HISTOIRES DU
MAHABHARATA
REMERCIEMENTS
Toutes les histoires sont des adaptations du Mahabharata de C.
Rajagopalachari, souvent loué comme le gardien de la conscience du
Mahatma Gandhi.
Pierre-Albert Hayen
2
SOMMAIRE
GANAPATI, LE SCRIBE
I. DEVAVRATA
II. LE VŒU DE BHISHMA
III. AMBA ET BHISHMA
IV. DEVAYANI ET KACHA
V. LE MARIAGE DE DEVAYANI
VI. YAYATI
VII. VIDURA
VIII. KUNTIDEVI
IX. LA MORT DE PANDU
X. BHIMA
XI. KARNA
XII. DRONA
XIII. LE PALAIS DE LAQUE
XIV. LA FUITE DES PANDAVAS
XV. LA MISE À MORT DE BAKASURA
XVI. LE SWAYAMVARA DE DRAUPADI
XVII. INDRAPRASTHA
XVIII. JARASANDHA
XIX. LA MISE ÀMORT DE JARASANDHA
XX. LE PREMIER HONNEUR
XXI. SAKUNI ENTRE EN SCÈNE
XXII. L’INVITATION
XXIII. LES PARIS
XXIV. LA DOULEUR DE DRAUPADI
XXV. L’ANGOISSE DE DHRITARASHTRA
XXVI. LA PROMESSE DE KRISHNA
XXVII. PASUPATA, L’ARME DE SHIVA
XXVIII. AFFLIGÉS
XXIX. AGASTYA
XXX. RISHYASRINGA
XXXI. YAVAKRIDA
XXXII. L’ÉRUDITION SEULE NE SUFFIT PAS
XXXIII. ASHTAVAKRA
XXXIV. BHIMA ET HANUMAN
XXXV. ‘’JE NE SUIS PAS UNE GRUE !’’
XXXVI. LES GENS MAUVAIS NE SONT JAMAIS SATISFAITS
XXXVII. LA DÉCONFITURE DE DURYODHANA
XXXVIII. LA FAIM DU SEIGNEUR KRISHNA
XXXIX. LA MARE ENCHANTÉE
3
4
10
14
18
23
29
36
39
43
46
48
51
57
61
65
70
77
82
89
92
96
100
104
108
114
121
126
129
134
138
143
149
155
158
162
168
172
175
179
184
XL. SERVICES DOMESTIQUES
XLI. LA VERTU LÉGITIMÉE
XLII. DÉFENDRE MATSYA
XLIII. LE PRINCE UTTARA
XLIV. PROMESSE TENUE
XLV. LA FIN DES ILLUSIONS DU ROI VIRATA
XLVI. CHERCHER CONSEIL
XLVII. LE CONDUCTEUR DU CHAR D’ARJUNA
XLVIII. SALYA CONTRE SES NEVEUX
XLIX. VRITRA
L. NAHUSHA
LI.LA MISSION DE SANJAYA
LII. PAS UN CM² DE TERRITOIRE !
LIII. LA MISSION DE KRISHNA
LIV. L’ATTACHEMENT ET LE DEVOIR
LV. LE GÉNÉRALISSIME DES PANDAVAS
LVI. LE GÉNÉRALISSIME DES KAURAVAS
LVII. BALARAMA
LVIII. RUKMINI
LIX. COOPÉRATION MISE À MAL
LX. KRISHNA ENSEIGNE LA BHAGAVAD GITA
LXI. YUDHISHTHIRA RECHERCHE LA BÉNÉDICTION DES
AÎNÉS
LXII. LE PREMIER JOUR DE LA BATAILLE
LXIII. LE DEUXIÈME JOUR
LXIV. LE TROISIÈME JOUR
LXV. LE QUATRIÈME JOUR
LXVI. LE CINQUIÈME JOUR
LXVII. LE SIXIÈME JOUR
LXVIII. LE SEPTIÈME JOUR
LXIX. LE HUITIÈME JOUR
LXX. LE NEUVIÈME JOUR
LXXI. LE TRÉPAS DE BHISHMA
LXXII. KARNA ET LE VÉNÉRABLE AÏEUL
LXXIII. DRONA PREND LE COMMANDMENT
LXXIV. CAPTURER VIVANT YUDHISHTHIRA
LXXV. LE DOUZIÈME JOUR
LXXVI. LE VÉNÉRABLE ET VALEUREUX BHAGADATTA
LXXVII. ABHIMANYU
LXXVIII. LA MORT D’ABHIMANYU
LXXIX. LE CHAGRIN D’UN PÈRE
LXXX. LE ROI DU SINDHU
4
193
199
205
210
216
222
228
234
237
240
244
249
254
258
264
268
271
273
275
279
282
285
289
292
296
301
304
308
311
316
319
322
325
328
330
335
340
346
352
355
359
LXXXI. L’ARMURE MAGIQUE
365
LXXXII. L’INQUIÉTUDE DE YUDHISHTHIRA
370
LXXXIII. LE FOL ESPOIR DE YUDHISHTHIRA
375
LXXXIV. KARNA ET BHIMA
378
LXXXV. KARNA TIENT SA PROMESSE
383
LXXXVI. LA DÉCAPITATION DE BHURISRAVAS
386
LXXXVII. LA MORT DE JAYADRATHA
393
LXXXVIII. LA FIN DE DRONA
397
LXXXIX. AU TOUR DE KARNA
401
XC. L’AGONIE DE DURYODHANA
406
XCI. LES PANDAVAS BLÂMÉS
412
XCII. ASWATTHAMA
418
XCIII. VENGÉS !
423
XCIV. OÙ TROUVER DU RÉCONFORT ?
425
XCV. LA DOULEUR DE YUDHISHTHIRA
430
XCVI. YUDHISHTHIRA RÉCONFORTÉ, TANT BIEN QUE MAL 433
XCVII. LA JALOUSIE
436
XCVIII. UTANGA
441
XCIX. LA VALEUR D’UNE LIVRE DE FARINE
445
C. YUDHISHTHIRA SOUVERAIN
452
CI. LA DÉCISION DE DHRITARASHTRA
455
CII. LES ADIEUX DE DHRITARASHTRA, DE GANDHARI ET DE
KUNTI
459
CIII. LA FIN DES YADAVAS
461
CIV. L’ULTIME ÉPREUVE DE YUDHISHTHIRA
464
GLOSSAIRE
470
5
GANAPATI, LE SCRIBE
Bhagavan Vyasa, le célèbre compilateur des Védas, était le fils du grand
sage, Parasara. C’est lui qui donna au monde l’épopée divine du
Mahabharata.
Après la conception du Mahabharata, il réfléchit au moyen de donner
l’histoire sacrée au monde. Il médita sur Brahma, le Créateur, qui apparut
devant lui. Vyasa le salua en incluant la tête et les mains jointes et il pria :
‘’Seigneur, j’ai conçu une œuvre excellente, mais je n’arrive pas à trouver
quelqu’un qui pourrait en prendre note sous ma dictée…’’
Brahma loua Vyasa et dit : ‘’Ô sage, invoque Ganapati et supplie-le d’être
ton copiste.’’ Après avoir prononcé ces paroles, il disparut. Le sage Vyasa
médita sur Ganapati qui apparut devant lui. Vyasa l’accueillit avec le respect
qui lui était dû et il requit son aide.
‘’Seigneur Ganapati, je dicterai l’histoire du Mahabharata et je prie pour
que vous ayez la bonté de la consigner par écrit.’’
Ganapati répondit : ‘’Très bien. Je ferai comme vous le souhaitez. Mais ma
plume ne doit pas s’arrêter pendant que j’écris. Ainsi, vous devez dicter sans
marquer de pause ni d’hésitation. Je ne pourrai écrire qu’à cette condition.’’
Vyasa accepta en se prémunissant, néanmoins, par une stipulation contraire :
‘’Qu’il en soit ainsi, mais vous devez d’abord saisir le sens de ce que je dicte
avant de le consigner par écrit.’’
6
Ganapati sourit et accepta la condition. Puis le sage se mit à chanter
l’histoire du Mahabharata. Occasionnellement, il composait quelques
strophes complexes, ce qui faisait en sorte que Ganapati s’interrompe pour
saisir le sens et Vyasa profitait de cet intervalle pour composer beaucoup de
strophes dans son esprit. C’est ainsi que le Mahabharata fut écrit par
Ganapati sous la dictée de Vyasa.
C’était avant l’époque de l’imprimerie, quand la mémoire des érudits était la
seule bibliothèque. Vyasa enseigna d’abord la grande épopée à son fils, le
sage Suka. Puis, il l’exposa à beaucoup d’autres disciples. Si cela n’avait pas
été le cas, le livre aurait pu être perdu pour les générations futures.
La tradition veut que Narada raconta l’histoire du Mahabharata aux devas,
tandis que Suka l’enseigna aux gandharvas, aux rakshasas et aux yakshas. Il
est bien connu que l’érudit et vertueux Vaisampayana, un des principaux
disciples de Vyasa, fit connaître l’épopée pour le bénéfice de l’humanité.
Janamejaya, le fils du grand roi Parikshit, célébra un grand sacrifice au cours
duquel Vaisampayana narra l’histoire, à sa demande. Ensuite, cette histoire,
telle qu’elle fut racontée par Vaisampayana, fut récitée par Suta dans la
forêt de Naimisa lors d’une assemblée de sages conduits par le rishi
Saunaka.
Suta s’adressa ainsi à l’assemblée : ‘’J’ai eu la bonne fortune d’entendre
l’histoire du Mahabharata composée par Vyasa pour enseigner le dharma et
les autres buts de la vie à l’humanité. Je voudrais vous la raconter.’’ A ces
mots, les ascètes se regroupèrent avec enthousiasme autour de lui.
Suta poursuivit : ‘’J’ai appris la grande histoire du Mahabharata et les divers
épisodes qu’elle comporte de la bouche de Vaisampayana lors du sacrifice
célébré par le roi Janamejaya. Par la suite, j’ai entrepris un long pèlerinage
vers différents lieux saints et j’ai aussi visité le champ de bataille où la grande
7
bataille décrite dans l’épopée fut livrée. Je suis maintenant arrivé ici pour
vous rencontrer tous.’’ Il se mit alors à raconter toute l’histoire du
Mahabharata à la grande assemblée.
Après la mort du grand roi Santanu, Chitrangada devint roi d’Hastinapura
et Vichitravirya lui succéda. Ce dernier avait deux fils –Dhritarashtra et
Pandu. L’aîné des deux étant né aveugle, le plus jeune frère, Pandu, monta
sur le trône. Au cours de son règne, Pandu commit un certain crime et dût se
retirer dans la forêt avec ses deux femmes où il passa de nombreuses années
en pénitence.
Durant leur séjour dans la forêt, les deux femmes de Pandu, Kunti et Madri,
mirent au monde cinq fils qui devinrent célèbres sous le nom des cinq
Pandavas. Pandu mourut alors qu’ils vivaient toujours dans la forêt. Les
sages élevèrent les cinq Pandavas pendant leurs premières années.
Lorsque Yudhishthira, l’aîné, eut 16 ans, les rishis les ramenèrent tous à
Hastinapura et les confièrent à leur vieux ‘’grand-père’’, Bhishma.
En peu de temps, les Pandavas acquirent la maîtrise des Védas, du Védanta
et des différents arts, particulièrement ceux qui se rapportaient aux
kshatriyas. Les Kauravas, les fils du roi aveugle Dhritarashtra, devinrent
jaloux des Pandavas et ils s’efforcèrent de leur nuire, de multiples façons.
Finalement Bhishma, le chef de famille intervint pour amener la
compréhension mutuelle et la paix entre eux. En conséquence, les Pandavas
et les Kauravas commencèrent à régner, chacuns de leur côté, à partir de
leurs capitales respectives, Indraprastha et Hastinapura.
Quelque temps plus tard se déroula une partie de dés entre les Kauravas et
les Pandavas, conformément au code d’honneur kshatriya qui prévalait alors.
8
Sakuni qui jouait au nom des Kauravas vainquit Yudhisthira, en résultat de
quoi les Pandavas durent s’exiler pendant une période de 13 ans. Ils
quittèrent leur royaume et prirent la direction de la forêt avec leur épouse
dévouée, Draupadi.
Conformément aux règles du jeu, les Pandavas passèrent 12 ans dans la
forêt et une treizième année incognito. A leur retour, quand ils réclamèrent à
Duryodhana leur héritage paternel, ce dernier qui entre-temps avait usurpé
leur royaume refusa de le leur restituer. Une guerre s’ensuivit, en
conséquence. Les Pandavas vainquirent Duryodhana et récupérèrent leur
patrimoine.
Les Pandavas régnèrent pendant 36 ans sur le royaume. Par la suite, ils
transférèrent la couronne à leur petit-fils, Parikshit et se retirèrent dans la
forêt avec Draupadi, tous vêtus humblement d’écorces d’arbres.
Voilà en substance l’histoire du Mahabharata. Dans cette ancienne et
merveilleuse épopée de l’Inde, il y a à côté du récit du destin des Pandavas
beaucoup d’histoires très parlantes et d’enseignements sublimes. Le
Mahabharata est en fait un océan qui contient des perles et des joyaux
innombrables. Il est avec le Ramayana la source vivante de l’éthique et de la
culture de l’Inde.
9
I.
DEVAVRATA
‘’Tu dois certainement devenir ma femme, qui que tu sois !’’ Ainsi s’adressa le
grand roi Santanu à la déesse Ganga qui apparut devant lui sous forme
humaine, enivrant ses sens de sa beauté surhumaine.
Le roi offrit son royaume, sa richesse, tout ce qu’il avait et sa vie même en
échange de son amour.
Ganga répondit : ‘’Ô roi, je deviendrai ta femme. Mais à certaines conditions
– que ni toi ni personne d’autre ne me demande jamais qui je suis ni d’où je
viens. Tu ne devras pas non plus faire obstacle à ce que je fais, que ce soit
bien ou mal et tu ne devras jamais te mettre en colère contre moi, quelles que
soient les circonstances. Tu ne devras jamais rien dire qui me soit
désagréable. Si tu agis autrement, je te quitterai sur le champ. Acceptestu ?’’
Le roi, victime de l’engouement, donna son consentement et elle devint sa
femme et vécut avec lui.
Le cœur du roi était captif de sa modestie et de sa grâce et de l’amour fidèle
qu’elle lui vouait. Le roi Santanu et Ganga vivaient une vie de bonheur
parfait, inconscients du passage du temps.
Elle mit au monde de nombreux enfants et emportait chaque nouveau-né
jusqu’au Gange et le jetait dans le fleuve, puis elle retournait auprès du roi, le
visage souriant.
Cette conduite aussi monstrueuse remplissait Santanu d’horreur et de
douleur, mais il endurait tout cela en silence, soucieux de la promesse qu’il
avait faite. Souvent, il se demandait qui elle était, d’où elle était venue et
10
pourquoi elle agissait comme une sorcière criminelle ; cependant, lié par sa
promesse et par son amour tout puissant pour elle, il ne lui faisait aucun
reproche ni aucune remontrance.
Elle tua ainsi 7 enfants. Après la naissance du huitième enfant, alors qu’elle
était sur le point de le jeter dans le Gange, Santanu ne put plus le supporter.
Il cria : ‘’Arrête, arrête, pourquoi cette détermination horrible et dénaturée à
tuer tes propres enfants innocents ?’’ Cet éclat brutal parvint à la contenir.
‘’Ô grand roi’’, répondit-elle, ‘’tu as oublié ta promesse, parce que ton cœur
s’est fixé sur ton enfant et tu n’as plus besoin de moi. Je m’en vais. Je ne
tuerai pas cet enfant, mais écoute mon histoire avant de me juger. Moi qui
suis forcée de jouer ce rôle détestable de par la malédiction de Vasishtha, je
suis la déesse Ganga, adorée des dieux et des hommes. Vasishtha a maudit
les huit Vasus, de sorte qu’ils durent naître dans le monde des hommes, et
ému par leurs supplications, il a dit que je devrais être leur mère. Je les ai
portés pour toi et c’est une bonne chose pour toi qu’il en fut ainsi, car tu
partiras pour les régions supérieures pour ce service que tu as rendu aux huit
Vasus. J’élèverai ton dernier enfant pendant quelque temps et puis je t’en
ferai don.’’ Après avoir prononcé ces paroles, la déesse disparut avec
l’enfant. C’est cet enfant qui plus tard devint célèbre sous le nom de
Bhishma.
Voici comment les Vasus en vinrent à encourir la malédiction de Vasishtha : ils
partirent en villégiature avec leurs femmes à la montagne, là où se trouvait
l’ermitage de Vasishtha. L’un d’eux aperçut la vache de Vasishtha, Nandini,
qui paissait là. Sa forme divinement belle l’attira et il la montra aux dames.
Celles-ci se répandirent en éloges sur la grâce de l’animal et l’une d’elles
demanda à son mari de l’acquérir pour elle.
11
Il répondit : ‘’Quel besoin avons-nous, nous les devas, de lait de vache ?
Cette vache appartient au sage Vasishtha qui est le maître de céans.
L’homme deviendra certainement immortel en buvant son lait, mais nous n’en
retirerons rien, nous qui sommes déjà immortels. Cela vaut-il la peine
d’encourir la colère de Vasishtha pour satisfaire un simple caprice ?’’
Mais ceci ne la découragea pas. ‘’J’ai une compagne qui m’est chère dans le
monde des mortels. C’est pour elle que je fais cette demande. Avant le
retour de Vasishtha, nous aurons fui avec la vache. Tu dois certainement
faire ceci pour moi, car ceci est mon vœu le plus cher. ‘’ Son mari finit par
céder. Tous les Vasus s’attroupèrent et ils emmenèrent avec eux la vache et
son veau.
Quand Vasishtha fut de retour dans son ashram, la vache et le veau lui
manquaient, car ceux-ci étaient indispensables pour ses rituels quotidiens.
Très rapidement, il apprit grâce à son intuition yoguique tout ce qui s’était
passé. La colère s’empara de lui et il prononça une malédiction à l’encontre
des Vasus. Le sage, dont l’unique bien était son austérité, voulut qu’ils
naissent dans le monde des hommes. Quand les Vasus apprirent la
malédiction, se repentant trop tard, ils invoquèrent la clémence du sage et
implorèrent son pardon.
Vasishtha dit : ‘’La malédiction doit absolument prendre effet. Prabhasa, le
Vasu qui a pris la vache, vivra longtemps dans le monde, en toute gloire, mais
les autres seront délivrés de la malédiction aussitôt qu’ils naîtront. Mes
paroles ne peuvent pas rester sans effet, mais j’atténuerai la malédiction dans
cette mesure.’’ Après quoi, Vasishtha se reconcentra sur ses austérités, dont
les effets avaient été légèrement amoindris par la colère. Les sages qui
accomplissent des austérités acquièrent le pouvoir de maudire, mais toute
utilisation de ce pouvoir diminue leur stock de mérites.
12
Les Vasus se sentirent soulagés. Ils s’approchèrent de la déesse Ganga et
la supplièrent : ‘’Nous te prions de devenir notre mère. Pour nous, nous te
supplions de descendre sur Terre et d’épouser un homme de bien. Jettenous à l’eau aussitôt que nous naîtrons et délivre-nous de la malédiction.’’ La
déesse exauça leur prière, descendit sur la Terre et devint l’épouse de
Santanu.
Quand la déesse Ganga quitta Santanu et disparut avec le huitième enfant,
le roi renonça à tous les plaisirs sensuels et dirigea le royaume dans un esprit
d’ascétisme. Un jour, il se promenait le long du Gange, lorsqu’il vit un garçon
dont la beauté et la forme égalaient celle de Devendra, le roi des dieux.
L’enfant s’amusait en projetant un barrage de flèches au-dessus du Gange
qui était en crue, jouant avec le fleuve puissant comme un enfant avec sa mère
indulgente. Au roi qui restait stupéfait devant cette vision, la déesse Ganga
apparut et présenta l’enfant comme étant son propre fils.
Elle dit : ‘’Ô roi, celui-ci est le huitième enfant que j’ai mis au monde pour
vous. Je l’ai élevé jusqu’à maintenant. Il s’appelle Devavrata. Il a maîtrisé l’art
des armes et il égale Parasurama en prouesses. Il a appris les Vedas et le
Vedanta auprès de Vasishtha et il est versé dans les arts et dans les sciences
connus de Sukra. Reprenez avec vous cet enfant qui est un grand archer, un
grand héros, ainsi qu’un maître dans l’art de gouverner.’’ Puis elle bénit le
garçon, le remit à son père, le roi, et elle disparut.
13
II.
LE VŒU DE BHISHMA
Avec beaucoup de joie, le roi accueillit dans son cœur et dans son royaume
le jeune et resplendissant prince Devavrata et il le couronna yuvaraja,
héritier présomptif.
Quatre années passèrent. Un jour que le roi se promenait sur la rive de la
Yamuna, l’air embauma soudainement un parfum si divinement délicat que le
roi se mit immédiatement en quête de son origine et le localisa en la personne
d’une jeune fille si belle qu’elle ressemblait à une déesse. Un sage lui avait
octroyé cette faveur qu’un parfum divin émanerait d’elle et celui-ci se
répandait maintenant dans toute la forêt.
Depuis que la déesse Ganga l’avait quitté, le roi avait gardé ses sens sous
contrôle, mais la vision de cette jeune fille divinement belle rompit les barrages
de retenue et le remplit d’un désir irrésistible. Il lui demanda d’être sa femme.
La jeune fille dit : ‘’Je suis la fille du chef des pêcheurs. S’il vous convient de
lui demander et d’obtenir son consentement.’’ Sa voix était aussi douce que
son apparence.
Le père était un homme rusé.
Il dit : ‘’Ô roi, il ne fait aucun doute que cette belle jeune fille, comme
n’importe quelle autre, doit être mariée et vous êtes certainement digne d’elle.
Néanmoins, vous devez me promettre quelque chose avant de pouvoir
l’épouser.’’
Santanu répondit : ‘’Si la promesse est juste, j’y consentirai.’’
14
Le chef des pêcheurs dit : ‘’L’enfant qui naîtra de cette jeune fille devra être
roi après vous.’’
Bien que presque rendu fou par la passion, le roi ne pouvait pas promettre
cela, puisque cela signifiait écarter le divin Devavrata, le fils de Ganga qui
était l’héritier légitime de la couronne. C’était là un prix qu’il ne pouvait
songer à payer sans ressentir de la honte. Par conséquent, il retourna dans
sa capitale, Hastinapura, malade de désir contenu. Il ne révéla rien à
personne et il languit en silence.
Un jour, Devavrata demanda à son père : ‘’Père, tu as tout ce que le cœur
peut désirer. Alors, pourquoi es-tu si malheureux ? Comment se fait-il que tu
sembles te languir d’un chagrin secret ?’’
Le roi répondit : ‘’Mon cher fils ! Ce que tu dis est vrai. Effectivement, une
souffrance mentale et l’angoisse me torturent. Tu es mon seul fils et tu es
toujours préoccupé par des ambitions militaires. La vie dans le monde est
incertaine et les guerres ne cessent jamais. Si jamais il t’arrivait quelque
chose de fâcheux, ce serait l’extinction de notre famille. Bien sûr, tu es l’égal
de cent fils. Toutefois, ceux qui sont versés dans les Ecritures disent que
dans ce monde transitoire, n’avoir qu’un seul fils ou ne pas en avoir revient au
même. Il ne convient pas que la perpétuation de notre famille ne dépende que
d’une seule vie et je désire par-dessus tout la perpétuation de notre famille.
Voilà la cause de mon angoisse.’’ Le père resta évasif, étant honteux de
révéler à son fils toute l’histoire.
Le sage Devavrata réalisa qu’il devait y avoir une cause secrète à l’état
mental de son père et en interrogeant le conducteur du char royal, il fut mis au
courant de la rencontre avec la jeune fille du village de pêcheurs sur les rives
de la Yamuna. Il se rendit auprès du chef des pêcheurs et sollicita la main de
sa fille au nom de son père.
15
Le pêcheur se montra respectueux, mais ferme : ‘’Ma fille est certainement
apte à être l’épouse du roi ; alors son fils ne devrait-il pas devenir roi ? Mais il
se fait que vous avez été couronné comme l’héritier présomptif et que vous
succéderez naturellement à votre père. C’est cela, l’obstacle.’’
Devavrata répondit : ‘’Je vous fais la promesse que le fils qui naîtra de cette
jeune fille sera le roi et je renonce en sa faveur à mon droit d’héritier
présomptif’’, et il fit un vœu dans ce sens.
Le chef des pêcheurs dit : ‘’Ô meilleur de tous les Bharatas, vous avez fait ce
qu’aucune personne née de sang royal n’avait fait jusqu’à présent. Vous êtes
effectivement un héros. Vous pouvez vous-même conduire ma fille au roi,
votre père. Mais écoutez patiemment ce que je vais vous dire en tant que père
de la jeune fille. Je n’ai aucun doute que vous tiendrez parole, mais comment
puis-je espérer que les enfants que vous aurez renonceront à leur droit de
naissance ? Vos fils seront naturellement de puissants héros, tout comme
vous, et il sera difficile de leur résister, s’ils tentent de s’emparer du royaume
par la force. C’est le doute qui me tourmente.’’
Lorsqu’il entendit cette épineuse question soulevée par le père de la jeune
fille, Devavrata qui voulait absolument exaucer le désir du roi fit montre d’un
renoncement sublime. Il promit, la main levée, au père de la jeune fille : ‘’Je ne
me marierai jamais et je me consacre à une vie de chasteté ininterrompue.’’
