être en aucun cas un partisan au sens de l’engagement dans un camp - quel qu’il soit. I1 ne l’a d’ailleurs jamais été (faisons abstraction de ce qui s’est passé bien après lui, et où il a été recruté bien à son insu pour servir de caution idéologique à des combats douteux). Holderlin lui-même est à ce point lucide et réceptif qu’il endure à plein la surpuissance de l’Antiquité - et pas seulement au moment où, lors de son séjour dans le sud de la France, il est (( frappé par Apollon N (VI, 432, 1. 10); cela a lieu dès son premier contact avec les dieux de la Grèce. Mais l’Antiquité, pour lui, n’est jamais devenue une réalité monumentale abstraite. I1 ne connaît même pas ce concept, tel qu’il nous est familier. (( Les Antiques », ce sont pour lui, conformément à l’usage de l’époque, les œuvres d’art de l’Antiquité - c’est-à-dire quelque chose qui ne peut foncièrement pas être d’ordre antiquaire ». IV L’Antiquité, chez Holderlin, est donc à la fois jeunesse et ancienneté, tout comme l’est aussi le monde moderne. Elle est jeune comme elle l’était pour Goethe, c’est-àdire à titre de promesse - celle que soit toujours à nouveau possible à partir d’elle, peut-être même sur notre sol, l’apparition de quelque chose de grand. Elle est ancienne dans la surpuissance de son caractère exemplaire. Or le même rapport, à condition de seulement l’inverser, vaut pour le monde moderne : il est ancien en tant qu’il est l’héritier et donc l’épigone (le mot, ici, sans aucune nuance péjorative) de l’Antiquité. Mais il est jeune de par toutes les possibilités qui lui sont offertes, alors qu’elles se refusèrent à l’Antiquité sur la pente de son anéantissement. Pour prendre en main ces possibilités, le monde moderne doit impérativement tirer les leçons de la disparition du monde antique. Une telle leçon (le texte du (( Point de vue N ne laisse déjà à ce propos aucun doute) consiste à porter toute l’attention qu’il faut sur les éventuels égarements de l’impulsion formatrice, dans le but de parvenir à contrôler avec art cette dernière (que l’on me pardonne cette formulation trop actuelle). C’est là seulement que ressort le véritable caractère de modèle que recèle l’Antiquité, à savoir qu’elle est la première forme, et par conséquent qu’elle peut devenir l’objet d’une réflexion productive, et le modèie d’une expérience poétique dont les suites heureuses sont à prendre à cœur - et les impasses à méditer. Le soupçon de nostalgie envers la Grèce, en ce qui concerne le Holderlin tardif, est tout simplement absurde. I1 ne partage même plus l’idée dominante de ses contemporains, celle qui voudrait que l’art grec soit pour ainsi dire un art naturel ”. Certes, dans les Remarques, Holderlin attribue aux héros de l’Iliade une sensualité qui ne peut que nous sembler paradoxale, ce qu’il nomme aussi une a vertu athlétique n (V, 270, 1. 5 ) . Mais voilà qui déjà est à sa place dans le contexte de cette opposition secondaire, et nullement absolue, entre antique et moderne. Alors qu’Immermann continue de voir dans les Grecs (( un peupie dans sa prime jeunesse »,et qu’il conclut de cette juvénilité des Grecs à leur polythéisme olympien (I, 563), Holderlin, dans 305 une ébauche tardive d’hymne voit les Grecs comme se trouvant déjà sur une voie exclusivement déterminée par l’impulsion formatrice - ce qui a même fini par leur devenir fatal : ...nommément ils voulaient instaurer Un règne de l’art. Par là pourtant Le natal par eux Etait chômé et pitoyablement alla Le pays grec, le plus beau, à sa perte (II, 228, v. 3 q.) L’impulsion formatrice s’éloigne, chez tout peuple, de son origine. Ce qui est à proprement parler national ne cesse alors de passer toujours plus à l’arrière-plan; chez les Grecs, c’est donc la nature qui se perd, c’est-à-dire leur origine orientale. C’est ainsi qu’on peut arriver à entendre l’importante phrase de la lettre à Bohlendorff, où est dit qu’à la fin le propre doit tout aussi bien ((être appris )) (VI, 426, 1. 36) que l’étranger. Contre la disparition du monde grec - ainsi l’attestent aussi bien la lettre à Bohlendorff que les Remarqaes - il y aurait eu un moyen de lutter, assez radical pour briser le tropisme exclusif qui les portait vers un règne de l’art, c’est-à-dire vers la sclérose dans la positivité : à savoir le retournement natal. Dans les RemavqaeJ, on peut lire en toute clarté la définition holderlinienne d’un retournement natal : Le genre d u cours tragique dans l’Antigone est celui d’une révolte [entendons bien : ce n’est pas le cours tragique qui est révolte; jamais cela n’en vient jusquelà dans cette tragédie, mais seulement jusqu’au différend entre Antigone et le détenteur d u pouvoir; c’est le différend qui a le genre de la révolte], là où, dans la mesure où il s’agit d u natal, tout revient à ceci que chacun, en tant qu’emporté par un retournement infini, et secoué, se sent en une forme infinie, en laquelle il est secoué. [Et voici la phrase décisive, celle qui résume tout :] Car un retournement natal est le retournement d e tous les genres et d e toutes les formes de représentation (V, 271, 1. 1 sq.). Impossible d’être plus radical. Ici, ce n’est plus telle ou telle institution - fûtce l’organisation même de 1’Etat - qui est renversée, ou la structure de la société qui est changée; il ne s’agir pas non plus d’une pure et simple révolution artistique. C e qui a lieu ici, c’est un changement au principe même des genres de représentation en vigueur dans une nation, un changement donc aussi des formes dans lesquelles ces derniers peuvent s’exprimer. Sont par conséquent révolutionnées les bases de toute connaissance,et celles de toute communication pour la vie des êtres humains dans le cadre d’un Etat et d’une société. A la façon dont est esquissé ici le retournement natal correspond, donc, à la fin du paragraphe, la restriction selon laquelle le genre de procédure, lors d’une révolte c est an genre seulement de retournement natal Y, (V, 271, 1. 19 sq.). Inutile de souligner une nouvelle fois qu’un tel retournement n’a rigoureusement plus rien à voir avec le fait de se détourner de quelque chose pour se tourner vers quelque autre (rien à voir donc avec ce qu’on a nommé (( le virage occidental )) de Holderlin I R ) . L’autre restriction résulte peut-être encore plus immédiatement du caractère fondamental du retournement, caractère qui concerne les genres de représentation et les formes, et pas seulement leurs effets et leurs types : Mais un retournement complet en ceux-ci, tout comme en général un retournement complet, sans aucun point d’appui, pour l’homme, en tant qu’être connaissant, est interdit (V, 271, 1. 5 sq.). 306 Voilà qui se comprend relativement sans peine : vu que tout retournement concerne essentiellement le pouvoir humain de connaître, un retournement total, où tout serait pour ainsi dire sens dessus dessous, ne pourrait qu’entraîner la destruction même d u pouvoir de connaître. Pour le dire positivement : au retournement natal doit aussi prendre part une autre instance que l’instance humaine - une instance divine, qu’elle paraisse dans le monde artistique antique sous la forme du souverain de l’Olympe, comme Zeus grec; ou bien, chez nous, comme Zeus plus proprement nôtre. La radicalité d u retournement n’en est pas atténuée; bien au contraire, elle est accentuée. Car de façon tout à fait cohérente (et là, les Remarques sur Antigone aussi bien que les Remarques sur @dipe ne laissent planer aucun doute), dans la forme tragique d u retournement au moins, même le Dieu ne peut assurer aucun soutien. Le conflit tragique est quant à lui si fondamental que la participation réciproque des deux natures, divine et humaine, l’une à l’autre, ne peut plus se manifester que dans leur séparation et sous la forme la plus aiguë, celle de la trahison : L’exposé du tragique repose surtout sur ceci que l’énormité, comment le Dieu et homme s’accouple, et sans limite la puissance de la Nature et le plus intime de l’homme devient Un dans la fureur, se comprend par ceci que le devenir-Un sans limite se purifie par une séparation sans limite (V, 201, 1. 18 sq.). Le fait que par une telle séparation, à quoi s’ajoute un doute quant à sa propre raison, l’être humain soit poussé au bord de la folie, Holderlin peut le montrer naturellement en premier lieu à l’exemple d’adipe-Roi. Je pense que cela reste évident avec cette tragédie, même pour le spectateur d’aujourd’hui. Mais d u même coup, voilà qui donne la dernière occasion de mettre à l’épreuve la solidité de l’appartenance réciproque des dieux et des hommes : Le Dieu et l’homme, afin que le cours du monde n’ait aucune lacune, et la mémoire de ceux du ciel ne s’éteigne pas, se communique dans la forme tout oublieuse de l’infidélité, car l’infidélité divine, voilà ce qui se garde le mieux. Dans un tel moment, l’homme s’oublie soi-même et oublie le Dieu, et, certes de manière sainte, comme un traître il se retourne (V, 202, 1. 3 sq.). Nous sommes partis de l’idée que le retournement natal aurait été l’unique moyen pour faire obstacle à la ruine d u monde grec antique. Après ce que nous venons de voir, on peut se demander : à quel prix? La réponse est aussi claire que sont rigoureuses les présuppositions de Holderlin : au prix de l’abandon des dieux de l’Olympe et d u retour aux origines orientales de la culture grecque - au prix, par conséquent, d’une totale révolution culturelle. Ou bien, aurait-il suffi seulement de se remémorer l’origine, comme l’avait demandé à Zeus l’ode a Nature et art ou Saturne et Jupiter )) (mais à sa façon idéaliste, c’est-à-dire dans le schéma de la conciliation)? La question reste ouverte. Holderlin ne donne aucune réponse explicite. Mais il faut méditer ceci : en ce qui concerne au moins la tragédie grecque, la mémoire des dieux ne peut être gardée chez les hommes que par le moyen d’une infidélité réciproque, et non par des exhortations au souverain de l’Olympe de ne pas oublier son père (exhortations qui ne peuvent plus paraître, vues depuis la période ultime où parvient Holderlin, que comme naïves). V Mais la tragédie n’est pas toute la poésie, même si elle représente sa forme la plus radicale. En ce qui concerne le poète, comme dit la fin des Remarques (V, 272, 307 1. 9 sq.), il U expose le monde à une échelle moindre ». C’est pourquoi il est important de se rendre compte que le retournement - au sens où Holderlin entend ce mot est un événement dont la signification fondamentale s’étend bien au-delà du domaine des arts, de la littérature et de la poésie, puisqu’il en constitue le principe a priori. L’exigence d’avoir à se retourner est par ailleurs davantage qu’une indication de contenu. Elle ne se laisse pas non plus ramener à la simple injonction biblique metanoeite 2 0 ! Au sens holderlinien, le retournement est bien - ainsi que cela ressort des Remarques, avec leurs phrases poussées à l’extrême et écrites en toute conscience au bord (à l’extrême bord!) de l’inintelligible - un renversement formel non seulement du mode de pensée, mais aussi des procédés de pensée; cela vaut tout autant pour la manière de ressentir, que Holderlin mentionne expressément au début des Remarques sur Edipe, quand il caractérise l’être humain comme c système qui sent et qui ((se développe sous l’injuence de l’élément » (V, 196, 1. 1 sq.). La sûreté de la règle qui règne sur ce développement, et que Holderlin nomme le statut calculable, cette sûreté qui, comme celle de tout statut, ne concerne que le général et ne peut décider de l’interprétation à donner du cours particulier au sein d’une tragédie déterminée (cf. V, 195, 1. 20 sq.), voilà ce qui permet d’apercevoir dans la catastrophe tragique la K U T X O T ~ Oau ~ ~ sens ~ ~ littéral du terme, celle du retournement natal. S’il y a, dans l’histoire de la pensée, un point de référence pour le concept holderlinien de retournement natal - et son homologue divin, le retournement catégorique - il me semble se trouver dans la notion heideggerienne de tournant; le tournant, toutefois, ne se situe pas dans la dimension des réflexions théoriques sur la poésie mais dans celle de l’ontologie. (A ce propos, il faudrait peut-être dire ceci : les deux dimensions, marquées toutes deux par un indice sans pareil de profondeur, tendent à se réunir en une seule et unique dimension, mais cette fois à peine accessible, et surtout extrêmement difficile à aborder par le discours, sans que jamais pourtant, même au sein de cette réunion, les deux dimensions n’abandonnent l’altérité qui les fait s’opposer l’une à l’autre.) I1 y a trente ans, dans ma thèse intitulée Holderlin e t Heidegger, j’ai présupposé, avec l’inconscience de la jeunesse, cette connexion intime - et je l’ai même utilisée comme une sorte de cadre pour la comparaison Mais je ne me risquerais pas à soutenir qu’entre-temps la philologie heideggerienne a mieux réussi à définir le concept de tournant. I1 en va de même avec la philologie holderlinienne et son traitement du concept de retournement dans les Remarques. Pour parler net : les tentatives qui ont eu lieu chez les spécialistes des études holderliniennes pour domestiquer ce concept, ou tout simplement pour l’évacuer (alors qu’il occupe à l’évidence une place centrale dans les réflexions théoriques ultimes du poète), me font la plus affligeante des impressions. La première des manœuvres d’esquive demeure justement cette idée du N virage occidental », qui fut l’invention de Wilhelm Michel. Malgré toute son imperfection, mon propre essai d’autrefois pour saisir et interpréter dans toute son ampleur et jusqu’à ses plus extrêmes conséquences le concept de retournement chez Holderlin, me paraît autoriser qu’on garde au moins l’une de ses hypothèses de travail. I1 s’agit de celle qui concerne l’étroite connexion entre d’une part le concept d’impulsion formatrice (en tant qu’elle détermine fondamentalement la culture et la spiritualité d’une nation), tel qu’il se trouve dans l’essai (( Le point de vue d’où il nous faut regarder l’Antiquité )) et dans la première lettre à Bohlendorff, et d’autre part les concepts de retournement natal et de retournement catégorique qu’exposent les Remarques. Loin de moi l’idée de passer sous silence que Holderlin n’a jamais établi luimême cette connexion dans les ultimes textes où la formulation atteint un comble de densité. N e lui tenons pas rigueur de ce manque d’égards pour la philologie. Mais 308 de ce passage que nous avons cité, et qui se trouve au début des Remarques sur CEdipe, où il est question d’un système qui sent - par quoi Holderlin désigne l’être humain en entier - système qui se développe sous l’influence de l’élément (injuxus, au sens exact de l’ancienne mystique et de l’ancienne cosmologie; et développement, au sens de la métaphore organique ou organologique, tout comme l’était, au départ, le concept de l’impulsion formatrice), la connexion intime dont je parle, et qui est celle de ce dont il s’agit essentiellement, me paraît ressortir avec une particulière évidence. D’autant plus que dans la suite de cette phrase il est question à satiété des diverses séries dans lesquelles K représentation e t sensation e t raisonnement [...I selon une règle sire sortent successivement les uns des autres )) (V, 196, 1. 3 sq,). Ce statut, assurément, K est dans le tragique plzltôt équilibre que pure succession (V, 196, 1. 5 $9.). Cela ne signifie pas autre chose que ceci : les diverses orientations de l’impulsion formatrice, qui (je reviendrai là-dessus) vont d’abord du national à l’antinational, puis - à supposer que la culture ne se laisse pas aller à sa perte, comme ce fut le cas autrefois pour K le pays grec, le plus benu (II, 228, v. 7) - doivent être recourbées en sens inverse, vers ce qui est originalement national et correspond à la nature la plus propre, bien que cela ait été négligé avec le progrès de la civilisation (vu que l’étranger est plus aisé à apprendre que ce qui est propre) - tous ces mouvements, donc, qui sont en soi successifs, la tragédie les expose l’un face à l’autre à égalité de poids. Savoir quelle peut être en chaque cas la complexion de cet équilibre qui détermine le rythme dans le déroulement d’une tragédie, voilà bien ce qui constitue le contenu concret et chaque fois particulier des démonstrations qu’entreprennent les Remarques sur Gdipe et les Remarques sur Antigone. Et le fait que le monde s’expose dans l’œuvre du poète K à une échelle moindre s a pour conséquence parmi bien d’autres que des événements historiques fondamentaux - qui prennent tout leur sens si on les caractérise à partir de l’orientation que présente en eux l’impulsion formatrice qui les anime - peuvent bien évidemment se dérouler en couvrant un grand nombre de siècles, alors que dans un poème tragique particulier ils sont susceptibles de se montrer, dans l’équilibre de leur opposition dialectique, au sein d’un dialogue, ou entre le dialogue et le chœur, et finalement entre les sousparties les plus grandes du drame, que Holderlin nomme, en tenant compte de l’absence de découpage de la tragédie grecque en actes, les ((grandes parties ou dramates s (V, 201, 1. 28 sq.). En ce sens assurément pas simple, mais tout à fait précis, statut calculable de la tragédie, destin d’un exercice artistique véritablement natal, et cours du monde déterminé par l’histoire des hommes - lequel à son tour est lui aussi déterminé par l’impulsion formatrice (au sens métaphorique précis qu’a ce terme chez Holderlin) sont en intime connexion. La structure qui fait l’unité de cette connexion n’est pas une chose simple. D’abord parce que Holderlin, à l’époque ultime de son travail, a renoncé (comme nous l’avons souligné), à ce qui était habituel chez ses contemporains, et qu’il avait lui-même professé dans ses premières tentatives, à savoir regarder l’Antiquité comme l’époque de la juvénilité de l’humanité civilisée en général (une humanité considérée à peu près universellement à partir d’un centre qui n’est autre que l’Europe), et corrélativement saisir l’époque contemporaine comme la vieillesse de plus en plus prosaïque de ce qui avait été la juvénilité même. Mais ce renoncement a aussitôt pour conséquence une nouvelle complication : la dialectique de la nature et de l’art, telle qu’elle se produit en chaque (( pays natal )) (la Grèce aussi bien que l’occident), subit un décalage. Elle peut se manifester, puisqu’elle est une polarité de thèse et d’antithèse, de manière antithétique : comme conscience de l’opposition entre nature et art. C’est ainsi que cette conscience correspond à l’impulsion formatrice de 1’Antiquité (je prie le lecteur de ne pas se laisser prévenir par le caractère non conventionnel de cette conception holderlinienne de la Grèce), laquelle tendait à établir son règne 309 de l’art sur cette Terre-ci, contre la Nature et contre l’origine orientale de l’hellénité qui se trouve bien être le Feu d u ciel. Cette même dialectique de la nature et de l’art peut toutefois aussi se manifester comme tentative de synthèse, c’est-à-dire comme nostalgie, dans l’impulsion formatrice, d’une réunification de la nature et de l’art. Voilà qui correspond à la variante moderne primaire. En effet, comme le monde moderne découvre devant lui un règne de l’art tout constitué - ne serait-ce que sous la forme de la transmission historique du souvenir de l’ancienne Grèce, et de son exercice artistique exemplaire - la première tentative de synthèse s’effectue d’abord, au niveau de développement auquel se trouve I’Hypérion, comme retour à la Nature, au sens strict qu’a cette expression chez Rousseau (il faut voir dans le retournement holderlinien la transposition d u retour rousseauiste) ; et si l’on veut parler de manière plus différenciée : comme l’articulation de la double louange qui célèbre aussi bien la Nature éternellement juvénile que la culture grecque antique. Telle est la position d’Hypérion lui-même, qui est certes un Grec, mais un Grec de notre temps, tout comme le roman par lettres qui porte son nom est un roman moderne. C’est exactement là que s’amorce l’autre enseignement, l’enseignement inverse que Holderlin cherche à tirer (dans la lettre à Bohlendorff et dans les Remarques) de l’effondrement du monde grec antique. Cette leçon va résolument au-delà de toute nostalgie élégiaque qui se contenterait de pleurer l’ancienne constitution de la Grèce, comme elle va au-delà du retrait final d’Hypérion au sein de la Nature, au-delà de l’éclat mélancolique que représente le souvenir de l’aimée après qu’elle est morte, et au-delà de la promesse qui fait miroiter des jours poétiques à venir. Cela ne doit toutefois pas laisser croire que le moment élégiaque va cesser de constituer un élément déterminant de la réflexion et de la pratique poétique de Holderlin. VI J’y ai déjà fait allusion, et j’aimerais le souligner de nouveau : l’impulsion formatrice, telle que l’entend Holderlin, est un principe dynamique. La véritable thèse de Holderlin au sujet de l’impulsion formatrice pourrait se formuler comme suit : son orientation, il est possible de la modifier, et même il est nécessaire de la modifier si l’on veut prévenir un effondrement comme celui qui a atteint l’ancienne Grèce d’une manière irrévocable. Aussi est-il indispensable d’envisager de plus près la modification d’orientation de l’impulsion formatrice qui commande la littérature et la poésie moderne, celles qui font suite à la littérature et à la poésie de l’Antiquité. Mais avant de le faire, jetons encore un coup d’œil sur ce qui, en tant qu’exigence fondamentale, demeure toujours identique aussi bien pour la poésie antique que pour la poésie moderne, et qui vaut donc indifféremment pour les deux. Dans la lettre A Bohlendorff du 4 décembre 1801, Holderlin le nomme (( vivace rapport et adresse N (das lebendige Verhaltnis und Gescbick .) (VI, 426, 1. 34). Comme souvent chez le Holderlin tardif, et particulièrement dans les Remarques, une telle expression n’est simple qu’en apparence. Elle n’est liée que par la plus simple des conjonctions (« et »),.qui semble s’effacer pour lier la formulation. Or cette expression doit être lue comme une formule antithétique. Il s’y abrite en effet ce que Holderlin aurait sans doute nommé, lors de son premier séjour à Hombourg, une a opposition harmonique ». (( Adresse v e t (( vivace rapport )) visent au même : l’exigence inéluctable de poésie en général. Mais ils formulent chacun cette exigence à partir d’orientations différentes. L’adjectif (( vivace )), référé à des textes poétiques, est de nouveau, au sens strict du terme, une métaphore (( 3 10 organologique. Des rapports sont vivaces s’ils sont naturels, c’est-à-dire nullement pris dans l’étau d’institutions positives, s’ils sont par conséquent libres de toute sclérose dans la positivité (comme dirait le jeune Hegel). (( Adresse )) au contraire, désigne la part qu’ont pris le statut calculable et l’habileté artistique dans l’achèvement d’un poème en tant qu’œuvre. Cette opposition, au cœur de la formule vivace rapport e t adresse », peut être dégagée si l’on se livre à une soigneuse analyse de l’usage des mots chez Holderlin. I1 ne faut pas se laisser égarer par l’aspect de locution toute faite que présente cette formule au premier abord. En d’autres termes : l’opposition entre la nature et l’art et sa synthèse - opposition et synthèse qui viennent se condenser ici sous la forme d’un jeu à l’unisson aussi bien de la liberté naturelle que d u calcul artistique, pour donner l’inaltérable exigence ultime de tout exercice artistique, en quelque époque qu’il ait lieu - cette opposition ne devient pas le symptôme d’un déchirement et d’une aliénation proprement modernes, ou mutatis mutandis celui d’un espoir en une conciliation idéaliste qui la résoudrait dans le sens d’une poésie sentimentale ou d’une poésie progressive, comme cela peut être le cas chez Schiller ou chez Schlegel; il n’y a pas chez Holderlin une telle historicisation de la poésie, mais tout au contraire - c’est même ce qui fait l’extrême simplicité de sa formulation il énonce la condition absolue de toute poésie, l’antique aussi bien que la moderne, dans une incise où elle est pour ainsi dire présupposée comme allant de soi. Ce qui pour Schiller, mais aussi pour Schlegel et pour tous les théoriciens d u premier romantisme, constitue le but ultime de la littérature moderne (un but par ailleurs qu’il n’est possible d’atteindre que grâce à une approximation infinie, et par conséquent qui n’est plus du tout atteignable de facto), pour Holderlin est le point de départ de ses réflexions sur la théorie d u poétique. Telle est la raison de leur singularité, et aussi de la difficulté extrême que présente leur compréhension. (( Holderlin mythologise l’opposition de la nature et de l’art - par exemple dans l’ode dont nous avons déjà fait mention plusieurs fois : (( Nature et art ou Saturne et Jupiter. )) Mais il n’en fait jamais une clé de l’histoire. Assurément, dans sa période idéaliste, Holderlin part, exactement comme ses contemporains, d u fait que lors de la culture grecque classique n’était encore nullement entrée en jeu la séparation entre nature et art, elle qui va au contraire donner sa marque à l’époque moderne (celle que caractérise le christianisme ”). Mais Zeus/Jupiter, que le poète exhorte à ne pas oublier l’origine, reste néanmoins un dieu de provenance grecque, à savoir le souverain de l’Olympe, même si dans l’ode il paraît sous son nom latin - ce qui ne peut être un hasard (sur la question d u (( Zeus plus proprement nôtre »,je reviendrai plus tard). Le germe de la séparation devrait-il être cherché déjà en Grèce, dans le mythe de la lutte des Titans, et de l’usurpation du trône olympien par Zeus? L’idée est inutilisable tant que le classicisme hellénique est considéré à la manière de Winckelmann et des autres (( partisans des Anciens )) comme l’exemple absolu et indépassable de tout exercice artistique pensable et possible. Or c’est le cas encore pour la Grèce allégorique de Schiller et aussi - mais avec certaines réserves - pour le sol classique dont Goethe a fait l’expérience à Rome et en Sicile, et dont il fait dire dans l’acte d’Hélène de la seconde partie du Faust que sur lui ce qui est grand peut toujours à nouveau voir le jour. C’est seulement Immermann qui va oser attribuer au dernier Goethe (il pense en l’occurrence au poète d u Divan occidental-orientai) la pensée d’une insuffisance de l’art grec (cf. I, 558, rem. 1). Connaissant le texte d u second Faust, qu’Immermann ne pouvait pas encore connaître en entier à l’époque où il a fait cette remarque, nous dirions plutôt que le dernier Goethe a découvert le soubassement oriental de la culture grecque, ce soubassement resté invisible pour la majorité de ses contemporains. Encore dans la troisième décennie d u X I X ~siècle, Hegel part, pour exposer son Esthétique, du vieux schéma selon lequel l’art oriental et l’art grec - dans son vocabulaire : l’art 311 symbolique et l’art classique - constituent des époques clairement distinctes dans l’histoire d’un Esprit sortant d’abord de lui-même pour ensuite revenir à soi. I1 y a une différence entre d’une part la construction de l’histoire qu’effectue en toute précision Hegel avec la plus grande énergie dialectique et d’autre part l’idée de l’histoire que se fait le dernier Holderlin; cette idée n’est plus un schéma de l’histoire, mais ce que j’ai cherché à caractériser à l’aide d’un terme qui prête assurément à confusion et que je n’emploie qu’à défaut d’un meilleur, celui de dynamique. L’allure du langage chez le Holderlin de la maturité est souvent à ce point proche, surtout lorsqu’il s’agit de dialectique, de celle de Hegel qu’on peut même parfois les confondre. Mais ce n’est pas une raison pour se laisser induire en erreur, et construire des associations précipitées. Le début de l’ode <( Métier de poète », qui date de la maturité de Holderlin, obéit encore à la conception conventionnelle qui veut que l’Esprit suive un certain cours dans son histoire - l’ode évoque le dieu du vin venant de l’Inde et transportant la culture en direction de l’occident : Les rives du Gange entendirent le triomphe Du dieu de la joie alors que, conquérant tout depuis l’Indus Le jeune Bacchus s’en venait, avec le vin Sacré éveillant du sommeil les peuples. (II, 46, v. 1 sq.) Dans l’hymne tardif (( L’unique », le cheminement de la conquête semble s’être inversé. A présent il est dit de 1’Euïos qu’il a Aux chars attelé Les tigres et, vers là-bas en bas Commandant un service de joie, Instauré le vignoble et Dompté la colère des peuples. (II, 154, v. 54 sq.) Or c’est justement un tel mouvement qui permet de présumer le sens profond du dynamisme )) par lequel Holderlin pense mythiquement l’histoire. Cela dépasse l’interprétation dialectique d’un cours de l’histoire que l’on se représenterait malgré tout de manière linéaire, et s’annonce dans la formulation pour ainsi dire ultradialectique qu’en donne le vers suivant, tiré de l’élégie (( Pain et vin », où il s’agit encore de Dionysos dans son rapport à la terre natale : De là-bas il vient, et en arrière il fait signe, le dieu qui vient. (II, 91, v. 54) Entre-temps il s’est aussi approché de la terre natale souabe du poète, comme en témoigne assez l’élégie (( Stutgard », même si c’est allusivement, dans la mesure où le nom du dieu est passé sous silence. Le leitmotiv dionysiaque, dans l’œuvre de Holderlin, n’est pas bien connu seulement pour la recherche holderlinienne; il l’est aussi de tous les amateurs et connaisseurs de sa poésie. Mon propos vise ainsi à faire ressortir une connexion peutêtre pas toujours assez soulignée, malgré toute la familiarité possible avec ce motif celle qui relie la figure mythique de Dionysos à la tension harmonique entre Antiquité et époque moderne au sein même de l’œuvre d u poète 23. 3 12 VI1 I1 sera devenu un peu plus clair que l’impulsion formatrice, du moins dans la façon dont Holderlin utilise ce concept, ne doit pas être entendue seulement d’une manière quasi dynamique, de sorte que cette impulsion tout à fait propre puisse être dirigée dans une direction autre, ou même puisse être retournée; en tant que métaphore issue des sciences naturelles, elle a été à nouveau métaphorisée par Holderlin. Elle atteint ainsi un degré de généralité qu’elle ne retrouvera que chez Krug, un disciple de Kant, dans son lexique de 1832, sous la rubrique nisusformatiuus vel plasticus 2 4 . Dans ce livre, elle devient le concept suprême pour saisir ce que Kant nommait encore imagination. Inutile de préciser l’importance et la signification de ce concept, ne serait-ce qu’en ce qui concerne la réflexion sur la poésie. Qu’on me permette cependant de signaler que le concept de l’impulsion formatrice, dans l’œuvre de jeunesse de Schelling - où il joue un rôle éminent - demeure quant à l’essentiel restreint à une signification biologique et anthropologique. I1 relie, dans la (( philosophie de la nature N du jeune Schelling, la nature anorganique à la nature organique et ainsi joue à peu près le rôle des esprits animaux dans la physiologie cartésienne. Goethe lui aussi reconnaît dans ce concept d’impulsion formatrice la dénomination << anthropomorphisée )) d’une force naturelle 2 5 . En ce qui concerne Holderlin, ce qui est important ici, c’est que chez Goethe aussi le concept en vient à se situer au cœur du champ de tension qui s’établit entre nature et art. En tant que c’est une impulsion, l’impulsion formatrice est aussi pour Goethe, du point de vue de son origine, une impulsion naturelle. Dans sa direction première, elle correspond ainsi à ce que Holderlin nomme dans les Remarques le (( cours de la Nature ». Mais ce qu’il y a de tout à fait surprenant (et cela a été bien trop peu remarqué dans les recherches holderliniennes, parce c’était trop étranger à l’image que l’on se fait du poète), c’est que ce <( cours de la Nature )) est à présent nommé hostile à I’homme Y. En 1804, Holderlin parle du (( cours de la Nature éternellement hostile à l’homme )) (V, 261, 1. 26 sq.). C’est lui qu’il s’agit - pardonnez-moi la banalité de l’expression - de corriger. Or ce cours est hostile à l’homme manifestement parce qu’il le pousse toujours plus loin dans une direction qui débouche en fin de compte sur la ruine, précisément parce qu’il conduit à une position toujours plus exclusive. Mais comme il s’agit d’un cours de la Nature, et que l’impulsion formatrice en sa direction initiale est bien une impulsion naturelle, elle ne peut aucunement être orientée en sens inverse par l’homme seul, à l’aide de sa seule force ou de la plénitude de sa propre puissance. Nous avons déjà rencontré cette idée : un retournement complet, sans aucun point d’appui, n’est pas permis à l’homme. C’est là que devient visible la fonction du (( Zeus plus proprement nôtre N (V, 269, 1. 25), et la nécessité de son intervention. En tant que nôtre, il lui faut diriger le cours de la Nature éternellement hostile à l’homme vers la Terre. (< Nous sommes dans une Mission. Nous sommes appelés à donner forme à la Terre. )) C’est ainsi que parlait Novalis, quelques années auparavant, dans les fragments intitulés Pollen 2 6 . Or il s’agit là exactement du point où Holderlin, dans les Remarques, et plus précisément dans les Remarques sur Antigone, articule la question << comment cela passe-t-il du grec à l’hespérique N (V, 267, 1. 8 sq.) avec celle de l’irruption par laquelle (( le céleste, ce qui saisit l’être humain )) (V, 266, 1. 9) intervient. Dans ce contexte, le céleste apparaît comme esprit du Temps - comme Zeitgeist. C’est le a moment le plus téméraire dans le cours d’une journée ou d’une œuvre d’art [...I là où l’esprit du Temps et de .la Nature, le céleste, ce qui saisit l’être humain, et l’objet pour lequel il s’intéresse, se dressent le plus sauvagement l’un contre l’autre )) (V, (( 3 13 266, 1. 8 sq.). I1 pourrait être licite, avec toute la prudence requise, de compléter la formule a le moment le plus téméraire dans le cours d’une journée ou d’une œuvre d’art )) en ajoutant (( le moment le plus téméraire d u cours de l’histoire ». Mais pour cela, il faudrait pouvoir comprendre l’histoire autrement qu’à la façon d’un déroulement linéaire. Dans le milieu du temps, le temps vire. Cela nous remet en mémoire les (( époques moyennes N dont, au témoignage de Goethe, Holderlin l’aurait entretenu lors de leur conversation d’août 1797 à Francfort. Que les papiers posthumes ne permettent pas de documenter le contenu de cette conversation se comprend si l’on songe à l’histoire de leur transmission. Toujours est-il qu’il me semble possible de faire avancer l’interprétation des Remarqtles en prenant appui sur ce point central, celui d u virage ou d u retournement - là où le dieu le plus haut, dans sa figure moderne de ((Zeus plus proprement nôtre », fait lui-même irruption dans le cours historique d u jour et (( contraint vers la Terre )) (V, 269, 1. 28) le cours original de la Nature. I1 faudrait avant tout pouvoir rendre compte de la subtile analyse au cours de laquelle Holderlin, à l’aide de phrases au premier abord oraculaires, mais en réalité tout animées par le seul souci d’une acribie allant jusqu’au plus infime détail, explore l’opposition entre Grèce et Hespérie, précisément non plus comme une simple opposition, mais comme différence signifiante au sein d’un même horizon du tragique. Voilà à quoi il me faut ici renoncer. Permettez-moi cependant de donner encore une indication. J’ai pris comme point de départ et domaine de comparaison l’analyse par Immermann de 1’Ajdx de Sophocle. Or la phrase la plus clairvoyante de ce texte porte sur la différence entre tragédie antique et tragédie moderne. La voici : C’est pourquoi nos tragédies peinent à travers quatre actes pour arriver jusqu’au point où, chez les Grecs, la tragédie commençait (I, 590). Si l’on n’y regarde pas de près, Immermann veut simplement dire que le drame grec est principalement bâti de manière analytique, et que par conséquent l’action y est présupposée comme histoire déjà accomplie, ce qui a pour effet que les dialogues et les chœurs reviennent pour ainsi dire sur cette histoire; alors que la tragédie moderne emploie la plupart de ses actes à présenter de manière épique l’action elle-même sur la scène. Ce point de vue est encore étranger à Holderlin. Mais plus profondément, ce que découvre ici obscurément Immermann, et qui se trouve être ainsi en contradiction avec sa thèse finale (celle de l’impossibilité de répéter la tragédie grecque), c’est qu’il n’y a entre la tragédie antique et la tragédie moderne qu’une différence de degré. Or c’est bien là l’idée de Holderlin et, si l’on veut, son dernier mot quant à la (( querelle des Anciens et des Modernes ». Comment, sinon, aurait-il pu penser traduire Edipe roi et Antigone et, en les traduisant, intervenir en toute connaissance de cause pour corriger l’orientation fondamentale des deux tragédies, dans !e but de les rendre plus facilement intelligibles au mode de représentation moderne? En vérité, Holderlin vise tout autre chose que reprendre une nouvelle fois la querelle, même pour une bonne fois la vider. Revenons encore sur la formulation apparemment si paradoxale de la lettre à Bohlendorff, selon laquelle les Grecs nous sont indispensables pour apprendre ce qui nous est propre et national, c’est-à-dire ce que Holderlin nomme l’hespirique - alors même que serait pour nous suprêmement périlleux (( d’abstraire les règles de l’art uniquement de la seule excellence grecque )) (VI, 426, 1. 