Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. Document 1: La notion de besoin, vu dans sa multidimensionnalité: La satisfaction des besoins du client est au cœur du marketing et sa première démarche est d’identifier le profil du client dans le marché de référence. La notion de besoin est un terme qui soulève des polémiques sans fin, car il contient des éléments d’appréciation subjectifs qui relèvent parfois de la morale ou de l’idéologie. Au-delà du minimum vital qui fait l’unanimité – mais que l’on s’empresse de ne pas définir – est-il nécessaire de varier son alimentation pour satisfaire ses goûts, de se déplacer par curiosité, d’avoir des loisirs variés ? Il faut admettre que, dans les marchés de consommation du moins, ces questions ne sont pas sans pertinence, notamment au vu des faits suivants : • • • l’apparition incessante de marques et de produits nouveaux sur le marché ; la présence spectaculaire et continue de la publicité sous des formes de plus en plus variées ; la relative stabilité des mesures de satisfaction des consommateurs, en dépit de l’incontestable amélioration des niveaux de vie. Les interrogations que ces faits suscitent sont alors les suivantes: – tous ces produits neufs et marques nouvelles correspondent-ils réellement à des besoins préexistants ? – les producteurs consentiraient-ils des dépenses publicitaires si importantes si les consommateurs ne se laissaient pas influencer ? – la croissance et le développement économiques que la démarche du marketing prétend favoriser sont-ils utiles en définitive ? La théorie économique ne nous aide pas à répondre à ces questions. Les économistes considèrent que leur discipline n’a pas à se préoccuper des mobiles d’action, à se livrer à une introspection toujours difficile et encore moins à formuler des jugements de valeur. Pour eux, il est inutile de dire que l’homme recherche le plaisir et évite la peine, il suffit de constater que tel bien fait l’objet de « désir d’emploi » pour justifier son utilité. Les mobiles, économiques ou non, qui peuvent amener l’individu à accomplir un acte économique sortent du champ de l’économie ; on ne tient compte que de leurs résultats. Le désir d’être satisfait est la seule cause reconnue du comportement. Le besoin générique et le besoin dérivé Selon le Robert (1974), le besoin est une exigence de la nature ou de la vie sociale. Cette définition permet de distinguer deux sortes de besoins : des besoins innés, naturels, génériques qui sont inhérents à la nature ou à l’organisme, et des besoins acquis, culturels et sociaux qui dépendent de l’expérience, des conditions de l’environnement et de l’évolution de la société. D’un point de vue conceptuel, le marketing stratégique voit les besoins génériques comme des problèmes auxquels sont confrontés les clients potentiels qui recherchent des solutions à ces problèmes par l’acquisition de produits ou de services. Suivant cette approche, Abbott (1955) a proposé une distinction intéressante entre besoin générique d’une part, et besoin dérivé d’autre part. Le besoin dérivé est la réponse technologique particulière (le bien) apportée au besoin générique et est aussi l’objet du désir. L’automobile, par exemple, est un besoin dérivé par rapport au besoin générique de transport individuel autonome ; de même, l’ordinateur personnel par rapport au besoin de traitement de l’information. 1 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. La compréhension des besoins du client La saturation ne vise pas le besoin générique, mais seulement le besoin dérivé, c’est-à-dire la réponse technologique dominante du moment. Une tendance à la saturation du besoin dérivé peut être décelable à un certain moment, du fait de l’augmentation de la consommation de ce bien, à un certain stade du déroulement de son cycle de vie. Cependant sous l’impulsion du progrès technologique, le besoin générique n’est pas pour autant saturable, car il évolue vers des niveaux supérieurs du fait de l’apparition de produits améliorés et donc de nouveaux besoins dérivés. La production de biens destinés à satisfaire le besoin générique sera donc soumise sans cesse aux stimulants de son évolution. Sous l’influence de cette dernière, un nouveau bien, plus apte à satisfaire le nouveau niveau atteint par le besoin, aura tendance à apparaître sur le marché. Ces besoins dérivés seront à leur tour saturés et remplacés par de nouveaux biens plus évolués. Ce phénomène de saturation relative provoqué par le progrès technologique peut être observé pour la plupart des biens, et ceci à deux niveaux : tout d’abord, au niveau de l’amélioration de la performance technologique des produits eux-mêmes (voiture plus économe, ordinateur plus puissant) ; ensuite, au niveau de la substitution pure et simple d’une réponse technologique particulière par une autre plus performante (l’électronique remplace l’électromécanique). Cette dernière forme d’innovation, l’innovation destructrice, prend une importance croissante, on l’a vu, du fait de la généralisation du progrès technologique à travers les secteurs. En outre, il semble que le passage à un bien hiérarchiquement supérieur tende à majorer à nouveau l’utilité marginale, qui voit ainsi sa décroissance entrecoupée de brusques remontées. Les biens sont souvent désirés pour leurs caractéristiques de nouveauté et pour le privilège de leur détention, même si celles-ci améliorent peu leur performance. La distinction entre besoin générique et besoin dérivé met donc en évidence le fait que, s’il ne peut y avoir de saturation générale, il est parfaitement possible de détecter des saturations sectorielles. Un rôle important du marketing stratégique sera donc de favoriser l’adaptation de l’entreprise à cette évolution observée dans la satisfaction des besoins. Dans cette perspective, l’entreprise a donc intérêt à définir sa mission par référence au besoin générique plutôt que par rapport au besoin dérivé, puisque le second est saturable alors que le premier ne l’est pas. Nous retrouvons ici les fondements mêmes du marketing. Les besoins génériques absolus et relatifs Poursuivant l’analyse de la notion de besoin, Keynes (1936) a montré que la saturation de ce type de besoin n’est possible que pour certains d’entre eux. Keynes fait une distinction entre besoins génériques absolus et besoins relatifs : « […] les besoins absolus sont ceux que nous ressentons quelle que soit la situation d’autrui, et les besoins relatifs ceux dont la satisfaction nous fait planer au-dessus de nos semblables et nous donne un sentiment de supériorité vis-à-vis d’eux. » (Keynes, 1936, p. 365). Si les besoins absolus sont saturables, les besoins relatifs ne le sont pas. En fait, les besoins relatifs sont insatiables, car plus le niveau général s’élève, plus ils cherchent à le dépasser. Dans ces conditions, produire pour satisfaire les besoins relatifs revient à les développer. C’est ainsi que les individus ont souvent tendance à considérer que leur situation s’est dégradée, et cela, même lorsqu’en termes absolus leur niveau de vie s’est nettement amélioré, si ceux qui servent habituellement de point de comparaison ont relativement mieux progressé. Comme l’écrit Cotta (1980, p. 17), « le luxe des autres devient à chacun sa propre nécessité ». L’écart 2 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. entre la réalité et le niveau d’aspiration tend à se déplacer continuellement avec une croissance de l’insatisfaction. La compréhension du comportement du client La distinction entre besoins absolus et besoins relatifs est en réalité loin d’être aussi nette qu’il n’y paraît à première vue. On pourrait dire, par exemple, que tout ce qui est indispensable à la survie est infiniment plus important