Lorsqu’il prononça ces paroles, les dieux firent pleuvoir des fleurs sur sa tête
et les cris de ‘’Bhishma’’, ‘’Bhishma’’ résonnèrent dans l’air. ‘’Bhishma’’
signifie celui qui s’engage dans un vœu formidable et qui le tient. Ce nom
devint l’épithète célèbre de Devavrata à partir de ce moment-là. Ensuite, le
fils de Ganga conduisit la jeune fille, Satyavati, à son père.
Satyavati et Santanu eurent deux fils, Chitrangada et Vichitravirya qui
montèrent sur le trône, l’un après l’autre. Vichitravirya eut deux fils,
16
Dhritarashtra et Pandu, nés respectivement de ses deux reines, Ambika et
Ambalika. Les fils de Dhritarashtra, qui étaient au nombre de cent
s’appelaient les Kauravas. Pandu eut cinq fils qui devinrent célèbres sous le
nom des Pandavas.
Bhishma vécut longtemps, honoré de tous comme le patriarche de la famille,
jusqu’au terme de la célèbre bataille de Kurukshetra.
L’ARBRE GÉNÉALOGIQUE DE LA FAMILLE
SANTANU
PAR
GANGA
BHISHMA
PAR
SATYAVATI
CHITRANGADA VICHITRAVIRYA
PAR
AMBIKA PAR
DHRITARASHTRA
LES KAURAVAS
17
AMBALIKA
PANDU
LES PANDAVAS
III.
AMBA ET BHISHMA
Chitrangada, le fils de Satyavati, fut tué dans une bataille avec un
gandharva. Comme il mourut sans enfant, son frère, Vichitravirya, était
l’héritier légitime et il fut dûment couronné roi et comme il était mineur,
Bhishma gouverna le royaume en son nom jusqu’à ce qu’il devienne majeur.
Quand Vichitravirya devint jeune homme, Bhishma se mit en quête d’une
épouse qui pourrait lui convenir et comme il apprit que les filles du roi de Kasi
devaient choisir leurs maris suivant l’ancienne coutume des kshatriyas, il se
rendit là-bas pour les conquérir pour son frère. Les monarques de Kosala,
Vanga, Pundra, Kalinga et d’autres princes et potentats s’étaient également
rendus à Kasi pour le swayamvara, parés de leurs plus beaux atours. Les
princesses étaient tellement réputées pour leur beauté et pour leurs
accomplissements que la lutte était féroce pour gagner leurs faveurs.
Bhishma avait la réputation d’être un homme d’armes puissant parmi les
kshatriyas. Au début, tout le monde pensait que le redoutable héros était
simplement venu assister aux festivités du swayamvara, mais lorsqu’ils
découvrirent qu’il était aussi un prétendant, les jeunes princes se sentirent
abattus et pleins de tristesse. Ils ignoraient qu’il était en fait venu pour son
frère, Vichitravirya.
Les princes se mirent alors à offenser Bhishma : ‘’Cet excellentissime et sage
descendant de la race des Bharatas oublie qu’il est trop âgé et il oublie aussi
son vœu de célibat. Qu’est-ce que ce vieil homme a à faire dans ce
swayamvara ? Honte à lui !’’ Les princesses qui devaient choisir leurs maris
jetèrent à peine un regard au vieil homme et détournèrent les yeux.
La colère de Bhishma flamba. Il défia tous les princes rassemblés là et les
vainquit tous dans une épreuve destinée à prouver leur virilité et chargeant les
18
trois princesses sur son char, il prit la direction d’Hastinapura. Mais après
quelques kilomètres, Salva, le roi du pays de Saubala qui était attaché à
Amba, l’intercepta et s’opposa à lui, car la princesse avait intérieurement
choisi Salva comme époux. Après une lutte amère, Salva fut vaincu, ce qui
n’était pas une surprise, car Bhishma était un archer hors pair, mais à la
demande de la princesse, Bhishma épargna sa vie.
Après son retour à Hastinapura avec les princesses, Bhishma entama les
préparatifs de leur mariage avec Vichitravirya. Quand tout le monde fut réuni
pour le mariage, Amba sourit moqueusement à Bhishma et lui adressa ainsi la
parole : ‘’Ô fils de Ganga ! Tu as conscience des prescriptions des
Ecritures. J’ai mentalement choisi Salva, le roi de Saubala, comme époux.
Tu m’as amenée ici par la force. Sachant ceci, toi qui es érudit dans les
Ecritures, fais ce que tu devrais faire.’’
Bhishma admit la force de son objection et la renvoya auprès de Salva sous
bonne escorte. Puis le mariage d’Ambika et d’Ambalika, les deux sœurs
cadettes, et de Vichitravirya fut célébré, comme il se devait.
Amba rejoignit gaiement Salva et lui dit ce qui s’était passé : ‘’Je t’ai
mentalement choisi comme époux depuis le début. Bhishma m’a renvoyée ici
auprès de toi. Epouse-moi conformément aux Shastras.’’
Salva répondit : ‘’Bhishma m’a vaincu au vu et au su de tous et il t’a emmenée.
J’ai été disgracié. Donc, il m’est impossible de t’accueillir maintenant comme
épouse. Retourne auprès de lui et fais ce qu’il t’ordonnera.’’ C’est avec ces
mots que Salva la renvoya chez Bhishma.
Elle retourna à Hastinapura et rapporta à Bhishma ce qui s’était passé.
L’ancêtre essaya de convaincre Vichitravirya de l’épouser, mais Vichitravirya
19
refusa carrément d’épouser une jeune fille qui avait déjà donné son cœur à un
autre.
Amba se tourna alors vers Bhishma et elle le supplia de l’épouser, lui-même,
puisqu’il n’y avait pas d’autre recours.
Il était impossible pour Bhishma de rompre son vœu, aussi désolé qu’il était
pour Amba et après quelques vaines tentatives pour faire changer d’avis
Vichitravirya, il lui dit qu’il n’y avait pas d’autre solution pour elle que de
retourner auprès de Salva et de chercher à le convaincre. Au début, elle fut
trop fière pour cela et durant de longues années, elle demeura à
Hastinapura. Finalement, par pur désespoir, elle alla trouver Salva qui
refusa catégoriquement de l’épouser.
La belle Amba aux yeux de lotus passa six années amères dans le chagrin et
l’espoir bafoué, et son cœur était déchiré par la souffrance et toute la
douceur qu’il renfermait se transforma en fiel et en haine farouche contre
Bhishma qui était la cause de sa vie gâchée. Elle rechercha vainement un
champion parmi les princes qui combattrait et qui tuerait Bhishma pour la
venger des torts qu’elle avait subis, mais même les guerriers les plus vaillants
redoutaient Bhishma et ne prêtèrent aucune attention à ses appels.
Finalement, elle entreprit de difficiles austérités pour obtenir la grâce du
Seigneur Subrahmanya. Celui-ci apparut gracieusement devant elle et lui
tendit une guirlande de fleurs qui resteraient toujours fraîches en disant que
celui qui porterait cette guirlande deviendrait l’ennemi de Bhishma.
Amba prit la guirlande et de nouveau, elle sollicita chaque kshatriya pour qu’il
accepte le don du Seigneur aux six visages et pour qu’il soit le champion de
sa cause. Mais aucun n’eut la hardiesse de s’opposer à Bhishma. Pour finir,
elle se rendit auprès du roi Drupada qui refusa aussi d’exaucer sa prière.
20
Elle suspendit alors la guirlande à la porte du palais de Drupada et elle se
retira dans la forêt.
Certains ascètes qu’elle rencontra et à qui elle raconta sa triste histoire lui
conseillèrent de se rendre auprès de Parasurama et de l’implorer. Elle suivit
leur avis.
En entendant sa triste histoire, Parasurama fut touché par la compassion et
dit : ‘’Que désires-tu, chère enfant ? Je peux demander à Salva qu’il
t’épouse, si tu le veux.’’
Amba dit : ‘’Non, je ne le souhaite pas, je ne désire plus ni mariage, ni foyer, ni
bonheur. Il n’y a plus qu’une seule chose qui compte pour moi dans la vie – me
venger de Bhishma. La seule faveur que je cherche, c’est la mort de
Bhishma.’’
Parasurama, autant ému par sa douleur qu’il n’était mû par sa haine tenace
envers la race des kshatriyas, épousa sa cause et attaqua Bhishma. Ce fut
un combat long et équilibré entre les deux plus grands hommes d’armes de
l’époque, mais à la fin, Parasurama dut reconnaître sa défaite. Il dit à Amba :
‘’J’ai fait tout mon possible et j’ai échoué. Rends-toi à la merci de Bhishma.
C’est le seul recours qui te reste.’’
Consumée par le chagrin et par la rage et maintenue en vie par la seule
obsession de la vengeance, Amba prit le chemin de l’Himalaya et pratiqua de
sévères austérités pour obtenir la grâce de Shiva, maintenant que toute aide
humaine avait échoué. Shiva apparut devant elle et il lui accorda la faveur
que, dans sa prochaine naissance, elle pourfendrait Bhishma.
21
Amba attendait impatiemment cette renaissance qui comblerait le désir de
son cœur. Elle érigea un bûcher et se jeta dans les flammes – mêlant la flamme
de son cœur au brasier à peine plus chaud du bûcher.
Par la grâce du Seigneur Shiva, Amba naquit en tant que fille du roi
Drupada. Quelques années après sa naissance, elle vit la guirlande de fleurs
toujours fraîches qui était toujours suspendue à la grille du palais et qui était
restée là sans que personne ne la touche à cause de la peur. Elle la plaça
autour de son cou. Son père, Drupada, était consterné par son audace qui,
il le craignait, attirerait sur sa tête la colère de Bhishma. Il exila sa fille dans la
forêt. Dans la forêt, elle pratiqua de longues austérités et changea de sexe
et elle devint le guerrier Sikhandin.
Avec Sikhandin comme conducteur de son char, Arjuna attaqua Bhishma
sur le champ de bataille de Kurukshetra. Bhishma savait que Sikhandin était
de sexe féminin à la naissance et fidèle à son code de la chevalerie, il ne
pouvait le/la combattre en aucune circonstance. C’est ainsi qu’Arjuna put
combattre, protégé par Sikhandin et vaincre Bhishma. Spécialement parce
que Bhishma savait que son long sursis avec mise à l’épreuve sur la Terre
était terminé et qu’il consentit à être vaincu. Tandis que les flèches
s’abattaient sur Bhishma lors de son dernier combat, il sélectionna celle qui
lui avait porté le coup fatal et il dit : ‘’C’est la flèche d’Arjuna et non celle de
Sikhandin.’’ Ainsi tomba le valeureux guerrier.
22
IV.
DEVAYANI ET KACHA
Dans les temps anciens, une lutte amère opposait les devas ou les dieux aux
asuras ou démons pour la souveraineté sur les trois mondes. Chaque clan
des belligérants avait son illustre précepteur – Brihaspati, qui se distinguait
par sa connaissance des Védas était l’âme directrice des devas, alors que les
asuras comptaient sur la profonde sagesse de Sukracharya. Les asuras
possédaient un avantage formidable : en effet, seul Sukracharya possédait
le secret du sanjivini qui pouvait rappeler les morts à la vie. Ainsi, les asuras
qui étaient tombés sur le champ de bataille étaient ramenés à la vie, encore et
toujours, et continuaient la lutte contre les devas. Les devas étaient donc
particulièrement désavantagés dans leur guerre prolongée contre leurs
ennemis naturels.
Ils allèrent trouver Kacha, le fils de Brihaspati et sollicitèrent son aide. Ils
l’implorèrent d’obtenir les bonnes grâces de Sukracharya et de le convaincre
de le prendre comme élève. Une fois admis dans l’intimité et dans la
confidence, il devrait s’emparer du secret du sanjivini, par tous les moyens, et
supprimer ainsi le grand handicap dont souffraient les devas.
Kacha acquiesça à leur requête et se mit en route pour rencontrer
Sukracharya qui vivait à Vrishaparva, la capitale du roi des asuras. Kacha se
rendit chez Sukra et après l’avoir dûment salué, il s’adressa à lui en ces
termes : ‘’Je suis Kacha, le petit-fils du sage Angiras et le fils de Brihaspati.
Je suis un brahmacharin qui désire étudier sous votre tutelle.’’ La règle était
qu’un instructeur sage ne refuse pas un élève valable qui cherchait à
s’instruire auprès de lui. Sukra accepta donc et dit : ‘’Kacha, tu proviens
d’une bonne famille. Je t’accepte comme élève et d’autant plus volontiers
qu’ainsi, je témoignerai aussi mes respects à Brihaspati.
23
Kacha passa de nombreuses années sous la tutelle de Sukracharya en
s’acquittant à la perfection des devoirs prescrits par son maître. Sukracharya
avait une fille adorable, Devayani, qu’il aimait beaucoup. Kacha s’évertua à
lui plaire : il chantait pour elle, dansait pour elle et passait du temps avec elle
et il parvint ainsi à gagner son affection, sans compromettre toutefois son
vœu de brahmacharya.
Quand les asuras l’apprirent, cela les rendit nerveux, car ils soupçonnaient
que l’objectif de Kacha, c’était de soutirer à n’importe quel prix le secret du
sanjivini à Sukracharya. Naturellement, ils tentèrent d’empêcher une telle
calamité.
Un jour, alors que Kacha était occupé à faire paître le bétail de son maître,
les asuras se jetèrent sur lui, le mirent en pièces et jetèrent ses restes aux
chiens. Le bétail étant rentré sans Kacha, l’angoisse s’empara de Devayani
qui se précipita auprès de son père en se lamentant bruyamment : ‘’Le soleil
s’est couché’’, gémit-elle ‘’et le feu sacrificiel du soir a été allumé et pourtant,
Kacha n’est pas rentré. Le bétail est rentré tout seul. Je crains qu’il ne lui
soit arrivé malheur. Je ne peux pas vivre sans lui.’’
Le père compatissant utilisa l’art du sanjivini et il invoqua le jeune trépassé.
Immédiatement, Kacha retourna à la vie et il salua son maitre avec un grand
sourire. Interrogé par Devayani sur la raison de son retard, il lui dit qu’alors
qu’il était en train de faire paître le bétail, des asuras lui étaient tombés
dessus et l’avaient tué. Comment il était revenu à la vie, cela, il l’ignorait, mais
c’était un fait, car il était là !
Une autre fois, Kacha se rendit dans la forêt pour cueillir des fleurs pour
Devayani et de nouveau, les asuras se jetèrent sur lui et le tuèrent. Après
avoir réduit son corps en bouillie, ils mélangèrent celle-ci avec de l’eau de mer.
Comme il n’était toujours pas rentré après un bon bout de temps, Devayani
24
alla de nouveau trouver son père qui, à l’aide du sanjivini, ramena Kacha à la
vie avant d’apprendre de lui tout ce qui s’était produit.
Puis, pour la troisième fois, les asuras tuèrent à nouveau Kacha et en faisant
preuve d’une réelle ingéniosité qui n’avait d’égal que leur machiavélisme, ils
brûlèrent son corps, mélangèrent ses cendres avec du vin et le servirent à
Sukracharya qui le but en n’y voyant que du feu ! Une fois encore, les
vaches rentrèrent à l’étable sans leur gardien et une fois de plus, Devayani
lança un appel de détresse en faveur de Kacha. Sukracharya s’efforça, en
vain, de consoler sa fille.
‘’Bien que j’ai maintes fois ramené Kacha à la vie’’, dit-il, ‘’les asuras semblent
bien décidés à le tuer. Bien, la mort est le lot de chacun et il ne sied guère à
une âme sage comme la tienne de s’en émouvoir. Tu as toute la vie devant toi,
la jeunesse, la beauté et la bienveillance du monde.’’
Devayani aimait Kacha profondément et depuis que le monde est monde, ce
genre de conseil n’a jamais guéri la douleur du deuil. Elle dit : ‘’Kacha, le
petit-fils d’Angiras et le fils de Brihaspati était un garçon irréprochable,
dévoué et qui nous servait sans relâche. Je l’aimais tendrement et à présent
qu’il est mort, la vie est devenue affreuse et insupportable. Je m’en vais par
conséquent suivre ses traces.’’ Et Devayani se mit à jeûner.
Sukracharya, accablé par le chagrin de sa fille, commençait à la trouver
saumâtre et pensa que le péché ignoble de tuer un brahmane coûterait très
cher aux asuras. Il utilisa l’art du sanjivini et il somma Kacha d’apparaître
devant lui. Par le pouvoir du sanjivini, Kacha, dilué comme il était dans le vin à
l’intérieur du corps de Sukra, retrouva la vie, mais incapable de sortir et de se
manifester de par la particularité de sa situation, il ne put répondre à l’appel
que de l’endroit où il se trouvait. Sukracharya s’exclama avec une
stupéfaction teintée d’irritation : ‘’Ô brahmacharin, comment en es-tu arrivé
25
là ? Est-ce encore l’œuvre des asuras ? C’en est de trop ! J’ai bien envie
d’occire les asuras et de rejoindre les rangs des devas. Mais raconte-moi
toute l’histoire.’’ Kacha narra tout ce qui s’était passé, en dépit des
inconvénients provoqués par sa position.
Vaisampayana continua : Le noble et austère Sukracharya, à la grandeur
incommensurable, s’irrita de la supercherie dont il avait été victime et proclama
pour le bénéfice de l’humanité :
‘’La vertu quittera l’homme qui, par manque de sagesse, boit du vin. Il sera
pour tout le monde un objet de risée. Ceci est mon message à l’humanité et il
devrait être considéré comme une injonction scripturaire qui fait autorité.’’
Puis, il se tourna vers sa fille, Devayani, et il dit : ‘’Ma chère fille, voici un
problème à résoudre pour toi. Si tu veux que Kacha vive, il devra déchirer
mon estomac pour en sortir et ceci signifie ma mort. Sa vie ne peut être
rachetée que par ma mort.’’
Devayani se mit à pleurer et elle dit : ‘’Hélas ! Deux fois, trois fois hélas ! De
toute façon, c’est la mort pour moi – car si l’un de vous deux périt, je ne
survivrai pas !’’
Tandis que Sukracharya cherchait une solution au problème, l’explication
réelle de tout ceci lui apparut soudainement. Il dit à Kacha : ‘’Ô, fils de
Brihaspati, je vois maintenant quel était l’objet de ta venue…et en vérité, tu
l’as mérité ! Je dois te ramener à la vie pour Devayani, mais pour elle
également, je ne dois pas mourir. Le seul moyen, c’est de t’initier à l’art du
sanjivini pour que tu me ramènes à la vie, après que j’eusse péri, quand tu te
seras frayé un chemin à travers mes entrailles. Tu devrais utiliser la
connaissance que je vais te transmettre et me ressusciter pour que Devayani
ne pleure aucun de nous deux.’’ C’est ainsi que Sukracharya communiqua à
26
Kacha l’art du sanjivini. Immédiatement, Kacha s’extrait du corps de
Sukracharya, comme la pleine lune qui apparaît brusquement de derrière un
nuage, alors que l’auguste précepteur, mutilé, s’écroulait, mort.
Mais Kacha ramena immédiatement Sukracharya à la vie grâce au sanjivini.
Kacha s’inclina devant Sukracharya et dit : ‘’Le maître qui transmet la
sagesse à l’ignorant est un père. De plus, puisque je suis issu de votre corps,
vous êtes également ma mère.’’
Kacha resta encore pendant de longues années sous la tutelle de
Sukracharya. A l’expiration de la période de son vœu, il prit congé de son
maître pour retourner dans le monde des dieux. Alors qu’il était sur le point
de partir, Devayani s’adressa humblement à lui en ces termes : ‘’Ô, petit-fils
d’Angiras, tu as conquis mon cœur par ta vie irréprochable, tes grands
accomplissements et la noblesse de ta naissance. Depuis longtemps, je t’aime
tendrement, quand bien même tu étais fidèle à tes vœux de brahmacharin. A
présent, tu devrais me rendre mon amour et me rendre heureuse en
m’épousant. Brihaspati, comme toi-même, êtes tout à fait dignes d’être
honorés par moi.’’
En ce temps-là , il n’était pas inhabituel que des brahmanes sages et cultivées
laissent parler leur cœur avec une franchise honorable. Mais Kacha dit :
‘’Ô, toi qui es sans défaut, tu es la fille de mon maître et tu sera toujours
digne de mon respect. J’ai retrouvé la vie en renaissant du corps de ton père.
Par conséquent, je suis ton frère. Il n’est pas approprié que toi, ma sœur, tu
me demandes de t’épouser.’’
Devayani tenta en vain de le convaincre : ‘’Tu es le fils de Brihaspati, pas
celui de mon père. Si j’ai été la cause de ton retour à la vie, c’est parce que je
t’aimais – car je t’ai toujours aimé et je t’ai toujours voulu comme époux. Il n’est
27
pas juste que tu abandonnes quelqu’un comme moi qui n’a commis aucune
faute et qui t’est dévouée.’’
Kacha répondit : ‘’Ne cherche pas à me faire commettre une iniquité. Tu es
belle à ravir – encore plus maintenant avec tes joues qui sont empourprées
par la colère. Mais je suis ton frère. Je te prie de me dire adieu. Sers à la
perfection, encore et toujours, mon maître Sukracharya.’’ C’est avec ces
paroles que Kacha se libéra doucement et retourna à la demeure d’Indra, le
roi des dieux.
28
V.
LE MARIAGE DE DEVAYANI
Une après-midi torride, agréablement fourbues après avoir été batifoler dans
les bois, Devayani et les filles de Vrishaparva, le roi des asuras, allèrent se
baigner dans les eaux fraîches d’un étang sylvestre, non sans avoir déposé
sur la rive leurs guirlandes avant d’entrer dans l’eau. Un puissant coup de
vent balaya leurs vêtements qui s’amalgamèrent en un tas informe – et
lorsqu’elles vinrent les récupérer, certaines erreurs se produisirent,
naturellement. Il advint que la princesse Sarmishtha, la fille du roi, s’habilla
avec les vêtements de Devayani. Cette dernière en fut contrariée et
s’exclama, plutôt sur le ton de la plaisanterie, de l’inconvenance de la fille d’un
disciple portant les vêtements de la fille du maître…
Ces paroles furent dites plutôt sur le ton de la plaisanterie, mais la princesse
Sarmishtha se mit en colère et dit avec arrogance : ‘’Ignores-tu que ton père
s’incline tous les jours humblement et respectueusement devant Son
Altesse Royale, mon père ? N’es-tu pas la fille d’un mendiant qui vit de la
générosité de mon père ? Tu oublies que je suis de la race royale qui donne,
avec fierté – alors que tu proviens d’une race qui mendie et qui reçoit – et tu
oses me parler ainsi ?’’ Sarmishtha continua dans cette veine et sa colère ne
cessa de s’intensifier au fur et à mesure qu’elle parlait. Elle se mit dans tous
ses états et finit par gifler Devayani sur la joue avant de la pousser dans un
puits qui était à sec. Les jeunes filles asuriques pensèrent que Devayani
avait perdu la vie et retournèrent au palais.
La chute de Devayani ne fut pas mortelle, mais elle se trouvait dans une
situation inconfortable, car elle ne pouvait pas gravir les côtés abrupts. Par
un heureux concours de circonstances, l’empereur Yayati, de la race des
Bharatas, qui était en train de chasser dans la forêt arriva au puits, en quête
d’eau pour étancher sa soif. Il jeta un coup d’œil dans le puits et vit quelque
29
chose qui brillait et en y regardant de plus près, il fut surpris de découvrir une
magnifique jeune fille qui gisait au fond du puits.
Il demanda : ‘’Qui êtes-vous, ravissante jeune fille aux boucles d’oreilles
étincelantes et aux ongles peints ? Qui est votre père ? Quel est votre
lignage ? Comment êtes-vous tombée dans ce puits ?’’
Elle répondit : ‘’Je suis la fille de Sukracharya. Il ne sait pas que je suis
tombée dans ce puits. Tirez-moi de là.’’ Et elle tendit ses mains. Yayati lui
prit la main et l’aida à sortir du puits.
Devayani ne souhaitait pas remettre les pieds dans la capitale du roi des
asuras. Elle pensa qu’elle n’y serait pas en sécurité, après s’être remémoré la
conduite de Sarmishtha. Elle dit à Yayati : ‘’Vous avez pris la main droite
d’une jeune fille et vous devez l’épouser. Il me semble que vous êtes tout à fait
digne d’être mon époux.’’
Yayati répondit : ‘’Douce âme, je suis un kshatriya et vous êtes une jeune
brahmane. Comment pourrais-je vous épouser ? Comment la fille de
Sukracharya qui est digne d’être le précepteur du monde entier pourrait-elle
subir d’être la femme d’un kshatriya comme moi ? Honorable jeune fille,
rentrez chez vous.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Yayati retourna dans
sa capitale.
Une jeune fille kshatriya pouvait épouser un brahmane, selon l’ancienne
tradition, mais il n’était pas bien considéré qu’une jeune brahmane épouse un
kshatriya. La chose importante, c’était de ne pas diminuer le statut racial des
femmes. Ainsi, anuloma ou la pratique d’épouser un homme d’une caste
supérieure était-elle légitime, mais la pratique inverse, connue sous le nom de
pratiloma, c’est-à-dire épouser un homme d’une caste inférieure était
prohibée par les Shastras.
30
Devayani n’avait pas le cœur à rentrer chez elle. Elle demeura plongée dans
la tristesse à l’ombre d’un arbre de la forêt.
Sukracharya aimait Devayani plus que sa vie. Après avoir attendu
longtemps en vain le retour de sa fille qui était allée s’amuser avec ses
compagnes, il envoya une femme à sa recherche. Après de longues
recherches fastidieuses, la messagère la retrouva enfin auprès d’un arbre au
pied duquel elle s’était laissée aller au découragement, ses yeux rougis par la
colère et par le chagrin et elle lui demanda ce qui s’était passé.