3 1 sq.). Après tout ce qui a été dit sur les diverses orientations de l’impulsion formatrice, l’entente de ce paradoxe ne présente plus aucune véritable difficulté. L’hespérique que nous sommes en état d’apprendre des Grecs, c’est ce qui est étranger à l’origine grecque, vu que leur impulsion formatrice (exactement comme la nôtre, mais seulement en une orientation 3 14 inverse) s’éloigne de ce qui leur était propre, et tendait vers ce qui leur était étranger. Bref: ce qui nous est propre et que nous pouvons apprendre des Grecs, c’est ce qui leur était étranger, mais qu’ils ont, en suivant leur impulsion formatrice, fini par conquérir. Comme on sait, Holderlin résume cette conquête par le concept moitié mythique et moitié abstrait de sobriété junonienne J (VI, 426, 1. 27 sq.). Si l’on regarde en partant de l’autre bord : les Grecs peuvent nous être de grand secours avec leur impulsion formatrice unilatérale, pour que nous puissions retourner la nôtre, qui est originalement opposée à l’impulsion formatrice grecque. A côté d u Zeus plus proprement nôtre (lui qui nous ((contraint vers la Terre )) de façon encore plus caractérisée qu’autrefois les Grecs), viennent apporter leur secours les Grecs euxmêmes, lesquels par nature ont gardé, suivant l’orientation spécifique de leur impulsion formatrice, la direction de la Terre - et cela même jusqu’à la démesure qui occasionna leur perte. O r ce genre de ruine ne nous menace pas si nous suivons leur exercice artistique; pour nous en effet, est correctif générateur d’équilibre ce qui pour les Grecs était presque une obsession, à savoir l’impulsion à toujours aller vers la configuration terrestre, dont les contours soient fermement délimités - ce qui se manifeste pour nous dans ce qui nous semble être un paradoxe : la vertu athlétique des héros de l’Iliade. Sur ce point, Holderlin est de nouveau en parfaite concordance avec la représentation que se faisait le X V I I I ~siècle finissant de l’art grec, laquelle se rksume volontiers sous la rubrique de la plasticité. Est-ce d’ailleurs un pur hasard si, quelques décennies plus tard, le lexique de Krug nomme le nisus formativus de Blumenbach, de Goethe et de Holderlin r nisas plasticus » ? Ainsi donc, la sobriété junonienne des Grecs, dont il nous faut encore nous acquitter en l’acquérant comme ce qui nous est originalement propre - cette sobriété junonienne nous aide à remplir cette mission dont parle Novalis, la mission de configurer la Terre. Là, comme d’ailleurs dans la locution même de (( sobriété junonienne N, il y a une manière de s’exprimer qui est à la fois abstraite et mythique. Que désigne-t-elle quand on la transpose dans la terminologie rigoureuse de la réflexion sur la poésie? Rien d’autre que cette adresse dont parle Holderlin dans la première lettre à Bohlendorff, lorsqu’il en fait l’une des conditions préalables de tout exercice artistique. Et ce mot d’« adresse », qui par ailleurs veut aussi dire ce qui s’adresse, à savoir le destin, doit être pris tout à fait au sens d u métier, comme la dextérité capable d’atteindre de nouveau, suivant des règles sûres et un statut calculable, la mêcbanê des Anciens. Mais autant Holderlin est en concordance avec ses contemporains en ce qui concerne la manière de comprendre ce qui fait l’excellence de l’exercice artistique des Grecs, autant la conclusion qu’il en tire est inhabituelle, absolument originale et exemplaire dans la dialectique de sa réflexion sur la poésie. Que l’excellence grecque ne doive en aucun cas être imitée aveuglément, cela avait fini par devenir bien commun depuis l’époque de la querelle en France, et malgré Winckelmann. Déjà Klopstock avait trouvé la formule et l’avait énoncée sous forme de paradoxe dans son épigramme (( Solution du doute n : (( Imiter m’est interdit, et pourtant m e nomme Ta sonore louange toujours et encore la Grèce. Si le Génie en ton â m e est ardent Alors imite le Grec. Le Grec inventait 2 i . Tel est aussi le sens de la citation que nous avons rappelée plus haut, où Goethe parle de Raphaël qui n’hellénise jamais, mais travaille comme un Grec. A la fin du siècle, donc, malgré le culte de Winckelmann, la situation s’était klaircie. Mais Holderlin reste le seul, dans cette époque d u classicisme, du romantisme et de l’idéalisme, à tirer les conséquences de cette évolution et à formuler une exigence poétique aussi nette. C’est ce qu’il fait dans la lettre à Bohlendorff et dans les 315 Remarques. Mais ce qu’il y a de singulier dans la façon dont il procède, c’est que le déclin du modèle que restent les Grecs, déclin qu’il est impossible de nier d’un point de vue historique, est intégré dans une argumentation qui vise à instaurer une nouvelle exemplarité de l’exercice artistique grec. Ce coup de génie dans la réflexion poétique permet à Holderlin de tirer en un seul trait de plume les conséquences de l’unilatéralité fatale de l’exercice artistique grec, et du même coup de sauver leur exemplarité pour les Modernes. Les Grecs, même au moment où ils sont pris dans leur propre déclin, nous aident en ce qui concerne la mission de devenir les habitants de cette Terre; et la devise de cette mission porte à juste titre le nom romain de l’épouse grecque de Zeus : sobriété junonienne. C’est elle en effet qui, au contraire de la situation grecque, nous sauvegarde précisément de l’unilatéralité. Car l’impulsion junonienne est l’opposée de la direction originale que prend notre impulsion formatrice. Elle est ainsi l’antidote de notre tendance innée à nous élancer, en un mouvement d’exaltation idéaliste, hors de nos coquilles d‘escargots nordiques, c’est-à-dire hors d’une vie étriquée et casanière, pour nous envoler dans l’élément aorgique du Feu du ciel. Elle nous aide à entreprendre le retournement. VI11 Je ne résisterai pas à la tentation de revenir, après ce qui a été dit plus haut des cheminements du dieu Dionysos, sur le fameux vers qui date de l’époque où Holderlin remanie l’élégie (( Pain et vin ». C’est ce vers qui a servi de point d’appui lors des explications qu’on a cherché à donner sur le rapport qu’entretiennent chez Holderlin la Grèce et 1’Hespérie. Voici ce vers : Colonie(s) il aime, et vaillant oubli, l’esprit (II, 608, v. 6 ) . Les interprètes qui ont spécialement été attentifs à ce texte - à côté de Friedrich Beissner, il faut citer Martin Heidegger - sont tous longtemps partis d’une évidence pour eux indubitable, à savoir que l’esprit dont il est question ici est bien une sorte d’Esprit du monde. De même, pour ce qui est des vers qui précèdent immédiatement dans la version tardive : en effet chez lui n’est l’esprit Pas au commencement, pas à la source. Lui, la patrie le consume l’horizon de compréhension était fourni par un cheminement de l’Esprit du monde, entendu à la façon du cours de l’histoire chez Hegel. I1 y a trente ans, j’ai signalé un état de fait incontestable du point de vue philologique : dans l’usage que fait Holderlin de la langue à l’époque tardive où il remanie ses poèmes de la maturité, eJprit est la dénomination du dieu du vin, donc de Dionysos lui-même. Lorsque Holderlin, vers 1800-1801, a calligraphié l’élégie (( Pain et vin », il n’aurait jamais nommé simplement esprit le demi-dieu. Mais à partir du moment où commence la phase de l’œuvre tardive (à laquelle appartient le travail sur (( Pain et vin )) qui nous occupe) une telle nomination n’est plus du tout inhabituelle chez Holderlin. Ce que j’ai indiqué alors n’a guère suscité la sympathie, bien que ce n’ait jamais été formellement contredit. I1 y a quelques années encore, Hans Joachim Kreutzer a déclaré qu’avec cette indication a un acquis décisif, qui semblait avoir été assuré avec les travaux de Gadamer et de Pyritz - à savoir celui d’une migration comme un tout 3 16 dans le cadre d’un cheminement historique - devait pour ainsi dire être abandonné 2n ». Est-ce là véritablement la conséquence à tirer de mon travail? Je n’en suis pas tout à fait sûr. Car c’est un fait - et rien n’est plus inflexible qu’un fait : Holderlin, dans tous les manuscrits de la dernière période, remplace systématiquement (( Dionysos N ou (( le dieu d u vin N par l’esprit. Pourquoi donc continuer à s’en tenir à une interprétation devenue douteuse, celle de l’esprit comme Esprit du monde, uniquement pour ne pas mettre en doute un (( acquis )) de la recherche? Je confesse volontiers mon faible pour les erreurs fécondes, même en science. Et l’on pourrait penser que recourir à l’Esprit du monde facilite la compréhension de ce passage - du moins pour quelqu’un qui part d’un point de vue hégélien. Mais je crois néanmoins plus fécond, en l’occurrence, de suivre, à la place d’un cours historique de l’Esprit absolu, les cheminements complexes de Dionysos dans la pensée poétique de Holderlin. Ils reflètent une tout autre conception de l’histoire et ainsi ne peuvent en aucun cas être mis en rapport immédiat avec le mouvement dialectique de l’Esprit du peuple ou de l’Esprit du monde. C’est uniquement pour marquer cette différence que j’ai voulu revenir sur ce passage très discuté L9. Il s’agit en effet de la différence entre poésie et pensée. Mais ce qui rend si difficile une entente exacte de Holderlin et ne cesse de placer en porte à faux la recherche officielle dans sa manière de procéder, c’est l’usage de la langue que fait Holderlin, tel qu’il se montre dans ses ultimes réflexions sur la poésie, et se reflète exemplairement dans le vers que nous venons de citer, celui où il est question de la colonie. A propos de locutions décisives qui se trouvent dans les Remarques, je viens d’utiliser - et, croyez-moi, c’est une approximation, sinon même un pis-aller - l’expression de tournures à moitié abstraites et à moitié mythologiques. Or lorsqu’il parle d’«esprit )) en désignant par Dionysos - et non pas, comme le présume presque nécessairement un cerveau passé par l’école de Hegel, un (( Esprit du monde )) comparable à Napoléon, que Hegel a aperçu, (( âme du monde à cheval », un matin à Iéna vJ - Holderlin cherche à dire cette dimension caractéristique de son œuvre et de sa pensée tardives, dimension qu’il nous est presque impossible de saisir à l’aide des modes de représentation usuels. L’« esprit )) est-il alors l’Esprit du monde? Est-il légitime d’entendre le mot esprit, dans la dernière poésie de Holderlin, au moins aussi dans le sens de cette abstraction philosophique (dont Hegel aurait assurément démontré qu’elle est en fait l’unique concret réel)! Ou bien ce mot dit-il concrètement, mais dans un sens poétique, le demi-dieu Dionysos? Poser la question en ces termes ne peut aboutir qu’à une impasse. Impasse comparable aux apparences de discussion qu’a soulevées la plupart du temps ce qu’on a appelé la dispute autour de l’hymne (( Fête de la Paix ». Avec Napoléon, Holderlin élève au rang de mythe une figure historique de son temps. O u plutôt, pour le dire de manière plus appropriée : à une figure mythique, qu’il nomme le prince de la Paix, et qui se trouve être une figure indispensable dans le cadre des présuppositions qui sont les siennes (et que je ne puis exposer ici plus avant), pour que ceux d u ciel, au soir d u temps, puissent faire leur entrée dans notre demeure, il octroie d’incontestables traits de celui qu’il avait déjà invoqué dans un essai d’ode antérieur, à savoir (( Buonaparte 1). Cette remarque qui est en fait une constatation ne peut en aucun cas être comprise comme la mise en place d’une (( thèse napoléonienne )) - comme s’il s’agissait de décoder une dénomination chiffrée, et comme si (( Fête de la Paix N était un hymne à clé, C’est de toute autre chose qu’il s’agit. La difficulté capitale qu’il y a aujourd’hui à entendre Holderlin vient bien - s’il est permis d’étendre aussi vite la portée de deux exemples à peine esquissés - de la difficulté qu’il y a à saisir correctement ce qu’est ce règne intermédiaire (le terme est de Paul Klee), dans lequel Dionysos devenu esprit (à entendre donc comme dainzôn ou demidieu), ou bien un prince de la Paix portant les traits d’une figure de l’époque, prennent en charge une fonction rion seulement poétique, mais impliquant la réflexion 317 sur la poésie. Cette fonction ne peut être remplacée par rien d’autre, et certainement pas par une opération de déchiffrement ou de traduction métaphysique. Cette fonction, bien au contraire, fait irruption au beau milieu d u poème de telle sorte qu’elle en assure l’organisation. Une telle figure, prise en vue avec des yeux éduqués par les modes de représentation usuels, ne peut que présenter l’allure d’un très étrange hybride, difficile à identifier, et pour cette raison exposé à l’incohérence de toutes les tentatives imaginables d’identification. Ce que je viens d’appeler un hybride est en vérité un centaure, comme Chiron - en tout cas une figure mythique ayant sa propre loyauté. Et la colonie, qu’aime Dionysos, n’est autre que la Terre, depuis l’Indus jusqu’à Stuttgart - c’est-à-dire jusqu’à 1’Hespérie. La rendre habitable est donc aussi et surtout sa tâche. c Esprit communautaire (II, 751, v. 20), tel peut être le nom typique de Bacchus dans les développements d’esquisses du poème (( L’unique », car il est le demi-dieu commun aussi bien aux Grecs qu’aux Occidentaux, celui qui préside à cette mission, et qui de plus dompte les bêtes les plus sauvages. Le vaillant oubli est sa part, comme c’est la part de tout un chacun, qu’il soit demi-dieu ou simplement homme, au point suprême de la conscience, à l’instant d u retournement. Dans la Fête de la Paix, cette opération d’élever au rang de mythe a-t-elle déjà été réussie? O n peut en douter. La question de l’interprétation de ce poème peut se résumer ainsi : est-ce que ce grand hymne, chanté au comble de l’attente millénariste de Holderlin, il faut le lire en anticipant dans la direction de l’œuvre tardive et de sa qualité mythique, ou bien au contraire faut-il le lire en sens inverse, c’est-à-dire régressivement vers la phase idéaliste de l’œuvre, où le prince de la Paix, alors, demeure une sorte d’Esprit du monde - mais toutefois simplement constaté de façon a purement )) visionnaire, et non développé à l’aide d’une dialectique du type de celle de Hegel? Dans les hymnes de jeunesse écrites à Tübingen, il y a déjà à foison des dieux et des demi-dieux. Mais ils n’accèdent que peu à peu au rang d’une nouvelle mythologie digne de ce nom. La Venus Urania, et toutes les autres figures analogues, ne deviennent réellement mythiques, et elles perdent leur valeur de simples références rhétoriques, seulement dans la mesure où, quittant le statut d’élément allégorique au sein d’un registre aisément disponible, elles passent à celui d’entité dont la stature est désormais autonome, et en tout cas difficile, voire impossible à ramener au concept. Dionysos ici en est un exemple particulièrement frappant. Chez Holderlin, il ne correspond pas si facilement à l’image reçue d u dionysiaque. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre mérite du poète qu’il en soit ainsi. Tous les traits qu’il reprend de l’ancienne tradition mythologique, il les interprète d’une manière qui n’est qu’à lui. Ce qui est en point de mire avec le concept holderlinien de retournement, c’est une dialectique plus dure que celle dont fait montre l’idéalisme allemand. Est-ce même encore quelque chose de tel qu’une dialectique? En tout cas Holderlin a contribué de façon décisive à ce que la dialectique - dans les dernières années d u X V I I I ~siècle - puisse faire sa percée définitive sur la scène philosophique. Sans doute y a-t-il même contribué largement plus que ne veulent bien le reconnaître les historiens de la philosophie (lorsqu’ils mentionnent le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand). Mais dès cette époque, Holderlin était passé au-delà de ce stade, ou plus exactement, il en était revenu. I1 s’était placé sous la loyauté d u Zeus plus proprement nôtre. Une modestie toute nouvelle est liée à ce retrait. Holderlin écrit le 12 mars 1804 à Leo von Seckendorf : )) La fable, manière poétique de regarder l’histoire et l’architectonique du ciel me préoccupe présentement surtout, partiçulièrement le national, dans la mesure où il est différent de l’hellénique (VI, 437, 1. 2 3 sq.). 3 18 Et il enchaîne aussitôt : Les diverses destinées des héros, chevaliers et princes, comment ils servent le destin, ou de façon plus douteuse se comportent au sein de ce dernier, je l’ai saisi en général (VI, 438, 1. 154.). Nous voilà de nouveau dans les parages des (( époques moyennes ». Et à proprement parler, toutes les époques sont moyennes, tendues qu’elles sont entre avenir et passé. La querelle des Anciens e t des Modernes est bien, au sens précis du terme, un thème à n’en plus finir (la longueur de cet exposé n’en est que le pâle reflet). Qu’au moins ceci soit bien fixé : Holderlin ne pense pas historiquement. I1 écrit la fable, le mythe, la (( manière poétique de regarder l’histoire ». Voilà qui n’a rien à voir avec l’historisme qui pousse Immermann à se résigner. Holderlin ne pense pas historiquement ; il pense historialement, c’est-à-dire : sa pensée est d’une seule traite à la fois historique, logique, poétique et mythique. (Traduit par François Fédier) NOTES N.B. : Les citations de Holderlin suivent la Grande Édition de Stuttgart, publiée sous la direction de Friedrich Beissner. D’après le tome, la page et la ligne (ou le vers). Karl Immermann est cité en suivant l’édition de ses Euvres complètes en 5 volumes, éd. par Benno von Wiese, Francfort-sur-le-Main, 177 1. (On cite d’après le tome et la page.) 1. Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne e t le Latin médiéval. Berne-Munich, 1948, p. 256 sq. Hans Robert Jauss, Normes esthétiques et Répexion historique dans la querelle des Anciens et des Modernes H , in le parallèle des Anciens e t des Modernes de Charles Perrault, Munich, 1964, p. 8-64. Du même : La réponse de Schiller et celle de Schlegel à la “ querelle des Anciens et des Modernes ” in L’Histoire littéraire comme provocation, Francfort-sur-le-Main, 1770, p. 60- 106 ; et Antiqui/Moderni », in Vocabulaire historique de la philosophie, éd. J. Ritter, t. I, Darmstadt, 1971, col. 410-414. 2. Manfred Fuhrmann, La “ querelle des Anciens et des Modernes, le nationalisme et le classicisme allemand ” », in : Le Développement culturel de l’Allemagne. La nouvelle destination de l’être humain, éd. B. Fabian, etc., Munich, 1980, p. 47-67. Cet aspect spécial n’aura pas à nous occuper aujourd’hui; il n’y a pas le moindre indice qui permette de regarder Holderlin et son œuvre comme ayant préfiguré l’idée nationale telle qu’elle s’est manifestée DU XIX‘siècle. Le terme de national est central dans la réflexion holderlinienne pour l’opposition entre ancien et moderne; mais il a un sens absolument singulier, et ne va nullement en direction de l’idée nationaliste. 3. Beda Allemann, Le concept d’une science de la littérature dans le premier romantisme », in Sur l e poétique, Pfullingen, 1757, p. 53-7 1. 4. Peter Szondi, Études holderliniennes. Aver un truité sur la connaissance philologique, Francfort-surle-Main, 1767. Du même : Poétique et Philosophie de l’histoire, I “ partie, édition des cours, t. II, publié par Senta Metz et Hans Hagen Hildebrandt, Francfort-sur-le-Main, 1974 (cf. particulièrement : Antiquité et Temps modernes dans l’esthétique de l’époque goethéenne », p. 11-265). 5 . On ne peut indiquer ici qu’en gros le matériel abondant des recherches sur le rapport de Holderlin à la Grèce, sur sa mythologie, etc. En ce qui concerne le problème spécifique du champ de tension entre Anciens et Modernes, voir, parmi les travaux les plus récents : Adolf Beck, Holderlin et son chemin vers l’Allemagne, Fragments e t thèses, avec une réponse au c Friedrich Holderlin v, de Pierre Bertaux, Stuttgart, 1782. Hans Joachim Kreutzer, (( Colonie et pays natal dans l’œuvre lyrique tardive de Holderlin », in Annuaire Holderlin, 1980-1981, p. 18-46. 6. Wilhelm Michel, Le Virage occidental de Holderlin, Iéna, 1723. 7. Goethe à Schiller, Francfort, le 23 août 1777. 8. Entretiens avec Eckermann, le 21 mars 1830. 9. Max Kommerell a rassemblé tout ce qu’il faut savoir sur cette question dans Lessing et Aristote, Francfort-sur-le-Main, 1940. io. I, p. 554 sq, immermann l’appelle en sous-titre Un traité d’esthétique. (( (( (( (( (( 3 19 11. Assurément, il pense aussi, mais sans les nommer, à ce qu’on appelait alors les tragédies du destin ; elles étaient devenues une vraie mode (cf. Zacharias Werner, Müllner, Houwald, Grillparzer). Elles sont une parodie de l’idée antique de destin. August von Platen les parodie à son tour avec sa comédie La Fourchette fatale (1826). 12. Catherine de Heilbronn, et Le Prince de Hombourg, cette dernière pièce dans sa propre adaptation. 13. Cf. Immermann I, 598. Cette pensée a peu à voir avec ce que nous connaissons à notre époque sous le nom de théâtre épique )) (une locution qui n’est d’ailleurs pas tout à fait adéquate, et que Brecht lui-même finira par modifier). Ce à quoi pense Immermann, c’est au drame moderne en tant qu’il provient des mystères médiévaux. 14. (( [...I que tu aies traité le drame de manière plus épique )) (VI, 426, 1. 40 54.). 15. Qu’il n’y ait chez lui encore aucune réduction nationaliste, voilà qui ressort du fait que ses références, lorsqu’il parle des mystères, sont surtout françaises (I, 599 54.). En ce qui concerne ce type de théâtre, ce qui lui semble essentiel c’est : la grande richesse en personnages, la longue durée de représentation (plusieurs jours) et la thématique axée sur l’histoire par excellence, l’histoire du Salut, avec sa tension entre éternité et temporalité. Ce sont là des points de vue parfaitement étrangers à l’hellénisme. 16. Cf. l’article U Nisus )) de R. Specht, in Vocabulaire hi~toriquede la philorophie, éd. Joachim Ritter et Karlfried Gründer, t. VI, Bâle 1984, col. 857-866. 17. Ainsi Friedrich Schlegel, dans ce qui s’appelle le Studirrm-Aufsatz (le mémoire concernant les études); il nomme l’art grec un art Rat’exochen, (( dont l’histoire particulière serait du même coup l’histoire naturelle généraie de l’art )) (édition critique, de Schlegel, par Ernst Behler, Munich-PaderbornVienne, 1958 sq., t. I, p. 273; souligné dans l’original. 18. Toutefois, Peter Szondi lui-même n’a pas voulu reconnaître cet état de fait. Dads sa critique du concept de retournement natal (critique trop unilatéralement appuyée sur la première lettre à Bohlendorff, et non rééquilibrée par une étude des remarque^), il a trop vite confondu le concept holderlinien de retournement natal et le concept de (( virage occidental )) qui vient de W. Michel. Peter Szondi, (< Lettre à Bohlendorff du 4-décembre 1804; commentaire et critique de la recherche », in Euphorion 58, p. 260275. Repris dans EtudeJ holderliniennes (op. rit., note 4), p. 95-1 18. 19. Voilà du même coup l’interprétation la plus profonde, à vrai dire une véritable surinterprétation du concept aristotélicien de catharsis. 20. Cette exigence contient et même dépasse ses conséquences purement poétiques - cf. les célèbres vers de Rilke : (( Là en effet aucun endroit / Qui ne te voies. I1 faut que tu changes de vie »; R.M. Rilke, CEuures CompiéteJ, éd. Ernst Zinn, t. I, Francfort-sur-le-Main, 1955, p. 557. 2 1. Beda Allemann, Holderlin e t Heidegger, Zurich, 1954 (2’ édition augmentée, 1956). 22. Et aujourd’hui - si la digression est possible - aboutit aux problèmes de la pollution de l’environnement, du mauvais usage des sources d’énergie, et menace même de destruction notre planète. 23. Cf. les ttavaux récents de Bernhardt Bochenstein, Les Bacchantes d’Euripide dans leur transposition chez Holderlin et Kleist », in AJpectJ de I‘époque goethéenne, Gottingen, 1977, p. 240-254, et la conférence de Turin sur la figure de Dionysos chez Holderlin, pour paraître dans les Annales aknander (( )) (( (( trimertrielleJ. 24. W.T. Krug, Lexique général pour la Jcience phdoJophique, 1832- 1834, article Force formatrice et impulsion formatrice )) t. I, p. 360 54, 25. Cf. l’article de Goethe (( L’impulsion formatrice dans l’édition de Hambourg, t. X I I , p. 3234; et aussi dans I’Edition complète de Cotta, t. XIX, Stuttgart, 1969, p. 145. 26. Édition historique et critique de Novalis, éd. Paul Kluckhohn et Richard Samuel, t. II, Stuttgart, 1960, p. 426, n<’32. 27. Friedrich Gottlieb Klopstock, û3uureJ rhoisie~,éd. Karl August Schleiden, Darmstadt, 1969, p . 180. 28. Cf. note 5, la conférence de Kreutzer, p. 23 sq. 29. Dans l’interprétation méticuleuse et fondamentale de l’élégie par Jochen Schmidt (L’élégie de Holderlin n Pain ct Vin P, le déoeloppement du style hymnique dans la poésie élégiaque, Berlin, 1968), la lecture de (( esprit )) comme Dionysos est admise : (( Le mythe de Dionysos détermine la matrice du poème, jusque dans les dbtails. D Malgré cela, l’auteur cherche à conserver la signification (( générale )) d’esprit. II déclare ainsi : Plusieurs traits repris à la légende caractérisent I’eJprit (qu’il faut bien comprendre au sens général comme le divin dans l’acceptation la plus englobante) dans un sens plus particulier comme Dionysos. I1 faudrait s’entendre! Faut-il lire (( esprit )) dans un sens général, celui qui passait pour aller de soi, ou faut-il le lire comme une nomination de Dionysos? Ou bien s’agiraitil de l’entendre dans les deux sens? Mais dans ce cas, qui est responsable de l’ambiguïté, ou mieux de (( )) (( )) 320 la contamination? Est-ce Hdderlin, ou ses interprètes? Ou bien n’est-elle que la suite de cette fausse évidence dans laquelle le passage a longtemps été compris? Momme Mommsen se prononce quant à lui sans ambiguïté pour une interprétation d’* esprit comme désignant uniquement Dionysos. Cf. Dionysos duns lu poésie de Holderitn (1963). 30. A Niethammer, le 13 novembre 1806. )) Holderlin, disciple de Dionysos Situation et portée d’une relation exemplaire Bernard Boschenstein (( Tu l’as capté, tu as compris le langage des étrangers, interprété leur âme ’! )) Rousseau, le traducteur d u message des dieux à qui Holderlin s’adresse ainsi comprend l’étrangeté seulement parce qu’il est lui-même (( étrange )) et (( étranger ». (« Comment désigner l’étranger? », est-il dit dans l’hymne (( Le Rhin )) à son propos ’.) Cette double qualification de traducteur et d’étranger prend appui sur le (( dieu du vin )) qui produit lui aussi une traduction du (( langage des plus purs )), des dieux, en exprimant leur ((plénitude sacrée )) par une création qui ne se soumet pas à des lois (métriques et politiques) déjà établies, mais qui reflète une innocence première 3 . Ce langage de Dionysos (( frappe )) en revanche (( de cécité )) ceux qui ne prêtent pas leur attention aux dieux. I1 est fait allusion ici à la foudre qui a engendré le dieu du vin en tuant Sémélé, sa mère. Le langage de Dionysos est donc à la fois éclairant et destructeur, selon l’attitude de ceux qui sont appelés à le recevoir. Holderlin écoute Rousseau afin de comprendre comment son modèle a pu s’ouvrir à ce langage de la totalité non encore organisée sans se perdre, sans ployer sous ce fardeau. I1 y a une certaine polarité entre la fermeté, la sûreté de l’écoute de Rousseau et l’absence de (( lois )) dans la parole qu’il crée afin de transmettre cette écoute. Holderlin se sert ici,de deux médiateurs, de Rousseau d’abord, puis, à travers lui, de Dionysos. L’un et l’autre sont porteurs d’un langage de la médiation qui a un rapport immédiat avec l’origine de la vie. Ils restent tous deux en contact permanent avec un état premier qui comprend, mais sous une forme encore diffuse, la plénitude qui précède tout état différencié. Le terme de (( sans loi )) appliqué à Rousseau et à Dionysos est aussi invoqué, par Holderlin traducteur de Sophocle, pour Antigone 5 , lorsque l’opposition qu’elle exprime face à Créon est rapprochée des a lois non écrites )) auxquelles elle se réfère, (( lois appartenant au ciel », dans la traduction de Holderlin. Antigone et Rousseau sont unis dans leur conception (( originelle 1) des lois. Les deux font opposition 322 à un état figé qu’ils rencontrent et qu’ils aimeraient voir s’écrouler. Les deux font œuvre de législateur sur la base d’une origine qui précède toute légalité. Cette origine se confond avec le pouvoir dionysiaque. Sa propriété est la force d’éveil qui s’empare des peuples et de leurs maîtres. Les prophètes de l’Ancien Testament, les poètes grecs et les événements guerriers déclenchés par la Révolution française ont cette faculté d’ébranler un monde menacé de manque d’inspiration et de créativité ’. La révolution ressemble dans ses conséquences, aux yeux de Holderlin, au langage des prophètes juifs et des poètes grecs. Comment Holderlin en vient-il à unir ces trois moments de l’histoire qui, tous les trois, lui servent à présent de modèle? Dans ces trois cas, une volonté divine se fait entendre que n’entrave pas une institution arbitraire. Le langage des prophètes est une traduction authentique d u message divin, comme le sont les drames de Sophocle ou les odes de Pindare. Ces poètes sont un modèle par la force de leur réception d u vrai sens des mythes et par leur faculté de créer un langage qui correspond à ce qu’ils ont capté. Ce langage reflète une totalité indistincte, mais aussi sa négation. A travers cette dernière, la totalité se fait comprendre. Antigone a besoin de Créon pour que sa position puisse s’articuler, comme Rousseau répond à ses contestataires et cerne ainsi sa pensée, comme Holderlin se confronte à une thématique que lui offre la tradition antique ou biblique ou médiévale ou plus récente afin de la structurer, dans un deuxième temps, selon l’opposition entre (( nature )) (Natur) et (( culture n (Kunst), entre 1 ’ aorgique ~ )) et 1’«organique ». Les prophètes, en dénonçant le mal qui agit sur le peuple d’Israël, font entendre la parole de Jéhovah. Et les guerres issues de la Révolution française expriment, selon Holderlin, une volonté de liberté et de fraternité qui ne peut s’affirmer qu’à travers les résistances des anciens régimes. L’histoire se fait alors le théâtre d’un dialogue violent que semble inspirer un nouveau sens de l’unité et du progrès qui parle à travers les combats idéologiques les plus récents. Holderlin veut se faire l’écho de ce langage de la totalité différenciée en deux pôles, en créant une méthode poétique qui sert le langage de l’Un à travers sa division cohérente. Cette division est préfigurée, aux yeux de Holderlin, par la tragédie grecque dont l’exemple le plus rigoureux nous a été donné par Sophocle. Un distique de Holderlin résume l’essentiel de ce que Sophocle constitue pour lui : Nombreux sont ceux qui, en vain, se sont essayés à dire la plus grande joie par la joie. Ici, enfin, elle se révèle à moi, dans le deuil. Viele versucbten umsonst das Freudigste freudig zu sagen, Hier spricbt endlicb es mir, bier in der Trauer sich aus ’. Cette joie démesurée, c’est celle qui s’apparente à (( ce triomphant délire qui saisit les chanteurs soudain dans la nuit sainte )) (« Pain et Vin »). Elle s’exprime au milieu du plus grand deuil dans Antigone, au début du cinquième acte (selon la division adoptée par Holderlin), lorsque, après le départ d u devin Tirésias et avant que soit annoncée la nouvelle de la mort des deux fiancés, Antigone et Hémon, le chœur chante Dionysos en exaltant sa nature de dieu de la joie », c Freudengott ‘ O ». Comment le sacrifice de ces deux jeunes morts peut-il être rapproché de la joie suprême? L’un et l’autre, Antigone et Hémon, meurent en restant fidèles à leur dieu : Antigone à (( son Zeus ” N qui garantit (( les lois d u ciel )) et qui exige la fidélité aux morts envers et contre les lois édictées par le pouvoir temporel; Hémon en rappelant à son père l’honneur d û aux dieux souterrains, dans un dialogue conflictuel qui met en cause le pouvoir solitaire de ce père, séparé des citoyens. Exactement au milieu de la stichomythie qui oppose le père au fils (les vers 773 et 774 de Holderlin) se trouve la confrontation entre la conception que Créon se fait de son pouvoir qu’il croit incontesté et celle d u respect des dieux souterrains exprimée par Hémon. Or, ces vers du milieu sont considérés par Holderlin comme la transition d’une constellation 323 appelée (( grecque )) vers une nouvelle constellation dite (( hespérique )) 1 2 . Cette transition acquiert son véritable sens à la lumière de la mort des deux jeunes protagonistes. L’événement de cette mort est significatif du passage d’un monde où la mort est physiquement subie vers un autre monde où elle est intériorisée. Or, cette intériorisation est rendue par le traducteur sous la forme d’une modification importante : l’honneur dû aux dieux devient la (( sanctification du nom de Dieu D. Cette sanctification est liée à l’acte même de la compréhension de la nature de Dieu qui se fait par la fondation du nom approprié. Or cet acte de fondation correspond à la réflexion moderne de celui qui traduit le nom antique en un nom actuel. Cet acte de la traduction passe des dieux à Dieu, de l’honneur qu’on leur rend à l’esprit qui pense le sacré, Cette réflexion se fait ici dans la communauté avec des êtres fraternellement aimés. Pour cette sanctification de la fraternité, Holderlin use ailleurs du terme de c Gemeingeist », esprit communautaire, en ajoutant que celui-ci s’appelle Bacchus 1 3 . Bacchus, joie suprême sur un fond de deuil, préside au passage de l’état grec à l’état hespérique. I1 est le dieu qui incarne ce passage. Ainsi, lorsque Holderlin explique 1’u insurrection 1) qui caractérise l’action d’Antigone, en l’interprétant comme un (( retournement de tous les modes de représentation et de toutes les formes l 4 », il cite l’invocation de Dionysos dans le dernier chœur de la tragédie : (( .rcpo<pctvq0i(û&ooç) )) (( Sois manifeste (dieu)! », afin de bien marquer le lien étroit entre la nature de ce dieu et la révolution qui détermine la pièce de Sophocle, mais bien plus encore l’éclairage sous lequel il la comprend. Antigone, c’est pour lui le grand exemple de sa vision de la révolution qu’il définit ailleurs comme ((une future révolution des conceptions et des manières de voir ». Dionysos serait ainsi le moment où le vent de l’histoire tourne : où ce qui fut pouvoir autoritaire et honneurs archaïques offerts aux dieux de la cité se transforme en adhésion en profondeur à la communauté d’amour qui unit les morts aux vivants et ceux-ci aux générations futures. En se souvenant de Polynice mort, au moment même où ils mourront eux aussi, Antigone et Hémon libéreront la voie de l’avenir au profit du nom le plus sacré qui garantisse l’expérience de l’essentiel, celui du Dieu commun à tous ceux qui obéissent aux lois (( non écrites et fermement établies dans le ciel ». Dionysos est le dieu qui donne une forme et un sens à ce tournant. I1 est celui qui va profondément en arrière - en se souvenant de la mort de sa mère qui lui a donné naissance - et en même temps profondément en avant, vers la fête de l’unité finale qui sera le banquet des dieux dans la maison des hommes 16. Ainsi il est le dieu qui est invoqué lorsqu’il s’agit de donner de nouveaux noms aux divinités. Sophocle l’appelle nohuhvupe, (( dieu aux multiples noms ». Holderlin change cette appellation en (( créateur de noms ». Dionysos serait alors, une fois de plus, le principe générateur d’une nouvelle compréhension des forces et formes essentielles qui doivent aboutir à un nouveau langage. Cette génération du langage fait de lui le dieu des poètes tel qu’il est célébré dans la première tentative hymnique de Holderlin, (( Comme au jour du repos l ’ . . . ». La comparaison de sa naissance avec la naissance du chant signifie qu’il est particulièrement proche de l’acte de l’engendrement et de la naissance - qui, chez lui, ne font qu’un. Mais il rachètera, dans la vision de Holderlin, la mort de sa mère qui précède cette naissance par la conjuration du péril d’une telle présence de l’élémentaire qui ruine toute protection. Ce rachat, c’est, dans la poétique de Holderlin, le corps du texte qui renferme le feu venu d’en haut. I1 y a dans cet aspect protecteur et limitatif une élucidation de ce qui se donne à voir dans l’épiphanie concrète invoquée par le chœur : (( Sois manifeste, dieu! )) Le chœur d’Antigone, d’où ce vers est tiré et interprété à la lumière de la Révolution française et de ses conséquences pour l’Allemagne de Holderlin et de ses contemporains, est riche de traces d’une lecture très spécifique que Holderlin traducteur a faite du texte grec : au lieu de nommer Dionysos (( l’orgueil de la jeune femme qui est la fille de Cadmos », le traducteur en fait (( l’orgueil des eaux aimées par Cad- mos )). Dans la seconde strophe, les nymphes coryciennes deviennent les eaux bacchiques d u Cocyte, et les coteaux ornés de lierre se transforment en (( fontaines qui écoutent au loin ». Trois fois, donc, l’eau remplace, soit une fille ou des nymphes, soit une pente. L’eau étant désignée comme celle d u Cocyte, d u fleuve des enfers, Dionysos est, beaucoup plus que chez Sophocle, situé ici dans la sphère souterraine des morts. A cette sphère s’allie (( 1’I.mpénétrable)) que Holderlin ajoute aux motifs éleusiniens propres à Sophocle. I1 s’agit de l’intérieur de la terre que le Dionysos holderlinien domine également. Ces modifications du texte original renforcent considérablement la relation de Dionysos au domaine des morts qui dicte, dans l’interprétation des Anmerkungen zur Antigonae, le cours de l’action d’Antigone. Ce rapport privilégié avec le monde qui habite sous la terre constitue aussi une relation étroite avec le souvenir. Ce dieu reste fidèle à sa ville natale. Lorsqu’il la quitte, c’est pour y revenir : (( Dorther kommt und zurtlck deutet der kommende Gott 19. N (C’est là d’où vient et c’est là ce qu’indique, en se retournant, le dieu à venir.) Ce dieu est donc fixé par sa naissance tout en s’appelant le dieu qui advient. Mémoire et avent, regard en arrière et annonce d’un avenir imminent se confondent en lui. C’est peut-être là ce qui lui assigne, dans la perspective holderlinienne, le lieu d’élection à l’intérieur des tragédies : le sens d’Antigone est pour Holderlin la simultanéité de la fidélité au mort et de l’avènement d’un état de fraternité universelle. Le passé et l’avenir qui se rejoignent ici appartiennent ensemble à ce qui fait le propre de cette divinité qui pr yi e nt et advient en même temps, dieu de sa propre origine et de son propre avenir. Etre simultanément le souvenir de la dimension du feu céleste et de la terre impénétrable et l’annonce d’une fête universalisée qui signifiera l’union durable de ces deux composantes, c’est obéir à la fois à la structure du renvoi et à celle de la prophétie. Pourquoi cet attachement permanent de Holderlin à Dionysos? En lui, il pouvait être à la fois proche d u Christ et de l’Antiquité grecque, proche de ces deux constellations, chacune porteuse d’un passé et annonciatrice d’un avenir. Les penser ensemble, c’est inventer cette troisième incarnation provenant des deux et s’accomplissant dans ce que les poètes (( fondent )) : le (( durable 20 ». Fonder (stl‘iften),c’est le mot que Dionysos utilise lui-même dans le prologue des Bacchantes, lorsqu’il révèle son intention de (( fonder mon mystère, afin d’apparaître un dieu aux hommes *’ ». (( Ici, à Thèbes, j’ai institué mon chœur n : le fondateur est le modèle pour le poète qui se demandera : (( Pourquoi des poètes 2 2 ? »,en répondant à Sophocle qui dit, dans D (dans la traduction de Holderlin) ou plus exacCEdipe roi : (( Pourquoi chanter tement : (( Pourquoi danser dans un chœur? n Parce qu’il faut voyager à travers (( la nuit sainte )) : à travers l’avent, à travers Noël, en se situant à cette limite qui s’inscrit au milieu du temps qui doit se retourner pour porter fruit. Ce voyage dans l’espace du souvenir qui se retourne en avenir, c’est une structureclé des poèmes de Holderlin. On la découvre entre autres dans (( Pain et Vin », dans a Patmos »,comme dans (( Souvenir ». Ce dernier hymne de Holderlin combine une grande partie des éléments interprétés ici comme étant essentiels à l’image du Dionysos de Holderlin. La description d’un grand voyage en mer rappelle le voyage de Dionysos aux Indes. Mais cette fois, les Indes se transforment en Amérique. Le tournant de l’Orient vers l’occident résume le changement d’orientation exigé par la nouvelle constellation hespérique. Ce changement est, comme dans la tragédie de Sophocle, lié au tournant qui s’inscrit dans la thématique du deuil : en s’identifiant, au cœur du poème, un instant avec Diotima, la défunte, et en s’imaginant appartenir déjà, comme elle-même, aux ombres souterraines, le poète se ressaisit pourtant en tirant de ce souvenir la force qui émane (( des journées de l’amour / Et des grands faits accomplis 24 ». Le dialogue authentique avec Diotima et les Grecs se distingue des pensées éphémères qui ne dégagent pas le sens profond du deuil, concrétisé en fidélité à l’essence indestructible de l’amour. C’est cette dernière qui appelle le poète à charger 325 le vent du nord-est de messages pour les marins. Ce vent apporte a l’esprit de feu )) qui est celui de Dionysos. Il conduit la pensée qui active les souvenirs vers (( un figuier qui croît au milieu d’une cour 2 5 ». Ce figuier rappelle celui que, dans la traduction erronée de Holderlin, le Dionysos des Bacchantes d’Euripide situe au lieu du tombeau de sa mère 2h, arbre donc qui évoque la mémoire d’une rencontre entre le feu d u ciel et la terre et qui, dans l’univers holderlinien, est éminemment chargé de la dimension du souvenir. Car l’hymne (( Mnémosyne N a pour point de départ le vers : Sous le figuier, mon Achille est mort 27. )) Dans l’Évangile, nous rencontrons les deux figuiers : celui dont les branches sont pleines de sève et dont les feuilles annoncent l’avènement de l’été 28 et celui qui ne porte pas de fruits et que Jésus condamne au dépérissement 29. Le premier appartient au monde dionysiaque, tel que Holderlin le conçoit. Le second indique une menace de stérilité qui pèse sur l’hymne (( Mnémosyne n, si le souvenir, qui se nourrit d u deuil, ne réussit pas à obtenir de nous que le regard tourné en arrière, celui qui nous a presque privés du langage authentique, parce que nous dépendons si fortement du passé glorieux, mais entravant, de l’Antiquité, change d’orientation et accueille l’événement d’une nouvelle prise en charge de la temporalité authentique : (( Le temps est long, mais voici paraître le vrai ?‘I. N Cette épiphanie serait le fruit d’un deuil qui ne se fige pas en (( absence de douleur », mais qui travaille en profondeur, là où (( les mortels 1) atteignent l’abîme avant les dieux, parce qu’ils sont seuls à faire l’expérience de la privation du sens qui précède celle de l’avènement d’un tournant. Même dans ce texte hermétique - et dont la forme définitive est controversée 12 - les références discrètes à Dionysos indiquent le chemin d’une productivité qui se nourrit d u deuil, centré autour des héros antiques, afin de surmonter la fatalité périlleuse de la mort de Mnémosyne, mère des Muses, pour l’ère hespérique. Dionysos est toujours présent là où le destin du poète et du poème est en jeu, qui dépend d’un tournant dans les rapports entre le divin - le donneur de sens - et les hommes. L’événement de la naissance périlleuse de Dionysos, les réponses qu’il a lui-même données à son propre destin élémentaire, l’énergie rétrospective et prospective contenues dans le mouvement qui le conduit selon Holderlin de l’Antiquité à l’Hespérie, sa prise en charge de la mort sacrificielle qui ouvre la voie à une nouvelle communauté que la fraternité rendra cohérente - ce sont là des thèmes qui ne sont pas simplement évoqués, mais véritablement transformés par Holderlin en un drame structurant la succession des vers qui en sont le théâtre. Avec Dionysos, Holderlin repense les conditions de la préparation de l’épiphanie d’une vérité toujours médiatisée par une forme de poésie qui, tout en donnant la réplique à Sophocle et à Pindare, agit en pleine conscience d’une ouverture non encore traduisible en paroles fixées. Dionysos reste ainsi l’avent de la parole à trouver, de celle qui sera, un jour, révélée aux jeunes et aux vieux, lorsque la joie aura rencontré les vrais résonances, celles qui pourront en témoigner dans l’authenticité 3 3 . Bernard Boschenstein NOTES 1. (( Rousseau »,vers 29 54: Grosse Stuttgarter Ausgabe (=StA), II, p. 13. Les citations données en français, si elles ont souvent été traduites par moi-même, doivent pourtant beaucoup à l’édition de la Pléiade ainsi qu’à la traduction d’Antigone par Philippe Lacoue-Labarthe (Paris, 1978). 2. Der Rhein », v. 149. SrA, II, p. 146. 3. Cf. à ce propos mon article (( La transfiguration de Rousseau dans la poésie allemande à l’orée d u x ~ x ~ s i è c:l eHolderlin - Jean Paul - Kleist », in Annales de la société Jean-Jarques Rousseau 36, 1966, (( 326 p. 153- 17 1, qui accentue davantage une thématique déjà traitée dans mon étude préliminaire HoiderIinr Rheinhymne, Zurich et Fribourg-en-Brisgau, 1959; 2' éd. 1968. 4. 5. 6. 7. 8. ((Der Rhein », v. 146. StA, II, p. 146. Anmerkungen zur Antigonae, StA, V, p. 268, 28. Antigonae, v. 471 sq. StA, V, p. 223. Cf. l'ode Dichterberuf »,StA, II, p. 46-48, en particulier les v. 34-36. Sophokles », StA, I , p. 305. 9. StA, II, p. 91, v. 47sq. IO. Antigonae, v. 1169. StA, V, p. 253. I I . Ibid., v. 467, et l'interprétation que Holderlin fournit dans les Anmerkungen zur Antigonae. StA, V, p. 223 et 226. 12. Anmerkungen zur Antigonae, StA, V, p. 267, 1-10. 1.3. Der Einzige v (variante), StA, II, p. 75 1, 20. 14. Anmerkungen zur Antigonae, StA, V, p. 271, 5 . 15. Lettre à Johann Gottfried Ebel du 10 janvier 1797. StA, VI, p. 229, 45 rq. 16. Cf. l'hymne (( Friedensfeier v , StA, III, p. 533-538. 17. Wie wenn am Feiertage ... », StA, II, p. 118-120. L'importance de Dionysos pour cet hymne est mise en relief dans mon article à caractère introductif, N Geschehen und Gedachtnis », in Le Pauvre Holterling 7, 1984, p. 7-16. 18. Antigonae, v. 1162 rq. StA, V, p. 253. 19. (( Brot und Wein », v. 54. StA, II, p. 91. Cf. l'étude de Manfred Frank, Der kommende Gott. Vorlesungen über die Neue Mythologie, Francfort, 1982. 20. (( Andenken », v. 59. StA, II, p. 189. 2 1. Die Barchantinnen der Euripides, v. 2 1 rq. StA, V, p. 4 1. 22. Brot und Wein », v. 122. StA, II, p. 94. 23. ,<War sol1 irh singen? >, @dipus der Tyrann, v. 914. StA, V, p. 163. 24. (( Andenken », v. 35 et 36. StA, II, p. 189. Je renvoie, pour ce poème aussi, a l'article cité a la note 17. 25. Ibid., v. 16. StA, II, p. 188. 26. Cf. à ce propos mon article Die Bakchen des Euripides in der Umgestahung Holderlins und Kleists », in Arpekte der Goethezeit, Gottingen, 1977, p. 240-254. 27. Mnemosyne »,v. 36 rq. StA, II, p. 194. 28. Mt. 24,32; Mr 13,28; Lr21,29. ; 13,6-9. 29. Mt. 21,19-21; MC 1 1 , 1 3 ~ q .LC 30. Mnemosyne 1' et 2'versions, v. 16-18. StA, II, p. I93 et 195. 3 1, Ibid., 2'-version, v. 2. StA, II, p. 195. 3 2 . Friedrich Beissner a proposé une 3' version, en combinant une nouvelle première strophe avec les deux autres, ce qui n'a pas entraîné un consensus de tous les interprètes. Cette question reste pour moi, également, entièrement ouverte. 33. L'aspect contraire d'un Dionysos garantissant l'ordre, l'habitation sûre, l'attachement ferme a la terre, la résistance à la tentation de la mort, tel qu'il se dégage de l'hymne Der Einzige », mériterait une recherche autonome. II ne peut être question ici de l'intégrer aux éléments centraux dont notre étude a traité. (( (( (( (( (( (( (( )), (( Souvenir d’CEdipe Renate Boschenstein Pour Peter Horst Neumann (( N e m’oblige pas à combler ce désir funeste ... )) : telles sont les paroles d u dieu soleil à Phaéton, lorsque celui-ci exprime le désir de conduire son char de feu ’. Holderlin n’a jamais oublié le récit d’Ovide relatant la rencontre, placée sous le signe de la mort, entre le fils mortel et le père divin, récit qu’il traduisit en 1795 sous l’impulsion de Schiller. Bien plus tard, il emploie encore c Katastrophe Phaethon #, formule qu’il a choisie pour un texte projeté qui aurait eu pour titre (( Gesang der Musen am Mittag )) (StA, II, p. 317). O n comprend aisément que, cette figure ait,été à nouveau présente à son esprit, au moment où sa lecture approfondie de l’edipe de Sophocle avait pris un caractère identificatoire : comme CEdipe, Phaéton est tourmenté quant à son origine; comme lui, ses doutes le poussent vers Apollon; comme lui, ce chemin le conduit à sa perte. Ainsi le grand poème que Holderlin consacre à CEdipe, (( In lieblicher Blaue », n’a pas été altéré en devenant le testament poétique fictif du héros d’un roman, Phaethon, décrivant la catastrophe subie par un artiste: Une situation de texte qui n’a pas son pareil : un poème inséré, d’un éclat et d’une profondeur incomparables, qui se donne à lire comme faisant partie d’un roman dans lequel un très jeune poète enthousiaste s’efforce d’imiter une tout autre ceuvre du même auteur, l’Hypérion. Cette situation est devenue un (( schibboleth )) de l’approche de Holderlin et de la poésie en général. Tandis que des chercheurs marquants venus d’autres horizons (Heidegger, Schadewaldt, André Green n’ont pas hésité à considérer (( In lieblicher Blaue )) comme un texte capital de Holderlin, servant de point de départ ou de référence pour leur réflexion, et tandis qu’André du Bouchet lui a consacré non seulement une traduction admirable mais aussi une évocation presque magique 3, ’> 328 l’incertitude quant à l’origine réelle d u texte, en revanche, a maintenu un tabou sur ce poème chez la critique philologique proprement dite. I1 est certes indubitable que Waiblinger [...I restitue à travers les notes d u héros celles de Holderlin malade. I1 est pourtant difficile de savoir s’il recopie à la lettre l’muvre de Holderlin, s’il n’apporte pas par endroits quelques enjolivures, s’il ne mélange pas certains poèmes entre eux. En outre, on ne peut pas établir avec certitude s’il s’agit à l’origine d’un seul poème composé d e trois parties - ceci malgré l’unité apparente suggérée par les motifs d u Maass a [...] et d e la Grèce [...]. Ce lien pourrait justement être l’ajout de Waiblinger dans un souci d’équilibre et de perfectionnement [...] I1 ne peut donc pas être question d e gesezlicher Kalkul a (II, 2, p. 991 sy.). (( (( En conséquence de ce verdict de Beissner, le texte manque dans certaines éditions; ce même verdict a aussi empêché, dans une large mesure, l’apparition de commentaires et d’interprétations de ce poème. Pour autant qu’on puisse en juger, on trouvera parmi les exégèses consacrées à Holderlin à peine une qui se voue à ce texte, à l’exception de celle de W. Kudszus qui place le poème dans un rapport de réciprocité avec le fragment hymnique (( Griechenland N ’. L’interprétation la plus pénétrante de l’ensemble du texte est d’inspiration théologique. Dans son livre L’ldole e t la Distance (1977), J.-L. Marion examine les manifestations d u dieu absent chez Nietzsche, Holderlin et Denys l’Aréopagite. La forme d’approche de cette étude approfondie (laquelle est un interlocuteur ici d’autant plus important que la perspective théologique est déterminante pour ma propre compréhension de Holderlin) s’inscrit dans ce courant contemporain de la philosophie française qui se réclame de Heidegger et de Lévinas. Il est inutile de souligner combien l’accent mis sur un éloignement de Dieu, signifiant un ménagement de l’homme, rencontre la conception que Holderlin se fait d u rapport entre le divin et l’humain. Or cet éloignement est appréhendé par Marion à partir d’une conception donnée d u divin qui laisserait derrière elle toutes les (( idoles », c’est-à-dire toutes représentations restreintes de Dieu. En regard de la nature supratemporelle de celui-ci, l’expérience de l’inaccessibilité de Dieu, objet de foi, se confond avec la souffrance du sentiment d’un manque qui a pris sa place pour la subjectivitt moderne en proie au doute. I1 y a ici, à mon avis, une distinction catégorielle que l’on peut repérer dans les textes qui nous occupent. C’est pourquoi je partirai de la problématique d’un sujet qui interroge, pas seulement pour une question de méthode, mais aussi parce que Holderlin lui-même ne s’est jamais écarté de cette problématique malgré toutes les tentations d’une interpénétration d u sujet et de l’objet en général, et d u sujet et d u divin en particulier et que, même à la fin de sa vie, il s’en est réclamé avec force et lucidité. I1 faut bien souligner ce lieu spécifique d u texte qui concerne à la fois les alentours des derniers fragments hymniques d’une part et les poèmes désignés comme (( tardifs N d’autre part, c’est-à-dire des vers d’une construction formelle généralement simple, datant de l’époque de la maladie présumée, ainsi que l’effort constant soutenu jusqu’à la fin pour distinguer entre elles les représentations diverses de Dieu, malgré une quête constante de la divinité dans son unité. A la différence de cette exégèse synthétisante, qui en même temps accepte mais neutralise la polysémie du langage poétique en tant qu’expression de l’éloignement indicible du Père, l’interprétation qui suit se fixe le but beaucoup plus modeste de comprendre le texte en partant d’un contexte spécifiquement holderlinien. Je voudrais montrer qu’il répond bien à un t gesezlicher Kalkzil », de telle manière qu’il ne faudrait plus l’appréhender comme un fragment, mais comme un poème. Ce faisant il ne faut pas trop rapidement écarter le problème délicat de la transmission d u texte. L’argument le plus convaincant en faveur de la paternité authentique de Holderlin reste le fait que le jeune Waiblinger, au regard de ce qu’il nous a laissé par ailleurs, n’a nulle part prouvé qu’il aurait pu élaborer un poème 329 aussi saisissant, même stimulé par l’impulsion de textes ou de paroles de Holderlin, même en composant à partir de tels éléments. Ce que Waiblinger a été capable d’imiter avec plus ou moins de bonheur, c’est la prose lyrique de Hypérion. En revanche, l’imbrication particulière entre ce qui est tout à fait concret et qui se présente en apparence comme simple, et la pensée la plus dense et la plus substantielle, imbrication qui caractérise le Holderlin de la dernière époque, Waiblinger n’a pas été en mesure de l’imiter. I1 est difficile de croire que celui qui a écrit : (( Lutter avec Dieu, n’était-ce pas depuis toujours fâcheux (misdich) 5 ? )) puisse être le même que celui qui écrit : (( Lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. n Et la disposition originale en vers pindarisants, expressément signalée dans le roman par le narrateur fictif, témoigne plutôt dans le sens de la loyauté d’un jeune admirateur envers l’œuvre de Holderlin, car de tels vers se seraient bien accordés avec le style du roman et il faut supposer que Waiblinger n’a pas voulu modifier de sa propre initiative la version en prose dans laquelle il avait peut-être transcrit le texte en le copiant. Cependant, l’interconnexion entre le texte et le roman dans son ensemble n’en demeure pas moins étrange. La mesure (Maass) et la pureté (Reinheit) sont les leitmotive de l’histoire du jeune sculpteur Phaéton qui court à son malheur, par la démesure de sa quête du sens et suite à la perte de sa pureté sexuelle, d’une manière très trouble, qui invite à la lecture psychanalytique. Presque tous les éléments du texte (( In lieblicher Blaue N apparaissent aussi dans le roman, parfois en revêtant une fonction structurante : la vierge, les trois colonnes, la Beur, les myrtes et les roses, la Grèce, la Voie lactée, la révolution gigantesque des mondes, les comètes, l’œil de Dieu et, bien évidemment, le soleil. La vertu la plus sublime d e cette beauté est la pureté. Sa forme est comme celle d’une flamme d e lumière blanche incandescente. Aussi est-elle mesurée tout en étant plénitude ‘. L’éditeur de l’édition critique de Waiblinger suppose que ce jeune auteur (( a sélectionné quelques parties à partir de feuillets autographes de Holderlin selon des critères esthétiques et thématiques, se rapportant à la problématique du P H )). I1 me semble plutôt que Waiblinger, sous le coup des impressions que sa rencontre avec Holderlin lui avait laissées et saisi d’une contrainte psychique qui le poussait à composer un roman sur un personnage frappé de folie, entreprit le plan de son œuvre à partir des papiers reçus de Holderlin le 3 juillet 1822, c’est-à-dire de ceux que nous connaissons et peut-être d’autres qui nous sont inconnus. Waiblinger vécut sans doute un certain temps dans une très grande intimité spirituelle, proche d’un véritable échange osmotique, avec ce poète qui l’a si profondément bouleversé. Dans l’hypothèse où cette osmose eût suffi pour réunir les éléments du texte conformément à l’esprit holderiinien, il faudrait alors admettre que l’esprit de Holderlin serait resté authentiquement luimême à travers ce médium avec lequel il était uni sous le signe de Phaéton et de la lutte avec le dieu Apollon. ’ Le texte Le reflet et l’image Le dieu apparaît en premier lieu comme celui qui préside à ces tableaux du pays natal, tels ceux que nous connaissons par les poèmes (( Mnemosyne )), (( Griechenland », (( Und mitzufühlen das Leben N. (Je réduirai les renvois à des poèmes voisins au strict nécessaire pour la compréhension et ne m’en servirai pas comme 330 preuves pour établir l’authenticité d u texte ni pour construire un réseau se référant à la totalité de l’œuvre.) A l’intérieur de la sphère de la patrie (Heimat) tout est correspondances; le clocher resplendit de sa couleur bleue pour être en harmonie avec le bleu du ciel, de la même manière que dans (( Griechenland )) la terre s’habille de violettes bleues en signe d’amour du ciel. Le métal du toit confère à ce paysage idyllique une tonalité héroïque toute caractéristique de Holderlin, de même que les hirondelles, oiseaux migrateurs, ouvrent l’horizon sur le lointain. A la douceur de ce bleu si adorable (lieblicb) et si touchant (rubrend) s’oppose par contraste le cri des oiseaux. Mais si ce bleu (( touche »,il faut le noter, la présence d’un sujet de perception est déjà impliquée. En outre, la couleur du toit métallique apparaît comme miroir réfléchissant, comme manifestation de ce dieu dont la présence ne sera désignée dans tout le poème par aucun autre nom que le plus simple. (( Le soleil au-dessus va très haut ... )) : il est donc midi, l’heure des Muses, l’heure de la méditation dans la patrie, l’heure où Empédocle se prépare à mourir. C’est dans le décor de la vie bourgeoise la plus simple que se rencontrent ici deux divinités. La girouette crie (krzbt) au sommet du clocher, car elle représente ici le coq, annonciateur du Christ. Elle crie dans le souffle spiritualisé du vent, silencieusement (stille), ce qui n’est un paradoxe qu’en apparence : ce silence, célébré jadis par le jeune Holderlin comme un ami, est cet état de profonde concentration intérieure qui n’a jamais renié son origine piétiste, état dans lequel l’intensité des représentations sensuelles est toujours déjà intériorisée. Le silence de la girouette se reflète dans la (( vie calme )) (stilles Leben) de celui qui descend ces marches au-dessous de la cloche D. Celui-ci n’est pas ici (encore) le sujet de la perception du texte; il n’en est encore que l’objet. I1 introduit le motif central de la figure (Gestalt) et par là même la dimension platonicienne du texte. Par la figure - physique - qui apparaît sur l’escalier ouvert de la tour, décrit ici comme une sorte de campanile, le personnage indéfini (einer) devient représentatif pour l’ensemble du genre humain. Mais cette manière de comprendre la phrase, qui paraît aller de soi, se heurte assurément à une difficulté. U Bildsamkeit U (figure), concept favori de l’humanisme à l’époque de Goethe, n’est attesté ni chez Holderlin ni chez les auteurs contemporains dans le sens de (( structure du corps )) (tandis que Bildnng U s’emploie couramment dans le double sens de développement intellectuel et physique Mais on peut attribuer sans problème à Holderlin (à cette époque où il avait coutume, en particulier dans son œuvre de traducteur, de faire éclater l’opacité des mots) la re-concrétisation individuelle de ce mot : U Bildsamkeit U , c’est-à-dire K Bildbaftigkeit Y . Le passage de la figure (Gestalt) à l’image (Bild) sera justifié par les réflexions qui suivent. Tout d’abord, la dualité entre l’extérieur et l’intérieur, qui n’était jusqu’alors qu’implicite, se déploie comme une relation de la beauté et de la pureté, dont la polarisation n’est suggérée que d’une façon expérimentale avant d’être aussitôt dépassée et résorbée dans un mouvement d’harmonisation. Dans l’une des digressions que Holderlin a apprises auprès des poètes de l’Antiquité, les fenêtres sont comparées, à cause de leur forme arquée, à des arcades d’arbres. La formulation selon laquelle elles seraient encore (( à l’image de la nature )) (der Natur nacb, KUTÙ cpUoiv) ramène cette analogie à une généralité. La beauté physique trouve son analogie dans la pureté : (( Du départ, au-dedans, naît un esprit sévère. )) (Innen aus Verscbiedenem entstebet ein ernster Geist.) Ce dedans peut signifier soit l’intérieur de l’église, soit celui de l’homme. Pureté, esprit sévère, simplicité, sainteté sont des valeurs intériorisées équivalentes à la beauté apparente. L’esprit sévère (( naît )) U ans Verscbiedenem U ; malgré l’insistance marquée chez Holderlin sur la diversité dans la vie et dans l’esprit, précisément dans les poèmes tardifs, il semble plus justifié ici de comprendre U a u Verscbiedenem U comme ans Totem, Vergangenem U (versrheiden = décéder), ce que semble également suggérer la tournure du (( départ )) chez du Bouchet. Le passé apparaît en images, lesquelles englobent toutefois également les images présentes évoquées au début du texte, qui, mythiques, conservent ce passé. (( ”>. (( 33 1 Ce concept de l’image est essentiel, parce qu’il relie entre eux les choses et le sujet qui perçoit et se souvient. Lequel, dans cette même phrase, s’affirme aussi comme sujet du texte : U man ». Le sujet sait qu’il est tributaire d u contact avec les images et qu’il n’est pas dans un rapport immédiat avec l’univers; il se soumet avec humilité à ces images, parce qu’elles ne sont pas son propre produit, mais lui parviennent comme parole d’une instance divine. Celle-ci se manifeste à présent à son tour dans le texte, à l’intérieur d’un faisceau de désignations dont la variété est mûrement réfléchie : (( Les Célestes, le Divin, Dieu. )) (( Mais les Célestes, qui sont toujours bons ... 1) comprennent parmi eux les dieux de l’Antiquité, assurant ainsi la continuité de l’apparition du dieu du soleil, à propos desquels le problème de la théodicée se pose de façon plus brûlante que pour le dieu chrétien. L’assurance de leur bonté présuppose non seulement les doutes jamais apaisés de Holderlin, mais aussi toute l’inquiétude de l’époque pour laquelle les doutes de l’Iphigénie d’Euripide, réactualisés au travers de l’Iphigénie de Goethe, sont représentatifs. C’est dans l’espoir désespéré qu’ils soient toujours bons que débouche une série continue d’affirmations analogues : (( Car tout est bien », reconnaît le Christ mourant (II, p. 167); (( Ce n’est rien, le mal )) - formulation qui apparaît dans l’hymne à la Madone (II, p. 213). Les dieux sont aussi nommés ici les Célestes, car le ciel - dans une image (( simple et sainte )) - révèle sa richesse à travers des floraisons argentées ou à travers une couleur d’airain et de marbre (II, p. 209) : ce qui justifie la comparaison des Célestes avec des (( riches N qui possèdent tout à la fois : (( vertu et joie )) (Tugend und Freude). En fonction du calcul )) qui lui est propre, le texte intègre à nouveau ici cette opposition qu’il avait exclue auparavant entre 1’« Esprit sévère N et la (( beauté apparente ». I1 annonce du même coup l’harmonisation finale de la deuxième partie : L’allégresse de telle vertu mérite elle aussi d’être louée par l’Esprit sévère, qui, entre les trois colonnes, souffle, du jardin. A la différence de du Bouchet, je ne comprends pas ici t Tugend Y au sens de retenue : c Tugend », de tout temps un terme clé chez Holderlin, l’obséda particulièrement dans les dernières années comme un motif majeur des chants pindariques qu’il avait traduits. L’hpsni de Pindare connote la performance, la capacité, le mérite, et pas seulement avec le sens tout proche de ((mérite des athlètes )) (Athletentagend) des chants de victoires. Mais lorsqu’on attribue explicitement les vertus de U Tugend Y et de U Freude > aux Célestes, une des figures principales d u poème se profile déjà en arrière-plan : Héraclès. Dans le récit célèbre de Xénophon, le demi-dieu n’avait pu choisir que l’un des deux principes de vie qui s’offraient à lui, à savoir la vertu 9. Lorsque l’autre principe, dont le nom oscille entre les significations de béatitude et de jouissance, se trouve désigné par le terme de Freude Y, il gagne une nouvelle signification qui rend possible sa conjonction avec la vertu : la (( joie )) pleine de force de Holderlin, principe dionysiaque, n’est pas en contradiction avec une &p& qui se manifeste dans l’action et dans l’art. Le retrait du rôle de la révélation messianique dans l’énonciation poétique au profit de la conscience de son subjectivisme et de la spécificité de sa perspective, si caractéristique de l’époque tardive chez Holderlin, entraîne à cet endroit un raisonnement au cours duquel le sujet se regarde lui-même explicitement en train de questionner et de réjîécbir; a Je le croirais plutôt. N I1 faut examiner en détail l’affirmation selon laquelle l’homme serait capable d’imiter cette unité entre vertu et joie accordée aux Célestes. A l’encontre de cette idée, il y a le poids de la N fatigue )) (Miihe, Herculeus labor) qui se trouve cependant contrebalancé par la (( bienveillance )) (Freundiichkeit) qui forme un tout avec la pureté. Que faut-il entendre par cette (( bienveillance )) qui apparaît aux côtés de l’instance du cœur qui unit en elle nature et intériorité? En vertu du rapport de Holderlin à la langue, il faut relever ici l’importance de la racine de ce mot cher au poète, t Freund », au même degré que (( 332 sa parenté phonétique avec U Freude ( U ...und es sahn ihn [...I den Freudigsten die Freunde noch zuletzt N II, p. 167). La bienveillance dci cœur réside dans sa disponibilité en éveil qui sauvegarde le contact avec les Célestes, lesquels (( reposent n volontiers en lui (II, p. loo), de même qu’avec la nature et avec les compagnons. Le danger résiderait en un endurcissement obstiné et en la trahison de la relation d’amitié avec les dieux, à l’exemple de celle de Tantale. Ainsi légitimé, l’acte de se mesurer (sich messen) au divin signifie en premier lieu, non pas compétition, mais orientation et direction à suivre. L’aide, que livrent à cet égard les signes du Ciel, trouve une expression plus claire dans un fragment apparenté : (( Qu’est-ce que Dieu [...I / Plein d’attributs est le visage / Du ciel, de lui ... )) (II, p. 210). Cette sémantique céleste est la première version du U Es U de la deuxième partie ( K des Menschen Mass ist’s U ) qui désigne la mesure de l’homme. Ce qui s’exprime avec particulièrement d’intensité dans ce texte, c’est l’effort de pensée spécifiquement holderlinien qui cherche à suggérer le signifié en transcendant tout langage verbal au moyen d’une succession de concepts et d’images qui ne sont valables que de manière approximative. La phrase : (( Riche en mérites, mais poétiquement toujours, sur terre habite l’homme )) reprend la tension entre vertu et joie, dans une nouvelle opposition harmonisatrice. Ce qui se trouve thématisé ici, c’est la tension si virulente depuis l’Antiquité entre otium et negotium, qui est réactualisée tout d’abord à l’époque de la Réforme avec la valorisation théologique du travail considéré comme devoir sacré et ensuite au X V I I I ~siècle avec la naissance de l’idéologie de la performance. Ce n’est pas sans raison que, souvent dans la littérature allemande, la (( Muse )) et la K Muse U (oisiveté) ont aussi été rapprochées sur un plan sémantique. Déjà le jeune Holderlin avait dénommé (( oisiveté )) l’état poétique dans lequel lui apparaissaient des visions de l’univers et de l’histoire, alors que lui-même était transformé en orme ou en aigle. Cet état qui trouve son point culminant dans l’acte de lire, il l’appelle (( habiter la vie du monde N (I, p. 236 sq.). Dans les évocations tardives de cet état, la lecture s’oriente vers les signes du monde physique. II est important que ce soit cet acte de (( lecture )) - et non pas l’acte de parole propre au sujet - qui soit la marque manifeste même du (( poétique )) (des U Dichterischen U ) et devienne ainsi un bien propre à tous les hommes. Envisagé à partir de la problématique de la théodicée, il y a quelque chose de poignant dans la manière dont le (( je », amoureusement soumis à la divinité, renverse la situation de telle sotte qu’il doive se justifier de ne pas pouvoir vivre (( sans efforts n (mühelos), en harmonie, à l’égal des dieux. Cet humble sujet, plein de retenue lotsqu’il s’exprime, trouve malgré tout un soutien dans la certitude d’être à l’égal de cette image de Dieu à laquelle aboutit le raisonnement dans le poème. C’est la nuit, étrangère sainte - présente seulement, elle aussi, par le reflet, par l’ombre - qui confère à l’homme sa mesure sublime. Pourtant cette dignité de l’homme ne semble pas aller de soi, (( ...qu’on appelle une image de Dieu N (der heisset ein Bild der Gottheit) ; cette tournure implique une condition : (( S’il est légitime de l’appeler une image de la Divinité. )) I1 faut tenir compte du caractère médiatisé de l’existence humaine et, sous l’aspect de la cohérence du texte, de la correspondance avec le début du poème : la figure (Bildsamkeit) qui apparaissait au début dans la plasticité, se découvre à présent comme image (Ebenbildlichkeit). De même que le toit est le reflet du Ciel, au nom du soleil dispensateur de couleurs, de même l’homme est à l’image de Dieu, au nom de I’Ecriture qui l’a ainsi nommé. La figure et l’idée Ce serait une erreur de chercher à retrouver ici le schéma naïf-héroïque-idéal, comme la structure tripartite du texte pourrait nous y inviter. L’enjeu de la seconde partie du poème paraît être bien plutôt de renforcer et d’éclairer avec plus de précision le système de correspondances développé dans la première partie. Par là même, le 333 sujet qui lutte pour la connaissance fait dériver de plus en plus de soi un cfictas interlocator Y vis-à-vis duquel il justifie ses vues. Un questionnement insistant apparaît ainsi, qui rapproche la manière d u texte de celle de son héros, le roi (Edipe. Le jugement selon lequel l’homme peut et doit se mesurer à la divinité est confirmé par la conscience du fait qu’il manque (( une mesure sur la terre )), car rien n’est stable à l’intérieur du monde physique. La formulation, emphatique à la manière de Klopstock, et ressentie ici