M. Jean-Michel Adam L'argumentation dans le dialogue In: Langue française. N°112, 1996. pp. 31-49. Abstract Jean-Michel Adam, L'argumentation dans le dialogue Within the frame of textlinguistics and of a theory of the levels of discourse organization, this article provides a study of the forms of the insertion of argumentation in written dialogues (drama, fiction, newspaper interviews). Argumentation is first dealt with as a microlinguistic phenomenon (connected clauses and sentences) and is then examined as a macrolinguistic phenomenon (expanded argumentative sequences). Citer ce document / Cite this document : Adam Jean-Michel. L'argumentation dans le dialogue. In: Langue française. N°112, 1996. pp. 31-49. doi : 10.3406/lfr.1996.5359 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1996_num_112_1_5359 Jean-Michel ADAM Université de Lausanne L'ARGUMENTATION DANS LE DIALOGUE 1. L'organisation périodique et séquentielle des textes dialogaux écrits 1.1. Le cadre théorique d'une linguistique textuelle Le modèle de la structure compositionnelle des textes que je propose — et qui rompt avec l'idée même de « typologie des textes » — n'a de sens que dans la perspective globale d'une théorie des plans d'organisation du discours. J'ai esquissé ce cadre théorique dans mes Éléments de linguistique textuelle (1990) et dans Les textes : types et prototypes (1992). Cette réflexion est proche de certaines propositions de Bernard Combettes (1992) et de Michel Charolles (1988, 1993). En distinguant divers plans d'organisation de la textualité, nous cherchons tous trois à rendre compte du caractère profondément hétérogène d'un objet irréductible à un seul mode d'organisation, d'un objet complexe mais en même temps cohérent. Dans cette perspective, les textes appar aissent comme des configurations réglées par des plans d'organisation en constante interaction. Ces plans d'organisation principaux et les sous-plans qui les composent peuvent être considérés comme autant de sous-théories (ou domaines) d'une théorie d'ensemble. Une théorie des plans d'organisation est nécessaire parce que les solidarités syntaxiques (structurales et locales) n'ont qu'une portée discursive très limitée : Une fois que l'on est sorti du domaine de localité dans lequel ces connexions peuvent fonctionner, d'autres systèmes de connexion interviennent. Ces systèmes ne reposent pas sur des critères structuraux, ils mettent enjeu des marques ou, plus exactement, des instructions relationnelles capables d'exercer leur pouvoir à longue distance. (Charolles 1993 : 305). Le besoin d'une définition des plans d'organisation résulte tout simplement de l'objet transphrastique de la linguistique du texte. En effet, les connexions proprement tex tuelles sont, d'une part, capables de fonctionner à longue distance et, d'autre part, à la différence des connexions phrastiques, elles n'entrent pas dans des schémas aussi contraints que les schémas syntaxiques. Ceci explique que le texte soit une « entité structuralement ouverte » (Charolles 1993 : 311), nécessitant un corps de concepts descriptifs propre : La constatation que les domaines textuels et morpho-syntaxiques sont — dans une large mesure — indépendants, que la cohérence du texte n'est pas la résultante de faits de grammatic alité, conduit aussi à s'interroger sur la pertinence des catégories linguistiques habituellement reconnues. Le travail sur le texte entraîne, par définition, l'obligation d'éla borer des notions spécifiques qui ne peuvent recouvrir — sinon partiellement — les concepts utilisés en grammaire phrastique. Ces derniers ne sont évidemment pas à rejeter en bloc ; ils possèdent leur propre utilité, dans leur ordre, mais ne peuvent être « réutilisés » tels quels, dans une problématique qui s'attache à un autre domaine que le leur. (Combettes 1992 : 113). 31 Les plans d'organisation sont constitués d'unités qui ne s'intègrent pas les unes dans les autres pour former, par emboîtement hiérarchique, des unités de rang supérieur. Ces plans possèdent assez d'autonomie pour être disjoints théoriquement et donc étudiés séparément, de façon indépendante. Interagissant en permanence, ils ne disposent toutefois que d'une autonomie très relative : Les convergences entre marques relevant de différents plans d'organisation du discours sont très souvent de type heuristique préférentiel. Ce ne sont pas des règles déterministes. Au niveau du discours, où il y a développement en parallèle de systèmes de solidarité, les marques appartenant à ces plans sont amenées soit à se corroborer et se renforcer, soit, au contraire, à s'inhiber et à se contrecarrer. (Charolles 1993 : 313). L'étude de ces relations et leur modélisation est une tâche primordiale de la linguistique textuelle. En raison des interactions entre les plans d'organisation, le cadre de cette théorisation ne peut être que celui des modèles intégrant la complexité. M. Charolles a raison de parler de modèles « de type interactif et massivement parallèle dans lesquels on jouera sur des constellations d'indices pondérés s'inhibant ou se renforçant » (1993 : 314). 1.2. Une théorie des plans d'organisation Je propose, pour ma part, de distinguer deux plans d'organisation principaux. Le premier [A] assure l'articulation textuelle des suites de propositions et permet d'expli quer le fait qu'un texte ne soit pas une suite aléatoire de propositions. Texture [Al] et structure compositionnelle [A2] assurent la continuité textuelle. Le second plan [В] а trait à Г organisation pragmatique. Trois plans de cette organisation pragmatique doivent, à mon sens, être distingués et envisagés dans leur interdépendance. Du sens des unités lexicales aux isotopies (polyisotopie et hétérotopie engendrée par des figures), en passant par le thème ou topic global, une représentation est construite (« monde(s) ») qui correspond à Г organisation sémantico-référentielle du texte [Bl]. Les phénomènes de prise en charge des propositions (focalisation, polyphonie, modalisation) correspon dent quant à eux à Г organisation énonciative [B2]. Enfin, les buts ou visées sont constitués d'actes de langage successifs et globaux qui correspondent à Г organisation illocutoire [B3]. Soulignons, au passage, que la combinaison de ces trois points de vue complémentaires permet de considérer les textes comme constitués de suites de propos itions (unités sémantiques Bl), de suites de clauses (unités énonciatives B2) et/ou de suites d'actes de langage (unités illocutoires B3). Faute de place, je ne parlerai pas ici de fi-tte organisation pragmatique et concentrerai mon propos sur deux aspects de la texture et de la structure compositionnelle. La texture phrastique [Al], en tant que système de solidarités structurales et locales, n'a qu'une portée discursive très limitée. Des connexions transphrastiques sont, en revanche, responsables de l'articulation à distance des énoncés. Cette texture transphrastique met en jeu des marques qui déclenchent des instructions en vue de l'établissement, par l'interprétant, de relations entre les unités linguistiques. 