Devayani dit : ‘’Amie, va tout de suite dire à mon père que je ne remettrai plus
les pieds dans la capitale de Vrishaparva’’ et elle la renvoya auprès de
Sukracharya.
Extrêmement peiné par la détresse de sa fille, Sukracharya se hâta de venir
la rejoindre.
Il lui dit, tout en la réconfortant du mieux qu’il le put : ‘’C’est par leurs propres
actions, bonnes ou mauvaises que les hommes sont rendus heureux ou
misérables. Les vertus ou les vices des autres n’auront aucune incidence sur
nous.’’
Elle répondit, toujours sous l’emprise du chagrin et de la colère : ‘’Père, peu
importent mes mérites et mes fautes qui après tout ne regardent que moi.
Mais dis-moi : Sarmishtha, la fille de Vrishaparva, avait-elle raison de me dire
que tu n’es qu’un ménestrel chantant les louanges des rois ? Elle a dit que
j’étais la fille d’un mendiant qui vivait d’allocations gagnées par la flatterie.
Non contente de cet affront, elle m’a giflée et poussée dans un puits tout
proche. Je ne peux plus demeurer nulle part sur le territoire de son père !’’ Et
Devayani se mit à pleurer.
31
Sukracharya se redressa avec prestance : ‘’Devayani’’, dit-il avec dignité, ‘’tu
n’es pas la fille d’un ménestrel de la cour. Ton père ne vit pas du salaire de la
flatterie. Tu es la fille de quelqu’un que le monde entier respecte. Indra, le roi
des dieux, le sait et Vrishaparva n’ignore pas sa dette envers moi. Mais aucun
homme de bien ne vante ses propres mérites et je n’en dirai pas plus à mon
sujet. Lève-toi, tu es un joyau hors pair parmi toutes les femmes qui apporte
la prospérité à la famille. Sois patiente et rentre à la maison.’’
Dans ce contexte, Bhagavan Vyasa donne à l’humanité en général ces
conseils que Sukracharya adressa à sa fille :
‘’Il conquiert le monde, celui qui patiemment supporte les insultes de son
entourage. Celui qui contrôle sa colère, comme un cavalier mate un cheval
indiscipliné, est certainement un aurige et non celui qui tient seulement les
rênes, mais laisse le cheval aller où il veut. Celui qui se défait de sa colère,
comme un serpent d’une vieille peau, est le vrai héros. Celui qui n’est pas ému,
malgré tous les tourments que les autres lui infligent, réalisera son but. Celui
qui ne se met jamais en colère dépasse le ritualiste qui accomplit fidèlement,
pendant cent ans, les sacrifices prescrits par les Ecritures. Les serviteurs, les
amis, les frères, l’épouse, les enfants, la vertu et la vérité abandonnent
l’homme qui cède à la colère. Le sage ne prendra pas à cœur les paroles des
enfants.’’
Devayani dit humblement à son père : ‘’Je ne suis certainement qu’une petite
fille, mais pas trop jeune, je l’espère, que pour tirer profit des grandes vérités
que tu enseignes. Néanmoins, il n’est pas approprié de vivre avec des gens
qui n’ont aucun sens de la décence ni des convenances. Le sage ne
fréquentera pas ceux qui médisent de sa famille. Quelles que soient leurs
richesses, ceux qui ont de mauvaises manières sont les véritables parias et les
hors-castes. Les gens vertueux ne devraient pas les fréquenter. Mon esprit
brûle de colère à cause des railleries de la fille de Vrishaparva. Les blessures
32
infligées par les armes peuvent se refermer avec le temps, les brûlures peuvent
cicatriser graduellement, mais les blessures infligées par les mots restent
douloureuses jusqu’au bout de la vie.’’
Sukracharya alla trouver Vrishaparva et lui dit gravement en fixant son
regard sur lui : ‘’Ô roi, bien qu’il est possible que les péchés d’une personne
n’entraînent pas une punition immédiate, il est sûr et certain que tôt ou tard,
ils détruiront toute semence de prospérité. Kacha, le fils de Brihaspati, était
un brahmacharin qui avait maîtrisé ses sens et qui n’a jamais commis le
moindre péché. Il me servait fidèlement et il n’a jamais dévié du chemin de la
vertu. Vos serviteurs ont tenté de le tuer. Je l’ai enduré. Ma fille qui tient à
son honneur a dû subir les propos déshonorants tenus par votre fille. Qui
plus est, celle-ci l’a poussée au fond d’un puits. Elle ne peut plus vivre dans
votre royaume. Sans elle, je ne peux pas vivre ici non plus. Ainsi, je quitte
votre royaume.’’
Ces paroles troublèrent fortement le roi des asuras qui dit : ‘’Je ne suis pas
au courant des charges qui me sont imputées. Si vous m’abandonnez, je
m’immolerai par le feu…’’
Sukracharya répondit : ‘’Je me soucie plus du bonheur de ma fille que de
votre sort et de celui des asuras, car elle est tout ce que j’ai et elle m’est plus
chère que la vie elle-même. Si vous réussissez à l’apaiser, c’est très bien.
Autrement, je m’en vais. ‘’
Vrishaparva se rendit avec sa suite auprès de l’arbre qui abritait Devayani et
ils se jetèrent à ses pieds en la suppliant.
Devayani n’en démordait pas et dit : ‘’Sarmishtha qui m’a dit que j’étais la fille
d’un mendiant devra devenir ma servante et s’occuper de moi dans la demeure
où je serai donnée en mariage.’’
33
Vrishaparva y consentit et demanda à ses serviteurs d’aller chercher sa fille,
Sarmishtha.
Sarmishtha reconnut son erreur et s’inclina en signe de soumission. Elle dit :
‘’Qu’il en soit comme ma compagne Devayani le désire. Mon père ne perdra
pas son précepteur pour une faute que j’ai commise. Je serai sa servante.’’
Devayani fut apaisée et retourna chez elle avec son père.
Une autre fois, Devayani rencontra Yayati. Elle lui réitéra sa demande de
l’épouser, puisqu’il lui avait pris la main droite. Yayati objecta de nouveau
qu’en tant que kshatriya, il ne pouvait légitimement pas épouser une
brahmane. Pour finir, tous deux allèrent consulter Sukracharya qui donna
son assentiment pour leur mariage. Ceci est un exemple de mariage pratiloma
qui n’est célébré qu’en des occasions exceptionnelles. Les Shastras
prescrivent sans aucun doute ce qui est correct et interdisent ce qui ne l’est
pas, mais un mariage, une fois qu’il a été conclu ne peut plus être invalidé.
Yayati et Devayani vécurent longtemps heureux. Sarmishtha demeura avec
elle comme servante. Mais un jour, Sarmishtha rencontra secrètement Yayati
et elle le supplia pour qu’il la prenne aussi comme épouse. Il céda à sa prière
et l’épousa à l’insu de Devayani.
Bien entendu, Devayani l’apprit et naturellement, elle devint furieuse. Elle
se plaignit à son père et Sukracharya dans sa rage maudit Yayati d’une
vieillesse prématurée.
Yayati, frappé si brutalement par la vieillesse, alors qu’il se trouvait en pleine
force de l’âge, implora si humblement son pardon que Sukracharya qui n’avait
pas oublié qu’il avait secouru Devayani au fond du puits finit par s’attendrir.
34
Il dit : ‘’Ô roi, vous avez perdu la splendeur de la jeunesse. La malédiction ne
peut pas être annulée, mais si vous pouvez persuader quelqu’un d’échanger
sa jeunesse contre votre âge, le changement prendra effet immédiatement.’’
Ainsi bénit-il Yayati et il lui dit adieu.
35
VI.
YAYATI
L’empereur Yayati était l’un des ancêtres des Pandavas. Il n’avait jamais
connu la défaite. Il suivait les prescriptions des Shastras, il vénérait les dieux
et il honorait ses ancêtres avec une dévotion intense. Il devint célèbre comme
un chef dévoué au bien-être de ses sujets.
Mais comme il a déjà été dit, il fut touché prématurément par la vieillesse à
cause de la malédiction de Sukracharya pour avoir causé du tort à son
épouse, Devayani. Comme le dit le poète du Mahabharata : ‘’Yayati fut
frappé par l’âge qui détruit la beauté et qui apporte son cortège de misères.’’
Il est inutile de décrire la souffrance d’une jeunesse gâchée brusquement par
l’âge, où les horreurs de la perte sont accentuées par la douleur lancinante du
souvenir.
Yayati, qui devint brusquement un vieil homme, était toujours hanté par le
désir des jouissances sensuelles. Il avait cinq fils magnifiques, tous vertueux et
accomplis. Yayati les appela et il fit pitoyablement appel à leur affection :
‘’La malédiction de votre grand-père, Sukracharya, m’a rendu inopinément et
prématurément vieux. Je n’ai pas été comblé par les joies de la vie, car
ignorant ce qu’il y avait en réserve pour moi, j’ai vécu une vie pleine de retenue
en me refusant même des plaisirs légitimes. L’un d’entre vous devrait prendre
sur lui le fardeau de ma vieillesse et me donner sa jeunesse en échange. Celui
qui acceptera de me transmettre sa jeunesse gouvernera mon royaume. Je
désire profiter de la vie dans la pleine vigueur de la jeunesse.’’
Il fit d’abord cette requête à son fils aîné qui répondit : ‘’Ô grand roi, les
femmes et les servantes se moqueraient de moi, si je devais prendre sur moi ta
vieillesse. Je ne peux pas y consentir. Demande à mes frères cadets qui te
sont plus chers que moi-même.’’
36
Il approcha son deuxième fils qui refusa gentiment en disant : ‘’Père, tu me
demandes d’endosser ta vieillesse qui détruit non seulement la force et la
beauté, mais également la sagesse, comme je puis le voir. Je ne suis pas assez
fort que pour accéder à ta demande.’’
Le troisième fils répondit : ‘’Un vieil homme ne peut pas monter un cheval ni
un éléphant. Son discours se fait hésitant. Que pourrais-je faire dans une
situation aussi désespérante ? Je ne peux pas accepter.’’
Le roi était fâché et déçu, parce que ses trois fils avaient refusé de faire
selon son vœu, mais il espérait qu’il en irait autrement avec son quatrième fils,
à qui il dit : ‘’Tu devrais prendre sur toi mon âge. Si tu échanges ta jeunesse
pour moi, je te la rendrai après quelque temps et je reprendrai l’âge que m’a
valu la malédiction.
Le quatrième fils supplia d’être pardonné, car c’était là une chose à laquelle il
ne pouvait nullement consentir. Un vieil homme devait chercher l’aide des
autres, même pour assurer la propreté de son corps, et c’était là une situation
pitoyable. Non, malgré tout l’amour qu’il éprouvait pour son père, il ne
pouvait y consentir.
Yayati était fort peiné par le refus de ses quatre fils. Néanmoins, continuant
à espérer malgré tout, il supplia son dernier fils qui jamais ne s’était encore
opposé à aucun de ses souhaits : ‘’Tu dois me sauver. Je suis affligé par
cette vieillesse et ses rides, ses débilités et ses cheveux gris à cause de la
malédiction de Sukracharya. C’est une épreuve trop pénible ! Si tu prends
sur toi ces infirmités, je profiterai de la vie encore un peu, puis je te rendrai ta
jeunesse et reprendrai mon âge et toutes ses peines. Je te prie de ne pas
refuser, comme l’ont fait tes frères aînés.’’ Puru, le benjamin, ému par l’amour
filial dit : ‘’Père, je te donne volontiers ma jeunesse pour te soulager des
37
peines de la vieillesse et des soucis du gouvernement de l’Etat. Sois
heureux.’’ Après avoir entendu ces paroles, Yayati l’étreignit.
Aussitôt qu’il toucha son fils, Yayati retrouva la jeunesse. Puru, qui avait
accepté la vieillesse de son père, dirigea le royaume et acquit une grande
renommée.
Yayati profita bien de la vie et toujours insatisfait, il se rendit dans le jardin
de Kubera où il passa de nombreuses années avec une apsara. Après
quelques années gaspillées en vains efforts pour assouvir son désir via tous
les plaisirs, la vérité lui apparut enfin. Retournant auprès de Puru, il lui dit :
‘’Cher fils, le désir sensuel n’est jamais assouvi en se livrant aux plaisirs, pas
plus qu’on éteint un feu en versant de l’huile dessus. Je l’avais lu et relu, mais
jusqu’à maintenant, je ne l’avais pas réalisé. Aucun objet désirable – des
terres, de l’or, un cheptel ou des femmes – rien ne peut jamais assouvir le désir
de l’homme. Nous ne pouvons trouver la paix qu’en atteignant l’équilibre
mental qui se situe au-delà des préférences et des aversions. Tel est l’état de
Brahman. Reprends ta jeunesse et règne sagement.
Après avoir prononcé ces paroles, Yayati retrouva la vieillesse. Puru qui
avait retrouvé sa jeunesse fut proclamé roi par Yayati qui se retira dans la
forêt. Il y consacra son temps à des austérités et en temps voulu, il atteignit
les régions célestes.
38
VII.
VIDURA
Le sage Mandavya qui avait la force mentale et la connaissance des
Ecritures consacrait son temps à la pénitence et à la pratique de la vérité. Il
vivait dans un ermitage dans la forêt, en bordure de la ville. Un jour qu’il était
plongé dans une contemplation silencieuse à l’ombre d’un arbre, non loin de
sa hutte, une bande de voleurs poursuivis par les soldats du roi traversa les
bois. Les fuyards pénétrèrent dans l’enceinte de l’ashram en pensant que le
lieu serait commode pour se cacher. Ils planquèrent leur butin dans un coin et
se dissimulèrent. Les soldats du roi arrivèrent sur place en suivant leurs
traces.
Le commandant des soldats interrogea Mandavya qui se trouvait dans un
état de méditation profonde sur un ton péremptoire : ‘’Avez-vous vu passer
les voleurs ? Où sont-ils allés ? Répondez immédiatement pour que nous
puissions les poursuivre et les capturer !’’ Le sage, qui était absorbé en
samadhi, resta silencieux et le commandant répéta sa question avec insolence.
Mais le sage n’entendait rien. Entre-temps, des serviteurs avaient pénétré à
l’intérieur de l’ashram et ils avaient découvert les marchandises volées. Ils en
firent rapport à leur commandant. Tous entrèrent dans l’ashram et
découvrirent les marchandises volées ainsi que les voleurs qui se dissimulaient.
Le commandant pensa : ‘’A présent, je sais pourquoi ce brahmane feignait
d’être un sage silencieux. Il est certainement le chef de ces voleurs. C’est lui
qui a fomenté ce vol.’’ Il ordonna alors à ses soldats de garder l’endroit, puis il
alla trouver le roi et lui signala que le sage Mandavya avait été pris avec des
marchandises volées.
39
Le roi fut particulièrement irrité par l’audace du chef des voleurs qui s’était
déguisé en brahmane pour mieux tromper le monde. Sans prendre la peine de
vérifier les faits, il ordonna que le criminel machiavélique soit empalé.
Le commandant retourna à l’ermitage, fit empaler Mandavya avec une lance
et restitua la marchandise volée au roi.
Quoiqu’empalé, le sage vertueux ne mourut pas. Puisqu’il était en yoga
quand il fut empalé, il resta en vie par le pouvoir du yoga. Des sages qui
vivaient dans d’autres parties de la forêt arrivèrent à l’ermitage et
demandèrent à Mandavya comment il s’était retrouvé dans cette situation
horrible.
Mandavya répondit : ‘’Qui devrais-je blâmer ? Les soldats du roi qui
protègent le monde m’ont infligé cette punition.’’
Le roi fut surpris et effrayé, quand il apprit que le sage empalé était toujours
vivant et qu’il était entouré par les autres sages de la forêt. Il se précipita
dans la forêt avec ses serviteurs et il ordonna immédiatement que le sage soit
désempalé. Puis il se prosterna à ses pieds et il pria humblement pour être
pardonné de cette offense involontairement commise.
Mandavya n’était pas en colère contre le roi. Il alla directement trouver
Dharma, le divin dispensateur de la justice qui était assis sur son trône et il lui
demanda : ‘’Quel crime ai-je commis pour avoir mérité cette torture ?’’
Le Seigneur Dharma, qui connaissait le grand pouvoir du sage, répondit en
toute humilité : ‘’Ô sage, vous avez torturé des oiseaux et des abeilles.
Ignorez-vous donc que tout acte, bon ou mauvais, quelle que soit son
importance, produit invariablement des résultats, bons ou mauvais ?’’
40
Mandavya fut surpris par cette réponse du Seigneur Dharma et lui
demanda : ‘’Quand ai-je commis ce crime ?’’
Le Seigneur Dharma répondit : ‘’Quand vous étiez enfant.’’
Mandavya maudit alors le Seigneur Dharma : ‘’Cette punition que vous avez
infligée dépasse largement ce que mérite une erreur commise par un enfant
ignorant. Par conséquent, vous renaîtrez en tant que mortel dans le monde.’’
Ainsi maudit par le sage Mandavya, le Seigneur Dharma s’incarna sous la
forme de Vidura qui fut l’enfant de la servante d’Ambalika, l’épouse de
Vichitravirya.
Cette histoire est destinée à montrer que Vidura était l’incarnation de
Dharma. Les grands hommes du monde considéraient Vidura comme un
Mahatma qui n’avait pas son pareil dans la connaissance du dharma, des
Shastras et de la politique, et qui était totalement dépourvu d’attachement
et imperméable à la colère. Alors qu’il était toujours dans la fleur de l’âge,
Bhishma le nomma premier conseiller du roi Dhritarashtra.
Vyasa soutient que personne dans les trois mondes ne pouvait égaler Vidura
en termes de vertu et de connaissance. Quand Dhritarashtra consentit à la
partie de dés, Vidura tomba à ses pieds et protesta solennellement : ‘’Ô roi
et seigneur, je ne peux pas approuver cette action qui engendrera des
conflits entre vos fils. Je vous supplie de ne pas l’autoriser.’’
Dhritarashtra tenta également de dissuader son fils retors. Il lui dit : ‘’Ne te
lance pas dans cette partie de dés. Vidura ne l’approuve pas – le sage et le
sagace Vidura qui a toujours à cœur notre bien-être. Il dit que cette partie
engendrera une haine féroce qui nous consumera, nous et notre royaume.’’
Mais Duryodhana ne prêta aucune attention à ce conseil. Se laissant égarer
41
par son affection débordante pour son fils, Dhritarashtra renonça à son
meilleur jugement et il envoya à Yudhishthira la funeste invitation.
42
VIII.
KUNTIDEVI
Sura, le grand-père de Sri Krishna, était un digne descendant de la race des
Yadavas. Sa fille, Pritha, était réputée pour sa beauté et ses vertus. Comme
son cousin, Kuntibhoja, n’avait pas d’enfant, Sura lui donna sa fille, Pritha,
en adoption. Depuis lors, elle fut connue sous le nom de Kunti, d’après son
père adoptif.
Quand Kunti était enfant, le sage Durvasa séjourna quelque temps comme
invité dans la maison de son père et elle servit le sage pendant un an avec un
soin, une patience et une dévotion totale. Il était si content d’elle qu’il lui
donna un mantra divin. Il dit : ‘’Si tu fais appel à n’importe quel dieu en
répétant ce mantra, il t’apparaîtra et il te bénira avec un fils égal à lui en
splendeur.’’ Il lui accorda cette faveur, car par son pouvoir yoguique, il avait
prévu l’infortune de son futur époux.1
La curiosité impatiente de la jeunesse poussa Kunti à tester sur le champ
l’efficacité du mantra en le répétant et en invoquant le soleil qu’elle voyait
briller dans les cieux. Immédiatement, le ciel se couvrit de nuages et à couvert,
le dieu du soleil s’approcha de la belle princesse Kunti et la contempla avec
une admiration ardente et brûlante. Kunti, subjuguée la splendide vision de
son visiteur divin lui demanda : ‘’Ô dieu, qui es-tu ?’’
Le Soleil répondit : ‘’Chère jeune fille, je suis le Soleil. Tu m’as attiré grâce
à l’enchantement du mantra procréateur que tu as prononcé.’’
Kunti était effarée et dit : ‘’Je ne suis pas mariée et je dépends de mon père.
Je ne suis pas prête pour la maternité et je ne la désire pas. Je souhaitais
juste tester le pouvoir de la faveur que m’a accordée le sage Durvasa. Vat’en et pardonne-moi cette folie enfantine.’’ Mais le dieu du soleil ne pouvait
1
Un sage maudit Pandu pour qu’il ne puisse pas avoir d’enfants. Ceci sera raconté dans le chapitre suivant.
43
pas partir, parce qu’il était tenu par le pouvoir du mantra. Pour sa part, la
princesse craignait absolument d’être blâmée par le monde. Néanmoins, le
dieu du soleil la rassura :
‘’Nul blâme ne s’attachera à toi. Après avoir porté mon fils, tu retrouveras ta
virginité.’’
Kunti conçut par la grâce du soleil, celui qui donne la lumière et la vie au
monde entier. Les naissances divines surviennent immédiatement sans le
cours épuisant de neuf mois de la gestation des mortels. Elle mit au monde
Karna, qui naquit avec une armure divine et des boucles d’oreilles et qui était
brillant et beau comme le soleil. En temps voulu, il devint l’un des plus grands
héros du monde. Après la naissance de l’enfant, Kunti retrouva sa virginité
grâce à la faveur accordée par le Soleil.
Elle se demanda ce qu’il fallait faire avec l’enfant. Pour dissimuler sa faute,
elle mit l’enfant dans une boite scellée et la confia au flot de la rivière. Il arriva
qu’un conducteur de char qui n’avait pas d’enfant repéra le colis flottant et
s’en emparant, il fut surpris et il se réjouit de voir à l’intérieur un enfant
magnifique. Il l’apporta à sa femme qui lui prodigua tout son amour maternel.
C’est ainsi que Karna, le fils du dieu Soleil, fut éduqué comme l’enfant d’un
conducteur de char.
Quand le moment vint de donner Kunti en mariage, Kuntibhoja invita tous les
princes des environs et il organisa un swayamvara pour qu’elle choisisse son
époux. Beaucoup de prétendants impatients affluèrent au swayamvara, car la
princesse était très réputée pour sa grande beauté et sa grande vertu. Kunti
plaça la guirlande autour du cou du roi Pandu, l’illustre représentant de la
race des Bharatas, dont la personnalité éclipsait en lustre celle de tous les
autres princes assemblés là. Le mariage fut dûment célébré et elle
accompagna son époux dans sa capitale, Hastinapur.
44
Suivant l’avis de Bhishma et en accord avec la coutume qui prévalait alors,
Pandu prit une seconde épouse, Madri, la sœur du roi de Madra.
Anciennement, les rois prenaient deux ou trois épouses pour être sûrs
d’avoir une descendance et non par simple désir sensuel.
45
IX.
LA MORT DE PANDU
Un jour, le roi Pandu chassait. Un sage et son épouse, qui s’étaient
transformés en cerfs, batifolaient aussi dans la forêt. Pandu transperça le
mâle d’une flèche, ignorant tout du fait qu’il s’agissait d’un sage déguisé.
Frappé à mort, le rishi maudit ainsi Pandu : ‘’Toi qui es pécheur, tu mourras
au moment où tu goûteras aux plaisirs du lit.’’ Cette malédiction déchira le
cœur de Pandu qui se retira dans la forêt avec ses épouses, après avoir
confié son royaume à Bhishma et à Vidura, afin d’y vivre une vie d’abstinence
parfaite. Voyant que Pandu désirait une descendance qui lui était refusée
par la malédiction du rishi, Kunti le mit au courant de l’histoire du mantra
qu’elle avait reçu de Durvasa.
Il incita Kunti et Madri à utiliser le mantra et c’est ainsi que Kunti et Madri
mirent au monde les cinq Pandavas, par l’intermédiaire des dieux. Ils naquirent
dans la forêt et ils furent élevés dans la forêt parmi les ascètes. Le roi Pandu
vécut durant de nombreuses années dans la forêt avec ses femmes et ses
enfants.
C’était le printemps. Et un jour, Pandu et Madri oublièrent leurs peines
dans l’enchantement de l’empathie avec la vie qui pulsait tout autour d’eux –
les fleurs, les plantes grimpantes, les oiseaux et les autres créatures
heureuses de la forêt. Malgré les protestations sérieuses et répétées de
Madri, la résolution de Pandu flancha sous l’influence exaltante de la saison
et la malédiction du sage prit effet immédiatement : Pandu tomba raide mort.
Madri fut incapable de contenir son chagrin et comme elle sentait qu’elle était
responsable de la mort du roi, elle s’immola sur le bûcher de son mari en
implorant Kunti de rester et d’être la mère de ses enfants doublement
orphelins.
46
Les sages de la forêt conduisirent la famille endeuillée et accablée de chagrin
à Hastinapura et la confièrent à Bhishma. Yudhishthira n’avait que seize ans,
à l’époque.
Quand les sages arrivèrent à Hastinapura et évoquèrent la mort de Pandu
dans la forêt, tout le royaume fut plongé dans la tristesse. Vidura, Bhishma,
Vyasa, Dhritarashtra et d’autres accomplirent les rites funéraires. Tous les
habitants du royaume se lamentèrent, comme s’il s’agissait d’une perte
personnelle.
Vyasa dit à Satyavati, la grand-mère : ‘’Le passé a vécu agréablement, mais
l’avenir a en réserve de nombreuses peines. Le monde a passé sa jeunesse
comme dans un rêve heureux et il entre maintenant dans la désillusion, le
péché, la peine et la souffrance. Le temps est inexorable. Il n’est pas
nécessaire que vous voyiez les misères et les infortunes qui vont toucher cette
race. Il serait bon pour vous que vous quittiez la ville et que vous passiez le
restant de vos jours dans un ermitage dans la forêt.’’ Satyavati acquiesça et
elle se rendit dans la forêt avec Amba et Ambalika. Ces trois reines âgées,
par un saint ascétisme, parvinrent aux régions supérieures de la félicité et
s’épargnèrent ainsi les peines de leurs enfants.