comme un corps étranger : ((Jamais monde d u Créateur n’a suspendu le cours du tonnerre N s’explique chez le Holderlin tardif comme la reprise fréquente d’éléments anciens ayant appartenu aux poèmes de jeunesse lesquels avaient déjà voulu réduire au silence le (( tonnerre du cours des Pléiades )) (I, p. 119). La loi du mouvement perpétuel de la nature condamne également la beauté de la fleur à l’éphémère. (. Weil Y a encore le sens ancien de (( solange », sens courant dans l’usage poétique vers 1800 lo.) A travers le (( soleil )) et (( l’œil », la divinité et le sujet sont contigus et, par cette métonymie, ce dernier se caractérise de manière plus nette encore comme sujet de la perception. Mais en même temps, celui-ci exprime par une nouvelle digression la violence déchirante de son sentiment, de manière incomparablement simple : Souvent, l’œil trouve en cette vie des créatures qu’il faudrait appeler encore beaucoup plus belles que les fleurs. Oh! comme je le sais! Car à saigner de sa figure (Gestalt), et au cœur même, de n’être plus entier, Dieu a-t-il plaisir? C’est sans aucun doute à Diotima qu’il est fait ici allusion, ainsi qu’à sa disparition. Le moi ne peut exprimer cette douleur extrême que sous la forme d’une question qui, ici, n’est pas rhétorique, mais remet en cause l’affirmation courageuse qui postulait la bonté des Célestes. Dans sa souffrance brûlante, le moi se confond avec cet autre paradigme important, celui d’une douleur extrême qui est celle d u Christ. Mais il se confond aussi avec (Edipe, qui, après s’être crevé les yeux, saignant (( de sa figure, et au cœur même )), n’est plus tout à fait entier. A la suite de la figure (Gestalt), de l’esprit et du cœur surgit avec l’âme une autre instance de l’homme qui s’affirme comme instrument de la communication avec le divin. C’est parce que (( divinement dolente en l’âme forte )) la Madone a supporté la douleur de la perte du fils qu’elle a mérité d’être adorée - tandis que (( Mnemosyne N rappelle le triste destin d’Ajax à qui une force semblable a manqué. Pour que cet instrument reste pur, il ne doit entrer en contact ni avec la douleur, ni avec le divin - comme ce fut le cas avec CEdipe. (( L’immédiat, pris en toute rigueur, est pour les mortels impossible, comme pour les immortels ... N (v. 285). Cette conception, toujours présente chez Holderlin, s’exprime ici à travers l’image de l’aigle qui menace d’accéder à la (( toute-puissance )) (dar Machtige). I1 s’agit en effet d’une menace, car si l’aigle, prince des oiseaux, est depuis l’Antiquité attribué à Zeus, il lui est autant interdit d’atteindre le Père puissant - l’Éther, auquel est substituée ici, à la manière des Hespériens, la qualité catactéristique -, qu’au poète, dont il est la figure et qui transforme le cri d’oiseau en chant poétique. Le Es Y dans la phrase suivante ne se rapporte pas à la toute-puissance mais, en vertu d u (( calcul )) générateur du poème, il se réfère à nouveau à la mesure. Ici apparaît le noyau platonicien du texte : on ne peut trouver la mesure que dans l’immobilité supratemporelle de l’Idée. C’est l’essence, c’est la figure. )) c Es ist die Wesenheit, die Gestalt ist’s. Le concept de (( figure )) s’est déplacé de la structure physique à la traduction schillérienne de l’d60ç. Par cet enracinement du concept de (( mesure )) dans le monde des idées, la question générale de la mesure obtient une première solution. I1 est nécessaire d’ancrer la (( mesure )) dans le concept platonicien de l’idée, puisque la sémantique du Ciel, mesure première, est également soumise au changement en tant que phénomène naturel, et pourrait par conséquent prêter à une interprétation erronée. <( 334 La troisième partie évoquera, par des exemples empruntés à la mythologie, les conséquences néfastes d’un manque de mesure. Une partie intermédiaire précède cette troisième partie et décrit le combat d’un sujet qui, face aux déchirements de la souffrance, cherche à sauvegarder la pureté. Il réfléchit sur un ruisseau qui, malgré sa connotation idyllique, annonce déjà les ruisseaux déchaînés de la troisième partie. La juxtaposition du petit ruisseau et de la Voie lactée a beau témoigner de la naitreté nouvelle du style tardif, elle n’en était pas moins déjà présente dans les poèmes de jeunesse : (( Ruisseaux, soleils entrent dans leur voie )) (I, p. 131). Le ruisselet, signe de la nature, est dans un rapport d’analogie avec l’œil de la divinité. Par là même, l’ambivalence de c srbeinen (à la fois f u e r e v, et uideri # > déplace l’action extérieure du regard à l’intérieur d u processus de la réflexion. La Voie lactée, de son côté, fait partie de ces signes qui annoncent l’arrivée du cortège des héros dans le poème : son origine remonte à cet épisode au cours duquel Héra, ayant découvert l’enfant Héraclès qu’elle détestait contre son sein, s’en débarrassa avec violence tandis que le reste de son lait jaillissait vers les étoiles ”. Le moi en proie à la souffrance reconnaît dans la clarté d u ruisseau et de l’œil divin un avertissement, mais il ne peut pas réprimer sa douleur : a ...des larmes, pourtant, sourdent de l’œil. D Ainsi Ménon se plaignait, tandis que son âme se figeait : (( A peine, si je pleure encore de froides larmes N (II, p. 77). Ainsi le moi se trouve séparé (( des figures (Gestalten) même de la création N et s’aperçoit d u paradoxe de leur (( vie allègre »,ce qu’il exprime par la comparaison étrange avec (( ces colombes seules parmi les tombes ». (Le t Weil semble revêtir ici une signification adversative : Wahrend icb docb. #) Le thème (( de ce qui est décédé D resurgit manifestement. Les colombes vivent sur un terrain chargé de passé. Elles sont seules, parce que leur existence est coupée de cette origine, de la même façon que les hommes sont seuls par la coupure avec le monde harmonieusement unifié de l’Antiquité, et de la même façon encore que Diotima fut seule en tant qu’Athénienne exilée dans le monde froid de la modernité. Mais celui qui a conscience de cette solitude, celui-là est voué au sarcasme. Si la réaction spécifique du moi face à ce sarcasme ne s’exprime que sous la forme d’une supposition - (( Le rire, pcartant, semble m’affliger, des hommes, car j’ai un cœur ... n -, alors l’importance de l’activité maîtrisée de la réflexion devient plus sensible, par laquelle ce moi se prend lui-même pour objet. Cependant, une inclination identificatoire vient s’opposer à cette perception aiguë des différences. Le moi est capable, même si ce n’est que sur le mode velléitaire du fantasme, de s’identifier à la comète, c’est-à-dire à un phénomène naturel, parce qu’il ne différencie pas ses propriétés (vitesse, feu, pureté) de celles qui sont semblablement désignées dans le registre humain. La première partie d u poème a suffisamment montré que l’homme a le droit de se comparer aux étoiles. Mais pourquoi justement à une comète? Les étoiles principales sont des divinités : seuls les héros et les demi-dieux sont métamorphosés en coristellations astrales, telle celle des Dioscures. Le désir d’une transfiguration analogue relèverait pour l’homme de la démesure. S’il est comète semblable à l’oiseau, le moi reste apparenté à l’aigle, avec lequel il s’était auparavant identifié en tant que poète, mais à un aigle privé de chant, mis à l’abri de l’hybris, qui ne parle plus en son propre nom, mais comme signe médiateur de la parole de Dieu. (I1 serait peut-être audacieux, mais non pas contraire à l’esprit de Holderlin, de penser ici à la signification étymologique de Haarstern la locution K O ~ ~ u i p c t v désigne souvent l’activité de (( défaire les boucles n - t die Locken losen », II, p. 198 - comme geste de sacrifice rendu en hommage aux morts : le moi-comète serait dans ce cas lui-même le sacrifice funéraire pour Diotirna.) (( La nature de l’homme n réalise le lien entre la nature organique-objectale de la première partie et le (( naturel N de la troisième. Par un subtil examen, l’opposition est cependant maintenue entre les traits spécifiques de l’humain et ceux de la comète. )) (( (( (( )); 335 V L’allégresse de telle vertu mérite elle aussi d’être louée par l’Esprit sévère, qui, entre les trois colonnes, souffle, du jardin. Quant à savoir s’il s’agit d’un jardin particulier, cela reste indéterminé. La vierge en tant qu’être humain qui observe la mesure, renvoie à ces (( créatures qu’il faudrait appeler encore beaucoup plus belles que les fleurs ». Le motif des myrtes fait le lien entre la deuxième et la troisième partie. Le myrte, qui dans la Grèce antique n’était pas un ornement nuptial, mais un ornement de fête et de victoire, nous emmène dans le monde des héros grecs. (( J’aimerais orner le glaive avec les sarments du myrte ... D : ainsi est-il dit dans l’ode d’Alcée traduite par Holderlin, ode qui célèbre les deux Dioscures Harmodios et Aristogeiton, les meurtriers du tyran qui cachèrent leur glaive dans le feuillage des myrtes. Mais Diotima rejoint dès lors aussi le cortège des héros : (( Vers vous, dieux de la mort/Là Diotima .............. héros D (II, p. 3 19). Réflexion Les héros, dont Holderlin a si souvent admiré la vigueur et les exploits, apparaissent sous le signe de la connaissance (Erkenntnis) et de la souffrance. Celui qui descendait l’escalier dans la première partie du poème (. einer #) et présentait à un sujet invisible la structure de la représentation imagée de l’homme est à présent lui-même sujet et devient représentation imagée (Bild) pour lui-même. De façon incomparablement pénétrante, le texte concrétise le thème central de la philosophie idéaliste. I1 démontre l’inéluctable, la possibilité et l’effet de la réflexion sur soi. L’ensemble des éléments de la partie introductive qui conditionne ce qui va suivre (et dont la phrase principale renonce à l’inversion habituelle) présente une structure apparemment archaïsante qui a sa raison d’être. Une tension est ainsi créée, dans la phrase qui thématise le reflet, qui ne permet pas à la phrase principale (« elle (l’image) ressemble à cet homme D - K es gleirbt dem Manne #) de confirmer l’évidence, mais fait de celle-ci la réponse positive à une question. Le fait que ce (( quelqu’un )) (ein) se concrétise explicitement en un homme (Mann) autorise la réalisation du jeu de reflets dans les deux membres de la phrase. C’est l’autoréflexion qui permet véritablement la connaissance (Erkenntnis) de soi : cette certitude est rendue possible grâce à l’analogie relevée dans la première partie entre l’homme et cette divinité qui se manifeste dans les signes du ciel. La faculté à se reconnaître que l’homme découvre dans son propre reflet, liée à l’organe de la vue, correspond à cette lumière que l’ordonnateur du poème, le dieu de la lumière, attribue à la lune. Cela signifie que la faculté à reconnaître doit rester mesurée, au même titre que la lumière lunaire, et non pas égaler la violence du feu du regard d’Apollon. Par les Remarques sur Edipe, nous connaissons l’identification effrayante de Holderlin entre lui-même et ce roi douloureusement engagé dans une quête de la vérité sur soi et sur son origine : ...l’étonnante curiosité d’CEdipe, et sa colère, tandis que, une fois ses limites rompues, le savoir, comme ivre [...I s’excite d’abord lui-même, à savoir davantage, qu’il ne peut supporter ou contenir (p. 198). Ainsi la phrase célèbre : (( Le roi (Edipe a un œil en trop, peut-être )), semble condamner à l’illégitimité la quête absolue de l’homme poursuivant son identité. Pourtant, si cette quête apparaît dans les Remarqaes... comme (( la recherche extravagante et fiévreuse d’une conscience », voire comme (( la quête démente d’une conscience », il ne faut pas comprendre cela comme une condamnation du questionnement pour lui-même. (Edipe n’est pas tant engagé dans la recherche de faits dissimulés que dans la tentative de s’approprier une conscience, d’accéder à la connaissance, aussi douloureuse soit-elle, pour sortir de son état de folie, c’est-à-dire d’incertitude totale. Seule la vérité entière sur sa’ personne peut receler une nouvelle 336 forme d’existence. Le (( peut-être )) de la phrase ménage une ouverture à cette nécessité paradoxale d’une quête démesurée qui doit être expiée par la souffrance. Cette expression profondément émouvante selon laquelle ces souffrances sont (( indescriptibles, inexprimables, indicibles )) met en rapport direct le poème d’CEdipe avec le drame de Sophocle : c’est au (( nuage nocturne )) de sa souffrance qu’CEdipe s’adresse en le qualifiant d’«indicible, indompté, invaincu )) (V, p. 185, v. 1336 sq.). A nouveau, la formulation (( avoir l’air )) (scbeinen) vient donc relativiser ce qui par ailleurs saisit avec violence le spectateur de façon irrésistible. I1 en est ainsi dans l’immédiateté de la présence, lorsque la souffrance survient sur la scène (daberkommt). La souffrance présente un autre visage en relation avec l’éloignement inhérent au souvenir dans l’esprit du sujet, qui lui-même se met à présent à analyser sa propre perception du drame, dans le mouvement d’une réflexion qui s’amplifie, conforme à la nécessité du jeu spéculaire. Cette analyse progressive commence par une émotion de nature identificatoire : (( Comme des ruisseaux m’emporte la fin de quelque chose, là, et qui se déploie telle l’Asie. )) CEdipe chez Sophocle s’interroge de même : (( Io, démon / Où m’emportes-tu? )) et le chœur de répondre : (( Vers une immensité, inouïe, invisible. )) Cette immensité a pour nom l’Asie. I1 ne s’agit pas ici de la (( mère Asie », origine de la culture, mais de valeurs (( orientales )) (das Orientaliscbe) que Holderlin voulait faire resurgir de par-dessous l’hellénisme, en l’occurrence la démesure, à laquelle CEdipe se trouve confronté de l’intérieur et de l’extérieur comme à son identité inquiétante et à un destin préparé pour lui par le dieu. L’acte de se mesurer (sich messen) à la divinité devient dès lors pour l’homme, à ce stade où il a perdu sa pureté, un combat par lequel se manifeste I’hybris. En se crevant les yeux, CEdipe se rend compte que cette néantisation sanglante de l’organe surmené de la connaissance permet à l’action du dieu de coïncider avec la sienne : C’était Apollon, Apollon, ô mes amis... )) Mais parce que la réflexion sur soi revêt ici la forme extrême de l’action physique, elle acquiert du même coup une valeur cognitive toute nouvelle. Le ruisseau touchant se transforme en ruisseaux qui emportent, qui paraissent moins remplis d’eau que de feu, à l’image de ces ruisseaux d’Héphaïstos, dévalant les pentes de l’Etna qui apparaissent dans la première (( Ode pythique )) chez Pindare (V, p. 64), et comme ceux que le char solaire de Phaéton a enflammés lors de sa chute. Le sujet oppose sa réflexion à cet effet dévastateur par lequel le souvenir même menaçait la pureté de l’âme : (( Naturelle est cette souffrance dont souffre CEdipe )) (Nattlrlicb dieses Leiden, das bat CEdiptls). En vertu de l’emploi particulier de la syntaxe pindarisante, cette phrase se donne à lire comme suit : (( Cette douleur, qui afflige CEdipe, est en conformité avec la nature )), K ~ T &c p h i v . Nature qu’il faut comprendre ici comme nature sublimée de l’homme. La conformité entre la souffrance et la nature humaine est illustrée par les phrases suivantes qui, obéissant à un schéma tout particulier, se meuvent entre les différents héros en proie à la souffrance : CEdipe - Hercule - les Dioscures - Hercule - CEdipe. Hercule a souffert : car lui aussi est entré en conflit avec Apollon, lorsqu’il mit à sac le temple du dieu, dans sa fureur, à cause de l’oracle qui lui était refusé 1 2 . Mais le thème de la (( lutte avec Dieu )) ne se limite pas dans le cas d’Hercule à ce simple épisode, il caractérise le destin entier de ce héros poursuivi depuis sa naissance par la colère de Héra. Quant aux Dioscures, présents dès le début dans l’œuvre de Holderlin, ils connaissent une souffrance plus subtile face à la divinité. Si Zeus a accepté de faire don de l’immortalité à Castor, pour répondre à la prière de son demi-frère immortel, Pollux, il ne le fait que SOUS la condition qu’ils partagent alternativement cette immortalité, de sorte que leur existence oscille entre la vie et la mort. Peut-être Holderlin interprète-t-il les récits d’Homère et de Pindare l 3 de telle manière que les Dioscures ne partagent pas simultanément la vie et la mort mais que, un seul étant vivant à la fois, ils demeurent éternellement séparés. C’est en tant que constellation qui préside à l’amour pour Diotima que les Dioscures 337 témoignent de la douleur vivante et cruelle de la séparation amoureuse. La cause de cette immortalité imparfaite est la jalousie (Neid dieses Lebens) des dieux à l’endroit de la vie humaine. L’injustice divine (gottliches Unrecht) trouve sa plus haute manifestation dans le destin d’CEdipe. C’est par une concrétisation extrême que son destin devient exemplaire pour la condition humaine, conformément à la pensée holderlinienne tardive où il ne distingue plus entre le sublime et l’humble. Que le roi CEdipe soit souillé sur le plan religieux par le parricide et l’inceste, que le peuple de Thèbes soit maculé par les taches de la peste par lesquelles le dieu punit la cité pour la mort non vengée de Laïos, c’est la preuve que chacun peut être frappé par des taches. La problématique de la théodicée de la première partie réapparaît et trouve une réponse dans des affirmations forcées : (( Tel est le travail d u beau soleil; car il appelle toute chose à sa destination )) (f Das tut die schone Sonne : namlich die ziehet alles auf N). Le dieu dont les rayons dispensent la mort est en même temps celui qui prodigue la vie. Ainsi, comme pédagogue, il attire les adolescents sur la (( voie )) héroïque, sur cette c Bahn U , terme privilégié chez Holderlin, parce qu’il permet de mettre en parallèle la trajectoire des astres et le destin des hommes. Phaéton, Hercule, les Dioscures, CEdipe ont été tour à tour poussés par cet aiguillon. Mais CEdipe semble s’être engagé sur une mauvaise voie. Telles douleurs, elles paraissent, qu’adipe a supportées, d’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose (Die Leiden scheinen JO, die @dipas getragen, wie wenn ein amer Mann kiagt, dass ihm etwas fehle) O n remarque à nouveau la prudence de ce scbeinen U . Grâce au poème (( Mnemosyne )) nous connaissons la double interprétation possible du verbe t fehlen U chez Holderlin. I1 revêt ici les deux significations. CEdipe (( échoue )) d’une part, c’est-à-dire que son chemin héroïque le conduit à l’échec; d’autre part, la vertu et la joie lui (( font défaut », à l’inverse des Célestes qui, (( riches », sont dans l’abondance. De plus, une troisième interprétation est possible : il (( est malade ». Un être semblablement misérable est celui qui s’exprime par cette plainte : (( Et ils m’ont pris/Mon œil )) (II, p. 72). Selon une correspondance mystérieuse, cet œil perdu répond à l’œil en trop d’CEdipe. Mais cet être misérable est en même temps celui qui (( désire s’aveugler », parce que, comme Holderlin l’écrit à Susette Gontard, a nous nous manquons l 4 ». A cet endroit, le sujet poétique s’adresse directement à (Edipe - précisément ici, à la fin du poème, il regarde dans son texte comme dans un miroir qui lui désigne CEdipe comme un autre lui-même : (( Elle [son image] ressemble à cet homme. )) (( L’essence du destin d’CEdipe réside dans son état d’étranger. (( Fils de Laius, pauvre étranger en Grèce! )) Rejeté par ses parents, troublé par le soupçon de ne pas être né de ses parents adoptifs, CEdipe a souffert de la solitude douloureuse de celui qui n’a pas ses racines dans une culture relevant d’une tradition et d’un héritage biologique. En dépit de toute sa gloire, CEdipe reste un étranger, même à Thèbes où il a obtenu, par sa seule adresse intellectuelle, la royauté et une épouse. C’est encore comme étranger, comme mendiant aveugle et hirsute qu’il at:eint finalement les portes d’Athènes : (( Sur le sol blanc de Colone / Tu es arrivé / O toi qui es étranger dans ces lieux ... 1) (V, p. 32). Mais ici, la qualité du statut d’« étranger )) se trouve modifiée. La leçon sur le destin d’CEdipe, au terme du poème, n’est compréhensible qu’en fonction de la pièce tardive de Sophocle consacrée à ce héros, qui éclaire elle-même la première pièce d’CEdipe, en la réinterprétant. Ce qui implique aussi que la voix capable d’énoncer une telle leçon en de tels termes : (( Vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie )) ((( Leben ist Tod, und Tod ist auch ein Leben ,), n’est pas seulement la voix de quelqu’un qui s’identifie à la défaite d’une souffrance semblable. Cette voix est aussi celle de quelqu’un qu’un destin pareil a mené à une position 338 supérieure, à partir de laquelle il est à même de comprendre et de diriger les choses. Dans la pièce CEdipe 2 Colone cette voix est celle de Thésée qui, après avoir grandi lui-même en exil, prête assistance à tout étranger. C’est comme un mort qu’CEdipe apparaît ici, (( ...ceci n’est plus son ancien corps I s ». Cette mort n’est cependant qu’extérieure. Ce qui constituait une mort véritable, c’était le moment où, parricide et époux incestueux, (Edipe avait gagné une fausse gloire et n’avait pas encore aperçu son propre reflet dans le miroir. Le regard jeté dans le miroir, dans la pièce a d i p e roi, est signifié par l’acte concret de se crever les yeux, moment de la réunion douloureuse avec le dieu qui régit la vue, acte par lequel CEdipe, renonçant à la lumière extérieure, entrevoit sa vérité. Mais ce regard jeté dans le miroir ne saisit pas tout. A l’effet destructeur de la réflexion sur soi se substitue, dans CEdipe à Colone, un effet salvateur. De même, (Edipe se rend compte à présent combien le fait d’avoir agi dans la non-conscience atténue la portée de ses crimes 16. De cette façon, il assure aux habitants de Colone qu’il s’approche d’eux (( pur »,plein de piété et leur apportant la bénédiction 17. Cet état est celui d’une mort intérieurement pleine de vie. L’inversion entre mort et vie se manifeste cependant de manière plus significative encore par les paroles d’Apollon invitant (Edipe à s’interroger : ((Je ne serais donc un homme valable qu’après ma mort lS? )) Conformément à l’oracle, c’est le cadavre d ’ a d i p e qui apportera le salut dans le pays où il sera enterré. La nouvelle vie d’(Edipe se déploie avec majesté dans l’acte transfiguré de sa mort. CEdipe est rendu à la pureté, parce qu’il lit dans les signes célestes : appelé par le tonnerre et les éclairs, CEdipe aveugle conduit le roi Thésée au lieu secret de sa sépulture, qui agira désormais comme un (( bouclier )) protecteur pour Athènes. La tragédie antique et le poème se trouvent étroitement enchevêtrés, en particulier avec le motif des yeux et d u regard à la fois intérieur et extérieur qui, chez Sophocle, connaît de subtiles variations. Le ((gesezlicber KalkzLl» de ce grand poème de Holderlin apparaît encore une fois dans le jeu des correspondances. La structure réflexive de la dernière phrase transpose le regard reflété d u début de la troisième partie en une figure syntaxique, permettant ainsi de formuler le stade final de la réflexion sur soi. En même temps s’établit aussi le lien avec le reflet du ciel sur le toit qui avait engagé l’ensemble de cette problématique. Mais le processus de la connaissance ne vaut pas seulement pour (Edipe. Les mythes antiques concernant Hercule et les Dioscures ne rapportent rien d’une recherche des héros sur eux-mêmes, mais, chez Holderlin, la (( force de réflexion )) (RefEexionskraf) présente aussi un côté physique : la définition donnée dans la deuxième lettre à Bohlendorff des valeurs de (( sauvage )) et de a guerrier )) (((des Wtlden, Kriegerid e n ») aboutit à la certitude que le héros (( étanche dans le sentiment de la mort [...I sa soif de connaître ». Ceux que Holderlin vénère se rassemblent dans le moment de la mort considéré comme acte d’accomplissement et de connaissance : Hercule et les Dioscures d’une part, qui, dans sa vision, s’élèvent tous les trois vers la présence du Père divin - comme le décrit le fragment (( Lorsque pourtant ceux du ciel... N et, d’autre part, le Christ. En vertu d u principe d’analogie, ils garantissent à la fois au (( pauvre homme D et au sujet du texte en train de souffrir le même renversement de la mort dans la vie. Mais la figure invoquée d u Christ n’est pas seulement présente, dans le poème, par des remarques allusives. (( Vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie )) : cette phrase s’inscrit dans une tradition fondée par le Christ 20. A partir de Jean et de Paul s’est développée une théologie (que je n’exposerai pas ici) selon laquelle la véritable vie réside dans la mort d u Christ. Développée par Luther et Ignace, cette conception théologique était certainement familière à Holderlin. Les mystiques baroques l’ont à leur tour formulée suivant des variations multiples : Vivere cum Christo est nobis vita : sine ilIo vivere non vita est : est moriendo rnori *’. 339 C’est à partir de cette tradition que différents concepts de la vie et de la mort ont pénétré le chiasme holderlinien, avant tout la différenciation entre mort charnelle et mort spirituelle. Cette dialectique se trouve interprétée dans notre texte en fonction du destin d ’ a d i p e . Mais la phrase finale tend également à se détacher du reste du poème et à devenir le point de départ pour une réflexion et une méditation indépendantes. Ainsi il est certainement pertinent de la lire selon la conception héraclitéenne du monde en mouvement, qui englobe la vie et la mort comme deux moments se succédant dans le temps, bien que cette conception ne devait vraisemblablement plus être aussi présente chez Holderlin, dans son époque tardive, qu’elle l’avait été au temps de Hypérion. La structure particulière du texte cache sous l’aspect du discontinu une profonde cohérence qui, dévoilée, libère pourtant à nouveau la formulation isolée. Cette structure se fonde sur le glissement continuel du particulier au général. Ainsi, ce texte prouve avec évidence que l’existence d’un sens formant son noyau ne signifie pas que les différents éléments de ce même texte lui soient subordonnés. Bien au contraire, ce noyau confère à ces divers éléments une telle intensité qu’ils acquièrent finalement une autonomie. Ce noyau est constitué ici par la réflexion de l’homme sur soi-même. Celle-ci se déploie dans trois perspectives : dans le langage des signes célestes; dans l’idée qui donne la mesure; dans le reflet. Ce qui, dans ce texte, semble incohérence et obscurité, n’est que le résultat de sa force et de sa subtilité. Néanmoins, cette impression n’est pas tout à fait erronée. Dans le plus profond de son essence, ce poème, comme les autres grands textes holderliniens, est le reflet d’un autre texte, visé par le poète, mais qui ne s’incarne jamais dans le langage. Est-il blasphématoire de dire qu’il habite une (( lumière inaccessible »? R e n a t e Boschenstein NOTES 1. Ovide, Méta»lorpbores, I, 750-11 400. La traduction de Holderlin : Grosse Stuttgarter Ausgabe, V, 313-316. Toutes les citations de Holderlin se réfèrent à cette édition (StA) dont l’orthographe est pourtant modernisée. Le texte du poème suit la traduction de du Bouchet à l’exception de quelques passages où elle ne correspond pas à mon interprétation. Dans la mesure du possible, les versions françaises des autres citations holderliniennes ont été puisées dans l’édition de la Pléiade (Paris, 1967). 2. M. Heidegger, Eriüuterungen zu Hoidedinr Dicbtung, Francfort, 195 1 ; (( ... Dichterisch wohnet der Mensch ... », in Vortrüge und Aufiütze, Pfullingen, 1954; W. Schadewaldt, (( Introduction P à son édition de Sophocle, @dipur und Antigone, Deutrrb von F. Hoideriin, Francfort, 1957; A. Green, Un œil en trop, Paris, 1969. 3. Holderlin, @ u v m (Pléiade) ; Holderlin aujourd’hui », in Hoiderlin-Jubrburb, 16, 1969- 1970, p. 70-91. 4. Sprarbveriurt und Sinnwandel, Stuttgart, 1969, p. 132-19. Le survol de la recherche s’appuie sur la bibliographie de M. Kohler, Stuttgart, Bad Cannstatt, 1985. 5 . Pbaetbon, in Werke und Briefi, II, hg. v. H. Koniger, Stuttgart, 1981. Cf. p. 126. Sur le rapport de Waiblinger à Holderlin les documents rassemblés dans le vol. VII, 3 de la StA nous instruisent. La paternité de Holderlin a été réclamée avec la plus grande insistance par L.v. Pigenot (Sdrntiirbe Werke, t. VI, Berlin, 1923, p. 490-492) et par E. Lachmann (« In lieblicher Blaue ... », Dirbtung und Voikrturn (Euphorion), 38, 1937, p. 356-361). Tous deux ont tenté de reconstruire la forme métrique de ce texte. E. Bach (« In lieblicher Blaue : Holderlin or Waiblinger? », The Germanic Review, 36, 1961, p. 27-34) plaide pour Waiblinger comme auteur du poème. Les résultats de sa méthode linguistique et statistique ne me convainquent pas. 6. Op. rit., p. 103. 7. Op. r i t . , p. 763. 8. Cf. l’article du dictionnaire des Grimm (( 340 9. Le récit qui nous est transmis dans les Mémorables de Xénophon (II, I , 21-34) se trouve résumé de manière détaillée dans le Mythologisches Lexicon de Hederich, Leipzig, p. 1770. 10. Cf. l'article chez les Grimm. 1 1. Ce mythe qui nous est parvenu dans un contexte astronomique est également résumé par Hederich. 12. Hederich suit ici Apollodore. 13. Odyssée, XI, p. 300-305 ; Pindare, (( Ode pythique », 11. 14. StA VI, p. 370 (no. 198). 15. V. 110. 16. V. 446 sq.; 265 sq.; 960 sq. 17. V. 287 rq. 18. v. 393. 19. StA VI, p. 432. 20. Cf. les articles Leben n et ewiges Leben in Historisches Worterbuch der Phiiorophie, éd. J. Ritter et K. Gründer, vol. V, Bâle, 1980. P. Meinhold : (( Leben und Tod im Urteil des Chrisrentums », in Leben und Tod in den Religionen, Darmstadt, 1980, p. 144-146 (avec bibliographie). 2 1. J. Th. v . Tschech ; Vitae ruin Christo epigraminatorum sacrorurn centuriae, XII. 1644. (( (( )) Je tiens à remercier vivement Jacques Berchtold et Stefan Schoettke des corrections qu'ils ont apportées à ce texte. Le Divin, les dieux L’Image de la Grèce chez Holderlin et Heinse Jean-Louis Vieillard-Baron O n sait que la fameuse élégie de Holderlin, (< Brot und Wein )), est dédiée à Heinse, ami de la famille Gontard, et grand redécouvreur de l’Antiquité classique, en particulier dans son roman baroque intitulé Ardinghello ou les îles bienheureuses (1787). O n sait aussi que Heinse écrivit une vie romancée du Tasse et que Holderlin fut assimilé au poète de la Jérusalem délivrée I . Et cependant les raisons de cette exaltation de la Grèce comme patrie d’autant plus vraie qu’elle est mythique ne sont toujours pas éclaircies. O n s’est souvent contenté d’y projeter la prestigieuse conception de la Grèce qu’on trouve chez Heidegger, et ce, d’autant plus facilement que Heidegger a lui-même commenté Holderlin. I1 ne paraît pas souhaitable de reprendre ces traces, fort éculées de nos jours. O n se contentera de quelques remarques, centrées sur Ardinghello et sur Hypérion, pour dégager la signification spirituelle de cette Grèce idéale 2 , Deux pages de Georg Simmel aident à situer la nostalgie de la Grèce dans l’esprit allemand et chez Holderlin en particulier. Elles se trouvent au début d’un bref article sur (( La dialectique de l’esprit allemand n écrit pendant la Première Guerre mondiale et publié dans un recueil d’une admirable objectivité et d’une rare perspicacité sur la Guerre e t les Décisions s$iritzlelles 3 . Simmel part de l’idée que (( l’idéal de l’Allemand est l’Allemand parfait - et en même temps son contraire, son autre, son complément ». O n peut ainsi comprendre la traditionnelle nostalgie des Allemands à l’égard de la vie italienne, non comme une renonciation à la germanité, mais comme une façon d’assumer l’être allemand comme n’étant lui-même que s’il est capable de s’assimiler son contraire. Et l’idéal type de cette tension de l’être allemand par rapport à son autre auquel il s’identifie sans se dénaturer, c’est précisément Holderlin. D’où l’erreur magistrale de ceux qui le considèrent comme un Grec de l’Antiquité égaré dans la période moderne. Simmel écrit : En lui vivait le désir allemand pour son contraire - pas seulement le contraire de ce qui lui est donné, mais le contraire de l’idéal de perfection concernant ce donné - du simple fait que son imagination poétique considérait ce contraire comme un 345 être immédiat, présent pour ainsi dire. I1 me paraît être la configuration la plus achevée de cette dialectique de l’esprit allemand, parce que son amour allait, en une proportion remarquable, à la germanité et à ce qui lui parut son autre total. C’est pourquoi sa nostalgie n’était pas une nostalgie romantique ou sentimentale. Car cette dernière signifie toujours que le dualisme n’exprime plus l’unité de l’être allemand, mais est au contraire distendu en vue de la manifestation tout à fait autre d’une hésitation problématique. Ainsi, la patrie allemande chantée par Holderlin ne peut être elle-même dans sa vérité que par le passage dans son autre, qui est la Grèce rêvée au-delà d u temps, à la fois passée et présente. Simmel met Holderlin en rapport avec Hegel au sujet de cette dialectique d u même et de l’autre : Holderlin était l’ami de jeunesse de Hegel, dont le thème métaphysique fondamental ne pouvait absolument croître que sur le sol allemand : à savoir que chaque objet désire son contraire et ne parvient à sa propre perfection qu’en passant en celui-ci. I1 ne s’agit pas simplement de l’insatisfaction à l’égard de ce que nous sommes, ce qui désigne en général tout idéalisme, mais au contraire du fait que notre idéal ne fait pas progresser cet être seulement dans sa propre direction mais plutôt accepte en soi son propre contraire et ne s’achève lui-même qu’en lui. Notre joie de voyager, notre sens historique, notre capacité et notre désir de nous approprier les créations spirituelles de tous les peuples ne sont que des configurations de cette forme fondamentale de notre être, et la formule hégélienne, qu’elle soit ou non suffisante face à l’être objectif du monde, n’aurait jamais eu sa puissance de fascination dans l’esprit allemand si Hegel n’avait pas ressenti en elle la vérité de son propre être. Qu’on se garde bien de considérer comme réductrice une telle analyse. Elle n’explique pas toute la dialectique hégélienne, ni toute la relation entre la Grèce et la patrie chez Holderlin. Mais elle éclaire d’une très vive lumière leur enracinement commun dans l’esprit allemand sans lequel ils ne seraient rien. L’universalité de Holderlin ou de Hegel, comme celle de Descartes et de Bergson, ne s’oppose en rien à leur enracinement dans leur esprit national respectif; leur particularité n’a qu’à s’approfondir pour être universelle. Je ne m’étendrai pas sur l’ambivalence des textes de Holderlin à l’égard de l’Allemagne. Celui même qui célèbre le (( chant allemand n dans <( Patmos », qui en appelle aux (( Anges de la patrie N dans (< Stuttgard )) est celui qui lance à son pays les injures les plus graves : Pays du génie haut et grave! Pays de l’amour! Quoique je sois bien à toi, Souvent j’ai pleuré de rage de ce que, toujours, Tu renies stupidement ton âme propre ‘. Le rapport passionné de l’écrivain allemand à l’égard de son pays se traduit dans ces cris de haine ou ces sarcasmes, qui sont une constante de la littérature allemande au X I X ~et au XX‘ siècle, c’est-à-dire depuis que la conscience d’être allemand existe vraiment. C’est que Holderlin juge sa patrie à partir de son idéal moral; ce faisant il se juge lui-même, et pratique l’examen de conscience luthérien. Les critiques sont faites au nom de la pensée. Mais, il nous l’a dit : l’homme qui pense est un mendiant, l’homme qui rêve est un dieu. La Grèce est ce rêve, et singulièrement dans les diverses écritures du roman épistolaire Hypérion. Le rêve grec de Holderlin, comme, dix ans plus tôt, celui de Heinse, n’est pas une rêverie poétique inconsistante. Le ton élégiaque et la pureté d u style ne doivent pas masquer la position vigoureuse d’un idéal où beauté et vérité sont pleinement 346 unifiées. C’est la réalisation littéraire d’un des éléments fondamentaux du Plus Ancien Écrit-programme de l’idéalisme allemand : Je suis convaincu que l’acte suprême de la raison est un acte