32 TEXTURE [A.I] TEXTURE PHRASTIQUE : Domaines classiques de la linguistique allant du phonème au syntagme. TEXTURE TRANSPHRASTIQUE : Liages transphrastiques allant de l'anaphore et de la progression thématique aux faits de connexion en général (organisateurs et connecteurs, structure périodique du discours). Segmentation (recouvrant tous les phénomènes de ponctuation liés à la matérialité de la mise en texte écrite comme orale). Dans la suite du présent article, je ne vais insister que sur deux de ces plans d'organisation : prioritairement la structure périodique du discours, marquée par des connecteurs (Adam 1990 : 72-83 & 1991 : 151-160), et secondairement la segmentation typographique (Adam 1990 : 68-72 & 1991 : 161-190). Il faut ajouter à cette première organisation micro-linguistique, relativement admise par les linguistes qui travaillent sur l'unité texte, un plan d'organisation macro-linguistique, moins communément reconnu (non pris en compte par M. Charolles et très partiellement envisagé par B. Combettes), que je désigne comme la structure compositionnelle des textes [A2]. Ce plan d'organisation concerne, à la fois, de façon inséparable, l'articulation des types de séquences de base et les plans de textes plus ou moins rhétoriquement stabilisés. Les plans de textes sont généralement fixés par l'état historique d'un genre de discours : plan canonique des articles de revues de psycholog ie, des annonces de films dans les programmes de télévision, articles de dictionnaire ou d'encyclopédies, recettes de cuisines, catalogues d'exposition, dispositio du plaidoyer de la tradition rhétorique, structures du sonnet italien ou élisabéthain, structure en actes et scènes du théâtre. Cette liste ouverte recouvre l'ensemble des pratiques discur sivesréglées. On peut ainsi résumer ce que j'entends par « structure compositionnelle des textes » : STRUCTURE COMPOSITIONNELLE [A.2] • STRUCTURE RHÉTORIQUE : • STRUCTURE SÉQUENTIELLE : (Proto-)types de séquences de base : Modes d'articulation des séquences : • Suites linéaires : • Insertion : Plans de textes plus ou moins réglés par des genres discursifs • • • • • Narratif Descriptif Argumentatif Explicatif Dialogal • Séquences coordonnées • Séquences alternées • Séquences enchâssées Conformément au fonctionnement complexe dont il a été question plus haut, plans de texte et structure séquentielle ne sont pas toujours utilisés de façon convergente. Un principe de composition peut l'emporter sur l'autre et un texte apparaître comme un récit canonique ou bien comme dépourvu de toute organisation séquentielle au profit d'une structuration rhétorique particulière. Le plus souvent, un plan de texte prend en charge l'organisation globale tandis que la structuration séquentielle organise telle ou 33 telle partie ou sous-partie d'un plan. Mes propositions théoriques relatives aux (proto)types séquentiels ont pu laisser croire que tout texte était exclusivement réglé par ce second principe de composition, mais il faut bien voir que les textes sont, en fait, très souplement structurés et que l'importance des plans de texte est essentielle. Certains textes ne comportent pas d'organisation séquentielle canonique et leur plan de texte n'a rien d'un plan préétabli. Dans ce cas, d'autres plans d'organisation, sémantique et/ou illocutoire (actes de discours) par exemple, prennent le dessus ; les marques de connexion en général et surtout la segmentation jouent alors un rôle primordial. L'interaction entre les plans d'organisation explique le fait qu'une organisation séquent ielle descriptive ou argumentative, comme nous allons le voir plus loin, ne parvienne pas à se mettre en place et qu'il ne reste que des propositions descriptives éclatées ou des micro- mouvements argumentatifs de type périodique. 1.3. De la période à la séquence argumentative Pour Aristote, c'est la notion rythmique de nombre qui définit la période. Plus tardivement, la notion se grammaticalise et les ouvrages de rhétorique définissent la période comme une phrase complexe dont l'ensemble seul forme « un sens complet » et dont chaque proposition constitue un membre, la dernière formant une chute ou clausule. Depuis Dumarsais (article « construction » de Г Encyclopédie), la période n'est plus « qu'un assemblage de propositions liées entre elles par des conjonctions ». Dans l'article « Mot » de VEncyclopédie Méthodique du XVHIe siècle, Nicolas Beauzée cite l'abbé Girard en soulignant la « vérité » de cette remarque : [...] Les Conjonctions sont proprement la partie systématique du discours, puisque c'est par leur moyen qu'on assemble les phrases, qu'on lie les sens, et que l'on compose un Tout de plusieurs portions, qui, sans cette espèce, ne paraîtraient que comme des enumerations ou des listes de phrases, et non comme un ouvrage suivi et affermi par les liens de l'analogie (1986 : 580). Largement développée par les grammairiens et les stylisticiens classiques, cette notion est réapparue récemment sous la plume de linguistes spécialistes de l'oral (D. Luzzati 1985). En l'absence d'unité minimale de l'oral, ces derniers ont eu besoin de définir des blocs d'unités entretenant entre elles des liens hiérarchiques de dépendance morpho-syntaxiquement marqués. Se référant partiellement à ces travaux, M. Charolles (1988) a été le premier à considérer la période comme un plan d'analyse textuelle. A. Berrendonner et M.