47
X.
BHIMA
Les cinq fils de Pandu et les cent fils de Dhritarashtra grandirent dans la
gaieté et les rires à Hastinapura. Bhima les surpassait tous en prouesses
physiques. Il avait l’habitude de rudoyer Duryodhana et les autres Kauravas
en les traînant par les cheveux et en les boxant. Bon nageur, il plongeait avec
un ou plusieurs d’entre eux, qu’il ceinturait, et il restait sous l’eau jusqu’à ce
qu’ils soient au bord de l’asphyxie. Chaque fois qu’ils grimpaient dans un
arbre, il attendait, donnait des coups à l’arbre qu’il secouait comme un
prunier jusqu’à ce qu’ils tombent comme des fruits mûrs. Les corps des fils de
Dhritarashtra étaient toujours couverts de bleus avec toutes les farces et les
facéties de Bhima. Il n’est dès lors pas étonnant que les fils de Dhritarashtra
nourrirent une haine profonde et tenace envers Bhima depuis leur plus
tendre enfance.
Les princes grandissaient et Kripacharya leur enseigna l’art du tir-à-l’ arc, la
pratique des armes et d’autres choses que des princes devaient apprendre.
La jalousie qu’éprouvait Duryodhana à l’encontre de Bhima pervertissait
son esprit et lui faisait commettre beaucoup d’actes impropres.
Duryodhana était très préoccupé. Son père étant aveugle, c’est Pandu qui
gouvernait le royaume. Après sa mort, Yudhishthira, son successeur
présumé, deviendrait roi en temps voulu. Duryodhana pensait que, puisque
son père était totalement impuissant, il devait trouver le moyen de tuer Bhima
pour empêcher Yudhishthira d’accéder au trône. Il prit ses dispositions pour
exécuter sa résolution, car il pensait que les pouvoirs des Pandavas
déclineraient avec la mort de Bhima.
Duryodhana et ses frères manigancèrent de jeter Bhima dans le Gange,
d’emprisonner Arjuna et Yudhisthira, de s’emparer du royaume, puis de
gouverner. Ainsi, Duryodhana accompagna ses frères et les Pandavas pour
48
une partie de natation. Après la pratique du sport, ils s’endormirent,
fourbus, dans leurs tentes. Bhima s’était exercé plus que les autres et comme
son repas avait été empoisonné, il se sentait plutôt somnolent et il s’allongea
au bord de la rivière. Duryodhana en profita pour le ligoter avec des lianes
sauvages et le jeta dans la rivière. Préalablement, le vil Duryodhana s’était
arrangé pour faire planter des pieux acérés à un endroit bien précis pour que
Bhima puisse s’empaler en tombant sur les pieux et périr. Malheureusement
pour lui, Duryodhana avait commis une légère erreur d’appréciation et il n’y
avait aucun pieu à l’endroit exact de la chute de Bhima. Des serpents d’eau
venimeux vinrent mordiller son corps et la nourriture empoisonnée qu’il avait
ingérée fut comme neutralisée par le venin et aucun mal n’advint à Bhima qui
fut déposé sur la rive par le courant.
Duryodhana estima que Bhima devait être mort, puisqu’il avait été jeté dans
un endroit du fleuve infesté de serpents venimeux et couvert de pieux. Il
retourna donc en ville avec le reste de la troupe, tout guilleret.
Lorsque Yudhishthira demanda où se trouvait Bhima, Duryodhana l’informa
qu’il les avait précédés en ville. Yudhishthira crut Duryodhana et sitôt
rentrés, il demanda à sa mère si Bhima était déjà arrivé. A sa question
angoissée, il fut répondu négativement. Yudhisthira soupçonna un acte
malveillant commis à l’encontre de son frère et il retourna dans la forêt avec
ses frères. Ils fouillèrent partout, mais ils ne purent retrouver Bhima et ils
rebroussèrent chemin, accablés par le chagrin.
Quelque temps plus tard, Bhima revint à lui et regagna péniblement ses
pénates. Kunti et Yudhisthira l’accueillirent à bras ouverts. La bonne chose,
c’est qu’en raison du poison qui avait pénétré dans son organisme, Bhima
devint encore plus fort qu’auparavant !
Kunti fit appeler Vidura et lui dit discrètement :
49
‘’Duryodhana est mauvais et il est cruel. Il cherche à tuer Bhima, car il veut
gouverner le royaume. Je suis inquiète.’’
Vidura répondit : ‘’Ce que vous dites est la vérité. Néanmoins, gardez pour
vous vos pensées, car si le vil Duryodhana est accusé ou blâmé, sa colère et
sa haine ne feront qu’augmenter. Vos fils ont été bénis d’une longue vie.
Vous n’avez rien à craindre à ce sujet.’’
Yudhisthira alerta aussi Bhima et dit : ‘’Garde le silence sur cette affaire.
Désormais, nous devrons être prudents, nous entraider et nous protéger.’’
Duryodhana fut réellement scié de revoir Bhima bel et bien vivant et sa
jalousie et sa haine se décuplèrent encore, si possible. Il poussa un profond
soupir et il se morfondit dans la morosité.
50
XI.
KARNA
Les Pandavas et les Kauravas apprirent à manier les armes, d’abord auprès
de Kripacharya et puis plus tard, auprès de Drona. Un jour fut déterminé
pour un test et pour une démonstration de leur compétence dans le
maniement des armes en présence de la famille royale et comme le public avait
aussi été invité à assister aux performances de leurs princes bien-aimés, il y
avait une foule importante et enthousiaste. Arjuna fit montre d’une adresse
surhumaine avec ses armes et toute l’assemblée était éperdue
d’émerveillement et d’admiration. Le visage de Duryodhana était assombri
par la jalousie et par la haine.
A la fin de la journée, à l’entrée de l’arène, on entendit soudainement un son
assourdissant et irrésistible comme le tonnerre – le son produit par le
claquement d’armes puissantes et provocatrices. Tous les regards se
tournèrent dans cette direction. A travers la foule qui s’écarta dans un
silence intimidé, un jeune homme à l’aspect divin qui semblait irradier la lumière
et la puissance se fraya un chemin. Il jeta un regard fier autour de lui, il salua
négligemment Drona et Kripa et il avança à grandes enjambées jusqu’à
l’endroit où se trouvait Arjuna. Les frères, parfaitement inconscients, par
l’ironie du sort, de leur sang commun, se faisaient face, car c’était Karna.
Karna s’adressa à Arjuna d’une voix profonde qui ressemblait à un
grondement de tonnerre : ‘’Arjuna, je vais faire preuve d’une habileté
supérieure à ce que tu as montré.’’
Avec l’autorisation de Drona, Karna – celui qui aime la bataille – imita sur le
champ toutes les prouesses d’Arjuna avec une facilité déconcertante.
Duryodhana exultait. Il s’approcha de Karna :
51
‘’Bienvenue, toi qui as des bras puissants et qu’une heureuse fortune nous a
envoyé ! Je suis le roi du royaume des Kurus. Que désires-tu obtenir de
moi ?’’
Karna dit : ‘’Je vous suis reconnaissant, Ô roi. Je ne désire que deux choses
– votre amour et un combat singulier avec Partha.’’
Duryodhana serra Karna tout contre son cœur :
‘’Tu pourras profiter de toute ma prospérité.’’
Alors que l’affection inondait le cœur de Duryodhana, la colère brûlait celui
d’Arjuna qui se sentait insulté. Lançant un regard furieux à Karna qui, aussi
imposant et majestueux qu’une montagne, recevait les marques de bienvenue
des Kauravas, il dit :
‘’Ô Karna, tu vas périr maintenant de mes mains et aller directement à l’enfer
qui est destiné à ceux qui s’imposent sans être invités et qui jacassent !’’
Karna rit dédaigneusement :
‘’Cette arène est ouverte à tout le monde, Arjuna et pas à toi seulement. La
puissance sanctionne la souveraineté et la loi est basée sur elle. Mais à quoi
servent de simples paroles qui sont l’arme des faibles ? Décoche plutôt tes
flèches et non des mots.’’
Ainsi mis au défi, Arjuna, avec la permission de Drona, embrassa rapidement
ses frères et se tint prêt pour le combat. Karna prit congé des Kauravas et
lui fit face avec ses armes.
52
Et comme si les parents divins des héros cherchaient à encourager leur
progéniture et à être les témoins de cette bataille fatidique, Indra, le
Seigneur des nuages porteurs d’orage et Bhaskara aux rayons infinis
apparurent simultanément dans les cieux.
Lorsqu’elle vit Karna, Kunti sut qu’il s’agissait de son premier-né et elle
s’évanouit. Vidura ordonna à sa servante de s’occuper d’elle et elle revint à
elle. Elle était tétanisée d’angoisse et ne savait pas quoi faire.
Alors qu’ils étaient sur le point d’entamer le combat, Kripa, qui était versé
dans les règles du combat singulier, s’interposa et s’adressa à Karna :
‘’Ce prince, qui est prêt à se battre contre toi, est le fils de Pritha et de
Pandu et c’est un descendant de la race des Kurus. Révèle-nous, ô toi qui es
puissamment armé, quelle est ta parenté et quelle est la race qui a été rendue
illustre par ta naissance. Ce n’est que lorsqu’il connaîtra ta lignée que Partha
pourra livrer combat, car des princes de haute naissance ne peuvent pas
s’engager dans un combat singulier avec des aventuriers inconnus.’’
Lorsqu’il entendit ces paroles, Karna baissa la tête, comme un lotus ployant
sous l’eau de pluie.
Duryodhana se leva et dit : ‘’Si le combat ne peut pas avoir lieu, simplement
parce que Karna n’est pas un prince – eh bien, on peut facilement remédier à
cela. Je couronne Karna roi d’Anga.’’ Il obtint l’assentiment de Bhishma et
de Dhritarashtra, il accomplit tous les rites nécessaires et il investit Karna de
la souveraineté du royaume d’Anga en lui remettant la couronne, ses joyaux
et les autres insignes royaux. A ce moment-là, alors que le combat entre les
jeunes héros était sur le point de commencer, le vieux conducteur de char,
Adhiratha, qui était le père adoptif de Karna, arriva en tenant son bâton et
tremblant de peur.
53
Aussitôt qu’il le vit, Karna, le nouveau roi d’Anga, inclina la tête et lui rendit
humblement hommage en toute piété filiale. Le vieil homme l’appela ‘’fils’’,
l’étreignit de ses bras maigres et tremblants et il pleura de joie des larmes
d’amour qui avaient déjà mouillé son visage pendant le couronnement.
En voyant cela, Bhima se mit à rire à gorge déployée et il dit : ‘’Oh, ce n’est
que le fils d’un conducteur de char, après tout ! Prends donc la cravache,
comme il sied à ta lignée ! Tu n’es pas digne de mourir aux mains d’Arjuna. Et
tu ne devrais pas non plus régner à Anga.’’
En entendant ces paroles outrageantes, les lèvres de Karna tremblèrent
d’une douleur rentrée et il fixa muettement le soleil couchant en soupirant
profondément. Mais Duryodhana intervint avec indignation :
‘’Il est indigne de toi, Ô Vrikodara, de parler ainsi ! La bravoure caractérise le
kshatriya et il n’y a guère de sens à faire remonter les grands héros et les
fleuves puissants jusqu’à leurs sources. Je pourrais te citer des centaines
d’exemples de grands hommes de naissance modeste et je sais qu’on pourrait
poser des questions embarrassantes, quant à tes propres origines !
Considère ce guerrier, sa forme et son maintien dignes d’un dieu, son armure,
ses anneaux et son habileté avec les armes. Il y a certainement un mystère qui
l’entoure, car comment un tigre pourrait-il naître d’une antilope ? Indigne
d’être le roi d’Anga, dis-tu ? Je le considère réellement comme digne de
diriger le monde entier.’’
Très en colère, Duryodhana fit monter Karna dans son propre char et il
quitta les lieux.
Le soleil se coucha et la foule se dispersa dans le brouhaha. A la lumière des
lampes, il s’était formé des groupes bruyants – certains glorifiant Arjuna,
d’autres Karna et d’autres encore, Duryodhana, selon leurs préférences.
54
Indra prévit qu’un combat des chefs était inévitable entre son fils, Arjuna et
Karna. Il se déguisa en brahmane et il s’approcha de Karna qui était réputé
pour sa charité et il lui demanda ses anneaux et son armure. Le dieu Soleil
avait déjà averti Karna en songe qu’Indra tenterait de le tromper de cette
manière. Néanmoins, Karna ne pouvait refuser aucun don qui lui était
demandé. Il se sépara donc des anneaux et de l’armure avec lesquels il était né
et il en fit don au brahmane.
Indra, le roi des dieux, en fut tout surpris et tout joyeux. Après avoir accepté
le don, il loua Karna pour avoir fait ce que personne d’autre n’aurait fait et
honteux d’une telle générosité, il pria Karna de lui demander toute faveur qu’il
désirerait.
Karna répondit : ‘’Je désire obtenir votre arme, le Sakti, qui a le pouvoir de
tuer les ennemis.’’ Indra lui accorda cette faveur, mais avec une clause
fatidique. Il dit : ‘’Tu peux utiliser cette arme contre un seul ennemi et elle le
tuera, qui qu’il soit. Mais ensuite, cette arme ne sera plus utilisable pour toi et
elle me reviendra.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Indra disparut.
Karna se rendit auprès de Parasurama et il devint son disciple en se faisant
passer pour un brahmane. Il apprit de Parasurama le mantra pour utiliser
l’arme maîtresse connue sous le nom de Brahmastra. Un jour, Parasurama
était allongé avec sa tête qui reposait sur les genoux de Karna, quand un
insecte le piqua dans la cuisse. Du sang se mit à couler et la douleur était
atroce, mais Karna la supporta stoïquement, de peur de troubler le sommeil
de son maître. Parasurama s’éveilla et vit le sang qui s’était écoulé de la
blessure. Il dit : ‘’Mon cher élève, tu n’es pas un brahmane. Seul un kshatriya
peut rester imperturbable face à tous les supplices physiques. Dis-moi la
vérité !’’
55
Karna lui avoua qu’il avait menti en se faisant passer pour un brahmane et
qu’il était en fait le fils d’un conducteur de char. Pris de colère, Parasurama
prononça alors cette malédiction : ‘’Puisque tu as trompé ton guru, le
Brahmastra que tu as appris te fera défaut à l’heure fatidique. Tu ne
pourras pas te souvenir du mantra, quand ton heure viendra !’’
C’est à cause de cette malédiction qu’à l’instant critique de son dernier
combat avec Arjuna, Karna fut incapable de se rappeler la formule du
Brahmastra, bien qu’il s’en était souvenu jusque-là. Karna était l’ami fidèle de
Duryodhana et il demeura loyal envers les Kauravas jusqu’au bout. Après la
chute de Bhishma et de Drona, Karna devint le chef de l’armée des
Kauravas et il combattit brillamment pendant deux jours.
A la fin, la roue de son char resta coincée dans le sol et il fut incapable de se
dégager et de faire avancer son char. C’est dans cette situation
inconfortable qu’Arjuna le tua. Kunti sombra dans le chagrin qui était
d’autant plus poignant que sur le moment, elle dut le dissimuler.
56
XII.
DRONA
Drona, le fils d’un brahmane appelé Bharadwaja, après avoir terminé l’étude
des Vedas et des Vedangas, se consacra à l’art du tir-à-l’ arc et il devint un
grand instructeur. Drupada, le fils du roi de Panchala, qui était un ami de
Bharadwaja, était un condisciple de Drona à l’ermitage et entre eux se
développa la complicité généreuse de la jeunesse. Dans son enthousiasme
d’adolescent, Drupada répétait souvent à Drona qu’il lui donnerait la moitié
de son royaume, quand il monterait sur le trône.
Après avoir terminé ses études, Drona épousa la sœur de Kripa et ils eurent
un fils, Aswatthama. Drona était passionnément attaché à sa femme et à son
fils et pour eux, il désirait acquérir des richesses, ce dont il ne s’était jamais
préoccupé auparavant. Apprenant que Parasurama distribuait son
patrimoine aux brahmanes, il alla d’abord le trouver, mais il arriva trop tard, car
Parasurama avait déjà distribué tous ses biens et il était sur le point de se
retirer dans la forêt. Tenant néanmoins beaucoup à faire quelque chose pour
Drona, Parasurama lui proposa de lui enseigner l’utilisation des armes qu’il
maitrisait parfaitement.
Drona accepta avec joie et déjà brillant archer, il devint un maître inégalé de
l’art militaire, digne d’être accueilli avec enthousiasme comme précepteur dans
n’importe quelle maison princière dans cette époque de guerre.
Entre-temps, Drupada était monté sur le trône de Panchala à la mort de son
père. Se souvenant de leur ancienne camaraderie et de la volonté de
Drupada de vouloir le servir – jusqu’ au point de partager avec lui son
royaume – Drona alla le trouver en nourrissant l’espoir confiant d’être
généreusement traité. Mais il trouva un roi très différent de l’étudiant.
Quand il se présenta comme un vieil ami, Drupada, loin d’être content de le
voir, ressentit cela comme une présomption insupportable. Imbu de son
57
pouvoir et de sa richesse, Drupada dit : ‘’Ô brahmane, comment oses-tu
t’adresser à moi familièrement comme à un ami ? Quelle amitié peut-il y avoir
entre un monarque régnant et un mendiant errant ? Quel sot tu dois être
pour te permettre, sur la base d’une relation périmée depuis longtemps, de
prétendre à l’amitié d’un roi qui gouverne un royaume ? Comment un indigent
peut-il être l’ami d’un homme riche ; un rustre ignorant, l’ami d’un érudit cultivé ;
ou un lâche, l’ami d’un héros ? L’amitié ne peut exister qu’entre deux
personnes égales. Un vagabond ne peut pas être l’ami d’un souverain.’’
Drona fut mis à la porte du palais avec mépris et la colère brûlait dans son
cœur.
Il fit mentalement le vœu de punir le roi arrogant pour cette insulte et ce
reniement des revendications sacrées d’une ancienne amitié. Sa manœuvre
suivante à la recherche d’un emploi fut de se rendre à Hastinapura où il se
retira pendant quelques jours chez son beau-frère, Kripacharya.
Un jour, les princes jouaient à la balle à l’extérieur des limites de la ville et au
cours de leurs jeux, la balle et l’anneau de Yudhishthira tombèrent au fond
d’un puits. Les princes s’agglutinèrent autour du puits et ils aperçurent
l’anneau qui brillait au fond de l’eau claire, mais ils ne purent trouver aucun
moyen de le récupérer. Ils ne virent toutefois pas qu’un brahmane au teint
sombre les observait en souriant.
‘’Princes, vous êtes les descendants de la race héroïque des Bharatas !’’, ditil en les surprenant. ‘’Pourquoi ne récupérez-vous pas la balle, comme tout qui
est habile avec des armes devrait pouvoir le faire ? Voulez-vous que je le fasse
pour vous ?’’
Yudhishthira rit et dit en plaisantant : ‘’Ô brahmane, si tu réussis à récupérer
la balle, nous veillerons à ce que tu profites d’un bon repas chez
Kripacharya !’’ Ensuite, Drona, le brahmane étranger prit un brin d’herbe
58
qu’il expédia dans le puits après avoir récité certains mantras pour le
propulser comme une flèche. Le brin d’herbe fusa et alla se ficher dans la
balle. Puis il envoya à la queue-leu-leu des brins d’herbe similaires qui
ensemble constituèrent une chaîne avec laquelle Drona récupéra la balle.
Les princes étaient stupéfaits, ravis et ils le prièrent de récupérer aussi
l’anneau. Drona emprunta un arc, coinça une flèche contre la corde et il
l’expédia au centre de l’anneau. Le ricochet de la flèche ramena l’anneau et le
brahmane le tendit au prince avec un sourire.
Constatant ces prouesses, les princes en furent surpris et dirent :
‘’Nous te rendons hommage, ô brahmane. Qui es-tu ? Y a-t-il quelque chose
que nous puissions faire pour toi ?’’ et ils s’inclinèrent devant lui.
Il dit : ‘’Ô princes, allez trouver Bhishma et apprenez de lui qui je suis.’’
A partir de la description donnée par les princes, Bhishma sut que le
brahmane n’était nul autre que le célèbre maître, Drona. Il décida que Drona
était la personne la plus compétente pour continuer à instruire les Pandavas
et les Kauravas. Ainsi, Bhishma le reçut avec des honneurs particuliers et il
l’employa pour instruire les princes au maniement des armes.
Après que les Kauravas et que les Pandavas aient acquis la maîtrise de la
science des armes, Drona envoya Karna et Duryodhana pour qu’ils
capturent Drupada et qu’ils le ramènent vivant et qu’ils s’acquittent ainsi de la
dette qu’ils avaient envers lui en tant que maître. Ils firent comme il leur avait
été ordonné, mais ils ne purent mener à bien cette tâche. Alors, le maître
envoya Arjuna avec la même mission. Il vainquit Drupada sur le champ de
bataille, le fit prisonnier, lui et son ministre, et il ramena les captifs à Drona.
59
Alors, Drona s’adressa en souriant à Drupada : ‘’Ne crains pas pour ta vie,
grand roi ! Nous étions compagnons durant notre enfance, mais il t’a plu de
l’oublier et de me déshonorer. Tu m’as dit que seul un roi pouvait être l’ami
d’un roi. A présent, je suis roi, puisque j’ai conquis ton royaume. Néanmoins,
je voudrais retrouver notre amitié et donc, je te rends la moitié de ton royaume
qui est devenu le mien après sa conquête. Ton credo, c’est que l’amitié n’est
possible qu’entre des personnes égales et désormais, nous serons égaux –
chacun possédant la moitié de ton royaume.’’
Drona estima que ceci était une revanche suffisante pour laver l’affront dont
il avait souffert. Il libéra Drupada et il le traita avec les honneurs.
L’orgueil de Drupada avait donc été ramené à de plus justes proportions,
mais comme la haine ne s’éteint jamais par le biais de représailles et comme
peu de choses sont plus dures à supporter que la douleur de la vanité
blessée, la haine de Drona et le vœu de se venger de lui devinrent la passion
dominant la vie de Drupada. Le roi entreprit des austérités, endura le jeûne
et organisa des sacrifices pour que les dieux propitiés le bénissent d’un fils
qui ferait périr Drona et d’une fille qui épouserait Arjuna. Ses efforts furent
couronnés de succès avec la naissance de Dhrishtadyumna qui commanda
l’armée des Pandavas à Kurukshetra et qui par un étrange concours de
circonstances fit périr l’autrement invincible Drona, et avec la naissance de
Draupadi, l’épouse des Pandavas.
60
XIII.
LE PALAIS DE LAQUE
La jalousie de Duryodhana continua à croître à la vue de la force physique
de Bhima et de la dextérité d’Arjuna. Karna et Sakuni devinrent les mauvais
conseillers de Duryodhana qui ourdissaient des stratagèmes rusés. Quant
au pauvre Dhritarashtra, c’était un homme sage, sans aucun doute, et il aimait
aussi les fils de son frère, mais il était faible et il tenait à ses propres enfants,
comme à la prunelle de ses yeux. Pour l’amour de ses enfants, les pires raisons
devinrent les meilleures et il suivait parfois la mauvaise voie, même
consciemment.
Duryodhana cherchait divers moyens de tuer les Pandavas. Ce fut grâce à
l’aide secrète de Vidura qui voulait sauver la famille d’un grand péché que les
Pandavas purent sauver leurs vies.
Une offense impardonnable des Pandavas, selon Duryodhana, c’était que
les citoyens les louaient ouvertement et déclaraient à tout bout de champ que
seul Yudhishthira était apte à être roi. Ils se rassemblaient pour discuter :
‘’Dhritarashtra ne pourra jamais être roi, car il est né aveugle. Il ne convient
pas qu’il gouverne maintenant le royaume. Bhishma ne pourra pas non plus
être roi, parce qu’il respecte la vérité et son vœu de ne pas être roi. Par
conséquent, seul Yudhisthira pourrait être couronné roi. Lui seul peut
gouverner les Kurus et le royaume avec justice.’’ Partout les gens parlaient
ainsi. Ces paroles étaient du poison pour les oreilles de Duryodhana qui le
faisaient se tortiller et brûler de jalousie.
Il se rendit auprès de Dhritarashtra et il se plaignit amèrement de la rumeur
publique : ‘’Père, les citoyens racontent des absurdités impertinentes. Ils
n’ont aucun respect pour de vénérables personnes, telles que Bhishma et
toi-même. Ils disent que Yudhisthira devrait être couronné roi immédiatement.
Ce serait pour nous la catastrophe. Tu as été écarté à cause de ta cécité et
61
ton frère est devenu roi. Si Yudhisthira doit succéder à son père, qu’en serat-il de nous ? Quelle chance aura notre descendance ? Après Yudhishthira,
son fils, puis le fils de son fils et puis son fils seront rois. Nous sombrerons
dans des relations médiocres et nous dépendrons d’eux, même pour nos
repas. Vivre en enfer serait meilleur que cela !’’