que toute autre consommation. Or cette idée est inexacte. « Vivre est certainement un objectif important pour chacun de nous, mais le suicide existe. Les actes héroïques aussi. Plus couramment, tout consommateur accepte quotidiennement des risques qui correspondent à la recherche de diverses satisfactions, mais mettent, immédiatement ou à terme, sa vie en danger. Fumer, manger trop, conduire, travailler excessivement ou ne pas se soigner à tout propos, voyager, autant d’actes qu’il conviendrait d’éviter si l’on place la survie au-dessus de tout. » (Rosa, 1977,p. 161). En dépit de son manque de netteté, la distinction entre besoins absolus et relatifs reste intéressante à deux égards. D’une part, elle montre le caractère tout aussi exigeant des besoins relatifs par rapport aux besoins absolus et, d’autre part, elle met en évidence l’existence d’une dialectique des besoins relatifs, qui débouche sur un constat d’impossibilité de saturation générale. Le besoin, le désir et la demande Bien que la distinction entre besoin générique et besoin dérivé soit simple et facile à comprendre, d’autres termes sont utilisés dans la littérature. Par exemple, Kotler (2006, p. 30) établit une distinction entre besoin, désir et demande. Il définit le besoin comme étant… un sentiment de manque éprouvé à l’égard d’une satisfaction générale liée à la condition humaine. Cette définition couvre en fait la notion de besoin générique. Le désir serait alors un moyen privilégié de rencontrer un besoin. Autant les besoins génériques sont stables et limités en nombre, autant les désirs sont multiples, changeants et continuellement influencés par toutes les forces sociales. Il est évident que le désir est ici simplement une autre manière de désigner le besoin dérivé. Les désirs se traduisent en demande potentielle de produits spécifiques, lorsqu’ils s’accompagnent d’un pouvoir et d’un vouloir d’achat. La distinction entre besoin, désir et demande est intéressante, même si la relation entre besoin et désir reste un sujet controversé. Selon Kotler, le marketing se contente d’influencer les désirs (ou besoins dérivés) et la demande, en rendant le produit attrayant, disponible et facilement accessible. « Le marketing, comme bien d’autres forces sociales et culturelles, influence les désirs. Le marketing, par exemple, suggère aux consommateurs que l’achat d’une Cadillac est un bon moyen pour rencontrer leur besoin de statut social. Le marketing ne crée pas le besoin de statut social, mais se limite à suggérer comment un bien ou une marque peut contribuer à la satisfaction de ce besoin. » (Kotler 1997, p. 9). Au vu de cette controverse, nous retiendrons les termes besoins génériques et besoins dérivés qui nous semblent plus appropriés. Le débat est intéressant, néanmoins, dans la mesure où il met l’accent sur les dimensions sociales et culturelles des besoins. On peut supposer qu’il existe un besoin générique correspondant à chacune des tendances qui régissent la vie des individus, celles-ci étant nécessairement limitées en nombre. Le besoin 3 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. générique est donc lié à la nature humaine et dès lors n’est pas créé par la société et le marketing ; il préexiste à la demande, que ce soit à l’état latent ou exprimé. Si l’on admet l’idée que le marketing participe à la création de besoins dérivés ou de désirs, la question du rôle social du marketing reste alors posée. Il est évident que le marketing, par son action, peut exacerber des besoins, même si ceux-ci préexistent. En outre, le fait de créer l’envie ou de créer des désirs qui ne peuvent se traduire en demande faute de pouvoir d’achat peut être une source grave de frustration et de dysfonctionnement dans une économie. La responsabilité de la démarche marketing est ici directement engagée, ce qui explique l’existence d’un devoir de réserve. Ce devoir de réserve trouve son expression dans les différents mouvements d’autodiscipline qui ont vu le jour aux États Unis comme en Europe et également dans la popularité grandissante du concept de marketing sociétal. Les travaux des théoriciens de la motivation nous aident à identifier chez l’homme les orientations motivationnelles de base qui commandent une grande variété de comportements. L’utilité de ces travaux pour le marketing est essentiellement d’élargir la notion de besoin et de mettre en évidence la structure multidimensionnelle des motivations à la base des comportements. Cette analyse reste encore trop générale parce qu’elle ne se réfère pas directement aux comportements de consommation. La question qui se pose est de savoir quelles sont les valeurs recherchées par les acheteurs et comment traduire ces valeurs en concepts de produits adaptés aux attentes. Plusieurs tentatives ont été menées pour identifier les besoins recherchés, parmi lesquels les travaux de Murray (1938), Rokeach (1973), Sheth, Newman et Gross (1991) et de Maslow (1943), sont représentatifs de cette approche. Ce dernier auteur est le plus souvent cité en marketing. Document 2: La consommation : un processus existentiel Une définition de la consommation La consommation, dans son sens le plus général, sous-entend la destruction ou l’usure du bien consommé (Heilbrunn, 2005). Cependant, elle n’est pas nécessairement physique et existe sous des formes symboliques (par exemple la contemplation d’une œuvre d’art, n’entraînant pas la destruction immédiate du bien consommé). Elle concerne l’individu comme le groupe (couple, famille, groupes informels…) et existe dans la sphère marchande mais également en dehors (par exemple lorsque l’on « consomme » un repas chez des amis). Le verbe « consommer » se décline de multiples manières. Absorber mentalement ou physiquement, utiliser, regarder, écouter sont des exemples de ce que font les individus lorsqu’ils consomment (Lofman, 1991; Holt 1995).Le terme de pratiques de consommation permet de décliner la grande diversité existant dans les façons de consommer. Heilbrunn (2005, p. 24) classe les pratiques de consommation en trois catégories : (1) les pratiques liées à l’approvisionnement ; (2) les pratiques liées à l’usage (modalités des interactions avec l’objet : entretien, rangement, collection) ; (3) les pratiques de désinvestissement (le fait de jeter l’objet, le recyclage, la transformation). 4 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. Cette définition rejoint celle de Garabuau-Moussaoui et Desjeux (2000) qui, s’intéressant à la pratique sociale de la consommation, la définissent comme « le processus d’acquisition, d’échange (dans la sphère marchande et non marchande) et d’usage des biens, services, espaces » (Garabuau-Moussaoui et Des- jeux, 2000, p. 21). Différentes phases ont caractérisé l’étude de la consommation dans les sociétés occidentales (GarabuauMoussaoui et Desjeux, 2000). Elle se développe pendant la période des Trente Glorieuses. Dans les années soixante, la consommation, grâce aux travaux du sociologue Jean Baudrillard, est envisagée de plus en plus comme un système de manipulations de signes et comme un système d’aliénation de l’individu. « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe, c’est-à-dire extérieur de quelque façon à une relation qu’il ne fait plus que signifier (..) » (Baudrillard, 1968, p. 276).D’autres travaux, comme ceux de Bourdieu (1979), approchent la consommation des objets en tant que vecteur de différenciation sociale. Garabuau-Moussaoui et Desjeux (2000) soulignent que les travaux de Michel de Certeau opèrent un réel changement de perspective, puisqu’il est le premier à envisager les pratiques que les individus développent à partir des objets, comme un espace de créativité et donc de liberté et d’expression, en « réaction active à la domination sociale » (GarabuauMoussaoui et Desjeux, 2000, p. 13), dans lequel les individus « inventent le quotidien » (De Certeau, 1990 ; De Certeau et al. , 1994). Au cours des années 60-70, l’approche utilitariste de la consommation s’estompe, par conséquent, au profit d’une vision de la consommation comme activité de production de significations (Baudrillard, 1968, 1970 ; Carù et Cova, 2006a). L ’homo consumans ne consomme pas les objets uniquement pour leur valeur d’usage, mais comme des signes qui produisent du sens (Levy, 1959). Le contexte social valorise de plus en plus la production symbolique de la consommation au détriment du travail et cette production symbolique devient un vecteur fort de construction identitaire du consommateur. Cette emprise de la consommation sur la façon d’envisager sa manière d’être au monde va entraîner une extension du domaine du consommable. Les frontières de ce que l’individu est susceptible de consommer dépassent, en effet, largement celles de l’objet, pour s’étendre à l’ensemble des pratiques de la vie sociale. On consomme des services, mais aussi des idées, des causes (Heilbrunn, 2005). Lipovetsky ob- serve que « peu à peu l’esprit de consommation a réussi à s’infiltrer jusque dans le rapport à la famille et à la religion, à la politique et au syndicalisme, à la culture et au temps disponible. Tout se passe comme si dorénavant, la consommation fonctionnait comme un empire sans temps mort et dont les contours sont infinis » (Lipovetsky, 2006). La consommation comme processus existentiel Ainsi, la consommation constitue une sorte de vaste « forum vital » des interactions entre sujets et objets, au travers desquelles l’individu se construit (Holt et Searls, 1994). Simmel (1900), dans son ouvrage La Philosophie de l’argent, analyse la consommation comme un processus indispensable aux individus pour se socialiser, en se confrontant à d’autres vues du monde, au travers de multiples interactions avec des objets de consommation. La proposition que la construction de l’identité de soi résulte d’un processus social et se réalise au contact avec autrui (Mead, 1934), est à la base de l’approche sociologique dite de l’ « interactionnisme symbolique », issue de l’école de Chicago (Chapou- lie, 2001). Selon cette approche, les individus interagissent en permanence dans un environnement symbolique et attribuent un sens à toute situation ou objet, en interprétant ces symboles (Le Breton, 2004). Le processus d’extension de soi au travers des possessions matérielles entretient ainsi une sorte de mythologie personnelle du consommateur (Levy, 1981 ; Belk, 1988 ; Richins, 1994a, 1994b ; Richins, 1999), et l’on comprend qu’un acte de consommation constitue un vecteur de symboles, ayant pour fonction de satisfaire une quête identitaire de l’individu. On peut retenir que le processus de consommation s’articule entre l’éventuelle consumation de l’objet consommé (destruction du bien consommé) et un ensemble de 5 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. pratiques permettant aux individus de manipuler et d’échanger du sens et de la valeur (Heilbrunn, 2005). Il engage l’existence même de l’individu au travers de « pratiques signifiantes et identitaires par lesquelles les individus créent du sens et se dé- finissent » (Heilbrunn, 2005, p. 16). La consommation a longtemps été comprise comme une quête de signes différentiels (Bourdieu, 1979 ; Lipovetsky, 2006), par laquelle les individus voulaient, en consommant, afficher leur rang social. Lipovetsky (2006) observe aujourd’hui un glissement de la quête de l’ostentatoire vers une quête du bonheur privé et de la consommation émotionnelle (Derbaix et Filser, 2011). Mais, rechercher le bien-être à tout prix ou l’émotion à tout va, constitue aussi une façon de dire quelque chose de soi et de se construire. Cette recherche identitaire, jamais acquise et figée dans le temps, est l’objet de négociations permanentes de l’individu avec son environnement social (Heilbrunn, 2005). Claire Roederer, Marketing et consommation expérientiels, EMS Editions, 2012: p94-96 . Document 3 : La difficile science du comportement Le comportement du consommateur est une science. Du point de vue académique, on parle de « Sciences dures » et, sans doute pour éviter de blesser ses représentants, de « Sciences sociales » plutôt que de « Sciences molles». Les sciences dures concernent les disciplines fondamentalement quantitatives : mathématiques, mécanique, informatique, physique, etc. Les sciences sociales, quant à elles – gestion, marketing, psychologie, sociologie – sont plus subtiles, plus difficiles à appréhender, non parce qu’elles manquent d’aspects quantitatifs, mais parce qu’il est très difficile de mettre en équation des variables qui changent tout le temps. Tout corps plongé dans l’eau reçoit une poussée équivalente au volume d’eau déplacé. Soit. Mais tout consommateur plongé dans un magasin reçoit des stimuli qui ne sont jamais proportionnels à son pouvoir d’achat, c’est certain. La science du comportement du consommateur tient sa complexité principale de sa transversalité. Comprendre un comportement d’achat, c’est connaître la personne, ses croyances, son passé, ses satisfactions, ses déceptions, ses facteurs environnementaux comme ses caractéristiques individuelles. Et nous ne nous plaçons pas forcément sur un niveau international, niveau où les différences sont évidemment marquées d’une culture à une autre, et où l’exercice de compréhension comportementale peut sembler légitimement périlleux. Alors on essaye, on observe, on fait des expériences, on augmente les prix ou on les baisse, on fait de la publicité ou l’on n’en fait pas, on rassure ou bien on laisse le consommateur livré à lui-même, on joue sur les formes et les couleurs ou l’on préfère titiller les émotions. Mais tout ceci reste bien incertain. Car il y a un nombre incalculable de variables transversales : on croise un ami dans la boutique et, tout à coup, on hésite ; on demande un avis et on ne l’écoute que s’il vient confirmer ce que l’on voulait entendre ; on se décide pour telle marque et on repart avec telle autre ; on prend une décision seul, mais une fois dans le groupe, on suit la tendance. L’étude du comportement des consommateurs n’apporte jamais la moindre certitude. Tout reste possible, et ce, jusqu’à la dernière seconde. En outre, un comportement n’est jamais acquis. Ce que l’on observe en période de soldes, par exemple, n’est jamais récurrent, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Les soldes ne cristallisent pas toujours la volonté et le plaisir d’acheter. Un comportement adopté une fois face à un achat exigeant une grande implication ne sous-tend pas que l’on observera le même comportement lors d’un prochain achat de même nature. L’étude du comportement des consommateurs ne peut donc mettre en exergue que des tendances afin de limiter les risques lors de la définition de l’offre et l’élaboration du mix marketing. Et même si des similitudes apparaissent d’un individu à l’autre, les comportements ne sont jamais totalement mécaniques : même si les motivations sont souvent décelables, leurs conséquences sont imprévisibles. Car il est aussi difficile 6 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. de canaliser et d’interpréter des réactions humaines que d’en tirer des conclusions pratiques. Et ceci pour une raison simple : quand on observe « les autres », on oublie trop facilement que nous sommes également ces «autres ». Combien de fois a-t-on entendu : « Ils conduisent comme des c… » ? Mais ce « ils », c’est nous. Partout, chaque jour. Nous ne savons donc pas nous observer. Ou plus exactement, nous ne le voulons