-J. Reichler-Béguelin ont recouru également à la notion de période pour dépasser celle de phrase : « Dans Malgré la pluie, je vais arroser les fleurs, le morceau Malgré la pluie sert à accomplir un acte de concession, et c'est une clause, au même titre que je vais arroser les fleurs ; on a donc affaire à une phrase qui transcrit un assemblage de deux clauses, ou période binaire » (1989 : 113). En me concentrant ici sur les liages de propositions par des connecteurs — qui ne constituent qu'une partie des phénomènes périodiques — , je dirai qu'un micr omouvement argumentatif élémentaire, interne à une structure périodique, correspond soit à un ordre progressif : Donnée (argument) — [inference]— > Conclusion soit à un ordre régressif : Conclusion <— [inference] — Donnée (arg). Dans l'ordre progressif 34 [proposition p — DONC — > proposition q], l'énoncé linguistique est parallèle au mouvement du raisonnement : « On tire ou fait s 'ensuivre une conséquence de ce qui la précède à la fois textuellement et argumentativement » (Borel 1991 : 78). Sous l'impact instructionnel du connecteur, l'interprétant réinterprète la proposition p comme étant un argument et la proposition q une conclusion. Dans l'ordre régressif [proposition p < — CAR/PUISQUE- proposition q], la linéarité de l'énoncé linguistique renverse le mouvement. Sous l'impact instructionnel du connecteur, l'interprétant réinterprète la proposition p comme étant une conclusion et la proposition q un argument : « On justifie une affirmation qui précède textuellement, mais qui suit argumentativement » (ibid.). Tandis que l'ordre progressif vise à conclure, l'ordre régressif est plutôt celui de la preuve et de l'explication. A l'oral, l'ordre semble préférentiellement régressif : « On asserte quelque chose et ensuite seulement on justifie, explique, etc. » (Apothéloz & Miéville 1989 : 249). En dépit d'une frontière assez floue entre les deux plans d'organisation, on passe d'une suite périodique de propositions liées par des connecteurs argumentatifs à une séquence argumentative lorsque l'on s'approche d'un mode de composition du type de celui qu'envisage Oswald Ducrot : Un grand nombre de textes littéraires, surtout aux XVIIe et XVIIIe sièeles, se présentent comme des raisonnements. Leur objet est soit de démontrer, soit de réfuter une thèse. Pour ce faire, ils partent de prémisses, pas toujours explicites d'ailleurs, censées incontestables, et ils essaient de montrer qu'on ne saurait admettre ces prémisses sans admettre aussi telle ou telle conclusion — la conclusion étant soit la thèse à démontrer, soit la négation de la thèse de leurs adversaires — . Et, pour passer des prémisses aux conclusions, ils utilisent diverses démarc hes argumentatives dont ils pensent qu'aucun homme sensé ne peut refuser de les accomplir. (Ducrot 1980 : 81). Que l'on démontre ou réfute une thèse, le mouvement argumentatif est le même : on part de prémisses (données) qu'on ne saurait admettre sans admettre aussi telle ou telle conclusion. Entre les deux, le passage est assuré par des « démarches argumentatives » qui prennent l'allure d'enchaînements d'arguments-preuves correspondant soit aux supports d'une règle d'inférence que constituent les topoï, soit à des mouvements argumentatifs enchâssés. Ce schéma de base, qui n'exclut pas le fait que des restrictions puissent venir bloquer le mouvement conclusif attendu, doit être complété à la lumière du principe dialogique : « Un discours argumentatif [...] se place toujours par rapport à un contre-discours effectif ou virtuel. [...] Défendre une thèse ou une conclusion revient toujours à la défendre contre d'autres thèses ou conclusions » (Moeschler 1985 : 47). J'ai donc donné à la séquence argumentative proto typique complète la forme suivante (Adam 1992) : Schéma de la séquence argumentative prototypique DONNÉES (Prémisses) P. arg 1 Étayagc argumentatif P- arg 2 donc probablement A t Topoï a. moins . que RESTRICTION P. arg 4 I THÈSE + ANTÉRIEURE P. arg 0 > CONCLUSION (Nouvelle) Thèse p. arg 3 35 Ce schéma prototypique à trois macro-propositions de base (P. arg 1, 2 et 3) prend explicitement appui sur P. arg 0 (thèse antérieure) dans le cas particulier de la réfuta tion.Retenons que cette structure séquentielle n'est pas d'un ordre linéaire immuable : la (nouvelle) thèse (P. arg 3) peut être formulée d'entrée et reprise ou non par une conclusion qui la redouble en fin de séquence, la thèse antérieure (P. arg 0) peut être sous-entendue, la restriction (P. arg 4) peut donner Heu à un enchâssement. 1.4. De la conversation orale au dialogue écrit Des cinq (proto)types de séquences de base que je propose de distinguer, le mode de composition dialogal reste le plus discuté. On me reproche généralement de mettre sur le même plan ce mode compositionnel polygéré et quatre modes monogérés . Il me semble que cette divergence d'appréciation vient de l'absence de distinction entre deux types de situations énonciatives et donc de pratiques et de productions discursives : l'une orale et l'autre écrite. Dans une situation énonciative orale, le mode compositionnel dialogalconversationnel étend son hégémonie sur tous les autres modes de composition. C'est lui qui assure l'enchâssement de séquences narratives monologales (raconter oralement nécessite une véritable interruption du dialogue et l'établissement de zones discursives de transition). L'enchâssement de séquences descriptives est soumis à des règles com parables et ceci aboutit, le plus souvent, à une dialogisation de la procédure descriptive. L'enchâssement de séquences explicatives et argumentatives semble plus souple, les conduites argumentatives et explicatives sont seulement intégrées — et parfois pertur bées — par la co-(ou pluri)construction d'un texte polygéré par les interactants. La polygestion de la conversation orale a des conséquences sur les possibilités d'extension des séquences-répliques monologales. Dans les discours écrits, en revanche, les cinq types de séquences de base se retrouvent à égalité. Il existe, bien sûr, des genres discursifs fixant le type séquentiel dominant. Ainsi les genres du conte et de la fable sont-ils narratifs (type séquentiel narratif enchâssant) tandis que les genres épistolaires (avec ses sous-genres : courrier personnel, administratif, courrier des lecteurs dans la presse, etc.), l'interview, le théâtre doivent être considérés comme des genres conversationnels (type séquentiel dialogal enchâssant) et le guide touristique comme un genre à dominante descriptive (type séquentiel descriptif enchâssant). Ces faits de dominante séquentielle ne sont pas dépendants d'une domination a priori d'un type sur tous les autres. Ce sont les genres et sous-genres de discours qui fixent des relations d'ailleurs mouvantes et toujours susceptibles d'être modifiées par des emplois singuliers. Les différences entre conditions énonciatives orales réelles et conditions énonciatives écrites expliquent l'écart import ant qui existe entre une conversation orale et un dialogue théâtral, cinématographique, romanesque ou de bande dessinée. Le mime — plus ou moins artistique — de la conversation orale aboutit à des formes dialogales écrites qu'on ne saurait confondre avec de l'oral authentique. Erving Goffman considère ces formes artistiques théâtrales et romanesques comme une « transmutation de la conversation » et il parle assez justement d'un « jeu pétillant où la position de chaque joueur se rétablit ou se modifie à chacune de ses prises de parole, qui constitue à chaque fois la cible principale de la 36 réplique qui