Dhritarashtra soupesa ces paroles et dit :
‘’Fils, ce que tu dis est vrai. Néanmoins, Yudhishthira ne déviera pas de la
voie de la vertu. Il aime tout le monde. Il a vraiment hérité de toutes les
excellentes vertus de son père défunt. Les gens le louent et ils lui
accorderont leur soutien et tous les ministres de l’Etat et tous les chefs de
l’armée de qui Pandu s’était fait aimé par la noblesse de son caractère
épouseront sûrement sa cause. Quant à la population, elle idolâtre les
Pandavas. Nous ne pouvons pas nous opposer à elle avec la moindre chance
de succès. Si nous commettons des injustices, les citoyens provoqueront une
insurrection et ils nous tueront ou ils nous chasseront. Nous ne ferons que
nous couvrir d’ignominie.’’
Duryodhana répondit : ‘’Tes craintes sont sans fondement. Bhishma sera
neutre, au pire, tandis qu’Aswatthama m’est dévoué, ce qui veut dire que son
père, Drona, et que son oncle, Kripa, seront aussi de notre côté. Vidura ne
peut pas ouvertement s’opposer à nous, parce qu’il n’en a pas la force, si
pour aucune autre raison. Envoie immédiatement les Pandavas à Varanavata.
Je te déclare la vérité solennelle que ma coupe de souffrance est pleine et
que je ne pourrai pas en supporter davantage. Ceci me brise le cœur,
m’empêche de dormir et transforme ma vie en tourment. Après avoir envoyé
les Pandavas à Varanavata, nous tenterons de renforcer notre parti.’’
Plus tard, des politiciens furent persuadés de rejoindre le parti de
Duryodhana et de conseiller le roi sur la question. Kanika, le ministre de
62
Sakuni était leur chef : ‘’Ô roi’’, dit-il, ‘’prémunissez-vous contre les fils de
Pandu, car leur bonté et leur influence sont une menace pour vous et les
vôtres. Les Pandavas sont les fils de votre frère, mais plus proche est la
famille, plus terrible est le danger. Ils sont très puissants.’’
Le ministre de Sakuni poursuivit : ‘’Ne vous mettez pas en colère contre moi,
si je dis qu’un roi devrait être aussi puissant en action qu’en titre, car
personne ne croira en une force qui n’est jamais montrée. Les affaires de
l’Etat devraient être gardées secrètes et la première indication au public d’un
bon plan devrait être son exécution. Les maux devraient aussi être
promptement éliminés, car une épine que l’on a laissée dans le corps peut
provoquer une blessure qui suppure. Les ennemis puissants devraient être
détruits. Même un ennemi faible ne devrait pas être négligé, car une petite
étincelle, si on la néglige, peut allumer un feu de forêt. Un ennemi puissant
devrait être anéanti par la ruse et ce serait de la folie de faire preuve de
miséricorde envers lui. Ô roi, prémunissez-vous contre les fils de Pandu. Ils
sont très puissants.’’
Duryodhana parla à Dhritarashtra de son succès dans l’obtention de
partisans : ‘’J’ai acheté la bienveillance des serviteurs du roi avec des dons.
J’ai gagné ses ministres à notre cause. Si tu persuades habilement les
Pandavas de se rendre à Varanavata, la ville et tout le royaume seront de
notre côté. Il ne leur restera plus un seul ami ici. Une fois que le royaume sera
à nous, ils n’auront plus aucun pouvoir pour nous nuire et il sera peut-être
même possible de les laisser revenir.’’
Quand beaucoup commencèrent à dire ce que lui-même voulait croire, l’esprit
de Dhritarashtra fut ébranlé et il céda aux conseils de son fils. Il ne restait
plus qu’à mettre sur pied l’intrigue. Les ministres se mirent à louer la beauté
de Varanavata en présence des Pandavas et ils mentionnèrent le fait qu’une
grande fête en l’honneur du Seigneur Shiva devait être célébrée là-bas en
63
grande pompe et avec faste. Les Pandavas qui ne se doutaient de rien furent
aisément persuadés, spécialement lorsque Dhritarashtra leur dit avec
beaucoup d’affection qu’ils devraient certainement assister aux festivités, non
seulement parce qu’elles valaient la peine d’être vues, mais aussi parce que les
habitants du lieu étaient impatients de les accueillir. Les Pandavas prirent
congé de Bhishma et des autres aînés et partirent pour Varanavata.
Duryodhana exultait. Il complota avec Karna et Sakuni pour tuer Kunti et
ses fils à Varanavata. Il fit appeler son ministre, Purochana, et il lui donna des
instructions secrètes et celui-ci s’engagea à les exécuter fidèlement.
Avant que les Pandavas ne se rendent à Varanavata, Purochana,
conformément à ses instructions, se hâta de rejoindre l’endroit longtemps à
l’avance et il fit construire un somptueux palais pour les accueillir. Des
matériaux combustibles, comme de la jute, de la laque, du beurre clarifié, de
l’huile et de la graisse furent employés dans la construction du palais. Les
matériaux employés pour le plâtrage des murs étaient aussi inflammables. Il
bourra habilement divers parties du bâtiment avec de la matière sèche qui
prendrait facilement feu et il fit placer des sièges et des lits accueillants aux
endroits qui brûleraient le mieux. Toutes les commodités furent offertes aux
Pandavas pour qu’ils résident sans crainte dans la ville jusqu’à ce que le palais
soit construit. Une fois que les Pandavas se seraient installés dans le palais,
l’idée, c’était d’y bouter le feu pendant la nuit, quand ils dormiraient à poings
fermés. L’amour et la sollicitude ostentatoires avec lesquels les Pandavas
avaient été reçus et traités écarteraient tout soupçon et le feu serait
considéré comme un cas malheureux purement accidentel. Personne ne
songerait à accuser les Kauravas.
64
XIV. LA FUITE DES PANDAVAS
Après avoir pris respectueusement congé des aînés et embrassé leurs
camarades, les Pandavas prirent la direction de Varanavata. Les citoyens les
accompagnèrent pendant une partie du chemin, puis ils retournèrent en ville, à
contrecœur. Vidura mit ostensiblement en garde Yudhishthira en des termes
qui n’étaient intelligibles que pour le prince :
‘’Celui-là seul échappera au danger qui devance les intentions d’un ennemi
rusé. Il y a des armes qui sont plus redoutables que celles qui sont en métal et
l’homme avisé qui veut échapper à l’anéantissement doit connaître le moyen
de s’en prémunir. L’incendie qui détruit une forêt ne peut pas nuire à un rat
qui s’abrite dans un trou ou à un porc-épic qui creuse une galerie souterraine.
L’homme avisé s’oriente en observant les étoiles.’’
Ceci était destiné à indiquer à Yudhishthira et à lui seul l’horrible complot de
Duryodhana et le moyen d’échapper au danger. Yudhishthira répondit qu’il
avait compris ce que voulait dire Vidura et plus tard, il mit Kuntidevi au
courant. Alors qu’ils avaient débuté leur voyage dans la joie, ils faisaient
maintenant route dans la tristesse et dans l’angoisse.
Les habitants de Varanavata furent très contents d’apprendre la venue des
Pandavas dans leur ville et ils les accueillirent. Après un bref séjour dans
d’autres demeures pendant qu’on préparait le palais qui leur était
spécialement destiné, ils y emménagèrent, guidés par Purochana. On le
baptisa ‘’Sivam’’, ce qui signifie ‘’prospérité’’ et ce fut le nom qui,
ironiquement, fut donné au piège mortel. Yudhishthira examina
consciencieusement tout le palais en gardant à l’esprit l’avertissement de
Vidura et il constata que le bâtiment était construit sans l’ombre d’un doute
avec des matériaux combustibles. Yudhisthira dit à Bhima : ‘’Quoique nous
sachions très bien que le palais est un piège mortel, nous ne devrions pas
65
laisser Purochana soupçonner que nous connaissons son complot. Nous
devrions nous enfuir au bon moment, mais la fuite sera difficile, si nous
permettons le moindre soupçon.’’
C’est ainsi qu’ils demeurèrent dans la maison, apparemment en toute
inconscience. Pendant ce temps-là, Vidura avait envoyé un mineur
expérimenté qui les rencontra en secret et qui dit : ‘’Mon mot de passe est
l’avertissement voilé que Vidura vous a donné. J’ai été envoyé pour vous
assister dans votre protection.’’
Dès lors, le mineur travailla secrètement pendant de nombreux jours, à l’insu
de Purochana, et il conçut une issue souterraine à partir du palais de laque
sous les murs et sous les douves qui entouraient l’enceinte de la ville.
Purochana avait ses quartiers à l’entrée du palais. Les Pandavas montaient la
garde pendant la nuit, mais pendant la journée, ils allaient chasser dans la
forêt, apparemment pour le plaisir, mais en réalité pour se familiariser avec les
sentiers forestiers. Comme déjà dit, ils gardaient prudemment pour eux leur
connaissance de l’odieux complot ourdi contre leurs vies. De son côté,
Purochana, qui désirait endormir tout soupçon et donner l’apparence d’un
accident à l’incendie criminel, attendit une année complète avant de passer à
l’action.
Enfin, Purochana sentit qu’il avait attendu pendant suffisamment longtemps
et le vigilant Yudhisthira, sachant que l’instant fatidique était arrivé, réunit ses
frères et leur dit que c’était maintenant ou jamais qu’ils devaient fuir.
Kuntidevi organisa ce jour-là un repas somptueux pour les serviteurs. Son
idée, c’était de les endormir, après qu’ils aient bien mangé.
66
A minuit, Bhima bouta le feu au palais en différents endroits. Kuntidevi et
les frères Pandavas se hâtèrent d’emprunter le passage souterrain et
sortirent à tâtons dans l’obscurité. A présent, le feu faisait rage dans tout le
palais et une foule de citoyens effrayés, qui ne cessait d’enfler, s’était formée
tout autour et se lamentait bruyamment et désespérément. Certains
s’affairaient sans but dans des efforts futiles pour éteindre l’incendie et tous
pleuraient à l’unisson : ‘’Hélas ! Hélas ! C’est sûrement l’œuvre de
Duryodhana : il tue les innocents Pandavas !’’ Le palais fut réduit en cendres.
La résidence de Purochana fut cernée par les flammes avant qu’il ne puisse
s’échapper et il fut la victime non regrettée de son propre complot cruel. Les
habitants de Varanavata envoyèrent le message suivant à Hastinapura : ‘’Le
palais où résidaient les Pandavas a complètement brûlé et il n’y a aucun
survivant.’’
Vyasa a magnifiquement décrit l’état mental de Dhritarashtra, à ce momentlà : ‘’Tout comme l’eau d’un étang profond est froide au fond et chaude en
surface, de même le cœur de Dhritarashtra était partagé entre la joie
chaleureuse et les frissons de chagrin.’’
Dhritarashtra et ses fils ôtèrent leurs habits royaux en signe de deuil envers
les Pandavas qu’ils croyaient consumés par l’incendie. Ils s’habillèrent avec
sobriété, comme il seyait à des parents pleins de tristesse et ils prirent la
direction du fleuve pour accomplir les rites funéraires propitiatoires. Aucune
manifestation extérieure de chagrin déchirant ne fut omise.
Certains remarquèrent que Vidura n’était pas aussi abattu par le chagrin que
les autres et ils attribuèrent cela à sa tournure d’esprit philosophique, mais la
raison réelle, c’est qu’il savait que les Pandavas s’étaient échappés et qu’ils
étaient en sécurité. Quand il paraissait triste, il suivait en fait avec son œil
spirituel la progression harassante des Pandavas. Constatant que Bhishma
67
était accablé par le chagrin, Vidura le réconforta discrètement en lui révélant
l’histoire de leur évasion réussie.
Bhima s’aperçut que sa mère et que ses frères étaient épuisés par leurs
veillées nocturnes ainsi que par la peur et par l’anxiété. Il porta donc sa mère
sur ses épaules et Nakula et Sahadeva sur ses hanches, tout en soutenant
Yudhisthira et Arjuna avec ses deux mains. Aussi lourdement chargé, il
avançait sans effort, tel un éléphant royal qui se frayait un chemin dans la
forêt en écartant les arbustes et les arbres qui obstruaient son chemin.
Quand ils atteignirent le Gange, il y avait une barque qui les attendait avec
un passeur qui connaissait leur secret. Ils traversèrent le fleuve dans
l’obscurité et de retour dans la forêt, ils continuèrent à marcher toute la nuit
dans les ténèbres qui les enveloppaient comme un linceul et dans un silence
déchiré par les cris effrayants des animaux sauvages. Finalement, totalement
fourbus, ils s’assirent, ne pouvant plus supporter les tiraillements de la soif et
vaincus par la somnolence due à la pure fatigue. Kuntidevi dit : ‘’Cela m’est
égal, même si les fils de Dhritarashtra sont ici pour s’emparer de moi, mais je
dois m’étendre.’’ Elle s’allongea immédiatement et elle plongea dans le
sommeil. Bhima se fraya un chemin dans l’enchevêtrement de la forêt à la
recherche d’eau dans l’obscurité et après avoir découvert une mare, il
fabriqua des récipients avec des feuilles de lotus et il rapporta l’eau à sa mère
et à ses frères qui mouraient de soif. Puis, pendant que les autres dormaient
dans l’oubli bienheureux de leurs malheurs, Bhima veilla seul, absorbé dans
de profondes pensées. ‘’Les plantes et les lianes de la forêt ne cohabitentelles pas et ne vivent-elles pas en paix ?’’, se demandait-il ; ‘’pourquoi les
cruels Dhritarashtra et Duryodhana devraient-ils tenter de nous nuire
ainsi ?’’ Lui-même étant sans péché, Bhima ne pouvait comprendre les élans
immoraux des autres et il était perdu dans la tristesse.
Les Pandavas poursuivirent leur marche en affrontant de nombreuses
difficultés et en surmontant de nombreux dangers. Pendant une partie du
68
chemin, ils portèrent leur mère pour avancer plus vite ; parfois, fatigués audelà de toute endurance héroïque, ils faisaient une pause et ils se reposaient.
Parfois, remplis de vie et de la force glorieuse de la jeunesse, ils luttaient à la
course.
Ils rencontrèrent en chemin Bhagavan Vyasa. Tous s’inclinèrent devant lui et
ils reçurent ses encouragements et de sages conseils. Quant Kunti lui parla
des peines qui leur étaient advenues, Vyasa la réconforta avec ces paroles :
‘’Aucun homme vertueux n’est assez fort que pour vivre en permanence dans
la vertu et aucun pécheur n’est assez mauvais que pour vivre dans une
débauche continue de péchés. La vie est complexe et il n’y a personne dans
le monde qui n’ait fait à la fois du bien et du mal. Chacun doit supporter les
conséquences de ses actes. Ne cédez pas à la tristesse.’’ Ensuite, ils se
déguisèrent en brahmanes, comme le leur conseilla Vyasa, ils se rendirent à
Ekachakra et là-bas, ils séjournèrent chez un brahmane en attendant des
jours meilleurs.
69
XV.
LA MISE À MORT DE BAKASURA
Les Pandavas demeurèrent dans la ville d’Ekachakra, déguisés en
brahmanes. Ils mendiaient leur nourriture dans les rues et ils rapportaient ce
qu’ils recevaient à leur mère qui attendait anxieusement leur retour. S’ils
n’étaient pas rentrés à l’heure, elle s’inquiétait, redoutant qu’un mal eut pu
leur advenir.
Kunti divisait la nourriture qu’ils rapportaient en deux parts égales. Une
moitié était destinée à Bhima, tandis que l’autre moitié était partagée entre
les autres frères et leur mère. Bhima, qui était le fils du dieu du vent, avait une
grande force et un énorme appétit. Vrikodara, un des noms de Bhima, veut
dire ‘’ventre de loup’’ et comme vous le savez, un loup a toujours l’air affamé et
quoi qu’il puisse manger, sa faim n’est jamais tout à fait rassasiée. La faim
insatiable de Bhima et la maigre quantité de nourriture qu’il recevait à
Ekachakra allaient mal ensemble et chaque jour, il devenait plus maigre, ce qui
chagrinait beaucoup sa mère et ses frères.
Un jour, pendant que ses autres frères étaient allés mendier, Bhima était
resté avec sa mère et ils entendirent des lamentations bruyantes dans la
maison du brahmane. Une grande calamité avait sûrement frappé la pauvre
famille et Kunti entra pour apprendre ce qui s’était passé. Le brahmane et sa
femme pouvaient à peine parler, tant ils pleuraient, mais finalement, le
brahmane dit à sa femme : ‘’Ô femme bornée et malheureuse, bien qu’à de
multiples reprises, j’ai voulu que nous quittions cette ville pour du bon, tu n’y
as pas consenti. Tu as continué à dire que tu es née ici et que tu as été
élevée ici et que tu resterais là où tes parents ont vécu et où ils sont morts.
Comment puis-je songer à te perdre, toi qui as été pour moi à la fois ma
compagne de vie, une mère affectueuse, la femme qui a porté mes enfants,
mon tout et ma totalité ? Je ne puis t’envoyer à la mort, pendant que moimême, je reste en vie. Cette petite fille nous a été confiée par Dieu, comme
70
un crédit à transmettre à temps à un homme de bien. Il est injuste de sacrifier
celle qui est un don de Dieu pour perpétuer la race. Il est tout autant
impossible de permettre que cet autre enfant, notre fils, soit tué. Comment
pourrons-nous vivre après avoir livré à la mort notre seule source de
consolation dans la vie et notre espoir pour l’au-delà ? S’il est perdu, qui
versera des libations pour nous et pour nos ancêtres ? Hélas ! Tu n’as prêté
aucune attention à mes paroles et ceci est la conséquence mortelle de ton
caprice. Si je renonce à la vie, cette fille et ce garçon périront certainement
sans protecteur. Que dois-je faire ? Il vaut mieux que nous périssions tous
ensemble’’ et le brahmane éclata en sanglots.
La femme répondit : ‘’J’ai été pour toi une bonne épouse et j’ai fait mon
devoir en portant pour toi une fille et un fils. Tu es capable, et pas moi,
d’élever et de protéger tes enfants. Tout comme des rapaces se précipitent
sur une dépouille et s’en emparent, une pauvre veuve est une proie facile pour
des gens méchants et malhonnêtes. Les chiens se battent pour un chiffon
imprégné de beurre clarifié, et en le traînant çà et là dans leur avidité, ils le
déchirent en loques. Pareillement, une femme sans protecteur devient une
source de divertissement pour des hommes vils qui la traînent çà et là. Il est
impossible pour moi de protéger deux enfants orphelins de leur père – et ils
périront misérablement comme des poissons dans une mare asséchée. Il
vaudrait mieux que ce soit moi qui sois livrée au rakshasa. En effet, bénie est
la femme qui passe dans l’autre monde, pendant que son mari est en vie.
Comme tu le sais, c’est ce que disent les Ecritures. Dis-moi adieu. Prends
soin de mes enfants. J’ai été heureuse avec toi. J’ai accompli beaucoup
d’actions méritoires. Par ma dévotion fidèle à toi, je suis certaine d’aller au
ciel. La mort n’est pas terrifiante pour celle qui a été une bonne épouse.
Après mon départ, prends une autre épouse. Réjouis-moi avec un sourire
brave, donne-moi ta bénédiction et envoie-moi au rakshasa.’’
Après avoir écouté les paroles de sa femme, le brahmane l’embrassa
tendrement et complètement submergé par son amour et par son courage, il
71
pleura comme un enfant. Lorsqu’il put retrouver sa voix, il répondit : ‘’Ô, ma
noble bien-aimée ! Quelles sont ces paroles ? Puis-je endurer la vie sans toi ?
Le premier devoir d’un homme marié, c’est de protéger sa femme. Je serais
certainement un misérable pécheur, si je vivais après t’avoir abandonnée au
rakshasa en sacrifiant l’amour et le devoir.’’
La fille qui écoutait cette conversation pénible les interrompit en sanglotant :
‘’Ecoutez-moi, toute enfant que je suis et puis, faites ce qui est approprié. Je
suis la seule dont on peut se passer pour le rakshasa. Par le sacrifice d’une
seule âme, la mienne, il est possible de sauver les autres. Laissez-moi être la
petite embarcation qui vous permettra de traverser la rivière de cette calamité.
Si tous les deux, vous mourrez, moi et mon petit frère, nous périrons
rapidement, sans protection dans ce monde cruel. Si ma seule mort peut
sauver notre famille de la destruction, quelle bonne mort ce serait là pour moi !
Même si vous ne considérez que mon seul intérêt, vous devriez m’envoyer au
rakshasa.’’
Après avoir écouté les paroles braves de l’enfant, les parents l’embrassèrent
tendrement et pleurèrent de plus belle. Et en les voyant tous pleurer, le
garçon qui était à peine plus âgé qu’un bébé se mit à zozoter, les yeux
flamboyants : ‘’Papa, pas pleurer. Maman, pas pleurer. Sœur, pas pleurer.’’
Et il s’approcha de chacun d’eux et s’assit sur leurs genoux, à tour de rôle.
Puis, il se mit debout, saisit un bâton et en le brandissant bien haut, il dit dans
son adorable gazouillis enfantin : ‘’Moi tuer rakshasa avec bâton !’’ L’action
et les paroles de l’enfant les firent sourire au beau milieu de leurs larmes, mais
elles ne firent qu’ajouter à leur immense tristesse. Sentant que le moment
était propice pour intervenir, Kuntidevi entra et elle s’enquit de la cause de
leur tristesse et demanda s’il y avait quelque chose qu’elle pouvait faire pour
les aider.
Le brahmane dit : ‘’Mère, c’est un malheur qui dépasse de loin votre aide.
Près de la ville, il y a une caverne où vit un rakshasa cruel et terriblement
72
puissant qui s’appelle Bakasura. Il s’est emparé de cette ville et du royaume
par la force, il y a treize ans, et depuis lors, il nous maintient dans une
servitude cruelle. Le roi de ce pays a fui dans la ville de Vetrakiya et il est
incapable de nous protéger. Autrefois, ce rakshasa sortait de sa caverne à
sa guise et affamé, il tuait indistinctement les hommes, les femmes et les
enfants de cette ville. Les habitants prièrent le rakshasa pour en arriver à une
sorte de traité à la place de cette boucherie aveugle. Ils prièrent : ‘’Ne nous
tuez pas comme cela au hasard, selon votre bon plaisir, et chaque semaine
nous vous apporterons suffisamment de viande, de riz, de laitages et de
liqueurs et beaucoup d’autres mets raffinés. Nous vous apporterons tout
cela dans un char tiré par deux bœufs conduits par un humain qui sera choisi
dans chacune de nos maisons, à tour de rôle. Vous pourrez manger le tout,
mais de grâce, abstenez-vous de cette orgie de massacre inconsidérée.’’ Le
rakshasa accepta les termes de la proposition. Depuis ce jour-là, ce puissant
rakshasa protège le royaume des raids étrangers et des bêtes sauvages. Cet
arrangement est en vigueur depuis de nombreuses années.
On n’a trouvé aucun héros pour libérer le pays de ce fléau, car le rakshasa a
systématiquement vaincu et tué tous les hommes braves qui ont essayé.
Mère, notre souverain légitime est incapable de nous protéger. Les citoyens
d’un pays dont le roi est faible ne devraient pas se marier ni avoir d’enfants.
Une vie de famille digne avec un bonheur domestique et de la culture n’est
possible que sous le règne d’un roi bon et fort. L’épouse, les richesses et le
reste, rien n’est en sécurité, s’il n’y a pas un roi digne de ce nom qui nous
gouverne, et après avoir longtemps souffert à la vue du chagrin des autres,
c’est à présent notre tour d’envoyer une personne comme proie pour le
rakshasa. Je n’ai pas les moyens d’acheter un remplaçant. Aucun de nous ne
pourra supporter de vivre après l’envoi de l’un d’entre nous à une mort cruelle
et donc, j’irai avec toute ma famille. Que cet infâme glouton se goinfre avec
nous tous. Je vous ai chagrinée avec toutes ces choses, mais vous avez voulu
savoir. Seul Dieu peut nous aider, mais nous avons perdu tout espoir.’’
73
Les vérités politiques contenues dans cette histoire d’Ekachakra sont
remarquables et suggestives.
Kunti discuta de la question avec Bhimasena et elle revint auprès du
brahmane. Elle dit : ‘’Homme bon, ne désespère pas. Dieu est grand. J’ai
cinq fils. L’un d’entre eux apportera la nourriture au rakshasa.’’
Le brahmane sursauta de surprise, mais ensuite, il secoua tristement la tête et
il ne voulut rien entendre à propos d’un sacrifice de remplacement. Kunti dit :
‘’Ô brahmane, ne craignez rien. Mon fils est doté de pouvoirs surhumains qui
lui viennent de mantras et il tuera certainement ce rakshasa, comme je l’ai moimême vu tuer beaucoup d’autres rakshasas semblables. Mais gardez cela
secret, car si vous le révélez, son pouvoir risquerait d’être réduit à néant.’’
Kunti craignait que, si leur histoire était ébruitée à l’étranger, les sbires de
Duryodhana y voient la griffe des Pandavas et ne découvrent leur situation.
Une joie sans borne et un enthousiasme démesuré envahirent Bhima à la
suite des dispositions prises par Kunti. Les autres frères rentrèrent avec
leurs aumônes. Dharmaputra vit le visage de Bhimasena qui rayonnait d’une
joie qui l’avait déserté depuis longtemps et il en déduisit qu’il avait
certainement en tête une aventure périlleuse et il interrogea Kunti qui lui
révéla tout.
Yudhishthira dit : ‘’Qu’est-ce que c’est que ça ? N’est-ce pas imprudent et
irréfléchi ? En comptant sur la force de Bhima, nous dormons sans crainte ni
souci. N’est-ce pas par la force et par l’audace de Bhima que nous espérons
regagner le royaume dont nos ennemis fourbes se sont emparés ? N’est-ce
pas grâce aux prouesses de Bhima que nous avons pu nous échapper du
palais de laque ? Et tu es en train de risquer la vie de Bhima qui est notre
74
protection actuelle et notre futur espoir. Je crains que ces multiples épreuves
n’aient obscurci ton jugement.’’