esthétique, et que la vérité et la bonté ne s’allient que dans la beauté. - Le philosophe doit avoir autant de force esthétique que le poète. Les hommes dépourvus de sens esthétique pratiquent une philosophie de la lettre uniquement >. Sans s’identifier l’une à l’autre, philosophie et poésie vont de pair. La lecture d’fiypérion permet de mesurer, sans nulle peine, quelle place importante joue la réflexion philosophique dans la conception de la nature, de l’idéal, de l’art, et de toutes les formes de l’existence. A tel point qu’un biographe de Hegel a pu soutenir récemment qu’aucune différence n’était faite entre philosophie et poésie chez les (( compagnons de Tübingen », Hegel, Holderlin et Schelling, avant 1800 6 . La seconde composante du rêve sacré de la Grèce holderlinienne est le lien très fort entre le poète et le héros : il y a une sorte de réversibilité des deux fonctions, et le héros libérateur (manqué) de la Grèce opprimée par la (( turcodoulie )) représente aussi bien le poète zventureux (foudroyé) dans l’Allemagne agitée par la Révolution française. Cette conception héroïque du poète, qui se retourne en conception poétique du héros, avait été posée par Heinse dans son Ardinghello, d’une façon presque implicite, mais très explicitement, et dans une lumière beaucoup plus apaisée et classique, par Goethe dans son Torqtlato TaJso: si le poète n’est pas l’homme du pouvoir, si la société le subordonne aux princes, néanmoins, c’est lui le véritable héros, et la gloire du Tasse dépasse la réputation de son maître : C’est grand avantage que d’accueillir le génie : le présent que tu fais à cet hôte est moins beau que celui qu’il te laisse au départ. L’héroïsme du poète n’est pas seulement dans l’attachement forcené à une œuvre; il est aussi dans le sacrifice de l’homme à l’œuvre. La passion de Tasso pour la princesse la revêt de toutes les qualités idéales, et il se voit à la fin pareil au mendiant qu’on repousse et qu’on chasse ». Supérieur aux princes par le génie, il n’a pourtant pas le pouvoir de s’égaler à eux par les sentiments. De sorte que Goethe se refuse à admettre une réciprocité de fonction entre le héros et le poète; ce sont deux aventures parallèles, dont la plus belle est celle de la poésie. Deux ans après l’Ardinghello, en 1789, la pièce de Goethe ne pouvait manquer de faire réfléchir Holderlin, et de lui permettre de penser en des termes voisins sa fonction de poète et son amour éperdu pour Suzette Gontard. * Ardinghello est un héros libre amoureux de la beauté. C’est un homme du siècle italien. Mais l’Italie n’est pas plus réelle au sens géo-historique que la Grèce de Holderlin. Heinse utilise seulement des notes de son voyage en Italie pour présenter les chefs-d’œuvre de la peinture, en particulier Raphaël ’. Mais c’est toujours en les référant à un modèle grec : Praxitèle, etc. La référence à Platon est constante, par exemple le rapprochement fait dans le Cratyle entre fipÉpa IFLEPOÇ, signifiant que c’est dans la nuit et l’obscurité qu’on aspire à la lumière et au lever du soleil (p. 35). Bien sûr la référence idéale est toujours celle de la Répzlbiiqzle. Ardinghello invoque le divin Platon pour qu’il chasse toute législation barbare et installe sa république (( où au moins homme et femme sont sains et libres avec leur amour )) (p. 106). L’idée de la liberté dans l’amour est un thème fondamental sur lequel Heinse pense fonder la société des îles bienheureuses. I1 y a un élément d’individualisme prénietzschéen chez ce héros, mais dans les limites d’une exégèse originale et téméraire de XVI‘ 347 Platon, volontiers teintée d’ésotérisme hermétiste, A la fin du roman, Ardinghello quitte tout pour fonder sur une île de la mer Egée une société du bonheur: les principes sont la liberté dans l’amour, l’égalité et la communauté des biens. Mais la part utopique du roman se réduit à la dernière lettre et même à ses dernières lignes (ainsi qu’au titre, inspiré du livre de Wilhelm Zacharias, Tayti Oder die ghcklicbe Insel de 1777). Cependant une lecture attentive d u détail du texte montre la constitution d’un mécanisme utopique. Au niveau de l’espérance, d’abord, elle est celle de l’amour libre lié à la beauté. Le rapport du passé au présent et à l’avenir se fait par la beauté éternelle, en particulier la beauté cosmique. Dès le début du livre, c’est la nostalgie de la Grèce antique qui conduit à valoriser la Grèce moderne : Ardinghello désire s’entretenir en grec moderne, (( élément vivant de cette langue des dieux, afin que bientôt je puisse commencer un pèlerinage vers l’authentique sol classique avec le plus de confort, d’utilité et de plaisir N (p. 22). Ce désir de se rendre en Grèce était, dans la réalité, un rêve impossible en raison de la domination turque (et c’est pourquoi on s’arrêtait à Rome - ce que Heinse a fait). Mais le héros Ardinghello réalise ce rêve dans le roman. Il-n’y a aucune tendance chez lui à aimer le passé pour le passé. A propos de l’âme, Heinse dit très bien que (( son désir le plus fort est la nouveauté, la connaissance, la perfection. Elle crée et agit )) (p. 170). C’est donc d’une façon tout à fait orientée vers l’avenir que le passé est envisagé. Cette tendance dynamique se retrouve dans le personnage de Fiordimona, la bien-aimée d’Ardinghello, qui apprend à celui-ci le véritable amour libre. (( Si l’on supprime la joie orgastique (Wollust) de la vie, il ne reste rien que la mort )) (p. 223). Si la froide raison peut être tournée vers le passé, le cœur est tourné vers l’avenir (p. 231) : c’est lui qui permet à la nostalgie de vivre dans une ancienne République, de devenir constructive. La beauté est en fait le sujet central de I’Ardingbello : c’est elle qui fait l’unité des thèmes divers et un peu chaotiques de l’ensemble. En particulier la beauté a la place dominante dans l’art, d’abord, évidemment, et puis dans l’univers er dans la société. Sur l’art, Heinse dit qu’aucun artiste (( ne peut créer quelque chose de bon en accomplissant ses œuvres sans un concept explicite et une conscience claire de la beauté )) (p. 178). I1 se réfère à Platon (Phèdre) : la beauté est l’Idée originelle des choses en Dieu; les âmes qui connurent ces Idées frémissent si en cette vie elles aperçoivent les images de la beauté de leurs yeux. L’infériorité de l’artiste par rapport au Dieu de Platon, c’est de ne pouvoir représenter tout ce qu’un homme a de particulier sans l’avoir vu. ((Tout ce que le peintre peut trouver, c’est l’idéal de la Forme de telle ou telle classe d’êtres humains )) (p. 172). L’élément moderne intervient lorsque, bien avant Hegel, Heinse montre que la musique et la poésie sont les arts les plus hauts parce qu’ils ont plus d’intériorité, plus d’âme, donc plus d’immortalité, que les arts plastiques (p. 173). La beauté va servir de ferment à la pensée utopique de Heinse car elle est principe d’harmonie et d’unité. K Harmonie mit der Weltall ist das hocbste Gut (p. 277); et du point de vue de l’univers, Heinse, comme tant d’autres, dit : c Eins ist Alles, und Alles Eins (En kai pan) (p. 281). Ce qui, au niveau personnel, devient : U Eins zu sein und Alles zu werden U (p. 309). Cette belle unitotalité qui est à la base de la pensée de Heinse, nous cherchons d’abord à la réaliser entre êtres humains : la nature conduit l’homme à la femme, et la femme à l’homme. Mais ‘les deux ne trouvent pourtant pas cette unitotalité en eux seulement; ils cherchent leur tout chez plusieurs de leur espèce. Là où cette tendance agit le plus fort, c’est la plus heureuse des Républiques (p. 268). La cité d u bonheur est donc le résultat de la tendance à la belle unitotalité. I1 va y avoir correspondance entre l’âme, la cité et le cosmos, comme chez Platon. La beauté fait écarter du cosmos un Dieu qui ne serait que pensée de la pensée et qui est complètement inutile. C’est la nature dans son ensemble qui est Dieu. L’univers )) )) 348 est dans la (( belle vie )) par l’action et la réaction; l’éternité d u monde fonde notre immortalité (p. 308). De là résultent trois conceptions d u monde divin : la pure aristocratie cosmique où chaque élément est aussi divin que l’autre (c’est le polythéisme grec); la monarchie aristocratique d u monde, où un élément règne sur les autres (le soleil par exemple); enfin la monarchie cosmique qui est à la fois démocratique et aristocratique, et accepte les bêtes et les plantes comme éternelles (p. 310). La société heureuse est une (( composition mystique de monarchie, d’aristocratie et de démocratie cosmiques )) (p. 3 15). * Le rêve d’unité dans la beauté et la liberté se retrouve chez Holderlin dans Hypérion, mais d’une façon plus concentrée L’élément utopique est dans le croisement d u passé et de l’avenir. Holderlin célèbre (( l’éblouissante jeunesse d’Athènes )) (et il renvoie à Platon - Politique 268 E-274 E - pour montrer la relativité de la vieillesse qui peut être rajeunissement). Le héros dit : ((Je prends joie à l’avenir )) (p. 156). C’est l’héroïsme individuel, appris en partie de Heinse, en partie de Fichte, qui peut manifester cette foi dans l’avenir. Ici l’avenir n’a pas de dimension historique, mais hiérohistorique. L’espérance est fondée dans la verticalité de la transcendance. La fin d u fragment (( Thalia )) (qui est la première version de Hypévion) montre une expérience indiscutablement mystique : c’est le thème de l’éblouissement mortel, que Platon avait indiqué dans la République à propos du soleil. II y a peu, je vis un enfant couché au bord du chemin. La mère qui le veillait avait pris soin d’étendre une toile au-dessus de sa tête pour qu’il pût sommeiller doucement dans l’ombre et que le soleil ne l’éblouît point. L’enfant qui n’en voulait rien savoir arracha la toile, et je le vis qui essayait de fixer l’amicale lumière, qui essayait encore, jusqu’à tant que les yeux lui brûlent; alors, en pleurant, il tourna son visage contre terre. Le pauvre enfant! pensai-je, il n’est pas le premier... Et j’étais prêt à renoncer à ces curiosités téméraires. Mais comment le pourrais-je? Je n’en ai pas le droit. Car le mystère considérable dont j’attends la vie, ou la mort, doit être un jour révélé (p. 133). Cette attirance mystique donne à Hypérion sa dimension d’absolu. Elle ôte au héros cet appétit désordonné de la vie qu’on trouvait dans Ardinghello. Hegel s’est encore plus inspiré de Holderlin que de Heinse pour cette raison même. L’utopie ici s’enracine dans une appréciation négative d u présent et dans l’espoir d’une métamorphose radicale, d’une conversion d u mal en bien, qui échoue finalement. (( Heureux ceux qui ne te comprennent pas! écrit Diotima à Hypérion. Q u i te comprend ne peut que partager ta grandeur, et ton désespoir )) (p. 245). Et cette lettre exprime la métamorphoJe opérée par le héros : c’est la projection du désir de plénitude dans l’amour et la beauté; mais elle a la tonalité religieuse d’une conversion immédiate et mystérieuse : l’amour règne entre les hommes, entre les générations, entre les enfants et les amants. Ils s’abreuvaient à tes sources, ô Nature! aux joies sacrées qui sourdent mystérieusement de tes profondeurs et rajeunissent le cœur; les dieux réjouissaient à nouveau l’âme fanée des hommes [...] Car tu avais guéri les yeux des Grecs, Hypérion! et ils recommegaient à voir ce qui vit; tu avais rallumé l’enthousiasme qui donnait en eux comme le feu dans les bois, et ils avaient retrouvé la ferveur silencieuse et constante de la Nature et de ses purs enfants (p. 246). 349 La restauration de l’amour suppose le lien filial des hommes à l’égard de la mèrenature. Chaque action humaine redevient une fête, car elle exprime l’éternelle jeunesse des dieux. Le monde humain prend tout son poids de divinité, d’absolu. L’échec historique de l’action libératrice d’Hypérion est l’échec de toute action historique. L’amour pourrait sembler une issue à l’âme assoiffée d’absolu. Et il est vrai que, dans l’amour, l’être humain trouve sa dimension d’âme. Hypérion écrit à Bellarmin, au sujet de Diotima : Où est celui, mieux que moi, qui l’eût reconnue? En quel miroir eussent convergé mieux qu’en moi les rayons de sa lumière? N’a-t-elle pas tremblé de bonheur devant son propre éclat, la première fois qu’elle se découvrit dans ma joie. Et inversement : Dans sa merveilleuse clairvoyance, elle me dévoilait dès son apparition, avant même que je l’eusse deviné, chacun de mes accords et de mes discordes profondes... (p. 185). Mais il y a quelque chose de destructeur dans la quête de l’Absolu, en lutte contre la Némésis : Alabanda, l’ami d’Hypérion, représente cette liberté sans frein qui se détruit elle-même. I1 faut comprendre l’élément négatif qui est présent dans la phrase : (( Rends une seule fois hommage au génie, il culbutera tous les obstacles terrestres, il déchirera tous les liens de ta vie )) (p. 254). La mort est toujours proche de l’absolu dans l’amitié et dans l’amour. Diotima meurt de son amour pour Hypérion : Par l’Esprit qui nous unit, par l’Esprit divin qui est propre à chacun et commun à tous, dans l’alliance de la Nature, la fidélité n’est pas un rêve [...I Nous mourrons pour revivre (p. 262). L’utopie d u monde meilleur est ici vaincue d’avance. Elle est cependant le rêve partagé d’Hypérion et de Diotima : (( L’amour engendra le monde, l’amitié le réengendrera )) (p. 187). La (( symphonie de l’Histoire )) peut retrouver des accents aussi grands, voire plus grands que dans la Grèce antique. C’est l’attachement de Holderlin aux idées de Fichte qui se traduit ici, mais sous la forme d’un rêve, alors que chez Fichte c’était une incitation à l’action. I1 y avait, au départ, pour Holderlin, une (( harmonie de l’enfance »; elle sera remplacée à la fin par une autre harmonie, (( l’harmonie des esprits ». Actuellement nous sommes dans le chaos. Mais la Beauté, chassée de la vie, trouve refuge dans les hauteurs de l’Esprit. L’Idéal s’apprête à relayer la Nature ... (p. 187). * Toute la fin d u premier volume d’Hypérion nous montre que cet idéal est, de toute part, un idéal de poète; et c’est là la différence capitale avec la pensée de Fichte dont le centre est la réflexion juridique, qui se substitue habilement à l’intersubjectivité esthétique analysée par Kant dans sa Critique de la faculté de juger en 1790. Le héros de Holderlin se déclare artiste : (( Artiste, je manque de métier. L’esprit forme et la main tâtonne. )) La création, l’action au sens fort d u mot, se situe pour Holderlin dans la sphère esthétique : c’est la poésie qui est capable de faire jaillir (( un nouveau monde des racines de l’humain », de faire régner (( une nouvelle divinité sui les hommes », d’ouvrir à ceux-ci (( un nouvel avenir )). C’est la poésie qui sacralise le monde, parce qu’elle procède d’une intériorité divine, l’âme d u poète : 350 Nature sacrée! tu es en moi et hors d e moi la même. Peut-être n’est-il pas si difficile d’unir ce qui est hors d e moi au divin qui est en moi. On voit ici, comme on le verra aussi chez Novalis 9 , une interprétation du rapport entre Moi et Non-Moi (que Fichte avait analysée dans sa Gandiage der Wissenscbafcsiebre de 1794), en termes de correspondance et d’harmonie du microcosme et du macrocosme. C’est la mission du poète que d’être (( l’éducateur de notre peuple », très exactement de la même façon que Fichte considérait le philosophe comme (( l’éducateur du genre humain », dans la quatrième des Conférences szrr la destination dzr savant de 1794 ‘ O . Toute distance entre la réalité et l’idéal s’abolit dans la poésie. C’est Diotima qui le dit à Hypérion, et elle lui révèle là le sens de la Grèce comme patrie spirituelle, et la fonction théurgique de l’acte poétique, transcendant alors toute déchirure inhérente à l’esprit allemand, en une réconciliation finale des contraires : I1 y a le repos d u héros. I1 y a des décisions qui sont à la fois, comme les paroles divines, ordre et exécution, et la tienne est d e celles-là I l . Jean-Louis Vieillard-Baron NOTES 1. Cf. la conférence de Gérard Maillat, prononcée le 28 mai 1976, et publiée dans la (ittérature comparée, 1977, p. 232-240, sous le titre Revue de Holderlin et Le Tasse ». 2. Cf. ma communication au 6‘Symposium international d’Études humanistes, organisé par la Société grecque d’études humanistes à Athènes et Portaria, 16-20 septembre 1984 : La vérité de l’utopie : l’image de la Grèce dans l’idéalisme et le romantisme allemands », in Utopia, Athènes, 1986, p. 293298. Texte repris in J.-L. Vieillard-Baron, Platonisme e t interprétation de Platon, Paris, Vrin, 1988, p. 149-154. 3 . Der Krieg und die geistigen Entscheidungen, Munich et Leipzig, Duncker und Humblot, 1917, p. 33-34. Sur cet opuscule, voir ma conférence au colloque de Coëtquidan sur La guerre », 12-14 mai 1986 : (( Georg Simmel et la guerre de 1914-1918 : une théorie du conflit »,in La Guewe, publications du Centre de philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 1986, p. 215-223. Les textes de Simmel sont traduits dans la seconde partie de G. Simmel, Philosophie de la modernité, t. II, Payor, 1990. 4. Holderlin, Samtlicbe Werke, II, 1, Gedichte nach 1800, Ode Gesang des Deutschen », Y. 9 à 12 : U Du Land des hoben ernsteren Genius! / Du Land der Liebe! Bin ich der deine schon, / Oft zürnt’ich weinend, dass du immer / Blode die eigene Seele Ieugnest. 8 5 , Das aiterie Sysiemprogramm des deutsrben idealismus 6. Cf. H.S. Harris, Le Développement de Hegel, I, Vers le soleil, 1780-1801, mad. française, Lausanne, L’Age d’Homme, 198 1. 7. Les citations et indications de pages entre parenthèses renvoient à l’édition Baumer, parue chez Reclam en I978 et digne de tous les éloges. 8 . Pour les emprunts textuels de Holderlin à Heinse, voir la dissertation (qui ne propose pas le moindre élément d’interprétation) de Theodor Reuss, Heinse und Holderlin, Stuttgart, 1906, p. 45-62 en particulier. Plus récentes sont les études de Pierre Grappin, Ardinghello et Hypérion », in Etudes germaniques, 1955, p. 200-2 13, et les études essentielles de Max Baumer, Heinse-Studien, Stuttgart, 1966. Je cite directement la traduction, excellente, de Hypérion par Philippe Jaccottet dans le volume de la Pléiade, CEuvres de Holderlin, Paris, Gallimard, 1967, p. 113-273. 9. Cf. mon article, (( Microcosme et macrocosme chez Novalis », in Études philosophiques, 1983, nu 2, p. 195-208. IO. Trad. française : Paris, Vrin, 1980, p. 76. 11. Dernière lettre de la 1“ partie, in fine; trad., p. 2 10-2 11. (( (( (( (( (( Structure de la mythologie noicteriinienne Jean-François Marquet A la mémoire de Swantie et Bernard Gorceix Un des plus singuliers documents de l’histoire de la philosophie tient dans les quelques feuillets publiés en 1917 par Franz Rosenzweig sous le titre un peu excessif de Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand ». De ces pages écrites de la main de Hegel, mais vraisemblablement conçues à Stuttgart par Schelling et Holderlin I , nous retiendrons seulement deux brefs paragraphes où se dégage de manière particulièrement nette la tâche actuelle de la pensée : ...on entend souvent dire que la grande masse doit avoir une religion qui parle aux sens (Jinnliche). Ce n’est pas seulement la grande masse, c’est aussi le philosophe qui en a besoin. Monothéisme d e la raison et d u cœur, polythéisme d e l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut! Je parlerai ici d’une idée qui, pour autant que je sache, n’est encore venue à l’esprit d’aucun homme : nous devons avoir une nouvelle mythologie, mais cette mythologie doit être au service des idées, elle doit devenir une mythologie d e la raison ’. Cette mythologie de l’avenir, c’est naturellement du poète qu’il faut en attendre l’instauration, de même que, selon une formule d’Hérodote fréquemment citée par Schelling ce sont Homère et Hésiode qui ont donné aux Grecs leur théogonie, l’histoire et la généalogie de leurs dieux. Durant ses années triomphantes d‘Iéna, Schelling rêvera un temps d’être lui-même ce poète et de produire (( l’épopée spéculative )) qui (( implanterait dans la nature les divinités idéalistes du christianisme, comme les Grecs avaient implanté leurs divinités réalistes dans l’histoire ». Mais le 352 projet n’aura pas de suite, et, des trois conjurés de Tübingen, c’est tout naturellement Holderlin qui assumera seul la tâche écrasante d’ouvrir aux dieux futurs le chemin de la parole - non pas dans le ((poème didactique absolu )) qu’évoquait Schelling, mais dans une œuvre (( en archipel )) dont le paysage écroulé semble avoir été simultanément construit et ruiné par le même insoutenable coup de foudre. Les pages qui suivent tenteront de retrouver dans ces ruines les traces d’un plan, le plan de la (< nouvelle mythologie », de la Fable de la modernité que projetait le programme de 1776; elles le feront en gardant en mémoire la définition que donne de la Fable une des dernières lettres à Seckendorf, où Holderlin interprète ce terme comme signifiant a vision poétique de l’histoire et architectonique d u ciel N - autrement dit en examinant tour à tour la dimension naturelle et la dimension historique d’une structure à la fois très simple et ramifiée à l’infini, mais dont nous voudrions surtout faire apparaître, d’un bout à l’autre du destin poétique de Holderlin, l’absolue cohérence. * A la considérer tout d’abord dans l’élément de la Nature, rien de plus facile à dégager, semble-t-il, que l’articulation du polythéisme holderlinien : plus d’une douzaine de textes, allant des premières ébauches d’Hypérion à l’ultime poème Giechenland, nous offrent ,en effet la même structure à trois termes (l’un se trouvant dédoublé) avec en haut l’Ether, en bas la Terre, et, dans l’entre-deux, la Lumière soit patente dans la paisible clarté solaire, soit latente, mais réservée à un éclat d’autant plus violent, dans la nuée d’orage. Ainsi dans Der Wanderer: ... Mais toi, au-dessus des nuages, Père de la patrie! Puissant Ether! et toi Terre et Lumière! Vous trois en un (einigen drei) qui régnez et aimez, Dieux éternels! avec vous mes liens ne se briseront jamais ’ L’Éther, pour Holderlin comme pour Euripide, c’est évidemment Zeus; la lumière, non moins évidemment Apollon; seule la Terre, comme l’indique le poème Germanien reste encore à nommer : pour l’instant, elle est seulement 1’Undurchdringliches, l’Impénétrable - épithète que la traduction d’Antigone substitue symptomatiquement au nom divin de Déméter 9. Mais, si nous voulons remonter jusqu’à la source la plus vraisemblable de ce panthéon, nous devrons le prendre à sa première apparition, dans l’ébauche romanesque Hyperions Jugend ( 1795) où, comme objet du culte de la cité future, on ne trouve encore aucune personne divine, mais seulement des puissances élémentaires, au nombre, cette fois, de quatre : l’éther, le soleil, la terre, l’eau ‘ O . En effet, ce schéma quaternaire apparaît comme directement issu d’un autre roman néo-grec qu’Holderlin a beaucoup pratiqué, Ardingheiio et les îles bienheureuses, de Wilhelm Heinse. Dans la quatrième partie de ce récit, un certain Demitri trace le tableau de la religion de l’avenir, une religion où les dieux s’identifient aux éléments simples et bienheureux, en contraste avec la condition souffrante et périssable des mixtes hétérogènes dont nous faisons partie ‘ I ; ces dieux sont au nombre de quatre - Zeus ( = l’air, l’éther de Holderlin), Apollon (= le feu solaire), Neptune (= l’eau) et Pluton (= la terre) - et constituent une (( aristocratie cosmique... au sein de laquelle, selon Homère, Junon, Neptune et Apollon pouvaient lier Zeus l 2 ». Cette phrase, que Holderlin a certainement méditée, appelle un certain nombre de remarques dont aucune ne nous éloigne de notre poète : 1) O n voit tout d’abord que Junon peut se substituer à Pluton comme nom de l’élément Terre 1 3 . Ce sera aussi le cas chez Holderlin, où le caractère (< junonien )) de l’Occident est avant tout un caractère plutonien et terrestre. 2) Dans le passage cité d’Homère, si Junon et Neptune sont bien présents, il n’est pas question d’Apollon, mais d’Athéna 14. I1 est possible que, dans un fragment 353 dont l’interprétation est malheureusement difficile, Holderlin ait rétabli la figure de (( la droite fille d u Tonnant I s ». 3) Le schéma de Heinse se retrouve, par-delà Holderlin, dans les dernières lignes du Bruno (1802), où Schelling résume mythologiquement sa vision de l’absolu : Alors nous comprendrons l’âme royale de Jupiter; la puissance est à lui; mais en dessous de lui sont le principe formateur [= Apollon] et le principe informe [= Neptune] qu’un Dieu souterrain [= Pluton] renoue dans les profondeurs de l’abîme; mais lui-même habite dans un éther inapprochable 16. 4) Chez Holderlin même, le quatrième terme de cette structure, Neptune, semble manquer; mais il faut se souvenir que le Poséidon grec est avant tout le dieu d u tremblement de terre, 1’u orage souterrain )) qu’évoque Der Archipelagus 17. De fait, la puissance poséidonienne se retrouve dans la mythologie de notre poète comme puissance de l’orage, de la (( flamme de nuit », faisant pendant, entre ciel et terre, à la lumière apaisée d’Apollon. Cette place est aussi, nous venons de le voir, celle que Schelling, dans Bruno, attribue à Neptune, et Hegel, dans sa Philosophie de la Nature, au principe cométaire, lui aussi lié à l’eau et à l’orage (ainsi qu’au vin, rapport dont l’importance nous apparaîtra plus tard) Zeus (Ciel, Ether) Apollon (soleil) [Neptune] (nuage, orage) 1 1 Terre Si nous reprenons maintenant un par un chaque élément de cette structure, nous trouvons donc, en haut, l’Ether, identifié, ici, à l’Océan du feu céleste, et non, comme chez Heinse, à l’air. Pour Holderlin, l’air, cette (( âme du monde l8 )), n’est en effet que la (( sœur )) et la subordonnée de 1’« esprit », i.e. de (( la puissance ignée qui vit et règne en nous 17,»; c’est par sa médiation que nous est transmise, adoucie, la vigueur du feu de l’Ether, source de toute vie, de toute guérison et de toute inspiration, que nous ne supporterions pas à l’état pur 2”. Considéré en lui-même, et pour reprendre, avec Holderlin, les termes d’un célèbre mythe platonicien, 1’Ether est nopoç, la surabondance de la plénitude 2 1 , le lieu où ça jouit 22 - l’inconscient 2 3 , donc, car la conscience suppose toujours distance, différence de soi à soi et dès lors manque. I1 baigne de ses flots les astres, qui sont comme les fleurs du jardin céleste 24, et dispense vers le bas (vers la terre) les étincelles de la vie 2 5 , dans les pluies, les vents, les orages, la rosée où il faut voir autant de modes de descente de la semence céleste. C’est lui le Père 26 que nous cherchons obscurément à retrouver, comme tout fleuve cherche à se perdre dans l’Océan, et par l’effet du même désir de mort (Todesiust) 27 - car, en tant qu’inconscient, cet élément par excellence de la vie revêt paradoxalement pour nous l’aspect de la mort 28; et, parce que la vie nous est ainsi dispensée d’en haut, elle est ressentie par nous comme une dispensation, un destin (Schicksal) au lieu d’être, comme pour l’astre, ce dans quoi, démesurément comblés, nous flotterions librement 29. La Terre, pour conserver les termes d u même mythe, est, quant à elle, nwiu, la disette, le manque, la finitude de la conscience et de la détermination, la (( sobriété junonienne !). D’elle-même stérile, elle n’existe que dans son rapport au déferlement continu de l’Ether, auquel elle s’ouvre et se ferme par une alternance qui correspond au rythme des saisons (l’été marquant l’ouverture de la terre au feu céleste et l’hiver 354 sa clôture sur soi). La terre par excellence est la montagne 3 1 , domaine de Cybèle, avec ses deux formes contrastées du volcan, voué à la hiérogamie dure )) de la foudre, et du glacier, où, dans une hiérogamie plus tendre, (( le tact léger de la lumière [...I fait fondre la glace cristalline 32 N (toujours Poséidon et Apollon, les deux visages opposés du médiateur). Dans le mythe holderlinien, la Terre apparaît comme (( la moitié toujours plus fidèlement aimante du Dieu soleil, à l’origine peut-être plus étroitement unie à lui, puis séparée de lui par un décret du destin afin qu’elle le cherche, s’en rapproche, s’en éloigne et, à travers plaisir et peine, mûrisse à la plus haute beauté 33 - le soleil, ici, occupant en fait la place de l’Ether, comme le montre un passage de la troisième version d’Empédocle : ...au souvenir De l’antique union, la mère ténébreuse Déploie vers I’Ether ses bras de feu 34 La Terre, jadis fondue dans l’Éther, ne s’en est séparée que pour que celui-ci ait un miroir 3 5 et une conscience pour se reconnaître, et la tâche qui s’impose à elle est donc de maintenir une bonne distance par rapport à son père-amant (son Pygmalion, dit aussi Holderlin 36) : si cette distance est trop brève, comme pour l’Afrique du Wanderer, ou si elle est trop longue, comme pour la terre (( veuve )) des régions polaires, on n’obtient dans les deux cas qu’un désert, auquel Holderlin oppose le vert et le bienfaisant clair-obscur de la patrie, fondé sur une proximité tempérée. Mais il est cependant nécessaire que cette distance, parfois, se trouve complètement abolie et que, par un contact direct et fécondant, mais instantané, le Dieu pose la base de tout habiter futur et, (( fendant la montagne de ses rayons, construise hauteurs et profondeurs 37 N dans cet (( atelier N chaotique dont les Alpes d’lieimkunft sont l’exemple par excellence. De même, dans l’ordre humain, on trouve aussi des moments hivernaux où l’homme vit sur lui-même, loin de Dieu et sans Dieu, on trouve aussi des moments heureux où la lumière du divin vient jusqu’à l’individu tempérée par la médiation d’une communauté juste; mais à l’origine de ce bonheur il doit y avoir à chaque fois un moment où le Dieu saisit directement un individu (poète, voyant, prophète), un moment où se trouve posée la base inspirée (la (( Loi pure ») dont la postérité fera l’exégèse : Comme le roc fut en premier et forgées dans les ombres de la forge les fondations de bronze de la Terre Avant même que les torrents coulent des montagnes Et que bosquets et villes fleurissent au bord des fleuves Ainsi a-t-il dans un coup de tonnerre Créé une loi pure et de purs sons fondé w Moment de possession immédiate 39 qui fonde, mais en détruisant celui sur lequel il s’abat (Rousseau, ou Holderlin lui-même), et en laissant sa ruine foudroyée en marge du paysage paisible et ordonné ainsi ouvert 40. Comme l’Éther avait ses enfants (astres et météores), la Terre aura aussi les siens, ou plutôt ceux que l’éther aura engendrés en elle. Tout d’abord les Titans, enfants gavés qui, comme Tantale, ont pris sans dire merci (( plus qu’ils ne pouvaient digérer 4 ’ )) - poussant ainsi à l’extrême l’un des aspects de la Terre qui, elle, ne prend que pour rendre; ils dorment depuis leur sommeil de brutes, enfouis dans les entrailles du sol 4 2 . Puis les Fleuves, eux aussi enfouis (ainsi le Rhin), mais éveillés, furieux, cherchant à revenir au Père-Océan et le trouvant toujours, en demi-dieux qu’ils sont. Enfin, les hommes, eux aussi fils de la Terre et du Ciel, eux aussi originellement endormis (comme le diamant dans la mine, ou l’étincelle dans le silex 43), mais capables d’être rappelés à 1’Ether paternel, de s’arracher à la Mère, 355 d’être plus grands qu’elle, ce qui du reste correspond à son désir. A la différence cependant des demi-dieux fluviaux, l’homme ne peut trouver seul son chemin: il risque donc de se perdre dans l’errance, mais il peut également ainsi s’élever à ce qui est plus haut que l’Éther lui-même en tant que simple opposé de la Terre - à l’englobant absolu qu’on peut appeler être, immédiat ou nature 44 et qui, relevant du (( monothéisme de la raison »,ne nous concerne pas ici ‘>. En troisième lieu, après le Ciel et la Terre, nous trouvons entre eux un écart, une béance qu’on peut considérer de deux façons (d’où la structure tantôt ternaire, tantôt quaternaire de la mythologie holderlinienne). Cet entre-deux, en effet, apparaît d’abord comme un espace (( aorgique 46 », un lieu de non-organisation où f a pleut et ou Ca saigne - car toute séparation implique un élément de peur, de haine et d’informité («Avec des nuages, l’orage t’abreuve / O sombre sol, mais l’homme, lui, t’abreuve de son sang 47 »). Considéré sous cet angle, l’entre-deux constitue le domaine poséidonien de l’orage et surtout du nuage, du lourd nuage noir où Holderlin voit l’épiphanie de N l’esprit du temps N ou du (( dieu du temps 4R ». Ce lien du nuage et du temps n’est pas si arbitraire qu’il pourrait sembler. D’une part, en effet, le nuage dispense la pluie et la foudre, il est ainsi l’organe de la dispensation - donc du destin; d’autre part (et surtout), comme le montre le poème Der Archipelagus, toute la carrière du nuage se résume dans l’effectuation d’un retournement (Kehre) il monte de la terre (ou de la mer) jusqu’à l’Éther pour en redescendre porteur des (( dons des dieux 45, )) (= du rayon de foudre), réalisant ainsi une trajectoire qui est celle-là même de l’Histoire, voire de toute vie humaine en général, avec à son début un élan vers l’infini d’en haut qu’amour et douleur recourbent ensuite vers la terre. Image du temps, le nuage signifie donc un affrontement différé de la présence divine >” - différé, mais pour cela même d’autant plus violent quand il se réalise dans l’orage, cet a être-là >’ N insoutenable de Dieu où nous recevons d’un coup ce qui nous a été longtemps destiné : au point que vivre sous un destin (celui, par exemple, de la Révolution française) est synonyme de vivre sous un nuage (a et longtemps un orage divin / A passé sur nos têtes 52 D), 1’Ether d’en haut apparaissant comme le lieu d’où ce destin provient (« les jours naissent du ciel ») et où inversement le temps revient se rafraîchir comme dans son berceau 53. Mais, d’une manière générale, ce premier visage de l’entre-deux présente un côté négatif prononcé : le divin présent dans le nuage est un divin non reconnu, non nommé, plus tremendzlm que fascinans, et, dans les ultimes Remarques sur CEdipe, Holderlin insistera sur ce caractère nettement sinistre et déracinant du Zeitgeist 54. Mais on peut aussi considérer l’entre-deux d’une autre façon, c’est-à-dire en tant qu’intervalle franchi, donc organisé, et présentant, dans la lumière, le bon équilibre de la terre vis-à-vis du ciel 5 5 ». Le nuage désignait une communication différée, masquée, explosant soudain violemment ; la lumière, au contraire, traduira une communication, une descente continue, douce et à visage offert, à laquelle Empédocle souhaitera correspondre en se vouant (( comme la lumière )) à la Terre a sérieuse et fatidique 56 N. Néanmoins, Apollon présente lui aussi un côté noir, car trop de lumière dessèche, stérilise, pétrifie, comme il arriva à Niobé, figure, pour Holderlin, du désert, N (« Dans les zones chaudes, près du soleil, les i.e. de (( l’excessivement organisé >’ oiseaux ne chantent pas 58 »). Le danger, ici, est donc exactement inverse de celui présenté par le nuage orageux: il est dans la menace d’une fixation, et non d’un transport. Reste qu’en définitive l’aspect positif l’emporte largement : si le nuage poséidonien véhiculait le temps (« l’ange de l’année ») ou 1’« esprit d’inquiétude », la lumière apollinienne (« ange de la maison N)dé&it au contraire l’espace apaisé, (( l’esprit de repos H qui se trouve au principe de tout être-chez-soi - le devoir de l’homme lui imposant seulement de ne pas refouler abusivement l’inquiétant (( esprit d’inquiétude », car (( celui-ci aussi est ton fils, ô Nature / N é du même sein que l’esprit de repos 59 D. 3 56 En partant de l’élément de la nature, nous parvenons donc, au terme de cette première analyse, à une structure à trois (ou quatre) termes qui nous semble fondamentale pour la mythologie holderlinienne telle qu’elle procède - mais avec quel approfondissement - du schéma fourni par Heinse. Avant de passer sur un autre plan, qui sera celui de l’histoire, pour vérifier si elle s’y retrouve, nous voudrions présenter deux brèves remarques indiquant des prolongements possibles. En ce qui concerne tout d’abord la poétique, il serait tentant, en suivant les analyses d’Ulrich Gayer de, faire correspondre les trois puissances divines aux trois tons de l’œuvre poétique - 1’Ether à l’idéal, la Terre au na$ la lumière (patente ou voilée) à l’héroique, car l’entre-deux est par excellence le lieu où quelque chose se passe. D’autre part, et pour reprendre la terminologie de la Démarche de i‘esprit poétique 1’Ether signifierait l’idée ou 1’« esprit )) du poème, la Terre sa matière (Stofl, l’entre-deux sa signification (Bedeutung), Cette dernière équivalence semble d’autant mieux fondée que dès le Metrische Fassung d’Hypérion, Holderlin yoit dans les nuages un signe (Zeichen) enfermant et transmettant simultanément (( 1’Ether du royaume de la pensée 62 ». En bref, l’entre-deux apollinien et poséidonien de la lumière et de l’orage apparaît comme l’espace héroïque de la production du signifiant - ce qui n’est pas forcément favorable, car, comme le dit non sans mélancolie une lettre au frère, dans une vie, si bienheureusement (( insignifiante )) soit-elle, il y a toujours trop de signification 63. Sur le plan philosophique, maintenant, nous avons vu Holderlin reprendre le mythe hésiodique de la rupture originelle de l’union ciel-terre - rupture dont l’agent, chez Hésiode, est Kronos, assez facilement identifiable au Zeitgeist, à la puissance du nuage orageux qui hante la dimension sinistre de l’intervalle. Cette rupture, Holderlin l’interprète (avec Plotin) comme signifiant la naissance de la conscience ou (avec Heinse) comme traduisant le passage de 1’«essence N dans la (( forme )) ou la c limite n où elle parvient à la connaissance $’elle-même. Pour Holderlin, comme pour ses compagnons Hegel et Schelling, l’Etre, dans son immédiateté, n’est pensable que comme (( indifférence 64 )) identité absolue, plénitude de jouissance et d’autosuffisance où aucune conscience n’est possible; mais cette identité, justement parce que absolue, est instable, car, sous peine de retomber à l’identité relative, elle doit inclure son opposé, être identité de l’identité et de la non-identiré, (( lien du lien et du nonlien ». D’où un inévitable éclatement en deux pôles qu’évoque un passage célèbre des remarques sur Pindare : L’immédiat, pris en toute rigueur, est pour les mortels impossible comme pour les immortels; le dieu doit distinguer des mondes différents, conformément à sa nature, parce que la bonté céleste, de par elle-même, doit être sainte, non mêlée. L’homme, comme être connaissant, doit aussi distinguer des mondes différents, parce que la connaissance n’est possible que par l’opposition ‘>. Comme on le voit, l’identité absolue de l’identité et de la non-identité se brise inévitablement en identité simple (= le dieu) et en non-identité ( = l’homme, la conscience) - l’origine de la rupture pouvant être attribuée à l’un aussi bien qu’à l’autre, mais reposant, en fait, dans l’immédiat lui-même, dans la Wilikfir des Zeus ”. Mais si l’homme tient le lieu terrestre de la non-identité, de la conscience, c’est, nous l’avons dit, pour que le divin vienne s’y refléter : d’où, en lui, deux pulsions (rentrer dans l’identité, maintenir la finitude) qui, comme chez Platon et surtout comme chez Schiller, se résolvent dans l’amour dont le versant objectif est la beauté h 7 , considérée, dans l’optique kantienne, comme synthèse phénoménale de l’idéal et du réel, du céleste et du terrestre - comme identité, donc, mais identité reconstituée, et pour cela même susceptible d’être appréhendée. Cette ide.ntité re-produite dans la beauté, c’est précisément ce que Holderlin appelle un Dieu ; 357 L’homme est un Dieu en tant qu’il est beau [...I Mais l’homme divin veut se sentir lui-même, et pour cela il s’oppose [= s’objective] sa beauté. Ainsi l’homme se donne ses dieux 68. L’art, la religion, la philosophie69 - la culture en général - sont les moments de cette objectivation par laquelle vient au jour un polythéisme historique. C’est lui qu’il nous faut examiner maintenant. * Dire que l’homme est le lieu de la conscience, c’est dire que les dieux ont besoin de l’homme pour s’éprouver eux-mêmes : comme le dit l’hymne au Rhin : ...parce que Les Bienheureux ne peuvent rien éprouver Vt/hlen) d’eux-mêmes, Un autre, s’il est permis De parler ainsi doit, au nom des dieux, Eprouver en prenant part - ou, dans une variante encore plus précise : Les Bienheureux n’ont aucun sentiment d’eux-mêmes, Mais leur joie est La parole et le discours des hommes 7”. Mais la conscience humaine ne peut soutenir le poids d’un contenu divin, et l’exprimer en paroles, que si elle est assez forte pour cela, c’est-à-dire si elle a atteint son âge adulte; sinon, comme ces enfants goulus que sont les Titans, elle reste accablée par son fardeau. Puisque donc (( le Dieu qui médite hait / Une croissance prématurée 7 ’ »,force sera aux célestes de laisser la conscience humaine croître indépendamment d’eux, voire contre eux : d’où l’image, fréquente chez Holderlin, de l’aigle qui jette ses petits du nid pour qu’ils puissent voler seuls A partir de là, nous obtenons une structure historique à cinq moments, qui apparaît très tôt chez Holderlin et qui se décompose de la manière suivante : 1) Un moment d’enfance, individuelle ou collective, où les dieux sont là de manière immédiate (« j’ai grandi dans les bras des Dieux 7 3 P - i.e. au nid de l’aigle), où le divin apparaît donc comme élément ou comme nature, sans qu’il y ait encore de religion au sens propre d u terme. 