suit. Ordinairement, la parole [...] s'apparente moins au ping-pong » (1987 : 42). Ceci est également vrai d'un genre dialogal de la presse écrite dont il sera question plus loin : l'interview. La normalisation scripturale des énoncés aboutit à une forme de texte dialogal qu'il ne viendrait à l'idée de personne de confondre avec de l'oral. Erving Goffman rappelle la conception interactionniste du texte dialogalconversationnel dont je me contenterai ici : Les énonciations ne sont pas logées dans des paragraphes, mais dans des tours de parole qui sont autant d'occasions temporaires d'occuper alternativement la scène. Les tours sont eux-mêmes naturellement couplés sous forme d'échanges bipartites. Les échanges sont liés les uns aux autres en suites marquées par une certaine thématicité. Une ou plusieurs suites thématiques forment le corps d'une conversation. Telle est la conception interactionniste, qui suppose que toute énonciation est ou bien une déclaration qui établit les paroles du locuteur suivant comme étant une réplique, ou bien une réplique à ce que le locuteur précédent vient d'établir, ou encore un mélange des deux. Les énonciations ne tiennent donc pas toutes seules et n'ont même souvent aucun sens ainsi entendues ; elles sont construites et minutées pour soutenir l'étroite collaboration sociale qu'implique la prise de tour de parole. Dans la nature, le mot prononcé ne se trouve que dans l'échange verbal, il est totalement fait pour cet habitat collectif. (1987 : 85). On s'accorde à peu près aujourd'hui à poser l'existence d'une macro-unité : le texte dialogal, généralement appelé « interaction », « incursion », « événement de communication » ou encore « rencontre » . Le texte dialogal peut être défini comme une structure hiérarchisée de séquences. Deux types de séquences doivent être distinguées : les séquences phatiques d'ouverture et de clôture, d'une part, les séquences transac tionnelles constituant le corps de l'interaction, d'autre part. L'idée d'un bornage participationnel délimité par la rencontre et la séparation d'au moins deux actants en un temps et un lieu donnés semble une bonne définition de départ. Il suffit toutefois de considérer le flou du découpage d'une pièce de théâtre en scènes — pourtant délimitées, en principe, par les entrées et les sorties des personnages — pour percevoir la complexité de cette définition en apparence simple. Les limites de l'acte qui renvoie tout le monde dans les coulisses sont déjà un peu plus claires. En fait, une personne peut quitter une interaction en cours et revenir éventuellement sans que l'unité ait été obligatoirement brisée. L'unité d'une interaction a certainement quelque chose à voir avec le ou les thèmes abordés (les « changements de conversation », comme on dit). Cette question est si délicate que C. Kerbrat-Orecchioni ne peut proposer que cette définition : « Pour qu'on ait affaire à une seule et même interaction, il faut et il suffit que l'on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d'un objet modifiable mais sans rupture » (1990 : 216). Même les bornes que représentent les séquences phatiques ne sont pas absolument indispensables : il arrive qu'une interaction démarre sans entrée en matière et/ou se termine ex abrupto. 37 Un texte conversationnel élémentaire complet pourrait avoir la forme suivante 1 : Séquence 0 Echange d'ouverture Séquence transactionnelle Echange enchâssant Question [A2] Echange enchâssé Séquence Q Echange de clôture [A4] <—> [B4] Réponse [B3] Question Réponse [B2] <— > [A3] C'est à l'insertion de séquences (surtout argumentatives) dans des structures dialogales écrites que, pour répondre au projet du présent numéro de Langue Franç aise, j'ai choisi de consacrer l'essentiel de cet article. Je me propose d'illustrer ma façon de décrire la complexité de la structure compositionnelle des textes dialogues en analysant deux exemples fictionnels (dialogues théâtral et romanesque) et un exemple non fictionnel (interview journalistique). 2. L'exemple d'un dialogue théâtral Ce premier exemple est tiré d'un texte fictionnel de nature théâtrale (Cosmos-Cross de Reiner) dont j'examine ailleurs la structure globale (Adam 1992 : 160-163). Consi dérons le fragment suivant : [■■■] Jeune fille [JF1] : Vous croyez que c'est la guerre ? Journaliste [Jl] : II faut que je me méfie car je suis d'un tempérament naturellement pessimiste, mais je ne pense pas cette fois que nous pourrons l'éviter. C'est d'ailleurs l'avis de ma femme. Jeune fille [JF2] : Vous êtes mariés depuis longtemps ? Journaliste [J2] : Ça va faire 15 ans. Jeune fille [JF3] : Et... ça va ? Journaliste [J3] : Vous savez ce que c'est, des hauts et des bas, enfin je crois qu'on s'en sort. Je crois. Jeune fille [JF4] : Et sexuellement ? Journaliste [J4] : (sursaut, coup d'oeil égaré vers la caméra). Ecoutez, là vous me gênez un peu parce que tout de même il y a des choses qu'on préfère garder pour soi. Jeune fille [JF5] : Je comprends vos réticences. Est-ce que vous voudriez profiter du fait que vous êtes interviewé pour ajouter quelque chose ou adresser un message à des amis ? [.. .] Cet extrait est tiré d'une interaction qui prend la forme d'une interview parodiquement retournée : un journaliste est rapidement interviewé par la jeune étudiante qu'il venait interroger sur les « événements » graves du moment. Comme cet extrait permet de le 1. Je m'appuie sur une définition que Catherine Kerbrat-Orecchioni résume fort bien : « Les actes de langage se combinent pour constituer des interventions, actes et interventions étant produits par un seul et même locuteur ; dès que deux locuteurs au moins interviennent, on a affaire à un échange ; les échanges se combinent pour constituer les séquences, lesquelles se combinent pour constituer les interactions, unités maximales de l'analyse » (1996 : 36). 38 voir, on assiste à des changements d'objets thématiques qui constituent autant de changements de séquences dialogales (« Bloc d'échanges reliés par un fort degré de cohérence sémantique ou pragmatique, c'est-à-dire traitant d'un même thème, ou centrés sur une même tâche », comme le rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni 1996 : 37) : thème conversationnel de la guerre (JF1 & Jl) puis thème personnel (JF2 à J4 et début de JF5), enfin séquence de clôture amorcée en JF5. Les tours de parole ou répliques JF1 à JF4 sont de simples interventions (questions) et le tour de parole J2 se présente comme une simple intervention-réponse constituant, avec JF2, un échange (plus petite unité dialogale) élémentaire [Q — >R]. En revanche, les interventions JI, J3 et J4, qui forment les échanges 1, 3 et 4, sont plus développées et donc plus complexes et cette complexité est marquée par des connecteurs. Ces interventions sont-elles de simples périodes (plan d'organisation Al) ou des mouvements argumentatifs ou expli catifs assez vastes et structurés pour nous permettre de parler d'enchâssement de séquences (plan d'organisation A2) dans ces contributions du locuteur à un échange ? 