pas. Pourtant, ce sont des observations très simples à réaliser. Prenez un exemple simple. Vous. Vous avez évidemment déjà bu en utilisant un verre. Et vous avez également bu à la bouteille, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui limite la quantité de boisson que vous consommez ? Son récipient. Nous ne sommes jamais en mesure de dire que nous avons « soif de 17 cl d’eau ». Nous avons juste « soif ». Si vous commandez un soda et que, dans un cas on vous apporte une bouteille de 25 cl et dans un autre cas une bouteille de 33 cl, votre jugement portera sur leur prix, donc la valeur du produit. Vous vous direz éventuellement que pour un prix équivalent, « ici » on vous en donne un peu plus que « là-bas ». Et cela orientera certainement vos choix futurs. Mais vous ne vous direz jamais que lorsque vous avez soif, vous avez besoin de 33 cl de liquide pour épancher votre besoin et non de 25 cl. De la même manière que si vous buvez directement au goulot d’une bouteille d’une contenance d’un litre, vous boirez évidemment plus que si vous buvez au verre. Car le verre représente une limite psychologique de volume qui, une fois atteinte, vous force à vous demander si vous en voulez encore. En revanche, boire directement à la bouteille lorsque celle-ci a une contenance supérieure à votre capacité stomacale, impose une limite non plus psychologique mais physiologique. Une expression populaire le souligne d’ailleurs : « boire jusqu’à plus soif ».Que faut-il en conclure ? Que les restaurateurs devraient servir des portions de plus en plus petites ? Car finalement, hormis certains cas exceptionnels, lorsque l’on vous sert une salade, vous ne vous demandez jamais si elle est intelligemment proportionnée à votre faim. Vous la finissez. Y en aurait-il eu un peu moins que cela ne vous aurait pas vraiment dérangé. Et un peu plus, vous l’auriez sans doute terminée aussi. C’est cela observer les comportements. C’est constater que quand ils entrent dans une grande surface, les consommateurs vont naturellement plus facilement vers la gauche que vers la droite, c’est se poser des questions sur la contenance d’un verre ou le nombre de feuilles de salade que l’on sert pour arriver à des optima, c’est retirer toute horloge et accès visuel vers l’extérieur au sein des casinos pour que les joueurs perdent la notion du temps, c’est comprendre que l’être humain est souvent schizophrène, selon qu’il est seul ou en groupe. Finalement, ce n’est donc pas tant ce qui provoque un comportement qui intéresse la Science. Car les stratèges et les psychologues du marketing maîtrisent chaque jour un peu plus les moyens de manipuler les esprits et de déclencher les comportements. Ce qui compte réellement, c’est l’impact de ces comportements sur la relation qui existe entre des individus qui sont intimement liés, cette intimité pouvant être de nature privée ou professionnelle. Le meilleur moyen de déceler les secrets des comportements de consommation est donc certainement de s’observer soimême. Nous savons déjà tout ce que nous devons savoir à leur sujet. Ce sont des comportements humains de consommation. Nous sommes humains et nous consommons. Tout est donc déjà en nous. Regardez autour de vous, oui, là, maintenant, essayez. Regardez les objets qui vous entourent, remarquez les vêtements que vous portez aujourd’hui, rappelez-vous vos souvenirs d’achats, vos motivations lors de ces achats, la réaction des « autres », les mensonges que vous vous êtes faits à vous-mêmes pour vous rassurer et vous conditionner sur la rationalité de vos choix, les satisfactions que vous avez ressenties, les déceptions qui ont fait qu’« on ne vous y reprendra plus ». Et vous verrez que si vous laissez votre subconscient vous envahir, les comportements vous sembleront soudain plus transparents tout autour de vous. Nous fonctionnons finalement tous sur les mêmes modes ; ce qui change, c’est la conséquence de nos choix sur notre environnement. Mais les stimuli et les motivations sont globalement les mêmes pour tous les membres d’une société et d’une CSP. Face à ce 7 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. consommateur « simplement complexe », les firmes doivent donc se demander ce qui est de nature à déclencher un achat, et quelle pourrait être la conséquence de cet acte sur l’environnement de la cible. Philippe MOUILLOT Le comportement du consommateur. Gualino Editeur, 2007. P : 17-19 Document 4 Quarante années d’observation du comportement du consommateur Historiquement, l’approche micro-économique a été la première à s’intéresser aux processus de décision en matière de consommation. Les hypothèses parfois exigeantes qu’impose cette vision ont toutefois conduit à voir son rôle quelque peu minimisé au profit d’autres disciplines issues notamment des sciences humaines. Que ce soit au travers des théories behavioristes, d’approches psychanalytiques ou phénoménologiques, de la vision cognitiviste qui privilégie le traitement de l’information ou en intégrant les réponses affectives et expérientielles, les champs d’analyse centrés sur l’homme ont certainement permis de faire progresser considérablement notre compréhension du comportement du consommateur. 1 L’approche économique : Jusqu’au milieu du XX siècle, le paradigme micro-économique a largement dominé l’étude du comportement du consommateur. Cette approche, plus normative que descriptive, voit les décisions d’achat comme le résultat de calculs rationnels et conscients. Dans cette optique, l’acheteur dépense ses revenus sur les produits qui lui apportent le maximum d’utilité (satisfaction). Plus les prix sont bas, plus il va en acheter dans la limite de sa contrainte budgétaire. Besoins et désirs sont illimités et la notion de satiété n’existe pas. Les consommateurs ne doivent pas seulement être à même de connaître l’ensemble de l’offre disponible sur le marché, ils doivent aussi pouvoir cerner l’éventail de leurs besoins, hiérarchiser parfaitement leurs préférences et anticiper avec exactitude les conséquences de leurs choix. Le corollaire de tout ceci est bien sûr l’intemporalité des décisions et l’absence d’influence environnementale. Confronté plusieurs fois au même problème, un individu totalement rationnel en situation d’information parfaite retiendra toujours la même solution. Pendant longtemps, les économistes ont considéré les biens sous un angle holistique et négligé leurs attributs. Le choix se faisait donc entre des catégories de produits, pas entre des biens appartenant à la même catégorie. Il était de fait impossible d’appréhender les réactions face aux produits nouveaux, ou d’étudier une éventuelle complémentarité ou substituabilité entre marques. Après la seconde guerre mondiale toutefois, un nouveau courant initié entre autres par Ironmanger (1972) et Lancaster (1966) reconnaît que ce n’est pas le produit lui-même qui amène la satisfaction mais bien ses attributs. Il devient ainsi possible de considérer les phénomènes de concurrence entre marques et les comportements de fidélité. Selon Lancaster (1966), qui ne renie pas le principe de rationalité parfaite des décisions, le choix sur un marché se fait en deux temps: la substitution efficace conduit d’abord à éliminer toutes les marques incapables d’apporter à un seul consommateur une utilité suffisante; la substitution privée prend alors le relais, qui répartit l’offre restante en fonction des attentes spécifiques de chacun. Malgré d’incontestables progrès, la théorie microéconomique s’est vite heurtée à ses limites. On sait bien, en effet, que l’information sur un marché n’est jamais parfaite, et que les consommateurs y sont en situation d’inégalité profonde. De même, les faits montrent que la courbe demande/prix s’inverse fréquemment. C’est parfois le cas pour les produits de consommation ostentatoire, où une augmentation du prix peut accroître les ventes. En fait, l’approche économique rationnelle ignore une question qui est primordiale pour comprendre le comportement du consommateur: comment se forment les préférences pour les produits et pour les marques? 