2) Un moment de séparation où les dieux se retirent dans la nuit de l’inconscient - sur nos têtes 74, ou sous nos pieds - et cessent donc de nous être présents. 3) Un moment de retour, mais dans un éclat éblouissant, qui provoque 4) une nouvelle cécité 7 5 , due cette fois non à un retrait, mais à un excès de présence, et qui dure autant que le travail d’appropriation de ce contenu dans 5 ) une forme qui le fixe définitivement, et où la semence reçue au moment (3) donne son fruit le plus haut 76 ’*. Asie (1) Grèce Hespérie (5) Mais il ne suffit pas de parler, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, des dieux )) en général. En fait, nous l’avons vu, il &existe deux puissances divines fondamentales, le Ciel (= l’Éther) et la Terre - car l’Eue, l’Immédiat veut et ne veut pas d u nom de Dieu, aurait dit Héraclite, et, quant aux puissances de l’entre-deux, la lumière et l’orage, nous les retrouverons plus tard. Par conséquent, nous aurons (( 358 affaire, semble-t-il, à deux processus religieux indépendants, l’un voué au feu céleste (la Grèce 7 7 ) , l’autre à la Terre (1’Hespérie ou l’occident). Mais en fait, ces deux processus vont s’articuler comme les deux moments successifs d’une histoire unique, dans la mesure où le feu céleste et la Terre se rapportent l’un à l’autre comme le contenu à recevoir et la forme (ou la fixation) à opére:. La conscience grecque naît au sein du flamboiement oriental (ou asiatique) de l’Ether, dans un état extatique dont elle se détache pour se donner une culture propre; au terme de ce processus culturel, avec Empédocle, elle se retourne vers sa source ignée et s’y consume, mais non sans en avoir reçu, telle Sémélé, une semence qu’elle transmet en l’enfouissant dans la terre de la conscience occidentale; celle-ci, d’abord désorientée (ou rendue excentrique) par ce contenu étranger 78, finira par revenir vers soi en lui donnant une forme définitive. Les deux consciences - la grecque et l’hespérique - seront donc contraintes d’agir chacune contre son (( élément )), sa nature, i.e. son Dieu encore non reconnu. Le Grec, dont l’élément est le feu du ciel, 1’Ether indifférencié, devra, pour accéder à une conscience adulte, distinguer, différencier, organiser, élaborant ainsi un polythéisme simultané où les dieux correspondent aux différentes sphères d’activité dans lesquelles l’individu est inscrit au sein de la cité 7 9 ; à la fin seulement, avec Empédocle, (( chant du cygne )) de la Grèce authentique, on trouvera un retour à l’unité, mais effectué sous une forme catastrophi,que, puisque le héros finit par se jeter dans l’Etna, lieu privilégié de la descente de 1’Ether dans le sein de la Terre-Mère lieu, donc, de leur fusion, où se résorbe tout dualisme. L’Occidental, quant à lui, dont l’élément est la Terre, la différence, le repli sur soi, devra s’élever jusqu’à la saisie du Dieu Un, sa culture sera monothéiste, jusqu’à ce qu’intervienne, là aussi, un retournement, une Kehre faisant surgir - peut-être, nous le verrons, dans l’œuvre même de Holderlin - son polythéisme naturel. Pour l’instant, nous nous bornerons à deux remarques générales qui valent pour les deux évolutions. Tout d’abord, chaque époque se construit sur le refoulement de ce qui constitue, pour la nation considérée, son élément divin ou naturel, auquel est substitué un univers culturel, artificiel : opposition que Holderlin illustre par celle de Saturne (qui règne sur l’âge d’or de la nature) et de Jupiter (qui possède (( l’art de la souveraineté n). Mais au sommet - au milieu - de la trajectoire se produit une Kehre par laquelle Jupiter doit redescendre vers le Saturne dont il est sorti. Si ce retournement est manqué, il y a danger que le divin refoulé et asservi revienne de lui-même de manière catastrophique et sauvage, entraînant la ruine pure et simple de la culture. Tel fut peut-être le destin de la Grèce : Ils voulaient fonder Un empire d e l’art. Ce faisant pourtant était le natal (das Vaterlandisrhe) Par eux manqué, et lamentablement La Grèce, le Plus Beau, sombraX2. Certes, un héros (( jupitérien 83 )) tel qu’Empédocle opère bien le retour à l’indifférencié, en proclamant lui-même que (( le temps des rois n’est plus 84 », mais il le fait en (( suicidé de la société », de manière expiatoire 8 5 et purement négative, par une abolition de la pesanteur, i.e. de la sobriété qui empêche de (( tomber vers le haut x6 )) (a La pesanteur tombe ,/ La vie éthérique fleurit par-dessus 87 D). Pouvait-il d’ailleurs en aller autrement? Un retour au feu du ciel )) n’est-il pas obligatoirement destructeur? Les Grecs, comme Sémélé, ont du moins eu le temps de recevoir une semence divine et de la transmettre à l’occident : c’est pour nous qu’ils se sont sinon suicidés, du moins réduits à l’état de ruines, comme l’indique l’admirable poème (( Lebensalter », qu’on nous permettra de citer ici intégralement (en lisant au vers 10, avec F. Beissner, darein plutôt que deren) : O cités d e l’Euphrate! O rues d e Palmyre! 359 Vous, forêts de colonnes aux plaines du désert! Qu’est-ce donc que vous êtes? Vos couronnes Parce que vous avez transgressé les limites Des êtres qui respirent Par les vapeurs fumantes et le feu Des divins vous furent ôtées. Mais maintenant je suis assis sous des nuages (dans lesquels Chaque chose a son repos propre) sous Les chênes en belle ordonnance, sur les Bruyères de chevreuil, et m’apparaissent Etrangers, morts Les esprits des bienheureux ss - Le nuage - l’esprit du temps apporte donc en Occident la semence de la Grèce pour qu’ici semée, elle porte fruit - comme si I’Hespérie, et plus particulièrement l’Allemagne, était en quelque sorte l’automne du printemps hellène : Ô vous joies d’Athènes, ô vous exploits de Sparte Précieux printemps grec! Quand mtre Automne vient, quand vous avez mûri, esprits de l’Antiquité, Revenez et voyez! L’accomplissement de l’année est proche Mais - et ce sera là notre seconde remarque - il est impossible d’éviter la question suivante : qu’est-ce donc qui arrache l’homme, dans chaque évolution, à son élément naturel et natal, le forçant à quitter la source où il se (( consumerait )) pour aller vers la (( colonie )), l’étranger de la Bildang? C’est ici que nous allons voir ressurgir les dieux de l’entre-deux, les lumineux (apolliniens) et les orageux (que nous avons appelés poséidoniens) : ce sont eux, en effet, qui vont assurer la médiation historique nature-culture, comme ils assuraient déjà la médiation naturelle Ciel-Terre, et la dédicace d’Hypérion souligne d’ailleurs l’homologie structurelle de ces couples, en opposant le (( Ciel de l’enfance )) ou de l’état de nature au Land der Kaltar 9’. En Grèce, cette médiation sera opérée par les dieux de type apollinien, essentiellement Dionysos et Hercule. O n sera sans doute surpris de trouver ici Dionysos défini comme apollinien, mais, pour Holderlin comme pour Schelling, il faut rappeler que ce Dieu n’est nullement un dieu de l’ivresse, mais un dieu civilisateur, conquérant et agriculteur qui éveille les peuples de leur sommeil naturel et (( contient leur Todestzlst 92 )) - la pulsion mortelle qui les ramènerait à la source. Quant à (( Hercule le purificateur 93 )), il apparaît, dès un hymne de 1796, comme celui qui libère l’enfant (= la conscience) de (( la table et de la maison maternelle 94 )) - il est celui qui détruit les monstres, refoule l’informe, établit un monde organisé et habitable, en association avec les Dioscures dont Holderlin dira qu’ils ont, comme Hercule, (( lutté avec Dieu 9 5 ». En ce qui concerne maintenant l’occident, le rôle du médiateur y sera naturellement assumé par le Christ, mais, pour Holderlin, le Christ est avant tout der Gewittertragende, le (( porteur d’orages 96 »,le nuage lourd et fatal dont la Pentecôte fut le premier éclat - ce en quoi il s’oppose radicalement à Hercule dont Holderlin nous dit qu’il (( a craint cela )) (à savoir le signe céleste, la foudre 97). Nous obtenons donc ainsi une structure du polythéisme historique qui recouvre exactement celle dégagée plus haut (p. 336) d u polythéisme naturel : Nature Hercule (Dionysos) Jésus-Christ .1 1 Culture 360 Ce schéma se retrouve encore (avec réduction à l’unité des deux figures de la médiation) si on envisage maintenant le processus historique dans sa totalité : l’Asie correspond alors à l’Ether, la Grèce à la lumière médiatrice, l’occident à la Terre. L’Asie, comme l’Éther, est commencement absolu, verbe brut qui déferle vers l’extérieur (i.e. vers l’ouest), révélation opaque qui ne se comprend pas elle-même et attend donc l’écho occidental - cet écho que lui ramène le Danube, d’ouest en est. En contraste à cette Parole exubérante, la Terre occidentale apparaît, dans Germunien, sous les traits d’une jeune vierge muette et passive, recevant, telle Marie, l’annonciation que lui apporte l’aigle venu de l’Indus, et qui est précisément une invitation à parler, à (( nommer la Mère 99 ». Enfin, entre le K O ~ oriental O ~ et la nevicr occidentale, la Grèce, comme dans le mythe du Banquet, occupe la place médiatrice de la lumière, de la beauté et de l’amour. C’est ce que traduit à sa manière l’étrange mythe ethnique de Die Wunderung, qui fait naître la race grecque, (( la plus belle race humaine à jamais iOo », de la rencontre, près de la mer Noire, d’une tribu germanique émigrant vers l’est lumineux et d’orientaux du Caucase qui, au contraire, (( cherchaient l’ombre )) : deux éléments qu’à la conclusion d’iiypérion, lorsque tout est fini pour la Grèce, nous voyons se séparer à nouveau - Alabanda et Adamas gagnant l’Asie, et Hypérion lui-même l’Allemagne ‘O1. Mais, dans cette onde de la culture, dans ce jeu de cache-cache entre le Ciel et la Terre, le divin et la conscience humaine, il existe des nœuds où se résout le conflit des éléments, des points d’égalisation où surgit la figure de l’Homme-Dieu (Guttmensch) que tout ce processus, rappelons-le, a précisément pour seule fin de produire. Ce sont ces figures qu’il nous faut maintenant examiner pour conclure. * On trouve, chez Holderlin, différents symboles pour l’égalisation d u Ciel et de la Terre. Un des plus immédiats est la couleur verte, où la Furbenlehre de Goethe voit également la synthèse du jaune (première couleur de la série positive) et du bleu (première couleur de la série négative) et la seule couleur qui donne à notre œil pleine satisfaction : de même, pour Holderlin, le feu du ciel est jaune, la terre bleue (veilchenbluu et le vert surgit lorsque Ciel et Terre s’égalisent et se tempèrent sans que l’un élimine l’autre (comme au désert d’Afrique ou aux glaces polaires) couleur de la patrie, nous l’avons dit, et des (( prairies humides de la Charente ‘O3 ». Le pain et le vin sont d’autres symboles de la même union, mais sur un plan (( sentimental )) et commémoratif, et non plus naïf, comme pour la couleur des (( verts paradis D; le pain, (( fruit de la terre ... béni par la lumière », se rattache d’ailleurs à la médiation apollinienne, alors que (( la joie du vin vient d u Dieu tonnant ‘O4 )> lorsqu’il s’enferme dans le sol pour y donner fruit. Enfin, nous avons déjà rencontré un ultime symbole dans la figure de l’Amour, fils (donc égalisation) de Poros et de Penia, (( plante céleste N nourrie des (( forces du nectar éthérique », et qui jaillit même du <( sol farouche )) de l’Occident : comme l’indique le poème Vulkun IO6, il n’est certes vraiment chez lui qu’en Grèce, mais jusque dans notre hiver hespérique il reste toujours là, retourné seulement vers l’intérieur, tel un foyer chaud dans la cabane exposée aux blizzards... Néanmoins, ces différents symboles ne trouvent leur vérité que dans leur rapport à la véritable égalisation, celle qui s’opère dans l’Homme-Dieu, et dont Holderlin nous offre trois figures qu’on peut situer respectivement à l’origine, au terme du moment grec et au terme final de l’histoire : Diotima I”’, Empédocle et Jésus-Christ. On peut parler, à ce propos, d’une égalisation s’opérant successivement selon trois modes - naïf, héroïque, idéal - et cette application des catégories de la poétique n’aura rien de déplacé ici : Diotima, en effet, est une pure fiction, Empédocle agit comme représentant par excellence de tous les héros tragiques grecs, et quant au Christ, il nous faut l’envisager ici comme dépouillé de sa réalité historique concrète (son vêtement de travail) et dans sa forme dominicale de Prince de la Paix, plus accessible au poète qu’au croyant. C’est bien, en définitive, l’hymne poétique qui constitue le vrai lieu de l’égalisation du Dieu et de l’homme : Car les dieux comme les hommes, gibier solitaire, Et les dieux mêmes, au ralliement (Einkehr) les conduit Le chant ion Diotima, tout d’abord, est (( une fleur parmi les fleurs )) où (( les forces de la Terre et du Ciel se conjuguent amicalement )). Pour cela, elle n’a besoin de nul effort et de nulle Bildung ; il lui suffit d’être elle-même («si nous pouvions créer ce que tu es i i O ! », soupire son amant) et, par sa seule présence, telle Vénus Urania, elle ordonne autour d’elle le déchiré et l’aorgique I I I . A la conscience tourmentée d’Hypérion, elle apparaît comme une plénitude à la fois accablante et fragile qui remplace pour lui (( tous les dieux du ciel et tous les hommes divins de la terre », comme une île de perfection primitive dans un monde d’autant plus chaotique qu’il est plus cultivé. Mais l’un des éléments de ce divin alliage - l’élément terrestre, la pesanteur - est trop faible, faute d’avoir pu s’affirmer à part, et c’est ce qui dès le début condamne l’héroïne. Sa mort sera une chute vers le haut, une autoconsumation par la (( flamme amoureuse I l 3 )) de 1’Ether qui en elle était déjà prédominante et que son amant, en lui servant de miroir réflecteur, a imprudemment exaltée : elle finira », comme la (( belle âme n hégélienne dont elle est peut-être littéralement (( fanée un des modèles. Pour Empédocle, il sert d’exemple, nous dit Holderlin, pour (( tous les personnages tragiques qui, dans leurs caractères et leurs expressions, ne sont que des tentatives N - i.e. les problèmes plus ou moins réussies pour résoudre les problèmes du destin posés par l’égalisation Dieu-homme. Empédocle est le (( chant du cygne )) de la Grèce, d’un monde où l’élément divin et naturel (le (4 feu du ciel ») a été (( chômé », refoulé, prenant ainsi une coloration maléfique et à la limite mortelle, alors que la conscience humaine atteignait, dans la culture, un développement unilatéral. Unir cette conscience hyperformée et cette nature aorgique pour que naisse, dans leur milieu (Mitte I l 6 ) le divin proprement dit, telle est la tâche du héros, de l’homme capable de (( suspendre sa subjectivité », de (( s’arracher à son centre et à soi ‘ I 7 n pour se laisser pénétrer par la Chose même, la Nature, si bien que par lui (( l’esprit de l’élément, sous forme 1) - nature et culture s’unissant dans la humaine, habite parmi les hommes souveraineté d’une thaumaturgie permanente. Mais le héros n’occupe cette place de Dieu présent qu’à condition de se maintenir à l’état de plaque tournante, de lieu neutre où l’humain conscient et l’élémentaire divin échangent leur détermination : si la subjectivité revient, si le héros ose proclamer ((Je suis Dieu N (il l’est, en effet, mais à condition de ne pas le dire et de ne pas même s’en apercevoir), il en résulte pour lui un rejet immédiat, et la nécessité d’expier en se jetant tout entier dans l’informité divine - ici, le cratère de l’Etna. Tel sera aussi le sort d ’ w i p e , dont le péché est la curiosité démesurée, la volonté de savoir, l’œil en trop 12” »; tel également celui de Créon, représentant excessif du pouvoir royal, de la loi du jour, de la puissance d’organiser, alors que (( le temps des rois est passé N (Antigone, de son côté, éprouve une fascination non moins excessive pour l’au-delà, le monde des dieux et des morts). Précisons du reste qu’il ne s’agit pas ici de défaillances morales simplement individuelles : en fait, il est impossible que le divin, la conjonction de l’élémentaire et de l’humain, se maintienne indéfiniment dans un individu sensible et matériel. Une telle unité, en effet, serait trop intime et trop singulière (einzig) », et, de plus, en faisant de l’absolu - l’identité de l’idéal et du réel, de l’essence et de la forme quelque chose de U positif 1) (au sens hégélien du terme), elle déboucherait sur la 362 superstition. D’où, pour le héros, même non-transgresseur, la nécessité de mourir, s’effaçant ainsi devant ce qu’il manifeste : Pour n’être pas, quand il s’est manifesté, le fils Plus grand que les pères, pour que l’Esprit Sacré de la vie ne reste plus enchaîné, Oublié à cause de lui, l’unique, I1 se jette, l’idole de son temps, à l’kart, De lui-même, afin que nécessité sur lui, Le pur, soit accomplie d’une main pure, Il brise son propre bonheur, son excès de bonheur, Et à l’Élément qui le magnifiait Il rend, mais plus pur, ce qu’il a possédé 122. - destin où se vérifie la célèbre définition du tragique proposée par les Remarques sur Antigone : (( Un devenir-un illimité purifié par une séparation illimitée qu’Holderlin explicite ainsi dans une lettre à Schütz : 123 », et Le dieu et l’homme semblent un, puis un destin vient susciter toute l’humilité et tout l’orgueil de l’homme, et si d’une part il aboutit à la vénération due aux Dieux, de l’autre il laisse l’homme en possession d’une âme purifiée ‘24. Union du Dieu et de l’homme, inflation de la conscience qui s’approprie la divinité, séparation purificatrice : telle est la trajectoire tragique, au terme de laquelle nous retrouvons d’un côté une conscience humaine rappelée à la mesure, et de l’autre un Dieu retourné à sa transcendance, donc à son inconscience - double échec, qui est finalement, pour Holderlin, celui du monde grec lui-même. C’est avec le Christ que nous allons rencontrer la plus haute et la plus authentique figure de l’Homme-Dieu. Certes, pour Holderlin comme pour Schelling, le Christ est d’abord le dernier des dieux grecs IZS, le (( frère ‘ 2 6 )) d’Hercule et de BacchusDionysos avec qui il compose un même trèfle à trois feuilles. Néanmoins, il existe entre eux une différence fondamentale : Bacchus et Hercule sont des dieux de la Bifdung et du pouvoir, un (( cultivateur )) et un (( chasseur )) - le Christ, lui, est un (( mendiant »; ou encore, (( Hercule est tel un prince, et Bacchus l’esprit commun [tyrannie et démocratie, les deux pouvoirs grecs par excellence], mais le Christ est la fin IZ7. )) La fin de quoi? demandera-t-on. Le grand poème inachevé Patmos nous fournit peut-être une indication de réponse, en rapportant que le jour où le Christ disparut de la terre Le jour du soleil s’éteignit, Le jour royal, et divinement souffrant De lui-même il brisa Le sceptre aux rigides rayons de flamme I**, le sceptre, précise une variante, (( avec lequel il avait régné à partir de l’Asie, depuis des temps insondables 129 ». Tout se passe donc comme si, sous la forme du Christ, une même puissance divine brisait le sceptre du pouvoir qu’elle avait exercé sur la conscience humaine en tant qu’Hercule et Dionysos - scénario assez proche de celui de la beaucoup plus tardive Philosophie de f a Réuéfation de Schelling, dans laquelle une puissance illégitime (Kronos) s’empare de la conscience humaine à la place du vrai Dieu et se trouve ensuite refoulée par la deuxième personne divine sous la forme d’Hercule et surtout de Dionysos, jusqu’au moment où celle-ci, ayant triomphé, abdique son pouvoir devant le Père en s’incarnant et mourant. Hercule et Dionysos, objectera-t-on, sont aussi des dieux qui meurent et ressuscitent. Sans doute, mais leur 363 mort se situe sur un plan purement mythique et a imaginal », alors que celle du Christ est effective; en cela, précise Holderlin, a il est d’une autre nature et accomplit », et il représente a l’action ce qui a manqué encore en présence aux autres Dieux la plus extrême de Dieu )) dans son approche de l’homme. D’autre part, la mort des dieux grecs (songeons à Hercule) signifie leur disparition dans l’au-delà et la fin de leur action sur l’homme; la mort du Christ est au contraire pour lui un moyen de communiquer, de semer plus efficacement sa divinité dans l’homme, en voilant sa lumière non seulement dans l’ombre d’un enseignement indirect, mais dans l’a ombre plus noire 1 3 * )) de la mort. La mort d u Christ, en effet, trouve lieu sous le règne du a Zeus le plus propre »,du Zeus occidental dont le caractère est de (( retourner (kehren) le désir de quitter ce monde pour l’autre en un désir de quitter l’autre monde pour celui-ci 1 3 3 »; en même temps, elle marque le passage du médiateur lumineux (patent) au médiateur caché dans le nuage - le Christ étant lui-même cette nuée d’orage planant sur tout le cours de l’histoire occidentale et arrosant la Terre d’une pluie de sang sacrificiel. Telle sera l’ambiguïté foncière du christianisme : son Dieu est un Dieu caché, inconnu, mais à ce monothéisme nocturne, sans point commun avec le monothéisme immanentiste de l’Asie, se juxtapose le souvenir incontournable d’une personnalité concrète à jamais disparue - formule qui sera, pour Hegel, celle de la conscience malheureuse. Dans cette optique, l’ère chrétienne est une période proprement sans Dieux, faite de souvenir et de pressentiment sous un ciel lourd d’orage, où seule la Madone tient la place du divin disparu 134. Néanmoins, dès les années de Tübingen, on trouve chez Holderlin l’idée d’un retournement possible du christianisme, débouchant sur ce qu’il appelle énigmatiquemen; a nouvelle Eglise 1 3 5 P; (( royaume de Dieu 136», a venue du Seigneur 13’ », voire (( Eglise esthétique 138 )) - ce qui a permis au P. de Lubac de l’enrôler dans la postérité bigarrée de Joachim de Flore. En fait, ce que signifie cette nouvelle Eglise, c’est fondamentalement le retour du polythéisme, que Diotima annonçait déjà à Hypérion : Nous fêterons les fêtes des saints (Heiligen) de tous lieux et de tous temps, des héros de l’Orient et de l’occident; alors, chacun de nous en choisira un. .. l 3 9 . La Grèce, monothéiste par nature, avait élaboré une culture polythéiste, puis tenté, et manqué, un retour à l’Unique; l’occident, polythéiste par nature, a reçu l’éducation du monothéisme, et doit maintenant réussir son retour au multiple. Mais alors que le polythéisme grec était, nous l’avons dit, un polythéisme simultané, fondé sur la coexistence de dieux fonctionnels, le polythéisme hespérique sera, comme aurait dit Schelling, un polythéisme successif, et pour cela même non contradictoire au monothéisme : il reconnaîtra le retour, au fil de l’histoire, d’une même puissance divine qui s’est appelée Hercule, Dionysos, Apollon - Jésus-Christ. Donnez-nous, qui sommes fils de la Terre adorante En tel nombre qu’ait grandi Les fêtes, de les fêter, toutes, de ne pas tenir Le compte des Dieux, un pour tous est à jamais 14”. Cette reconnaissance implique, néanmoins, un changement radical d’attitude ii l’égard de la figure d u Christ, en qui l’homme devra cesser de voir un Dieu exclusif qui interdirait démesurément d’honorer tous les autres. Nulle part cette mutation n’est mieux décrite que dans l’ébauche en prose de Frieden.rjieier, la (( Fête de la paix », où il faut voir non certes la glorification du traité de Lunéville, mais plutôt l’évocation de cette Toussaint spéculative déjà rêvée dans Hypérion et que domine la figure du prince de la Paix - i.e. du Christ en tant qu’il n’est plus posé à part des autres Dieux : 364 Nous sommes un chœur. C’est pourquoi tout le divin qui fut nommé, un nombre [maintenant] clos, doit, sacré, sortir pur de notre boucle. Car vois! c’est le soir du temps, l’heure où les voyageurs se dirigent vers le lieu de repos. Bientôt entre un Dieu après l’autre, mais [afin] que leur Plus-aimé, à qui ils sont tous suspendus, ne manque, et que tous soient un en toi, et tous les mortels que nous connaissons jusqu’ici. C’est pourquoi sois présent, Adolescent. Nul, comme toi, ne vaut pour tous les autres. C’est pourquoi ceux à qui tu l’as accordé ont parlé toutes les langues et toi-même l’as dit, qu’en vérité nous adorerons sur les hauteurs et spirituellement dans les temples. Tu étais bienheureux alors, mais plus encore maintenant qu’au soir nous te nommons avec les amis et chantons ceux d’en haut et que tous les tiens sont autour de toi. Le vêtement est dépouillé maintenant. Bientôt autre chose encore deviendra clair, et nous ne le craignons point 14’. Sur ce texte extraordinaire, le plus parfait résumé, sans doute, de la a théologie )) de Holderlin, quelques remarques pour conclure : 1) La Fête se situe au soir du temps. Le soir est le moment du souvenir, de l’Er-innerung, de la récapitulation qui est reprise et intériorisation. Comme le savoir absolu de Hegel, le polythéisme hespérique sera donc une Er-innerang, un temps retrouvé rendu possible par le fait que le chiffre des Dieux est désormais fermé et complet (gescbiossen). Le soir (de l’année), c’est aussi l’automne, temps du fruit, c’està-dire du poème (« donnez-moi un automne »,dit une prière aux Parques 14*), et cela nous laisse pressentir que la réminiscence sera l’œuvre des poètes, et la nouvelle religion, donc, une religion de la Lettre, sinon de la Littérature, vouée au service de (( la lettre solide N 143 - conformément, d’ailleurs, au génie propre de l’Occident. 2) Tous les dieux (tous les voyageurs) viennent se reposer, en ce soir du monde, dans l’a auberge 144 )) de la conscience humaine, mais tous restent (( suspendus )) au (( Plus-aimé 1) - au Christ. I1 n’est pas question, donc de renoncer à celui-ci - il suffit de faire disparaître son état de tension avec les autres Dieux, a de concilier le conciliateur 1 4 5 »,en quelque sorte. Comme dernière figure, le Christ (( vaut pour tous les autres )), à condition seulement qu’on le a dépouille de son vêtement )) (de son N manteau 146 )), dit ailleurs Holderlin), c’est-à-dire qu’on cesse de l’identifier exclusivement à Jésus de Nazareth : à la Fête de Paix des Dieux, le Christ ne vient pas en vêtements de travail, mais en (( habit de fête 14’ )) - il se révèle comme (( plus grand que son champ [d’action] », comme (( le Dieu des Dieux 14H »,comme l’archétype de l’envoyé, du conciliateur en qui s’accomplit la conjonction Ciel-Terre. Ce changement d’habit, Holderlin le traduira aussi, dans le poème An eine Fzlrstin uon Dessau par la transition glorifiante du nuage à l’arc-en-ciel 149 : la lumière, qui s’était éteinte quand le Christ avait quitté la terre, revient, mais N plus spirituelle (geistiger) Is” )) et comme signe d’une alliance désormais établie non seulement entre Ciel et Terre, mais entre les différents visages du médiateur qui s’égalisent à celui du Christ au fur et à mesure que celui-ci se spiritualise 3) Cette égalisation des conciliateurs en une figure unique - celle du Christ qui les signifie tous, laisse néanmoins subsister l’énigme, déjà évoquée plus haut, du divorce originel entre Poros et Penia, le Ciel et la Terre. Pour résoudre ce dualisme, le procédé le plus facile, qu’Holderlin lui-même ne repoussera pas toujours, ,consistera à le traduire en termes philosophiques, à l’exprimer comme opposition de 1’Etre et de la conscience, de l’idéal et du réel, de l’essence et de la forme, voire de la substance et du mode : on aboutit alors sinon à l’idéal (( monothéisme de la raison », du moins à un monisme spéculatif. Inversement, le plan du (ou des) médiateur(s) apparaît, dans le cours de l’œuvre de Holderlin, comme de plus en plus irréductible à la philosophie - chaque figure divine de l’entre-deux (Héraclès, Dionysos, Apollon, Jésus-Christ) acquérant une réalité dont le caractère positif va croissant. Si on abandonne donc Pyas et Penia au langage commun des penseurs, il ne reste plus qu’à dire ceci : dans l’Eue, il y a à la fois une jouissance sans limites et une souffrance, une déchirure 365 permanente; quelqu’un (le Dieu) franchit cette faille, et cela d’une manière multiple, mais systématisable. Entre ce qui jouit et ce qui souffre, les Dieux sont un pont, qui pour Holderlin, s’effondrera en 1805, le projetant dans l’univers tout autre, radicalement démythologisé, des derniers poèmes, où, dans le cours des saisons, ciel et terre se regardent à travers un espace devenu - enfin - insignijant. Jean-François Marquet NOTES 1. Pour la discussion de ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre étude Liberté et Exirtence, Paris, 1973, p. 73 54. 2. Holderlin, Siimtiiche Werke, Grorre Stuttgarter Ausgabe, I V , p. 298-299. Toutes nos citations renvoient à cette édition. 3. Schelling, Sirmtliche Warke, éd. Cotta, X I , p. 15. 4. lbid., V, p. 664. 5. lbid., p. 445. 6. GSEA, V I , p. 437. 7. Der Wanderer (2c version), ibid., II, p. 83. Pour d’autres exemples de cette triade, cf. (entre autres) Arbill (ibid., I, p. 271), Gtter wandeiten einrt (ibid., I I , p. 274), Griecbeniand (3‘ version, ibid., II, p. 257), Hyperionr Jugend (ibid., III, p. 224), Hypérion (ibid., III, p. 147), Der Tod der Empedokier (versions I et II, ibid., I V , p. 18, 53, 106). 8. Germanien, I I , p. 152. 9. Sophnkier. Antigone, V, p. 253. Dans Emiiie uor ibrem Brauttag ( I , p. 284), on retrouve la même trinité sous des noms de divinités germaniques : Walhalla (l’éther), Hertha (la terre) et Braga (dieu de la poésie qui tient la place d’Apollon). 10. Hyperions Jugend, III, p. 224. 11. Cf. Ardingheiio, éd. Baeumer, Stuttgart (Reclam), 1975, p. 269-272. 12. Ibid., p. 271 et 310. 13. Sur ce côté terrestre et plutonien de Junon, cf. par exemple Creuzer, Symboiik (Yéd.), réed. Hildesheim, 1973, III, p. 2 13, avec références à Plutarque et Eusèbe (cf. Eusèbe, Préparation évangélique, III, 1, 4). 14. Homère, Iiiade, I, v. 400. 15. Cf. Wenn aber die Himmiirchen, I I , p. 222 ( a ...da den Donnerer bieit Unzürtiirh die gerude ... Tacher.. . v ) 1 16. Schelling, SW, I V , p. 329. 17. Der Archipelagus, II, p. 103. Sur cet aspect de Poséidon, cf. Homère, Iizade, XIII, v. 10 et les références classiques résumées par Creuzer, op. rit., III, p. 260. 18. Hypérion, III, p. 112. 19. lbid., III, p. 50. Rappelons que le mot allemand Lufr est du genre féminin. 20. Une même idée est à ta base de l’ouvrage de Schelling Die Weitreeie (1797). 21. Cf. Hyperion Metrisrhe Farmng, III, p. 193. 22: Sur cette a jouissance )) (Genusr) de l’absolu, cf. le bref essai de Tubingen sur Jacobi, I V , p. 208. 23. Cf. Hyperions Jugend, III, p. 204. (U Er irt ummoglirh fur uns, da5 mangellose in5 Bewurstrein aufzunehmen. v ) . 24. Cf. Hypérion, III, p. 54, et Emilie vor ibrem Brauttag, I , p. 278. 25. U Lebensfunken rate / Befrurbtend... der Ather Y (Der Tod der Empedokies, 2‘ version, I V , p. 102). 26. Vater Ather (An den Ather, I , p. 204, et parrim). 27. Stimme des Voiker (2c version), II, p. 5 1. Cf. aussi Hyperionr Jugend, III, p. 206. 28. Cf. Hyperion Metrirrbe Farsung, I I I , p. 195. 