Kuntidevi répondit : ‘’Cher fils, nous avons vécu heureux pendant de
nombreuses années dans la maison de ce brahmane. Le devoir, nenni, la plus
haute vertu de l’homme, c’est de rendre le bien dont il a profité en faisant le
bien à son tour. Je connais l’héroïsme de Bhima et je n’ai aucune crainte.
Rappelez-vous qui nous a portés depuis Varanavata et qui a tué le démon
Hidimba. C’est notre devoir de servir cette famille brahmane.’’
Ensuite, les habitants arrivèrent chez le brahmane avec beaucoup de variétés
de viandes, de mets raffinés, de laitages et de liqueurs, placés dans un char
tiré par deux bœufs. Bhima monta dans le char et prit la direction de la
caverne du rakshasa.
Le char avançait, accompagné par de la musique. Quand ils atteignirent
l’endroit habituel, les habitants rebroussèrent chemin en laissant Bhima
continuer seul. Les alentours de l’antre du rakshasa étaient immondes, avec
des os, des cheveux et du sang partout et ils grouillaient de vermine et de
fourmis. Bhima vit qu’ils étaient jonchés de bras, de jambes et de têtes
arrachés et mutilés et que des charognards décrivaient des cercles, sentant la
nourriture. Bhima arrêta le char et se mit à dévorer avec voracité la nourriture
destinée au rakshasa en se disant : ‘’Je dois manger la nourriture avant qu’elle
ne se perde dans la confusion du combat avec le rakshasa. De plus, après
l’avoir tué, je serai souillé par le contact avec son cadavre et je ne pourrai plus
la manger.’’
Le rakshasa, dont l’humeur avait déjà été échaudée par une longue attente,
devint comme fou, lorsqu’il vit ce que Bhima était en train de faire. Bhima
aperçut aussi le rakshasa et il le défia. Le rakshasa, avec son corps énorme,
une moustache, une barbe, des poils roux et une gueule qui lui fendait la face
75
se rua sur Bhima qui souriait, imperturbable, et qui en esquivant sa prise,
continuait de manger en lui tournant le dos. Le rakshasa asséna une pluie de
coups sur le dos qui était tourné vers lui d’une manière aussi arrogante, mais
Bhima ne semblait pas s’en apercevoir et ne cessa pas de manger pour
autant. Le rakshasa déracina un arbre et le projeta sur Bhima qui même alors
ne se tourna pas vers lui, mais écarta simplement le missile d’un revers de sa
main gauche, tout en continuant de manger avec la droite. C’est seulement
après qu’il ait terminé jusqu’au dernier pot de yaourt et après qu’il se soit
rincé la bouche qu’il se leva avec un soupir de satisfaction et qu’il fit face au
rakshasa.
Un grand combat s’ensuivit. Bhima joua avec le rakshasa, en le projetant au
sol à volonté et en le priant de se relever et de continuer à se battre. C’est
ainsi que le rakshasa fut secoué par Bhima, comme s’il n’était qu’une simple
poupée de chiffons. Pour finir, Bhima le jeta une dernière fois au sol, posa un
genou sur son dos et il lui brisa la colonne vertébrale. Le rakshasa poussa un
effroyable hurlement de douleur et de désespoir en vomissant du sang et il
mourut. Bhima traîna sa carcasse jusqu’aux portes de la ville. Après être
rentré chez lui, il prit un bain et puis, il raconta sa journée, pour le plus grand
délice de sa mère.
76
XVI. LE SWAYAMVARA DE DRAUPADI
Pendant que les Pandavas vivaient déguisés en brahmanes à Ekachakrapura
leur parvinrent des nouvelles du swayamvara de Draupadi, la fille de
Drupada, le roi de Panchala. De nombreux brahmanes d’Ekachakrapura
projetaient de se rendre à Panchala dans l’espoir de recevoir les cadeaux
habituels et de voir les festivités et le faste d’un mariage royal. Avec son
instinct maternel, Kunti lut le désir de ses fils de se rendre à Panchala et de
gagner le cœur de Draupadi. Aussi dit-elle à Yudhisthira : ‘’Nous sommes ici
depuis si longtemps qu’il est temps de penser à aller quelque part ailleurs.
Nous connaissons par cœur ces collines et ces vallées et nous en sommes las.
Les aumônes que l’on nous donne diminuent et il ne serait pas bon de
s’éterniser. Gagnons plutôt le royaume de Drupada qui est réputé pour être
juste et prospère.’’ Kunti n’avait rien à envier à personne en termes de
sagesse du monde et de sagacité et elle put gracieusement deviner les
pensées de ses fils et leur épargner le côté gênant de les exprimer.
Les brahmanes partirent en groupes pour assister au swayamvara et les
Pandavas se mêlèrent à eux. Après une longue marche, ils arrivèrent dans la
belle ville de Drupada et ils trouvèrent à se loger dans la maison d’un potier.
Bien que Drupada et Drona étaient en paix extérieurement, le premier ne
put jamais oublier ou pardonner l’humiliation qu’il avait subie à cause du
second. Le vœu de Drupada, c’était de donner sa fille en mariage à Arjuna.
Drona aimait tellement Arjuna qu’il pourrait difficilement considérer le beaupère de son élève comme son ennemi juré et s’il y avait une guerre, Drupada
serait d’autant plus fort en étant le beau-père d’Arjuna. Quand il apprit la
nouvelle de l’anéantissement des Pandavas à Varanavata, il sombra dans la
douleur, mais plus tard, la rumeur qu’ils avaient pu s’échapper le soulagea.
La salle des mariages était somptueusement décorée et aménagée au milieu
d’un parterre de nouvelles maisons d’hôtes conçues pour loger les
77
prétendants du swayamvara et les invités. Des spectacles et des activités
avaient été organisés pour le divertissement du public et il y eut des festivités
splendides pendant deux semaines d’affilée.
Un arc impressionnant avait été installé dans la salle des mariages. Il était
demandé à celui qui était candidat à la main de la princesse de garnir l’arc
d’une corde et puis, à l’aide de celui-ci, de décocher une flèche d’acier à
travers l’ouverture centrale d’un disque qui tournait sur une cible placée en
hauteur. Ceci requérait une force et une adresse quasiment surhumaines et
Drupada proclama que le héros qui voulait obtenir sa fille devait accomplir
cette prouesse.
Beaucoup de princes vaillants étaient arrivés de toutes les parties de l’Inde.
Les fils de Dhritarashtra étaient là, de même que Karna, Krishna, Sisupala,
Jarasandha et Salya. En plus des concurrents, il y avait une foule énorme
de spectateurs et de visiteurs. Le bruit qu’ils faisaient ressemblait au tumulte
de l’océan, et par-dessus celui-ci s’élevaient les notes propices de la musique
festive de centaines d’instruments. Dhrishtadyumna précédait à cheval sa
sœur Draupadi qui montait un éléphant. Toute fraîche après avoir pris son
bain prénuptial et vêtue de soie flottante, Draupadi mit pied à terre et elle
entra dans la salle des mariages en la remplissant presque avec la douceur de
sa présence et la perfection de sa beauté. Tenant en main une guirlande et
jetant des coups d’œil timides aux princes vaillants qui, pour leur part, la
contemplaient avec une admiration muette, elle monta sur l’estrade. Les
brahmanes récitèrent les mantras de circonstance et offrirent des oblations
au feu. Après avoir psalmodié l’invocation pour la paix et après que la
musique se soit tue, Dhrishtadyumna prit Draupadi par la main et il la
conduisit au centre de la salle. Puis, il annonça à voix haute :
‘’Oyez, ô vaillants princes réunis au sein de cette assemblée ! Voici un arc,
voilà la cible et voici des flèches. Celui qui enverra cinq flèches consécutives
78
dans le trou de la roue et qui sans faillir touchera la cible, à condition qu’il soit
aussi d’une bonne famille et qu’il présente bien, obtiendra la main de ma
sœur.’’ Puis, il rapporta à Draupadi leur nom, leur lignée et il lui fit une
description des différents prétendants qui étaient rassemblés là.
De nombreux princes réputés se levèrent, l’un après l’autre, et s’efforcèrent
vainement de garnir l’arc d’une corde : il était trop lourd et trop raide pour eux
et ils retournèrent à leurs places, confus et honteux. Sisupala, Jarasandha,
Salya et Duryodhana faisaient partie de ces candidats malheureux.
Quand Karna s’avança, toute l’assemblée s’attendait à ce qu’il réussisse,
mais il échoua d’un cheveu La corde retomba et l’arc puissant lui sauta des
mains, comme s’il était vivant. Il y eut une grande clameur et des paroles
empreintes de colère, certains allant même jusqu’à dire que c’était là un test
impossible destiné à embarrasser les rois. Puis, le brouhaha s’estompa, car du
groupe des brahmanes s’était levé un jeune homme qui s’avança vers l’arc.
C’était Arjuna qui était venu, déguisé en brahmane. Quand il se leva, une
clameur sauvage jaillit de nouveau de la foule. Les brahmanes eux-mêmes
étaient partagés : certains étaient ravis qu’il y en ait un parmi eux qui avait le
courage de concourir, alors que d’autres, plus envieux ou plus au courant des
affaires du monde, critiquaient l’impudence de ce brahmacharin d’entrer en
lice, quand des héros comme Karna, Salya et d’autres avaient échoué. Mais
il y en avait d’autres encore qui tenaient un langage différent, car ils avaient
remarqué la noble silhouette du jeune homme. Ils dirent : ‘’D’après son
apparence, nous pensons qu’il va gagner. Il a l’air sûr de lui et il sait
certainement de quoi il en retourne. Peut-être est-il physiquement plus faible,
mais est-ce une question de force brutale ? Qu’en est-il du pouvoir des
austérités ? Pourquoi ne devrait-il pas essayer ?’’ Et ils le bénirent.
Arjuna s’approcha de l’endroit où l’arc se trouvait et il demanda à
Dhrishtadyumna : ‘’Un brahmane peut-il tenter sa chance ?’’
79
Dhrishtadyumna répondit : ‘’Ô meilleur d’entre les brahmanes, ma sœur
deviendra l’épouse de quiconque provient d’une bonne famille, présente bien,
parvient à garnir l’arc d’une corde et à abattre la cible. Mes paroles tiennent
toujours et il n’est pas question de revenir dessus.’’
Arjuna médita sur Narayana, le Dieu suprême, il saisit l’arc et il garnit l’arc
d’une corde avec aisance. Il encocha une flèche et il jeta un coup d’œil à la
ronde en souriant, alors que la foule était subjuguée et silencieuse. Puis, sans
pause ni hésitation, il décocha cinq flèches d’affilée qui atteignirent la cible à
travers le dispositif tournoyant, ce qui provoqua sa chute. La foule rugit et il
y eut une salve bruyante de la part des instruments de musique.
Les brahmanes, qui étaient nombreux dans l’assemblée, poussaient des cris
de joie en agitant leurs peaux de daim et exultaient, comme si la communauté
toute entière avait conquis Draupadi. Le tumulte qui s’ensuivit fut
indescriptible. Draupadi était resplendissante. Son visage rayonnait d’un
bonheur qui brillait dans ses yeux en regardant Arjuna. Elle s’approcha de
lui et elle plaça la guirlande autour de son cou. Yudhisthira, Nakula et
Sahadeva retournèrent à la hâte dans la maison du potier pour communiquer
sur le champ la bonne nouvelle à leur mère. Seul Bhima resta, de peur que les
kshatriyas ne constituent un danger pour Arjuna.
Comme Bhima l’avait prévu, les princes furent prompt à la colère. Ils dirent :
‘’La pratique du swayamvara, le choix d’un époux ne prévaut pas chez les
brahmanes. Si cette jeune fille ne veut pas épouser un prince, elle devrait
rester vierge et s’immoler sur le bûcher. Comment un brahmane pourrait-il
l’épouser ? Nous devrions nous opposer à un tel mariage et l’empêcher pour
protéger la justice et sauver la pratique du swayamvara du danger qui la
menace.’’ Une bagarre semblait imminente. Bhima déracina un arbre et après
l’avoir dûment élagué, il vint se placer à côté d’Arjuna, armé de cette
80
formidable matraque et prêt à toute éventualité. Draupadi ne prononça pas
un mot, mais elle tenait un pan de la peau de daim qui recouvrait Arjuna.
Krishna, Balarama et d’autres cherchèrent à calmer les princes qui avaient
créé la confusion. Arjuna prit la direction de la maison du potier, accompagné
par Draupadi.
Pendant que Bhima et Arjuna escortaient Draupadi jusqu’à leur résidence
provisoire, Dhrishtadyumna les suivit de loin et discrètement, il observa tout
ce qui se passa là-bas. Il fut stupéfait et ravi par ce qu’il vit et dès son retour,
il dit secrètement au roi Drupada : ‘’Père, je pense que ce sont les Pandavas.
Draupadi les accompagnait en tenant un pan de la peau de daim de ce jeune
homme et elle n’était pas du tout décontenancée. Je les ai vus tous les cinq,
ainsi qu’une vénérable et auguste dame qui sans doute est Kunti elle-même.’’
A l’invitation de Drupada, Kunti et les Pandavas se rendirent au palais.
Dharmaputra confia au roi qu’ils étaient les Pandavas. Il l’informa aussi de
leur décision d’épouser tous les cinq Draupadi. Drupada se réjouit de savoir
qu’ils étaient les Pandavas, ce qui apaisa toute angoisse concernant l’inimitié
de Drona, mais il fut sidéré et dégoûté, lorsqu’il apprit qu’ils épouseraient
conjointement Draupadi.
Drupada s’y opposa et dit : ‘’C’est contraire à la moralité ! Comment cette
idée a-t-elle pu entrer dans votre tête, cette idée immorale qui va à l’encontre
de l’usage traditionnel ?’’
Yudhisthira répondit : ‘’Ô roi, veuillez nous excuser. Dans une période de
grand péril, nous avons fait le vœu de tout partager en commun et nous ne
pouvons pas briser ce vœu. Notre mère nous l’a ordonné.’’
Drupada finit par céder et le mariage fut célébré.
81
XVII. INDRAPRASHTA
Quand les nouvelles des incidents qui se produisirent au swayamvara de
Panchala parvinrent à Hastinapura, Vidura se réjouit. Il se rendit
immédiatement chez Dhritarashtra et dit : ‘’Ô roi, notre famille s’est
renforcée, parce que la fille de Drupada est devenue notre belle-fille. Nos
étoiles sont bonnes !’’
Dhritarashtra pensa dans son affection aveugle pour son fils que c’était
Duryodhana qui avait également pris part au swayamvara, qui avait gagné
Draupadi. Sous le coup de cette fausse impression, il répondit : ‘’C’est
effectivement un bon moment pour nous, comme tu le dis ! Va immédiatement
chercher Draupadi et accueillons joyeusement Panchali.’’
Vidura se hâta de corriger l’erreur. Il dit : ‘’Les Pandavas sont bénis et en vie
et c’est Arjuna qui a conquis la fille de Drupada. Les cinq Pandavas l’ont
épousée conjointement suivant les rites prescrits par les Shastras. Avec leur
mère, Kuntidevi, ils sont heureux et sous la protection de Drupada.’’ Ces
paroles de Vidura frustrèrent Dhritarashtra, mais il dissimula sa déception.
Il dit à Vidura, avec une joie feinte : ‘’Ô Vidura, tes paroles me réjouissent !
Ces chers Pandavas sont donc réellement vivants ! Et nous les pleurions
comme morts ! La nouvelle que tu viens de me transmettre me met du baume
au cœur. Ainsi, la fille de Drupada est devenue notre belle-fille ! Bien, bien,
très bien !’’
La jalousie et la haine de Duryodhana redoublèrent, lorsqu’il découvrit que
les Pandavas avaient réussi à s’échapper du palais de laque et qu’après avoir
passé une année incognito, ils étaient maintenant devenus encore plus
puissants grâce à leur alliance avec le puissant roi de Panchala.
82
Duryodhana et son frère, Duhsasana allèrent trouver leur oncle, Sakuni et
lui dirent tristement : ‘’Mon oncle, nous sommes perdus ! Nous avons été
déçus en comptant sur Purochana. Nos ennemis, les Pandavas, sont plus
intelligents que nous et la fortune semble aussi les favoriser. Dhritarashtra et
Sikhandin sont devenus leurs alliés. Que pouvons-nous faire ?’’
Karna et Duryodhana se rendirent chez Dhritarashtra. Duryodhana dit :
‘’Tu as dit à Vidura que des jours meilleurs nous attendaient. Est-il meilleur
pour nous que nos ennemis naturels, les Pandavas, sont tellement montés en
puissance qu’ils nous détruiront sûrement ? Nous n’avons pas pu réussir
notre complot contre eux et le fait qu’ils sont au courant constitue un danger
supplémentaire. Nous en sommes maintenant arrivés à ceci – ou bien nous
devons les détruire ici et maintenant ou bien nous périrons nous-mêmes. Faisnous la faveur de tes conseils concernant cette question.’’
Dhritarashtra répondit : ‘’Mon cher fils, ce que tu dis est juste. Cependant,
nous ne devrions pas laisser Vidura connaître notre état d’esprit, c’est
pourquoi je lui ai parlé ainsi. J’écoute maintenant tes suggestions quant à ce
que nous devrions faire.’’
Duryodhana dit : ‘’Je me sens tellement soucieux qu’aucun plan ne me vient à
l’esprit. Peut-être que nous devrions prendre avantage du fait que ces
Pandavas ne sont pas tous nés de la même mère et créer des dissensions
entre les fils de Madri et ceux de Kunti. Nous pourrions aussi tenter de
soudoyer Drupada pour qu’il rejoigne notre camp. Le fait qu’il ait donné sa
fille en mariage aux Pandavas ne devrait pas faire obstacle à ce qu’il devienne
notre allié. Il n’y a rien que ne peut accomplir le pouvoir de l’argent.’’
Karna sourit et dit : ‘’Ce sont là de vaines paroles !’’
83
Duryodhana poursuivit : ‘’Nous devrions veiller à ce que les Pandavas ne
viennent pas ici exiger de nous le royaume qui est maintenant en notre
possession. Nous pourrions charger certains brahmanes de propager des
rumeurs adéquates dans la ville de Drupada et de raconter que les Pandavas
seraient en grand danger, s’ils devaient se rendre à Hastinapura. Alors, les
Pandavas craindront de venir ici et nous serons en sécurité.’’
Karna répondit : ‘’Ces paroles sont également vaines ! Vous ne pouvez pas
les effrayer ainsi.’’
Duryodhana continua : ‘’Ne pouvons-nous pas créer la discorde chez les
Pandavas par l’intermédiaire de Draupadi ? Son mariage polygame est très
commode pour nous : nous provoquerons des doutes et des jalousies dans
leurs esprits avec les efforts d’expertes dans l’art de l’érotisme. Nous
réussirons certainement ! Nous pourrions nous arranger pour qu’une beauté
séduise certains fils de Kunti et ainsi, Draupadi se retournera contre eux. Si
Draupadi se met à soupçonner l’un d’entre eux, nous pourrions l’inviter à
Hastinapura et l’utiliser pour que notre plan prospère.’’
Une nouvelle fois, Karna rit avec dédain. Il dit : ‘’Aucune de vos suggestions
ne vaut quoi que ce soit ! Vous ne pouvez pas vaincre les Pandavas avec de
tels stratagèmes. Quand ils étaient ici et quand ils étaient encore comme des
oiseaux qui n’avaient pas encore développé leurs ailes, nous avons vu que
nous ne pouvions pas les tromper et vous pensez pouvoir les tromper
maintenant qu’ils ont acquis de l’expérience et qu’ils sont, qui plus est, sous la
protection de Drupada. Ils ont vu quels étaient vos desseins. Les
stratagèmes ne marcheront plus, maintenant. Vous ne pouvez pas semer la
zizanie parmi eux. Vous ne pouvez pas acheter le sage et honorable Drupada.
Il n’abandonnera jamais les Pandavas. Draupadi non plus ne se détournera
jamais d’eux. Par conséquent, il ne nous reste plus qu’une seule solution et
c’est de les attaquer avant qu’ils ne se renforcent encore et que d’autres amis
84
s’allient à eux. Nous devrions attaquer les Pandavas et Drupada par surprise
avant que Krishna ne s’unisse à eux avec l’armée des Yadavas. Nous
devrions choisir la voie héroïque, comme il convient à des kshatriyas. Toute
manigance sera vaine !’’
Ainsi parla Karna. Dhritarashtra n’arrivait pas à se décider. Par conséquent,
le roi fit appeler Bhishma et Drona et les consulta.
Bhishma fut très heureux d’apprendre que les Pandavas étaient en vie et
bien vivants en tant qu’hôtes du roi Drupada de Panchala, dont ils avaient
marié la fille. Consulté sur les mesures à prendre, Bhishma qui était sage avec
sa connaissance mûrie du bien et du mal, répondit : ‘’Le bon parti serait de les
accueillir et de leur donner la moitié du royaume. Les citoyens désirent aussi
un tel accord. C’est l’unique manière de préserver la dignité de notre famille. Il
y a beaucoup de propos inconsidérés et déshonorants à votre encontre
concernant l’incendie du palais de laque. Tous les reproches et même tous
les soupçons se dissiperont, si vous invitez les Pandavas et si vous leur
remettez la moitié du royaume. C’est ce que je conseille.’’
Drona conseilla la même chose et il suggéra d’envoyer un messager dûment
mandaté pour arriver à un arrangement à l’amiable et établir la paix.
Karna monta alors sur ses grands chevaux. Il était complètement dévoué à
Duryodhana et il ne pouvait absolument pas supporter l’idée de restituer une
partie du royaume aux Pandavas. Il dit à Dhritarashtra :
‘’Je suis surpris que Drona qui a reçu de vous richesses et honneurs ait fait
une telle suggestion. Un roi devrait examiner avec beaucoup de sens critique
l’avis de ses ministres avant de l’accepter ou de le rejeter.’’
85
Ayant entendu les paroles de Karna, Drona dit, avec des yeux qui lançaient
des éclairs : ‘’Ô homme pervers, tu recommandes au roi de suivre le mauvais
chemin ! Si Dhritarashtra ne fait pas ce que Bhishma et moi, nous avons
conseillé, les Kauravas seront certainement anéantis dans un proche avenir.’’
Alors, Dhritarashtra demanda conseil à Vidura qui répondit :
‘’Les conseils donnés par Bhishma, le chef de notre race et par le maître
Drona sont sages et ils ne devraient pas être négligés. Les Pandavas sont
aussi vos enfants, comme Duryodhana et ses frères. Vous devriez réaliser
que ceux qui vous conseillent de nuire aux Pandavas courent tout droit à la
destruction de la race. Drupada et ses fils, ainsi que Krishna et les Yadavas
sont les alliés loyaux des Pandavas. Il est impossible de les vaincre au combat.
Le conseil de Karna est sot et mauvais. Des bruits courent à l’étranger que
nous avons tenté de faire périr les Pandavas dans le palais de laque et nous
devrions d’abord essayer de nous laver de cette accusation. Les citoyens du
pays tout entier se réjouissent de savoir que les Pandavas sont vivants et ils
désirent les revoir. N’écoutez pas les paroles de Duryodhana. Karna et
Sakuni ne sont que des jeunes sans expérience qui ignorent comment on
dirige un Etat et qui sont incompétents en matière de conseil. Suivez les
conseils de Bhishma.’’
Au bout du compte, Dhritarashtra se résolut à établir la paix en donnant la
moitié du royaume aux fils de Pandu. Il envoya Vidura dans le royaume de
Panchala afin de ramener les Pandavas et Draupadi.
Vidura se rendit chez Drupada dans un véhicule rapide en emportant avec lui
beaucoup de bijoux précieux et d’autres présents de valeur.
Il rendit l’hommage qui lui était dû au roi Drupada et il le pria, au nom de
Dhritarashtra, d’envoyer les Pandavas à Hastinapura avec Panchali.
86
Drupada se méfiait de Dhritarashtra, mais il dit simplement : ‘’Les Pandavas
peuvent faire, comme ils l’entendent.’’
Vidura alla trouver Kuntidevi et il se prosterna devant elle. Elle dit : ‘’Ô, fils
de Vichitravirya, tu as sauvé mes fils. Ils sont par conséquent tes enfants. Je
te fais confiance et je ferai ce que tu conseilles.’’ Elle aussi avait des
soupçons concernant les intentions de Dhritarashtra.
Vidura la rassura : ‘’Il n’arrivera rien de mal à vos enfants. Ils hériteront du
royaume et ils acquerront beaucoup de renom. Venez. Partons.’’ Drupada
finit par donner son assentiment et Vidura retourna à Hastinapura avec les
Pandavas, Kunti et Draupadi.
En signe de liesse pour accueillir les princes bien-aimés qui rentraient chez
eux après de longues années d’exil, les rues d’Hastinapura avaient été
arrosées et ornées de fleurs et comme il en avait été décidé, la moitié du
royaume fut transmise aux Pandavas et Yudhishthira fut légitimement
couronné roi.
Dhritarashtra bénit le nouveau roi, Yudhisthira, et il lui dit adieu en ces
termes :
‘’Mon frère Pandu a rendu ce royaume prospère. Puisses-tu être le digne
héritier de son renom ! Le roi Pandu se plaisait à respecter mon avis. Aimemoi de la même manière. Mes fils sont mauvais et orgueilleux. J’ai fait cet
arrangement pour qu’il n’y ait ni conflit ni haine entre vous. Allez à
Khandavaprastha et faites-en votre capitale. Nos ancêtres, Pururavas,
Nahusha et Yayati gouvernaient le royaume de là-bas. C’était notre
ancienne capitale. Rebâtissez-la avec grandeur.’’