8 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. Beaucoup de critères non quantifiables, le style par exemple, y contribuent. La hiérarchisation ne peut donc se baser uniquement sur le prix ou sur des coûts induits tels que l’accès à l’information. Il faudra en fait attendre les années cinquante et des chercheurs comme Katona (1951) (et une nouvelle discipline, la psychologie économique, où des variables personnelles qualitatives comme la disposition à acheter, la confiance, la motivation viendront compléter les notions plus traditionnelles de revenus, de ressources, d’épargne…) pour que l’économie commence à s’adapter véritablement à toute la complexité, voire l’ambiguïté, du comportement du consommateur. 2 Approches phénoménologiques et behavioristes Dans les années cinquante toujours, parallèlement à Katona, d’autres personnes cherchent à prendre le contrepied des théories économiques, et voient cette fois les consommateurs comme passifs et vulnérables aux influences de l’environnement. Deux écoles assez opposées dominent les recherches de cette époque: d’une part un courant motivationnel inspiré de la réflexion psychanalytique; d’autre part une tendance behavioriste issue de la psychologie expérimentale dont les pères furent Watson (1913) et Skinner (1953) entre autres. Les premiers s’intéressent au monde intérieur des individus, celui du vécu et des expériences préalables. Leur objectif n’est pas de contrôler les comportements, mais de comprendre les raisons profondes qui les sous-tendent. La notion de rationalité, chère aux économistes, ne les concerne pas car ce sont les forces en conflit chez l’individu et la subjectivité du monde qui l’entoure qui importent pour eux. L’homme n’est pas un acteur mais un spectateur de ses actes. Exemple : Si l’on demande à un individu pourquoi il a acheté telle voiture de luxe étrangère, il répondra qu’il aime sa ligne et sa conduite. Mais si l’on cherche à analyser plus profondément ses motivations, on s’apercevra en réalité qu’à la base de son achat se trouve la volonté d’impressionner les autres ou de se donner l’illusion de rester jeune. Dichter (1964) a ainsi étudié les motivations qui sous-tendaient bon nombre de comportements de consommation et a, entre autres, montré que certaines personnes ne mangeaient jamais de pruneaux parce que l’aspect ridé du fruit les renvoyait à leur propre vieillissement. De même, il a fait ressortir le soin que beaucoup de femmes mettaient à faire de la pâtisserie, car cette activité était pour elles symboliquement associée au fait de donner la vie. Certaines études de l’époque comme celle de Haire (1950) illustrent bien cette approche. Elle avait débouché sur le constat suivant: contrairement à celle qui achète surtout du vrai café, une femme qui choisit du café instantané se perçoit, à l’époque, comme étant paresseuse, piètre gestionnaire, et mauvaise épouse. Une réplication de l’étude en 1970 a toutefois tempéré le caractère sans doute exagéré de ces résultats. Malgré des limites et des difficultés méthodologiques liées au fait que le chercheur y est aussi important que l’outil qu’il va utiliser, cette lecture du comportement du consommateur s’est avérée, grâce à l’apport de Dichter (1964) notamment, plus riche dans ses analyses que les graphes et les courbes des économistes. L’objectif des béhavioristes est tout autre, puisqu’il vise à conditionner les individus et à générer une réponse mécanique. Ils ne se préoccupent que des stimuli et des réponses comportementales et ignorent les mécanismes internes intermédiaires. Le conditionnement s’opère grâce au renforcement, qui en valorisant ou non la réponse conduit à sa répétition ou sa modification, jusqu’à ce qu’elle devienne automatique. C’est ainsi que la contravention et la peur du gendarme jouent le rôle de signal de renforcement pour faire apprendre certains comportements en matière de circulation routière. Une fois ceux-ci acquis, ils ne sont plus nécessaires pour conduire au renouvellement de la réponse. L’exposition au signal reste pourtant nécessaire – avec une périodicité néanmoins plus faible – pour éviter que le conditionnement apparu ne s’estompe. Cette approche a donné lieu à de multiples applications sur les consommateurs: faire adopter un produit nouveau en apportant un bénéfice supplémentaire pendant la période de lancement (donner un échantillon gratuit accompagné d’un coupon de 9 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. réduction à valoir sur le premier achat puis, avec celui-ci, un coupon de réduction plus faible à valoir sur le deuxième achat, lequel ne donne plus droit à rien); main- tenir une motivation forte chez les joueurs de machines à sous dans les casinos grâce à des petits gains récurrents; offrir un cadeau aux prospects pour amener les individus à fréquenter un lieu de vente, où l’on pourra alors dérouler l’argumentation en vue de promouvoir une offre… 3 Le courant cognitiviste Avec les années soixante et soixante-dix se développe une nouvelle vision du consommateur qui donne cette fois la primauté au traitement de l’information. Cette période, qui marque la véritable naissance du comportement du consommateur comme champ d’étude à part entière, se traduit par une volonté appuyée de comprendre et de retracer le cheminement suivi par l’individu en vue d’apporter une solution optimale à ses problèmes: comment opérer un choix entre plusieurs produits et retenir une solution acceptable au regard des contraintes initiales qui avaient été fixées? Comment s’approprier un bien nouveau et le comparer à des choses familières en vue de l’évaluer?…Cette approche considère le consommateur comme un acteur qui développe des projets volontaristes et met en place des heuristiques plus ou moins élaborées pour les atteindre. Dans cette vision cognitive, le processus perceptif joue un rôle central car la manière dont le consommateur ressent les interactions avec son environnement y est plus importante que la réalité objective. Ce processus perceptif est lui- même alimenté par les expériences que le consommateur a connues et par le jeu des connexions sociales qu’il doit gérer. La signification donnée aux objets peut ainsi différer d’un individu à l’autre, mais c’est elle qui va venir nourrir ces heuristiques. Ainsi, celui qui aura connu une expérience malheureuse avec une marque automobile fera preuve de méfiance envers une publicité qui vante son dernier modèle alors que celui qui n’a pas ce vécu sera peut-être enclin à générer une attitude favorable à son encontre. Celui qui considère les produits nouveaux comme un facteur de valorisation sociale sera peu regardant devant le prix élevé de ceux-ci, alors que celui qui est insensible à cette dimension préférera attendre que le bien se banalise et que le coût d’acquisition diminue notablement. Une des premières théories à s’inscrire dans cette logique a été la théorie du risque perçu de Bauer (1960), qui garde aujourd’hui encore un fort pouvoir explicatif. Selon lui, le consommateur anticipe un certain nombre d’inconvénients qui découlent du choix des produits, son processus de consommation va donc consister à développer une stratégie pour retenir une alternative peu risquée. Bauer avait ainsi identifié quatre dimensions (risque financier, risque au niveau du temps passé, risque physique, risque psycho-social). Une étude très intéressante