29. C’est le thème du poème Hyperions Schicksalslied, I, p. 229. 366 30. 3 1. 32. 33. 34. fumée 35. 36. 37. 38. Lettre du 4.12.1801 à Bohlendorff, VI, p. 426. Dar Gebirge... / Dar Mutterlicbe Y ( A n Eduard, 2' version, II, p. 42). Die Wanderung, II, p. 138. Hypérion, III, p. 54. Der Tod des Empedokles, 3=version, IV, p. 139. Les U bras de feu N désignent ici la colonne de U de l'Etna. Cf. Hypérion, III, p. 140, sur la terre comme U Folie (= tain) des leucbtenden Himmeis ». Der Wanderer ( V O ~ ~ J JI , Up.~206. ~ ) ,Der Rhein (variante au v. 178), II, p. 728. Der Wanderer, II, p. 80. Heimkunft, II, p. 96. 39. Der Mutter Erde, I I , p. 123-124 (trad. Ph. Jaccottet). Cf. aussi le début du fragment Wenn aber die Himmliscben, I I , p. 222. 40. Ainsi celui de Heidelberg (cf. le poème de ce titre, II, p. 14). 41. Lettre à Bohlendorff du 4.12.1801, VI, p. 247. Sur l'oubli du U remerciement w (Dank), cf. Emilie vor ihrem Brauttag, I, p. 295-296. 42. Cf. par exemple Menom Klagen, II, p. 77. 43. Hypérion, III, p. 52. 44. Cf. Der Mensch, I, p. 263; Wie wenn am Feiertage..., I I , p. 118; Hyperion, Vorletzte Fassung, I I I , p. 236. 45. Les chênes sont aussi des enfants de la Terre (= de la montagne) et du Ciel, chacun d'eux étant un monde U comme les étoiles du Ciel w (Die Eicbbaürne, I , p. 201). 46. Lettre à Schelling de juillet 1799, VI, p. 347 et passim. 47. An Zduard (2'version), II, p. 41. 48. Der Zeitgeist, I, p. 300. 49. Der Arcbipelagus, II, p. 104. 50. Cf. Lebenslauf, I, p. 247; et II, p. 22. 5 1. Giecbenland (3' version), I I , p. 257. 52. An eine Fürstin von Dessau, I , p. 309. 53. Heimkunft, II, p. 28. 54. Anmerkungen zur Antigonae, V, p. 266. 55. Lettre à Seckendorf, 12.3.1804, VI, p. 437. 56. Der Tod des Empedokles (2'version), IV, p. 18. 57. Anmerkungen zur Antigonae, V, p. 267. 58. Hypérion, III, p. 30. Ce thème est d'ailleurs constant dans Hypérion. 59. Die Musse, I, p. 237. La référence aux U anges n, vient bien entendu d'Heimkunfr. 60. Der gesetziiche Kalkül. Holderlins Dicbtungslebre, Tübingen, 1967. Mais la dette d'Holderlin envers CEtinger nous semble très exagérée dans le livre d'U. Gayer. 61. IV, p. 244. 62. III, p. 195. 63. Lettre d'août 1797, VI, p. 247. 64. Tbeoretische Versucbe, IV, p. 237. 65. Pindar-Fragmente, V, p. 285 (trad. F. Fédier). 66. Uber den Unterscbicd der Dichtarten, IV, p. 269. 67. Cf. Hyperion Metrircbe Fassung, I I I , p. 195. 68. Hypérion, III, p. 79. 69. Cf. lettre au frère du 4.6.1799, VI, p. 329. 70. II, p. 145. 71. Wenn aber die Himmliscben, I I , p. 225. 72. Cf. par exemple Stimme des Voiks (2=version), I I , p. 50; et Der Tod des Empedokles (1" version), IV, p. 62-63. 73. Da icb ein Knabe war, I , p. 267. 367 74. Cf. par exemple Brot und Wein, II, p. 93. 75. Ibid., p. 92. 76. Cf., à la fin du Thalia-Fragment d’Hypérion, l’image de l’enfant endormi dans son berceau ( = Asie), puis ébloui par la lumière du jour ( = Grèce) et retournant son visage vers la Terre (= Occident) (III, p. 184). 77. Nous reprenons ici le célèbre exposé de la lettre du 4.12.1801 à Bohlendorff, VI, p. 425 sq. 78. On retrouvera une idée analogue chez Hegel. Cf. notre communication sur Le destin de i‘histoire chez Hegel e t Schelling, Congrès Hegel de Lille, 1968. 79. Cf. l’essai Uber Religion, notamment IV, p. 278. 80. Der Tod des Empedokles, 3‘version, IV, p. 138. 81. Nature und Kunst oder Saturn und Jupiter, II, p. 37. 82. Meinest du es solle gehen, II, p. 228 (trad. F. Fédier). Rappelons que les traductions de Sophocle par Holderlin tentent précisément de faire ressortir cet élément oriental refoulé (cf. la lettre à Wilmans du 28.9.1803, V I , p. 434). 83. Der Tod des Empedokles, 2‘ version, I V , p. 104. 84. ibid., 1“ version, IV, p. 62. 85. Sur cet aspect expiatoire, cf. ibid., p. 24 et G u n d zum Empedokles, p. 157. 86. Theoretisrhe Versuche, IV, p. 233. 87. Der Tod des Empedokles, 3‘version, IV, p. 132. 88. Lebensalter, II, p. 115 (et la glose de F. Beissner p. 661) (trad. G. Roud, modifiée). 89. Der Archipelagus, II, p. 1 1 1. Cf. aussi Gesang der Deutschen (II, p. 4) sur la << migration du génie de pays en pays ». L’idée, là encore, vient de Schiller : (< Chassés par des hordes barbares / Vous ravîtes le dernier feu du sacrifice / Aux autels profanés de l’Orient / Et l’apportâtes à l’Occident. / Ainsi le beau fugitif de l’Est, / Le jour nouveau, surgit à l’Ouest, / Et sur les champs d’Hespérie s’épanouirent / Les fleurs rajeunies de l’Ionie. )) (Die Kunstler, v. 363-370. Trad. R. d’Harcourt). 90. Variante de Brot und Wein, II, p. 608. 91. III, p. 575. 92. Der Einzige, 2‘version, II, p. 158. 93. Wenn aber die Hitnmlisrhen... II, p. 224. 94. An Herkules, I, p. 199. 95. In lieblicher Blaue, II, p. 373. 96. Pafmor, II, p. 167 (cf. p. 168 sur la Pentecôte). 97. Einst hab ich die Muse gefragt, II, p. 220. 98. Cf. Am Quell der Donau, II, p. 126 sq. 99. Germanien, II, p. 152. Cf. aussi l’esquisse en prose de Der Mutter Erde, II, p. 683, qui développe le thème du règne de la Mère fondé sur l’éloignement du Père. 100. Die Wanderung, II, p. 139. 101. Hypérion, III, p. 152. 102. Griechenland, 3‘version, II, p. 257. 103. Cf. Der Wanderer, II, p. 81 et Das ndchste Beste, 3‘version, II, p. 237-238. 104. Brot und Wein, II, p. 94. 105. Die Liebe, II, p. 20. 106. II, p. 60-61. 107. Diotima est certes une Grecque moderne. Mais Holderlin la présente expressément comme une île de perfection primitive au sein du monde actuel. 108. Blodigkeit, II, p. 66; et la glose de F. Beissner, p. 530. 109. Hypérion, III, p. 145. 110. Ibid., p. 114. 111. Cf. ibid., p. 59. 112. Ibid., p, 87. 113. Ibid., p. 146. 114. Ibid., p. 144. Sur Hypérion miroir, cf. ibid., p. 61. Sur la << belle âme », ibid., p. 97. 115. Grund zum Empedokles, IV, p. 157. 116. Ibid., p. 152. 117. Ibid., p. 159. Hegel développera les thèmes analogues dans la préface de la Phénoménologie de l'esprit. Cf. notre étude Système et sujet chez Hegel et Schelling, Revue de métaphysique et de morale, 1968. 118. Grund zum Empedokles, IV, p. 157. version, IV, p. 10 119. Tel sera en effet le blasphème d'Empédocle. Cf. Der Tod des Empedokles, Ire et 11. 120. Anmerkungen zum @dipus, V, p. 198 et In lieblicher Blaue, II, p. 373. 12 1. Grund zutn Empedokles, IV, p. 154. 122. Der Tad des Empedokles, 3'version, IV, p. I36 (trad. R. Rovini). 123. Anmerkungen zum @dipus, V, p. 20 1. 124. Lettre à C.G. Schütz, hiver 1799-1800, VI, p. 382. 125. Cf. Bror und Wein, II, p. 94 : Pour finir apparut un paisible génie, un consolateur / Céleste, qui annonça la fin du jour et disparut », et la glose de F. Beissner, p. 618. 126. Der Einzige, 1" version, II, p. 158. Sur le trèfle, cf. ibid., 3'version, p. 163. 127. Variante à la 3'version de Der Einzige, II, p. 752-753. 128. Patmos, II, p. 168. 127. Ibid., p. 773. 130. Varianie à la 3' version de Der Einzige, II, p. 753. 13 1. Der Einzige, lre version, II, p. 156. Cf. la lettre du frère du 28.1 1.1798 : (( O h mon cher! Quand reconnaîtra-t-on que dans son expression la force suprême est en même temps la plus modeste et que le divin, quand il se manifeste, ne peut aller sans une certaine tristesse, une certaine humilité? )) (VI, p. 294). 132. Verrohnender... (2*version), II, p. 134. 133. Anmerkungen zur Antigonae, V, p. 269 (cf. aussi p. 268). 134. Cf. An die Madonna, II, p. 844 (la Madone comme Hinterhalt der Himmlischen) et la glose de F. Beissner, p. 846. 135. Hypérion, III, p. 32. 136. Lettre à Hegel du 10.7.1794, VI, p. 126. 137. Lettre à J.F. Ebel du 9.1 1.1795, VI, p. 185. 138. Lettre au frère du 4.6.1799, VI, p. 330. 139. Hyperions Jugend, III, p. 224. 140. Versohnender... (I" version), Il, p. 132. 141. II, p. 697. 142. A n die Parzen, I, p. 241. 143. Patmos, II, p. 172. 144. Was sollen Gotier irn Garthaur.2 (variante de Der Gang aufi Land, II, p. 582). 145. Versohnender... (1- version), II, p. 131. 146. Mnémosyne (3'version), II, p. 198. 147. Versohnender... (3'version), II, p. 137. 148. Ibid. (Ireversion),p. 132. 149. I, p. 309. 150. Der blinde Sanger, II, p. 5 5 . 151. Cf. U. Gayer, op. r i t . , notamment p. 314-316. (( Du << Dieu présent >> au << Dieu plus médiat d’un Apôtre Jean-Miguel Garrigues. Non coerci maximo Contineri tamen minimo Divinum est. m U (Exergue d’Hypérion tirée de l’épitaphe de saint Ignace de Loyola) In memoriam d’Erich Przywara SJ. ‘ Holderlin s’est toujours présenté lui-même comme un poète. Depuis son enfance il a senti que sa vocation poétique était lourde d’une parole décisive qu’il était chargé de transmettre, ou plutôt d’incarner pour l’époque qu’il voyait s’ouvrir avec ce tournant de siècle. Toute sa vie et son œuvre ont tourné autour de ce noyau celé qu’était pour lui sa vocation poétique et, quand finalement il s’est abîmé dans la silencieuse simplicité de son Umnacbtzmg, le monde l’a pris pour un fou. Toutes ses pensées se sont arrêtées à un point autour duquel il tourne et tourne toujours. On dirait un vol de pigeons tournant autour de la girouette, sur le toit. Ça tourne en rond tout le temps, jusqu’à ce que ça s’abatte à bout de forces disait de lui le menuisier Zimmer chez qui Holderlin a passé les quarante années de sa folie. Et il ajoutait : (( I1 faut le prendre comme un enfant, alors il est doux et gentil. )) C’est lui qui a répété ce que personne ne voulait entendre A vrai dire il ne manque de rien. C’est ce qu’il a de trop qui l’a rendu fou. A vrai dire il n’est pas fou du tout, ce qu’on appelle fou (Pl., p. 1109 sq.). 370 Ce que la simplicité d u menuisier saisissait intuitivement, Holderlin au seuil de sa folie l’a exprimé dans des vers bouleversants : Un signe, tels nous sommes, et de sens nul, Morts à toute souffrance, et nous avons presque Perdu la parole en pays étranger. (t Mnémosyne IY, Pi.,p . 879) Et pourtant Holderlin lui-même a qualifié sa vocation poétique, dont le noyau devait faire de lui un signe monstrueux et incompréhensible pour son temps, d’occupation innocente : (( Poétiser, cette occupation la plus innocente de toutes »,écrit-il à sa mère en janvier 1799 (Pl., p. 696). C’est que cette occupation si innocente est née en lui de souffrances secrètes dont il témoigne dès son enfance. A dix-sept ans il écrit à un ami : il ne faut pas t’étonner si chez moi tout prend un aspect si mutilé et si contradictoire [...] Non, mon cœur ne bat pas comme le tien, il est si mauvais; autrefois il était meilleur mais ils me l’ont pris (lettre de 1787, PI., p. 19). Ce thème d u (( cœur )) reviendra constamment sous la plume de Holderlin pour signifier le lieu où se noue sa vocation secrète. I1 ne faudra pas l’interpréter comme une image propre à la sensiblerie romantique, car voici ce qu’il écrivait déjà à l’âge de quatorze ans à ce diacre Kostlin qu’il appelait son (( père N spirituel : J e suis certain que par son Saint-Esprit, Dieu saura orienter mon cœur; et dès lors je vous prie humblement, mon cher M. le Diacre, d’être mon guide, mon père, mon ami (mais cela vous l’êtes depuis longtemps déjà); permettez-moi de vous tenir au courant de toute circonstance qui contribuerait à me former le cœur ... (PI., p. 16). O n sait par ailleurs que la famille de Holderlin, sa mère surtout à laquelle il était si attaché, baignait dans le milieu piétiste wurtembergeois. Ce grand piétisme souabe d u xvw siècle alliait la tradition théosophique boehmienne à la mystique d u sentiment et de la sanctification diffusée par G. Arnold au début d u siècle grâce surtout à sa traduction des HomélieJ .piritueiles de saint Macaire qui devaient connaître un immense succès. Comme on sait d’autre part que ce diacre Kostlin, qui fut le père spirituel d u jeune Holderlin, était disciple direct des deux grands théologiens mystiques souabes d u siècle, Bengel et Oetinger, on peut entrevoir à quel degré de profondeur le thème holderlinien d u (( cœur », comme nœud de sa vocation poétique, s’enracine dans la tradition mystique souabe qui conjugue la mystique rhénane (transmise par Boehme) d u Gemüt et la mystique macarienne (introduite par Arnold) d u Hem. Holderlin emploie très souvent et indistinctement les deux termes allemands. C’est le secret de ce qui advient dans son cœur qu’il a remis à quatorze ans entre les mains d’un père spirituel pour que Dieu le forme par son Esprit-Saint. Et c’est ce secret qui semble le mettre à l’écart dès son adolescence : Je suis maintenant si seul, dans un tel calme - et c’est ce qui me convient - mais si loin, si loin de mon ami B.; quel dommage. Je n’ai presque personne à qui parler [...I Seigneur Dieu! II faut que je te l’avoue, ce que j’ai à supporter est pire que je ne te l’ai écrit récemment! Tu peux m’en croire, Dieu m’a gratifié d’une bonne part de souffrances! Je ne veux pas en parler. (Lettre de 1787. Pl., p. 23.) Au même moment il devait être d’ailleurs tuberculeux, car il écrit : Je crache souvent d u sang. N Et, vers la même époque : 37 1 N’en ai-je pas assez supporté! N’ai-je pas connu, tout gamin, ce qui ferait frémir un homme? [...] Seigneur Dieu! Suis-je seul à être ainsi? Tous les autres plus heureux que moi? Et qu’ai-je donc commis? (Lettre de 1787, Pl., p. 20.) Ce qui met Holderlin adolescent à part de ses camarades, il le laisse entrevoir - timidement car il sait à quel point cela sonne ridicule en plein siècle des Lumières - dans une lettre à un ami : J’eus l’idée, une fois mes années d’université terminées, de me faire ermite, et cette idée m’a tellement plu, que pendant tout une heure, je crois, je fus ermite en pensée. Tu vois, je ne rougis pas de t’avouer mes faiblesses et c’est ce qui m’excuse à tes yeux. Mais veille surtout à ce que cette lettre ne tombe pas entre les mains d’un étranger hostile, car on dirait : en voilà un fou! (Lettre de 1787, Pl., p. 29.) I1 ne savait pas si bien dire. Quand son chemin l’aura finalement conduit au lieu de son cœur, quand il sera entré dans la solitude de sa folie pour y vivre pendant quarante années, ceux qui l’entourent le prendront pour un fou. Seul le menuisier qui l’a accueilli dans sa maison pressent la vérité : On ne doit pas s’y tromper, c’est tout de même un homme libre [...I Vous pouvez être certain qu’il saisira son chapeau, s’inclinera profondément et vous dira : Votre Majesté a ordonné que je m’en aille. N C’est ainsi qu’il donne aux gens ce qu’ils peuvent désirer tout en restant, quant à lui, un homme libre. (In Pierre-Jean Jouve : PoèmeJ de la folie de Holderlin, Paris, Gallimard, 1963, p. 146.) <( )) Quant à cette vocation d’ermite qu’il porte dans son cœur, elle confirme à quel point Holderlin s’enracine dans le courant du piétisme le plus profond et le plus authentiquement chrétien du X V I I I ~siècle. On se rappellera en effet que la lecture des textes macariens et de la Vie des Pères da désert avait suscité, en plein protestantisme et en pleine Aufklarung, une lignée d’ermites qu’on a pu appeler une (( Thébaïde protestante ». Holderlin se place, par contre, délibérément à l’écart du luthéranisme officiel qu’il refuse comme (( témoin N de la foi de son cœur, ainsi que de la révolte antichrétienne d’une partie de sa génération : Mais les docteurs de la Loi et les pharisiens de notre époque qui font de cette chère et sainte Bible un bavardage insipide, mortel pour l’élan de l’esprit et du cœur, ceux-là je les récuse comme témoins de ma profonde foi vivante. Je sais bien comment ils en sont venus là, et puisque Dieu leur pardonne de tuer le Christ de pire manière que n’ont fait les Juifs - car ils transforment en lettre morte sa parole et sa personne vivante en creuse idole - puisque Dieu leur pardonne, je leur pardonne également. Mais je refuse de dévoiler mon cœur à ceux qui le méconnaissent; c’est pourquoi je me tais devant les théologiens profissionneis (c’est-à-dire devant tous ceux qui ne le sont pas librement et du fond du cœur, mais par acquit de conscience et par métier), tout comme devant ceux qui tournent le dos à tout cela parce que dès leur jeunesse on leur a imposé la lettre morte et le terrifiant commandement de croire, qui les a détournés de toute religion, ce premier et dernier besoin de l’homme. (Lettre de 1789. Pl., p. 695; c’est l’auteur qui souligne.) I1 marque encore plus nettement sa distance par rapport à la philosophie ambiante en écrivant à son frère en 1794, juste après ses études universitaires à Tübingen : On devient un homme grâce à la sainte et inébranlable résolution de ne jamais laisser berner sa conscience par la pseudo-philosophie des autres ou par la nôtre, 372 par la ténébreuse philosophie des Lumières qui, sous couleurs de préjugés, violent tant de devoirs sacrés. (Pl., p. 319.) Aussi éloigné de la théologie officielle que de la philosophie ambiante, Holderlin suit le chemin de l’évangklisme simple et sincère que lui a transmis son milieu piétiste souabe : Assister à la misère de ses frères, sans qu’aucun effort ne puisse y remédier, voilà qui est dur à supporter. Ce vaste sujet est aussi le thème ordinaire de mes sermons adressés au peuple. Soyez sûre que je parle du fond du cœur. Je pense souvent, en descendant de chaire : N’aurais-tu éveillé qu’une seule étincelle d’amour du prochain et de compassion profonde et agissante, estime-toi heureux. Oh! n’eusséje rien réalisé de pleinement utile au monde, il me resterait du moins ia conscience d’avoir un jour à instruire et à éclairer d’un cœur fraternel une paroisse (Lettre de 1793, PI., p. 95). (( )) Le propre de Holderlin c’est d’avoir conservé toujours son cœur fidèle à son appel même à travers ses amours, son activité littéraire auprès de Schiller et de la société mondaine, au milieu même des préoccupations philosophiques qu’il partage avec ses condisciples et amis du séminaire de Tübingen : Hegel et Schelling. Le chant de son cœur viendra toujours de cette proximité (qui n’est pas une immédiateté cependant) du clocher de l’église qu’il célébrera dans un poème tardif: En bleu adorable fleurit Le toit de métal du clocher. Alentour Plane un cri d’alouette, autour S’étend le bleu le plus touchant [...I Alors le silence est vie. (PL, p . 939) Dans ce silence qui entoure le clocher comme cette présence bleutée de Dieu dans laquelle il demeure, surgissent les paroles de ses poèmes : Si simples sont les images, si saintes, Que parfois on a peur, en vérité, Elles, ici de les décrire. (Ibid.) Certaines de ces images ont déjà retenu son cœur quand, à dix-huit ans, lors d’un voyage à Spire, il écrit : Le matin j’ai réservé ma première visite à la cathédrale. C’est un des édifices les plus curieux que j’aie vus au cours de mon voyage, le seul que j’aie examiné à fond et à loisir [...I Au-dessus figurez-vous l’autel en marbre, son allure majestueuse avec ses flambeaux, et au-dessus la voûte immense; j’y serais resté une heure chaque jour sans m’y lasser. (Lettre de 1788. Pl., p. 47.) De retour à son séminaire il avoue : ((Jamais je ne me suis senti si à l’étroit. )) A-t-il, eu le pressentiment d’un lieu où le cœur croyant peut reposer dans le mystère de I’Eglise? Pressentiment auquel ferait écho cette phrase qui est pratiquement la seule qui nous ait été rapportée du temps de sa folie : ((Je suis précisément sur le point de rne faire catholique )) ,(P.-J. Jouve, op. rit., p. 130). Itinéraire typique vers la plénitude du mystère de 1’Eglise inauguré par un autre protestant mystique et poète, Angelus Silesius, que Holderlin connaissait sans doute car il était tenu en haute estime par ses deux amis idéalistes Hegel et Schelling. 373 C’est au séminaire de Tübingen, en étudiant avec ces deux génies philosophiques qu’étaient Hegel et Schelling, que Holderlin connaîtra un tournant décisif dans sa foi chrétienne. I1 s’en ouvre par lettre à sa mère : J e n’ai pas tardé à m’apercevoir que les preuves d e l’existence d e Dieu et d e l’immortalité que fournit la raison étaient si imparfaites qu’un adversaire résolu en réfuterait sans peine l’ensemble [...I C’est à ce moment que me sont tombés entre les mains les écrits d e Spinoza, grand h o m m e d u siècle passé ... Quand on sait l’influence qu’a eue la lecture de Spinoza sur la genèse de l’idéalisme de Hegel et de Schelling, on imagine la tempête qu’a pu soulever dans la jeune tête de Holderlin la lecture de ce métaphysicien panthéiste qu’il déclare luimême (( athée au sens strict du mot ». Dans sa tête ... et dans son cœur? J’ai constaté qu’en examinant les choses d e près, la raison, la froide raison que le cœur délaisse, nous amène forcément à adopter ses idées, si l’on veut tout expliquer. Mais que faire alors d e la foi d e mon cœur qu’anime d e façon irrécusable le désir d’éternité, de Dieu? Mais n’est-ce pas précisément ce que nous désirons qui nous inspire les plus grands doutes? qui donc nous aidera à sortir de ce labyrinthe? Le Christ .... I1 doit savoir qu’il y a un Dieu et ce qu’il est, étant intimement lié à la divinité. Etant Dieu même. (Lettre d e 1791. PI., p . 70.) La foi de son cœur s’en remet donc au Christ pour apprendre de lui qui est Dieu. Holderlin a senti clairement, dès la crise de Tübingen, que (( c’est précisément ce que nous désirons qui nous inspire les plus grands doutes N (c’est lui qui souligne), car la mégalomanie du désir accouple l’homme à l’abîme de la volonté de volonté dans laquelle l’Absolu se présente comme Néant et comme mort. Dans cette fusion titanesque dans laquelle il a entrevu prophétiquement la figure du monde contemporain, s’accomplit la (( mort de Dieu D telle que l’annoncera pathétiquement plus tard Nietzsche. A moins que le Dieu divin ne se retire lui-même de la sphère du désir d’Absolu. Holderlin verra plus tard, dans le retrait de Dieu apprenant à l’homme une fidélité par-delà la dynamique de la Volonté de Puissance, l’essence même de la Tragédie : La présentation d u tragique repose sur ceci que le monstrueux, comment le Dieu et l’homme s’accouplent, et comment, toute limite abolie, la puissance panique d e la Nature et le tréfonds d e l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illimité se purifie par une séparation illimitée [...I En un tel moment, l’homme oublie : il oublie le Dieu, et fait volte-face, sans manquer certes à la piété, comme un traître [...I Il lui faut suivre le détournement catégorique d e Dieu et ainsi par la suite, il ne peut en rien s’égaler à la situation initiale. (Remarques sur Edipe. PI., p . 9 5 7 : trad. légèrement modifiée.) Ainsi le retrait de Dieu rompt irréversiblement, dans la katego,rische Umkehr, la circularité de la Volonté de Puissance qui s’accomplit dans cet (( Eternel retour du pareil )) chanté par Nietzsche comme le mouvement de l’être du Surhomme. C’est pourquoi Holderlin pourra dire que (( le défaut de Dieu est notre secours »,entrevoyant ainsi dans l’athéisme de la volonté de volonté le moment décisif de l’économie divine elle-même, car Dieu et l’homme, afin que le cours d u monde n’ait pas d e lacune, et que la mémoire d e ceux d u ciel n’échappe pas, se parlent dans la figure tout oublieuse d e l’infidélité, car l’infidélité divine, c’est elle qui est le mieux à retenir. (Remarques SUT Edipe, PI., p. 958.) 374 Cette expérience d u désir d’Absolu comme moteur secret de la mort de Dieu ne s’est pas donnée à Holderlin à partir d’une réflexion philosophique, mais au sein d’un cheminement mystique de chrétien. En effet, dans les Remarques sur Antigone il considère que cette manière de demeurer fidèle à Dieu quand il s’est retiré de la sphère d u désir, (( cette ferme demeurance devant la marche d u Temps, est une héroïque vie d’ermite D (Pl., p. 962). Nous avons vu plus haut que cette allusion s’enracine dans une vocation personnelle. Par contre il dénonce déjà dans sa première lettre au diacre Kostlin, son père spirituel, ses (( impulsions généreuses )) vers Dieu, car ((c’était surtout la Nature qui exerçait une action extrêmement vive sur mon cœur n (lettre de 1784; Pl., p. 15). Quand plus tard le spinozisme lui montrera à quel point l’élan panthéiste vers l’union avec Dieu conduit i l’Absolu immanent de la Mort de Dieu, Holderlin pose la question décisive : Mais n’est-ce pas précisément ce que nous désirons qui nous inspire les plus grands doutes? Qui donc nous aidera à sortir de ce labyrinthe? Le Christ. (PI., p. 7’0; c’est Holderlin qui souligne.) Par son abaissement volontaire le Christ lui montrera l’issue hors d u labyrinthe circulaire de la Volonté. Dans cette crise de Tübingen (1791) s’annonce déjà ce qui sera le tournant de la maturité de Holderlin : la vaterlandiscbe Umkehr, le retour à la patrie, c’est-à-dire à la terre du Père. C’est le Christ qui lui découvrira (( ce qu’est Dieu », c’est son attitude qui lui donnera accès à la paternité divine. (( Le Christ a sous le soleil semblance d’un mendiant )) (« L’unique »; Pl., p. 867), il n’a pas fait éclater la puissance de la gloire divine qui aurait menacé d’absorber l’homme en l’anéantissant car ...le monde sans cesse, avec un cri De joie, s’arrache à cette terre, la laissant Dépouillée où l’humain ne le sait retenir. (U L’unique w , Pi.,p . 866) Dans son abaissement le Christ s’est placé sous le soleil comme un mendiant », c’est-à-dire sous la gloire d u Père et a renoncé à sa propre gloire avec laquelle il aurait pu s’attirer le monde. C’est la tentation satanique, dont (( le lieu est le désert )) (« L’unique », ibid.), de s’attirer irrésistiblement l’humanité par la toute-puissance divine. L’attitude d u Christ est tout autre : Alors le jour du soleil devint ténèbres, le Jour Royal, et saisi d’une douleur divine, De lui-même il brisa son sceptre Aux rigides rayons de flamme, pour qu’au temps Propice tout fît retour. (U Patmos », PI.,p. 870) L’abaissement d u Christ qui (( s’est dépouillé lui-même )) (S. Paul aux Philippiens, 2, 7) évite, aux yeux de Holderlin, que le désir insatiable de l’homme qui cherche impatiemment à se diviniser et à s’éterniser, ne s’attache avidement à la divinité d u Christ. Car, il l’avoue lui-même, Je le sais, la faute Est de moi seul. Car une ferveur trop vive A toi me lie, ô Christ! (U L’unique », PI.,p . 864) 375 En s’approchant de lui les disciples doivent être attentifs à ne pas s’arrêter au premier moment de son économie de présence : Mais qu’il faut éviter de choses! L’excès d’amour Dans l’adoration est riche en danger et blesse Le plus souvent. Mais ces hommes ne voulaient point quitter Le visage du Seigneur Ni la patrie. Cet amour, tel le feu dans le fer, leur était Chose innée, et comme une peste, l’ombre de Celui qu’ils aimaient marchait i leur côté. (U Pntmos U , Pi.,p . 875) C’est justement du danger suprême d’un divin offert sur son visage comme une patrie natale (Heimdt) que le Christ guérit lui-même l’homme assoiffé d’absolu. Le poème (( Patmos )) commence en effet par ces mots : Tout proche Et difficile à saisir, le Dieu! Mais là où est le danger, croît Aussi le salvifique. (Pi.,p . 867) Le danger et le salvifique sont à la fois daris le Christ, sont le Christ lui-même. Dangereux parce qu’il semble d’emblée ouvrir à l’homme la patrie de l’union au divin, il sauve (( en brisant son sceptre solaire N (« Patmos ») par sa kénose, puis par son départ. Le Christ, en se présentant (( sous le soleil, dans la semblance d’un mendiant », c’est de lui-même qu’il met fin à l’infini désir de la volonté car (( le consentement du Christ vient de lui-même )) (a L’unique »). C’est en référence à cette eschatologie de la volonté que Holderlin peut dire, en conclusion, cette phrase énigmatique : (( Mais le Christ est la fin N (ibid.). En effet, d’une part (( il parfait ce qui manquait encore aux autres [dieux grecs : Dionysos et Héraclès] en présence céleste N (ibid.), portant ainsi le danger d u désir absolu de Dieu à son paroxysme. Mais en même temps, c’est lui-même qui retourne le mouvement du désir de Dieu. Au moment de sa mort, quand apparemment il accomplit son destin (( empédocléen )) en passant à Dieu, il se présente néanmoins non pas au sommet de l’enthousiasme extatique, mais dans la figure du mendiant penché vers la terre, dans la kénose et l’humilité : Puis il mourut. Ses amis purent une dernière fois Contempler la figure inclinée, nonobstant (la mort), devant Dieu De Celui qui se renonçait. (U Patmos », PI., p . 874, trad. modijée) Les disciples avaient cru trouver, cependant, dans le visage du Seigneur l’immédiateté rayonnante d u divin, l’objet de leur désir, leur patrie : Ils aimaient La vie sous le soleil et ils ne voulaient pas quitter Le visage du Seigneur Ni la patrie. (Ibid., p . 870, trad. Iégèrement modijée) Les disciples avaient trouvé dans l’immédiateté d u divin en Christ la patrie (Heimat) adéquate à leur désir, mais ce n’était pas la patrie du Père (Vaterland). 376 Toute l’attitude du Christ consiste, pour Holderlin, à faire passer de l’une dans l’autre. Et c’est paradoxalement ainsi qu’il introduit les disciples dans la vraie patrie, le Vateriand, la demeure du Père qui habite une lumière inaccessible. C’est ce retournement eschatologique du désir d’absolu qu’expérimentent les disciples, que Holderlin appelle << le salvifique )) : Et c’était comme une joie Désormais d’habiter la douce nuit aimante Et d e garder dans des yeux simples Les abîmes d e la Sagesse. Pour quelqu’un Etait devenu sa patrie (Vaterland) un petit espace. (U Patmosr, GStA, Il, I , 176 U. 115-120) Le (( quelqu’un )) en qui se produit le retournement du désir d’Absolu et l’entrée dans le Vaterland, c’est le disciple du Christ. Dans ses RernarqueJ sar Antigone Holderlin opposait déjà le divin tragique de la Grèce auquel le héros cherche à s’unir, au a Dieu d’un Apôtre )) : La présence d u tragique repose sur le fait que le Dieu immédiat, tout Un avec l’homme - car le Dieu d’un Apôtre est plus médiat, est la plus haute entente dans l’Esprit le plus haut -, que l’infinie possession ... (PI., p. 9 6 3 ; trad. légèrement modifiée). Le disciple du Christ a connu le plus haut danger dans la présence absolue de Dieu dans le Christ, mais A travers la kénose puis le retrait de Celui-ci il est entré dans la vraie patrie, dans le domaine d u Père (Vateriand) qui n’aspire pas l’homme dans une fusion extatique en l’arrachant à sa terre. Au contraire, le disciple qui a vu s’ouvrir dans la kénose et le retrait du Christ le mystère du Père, peut demeurer sur la terre qui lui est donnée maintenant comme patrie, comme terre du Père en ce sens que c’est seulement en ne la désertant pas vers l’absolu, que l’on peut par l’humilité filiale rester fidèle à Dieu dans la non-immédiateté de sa paternité : Père d u Temps, ou Père de la terre, parce que c’est sa nature, contrairement à l’éternelle tendance, d e retourner le désir d e quitter ce monde pour l’autre en un désir d e quitter un autre monde pour celui-ci. (Remarques sur Antigone, Pl., p. 962.) Une lettre à Ebel de 1795 montre que Holderlin a perçu de très bonne heure le tournant eschatologique du divin dans le (( Fils du Temps )) comme ouverture au N Dieu plus médiat d’un apôtre », au (( Père du Temps »; faire advenir ce tournant dans son monde encore tenté par le divin absolu du c theion a grec, c’est la vocation <( hespérique )) du croyant moderne : ...l’Église invisible et militante doit donner naissance au grand Fils d u Temps, au Jour d’entre les jours que l’homme à p i appartient mon âme (un apôtre aussi peu compris par ses épigones actuels qu’ils ne se comprennent eux-mêmes) appelle 1’Acènement du Seigneur. (Pl., p. 367.) L’apôtre dont il est question ici, c’est probablement le même qu’il rencontrera plus tard, définitivement, à Patmos. En effet c’est bien saint Jean qui écrit : Et maintenant demeurez en lui ... Pour ne pas être confondus par lui à son Avènement. (1Jn 2,28) 377 Dans le Christ le disciple reçoit un (( cœur pur », c’est-à-dire pour Holderlin qu’il peut N garder Dieu purement et avec différenciation )) (« Le Vatican »). I1 a connu en effet dans le Christ la plus haute tentation de fusion avec l’Absolu : Demeurer pur devant un tel visage, C’est un destin, c’est une vie avec Un cœur, et qui dure au-delà de la moitié p. 875) Patmos », PI., (c La (( moitié )) c’est le moment du détournement catégorique du divin ... à la suite duquel l’homme ne peut plus en rien s’égaler à la situation initiale )) (Remarques sar Edipe, Pl., p. 958), détournement qu’accomplit le Christ quand par sa mort et son départ il soustrait Dieu à l’immédiateté désirée par les disciples, les amenant de cette manière à demeurer sur la terre jusqu’à son retour. Celui qui incarne aux yeux de Holderlin ce destin de disciple est saint Jean, le disciple le plus aimé, le plus immédiat au Christ. Le soir de la dernière Cène, incliné sur la poitrine d u Christ qui ...aimait la simplicité Du disciple, les prunelles attentives de l’homme Contemplèrent, tout proche, le visage du Dieu, Quand s’accomplit le mystère du cep, et tous ensemble Ils étaient assis à l’heure de la Cène. (C Patmos », PI., p . 869) Jean a donc connu le danger de l’immédiateté du divin en Christ comme aucun autre homme, même parmi les disciples, ne l’a connu. C’est pourquoi Patmos, le lieu où s’exprime symboliquement son destin, apparaît au poète comme une île de Grèce, terre de tragédie habitée par le divin, située dans l’Asie solaire : Mystérieuse Dans une buée d’or, à chaque pas Du soleil plus immense... Tu t’ouvris à moi comme une fleur Asie! (U Patmos », PI., p. 868) Mais Jean, en connaissant le plus terrible du danger, a découvert en même temps le salvifique du Christ. Dans le désert dévoré par la présence immédiate de Dieu, il a appris à demeurer pur, à ne pas s’extasier dans l’absolu, alors même que rien sur la terre ne semblait plus retenir le cœur de l’homme mis en présence du visage de Dieu : Ile de la lumière!... Et la native innocence est déchirée... Mais Jean, sur ce sol privé de tout lien, demeurait pur Patmos (U », PI., p . 1219) Et pourtant son amour pour l’Unique risquait de l’arracher à la terre rendue déserte par le rayonnement du divin : Mais à Un seul s’attache L’amour. D’ailleurs Est toujours puissant et tenté De mourir un désert plein de Visions, si bien que rester dans l’innocente 378 Vérité est une douleur. Mais elle vit Ainsi. Le Céleste entre et sort. (t L’unique », PI., p . 1217) Dans ses Remarques sur Antigone Holderlin appelle (( cette toute ferme demeurance devant le mouvement du Temps N dans lequel Dieu se détourne catégoriquement, (( une héroïque vie d’ermite N. Jean, parce qu’il est demeuré pur sur le sol privé de tout lieu du désert, (( en plein midi )) - comme dira plus tard Nietzsche - de la présence de l’Absolu, est par excellence le disciple du Christ et le type des ermites. I1 est justement celui qui, après avoir connu l’intimité du (( visage de Dieu )) pendant la Cène, a reçu par la suite du Christ sur le point de le quitter, la vocation de (( demeurer jusqu’à ce qu’Il vienne )) u n , 2 1,22). Le mot «: demeurer N shoisi par le Christ pour signifier la vocation de Jean, verbe clé qui exprime dans son Evangile les rapports entre le croyant et Dieu, articule pour Holderlin la (( médiateté )) du (( Dieu d’un Apôtre ». Médiateté déchirante car (( demeurer dans l’innocente vérité est une douleur; mais elle vit ainsi )). C’est pourquoi celle que le poète appelle pourtant (( île de lumière », Patmos, N’habite pas comme Chypre La riche en sources ou quelqu’une Des autres îles La mer avec faste Mais dans une demeure Plus pauvre, elle est pourtant Pleine d’accueil. Et quand, jeté d’un naufrage ou pleurant Sa patrie ou L’étreinte d’un ami perdu, Quelque étranger l’aborde, elle se fait Pitoyable à sa plainte ... Telle jadis elle prit soin de l’aimé d u Dieu, D u voyant dont la jeunesse bienheureuse Avait suivi, compagne Inséparable, le Fils d u Très-Haut. (. Patmos a, PI., p . 