87
Ainsi parla Dhritarashtra à Yudhishthira. Les Pandavas rénovèrent
l’ancienne cité, construisirent des palais et des forts et ils la rebaptisèrent
Indraprastha, et elle ne fit que croître en richesse et en beauté et elle fit
l’admiration du monde. Les Pandavas y régnèrent avec bonheur pendant
trente-six ans avec leur mère et Draupadi sans dévier du chemin du dharma.
88
XVIII.
JARASANDHA
Les Pandavas régnaient magnifiquement sur Indraprastha et l’entourage de
Yudhishthira l’exhorta à célébrer le sacrifice rajasuya et à assumer le titre
d’empereur. Il est évident que l’impérialisme exerçait une fascination
irrésistible, même à cette époque.
Yudhisthira chercha conseil auprès de Sri Krishna. Quand Krishna apprit
que Dharmaputra désirait le voir, il se mit en route dans un char rapide et il
gagna Indraprastha.
Yudhishthira dit : ‘’Mes gens me poussent à accomplir le rajasuya, mais
comme tu le sais, seul celui qui peut obtenir le respect et l’allégeance de tous
les rois peut accomplir ce sacrifice et obtenir le statut d’empereur. Conseillemoi. Tu ne fais pas partie de ceux dont l’affection les rend aveugles et
partiaux. Et tu n’es pas non plus l’un de ceux qui conseillent pour plaire et
dont le conseil est plaisant plutôt qu’authentique ou sain.’’
Krishna répondit : ‘’Bien dit, et c’est pourquoi tu ne peux pas être empereur
tant que le puissant Jarasandha de Magadha est en vie et invaincu. Il a
vaincu de nombreux rois qu’il maintient dans la sujétion. Tous les kshatriyas –
y compris le redoutable Sisupala – redoutent sa vaillance et lui sont soumis.
N’as-tu pas entendu parler du cruel Kamsa, le fils d’Ugrasena ? Après qu’il
soit devenu le beau-fils et l’allié de Jarasandha, moi et les miens, nous avons
attaqué Jarasandha. Après trois ans de combats ininterrompus, nous avons
dû reconnaître la défaite, nous avons quitté Mathura et nous sommes allés
jusqu’à Dwarka, à l’ouest, où nous avons construit une nouvelle cité où nous
vivons dans la paix et dans l’abondance. Même si Duryodhana, Karna et
d’autres ne s’opposent pas à ce que tu assumes le titre d’empereur,
Jarasandha s’y opposera certainement et le seul moyen de surmonter son
opposition, c’est de le vaincre et de le tuer. Alors, tu pourras non seulement
89
accomplir le rajasuya, mais tu pourras aussi sauver et obtenir l’adhésion des
rois qui se morfondent dans ses prisons.’’
Après avoir entendu ces paroles de Krishna, Yudhisthira dit : ‘’Je suis
d’accord. Je ne suis que l’un de ces nombreux rois qui gouvernent leurs
royaumes avec équité et justice et qui mènent une vie heureuse dépourvue
d’ambition. Ce n’est que de la vanité et de la vaine gloire que de vouloir
devenir empereur. Pourquoi un roi ne devrait-il pas se satisfaire de son
propre royaume ? Je renonce donc à ce désir d’être empereur et vraiment, ce
titre ne me tente pas. Ce sont mes frères qui le souhaitent. Si toi-même, tu
crains Jarasandha, que pouvons-nous espérer faire ?’’
Bhima n’appréciait pas du tout cette espèce de contentement pusillanime.
Bhima dit : ‘’L’ambition est la plus noble vertu d’un roi. A quoi cela sert-il
d’être fort, si l’on ne connaît pas sa propre puissance ? Je ne puis me
réconcilier à vivre une vie de facilité et de contentement oisifs. Celui qui
rejette la mollesse et qui utilise comme il sied les moyens politiques peut
vaincre même de plus forts que lui. La force associée à la stratégie habile
peut certainement faire beaucoup. Qu’est-ce que la combinaison de ma force
unie à la sagesse de Krishna et à l’adresse d’Arjuna ne pourrait pas
accomplir ? Nous pourrons vaincre les forces de Jarasandha, si nous nous
unissons tous les trois et si nous procédons sans douter et sans peur.’’
Krishna l’interrompit : ‘’Jarasandha devrait certainement être tué et il le
mérite. Il a injustement jeté quatre-vingt-six princes en prison. Il projette
d’immoler cent rois et il attend d’en capturer encore quatorze. Si Bhima et
Arjuna sont d’accord, je les accompagnerai et ensemble, nous tuerons ce roi
par la ruse et nous libérerons les princes emprisonnés. J’apprécie cette
suggestion.’’
90
Ce conseil ne plut pas à Yudhisthira. Il dit : ‘’Ceci pourrait réellement
impliquer de sacrifier Bhima et Arjuna qui sont comme mes deux yeux,
simplement pour satisfaire le vain désir d’être empereur. Je n’apprécie guère
l’idée de les envoyer dans cette mission périlleuse. Il m’apparaît qu’il vaut
beaucoup mieux renoncer complètement à cette idée.’’
Arjuna dit : ‘’A quoi cela sert-il de vivre une vie dépourvue d’actes héroïques,
à nous qui sommes nés dans une lignée illustre ? Un kshatriya, même s’il est
doté de toutes les autres bonnes qualités n'acquerra aucun renom, s’il ne
s’emploie pas. L’enthousiasme est la mère de la réussite. Nous pouvons
saisir notre chance, si nous accomplissons nos devoirs énergiquement. Même
un homme puissant peut échouer de guerre lasse, s’il n’utilise pas les moyens
qu’il a. L’échec est dû dans la vaste majorité des cas à l’ignorance de sa
propre force. Nous savons que nous sommes forts et nous n’avons pas peur
d’utiliser cette force au maximum de nos capacités. Pourquoi Yudhishthira
devrait-il supposer que nous sommes incapables de réussir ici ? Quand nous
serons vieux, il sera toujours temps de revêtir la robe ocre, de nous rendre
dans la forêt et de passer le restant de nos jours dans la pénitence et dans
les austérités. A présent, nous devrions mener des vies énergiques et
accomplir des actes héroïques dignes de la tradition de notre race.’’
Krishna se réjouit d’entendre ces paroles et dit : ‘’Que pourrait conseiller
d’autre Arjuna, fils de Kunti, de la race des Bharatas ? La mort touche tout
le monde, le héros comme le zéro, mais le plus noble devoir d’un kshatriya,
c’est d’être fidèle à sa race et à sa foi, de vaincre ses ennemis dans un juste
combat et d’en tirer gloire.’’
Finalement, Yudhisthira acquiesça à l’opinion unanime que leur devoir
impliquait de pourfendre Jarasandha.
91
XIX. LA MISE À MORT DE JARASANDHA
Brihadratha régna sur le royaume de Magadha et fut célébré comme un
grand héros. Il épousa les filles jumelles du raja de Kasi et il jura d’être
impartial envers les deux.
Pendant longtemps, Brihadratha n’eut pas d’enfant. Déjà âgé, il remit son
royaume à ses ministres, il se rendit dans la forêt avec ses deux épouses et il
s’engagea dans des austérités. Il approcha le sage Kausika, du clan de
Gautama, car son cœur désirait toujours douloureusement des enfants. Le
sage fut ému par la compassion et lui demanda ce qu’il désirait. Il répondit :
‘’Je n’ai pas d’enfant et je suis venu dans la forêt après avoir renoncé à mon
royaume. Donnez-moi des enfants.’’
Le sage était rempli de compassion et alors qu’il réfléchissait à un moyen
d’aider le roi, une mangue tomba dans son giron. Il la cueillit et il la tendit au
roi avec cette bénédiction : ‘’Prenez-la, votre vœu sera exaucé !’’
Le roi coupa le fruit en deux parts égales et en donna une à chacune de ses
épouses. Il agit ainsi pour tenir sa promesse de rester impartial envers elles.
Quelque temps après avoir mangé le fruit, les femmes tombèrent enceintes.
L’accouchement eut lieu en temps voulu, mais au lieu de leur apporter la joie
attendue, il ne fit qu’accroître leur douleur, car chacune ne mit au monde
qu’une moitié d’enfant – la moitié sanguinolente d’une naissance monstrueuse
et révoltante constituée par les deux moitiés égales et parfaitement
complémentaires d’un bébé avec un œil, une jambe, un demi-visage, une
oreille, etc.
Au comble de la douleur, elles ordonnèrent à leurs servantes de placer les
parties sanguinolentes dans un linge et de les jeter. Les servantes firent
92
comme on le leur avait ordonné et elles jetèrent le paquet sur un tas d’ordures
dans la rue.
Par chance, une rakshasi cannibale tomba sur le paquet. En voyant les deux
morceaux de chair, elle exulta et en les ramassant, accidentellement, les deux
moitiés furent mises côte à côte et elles adhérèrent spontanément et se
transformèrent en un enfant complet et vivant, parfait sous toutes les
coutures. La rakshasi stupéfaite ne voulut pas tuer l’enfant. Elle prit l’aspect
d’une belle jeune femme, elle se rendit chez le roi et elle lui présenta l’enfant
en disant : ‘’C’est votre enfant !’’
Le roi en fut comblé et il remit l’enfant à ses deux épouses.
Cet enfant devint célèbre sous le nom de Jarasandha. Il devint un homme à la
force physique immense, mais son corps avait une faiblesse – en effet,
puisqu’il était constitué par la fusion de deux parties distinctes, il pouvait à
nouveau être scindé en deux, en employant une force suffisante.
Après avoir décidé la mise à mort de Jarasandha, Sri Krishna dit : ‘’Hamsa,
Hidimbaka, Kamsa et les autres alliés de Jarasandha ne sont plus là et à
présent qu’il est isolé, c’est le bon moment pour s’en débarrasser. Il est inutile
d’employer des armées. On doit le provoquer en combat singulier et le tuer.’’
Conformément au code d’honneur en vigueur à l’époque, un kshatriya devait
accepter le défi d’un duel – avec ou sans armes. Le duel sans armes était un
combat à mort avec des gantelets ou un genre de lutte à mort, du style catch.
C’était la tradition kshatriya à laquelle Krishna et les Pandavas eurent
recours pour occire Jarasandha.
93
Ils se déguisèrent en religieux vêtus de robes en fibres d’écorce et ils tenaient
en main des gerbes d’herbe sacrée, darbha. C’est ainsi qu’ils entrèrent dans
le royaume de Magadha et qu’ils arrivèrent à la capitale de Jarasandha.
Jarasandha était perturbé par des présages de mauvais augure. Afin
d’écarter tout danger, il fit célébrer des rites propitiatoires par les prêtres et
lui-même entreprit de jeûner et de faire pénitence. Krishna, Bhima et Arjuna
entrèrent sans arme dans le palais. Jarasandha les reçut avec respect, car
leur noble maintien semblait indiquer une origine illustre. Bhima et Arjuna ne
répondirent pas à ses quelques paroles de bienvenue, car ils souhaitaient
éviter d’avoir à dire des mensonges.
Krishna parla en leur nom : ‘’Ceux-ci observent actuellement un vœu de
silence, comme partie intégrante de leurs austérités. Ils ne pourront parler
qu’après minuit.’’ Jarasandha les reçut dans la salle des sacrifices, puis il
retourna au palais.
Il était dans les habitudes de Jarasandha de rencontrer de nobles âmes qui
avaient fait des vœux et de leur parler quand cela leur convenait et donc, il les
fit appeler à minuit. Leur comportement avait éveillé ses soupçons et il
constata aussi que leurs mains portaient des cicatrices laissées par le tir à
l’arc et qu’en plus, ils avaient l’allure fière de kshatriyas.
Lorsque Jarasandha leur demanda la vérité, ils dirent ouvertement : ‘’Nous
sommes tes ennemis et nous voulons un combat immédiat. Tu peux choisir
librement l’un d’entre nous pour se battre avec toi.’’
Après avoir découvert qui ils étaient, Jarasandha dit : ‘’Krishna, tu n’es qu’un
vacher et Arjuna n’est qu’un gamin. Bhima est célèbre pour sa force
physique. Je souhaite me battre avec lui.’’ Comme Bhima était sans armes,
Jarasandha accepta magnanimement de lutter sans armes.
94
Bhima et Jarasandha se valaient tellement en force qu’ils se battirent sans
interruption pendant treize jours sans se reposer et sans se restaurer sous
les regards tantôt remplis d’espoir et tantôt remplis d’angoisse de Krishna et
d’Arjuna. Le quatorzième jour, Jarasandha montra des signes d’épuisement
et Krishna souffla à Bhima que le temps était venu d’en finir avec lui.
Immédiatement, Bhima le souleva et après l’avoir fait tournoyer une centaine
de fois au-dessus de sa tête, il le projeta au sol et en empoignant ses deux
jambes, il déchira son corps en deux. Bhima rugit triomphalement.
Mais les deux moitiés se resoudèrent immédiatement et Jarasandha, réunifié,
se releva vigoureusement et il attaqua de nouveau Bhima.
Bhima était abasourdi par ce qu’il venait de voir et il ne savait plus que faire,
lorsqu’il vit Krishna ramasser un brin de paille, le déchirer en deux et jeter les
morceaux dans des directions opposées. Bhima comprit l’allusion et après
avoir de nouveau écartelé Jarasandha, il jeta les deux parties de son corps
dans deux directions opposées pour qu’elles ne puissent plus se réunir.
C’est ainsi que Jarasandha périt.
Les princes prisonniers furent libérés et le fils de Jarasandha fut couronné
roi de Magadha, puis Krishna, Bhima et Arjuna rentrèrent à Indraprastha.
95
XX.
LE PREMIER HONNEUR
Quitter une assemblée en guise de protestation n’est pas neuf et nous
apprenons du Mahabharata qu’on avait déjà recours à ce type de départ
précipité dans les temps anciens.
L’Inde ancienne était constituée par de nombreux Etats indépendants. Bien
qu’il y avait un seul dharma et une seule culture dans tout le pays, l’autonomie
de chaque Etat était scrupuleusement respectée. Occasionnellement, un
monarque fort et ambitieux cherchait à obtenir l’assentiment de ses pairs pour
exercer sa suzeraineté. Si ceux-ci marquaient leur accord, il célébrait le grand
sacrifice du rajasuya, auquel tous les rois vassaux participaient en signe de
reconnaissance de sa suprématie. En accord avec cette coutume, les
Pandavas invitèrent les autres rois après la mise à mort de Jarasandha et ils
célébrèrent le rajasuya.
Le moment de rendre les honneurs arriva. La coutume était de rendre
d’abord hommage à l’invité considéré comme le plus digne d’avoir la préséance
sur tous les autres. La question de savoir qui devrait être honoré en premier
fut soulevée. Le vénérable Bhishma soutenait catégoriquement que Sri
Krishna, le roi de Dwaraka, devrait recevoir les honneurs en premier lieu, une
opinion que partageait aussi Yudhisthira.
Yudhisthira suivit son conseil et Sahadeva qui suivit ses instructions rendit à
Sri Krishna les hommages prescrits par la tradition.
Sisupala, le roi de Chedi, qui haïssait Krishna, comme seule la méchanceté
peut haïr la bonté, ne put le supporter.
Il se moqua tout haut et dit : ‘’C’est complètement ridicule et injuste, mais je
ne suis guère surpris ! Celui qui a demandé conseil est né dans l’illégitimité.
96
(C’était une allusion insultante pour les fils de Kunti.) Celui qui a donné
conseil est né de qui décline toujours du haut vers le bas. (En référence au
fait que Bhishma est le fils du Gange, le fleuve s’écoulant naturellement du
haut vers le bas). Et celui qui a rendu les honneurs est aussi né illégitimement.
Et que dirais-je de l’homme qui a été honoré ! Un vulgaire vacher ! Les
membres de cette assemblée sont réellement stupides, s’ils n’ont rien à redire
à ceci ! Ce n’est pas un lieu pour des hommes dignes.’’ Quelques princes
applaudirent Sisupala. Encouragé par leurs applaudissements, celui-ci
s’adressa à Yudhishthira :
‘’Alors qu’il y a tant de rois qui sont rassemblés ici, c’est une honte que vous
ayez rendu le premier honneur à Krishna. Ne pas rendre honneur là où celuici est légitimement dû et rendre honneur, quand ce n’est pas mérité sont deux
offenses graves. Il est regrettable qu’avec toutes vos prétentions impériales,
vous ignoriez ceci !’’
De plus en plus en colère, il poursuivit : ‘’Ignorant les nombreux rois et les
nombreux héros qui sont ici, parce que vous les avez invités et les méprisant
malicieusement, vous avez rendu les honneurs royaux à un rustre, quelqu’un
d’insignifiant ; Vasudeva, le père de Krishna, n’était qu’un serviteur
d’Ugrasena. Il n’est même pas de sang royal. Est-ce l’endroit et l’occasion
d’exhiber votre partialité vulgaire pour Krishna, le fils de Devaki ? Est-ce
digne des fils de Pandu ? Ô, fils de Pandu ! Vous êtes des jeunes novices
incultes, complètement ignorants de la manière dont on dirige une assemblée
royale. Ce vieux radoteur de Bhishma vous a mal guidés et il vous a ainsi
couverts de ridicule. Krishna n’est pas du tout un monarque ! Ô
Yudhishthira, pourquoi avoir osé rendre honneur en premier à ce misérable
dans cette illustre assemblée de rois ? Il n’a même pas le mérite de l’âge – et si
vous respectez les cheveux gris, son père n’est-il pas encore en vie ? Vous
n’auriez certainement pas pu l’honorer comme précepteur, car votre
précepteur, c’est Drona, qui est ici dans cette assemblée. Est-ce en tant
97
qu’expert dans l’accomplissement des sacrifices que vous l’avez honoré ?
Certainement pas, car Vyasa, le grand maître, est présent. Il aurait mieux fallu
que vous ayez d’abord rendu hommage à Bhishma, car tout vieux radoteur
qu’il est, il a quand même le mérite d’être l’aîné de votre maison. Votre
précepteur familial, Kripacharya, est aussi présent dans cette assemblée.
Comment avez-vous pu alors rendre honneur en premier à ce vacher ?
Aswatthama, le héros qui est expert dans tous les Shastras est ici. Comment
avez-vous choisi Krishna en l’oubliant ?
Parmi tous les princes qui sont rassemblés ici, il y a Duryodhana. Et il y a
aussi Karna, le disciple de Parasurama. N’est-il pas le héros qui a combattu
Jarasandha d’une seule main et qui l’a vaincu ? Le négligeant par partialité
puérile, vous avez choisi de rendre honneur en premier lieu à Krishna –
Krishna qui n’est ni de sang royal, ni héroïque, ni cultivé, ni saint, et qui n’a
même pas les cheveux blancs – qui n’est rien d’autre qu’un vulgaire vacher !
Vous nous avez ainsi tous déshonorés, vous qui nous avez invités ici.
Ô rois ! Ce n’est pas par crainte que nous avons consenti à ce que
Yudhisthira prenne le titre d’empereur. Personnellement, nous ne nous
soucions pas beaucoup qu’il soit ami ou ennemi. Mais ayant entendu
beaucoup parler de sa rectitude morale, nous voulions le voir soutenir la
bannière du dharma. Il nous a maintenant impudemment déshonorés, après
tout ce bavardage sur la vertu et le dharma. Quelle vertu, quel dharma y avaitil en honorant prioritairement ce coquin de Krishna qui a tué Jarasandha
injustement ? Par conséquent, Yudhisthira devrait être déclaré inique.
Ô Krishna, quelle impudence de ta part d’accepter l’honneur immérité que
ces jeunes malavisés t’ont conféré ! T’es-tu oublié ? Ou as-tu oublié la
décence de la tradition ? Ne vois-tu pas que cette farce n’est qu’une parodie
effarante et une disgrâce pour toi ? C’est comme présenter un spectacle de
98
choix à un aveugle ou offrir une jeune fille en mariage à un eunuque !
Similairement, ces honneurs royaux sont un réel affront pour toi.
Il est maintenant évident que le prétendu empereur Yudhishthira, que le
sénile Bhishma et que ce Krishna sont tous fabriqués à partir du même bois.’’
Après que Sisupala eut prononcé ces paroles dures, il se leva et il sortit tout
en appelant les autres rois à faire pareil. Beaucoup le suivirent.
Yudhishthira les poursuivit et tenta de les calmer avec des paroles de paix,
mais ce fut vain, car ils étaient trop irrités pour être pacifiés. La vanité
agressive de Sisupala atteignit alors son paroysme et un terrible combat
entre Krishna et Sisupala s’ensuivit dans lequel ce dernier périt.
Le rajasuya fut dûment célébré et Yudhishthira fut couronné empereur.
99
XXI. SAKUNI ENTRE EN SCÈNE
Au terme du rajasuya, les princes, les prêtres et les aînés qui s’étaient réunis
pour l’occasion prirent congé et rentrèrent chez eux. Vyasa vint aussi dire
adieu. Dharmaputra se leva et le reçut avec tout le respect qui lui était dû et il
s’assit à ses côtés. Le sage dit : ‘’Ô fils de Kunti, tu as reçu le titre
d’empereur que tu mérites éminemment. Puisse l’illustre race des Kurus
acquérir encore plus de splendeur par ton intermédiaire. Permets-moi de m’en
retourner à mon ermitage.’’
Yudhishthira toucha les pieds de son aïeul et guru et il dit : ‘’Ô Maître, toi
seul peux supprimer mes appréhensions : des sages ont prédit l’arrivée
d’événements catastrophiques. Cette prédiction s’est-elle réalisée avec la
mort de Sisupala ou autre chose devrait-il encore suivre ?’’
Bhagavan Vyasa répondit : ‘’Mon cher enfant, il y a en réserve beaucoup de
tristesse et de souffrance pour les treize années à venir. Les présages
indiquent la destruction de la race des kshatriyas et ils ne se limitent pas à la
mort de Sisupala. Loin de là. Des centaines de rois périront et l’ancien
ordre des choses sera bouleversé. Cette catastrophe naîtra de l’hostilité qui
existe entre toi et tes frères d’un côté, et tes cousins, les fils de
Dhritarashtra, de l’autre. Elle aboutira à une guerre qui aura comme résultat
pratiquement l’annihilation de la race des kshatriyas. Personne ne peut aller à
l’encontre de son destin. Sois ferme et résolu dans la rectitude. Sois vigilant
et gouverne le royaume. Adieu.’’ Et Vyasa bénit Yudhisthira.
Les paroles de Vyasa remplirent Yudhishthira de tristesse et d’une grande
répugnance envers l’ambition matérielle et envers la vie elle-même. Il informa
ses frères de la prédiction du désastre inévitable. La vie lui paraissait amère
et lassante et son destin lui semblait particulièrement cruel et insupportable.
100
Arjuna dit : ‘’Tu es roi et il n’est pas approprié que tu sois la proie de
l’agitation. Faisons front face au destin sans nous laisser démonter et faisons
notre devoir.’’
Yudhishthira répondit : ‘’Frères, puisse Dieu nous protéger et nous donner
la sagesse. Pour ma part, je fais le vœu de ne jamais parler durement à des
membres de notre famille durant les treize prochaines années. J’éviterai tout
prétexte de conflit. Je ne céderai jamais à la colère qui est la cause principale
de l’hostilité ; mon devoir sera de ne jamais fournir aucune occasion à la colère
ou de prétexte à l’hostilité. Nous profiterons ainsi de l’avertissement donné
par Bhagavan Vyasa.’’ Ses frères exprimèrent leur accord cordial.
Le premier épisode qui aboutit au terrible massacre sur le champ de bataille
sanglant de Kurukshetra et l’épisode qui fut le déclencheur diabolique de
tout cela fut la partie de jeu de hasard à laquelle Sakuni, le mauvais génie de
Duryodhana, parvint à convaincre Yudhishthira de participer. Pourquoi le
sage et bon Yudhisthira se laissa-t-il convaincre par une telle initiative dont il
devait connaître les potentialités pernicieuses ?
La raison principale fut son idée fixe de rester en termes amicaux avec ses
cousins en ne s’opposant pas à leurs désirs, et une invitation amicale à une
partie de dés ne pouvait pas être sommairement refusée, puisque l’étiquette
de l’époque mettait un point d’honneur à accepter ce genre de jeu de hasard.
De par son angoisse même de favoriser la bonne volonté, il laissa le champ
libre aux semences empoisonnées de la haine et de la mort. C’est une
illustration de la futilité des plans humains, fussent-ils bien intentionnés ou
‘’sages’’, sans le secours divin. Notre meilleure sagesse est vaine contre le
sort et si la destinée est bonne, nos propres folies tournent à notre avantage.
Tandis que Dharmaputra débordait de sollicitude pour éviter à tout prix une
querelle, Duryodhana se consumait de jalousie à la pensée de la prospérité
101
des Pandavas qu’il avait pu observer dans leur capitale pendant le sacrifice
du rajasuya. Duryodhana vit des richesses sans précédent, de mirifiques
portes de cristal qui se dérobaient au regard et de nombreux objets d’art
exquis à la cour de Yudhisthira, tout cela suggérant une grande prospérité. Il
vit aussi à quel point les rois de nombreux pays étaient heureux de devenir les
alliés des Pandavas. Ceci lui causait une peine insupportable. Il était
tellement offusqué de la prospérité des Pandavas qu’il n’entendit pas Sakuni
qui s’était approché de lui et qui lui parlait.
Sakuni demanda : ‘’Pourquoi soupires-tu ? Pourquoi es-tu si tourmenté par la
peine ?’’