et très riche menée aux États- Unis par Roselius (1971) a montré, entre autres, que les stratégies de réduction de risque les plus suivies par les consommateurs se centraient toutes sur les notions de marque et d’enseigne (fidélité à la marque, choix de marques et de magasins réputés). Bien que déjà anciens, ces résultats semblent néanmoins être toujours d’actualité si l’on en juge par l’intérêt que suscite à l’heure actuelle le concept de capital de marque. Les années soixante voient également l’apparition de modèles intégrateurs visant à retracer la démarche de consommation dans sa globalité, avec en point d’orgue celui d’Howard et Sheth (1969) d’une part, et celui d’Engel, Kollat et Blackwell (1968) d’autre part. L’espérance de décrypter tous les mécanismes qui permettent de relier logiquement les stimuli aux réponses fait alors espérer l’émergence d’une théorie générale du comportement du consommateur. Même si ce dernier souhait était sans doute un peu trop ambitieux pour aboutir, la vision cognitiviste a néanmoins permis de comprendre de nombreux mécanismes de consommation: recherche d’information, processus de mémorisation, prise de décision… 4 La revalorisation des réponses affectives Le début des années quatre-vingt va marquer un nouveau tournant dans l’étude du comportement du consommateur, au travers d’une double orientation: la recherche d’un certain pragmatisme d’une part, et le 10 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. retour en grâce des réponses affectives d’autre part (les deux n’étant pas d’ailleurs totalement indépendantes). Les spécialistes prennent en effet conscience, à travers certaines constatations de bon sens, qu’analyser les processus concernés en termes de traitement d’information exclusivement n’était pas toujours la façon la plus pertinente d’aborder le problème. On commence à se rendre compte que l’on se heurte à un paradoxe qui ne cesse de croître: face aux capacités limitées des consommateurs, la quantité d’information et le nombre de choix disponibles augmentent de manière vertigineuse. De fait, le consommateur n’a pas envie (à supposer qu’il en ait toujours les moyens) d’engager les efforts nécessaires pour appréhender cette grande quantité de données. Les prix à l’unité de mesure par exemple, cheval de bataille des mouvements consuméristes, et censés constituer une aide à la décision, sont ainsi négligés par la plupart des acheteurs bien que la loi ait rendu leur affichage obligatoire dès 1983 dans les hypermarchés et les supermarchés. Dans la majorité des cas en fait, l’individu se trouve en situation de processus routinier, confronté à un niveau de risque perçu faible, ce qui l’amène à retenir une alter- native qui soit acceptable compte tenu de ses attentes et non pas forcément la meilleure. Le consommateur se laisse guider par des heuristiques simples pour parvenir à une solution convenable: «J’achète le moins cher», «J’achète un nom de marque», ou encore «J’achète la même chose que mes amis.»Parallèlement, il devient évident que le consommateur qui fréquente un point de vente ou qui achète un produit n’est pas seulement mû par une démarche utilitariste, et que la décision n’est pas systématiquement l’aboutissement de son acte consommatoire. De fait, il se peut qu’il recherche en priorité de l’émotion, du plaisir, de la nostalgie, un moment partagé avec des amis…; bref vivre une expérience. Cette approche, dont les prémices sont dues à Holbrook et Hirschman (1982), a certainement été d’une grande utilité pour appréhender les réponses du consommateur en matière de produits artistiques, mais elle a aussi permis d’éclairer différemment l’analyse du comportement au sein des commerces traditionnels en se penchant par exemple sur des phénomènes comme le butinage (fait de fréquenter un magasin sans intention d’achat précise). Il faut donc savoir créer ou recréer de l’attractivité dans les espaces commerciaux, en en transformant l’apparente fonctionnalité. Ceux-ci s’apparentent alors à des lieux de loisir, procurant au visiteur du plaisir et des sensations. Exemple : De plus en plus de points de vente jouent aujourd’hui la carte du réenchantement. Par la déclinaison d’une thématisation, la création d’ambiances parfois différenciées selon les endroits où l’on se trouve dans le magasin (le zoning ), on permet aux consommateurs de vivre autre chose qu’un simple acte de consommation. Le pionnier de cette nouvelle forme de distribution en France est sans doute Nature et Découvertes, mais cette logique s’est déclinée aussi bien dans les services (des restaurants comme Planet Hollywood ou le Hard Rock Café en sont des exemples frappants) que dans la grande distribution alimentaire (Auchan Val d’Europe est ainsi l’occasion pour l’enseigne d’hypermarchés de tester de nouvelles formules). C’est grâce à une utilisation très intelligente de la sensorialité et de la mise en scène (musique, lumières tamisées, parfum, personnel) que l’enseigne Abercrombie & Fitch est devenue l’une des chaînes de vêtements préférées des adolescents. En définitive, la finalité est de raconter une histoire que le consommateur va pouvoir s’approprier; on parle ainsi de storytelling . Cette histoire peut d’ailleurs parfois prendre des chemins très éloignés du rêve comme en témoigne la démarche des hard-discounters qui mettent en scène le dénuement de leur point de vente pour faire vivre aux consommateurs une expérience d’économie ou comme Wall-Mart qui va, délibérément, créer des ruptures de stock sur certains produits. De même, dans un article majeur, Zajonc et Markus (1982) ont amorcé une réflexion féconde en rappelant qu’une attitude vis-à-vis d’un objet n’était pas toujours la conséquence de croyances envers celui-ci. Les croyances peuvent parfois être forgées a posteriori pour justifier aux yeux du consommateur cette réponse affective. Ces idées ont été à l’origine des nouvelles manières d’aborder des problèmes déjà anciens comme par exemple la persuasion publicitaire. On a pu identifier que celle-ci ne passait pas systématiquement par une prise en compte des éléments d’argument du message, mais pouvait être le fruit d’un transfert d’attitude de l’annonce (due principalement aux effets d’exécution: histoire, personnages, décors, musique…) vers la marque sans fondements cognitifs préalables. 11 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. Pour intégrer ces angles d’analyse novateurs qui donnaient au traitement de l’information une place relative et non plus absolue, la recherche en comportement du consommateur a dû s’ouvrir à de nouvelles perspectives et donner, depuis vingt ans, une place plus large à certaines variables individuelles. Cela a été notamment le cas avec les variables situationnelles, qui ont permis de mieux comprendre les fluctuations en formes de réponse qui sont observées chez un même individu pour un même bien. Cela l’a aussi été avec la place centrale qu’a prise le concept d’implication (se référant à la nature, à l’intensité, et à la durée de la relation qu’un individu entretient avec un objet) qui joue souvent un rôle modérateur sur ses réponses. Cela l’a encore été avec la prise de conscience que nous sommes ce que nous possédions (concept de soi étendu). En effet, les biens assument aujourd’hui ce que les psychologues appellent une fonction positionnelle dans la mesure où les accessoires crédibilisent, à nos yeux et aux yeux des autres, les différents rôles que nous jouons en permanence (le même individu peut être cadre au siège d’une banque à La Défense, faire du rock avec ses amis le soir et se promener en roller dans Paris le week-end).Un des aspects les plus riches de ces perspectives nouvelles en termes d’apports a été la considération