869) Patmos articule en effet les deux temps du destin de Jean : île de la Lumière », elle circonscrit le lieu désert où il se tient sous la gloire du visage de Dieu; (( demeure pauvre et pleine d’accueil », elle garde le secret de sa (( toute ferme demeurance )) quand il a renoncé à trouver dans le Christ la patrie (Heimat) de son désir, pour Lui demeurer fidèle sur la terre dans la (( douce nuit aimante N qui suit son départ. C’est pourquoi le poète peut apprendre à Patmos comment, (( là où est le danger, croît aussi le salvifique )). Patmos c’est le destin de Jean qui, disciple par excellence, a connu au plus haut point la présence de Dieu dans le Christ et le secret de son abaissement et de son retrait. Jean peut ainsi introduire Holderlin dans la (( médiateté )) du (( Dieu d’un Apôtre ». Parti, au début du poème, en Grèce pour rejoindre la patrie divine, le domaine du (( plus aimé », le poète qui avait demandé en partant (( l’eau de l’innocence », découvre dans la Grèce solaire de l’Asie, (( dans la profusion des routes sans ombre », l’île de Patmos, la (( demeure plus pauvre N du retrait de Dieu en Christ. Pour lui aussi dans la Demeure de saint Jean, un petit espace est devenu la patrie (Vateriand) N (« Patmos ))). Car la (( pauvre demeure N de Patmos, de même que la (( figure de mendiant N du Christ (( qui se renonce de lui-même », sont le seuil de la vraie patrie, du domaine du Père (Vateriand). C’est pourquoi Holderlin peut conclure le poème Patmos en disant au Christ : 3 79 Il y a une seule chose que je sais : La volonté du Père Eternel est pour toi chose Du plus grand prix. Silencieux au tonnant ciel d’orage Brille son signe. Et Quelqu’un sous le ciel est là debout Pour tout son temps de vie. Car le Christ vit encore. (U Patmos 1, PI., p. 872; c’est Holderfin qui souligne) La kénose du Christ et son retrait tracent la (( médiateté )) d u (( Dieu d’un Apôtre )) comme le (( signe, brillant dans le ciel », de sa volonté dans l’accomplissement de laquelle le Fils, à travers la mort et le départ, le révèle comme Père. Ce signe mystérieux de la paternité-filiation qui brille dans le ciel retentissant de la volonté du Père, le Christ l’a donné aux disciples pour qu’ils puissent (< demeurer purs )) sur la terre après son départ, sans chercher à le rejoindre dévorés par le désir d’éternité : Mais ces hommes ne voulaient point quitter Le visage du Seigneur Ni la patrie (Heimat). Cet amour, tel le feu dans le fer, leur était Chose innée, et comme une peste réellement, l’ombre Du Bien-Aimé, le visage nuisible du Dieu, marchait à leur côté. Alors il fit sur eux descendre L’Esprit, et la Demeure en vérité Fut ébranlée, et les orages de Dieu grondèrent, Tonnant au loin, créant des hommes... (. Patmos », Ansütze zur letzteren Fassung, éd. Beissner minor, p. 37.5) Ce (( signe )) d u Père qui a brillé au-dessus du Christ dans l’orage de sa volonté sur la terre, est donné aux disciples comme l’Esprit qui, dans le tonnerre de la Pentecôte, fait d’eux des homme? nouveaux. Ce don de l’Esprit coïncide d’ailleurs pour Holderlin (ainsi que pour 1’Evangile de Jean : 19,30) avec l’instant de la mortdépart du Christ : Puis il mourut. Que de choses là-dessus Seraient à dire! Er ses amis le virent encore, des cimes De la joie, leur jeter le regard suprême d’un vainqueur. Ils sentirent pourtant descendre, le soir Etant venu, la tristesse en eux et le trouble... Ils ne voulaient pas quitter Le visage du Seigneur, ni la patrie ... Alors il fit sur eux descendre l’Esprit. (U Patmos », PI., p. 868-869) L’Esprit est ce qui rend l’homme capable de demeurer », qui lui donne (( une vie avec un cceur qui dure au-delà de la moitié », c’est-à-dire qui endure le détournement catégorique de Dieu qui s’accomplit dans la kénose et le retrait du Christ. L’Esprit est donné aux disciples (( à l’heure où les héros de la mort se tenaient là tous ensemble )) (« Patmos », Pl., p. 870) pour accomplir en eux la K uaterfündiscbe Umkehru, le retournement de leur désir d’Absolu qui les aurait entraînés à la suite du Christ dans une mort eiiipédocléenne d’union au divin. I1 les adapte ainsi au retrait de Dieu qu’il leur ouvre comme patrie, non la Heimat de leur désir du Dieu immédiat, mais le domaine du Père : le Vaterfand. Le retrait du Christ qui dans sa kénose ouvre le (( passage au Père )) non comtne extase empédocléenne mais comme obéissance filiale à sa volonté, est le lieu même d’où est donné l’Esprit aux apôtres 380 pour qu’ils demeurent dans le rapport médiat au (( Dieu d’un apôtre »,dans la paternitéfiliation : Oui, quitter déjà le visage Des amis bien-aimés Et par-delà les montagnes S’en aller solitaire où les disciples par deux fois Et d’un seul cœur avaient reconnu la venue de l’Esprit divin. (. Putmos Y, PI., p. 870) L’Esprit est donc le signe de la paternité-filiation, le a signe du Père brillant au tonnant ciel d’orage N comme chiffre de sa volonté, sous lequel s’est placé le Christ, (( dans la figure d’un mendiant », en se renonçant de lui-même N dans sa kénose. En ce sens l’Esprit est (( le salvifique N qui, dans le Christ, retourne le danger extrême de la présence plénière de Dieu en l’homme. Quand le Christ (( saisi d’une douleur divine brise de lui-même son sceptre aux rigides rayons de flamme, et que le jour du soleil, le jour royal, devint ténèbres )) (« Patmos D)les disciples, (( créés par l’Esprit dans un destin magnifique, comme des dents de dragon N (ibid.), ne sentent plus le soir étarit venu, descendre la tristesse et le trouble )), mais (( c’était comme une joie désormais d’habiter la douce nuit aimante D (ibid.). Ils ne sont plus ces assoiffés d’Absolu, dont le Christ a d’une goutte apaisa le soupir de lumière, la sauvagerie assoiffée )) (ibid.), Ils savent maintenant que Les voix de Dieu ressemblent A d u feu. Mais c’est tâche difficile, en ce qui Est grand, d e maintenir la grandeur, et non point Délectation. (* Patmos », PI., p. 873) L’Esprit leur a donné un (( cœur pur N qui ne cède pas à la a délectation )) du divin et qui garde le mystère du retrait de Dieu en vivant joyeusement dans sa (( nuit aimante n : Et c’était désormais comme une joie D’habiter la douce nuit aimante Et d e garder dans des yeux simples Introublés, les abîmes de la Sagesse. Et de vivantes Images verdoient aussi aux pentes des montagnes. (K Patmos P, PI., p. 8 7 0 , trud. Iégèrement modijiée) Au pied des (( montagnes du Temps )) qui séparent l’homme de Dieu et que celui-là ne transgresse plus comme au début du poème où (( les Aigles, les fils des Alpes sans frémir passent l’abîme 1) vers le divin désiré, c’est là que l’Esprit fait éclore à l’abri du soleil desséchant les (( vivantes images ». Elles sont le reflet, dans les (( yeux simples )) du disciple, de cette (( infidélité divine qui est le mieux à garder )) (Remarques sur Edipe, Pl., p. 958), de cette (( nuit aimante n dans laquelle (( le Dieu et l’homme, afin que le cours du monde n’ait point de lacune et que la mémoire de ceux du ciel n’échappe pas, se parlent dans la figure tout oublieuse de l’infidélité )) (ibid.). En introduisant l’homme dans le détournement catégorique du divin qui est le destin du Christ, l’Esprit le rend semblable au Fils. L’homme trouve ainsi désormais en lui-même 1’« image )) qui lui permet de garder fidèlement le retrait du Dieu Père du Christ : 38 1 Ainsi j’aurai aussi la richesse de pouvoir Forger une image et, ressemblant, De voir le Christ comme il fut. ( K Patmos », Pi., p . 871, trad. modi@) Cette vie de l’homme qui est entré, à l’image du Christ, sous le (( signe du Père )) est admirablement chantée par Holderlin dans une ébauche d’hymne : Qu’est-ce donc que les hommes? Une image de la divinité Comme tous les mortels cheminent sous le ciel : Ils le contemplent. Et lisant, en quelque sorte comme Dans un écrit, les hommes imitent la richesse de l’infini. ( K Qu’est-ce que la vie? », PI., p . 887, trad. modijiée) L’esprit, surgissant de la kénose-retrait du Christ, introduit l’homme dans la pureté nocturne du Dieu caché que l’on ne peut approcher que dans l’imitation filiale : Plus pure n’est pas l’ombre de la nuit avec les étoiles Si je pouvais dire ainsi, que l’homme, qui est nommé Une image de la divinité. (f En bleu adorable », PI., p . 939, trad. modijiée) En entrant dans l’image filiale, l’homme est guéri de son désir d’un absolu immédiat car, dans (( L’esprit du temps )) : La perfection atteint telle unité en cette vie Que la noble aspiration de l’homme s’en arrange. (Pl., p . 1035) La vie de l’homme est désormais rythmée par le mouvement de l’Esprit : Le devenir de l’Esprit n’est point caché pour les hommes Et comme est la vie que les hommes se sont trouvée, C’est de la vie le jour, le matin de la vie, Comme les hautes heures sont les richesses de l’Esprit. ( c Devenir de /Esprit », Poèmes de la folie, p. 100) C’est en effet l’Esprit qui, en maintenant l’homme filialement dans le domaine du Père (Vateriand), accorde synergiquement son agir à la volonté de Celui qui demeure en retrait par-delà les (( montagnes du Temps )) : Les lignes de la vie sont diverses Comme les routes et les contours des montagnes Ce que nous sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire Avec des harmonies et l’éternelle récompense et le repos. ( c Les lignes de La vie Y, PI.,p . 1023) Cette vie de fils accordée à la volonté du Père est vécue par Holderlin comme la vie innocente de l’enfant : (( fou N Comme le Père du ciel regardera Avec joie l’enfant grandi Marchant sur les champs riches en fleurs Avec d’autres qui lui sont chers. (U La naissance d u n enfant Y, GStA, II, 1, 266) 382 Si l’homme qui vit dans l’Esprit est un (( enfant grandi », il ne devient cependant vraiment image de Dieu que par la mort. Mort qui n’est plus l’entrée dans l’absolu du désir, mais le serein accomplissement de l’innocence filiale : La beauté n’est dévolue qu’aux enfants, Est de Dieu l’image même, peut-être Leur sûr trésor est quiétude et silence, Q u i tourne aussi à la gloire des anges. (* Sur la mort d’un enfant U , poème de la filie, PI., p . 1022) Il arrivait à Holderlin, pendant ses quarante années de liberté folle, de dire : I1 ne m’arrivera rien. )) C’est que son existence est morte à l’inquiétude du désir et vit libérée dans l’Esprit : (( Q u a n d je m’en vais par la prairie, Q u a n d j’erre aux champs, je suis toujours L’homme pieux, l’homme docile Par les épines épargné. Mon abri bouge avec la brise, Et l’Esprit gaiement me demande Où donc perdure l’être intime Jusqu’au jour d e son dénouement ... Les heures sonnent au clocher Quelque image que l’on contemple La paix d u cœur nous est rendue Et ce sommeil de nos souffrances. (* L a vie joyeuse », poème de la folie, PI., p . 1024- 1025) Délivré dans l’Esprit de l’anxieuse volonté de perdurer, Holderlin fou, tout en chantant (( La vie joyeuse », peut écrire ailleurs : J’ai de ce monde goûté l’agrément Jeunesse a fui, lointaines, ô si lointaines heures, Avril et mai, juillet aussi sont partis J e ne suis plus rien, je ne vis plus volontiers. ( ( i J a i de ce monde », poème de lu folie, PI., p . 1022) Holderlin fou, ayant expérimenté (( la fin qu’est le Christ )) (« Patmos D), est accordé dans l’Esprit, qu’il nomme (( le matin de sa vie )) (« Devenir de l’Esprit P), à l’Aurore eschatologique qui monte du Couchant : Le jour nouveau descend des collines lointaines, Le matin, qui s’est éveillé des crépuscules, R.it aux humains paré d e sa fraîcheur allègre; Le cœur de l’homme est traversé d e douces joies. Une nouvelle vie se dévoile à l’avenir. (. Printem@ », poème de lu folie, PI., p . 1029) Dans le détournement catégorique du divin en Christ, auquel il reste eschatologiquement approprié par l’Esprit, il a appris que : (( Vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie )) ( NEn bleu adorable D). La vie qui est une mort, c’est le désir de s’éterniser dans l’Absolu divin qui dévore l’humain : 383 Douleur aussi, cependant, lorsque l’été IJn homme est couvert de rousseurs. Etre couvert des pieds à la tête de maintes taches! Tel est le travail du beau soleil; Car il appelle toute chose à sa fin. (. En bleu adorable v , PI., p . 941) Mais le Holderlin fou ne craint plus la dévastation solaire de l’Absolu, car quand d u ciel de midi luit la haute lumière sur toi », il y a entre le rayonnement divin et lui (( le nuage de l’Esprit, gris et humide )) (« Le cimetière )), poème de la folie, PI., p. 1026). Cette nuée ténébreuse de l’Esprit qui trace la a médiateté d u Dieu d’un apôtre », signifie non pas l’absence de Dieu mais son ouverture comme Père, car (( Dieu est-il inconnu? Est-il comme le ciel évident! Je le croirais plutôt. (U En bleu adorable v , PI., p . 939) Le nuage de l’Esprit est (( le signe brillant dans le ciel d’orage D («Patmos ») de la volonté d u Père, dans lequel (( le Christ s’est renoncé de lui-même »,et qui accorde médiatement l’homme à Dieu dans le retrait de la paternité-filiation : Qu’est-ce que Dieu? Inconnu, néanmoins Plein d’attributs est le visage du ciel, de Lui (U Qu’est-ce que Dieu? Dans la (( N, PI., p. 887) médiateté N que maintient l’Esprit, les hommes Images de la divinité [...I contemplent le ciel. Et lisant en quelque sorte comme dans un écrit, Imitent la richesse de l’infini. Le simple ciel nu est-il donc riche? Les nuages sont pareils à des fleurs... (U Qu’est-ce que la vie? U PI., p . 887) Suivant dans l’Esprit la soumission d u Christ, jusqu’à la mort, à (( la volonté d u Père qui est pour lui la chose de plus haut prix n («Patmos N), Holderlin découvre que cette (( mort est aussi une vie ». En effet celle-ci le relie eschatologiquement au Père par la filiation, seule patrie (Vaterland) à lui enfin accordée au.près d u TrèsHaut que nul désir ne peut saisir : A la fin tu vas Le trouver. Aucun mortel ne peut le saisir. Du Très-Haut je veux faire silence. Fruit interdit, comme le laurier, pourtant I1 est Le plus la patrie (Vaterland). Celui-là pourtant le goûte Chacun à la fin. (. Un jour j’ai interrogé la muse >, PI., p . 893, trad. légèrement modifiée) Accordé par l’Esprit à la (( fin )) dans le Père (( qu’est le Christ N (« Patmos ») Holderlin, enfant, fou ou innocent, entre dans le mystère de l’humilité filiale, c’està-dire dans l’eschatologie. I1 conclut tous les derniers poèmes de sa folie par les mots (( avec humilité D (mit Untertanigkeit), les signes d’un nom nouveau que lui seul 384 1. La maison natale de Hôldertin à LaufTen, sur le Neckar. 2. Niirtingen, vers 1850. 3. Holderlin en 1786. 4. Silhouette d'Holderlin, vers 1797. 5. Le Stift de Tubingen, vers 1820. 6. Louise Nast (1768-1839). Silhouette à partir d'une ombre portée, 7. G.W.F. Hegel (1770-1831). Lithographie de F.W. Bollinger. 8. F.W.J. Schelling (1775-1854). Dessin de Friedrich Tieck. 9. Hôlderlin en 1792. 10. Suzette Gontard. Buste de Landolin Ohmacht. 11. La maison de la famille Gontard « Zum weiBen Hirsch », à Francfort. 12. Isaak von Sinclair (17751815). 13- Friedrich V, landgrave de Hesse-Hombourg (17481820) . 14. Caroline, comtesse de Hesse-Hombourg (17461821) . 15. Augusta, princesse de Hesse-Hombourg (17761871). 16. La maison du consul Meyer à Bordeaux, vers 1801. 17. L'hymne « l'Unique ». 18. La tour de Holderlin à Tubingen. Aquarelle de M . Yelin, vers 1850. 19. Homburg vor der Höhe. 20. Friedrich Hölderlin. Dessin de J.G. Schreiner et R. Lohbauer, 27 juillet 1823. 2 1 . Hölderlin. Fusain de J.G. Schreiner, 1825-1826. comprend en dehors de Celui qui le lui a donné, et y inscrit des dates qui varient de plusieurs siècles, signifiant par là que les coordonnées de l’espace et du temps ne circonscrivent plus le lieu d’où monte son chant. Que la charité, la foi et l’espérance ne s’effacent jamais de mon cœur, j’irai alors n’importe où avec la certitude de pouvoir dire à la fin : j’ai vécu! Puissé-je parcourir ainsi chacun des jours de ma vie, toujours entre ciel et terre, partagé entre l’humilité et la foi, et mériter ainsi le doux sommeil et le repos espéré. (Lettre à sa famille, en 1800, Pl., p. 980, 986 sq.) Mais le paisible abandon eschatologique dans l’Esprit de Holderlin fou ne doit pas faire oublier les souffrances qu’il a endurées avant que le danger suprême du Christ ne devienne pour lui salvifique. C’est ce qu’il confiera, au seuil de sa folie, à la Mère du Christ : Beaucoup j’ai pour toi Et pour ton Fils Souffert, ô Madone, Depuis que j’ai entendu parler de Lui, En tendre jeunesse. (U A la Madone .v, PI., p. 888) Avant que comme (( aux plus aimés du Dieu, égalité d’âme lui ait été donnée )) il a connu le désir nostalgique et dévorant de l’Absolu qui lui fermait tout accès au Père : Et maint chant Que de chanter au Très-Haut, au Père, J’avais médité, Me l’a dévoré la mélancolie. (Ibid.) Ce n’est qu’à Patmos que Holderlin apprendra auprès de Jean comment la Vierge a su demeurer, elle qui (( a vu, divinement dolente en l’âme forte, mourir les deux )) (NA la Madone N),à savoir Jean-Baptiste et le Christ. Mais avant d’entrer dans (( la plus haute entente dans l’Esprit le plus Haut auprès du Dieu plus médiat d’un apôtre )) (RemarqueJ Jur Antigone), Holderlin est allé jusqu’au bout de la tragique dialectique de l’esprit à la recherche de la pleine conscience de soi, de la parousie du Sujet comme le Dieu de l’idéalisme absolu (désigné par Hegel comme Esprit Absolu) : La présence du tragique repose sur le fait que le Dieu immédiat, tout Un avec l’homme - car le Dieu d’un apôtre est plus médiat, est la plus haute entente au sein de l’Esprit le plus haut -, que l’infinie possession par l’esprit, en se séparant salutairement, se saisit d’elle-même infiniment, c’est-à-dire en des oppositions, dans la conscience (Bewusstsein) qui supprime (aufhebt) la conscience, et que le Dieu est présent dans la figure de la mort. (Remarques JUT Antigone, PI., p. 957, trad. légèrement modifiée; c’est Holderlin qui souligne.) Le Dieu Absolu, atteint dans la Parousie de la conscience à travers le mouvement négatif du désir qui le saisit infiniment par 1’Aufhedtlng de toute limite, n’est plus pour Holderlin qu’un (( Dieu présent dans la figure de la mort ». I1 annonce déjà Nietzsche quand, à Tübingen, alors que Hegel et Schelling découvrent avec enthousiasme le panthéisme spinoziste et son Absolu athée, il se pose la question décisive : 385 Mais n’est-ce pas précisément ce que nous désirons qui nous inspire les plus grands doutes? Qui donc nous aidera à sortir de ce labyrinthe? (Lettre de 1791. Pl., p. 70; c’est Holderlin qui souligne.) Alors que pour Hegel le moment négatif n’est que le travail de l’esprit dans son impatience d’Absolu, la question radicale de Holderlin le pousse à voir l’instance de la (( séparation )) comme (( salutaire )) en elle-même. C’est en effet, à ses yeux, la plus haute possibilité de l’homme de pouvoir faire face au désir infini de conscience de Soi qui menace de l’accoupler, comme Antigone, au (( Dieu présent dans la figure de la mort )) : C’est une grande ressource de l’âme, dans son travail secret, qu’au moment de la plus haute conscience, elle s’esquive de la conscience, et qu’avant que le Dieu présent ne s’en empare effectivement, elle l’affronte d’une parole hardie et souvent même blasphématoire, gardant ainsi vivante la sainte possibilité de I‘Esprit. (Remarques sur Antigone, Pl., p. 961.) Pour garder vivante cette sainte possibilité de l’Esprit, c’est-à-dire (( l’entente du Dieu plus médiat d’un apôtre au sein de l’Esprit le plus haut B, Holderlin, rencontrant le danger )) du Dieu présent au moment de la plus haute conscience, l’a affronté en (( s’esquivant de la conscience N ce qui constitue, surtout au plus fort de l’idéalisme, le propre de la folie. L’interprétation qu’en donne Holderlin est cependant tout autre : cette (( ferme demeurance devant le mouvement du Temps, réellement la plus haute conscience », est conçue par lui comme (( une héroïque vie d’ermite )) (Remarques sur Antigone). S’il a affronté héroïquement (( le Dieu présent dans la figure de la mort », c’est qu’il avait expérimenté au plus haut point l’annihilation de soi qu’entraîne paradoxalement l’accession à la conscience absolue de soi : La conscience de soi à son apogée ressemble alors toujours à des choses qui n’ont pas de conscience mais qui accueillent, dans leur destin, la forme de la conscience. Une telle chose voilà ce qu’est un pays devenu désert qui, dans l’exubérance originelle de sa fécondité, amplijie excessivement les effets de la lumière solaire et, dès lors devient aride. (Remarques sur Antigone, Pl., p. 961.) C’est dans le désert hanté par le danger de l’Absolu que Holderlin a rencontré le Christ, (( sous la figure d’un mendiant sous le soleil », (( se renonçant de lui-même )) et traçant ainsi dans sa kénose et son retrait la médiateté du Dieu Père. I1 lui a été donné ainsi d’entrer finalement dans ce qu’il ne pouvait encore qu’espérer à l’époque de Tübingen : Qui donc nous aidera à sortir de ce labyrinthe? Le Christ... I1 doit savoir qu’il y a un Dieu et ce qu’Il est, étant intimement lié à la divinité. Etant Dieu même. (Lettre de 1791. Pl., p. 70; c’est Holderlin qui souligne.) Ce n’est qu’après le long chemin d’Hypérion et d’Empédocle vers la Grèce solaire habitée par le divin, que Holderlin revenant, (( comme un signe privé de sens, mort à toute souffrance, ayant presque perdu la parole en pays étranger )) (« Mnémosyne »), vers son Vaterland chrétien, va faire le chemin qui mène de la Grèce à Patmos : Quand j’eus nouvelle Que l’une parmi les proches îles Etait Patmos, Le désir me saisit D’y descendre et de tenter là-bas L‘approche de la grotte obscure. 386 Car Patmos N’habite point, comme Chypre ou quelqu’une Des autres îles La mer avec faste, Mais dans une demeure plus pauvre, elle est pourtant Pleine d’accueil. (c Patmos Y, FI., p . 868-869.) Délivré, dans la pauvre grotte de l’Apocalypse, de l’obsession grecque d’un divin immédiat, Holderlin pouvait écrire à Schiller, le maître qui avait incarné pour lui l’idéal du pèlerinage aux sources grecques pendant la période d’Hypérion, ces lignes qui sonnent presque comme une provocation : Depuis quelques années je me consacre de façon presque constante à la littérature grecque. Après en avoir commencé l’étude je n’ai pu l’interrompre sans qu’elle m’ait rendu la liberté qu’elle vous ravit si facilement au début. (Lettre de 1801. Pl., p. 1000.) Et il s’écarte de tout l’hellénisme esthétique de l’époque en écrivant carrément à son ami Bohlendorff : II est particulièrement dangereux de tirer les règles de notre art de la seule perfection grecque. J’y ai longtemps peiné et je sais désormais qu’à part ce qui doit être, chez les Grecs et chez nous le plus haut, à savoir le rapport vivant, le destin, il ne nous est pas du tout permis d’avoir avec eux quelque chose d’identique. (Lettre de 1801. FI., p. 1003-1004, trad. légèrement modifiée.) Pour Holderlin, l’homme occidental doit imiter les Grecs uniquement en étant aussi fidèle à son destin qu’ils le furent au leur. O r l’occidental vit dans la revendication du Dieu (( plus médiat )), du (( Dieu d’un apôtre )) : Pour nous, vu que nous vivons sous le règne du Zeus qui est le plus proprement lui-même, ce Zeus qui non seulement érige une limite entre cette terre et le monde farouche des morts, mais encore force plus décisivement vers la terre l’élan panique éternellement hostile à l’homme, l’élan toujours en chemin vers l’autre monde [...I et que notre poésie doit être hespérique. (Remarques sur Antigone, Pl., p. 963; Holderlin souligne.) Pour faire retour à la terre de leur Vuterland et cesser d’aspirer au rapport des Grecs avec le divin, les Occidentaux doivent devenir hespériens c’est-à-dire entrer, par le détournement catégorique de Dieu en Christ, dans le ((règne du Zeus plus proprement lui-même )) : Quand reconnaîtra-t-on chez nous que dans son expression la force suprême est en même temps la plus modeste et que le divin, quand il se manifeste, ne peut aller sans une certaine humilité. (Lettre de 1798, PI., p. 680.) C’est probablement la suprême modestie de la manifestation du (( Zeus plus proprement lui-même N reconnue dans (( la figure de mendiant du Christ N, qui conduit Holderlin à parler dans la dernière lettre écrite avant la folie (( du côté mystérieux et plus divin de notre sainte religion dans son originalité par rapport aux Grecs )) (lettre de 1804 à la princesse de Hombourg). Ce Dieu (( plus divin N Holderlin l’a découvert à Patmos auprès de Jean, le type de l’homme hespérique, car son Dieu est le (( Dieu plus médiat d’un apôtre )) dont le Christ a trace la dimension paternelle : Nous avons vénéré la Terre, notre mère, Et voici peu, la lumière du soleil 387 Ne sachant point, mais le Père aime, Le maître du monde, avant toute chose, Que la lettre en sa fermeté soit maintenpe avec soin; Que ce qui dure soit bien interprété. (. Patmos », PI., p . 8 7 3 , trad. Iégèrement modifiée) Cette (( lettre )) d u Père c’est l’Écriture comprise à sa racine comme le (( signe )) de sa volonté sous lequel s’est placé le Christ, c’est sa loi, c’est-à-dire pour Holderlin le (( statut )) de la médiateté propre à sa paternité. La dimension ciel-terre comme distance paterno-filiale devient dès lors le seul rapport possible des hommes à Dieu : Qu’est-ce donc que la vie des hommes? Une image de la divinité. C’est sous le ciel que cheminent tous les tewestres : ils Le contemplent, Et lisant, en quelque sorte, comme Dans un écrit, les hommes imitent la richesse et L’infini. Le simple ciel nu Est-il donc riche? Les nuages d’argent sont pareils A des fleurs. (c Qu’est-ce donc que la vie? », PI., p . 887) I1 est apparu plus haut que ces nuages-écriture du Père sont les nuages de l’Esprit. Ils séparent et accordent les hommes au Père, tracent le signe N de sa volonté dans le ciel, c’est-à-dire sa (( lettre, ce qui dure et doit être bien interprété )) par les hommes qui demeurent sur la terre comme sur le Vaterfand. En traçant le retrait du Père les nuages de l’Esprit protègent l’homme de l’éclat trop immédiat du divin : Quand du ciel de midi luit la haute lumière Sur toi, quand le printemps s’y attarde avec plaisir, Quand le nuage de l’Esprit là-bas, gris et humide... (c Le cimetière vi PI., p . 1026) En voilant le ciel bleu ils accordent à l’homme la (( richesse et l’infini )) du Père selon un mode médiat qu’il peut imiter en demeurant (( terrestre )) : Mais quand l’azur Est effacé, le bleu simple, voici paraître Le mât du ciel - qui ressemble à du marbre - tel du minerai : Signe de la richesse. (c Qu’est-ce donc que la vie? v, PI., p . 887.) Cette (( imitation de la richesse infinie N du Père est rythmée par l’écriture de l’Esprit qui trace dans les nuages qui le voilent, le signe-bénédiction de sa volonté : Que de révélations le Dieu prodigue! Car depuis un long temps déjà les nues (Euvrent d’en Haut vers la terre et, plein De promesses, le désert sacré s’enracine. (t Les Titans v , PI., p . 893) La bénédiction du Père, à travers (( les nuages d’argent, pareils à des fleurs, d’où tombent en pluie l’humide et la rosée )) (« Qu’est-ce que la vie? »), est conçue comme une a promesse qui enracine le désert ». En faisant de lui un (( désert sacré », la promesse salvifique )) du Père l’enracine, exorcisant ainsi le (( lieu où le danger croît », dans le développement dévastateur du désir de Dieu, car 388 Le Dieu qui médite hait L’intempestive croissance (U Lorsque pourtant ceux du ciel y, PI.,p . 898) Le Christ est venu justement sauver les hommes de cette croissance intempestive dans laquelle les entraîne leur volonté d’Absolu. Le Christ, parfaitement accordé au (( Père dont les œuvres lui sont connues de tout temps )) (« Patmos »), (( s’est renoncé de lui-même »,car (( la volonté d u Père est pour lui chose d u plus haut prix », et a pu ainsi, dans son obéissance filiale, (( maintenir fermement la lettre )) et (( bien interpréter ce qui dure », le statut d u Père, pour le salut des hommes : Oui, le Christ était debout, solitaire, Sous le ciel visible et les astres (visible à Qui libre pouvoir Fut consenti par Dieu sur les statuts, et sur les Péchés du monde ... (U L’unique m, Pi.,p. 866) Les (( péchés d u monde N viennent justement de l’ignorance d u statut paternel, qui libère la mégalomanie d u désir d’absolu s’exprimant sous la forme d’une infinie croissance d u vouloir-savoir et de l’activité humaine : ...les péchés du monde; cette incompréhensibilité (Unverstündiidkeit).Des connaissances (Kenntnisse), quand l’affairement (das Geschüfiige) de l’homme déborde ce qui perdure. (« L’unique », Pl., p. 866, trad. modifiée.) (( Ce qui perdure N (Bestandiges), c’est le (( statut )) (Eingesetztes) du Père, car U le Père veut que la lettre soit fermement maintenue et que ce qui dure (Bestehendes) soit bien interprété N (« Patmos »). Le Christ est donc celui qui ouvre, comme dimension entre ciel et terre, le statut d u Père et contient ainsi le danger de l’accélération infinie d u désir affairé de l’homme. Il apporte ...de Dieu la conscience du devoir, Mais du Seigneur qui sort du ciel, Puis vient le temps de la loi imparticipable Le ministère... Remettre en ordre les pensées tombées Dans le mal. Car Dieu hait D‘une haine redoutable, les fronts omniscients. (U Patmos Y, PI., p . 1219) Le statut d u Père donné dans le Christ cmnme révélation de la conscience morale contient l’activité frénétique des fronts omniscients. Cet affairement angoissé de la Volonté, Holderlin, à l’aube d u monde contemporain, le voit déjà à l’œuvre autour de l u i : Je reconnais dans les petits comme dans les grands côtés de l’activité et du caractère des hommes un seul e t même caractère, un seul et unique destin. Oui, c’est ce besoin d’avancer, de sacrifier un présent assuré à quelque chose d’incertain, de différent, de meilleur, que je considère comme la cause première des faits et gestes de tous les hommes qui m’entourent... Favoriser la vie, accélérer et perfectionner la marche permanente de la Nature, idéaliser ce qu’il rencontre, voilà le besoin le plus particulier, spécifique de l’homme, et tous ses arts, ses occupations, ses déficiences et ses souffrances procèdent de ce besoin [...I Même lorsqu’ils s’acharnent à se détruire mutuellement, c’est encore parce qu’ils ne peuvent se contenter du présent, parce qu’ils veulent le transformer, et c’est ainsi qu’ils se précipitent prématurément 389 au tombeau de la Nature et qu’ils accélèrent la marche du monde (lettre à son frère ; 1799, Pl., p. 790 sq.). Cette lettre est écrite au moment où Holderlin prépare sa tragédie Empédocle. Or dans son Fondement pour /Empédocle le poète rattache (( le vivant esprit artistique mettant tout à l’épreuve )) des Agrigentins (( hyperpolitiques, procéduriers et calculateurs », à l’élan panique qui pousse Empédocle, le héros en qui s’accomplit leur destin, vers le tombeau de la Nature », dans le feu divin de l’Etna qui n’est autre que (( le Dieu présent dans la figure de la mort au moment de la plus haute conscience ». Et ce mouvement panique d u désir que Holderlin suspectait déjà à quatorze ans comme (( l’action extrêmement vive de la Nature sur mon cœur », est maintenant dénoncé ouvertement comme étant le mal, c’est-à-dire a l’élan naturel (Naturgang), éternellement hostile à l’homme, que le Zeus plus proprement lui-même force plus décisivement vers la terre N (Remarques sur Antigone). Au seuil de notre époque, Holderlin a prononcé symboliquement la secrète articulation de la technique moderne et de la mystique du (( Dieu présent dans la figure de la mort »,dénouant peut-être ainsi l’avenir hespérique de l’occident. Le Christ est celui qui accomplit, pour Holderlin, le retournement de la Volonté d’Absolu de l’homme, en le faisant entrer dans (( la plus haute entente [VerJtand, opposé à 1’Unverstandlicbkeit omnisciente de la conscience] au sein de l’Esprit le plus haut, car le Dieu d’un apôtre est plus médiat N (Remarques sur Antigone). L’Esprit surgit en effet du (( statut N du Père que le Christ a instauré sur la terre, par son obéissance et son retrait, qui font d’elle le Vaterland. En séparant l’homme de l’élan panique de la Nature qui l’attire vers le (( Dieu présent », 1’«Esprit ferme N maintient l’homme dans le retrait du Père et lui révèle une beauté divine qui n’est plus celle de l’extase, propre à la Nature, mais celle de l’innocente (( pureté 1) filiale de (( l’image de Dieu )) : Les portes [de l’église] sont encore de la Nature... Mais la pureté est, elle, beauté aussi. Du départ au-dedans naît un esprit ferme. Si simples sont les images, si saintes, Que parfois on a peur, en vérité, Elles ici de les décrire. (U En bleu adorable v , Pi., p. 939, trad. iégèrement modijiée) Ces (( images vivantes que l’Esprit fait éclore )) («Patmos ») sont ces (( hommes au destin magnifique que l’Esprit crée n (ibid.),capables de demeurer purement accordés au Père dans son retrait, en (( imitant son infinie richesse N (« Qu’est-ce que la vie? ») : Un homme peut-il dire en regardant en Haut : Tel je voudrais être? Oui, tant que dans son cœur Dure la bienveillance toujours pure, L’homme peut se mesurer avec le divin Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu? Est-il comme le ciel évident? Je le croirais plutôt. Telle est la mesure de l’homme. Riche en mérites, c’est poétiquement toujours Qu’habite l’homme sur la terre. Mais l’ombre De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure Si j’ose dire, que L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu. ( c En bleu adorable y, Pi.,p . 939, trad. légèrement modijiée) 390 Ces vers admirables articulent et récapitulent tout ce qui a été dit de l’audacieuse liberté de la vie dans l’Esprit qui, en faisant de l’homme une (( image de Dieu »,lui permet de (( se mesurer purement à Dieu )) dans la (( nuit étoilée N de son retrait paternel. Et cela (( non sans bonheur, tant que la bienveillance toujours pure dure dans son cœur », tant qu’il garde dans (( l’Esprit ferme N la médiateté du Père. Se mesurer au divin d’une autre manière c’est, pour Holderlin, le destin chaotique des Titans qui (( ont dérobé la force du ciel N (« A la Madone »>. Les Titans sont cette race empédocléenne qui, aveugle au mystère du Christ, n’a vu en lui que la suprême immédiateté du (( Dieu présent dans la figure de la mort D : Mais quand Celui qui ébranle l’univers Plonge dans l’abîme Pour lyi donner vie, ils croient Que 1’Etre divin descend auprès Des morts et il s’éveille une clarté Souveraine au gouffre du tumulte Où rien ne demeure caché. ( U Les Titans P, Pi., p . 894, trad. légèrement modifiée) Cette présence disponible de l’Absolu ils la trouvent dans le Christ en la personne de qui la Vierge a mis Dieu au monde : Comme proie les Princes-Titans les dons De la Mère empoignent (U A la Madone Y , PI., p . 892) Cette puissance du divin en Christ est avidement dévorée dans (( le gouffre tumultueux D qui n’est autre chose que l’insatiable vouloir des Titans pour qui a rien ne demeure caché »,eux que Holderlin nommait (( les fronts omniscients )) (« L’unique »>, qui vivent dans la U clarté souveraine )) et mortelle du midi, (( au moment de la plus haute conscience ». Et à l’heure méridienne de la divinisation titanesque, la parole, en laquelle se trace le statut du Père, est complètement effacée dans la figure du Dieu absolument présent en l’homme : Puisque tu donnas Aux mortels Tentante figure de dieux Pourquoi une parole? Ainsi pensai-je, car il hait le parler celui qui Epargne la lumière de vie nourricière du cœur. ( U A la Madone v , Pi., p . 892) Le Titan, qui s’est approprié jalousement la (( clarté souveraine )) du divin disponible en Christ, est l’homme muet, incapable d’interpréter le (( signe n du Père qu’il porte pourtant en lui : Un signe, tels nous sommes, sans aucun sens, Morts à toute souffrance, et nous avons presque Perdu la parole en pays étranger. ( U Mnémosyne Y , PI., p . 879, trad. légèrement modifiée) Mais Holderlin, à l’heure de la tentation titanesque où il entre dans le (( moment de la plus haute conscience »,se sentant emparé par le (( Dieu présent dans la figure de la mort », s’écrie : 39 1 L’homme affronte seul et sans peur le Dieu, Q u a n d il le faut; Sa simplicité le garde ... Jusqu’à ce que le défaut d e Dieu lui soit secours. (Pl., p. 780, trad. légèrement modifiée) Ces vers appartiennent à une ode intitulée (( Vocation de poète ». O n comprend mieux le sens du dernier vers, à première lecture si scandaleux, si on le rapproche du poème (( En bleu adorable )) où il est dit que demeurer pur dans le retrait de Dieu c’est ...la mesure d e l’homme. Riche en mérites c’est poétiquement toujours Q u e l’homme habite sur la terre. (PI., p. 939, trad. légèrement mod+ée) Fidèle à sa (( vocation de poète », Holderlin au moment d e la plus haute conscience, s’est esquivé de la conscience, et avant que le Dieu présent ne s’empare de lui effectivement, il L’a a