2.1. Structuration périodique d'une intervention [J3] : [a] Vous savez ce que e'est, des hauts et des bas, [b] ENFIN je crois qu'on s'en sort, [e] Je crois. Sans entrer dans le détail de sa structure énonciative, disons que l'intervention J3 comporte une première proposition [a], puis une reprise [b] introduite par ENFIN avec une valeur proche de OU PLUTOT qui permet à l'énonciateur d'effectuer une correc tion qu'il confirme ensuite par [c]. Le mouvement est ici caractéristique de la simple correction d'une assertion : une première réponse [a] est reprise, dans un sens nou veau, jugé plus adéquat par l'énonciateur [b] puis confirmée comme en écho. Un tel micro-enchaînement se situe très en deçà de l'établissement d'une séquence argument ative. 2.2. De la période à l'insertion d'une séquence argumentative dans une interven tion [ Jl] : [a] II faut que je me méfie [b] CAR je suis d'un tempérament naturellement pessimiste, [non-c] MAIS je ne pense pas cette fois que nous pourrons l'éviter, [d] C'est D'AILLEURS l'avis de ma femme. Nous avons assurément là un bon exemple d'organisation périodique si élaborée d'une intervention que l'on est bien proche d'une séquence argumentative élémentaire. La proposition négative [non-c] apporte la réponse à la question posée (JF1). La proposition [d], renforcée par D'AILLEURS, vient appuyer cette réponse moins par un argument supplémentaire que par une sorte de caution énonciative (transformation d'une JE-Vérité en NOUS- Vérité). Les propositions [a] et [b] préparent une réponse qui irait plutôt dans le sens d'une conclusion [c], mais que [non-c] va précisément venir nier. Cette première proposition est appuyée par une justification : CAR [b] qui éclaire d'autant plus le contenu pessimiste de la réponse [non-c]. On comprend également mieux la fonction de la proposition [d] : introduite par le connecteur D'AILLEURS, elle introduit un argument supplémentaire qui a pour charge d'appuyer la réponse [non-c] que [a] et [b] coloraient d'une trop noire subjectivité et, de ce fait, d'une vérité 39 trop relative. Le connecteur MAIS qui se trouve au centre de la réplique est un MAIS concessif (voir à ce propos, Adam 1990 : 192-210). Bien que le dispositif argumentatif régressif [a] -conclusion < — CAR [b] -donnée-argument constitue globalement une donnée qui va dans le sens d'une réponse [c], l'énonciateur opte pour la négation de ce contenu propositionnel et asserte — c'est-à-dire prend en charge — une réponse [non-c] qu'il renforce, dans un mouvement d'étayage propre à tout mouvement argu mentatif, par D'AILLEURS [d]. Ceci peut être schématisé sur la base du modèle prototypique de la séquence argumentative proposé plus haut : Question [JF1] -, DONNEE [b] CAR CONCLUSION [a] DONNÉE P. arg 1 donc probablement A RESTRICTION MAIS concessif P. arg 4 ► CONCLUSION [c] Réponse attendue ETAYAGE A >■ CONCLUSION [non-c] P. arg 3 Réponse [Jl]-« D'AILLEURS P. arg 2 [d] On peut dire que l'organisation périodique argumentative de cette intervention atteint un tel degré d'élaboration qu'il me semble possible de parler ici de séquence argumentative enchâssée, certes entièrement au service de l'acte de parole (réponse) qui se trouve au centre de l'échange. 2.3. Structuration explicative d'un échange En réplique à l'ouverture d'un nouvel échange par la question JF4, l'intervieweurinterviewé répond de la façon suivante : [ J4] : [a] Ecoutez, là vous me gênez un peu [b] PARCE QUE tout de même il y a des choses qu'on préfère garder pour soi. [JF5] : [c] Je comprends vos réticences, [d] Est-ce que [...] ? La question indiscrète sur la vie sexuelle du couple débouche sur un mouvement textuel au moins aussi complexe que le précédent. Pour ne pas répondre à la question posée, le journaliste se lance dans une explication-justification. La proposition [b] vient expliquer ce refus du thème sexuel par une généralisation (ON et présent générique, SOI au lieu de JE-MOI) et atténuer ainsi le conflit potentiel. L'enchaînement [proposition a PARCE QUE proposition b] établit une relation de causalité [b cause de — > a effet]. L'énonciation de cette relation de causalité permet au journaliste de repousser l'objet thématique du discours imposé par la question de la jeune fille et de formuler ainsi, de façon indirecte, un refus de réponse problématique pour la suite de l'échange (un refus de répondre est toujours un élément conflictuel). Le tour de parole JF5 se dédouble quant à lui en deux interventions reliées à deux échanges différents. Conformément à la 40 structure explicative de base (Adam 1992 : 127- 142), il commence par une évaluation [с] de l'explication du journaliste (clôture du mouvement explicatif) qui est en même temps une acceptation de son refus de répondre (clôture de l'échange Q-R avant ouverture d'un nouvel échange par une nouvelle question). Schéma de la séquence explicative prototypique Problème (POURQUOI X ?; Explication (réponse) PARCE QUE Conclusion-Evaluation Selon ce schéma d'un mouvement habituellement monologal, un premier opérateur de type POURQUOI — ici absent — introduit une représentation problématique (la gêne manifeste du journaliste, signalée par la didascalie et formulée explicitement par la proposition [a]). Un second opérateur — PARCE QUE — permet de passer du problème à sa solution-explication [b]. Les séquences explicatives complètes se termi nentgénéralement par une évaluation finale qui auto-sanctionne la démonstration. La proximité des structures séquentielles explicative et dialogale — qui ne se différencient que par la composition monologale de l'explication et dialogale (échange) de la conver sation— explique parfaitement la fusion présente d'un mouvement explicatif organi sant une structure dialogale d'échange qui elle-même le dialogise : Séquence dialogale Ouverture de l'échange : Question [JF4] Séquence explicative sous-jacente : Fermeture de l'échange : Séquence dialogale de clôture Nouvel échange : Question [JF5d ] ^- R0 • Refus de répondre [J4a] Problème • PARCE QUE [J4b] Explication-justification • Acceptation du refus [JF5c] Évaluation (suite) À la différence de l'exemple argumentatif précédent [Jl], la structure compositionnelle explicative ne structure pas seulement de façon interne l'intervention J4, mais elle agit sur l'enchaînement de l'échange JF4-J4-JF5. Le connecteur PARCE QUE joue un rôle local de structuration périodique de l'intervention J4. En permettant d'accomplir un acte de discours (affirmer l'existence du lien de causalité [b — > a] qui est en même temps un refus de l'acte de discours subordonné répondre), le rôle du connecteur déborde au-delà des limites de la structure périodique de l'intervention, à la fois en amont et en aval, en direction de l'échange global. 