de la consommation comme étant un acte social qui peut s’appréhender sous un angle ethnologique. Cette vision des choses a notamment permis à Holt (1995) d’identifier quatre pratiques de consommation en croisant deux distinctions conceptuelles fondamentales, à savoir la structure de la consommation et le but de la consommation (voir figure 1-1) : But de l’action Actions mêmes Structure de l’action pour elles- Actions instrumentales Actions objet Consommer en tant Consommer en tant qu’EXPÉRIENCE qu’INTÉGRATION Actions Consommer en tant que JEU interpersonnelles Consommer en tant que CLASSIFICATION Figure 1-1: Quatre pratiques de consommation (d’après Holt, 1995) La consommation peut ainsi viser à faire vivre une expérience (et par là même concoure à faire naître des émotions: essayer des vêtements, aller au spectacle, conduire une auto- mobile…). Elle peut permettre d’accéder aux propriétés fonctionnelles et/ou symboliques des objets au travers de leur pratique, voire de rituels (et en fait ainsi, à travers cette intégration, un élément à part entière de l’identité: apprendre les techniques de bricolage, pratiquer un sport…). Elle peut encore, à partir de la manière dont ils utilisent un objet, aider les consommateurs à se «classer» par rapport aux autres (porter une casquette à l’envers permet de montrer son appartenance à la communauté des rappeurs). Elle peut enfin devenir un jeu en faisant de l’interaction sociale sa principale finalité (on partage quelque chose, on communie: aller ensemble à un concert, refaire le monde dans un café, jouer en ligne…).Un nouveau courant de recherche est ainsi apparu au cours des dernières années qui intègre les pratiques consommatoires en tant que phénomène social et culturel et non pas sous l’angle économique traditionnel associé à la mise en œuvre d’un marketing management transactionnel. Ce courant, baptisé CCT ( Consumer Culture Theory ), s’appuie sur l’interprétation des significations et des sym- boles d’une communauté pour «investiguer les dimensions sociales, expérientielles et culturelles de la consommation dans son contexte» (Arnould et Thompson, 2005). 12 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. Des consommateurs qui évoluent en permanence L’acte de consommation est profondément lié à l’environnement dans lequel évolue son auteur. Comme l’a montré la psychologie sociale, les normes qui commandent la consommation ne sont pas déconnectées de celles qui gouvernent les autres activités individuelles et collectives. La personne qui achète un produit ou qui regarde les publicités est la même qui, en d’autres temps, travaille, lit ou vote. Il serait donc erroné d’isoler son activité spécifique de consommation et d’en faire une sorte d’abstraction. Il convient au contraire d’intégrer les décisions qui en découlent dans une perspective globale, et de les analyser comme étant la résultante de facteurs psychologiques, des relations interpersonnelles que l’individu établit, du contexte social où il opère, et de la culture à laquelle il appartient. Le comportement du consommateur peut être un instrument de diagnostic pour comprendre la structure de la société à un instant t et pour anticiper ses évolutions possibles. 1 Un regard sur le passé Si les prémices étaient déjà sous-jacentes dans les années cinquante, c’est au cours de la décennie suivante que transparaît vraiment le désir d’une majorité de gens d’intégrer la société moderne. Consommer est alors une exigence, car la possession d’une grande variété de biens est perçue comme le passeport vers la civilisation postindustrielle et la principale condition d’une certaine qualité de vie. Faire des économies n’est plus une fin en soi ou la volonté de bâtir un patrimoine que l’on pourra transmettre, mais cela devient une stratégie qui doit permettre de disposer des ressources nécessaires à un niveau élevé de bien-être. L’arrivée de la consommation comme un facteur de vie quotidienne se traduit par des modifications importantes de l’environnement puisque c’est à cette époque qu’apparaissent les grandes surfaces en libre-service et se multiplient, dans tous les secteurs, les produits de simplification de la vie (purée toute prête, appareils électroménagers, automobile accessible à tous…). Les années soixante-dix, quant à elles, ont reflété, et même amplifié, les valeurs qui sont nées des mouvements politiques de la fin des années soixante. Même si elles étaient avant tout le fait de minorités, leur forte visibilité s’est traduite par une forme de domination hégémonique. Parmi les traits essentiels de cette époque on peut retenir le refus de l’autorité, la justice sociale, une révision profonde des relations entre les sexes, la liberté sexuelle, et une sécularisation de la société. Cela a eu bien sûr des retombées importantes sur la consommation, qui perd une partie de ses connotations libération et responsabilité pour symboliser une forme d’aliénation. La possession de biens de consommation devient la marque de la largesse et du superflu. Quant aux biens de prestige, ils figurent parmi les principaux indicateurs d’injustice sociale. C’est une époque où la motivation d’expression personnelle tend à rééquilibrer la motivation de standing et où il est aussi important d’être que d’avoir. Avec les années quatre-vingt apparaît un climat social et culturel différent, qui va, d’une certaine manière, être l’antithèse de la décennie précédente. On voit se développer l’affirmation progressive de «cultures privées» qu’on pourrait assimiler à un retour en arrière puisque les préoccupations collectives tendent à décroître au profit d’une approche plus individualiste. En fait, on assiste à l’émergence irrésistible de l’hédonisme en tant que valeur et à la primauté du concept de bonheur, vu de plus en plus comme l’accumulation de petits plaisirs dont il faut jouir. L’émotion et le sensualisme tendent à l’emporter sur la rationalité. La consommation n’est plus quelque chose qui est valorisé par l’opulence, mais un vecteur privilégié pour canaliser et satisfaire les motivations narcissiques. Elle retrouve une légitimité forte. Ainsi la publicité, hier encore très largement contestée et accusée d’aliénation culturelle, se trouve soudainement reconsidérée aux yeux de certains qui en font un reflet de la société. (Elle est regardée avec curiosité et appréciée comme un divertissement.) Par certains aspects, 13 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. les publicitaires jouent un rôle de guide dans un univers où les personnes emblématiques sont Madonna ou JeanPaul Goude. Avec les années quatre-vingt-dix, on assiste à une nouvelle orientation sociale où le travail et la position professionnelle ont partiellement perdu leur rôle de signifiant. On voit poindre une culture qui continue à célébrer l’individu, mais sans le narcissisme qui caractérisait la décennie précédente. Elle s’appuie d’avantage sur une affirmation de l’individualité que sur l’individualisme. On ne veut plus jouer à être. On recherche un meilleur équilibre et une meilleure harmonie avec son milieu physique et social, et pour cela on préfère communiquer ses goûts véritables et sa sensibilité par le biais de ses stratégies d’achat. On aspire toujours à bénéficier du cadre rassurant des groupes, mais on ne veut plus se laisser aliéner par une pression normative trop forte. Le groupe doit être à notre service et non plus l’inverse. Il s’agit donc de créer une sorte d’intelligence collective au service de chacun des membres qui verra ainsi son potentiel démultiplié. En dépassant le simple cadre des contacts physiques, Internet a considérablement augmenté cette potentialité. L’hédonisme, qui reste une valeur de base, s’exprime de manière plus simple qu’avant: on peut trouver du plaisir à faire des petites choses comme lire un livre ou contempler un coucher de soleil. On est loin de l’enthousiasme des années soixante ou de l’ostentation des années quatre-vingt. 2 Les tendances de consommation aujourd’hui Depuis les années quatre-vingt dix, dix tendances lourdes orientent les comportements (Rieunier et Volle, 2002): 1) L’accomplissement : on consomme pour «être» et non plus pour «avoir»; on veut faire quelque chose de sa vie; 2) La recherche de personnalisation ; 3) Le lien social : l’acte d’achat doit permettre de renouer le contact et faciliter l’intégration; on veut éviter l’anonymat et l’isolement; 4) La recherche d’émotions ; 5) L’importance de la nostalgie : à titre personnel (régression vers l’enfance) ou plus générale (retour à des valeurs associées au terroir); 6) La rassurance : toutes les crises alimentaires des années quatre-ving-dix ont créé un climat anxiogène qui met au premier plan le principe de précaution; 7) La simplicité ; 8) L’abandon de la propriété : posséder les choses compte moins qu’en jouir et amène à se tourner de plus en plus vers des formules de location; 9) La disparition des frontières : il n’y a plus d’incompatibilité entre les styles; on peut mettre ensemble des choses paradoxales sans choquer; 10) La vertu : le consommateur prend conscience que ses actes engendrent des effets néfastes; il devient sensible au respect de l’environnement et de la dignité humaine (travail des enfants);La crise économique qui fleurit depuis 2008 n’a pas bouleversé les choses mais a accentué certaines tendances comme la consommation responsable, - concrétisation de l’exigence de vertu déjà 14 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. évoquée: l’intérêt individuel a rejoint l’intérêt collectif dans la lutte contre le gaspillage – ou une plus forte sensibilité à la valeur «prix». Ainsi, des coûts de logement plus élevés, de nouveaux frais fixes (Internet, téléphone portable…) et des désirs croissants liés aux biens technologiques ont conduit les consommateurs à vouloir économiser sur la nourriture quotidienne. Alimentée par la flambée de produits emblématiques (baguette de pain), la perception d’une hausse des prix s’est alors ancrée dans les esprits; accentuée en cela par des salaires qui ont peu évolué. Qu’elle soit vraie ou fausse, cela est anecdotique car c’est la perception du phénomène qui lui confère sa réalité et alimente les débats de plus en plus prégnants sur le pouvoir d’achat. Si la crise n’a pas, contrairement à ce que l’on a pu lire, mis fin à l’hyperconsommation, elle a néanmoins accéléré un clivage entre des produits «contraintes» dont fait partie l’alimentation courante (le budget alimentaire représente en moyenne 17 % du budget d’un ménage contre 37 % dans les années 70) sur lesquels on va chercher à gagner du pouvoir d’achat et des produits «plaisir» où l’on calcule beaucoup moins. Cette quête de prix bas n’est pas exempte de paradoxes. Elle a conduit les acheteurs à plébisciter à nouveau les hard- discounteurs – en sacrifiant l’hyper-choix des grandes surfaces traditionnelles – qui, après une forte progression, semblaient marquer le pas depuis 4 ans (même si les chiffres ont montré qu’il s’agissait de la forme de distribution où les prix ont le plus monté en 2008). De même, ce renouveau est en partie dû à l’ouverture de leur assortiment aux marques nationales – pourtant principal bouc émissaires de la hausse des prix. Il ne s’agit pas d’être moins cher mais de paraître moins cher! On parle ainsi de plus en plus de smart-shopping , même si ce phénomène existe depuis une quinzaine d’années; mais alors qu’il était essentiellement un jeu où le fait d’être plus malin que les fabricants et les distributeurs était plus important que le résultat en lui-même, aujourd’hui c’est claire- ment le gain réalisé qui prime. L’achat «perspicace» devient un moteur de consommation; marchander se généralise et le prix affiché n’est plus celui que l’on veut payer. Faire une bonne affaire permet aux individus de montrer leur intelligence face au système marchand. Du coup, la recherche d’in- formations devient pour eux un enjeu et celle-ci, à travers Internet (forums et blogs) et le bouche à oreille, échappe aux cadres classiques des actions marketing. Parmi les nouvelles pratiques, on trouve: le fractionnement des dépenses qui rend les coûts plus indolores (mettre 30 euros de carburant au lieu de faire le plein), faire ses courses après manger ou les faire livrer pour ne pas être tenté par l’hyper-choix. Remettre en cause la consommation n’est d’ailleurs pas sans créer un dilemme car si consommer moins et mieux est nécessaire pour préserver l’environnement, la vitalité de l’économie et la sauvegarde d’emplois précarisés suppose de continuer à acheter les biens produits. Le maintien d’une consommation dynamique permet à la France de plonger moins brutalement dans la crise que ses voisins allemands et britanniques. Si sa diminution devait structurelle c’est l’ensemble du système économique et le rapport à la croissance qui devraient être revus. La consommation responsable aussi reste source d’ambiguïté. Au-delà du discours, on observe chez beaucoup un écart entre intention et comportement. Pour certains, le gain de valeur n’est pas toujours visible en regard d’un différentiel de prix, pour d’autres ce serait reconsidérer la quête de biens technologiques qui les guide depuis 15 ans et pour d’autres, encore, n’en ont pas les moyens et doivent se contenter des produits «premier prix». Toutefois, cette volonté d’économiser les ressources remet en cause l’obsolescence planifiée par les entreprises, qui devront changer de modèle économique et offrir des produits à durée de vie plus longue, en compensant le manque à gagner d’un renouvellement moins fréquent par une activité d’entretien. Il y a malgré tout certains consommateurs qui manifestent une certaine résistance, et pour qui la crise a été vue comme une opportunité de redonner du sens à la consommation; comme si l’ère précédente était associée à une orgie consumériste qu’il fallait, par dignité, remplacer par un ascétisme retrouvé. Maîtriser ses achats devient pour eux une source de plaisir. Cela les conduit à rejeter des attributs symboliques tels le «jetable», ou à promouvoir des réseaux «de revitalisation» des produits. Ainsi Freecycle.org – plus de deux millions de membres – aide à se débarrasser 15 Y.EL HASSANI. COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR. DOCUMENTS DE LECTURE. des vieux produits en les donnant à des personnes qui en ont besoin. Cet ascétisme favorise des alternatives aux circuits classiques: le do it yourself (dans l’alimentation, les loisirs créatifs ou le bricolage), de nouveaux réseaux de distribution tels l’ AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne), mais aussi l’achat d’occasion ( Ebay ) ou la récupération ( Emmaüs ).Cette frugalité et cet ascétisme ne doivent pas être vus comme une volonté de réduire l’aspect hédonique de la consommation. D’abord parce qu’il peut y avoir une jouissance à moins consommer; ensuite et surtout parce que ce contrôle donne plus de valeur aux «achats plaisir» − les petits plaisirs sont ainsi redevenus une valeur à la hausse. On retrouve une tendance lourde de la société qui fait de la consommation un loisir à part entière et une compensation face à la morosité ambiante. Certains produits comme le chocolat ou les livres ont été, à ce titre, moins touchés que d’autres. Ce besoin de maîtrise pour contrebalancer des «achats plaisir» traduit une vraie refondation du désir issue d’une hiérarchie plus claire des besoins. Joel Brée, Le comportement du consommateur. Dunod. 2012. P : 9-28 16