3. Hétérogénéité compositionnelle d'un dialogue romanesque Considérons, à présent, un cas d'hétérogénéité textuelle (romanesque) complexe : la description des terriens rêvée de façon prémonitoire par Ylla K. , au tout début des Chroniques martiennes de Ray Bradbury (traduction Denoël, coll. « Présence du futur », Paris, 1955, pages 10-12). 41 [...] Elle se redressa comme si son rêve l'avait frappée en plein visage. [Al] — Bizarre, murmura-t-elle. Très bizarre, mon rêve. [Bl] — Oh ? Visiblement il n'avait qu'une envie : aller retrouver son livre. [A2] — J'ai rêvé d'un homme. [B2] — Un homme ! [A3] — Un homme très grand. Près d'un mètre quatre-vingt-cinq. [B3] — Ridicule ; un géant, un géant monstrueux. [A4] — POURTANT, dit-elle, cherchant ses mots. Il avait l'air normal. MALGRÉ sa taille. Et il avait... oh je sais bien que tu vas me trouver stupide... Il avait les yeux bleus ! [B4] — Les yeux bleus ! Dieux ! s'exclama Mr К. Qu'est-ce que tu rêveras la prochaine fois ? Je suppose qu'il avait les cheveux noirs ? [A5] — Comment l'as-tu deviné ? Elle était surexcitée. [B5] — J'ai choisi la couleur la plus invraisemblable, répliqua-t-il froidement. [A6] — C'est POURTANT vrai. Ils étaient noirs ! Et il avait la peau très blanche ; oh, il était tout à fait extraordinaire ! Avec un uniforme étrange. Il descendait du ciel et me parlait très aimablement. Elle se mit à sourire. [B6] — Descendre du ciel, quelle sottise ! [A7] — II arrivait dans un appareil en métal qui luisait dans le soleil. Elle ferma les yeux pour en retrouver la forme. [A7'] — Je rêvais d'une chose brillante qui traversait le ciel ; c'était comme une pièce lancée en l'air ; tout à coup elle devenait énorme et se posait doucement sur le sol. Une espèce d'engin long, argenté, inconnu. Puis une porte s'ouvrait sur le côté de la machine et ce géant en sortait. [B7] — SI tu travaillais un peu plus, tu ne ferais pas de ces rêves stupides. [A8] — MAIS j'étais très contente, répliqua-t-elle. Je ne me serais jamais cru autant d'imagination ; des cheveux noirs, des yeux bleus et une peau blanche ! Quel homme étrange... ET POURTANT si beau ! [B8] — Pour un peu tu prendrais tes désirs pour des réalités. [A9] — Comme tu es désagréable. Je ne l'ai pas inventé exprès. Et son image m'est venue à l'esprit pendant que je somnolais. C'était si inattendu, si... différent de tout. Il me regardait et me disait : J'arrive de la troisième planète avec ma fusée. Je m'appelle Nathaniel York... [B9] — Quel nom grotesque, c'est insensé ! [A10] — Naturellement que c'est insensé, PUISQUE c'est un rêve, expliqua-t-elle avec douceur. Ensuite, il disait : C'est la première traversée intersidérale. Nous ne sommes que deux à bord de notre fusée, mon ami Bert et moi. [B10] — Encore un autre nom grotesque. [Ail] — Et il disait : Nous venons d'une ville sur la Terre ; (t'est le nom de notre planète. La Terre, c'est le mot qu'il a prononcé. Et il employait aussi une autre langue ET POURTANT je le comprenais. Dans ma tête. La télépathie, probablement. Mr К. lui tourna le dos. Elle l'arrêta d'un mot : [A12] — Yll ? dit-elle d'une voix calme. T'cs-tu jamais demandé s'il y avait des êtres vivants sur la troisième planète ? [Bll] — La vie est impossible sur la troisième planète, fit le mari d'un ton patient. Nos savants ont dit et répété que leur atmosphère était beaucoup trop riche en oxygène ! [A13] — MAIS ce serait tellement passionnant S'il y avait des habitants ? ET S'ils pouvaient circuler dans l'espace avec je ne sais quels appareils ? [B12] — Je t'en prie, Ylla. Tu sais que je déteste ces crises de vague à l'âme. Continuons notre travail ! 42 Sans entrer dans le détail d'une analyse qui prendrait trop de place, notons seulement que ce dialogue, inséré dans un cotexte narratif, est lui-même traversé par des descriptions du terrien et de son engin spatial ainsi que par des relations de paroles et d'actes. La fonction narrative de ces éléments descriptifs est une version des descrip tions prémonitoires, c'est également, d'un point de vue stylistique, une très classique forme d'éclatement du bloc descriptif dont la lecture est rendue plus « vivante » par la dynamique du dialogue et le jeu de focalisation qu'il permet (Adam 1993 : 67-92). C'est surtout une intéressante description en miroir, informant plus le lecteur sur les mart iens descripteurs eux-mêmes que sur les visiteurs de la planète (objet de la description). Les savoirs encyclopédiques des martiens sont destinés à être calculés par le lecteur par contraste avec ses propres savoirs. Ce qui est ordinaire et sous-informant dans le monde d'un lecteur anglo-saxon et plus largement occidental de Bradbury devient sur informant dans le monde du personnage placé en position de récepteur, Mr. K. , et de sa femme elle-même. « Bizarre », « ridicule », « monstrueux », « invraisemblable », « stupide », « étrange », « inattendu », « différent de tout », « insensé » sont autant de qualificatifs destinés à traduire le point de vue martien sur l'objet du discours (terriens décrits). L'état de l'encyclopédie des interlocuteurs est ainsi progressivement établi. 3.1. Une description dialoguée L'hétérogénéité compositionnelle de cet extrait est assez extraordinaire. Il se présente typographiquement (plan de la segmentation) comme un discours direct entrecoupé seulement de courtes phrases de régie, prises en charge par une voix narrative. Ce dialogue se présente comme une description éclatée, mais une description très systématique. Les opérations descriptives (Adam 1993 : 112-122), à la base de la construction d'une séquence descriptive canonique, sont très systématiquement appli quées. Toutefois, comme ces opérations descriptives sont diffractées en diverses répli ques et co-évaluées par les deux intervenants, le dialogue l'emporte très largement selon un principe conforme à l'idée de dominante séquentielle. Description du terrien : • Opération d'ancrage (fixant le thème-titre objet du discours : Un homme (A2). • Opération de reformulation : Un géant (B3), Nathaniel York (A9). • Opération d'aspectualisation 1 (propriétés du tout) : très grand, 1 m 85 (A3), extraor dinaire (A6), étrange (A8), beau (A8). • Opération d'aspectualisation 2 (fragmentation du tout en parties et propriétés de ces parties) : yeux [PROPRIÉTÉ] bleus (A4), cheveux [PROPRIÉTÉ] noirs (B4 & A6),peau [PROPRIÉTÉ] très blanche (A6). • Opération de mise en relation : costume [PROPRIETE] étrange (A6), engin spatial (A7') — pour sa description, voir ci-dessous. A la différence de cette description éclatée, la réplique [A7'] apparaît comme un récit de rêve, c'est-à-dire, en fait, comme une intervention structurée en relation d'actions et en description (de l'engin spatial des terriens). On a ainsi, d'abord, une 43 suite événementielle (é) et temporelle (t) dont la linéarité est soulignée par des organi sateurs temporels qui compensent la faiblesse de l'imparfait (temps conforme au récit de rêve certes, mais incapable de marquer une succession ordonnée) : • él (tl) : une chose traversait le ciel. • é2 (t2) : TOUT A COUP elle devenait énorme. • é3 (t3) : ET se posait. • é4 (t4) : PUIS une porte s'ouvrait. • é5 (t5) : ET ce géant en sortait. Cette suite d'événements est accompagnée de propositions descriptives destinées à donner progressivement consistance à un autre objet du discours inconnu : Description de l'engin spatial : • Opération d'ancrage : Une chose. • Opération d'aspectualisation (propriété du tout) : brillante. • Opération de reformulation et de mise en relation (reformulation comparative) : C'ÉTAIT COMME UNE pièce lancée en l'air. • Deuxième reformulation : UNE ESPECE D'engin. • Opération d'aspectualisation (propriétés) : long, argenté, inconnu. • Troisième reformulation : la machine. Dans la mesure où il est impossible de parler sans référer et donc construire, même succinctement, une représentation discursive, la description est inévitable. Du point de vue qui m'intéresse, ce caractère inévitable de la description n'implique toutefois pas le choix d'une forme de mise en texte descriptive. On peut dire qu'ici, c'est par le dialogue que passe la mise en place du monde — martien — du texte. La description est entièrement absorbée par la composition dialogale. Dans un même ordre d'idée, qu'en est-il de l'argumentation ? 3.2. L'argumentation dans le dialogue Comme il est impossible de ne pas décrire, il est impossible de ne pas argumenter (au sens large d'action opérée sur autrui). La question est la même que la précédente : entre une argumentation sous-jacente à l'interaction et une mise en texte (composition) argumentative, il y a un écart. A la différence des opérations descriptives qui sousstructurent la progression de l'ensemble du dialogue, la composition argumentative par les connecteurs ne structure que localement (périodiquement) le dialogue. Pour approcher la façon dont une structuration argumentative se glisse dans le dialogue, il faut d'abord relever la présence, dans des interventions, de mouvements argumentatifs périodiques de plusieurs types. Le mouvement est soit progressif : [B7] — SI tu travaillais un peu plus, tu ne ferais pas de ces rêves stupides. SI proposition p [Argument] (ALORS) — > proposition q [Conclusion] soit régressif : 44 [A13J — Mais ce serait tellement passionnant S'il y avait des habitants ? ET S'ils pouvaient circuler dans l'espace avec; je ne sais quels appareils ? Proposition q [Concl.J < — SI proposition p [Arg.] ET SI proposition p' [Arg.] Dans ce cas, une protase de type SI p & p' à l'imparfait a beau être reconnue comme contrefactuelle, elle pose un contexte qui rend possible l'assertion d'une proposition q. Cette dernière proposition est à la source non seulement du ton adopté par le person nage descripteur Ylla K. , mais de l'ensemble du texte de science fiction qui commence et que le lecteur est en train de lire. [A10] — Naturellement que c'est insensé, PUISQUE c'est un rêve, expliqua-t-elle avec douceur. Proposition q [Concl.] < — PUISQUE proposition p [Arg.] En utilisant le connecteur PUISQUE, le locuteur dit reconnaître que les assertions rêvées (p) sont toutes sémantiquement insensées, c'est-à-dire, par définition, dépour vues de valeur de vérité dans le monde de référence. En d'autres termes, le discours descripteur d'Ylla K. se présente comme soumis à une logique fictionnelle émancipée des contraintes logiques du monde martien de référence. Les structures périodiques concessives l'emportent très largement dans ce dialo gue.Elles articulent soit des enchaînements d'interventions, soit la structure interne de certaines interventions. [B3] — Ridicule ; un géant, un géant monstrueux. [A4] — POURTANT, dit-elle, cherchant ses mots. Il avait l'air normal. MALGRÉ sa taille. En A4, l'argumentation concessive — qui opère le renversement d'une conclusion attendue et d'ailleurs choisie par Mr. K. — est, à la fois, à la base de l'enchaînement B3-A4 et de la structure interne de A4. Le connecteur concessif POURTANT est responsable de l'articulation des interventions : Proposition p [B3] géant POURTANT [A4] proposition q normal inferences (dans la logique du monde martien) Conclusion non-q Jt? monstrueux-anormal Le connecteur concessif MALGRE structure, lui, de façon tout aussi périodique, le contenu propositionnel de la suite de l'intervention A4 (voir schéma page suivante). L'enchaînement B5-A6 repose sur le même mouvement argumentatif concessif. [B5] — J'ai choisi la couleur la plus invraisemblable, répliqua-t-il froidement. [A6] — C'est POURTANT vrai. Ils étaient noirs ! La propriété descriptive p (avoir des cheveux noirs) est définie, dans la logique du monde martien de référence, comme une proposition contrefactuelle (couleur la plus invraisemblable). Le connecteur concessif POURTANT reconnaît la justesse de cette 45 [A4] Proposition p normal MALGRE Proposition q sa taille inferences (dans la logique du monde martien) Conclusion non-p anormal première inference tout en soulignant que, dans le monde du rêve (logique fictionnelle), elle est néanmoins vraie-possible (comme d'ailleurs la suite des Chroniques martiennes ne va pas tarder à le prouver) : Proposition p [B4-A6] cheveux noirs inferences (dans la logique du monde martien) POURTANT ^^H' ^ *' ^ r- * * [A6] proposition q VRAI POSSIBLE (dans la logique ^■y du rêve) Conclusion non-q [B5] A? invraisemblable La structure périodique des répliques A8 et Ail est plus simple : alors qu'une proposition descriptive de contenu p devrait entraîner une conclusion de type non-q, c'est le contenu q qui est affirmé : [A8] — Quel homme étrange... ET POURTANT si beau ! [Ail] — [...] Il employait aussi une autre langue ET POURTANT je le comprenais... Proposition p] homme étrange langue étrangère inferences (dans la logique du monde martien) ET POURTANT ^ ^H ^^^^ ,, ^ * proposition q si beau compréhensible (dans la logique jmr du rêve) Conclusion non-q Л^ laidl incompréhensible Cet exemple romanesque m'a permis de montrer comment une structuration compositionnelle dialogale (plan A2 d'organisation) est localement structurée par des périodes concessives (plan Al) qui problématisent les propositions descriptives et font éclater toute possibilité de les enchaîner linéairement dans une séquence descriptive unifiée canonique. La description irrecevable éclate, sous l'impact de l'organisation périodique locale, en un conflit interne aux interventions d'Ylla K. (A) elle-même, d'une 46 part, et aux échanges des deux personnages, d'autre part. La structure compositionnelle dialogale est mise en évidence par la segmentation typographique (plan Al d'organisation) en tours de parole à peine interrompus par le discours citant de la voix narrative. En dépit de leur nombre, les micro-enchaînements concessifs ne débouchent toutefois pas sur une composition séquentielle argumentative. 4. L'argumentation dans l'interview L'interview journalistique présente une structure d'échange généralement très simple (faute de place, je n'étudierai du moins, pour conclure, qu'un exemple de ce type) : un journaliste pose une question ouverte appelant une réponse développée de la part de la personnalité interviewée et il passe d'un thème (ou d'un sous-thème) à un autre à l'occasion de chaque nouvelle question. La nature même de l'interview transc rite, propre à la presse écrite, permet des interventions assez développées. Ainsi dans cet échange, extrait du Nouveau Quotidien du 10 février 1995 (interview d'un romancier-essayiste suisse romand) : Journaliste : [a] Dans votre nouveau roman, Un rêve californien, vos personnages suisses ne sont guère avenants, [b] Vous portez en général sur nos compatriotes des jugements assez sévères, [c] n'avez-vous jamais eu envie d'émigrer ? Etienne Barilier : [d] J'ai connu cette tentation, [e] Mais je suis attaché à ce lieu [f] et j'ai envie de me battre avec cette réalité, [g] Ou d'en débattre, [h] L'adage ne veut-il pas que « qui aime bien châtie bien » ? [i] Même si je partais, [non-j] je ne serais pas quelqu'un d'ailleurs, [non-k] On ne peut renier son origine. L'intervention du journaliste part d'un constat particulier [a], en tire une géné ralisation à l'échelle de l'ensemble de l'œuvre de l'écrivain interviewé [b] pour en venir à la question [c]. En fait, cet acte de discours qui ouvre l'échange est le résultat d'un mouvement inférentiel qui considère les propositions [a] et [b] comme une donnée et en infère une conclusion c. Le mouvement d'inférence est argumentativement étayé par un topos du type : « Une critique sévère de ses compatriotes est l'indice d'un violent rejet de son pays » . La conclusion с qui découle de ceci est lisible sous la négation présente dans la proposition [c] et dans les présupposés delà question : « vous avez certainement eu envie de partir, d'émigrer ». Un autre topos vient étayer cette inference : l'émigra tion des intellectuels suisses romands (vers Paris et vers les Etats-Unis principalement) est un fait courant depuis bien longtemps. La première assertion d'Etienne Barilier — première réponse [d] — admet ce mouvement inférentiel, mais toute la suite de la réponse a pour but d'étayer une conclusion inverse (non-c), qui maintient l'envie d'émigrer au stade de la tentation, sans passage à l'acte. En raison, probablement, du poids des topoï sur lesquels s'appuient les inferences du journaliste, la réponse de l'écrivain nécessite un étayage et, à son tour, la recherche d'autres topoï. Je résumerai ci-après l'ensemble du mouvement argumentatif complexe de cet échange argumentativement très structuré (voir page suivante). La séquence argumentative enchâssée présente l'intérêt de revenir sur la conclu sion с en la présentant comme contref actuelle (SI + imparfait dans la protase [i], conditionnel avec négation dans l'apodose [non-j]). Avec MEME SI, la proposition [i = 47 Journaliste : DONNÉES [a] + [b] (P. arg 1) donc probablement > CONCLUSION (P. arg 3) с > Question [с] A A Mouvement inférentiel admis ^ ÉTAYAGE (P. arg 2) par Etienne BariUer = Réponse [d] Topoï I a . btienne „Barilier , : aч moins RESTRICTION que (P. ,n arg 4).. MAIS >■ CONCLUSION [non-c] [e],[f],[g] A ÉTAYAGE 1 (P. arg 2) renversement des données [a-b] par Topos 1 [h] t DONNÉE MEMECONTREFACTUELLE SI [i = c] (P. arg 1) Séquence ETAYAGE enchâssée argumentative 2 (P. arg 2) >■ CONCLUSION (possible) [j] t ETAYAGE (P. arg 2) Topos 2 [non-k] CONCLUSION (P. arg 3)[non-j] c] (« partir ») est censée déclencher la conclusion : « devenir quelqu'un d'ailleurs » [proposition j], voire « renier ses origines » [k]. Mais le locuteur asserte que, malgré ce mouvement inférentiel, c'est le contraire qui adviendrait. Ce mouvement est, à son tour, étayé par un énoncé de vérité générale de type négatif (présent gnomique, ON généri que).La présence des deux négations est très éclairante : elle laisse bien entendre qu'il s'agit de nier ce que la proposition [i = c] pourrait déclencher de négatif. 5. Pour conclure : aspects de la complexité Sans aborder la question plus vaste des conduites discursives argumentatives, le présent article prétend simplement illustrer la façon dont je propose de décrire quel ques aspects de la complexité de l'organisation textuelle des énoncés. En privilégiant les plans d'organisation séquentiel et périodique, j'ai laissé en retrait les faits relatifs aux interférences des autres plans 2. Il a toutefois été question d'interférences dues au plan sémantique (conflit des logiques des mondes martien et terrien, chez Bradbury), d'interférences liées à renonciation (lors de l'examen, par exemple, du décrochement endoxal de la réplique [h] d'Etienne Barilier) ; quant aux interférences présentes dans 2 . Pour une description détaillée de telles interférences dans un petit texte de Robert Desnos , voir en particulier Adam 1995. 48 les mouvements concessifs décrits pages 45 et 46, elles reposent, à la fois, sur l'organi sation sémantique des normes et sur des faits polyphoniques qui relèvent pleinement du plan énonciatif d'organisation (Adam, 1990: 191-253, pour une étude en ce sens de certains connecteurs). Références bibliographiques ADAM, Jean-Michel, 1990 : Eléments de linguistique textuelle, Bruxelles-Liège, Mardaga. — 1991 : Langue et littérature, Paris, Hachette, coll. F-Références. — 1992 : Les Textes : types et prototypes, Paris, Nathan, coll. FAC. — 1993 : La Description, « Que sais-je ? » n° 2783, Paris, P.U.F. — 1995 : « Pragmatique du texte poétique : un " langage cuit " de Robert Desnos », Degrés n° 84, Bruxelles. APOTHELOZ, Denis & MlEVILLE, Denis, 1989 : « Matériaux pour une étude des relations argumentatives » in Modèles du discours. 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