Duryodhana répondit : ‘’Yudhisthira, entouré par ses frères, est comme
Indra, le roi des dieux. Sous les yeux de l’assemblée des rois, Sisupala a été
tué et aucun d’eux n’a eu le courage de se lever et de le venger. Comme les
vaisyas qui vivent du commerce, ils ont troqué leur honneur, leurs joyaux et
leurs richesses en échange de la bienveillance de Yudhishthira. Maintenant,
comment pourrais-je m’empêcher d’être chagriné après avoir vu tout cela ? A
quoi bon vivre ?’’
Sakuni dit : ‘’Ô, Duryodhana, les Pandavas sont tes frères. Il n’est pas juste
de ta part d’être jaloux de leur prospérité. Ils ne font que profiter de leur
héritage légitime. De par leur bonne fortune, ils ont prospéré sans causer
aucun tort aux autres. Pourquoi devrais-tu être jaloux ? Comment leur force
et leur bonheur peuvent-ils diminuer ta grandeur ? Tes frères et tes relations
sont à tes côtés et ils t’obéissent. Drona, Aswatthama et Karna sont dans
ton camp. Pourquoi être chagriné, alors que Bhishma, Kripa, Jayadratha,
Somadatta et moi-même te soutiennent ? Toi-même, tu peux conquérir le
monde entier. Ne cède pas à la tristesse.’’
102
Après avoir entendu ces paroles, Duryodhana dit : ‘’Ô Sakuni, il est vrai
que beaucoup me soutiennent. Pourquoi ne ferions-nous pas la guerre et ne
chasserions-nous pas les Pandavas d’Indraprastha ?’’
Mais Sakuni dit : ‘’Non. Ce ne serait pas simple. Mais je connais le moyen
de chasser Yudhishthira d’Indraprastha sans se battre ni verser une seule
goutte de sang.’’
Les yeux de Duryodhana s’allumèrent, mais cela semblait trop beau pour
être vrai. Il demanda, incrédule : ‘’Oncle, est-il possible de vaincre les
Pandavas sans sacrifier aucune vie ? Quel est ton plan ?’’
Sakuni répondit : ‘’Yudhisthira adore le jeu de dés, mais il est très peu habile
et il est complètement ignorant de ses ruses et des opportunités qu’il offre
aux plus malins. Si nous l’invitons à une partie, il acceptera, suivant la
tradition des kshatriyas. Je connais les ruses du jeu et je jouerai en ton nom.
Yudhisthira sera aussi impuissant qu’un enfant contre moi. Je gagnerai pour
toi son royaume et sa richesse sans verser une seule goutte de sang.’’
103
XXII. L’INVITATION
Duryodhana et Sakuni se rendirent chez Dhritarashtra. Sakuni entama la
conversation. Il dit : ‘’Ô roi, Duryodhana est accablé par la peine et par
l’angoisse. Vous ne prêtez aucune attention à son insupportable tristesse.
Pourquoi une telle indifférence ?’’
Dhritarashtra, qui adorait son fils embrassa Duryodhana et dit : ‘’Je ne vois
pas pourquoi tu devrais être malheureux. Existe-t-il quelque chose dont tu ne
profites pas déjà ? Le monde entier est à tes pieds. Alors que tu es entouré
par toutes sortes de plaisirs, comme les dieux eux-mêmes, pourquoi devrais-tu
te morfondre ? Tu as appris les Vedas, l’archerie et d’autres sciences auprès
des meilleurs maîtres. En tant qu’aîné, tu as hérité du trône. Qu’y a-t-il que
tu puisses encore désirer ? Dis-moi.’’
Duryodhana répondit : ‘’Père, comme n’importe qui d’autre, riche ou pauvre,
je mange et je satisfais à mes besoins, mais je trouve la vie insupportable. A
quoi bon mener une telle vie ?’’ Et il révéla alors en détail la jalousie et la haine
qui le dévoraient et qui privaient la vie de saveur. Il parla de la prospérité qu’il
avait vue dans la capitale des Pandavas et qui pour lui était une plus grande
source d’amertume que la perte de tous ses biens ne pourrait l’être. Il
explosa : ‘’Se contenter de son lot n’est pas la caractéristique d’un kshatriya.
La peur et la pitié abaissent la dignité des rois. Ma richesse et les plaisirs ne
me satisfont pas, car j’ai vu la prospérité supérieure de Yudhisthira. Ô roi, les
Pandavas grandissent et nous sommes en recul.’’
Dhritarashtra dit : ‘’Mon fils bien-aimé ! Tu es notre fils aîné et l’héritier de la
splendeur et de la grandeur de notre race réputée. N’entretiens aucune
haine envers les Pandavas. Le chagrin et la mort seront les seuls résultats de
la haine à l’encontre des siens, particulièrement quand ils sont irréprochables.
Dis-moi, pourquoi haïs-tu l’innocent Yudhisthira ? Sa prospérité n’est-elle
104
pas aussi la nôtre ? Nos amis sont ses amis. Il ne nourrit aucune jalousie ni la
moindre haine envers nous. Tu es son égal en héroïsme et en ascendance.
Pourquoi devrais-tu être jaloux de ton frère ? Non ! Tu ne devrais pas être
jaloux.’’ Ainsi parla le vieux roi qui, bien que trop entiché de son fils, n’hésitait
pas à l’occasion à dire ce qui lui semblait juste.
Duryodhana n’apprécia pas du tout le conseil de son père et sa réponse ne
fut pas très respectueuse.
Il répondit : ‘’L’homme qui est dépourvu de bon sens, mais qui est rempli
d’érudition ressemble à une cuillère en bois plongée dans une marmite de mets
savoureux qu’elle ne goûte pas et dont elle ne profite pas. Tu as beaucoup
de connaissances en matière de bonne gouvernance, mais tu n’as aucune
sagesse pratique, comme tes conseils me l’indiquent clairement. Les usages
du monde sont une chose, mais l’administration d’un Etat, c’est tout à fait
différent. Brihaspati a dit : ‘’L’indulgence et le contentement, bien qu’ils
soient les devoirs de l’homme ordinaire, ne sont pas des vertus chez les rois.’’
Le devoir du kshatriya, c’est la recherche constante de la victoire.’’ Ainsi
parla Duryodhana, en citant des maximes politiques et des exemples et en
faisant en sorte que la pire des raisons paraisse la meilleure.
Sakuni intervint alors et exposa en détail son plan infaillible d’inviter
Yudhishthira à une partie de dés, de le battre à plates coutures et de le
dépouiller de tout, sans avoir recours aux armes.
Le pernicieux Sakuni termina en disant : ‘’C’est suffisant, si vous envoyez
simplement une invitation au fils de Kunti pour une partie de dés. Je
m’occupe du reste.’’
105
Duryodhana ajouta : ‘’Sakuni gagnera pour moi toutes les richesses des
Pandavas sans même combattre, si tu acceptes simplement d’inviter
Yudhisthira.’’
Dhritarashtra dit : ‘’Ta suggestion ne me paraît pas juste. Demandons à
Vidura. Il nous conseillera correctement.’’
Mais Duryodhana ne voulut pas en entendre parler. Il dit à son père :
‘’Vidura ne nous donnera que les platitudes de la moralité ordinaire qui ne
nous serviront à rien. La politique des rois doit être très différente des
maximes modèles des manuels ; c’est une matière plus grave dont le test est le
succès. Qui plus est, Vidura ne m’aime pas et il a un faible pour les Pandavas.
Tu le sais aussi bien que moi.’’
Dhritarashtra dit : ‘’Les Pandavas sont forts. Je ne pense pas qu’il soit sage
de provoquer leur hostilité et cette partie de dés ne fera qu’y conduire. Les
passions qui seront les conséquences du jeu ne connaîtront aucune limite.
Nous devrions y renoncer.’’
Mais Duryodhana insista : ‘’Savoir gouverner sagement consiste à se
défaire de toute crainte et à se protéger par ses propres efforts. Ne
devrions-nous pas forcer le résultat, pendant que nous sommes encore plus
puissants qu’eux ? C’est cela, la prévoyance réelle. L’opportunité perdue ne
se présentera peut-être plus jamais et ce n’est pas comme si nous avions
inventé le jeu de dés pour nuire aux Pandavas. C’est un passe-temps ancien
auquel les kshatriyas ont toujours pris part et s’il nous sert maintenant pour
gagner notre cause sans effusion de sang, où est le mal ?’’
Finalement, à court d’argument et par pure fatigue et désespérant de
dissuader son fils, Dhritarashtra marqua son accord et ordonna aux
106
serviteurs de préparer une salle de jeux. Il ne put pourtant pas s’empêcher de
consulter secrètement Vidura sur la question.
Vidura dit : ‘’Ô roi, ceci provoquera sans aucun doute la destruction de notre
race en suscitant une haine inextinguible.’’
Dhritarashtra, qui ne savait pas s’opposer aux sollicitations de son fils, dit :
‘’Si la fortune nous sourit, je n’ai aucune crainte au sujet de cette partie.
Mais si au contraire, la fortune ne nous sourit pas, que pourrions-nous y
faire ? Car le destin est tout-puissant. Va et invite de ma part Yudhisthira à
cette partie de dés.’’ Après en avoir reçu l’ordre, Vidura se rendit auprès de
Yudhisthira, porteur d’une invitation.
Le faible Dhritarashtra céda à son fils à cause de son attachement, tout en
sachant que c’était ainsi que le destin allait s’accomplir.
107
XXIII.
LES PARIS
A la vue de Vidura, Yudhisthira demanda anxieusement : ‘’Pourquoi es-tu si
sombre ? Est-ce que tout va bien chez nos parents à Hastinapura ? Le roi et
les princes vont-ils bien ?’’
Vidura le mit au courant de sa mission : ‘’Tout le monde va bien à
Hastinapura. Comment vous portez-vous ? Je suis venu pour vous inviter, au
nom du roi Dhritarashtra, à venir voir la nouvelle salle de jeux. Une nouvelle
salle magnifique a été construite, aussi belle que la vôtre. Le roi aimerait que
tu viennes avec tes frères pour l’inaugurer et pour jouer une partie de dés.’’
Yudhisthira voulut demander conseil à Vidura : ‘’Les jeux où l’on parie
suscitent des querelles entre les kshatriyas. Celui qui est sage les évitera, si
possible. Nous respectons toujours ton conseil. Que voudrais-tu que nous
fassions ?’’
Vidura répondit : ‘’Chacun est conscient que jouer aux dés est la source de
nombreux maux. J’ai fait de mon mieux pour m’opposer à cette idée. Mais le
roi m’a ordonné de t’inviter et je suis venu. Fais comme tu l’entends.’’
En dépit de cet avertissement, Yudhisthira se rendit à Hastinapura avec ses
frères et sa suite.
On pourrait se demander pourquoi le sage Yudhishthira répondit à
l’invitation. On peut invoquer trois raisons. Les hommes courent
consciemment à leur ruine, mus par la luxure, le jeu et l’alcool. Yudhisthira
aimait beaucoup les jeux de hasard. La tradition des kshatriyas en faisait un
point d’honneur et d’étiquette de ne pas refuser une invitation à un jeu de
dés. Il y a une troisième raison. Fidèle au vœu qu’il avait pris, quand Vyasa
l’avait mis en garde contre les querelles qui surviendraient et qui conduiraient
108
à la destruction de la race, Yudhishthira ne voulait fournir aucune occasion
de déplaisir ou de plainte en refusant l’invitation de Dhritarashtra. Ces
causes se combinèrent à son penchant naturel pour faire en sorte que
Yudhishthira accepte l’invitation et se rende à Hastinapura. Les Pandavas
et leur suite séjournèrent dans un palais somptueux qui avait été réservé pour
eux. Yudhishthira se reposa le jour de son arrivée et après la routine des
devoirs habituels, il se rendit à la salle de jeux, le lendemain matin.
Après l’échange des salutations d’usage, Sakuni annonça à Yudhishthira
que le tapis de jeu était prêt et il l’invita à prendre place.
Yudhishthira dit d’abord : ‘’Ô roi, les jeux de hasard ne sont pas une bonne
chose. Ce n’est ni par héroïsme, ni par le mérite que l’on gagne dans un jeu de
hasard. Asita, Devala et d’autres sages rishis versés dans les affaires du
monde ont déclaré que les jeux de hasard devraient être évités, car ils offrent
la possibilité de tricher. Ils ont aussi dit que la conquête par les armes est la
voie juste pour les kshatriyas. En êtes-vous conscient ?’’
Mais une partie de lui-même, affaiblie par sa prédilection pour ce jeu, luttait
contre son propre jugement et au fond de lui-même, Yudhishthira désirait
jouer. Dans sa discussion avec Sakuni, nous voyons ce conflit intérieur. Le
perspicace Sakuni détecta immédiatement cette faiblesse et dit : ‘’Qu’y a-t-il
de mal avec le jeu ? Qu’est-ce qu’une bataille, en fait ? Qu’est-ce qu’un
débat entre érudits védiques, même ? Celui qui est instruit dispose de
l’ignorant. Le meilleur gagne dans tous les cas. C’est juste un test de force,
d’adresse ou d’habileté, c’est tout et il n’y a rien de mal à cela. Pour ce qui est
du résultat, dans chaque domaine d’activité, l’expert dispose du débutant et
c’est aussi ce qui se passe au jeu de dés. Mais si tu as peur, tu ne dois pas
jouer, mais ne t’esquive pas avec cette excuse éculée du bien et du mal.’’
Yudhishthira dit : ‘’Bien, qui va jouer avec moi ?’’
109
Duryodhana dit : ‘’C’est ma responsabilité de déterminer l’enjeu. Mon oncle
Sakuni lancera les dés pour moi.’’
Yudhishthira était sûr de vaincre Duryodhana au jeu, mais avec Sakuni,
c’était une autre paire de manches, car c’était un expert réputé. Il hésita et il
dit : ‘’Je ne pense pas que ce soit la coutume de jouer à la place d’un autre.’’
Sakuni répondit d’un ton railleur : ‘’Je vois que tu essayes de trouver une
nouvelle excuse.’’
Yudhishthira rougit et faisant fi de toute prudence, dit : ‘’Bien, je vais jouer.’’
La salle était pleine à craquer. Drona, Kripa, Bhishma, Vidura et
Dhritarashtra étaient là. Ils savaient que le jeu finirait mal et ils regardaient
pitoyablement ce qu’ils ne pouvaient pas empêcher. Les princes regardaient
le jeu avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme.
Au début, ils misèrent des bijoux, et plus tard, de l’or, de l’argent, des chars et
des chevaux. Yudhishthira perdait continuellement. Après avoir perdu tout
cela, Yudhishthira mit en jeu ses serviteurs et il les perdit également. Il misa
ses éléphants et ses armées et il les perdit aussi. Les dés jetés par Sakuni
paraissaient à chaque coup obéir à sa volonté.
Yudhishthira perdit ses vaches, ses moutons, ses villes, ses villages et ses
citoyens et l’ensemble de ses biens. Abruti par l’infortune, il ne voulait pas
s’arrêter. Il perdit ses ornements et ceux de ses frères, ainsi que les vêtements
qu’ils portaient. Mais la malchance ne le lâchait pas ou plutôt la tricherie de
Sakuni le dépassait complètement.
Sakuni demanda : ‘’Y a-t-il quelque chose d’autre que tu puisses miser ?’’
110
Yudhishthira dit : ‘’Voici le magnifique Nakula. C’est l’une de mes richesses.
Je le mets en jeu.’’
Sakuni répondit : ‘’Vraiment ? Nous serons heureux de gagner ton prince
bien-aimé.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Sakuni lança les dés et le
résultat fut ce qu’il avait prédit.
Toute l’assemblée tremblait.
Yudhishthira dit : ‘’Voici mon frère, Sahadeva. Il est réputé pour ses
connaissances infinies dans le domaine des arts. C’est mal de le mettre en jeu,
mais je le fais. Jouons.’’
Sakuni lança les dés et dit : ‘’Voilà ! J’ai joué et j’ai gagné.’’ Yudhishthira
perdit également Sahadeva.
Le pervers Sakuni craignait que Yudhishthira puisse s’arrêter là, aussi il
fouetta Yudhishthira avec ces paroles :
‘’Pour toi, Bhima et Arjuna étant plus que des demi-frères, ils te sont
certainement plus chers que les fils de Madri. Tu ne les mettras pas en jeu, je
le sais.’’
Yudhishthira, rendu téméraire et piqué au vif par l’insinuation malveillante qu’il
avait peu de considération pour ses demi-frères répondit : ‘’Imbécile ! Tu
cherches à nous diviser ? Toi qui mènes une vie perverse, comment pourraistu comprendre la vie vertueuse que nous menons ?’’
Il poursuivit : ‘’Je mets en jeu Arjuna, toujours victorieux et qui traverse avec
succès tous les champs de bataille. Jouons !’’
111
Sakuni répondit : ‘’Je lance les dés’’ et il joua. Yudhishthira perdit aussi
Arjuna.
La folie frénétique d’infortune ininterrompue emporta encore plus loin
Yudhishthira. Les larmes aux yeux, il dit : ‘’Ô roi, Bhima, mon frère, est notre
chef de guerre. Il épouvante les démons et il est égal à Indra. Il ne peut jamais
souffrir aucun déshonneur et personne ne l’égale dans le monde entier en
termes de force physique. Je le mets en jeu’’ et il joua et il perdit également
Bhima.
Le cruel Sakuni demanda : ‘’Y a-t-il encore autre chose que tu puisses
offrir ?’’
Dharmaputra répondit : ‘’Oui ! Moi-même ! Si tu gagnes, je serai ton
esclave.’’
‘’Regardez ! Je vais gagner !’’ Après avoir prononcé ces paroles, Sakuni
lança les dés et il gagna. Ensuite, Sakuni se leva, il cria les noms des cinq
Pandavas et il proclama à voix haute qu’ils étaient tous devenus ses esclaves
légitimes.
L’assemblée regardait médusée. Sakuni se tourna alors vers Yudhishthira et
dit : ‘’Il y a encore un joyau que tu possèdes et si tu le mets en jeu, tu as
encore la possibilité de te libérer. Tu peux encore continuer le jeu en misant
ta femme, Draupadi.’’
Yudhishthira dit désespérément : ‘’Je la mets en jeu’’ et il tremblait
inconsciemment.
La détresse et l’agitation étaient perceptibles dans la partie de l’assemblée
où les aînés se trouvaient. Bientôt, de grands cris – ‘’Quelle honte !’’,
112
retentirent de toutes parts. Les plus émotifs pleuraient. D’autres encore
transpiraient et sentaient que la fin du monde était proche.
Duryodhana, ses frères et Karna exultaient. Dans ce groupe, seul Yuyutsu
baissait la tête en signe de honte et de tristesse et il poussa un profond
soupir. Sakuni lança les dés et il cria de nouveau : ‘’J’ai gagné !’’
Immédiatement, Duryodhana se tourna vers Vidura et dit : ‘’Va
immédiatement chercher Draupadi, l’épouse bien-aimée des Pandavas.
Dorénavant, qu’elle balaie et qu’elle nettoie notre palais ! Qu’elle vienne
immédiatement !’’
Vidura s’exclama : ‘’Es-tu fou ? Tu es suspendu à un fil au-dessus d’un abîme
sans fond ! Ivre de succès, tu ne le vois pas, mais il t’engloutira !’’ Après avoir
ainsi réprimandé Duryodhana, Vidura se tourna vers l’assemblée et dit :
‘’Yudhishthira n’avait pas le droit de miser Panchali puisqu’alors, il avait déjà
perdu sa liberté et perdu tous ses droits. Je vois que la ruine des Kauravas
est imminente et qu’ignorant les conseils de leurs amis et de leurs
sympathisants, les fils de Dhritarashtra vont droit en enfer.’’
Ces paroles de Vidura mirent Duryodhana en colère et il dit à Prathikami,
son conducteur de char : ‘’Vidura est jaloux de nous et il a peur des
Pandavas. Mais tu es différent. Va chercher Draupadi immédiatement.’’
113
XXIV.
LA DOULEUR DE DRAUPADI
Prathikami alla trouver Draupadi, comme son maître le lui avait ordonné. Il lui
dit : ‘’Ô vénérée princesse, Yudhishthira est tombé sous le charme du jeu de
dés et il vous a mise en gage et il vous a perdue. A présent, vous appartenez
à Duryodhana. Je suis venu sur l’ordre de Duryodhana pour vous emmener
afin que vous le serviez comme domestique dans ses appartements qui seront
désormais votre lieu de travail.’’
Draupadi, l’épouse de l’empereur qui avait célébré le rajasuya fut abasourdie
par cet étrange message. Elle demanda : ‘’Prathikami, qu’est-ce que tu
racontes ? Quel prince mettrait sa femme en gage ? N’avait-il rien d’autre à
miser ?’’
Prathikami répondit : ‘’C’est parce qu’il avait déjà perdu toutes ses autres
possessions et qu’il ne lui restait plus rien qu’il vous a mise en gage. Il lui
raconta alors toute l’histoire : la façon dont Yudhishthira avait perdu toutes
ses richesses et dont il l’avait finalement mise en gage, elle, après qu’il eut
d’abord perdu ses frères et puis lui-même.
Bien qu’une telle nouvelle aurait dû lui briser le cœur et lui arracher l’âme,
Draupadi retrouva rapidement ses esprits et, la colère flamboyant dans les
prunelles de ses yeux, elle dit : ‘’Retourne là-bas, cocher. Demande à celui
qui a joué s’il s’est d’abord perdu lui-même ou si c’est d’abord sa femme qu’il a
perdue. Pose cette question devant toute l’assemblée. Rapporte-moi sa
réponse et puis, tu pourras m’emmener.’’
Prathikami se présenta devant toute l’assemblée et se tournant vers
Yudhishthira, il lui posa la question posée par Draupadi.
Yudhishthira demeura sans voix.
114
Puis Duryodhana ordonna à Prathikami d’amener Panchali pour qu’elle
interroge elle-même son mari.
Prathikami retourna auprès de Draupadi et il dit avec humilité : ‘’Princesse,
Duryodhana désire que vous vous présentiez devant l’assemblée et que vous
posiez vous-même votre question.’’
Draupadi dit : ‘’Non. Retourne à l’assemblée et pose la question et demande
une réponse.’’
Ce que fit Prathikami.
Courroucé, Duryodhana se tourna vers son frère, Duhsasana et dit : ‘’Cet
homme est un idiot et il a peur de Bhima. Va chercher Draupadi, même si tu
dois la traîner ici.’’
Après avoir reçu cet ordre, le mauvais Duhsasana se hâta de faire
joyeusement la commission. Il se rendit auprès de Draupadi et cria : ‘’Viens !
Pourquoi traines-tu ? Tu nous appartiens, maintenant. Ne sois pas timide,
belle dame ! Montre-toi agréable envers nous, maintenant que nous t’avons
gagnée. Viens à l’assemblée’’ et dans son impatience, il fit mine de l’y emmener
par la force.
Panchali se leva en tremblant, le cœur endolori et elle tenta d’aller chercher
refuge dans les appartements privés de la reine de Dhritarashtra.
Duhsasana se précipita après elle, la saisit par les cheveux et il la traîna
jusqu’à l’assemblée.
C’est avec un frisson de répugnance que nous rapportons comment les fils
de Dhritarashtra se sont abaissés à commettre cet acte des plus vils.
115
Dès son arrivée à l’assemblée, Draupadi contrôla son angoisse et elle fit
appel aux aînés rassemblés là :
‘’Comment avez-vous pu consentir à ce que je sois mise en gage par le roi qui
avait lui-même été piégé au jeu et trompé par des personnes perverties,
expertes dans cet ‘’art’’ ? Puisqu’il n’était plus un homme libre, comment a-t-il
bien pu me mettre en gage ?’’ Tendant les bras et levant ses yeux ruisselants
et suppliants vers le ciel, elle cria d’une voix entrecoupée de sanglots :
‘’Si vous avez aimé et respecté les mères qui vous ont portés et qui vous ont
donné le sein, si l’honneur de vos femmes, de vos sœurs ou de vos filles vous
est cher, si vous croyez en Dieu et au dharma, ne m’abandonnez pas à cette
horreur plus cruelle que la mort !’’
Après avoir entendu cet appel déchirant – celui d’une pauvre biche frappée
à mort – les aînés baissèrent douloureusement et honteusement la tête.
Bhima ne pouvait plus se contenir. Son gros cœur gonflé trouva à se
soulager dans un rugissement de colère qui ébranla les murs mêmes, et en se
tournant vers Yudhisthira, il dit amèrement :
‘’Même des joueurs professionnels dépravés ne mettraient pas en gage les
catins qui vivent avec eux et toi, tu as laissé la fille de Drupada à la merci de
ces scélérats. Je ne puis supporter une telle injustice. Tu es la cause de cet
énorme crime. Mon frère, Sahadeva, apporte le feu. Je vais brûler les mains
qui ont jeté ces dés.’’
Mais Arjuna lui fit doucement une remontrance : ‘’Tu n’as jamais parlé ainsi
auparavant. Ce complot ourdi par nos ennemis nous attire aussi dans ses
filets et nous incite à de mauvaises actions. Nous ne devrions pas tomber
dans le panneau et jouer leur jeu. Prends garde.’’
116
Avec un effort surhumain, Bhima contrôla sa colère.
Vikarna, le fils de Dhritarashtra, ne put supporter la vision de la douleur de
Panchali. Il se leva et dit : ‘’Ô héros kshatriyas ! Pourquoi restez-vous
silencieux ? Je suis jeune, je le sais, mais votre silence me force à parler.
Ecoutez ! Yudhishthira a été attiré dans cette partie par une invitation bien
manigancée et il a mis en gage cette dame, alors qu’il n’avait pas le droit de le
faire, parce qu’elle n’appartient pas au seul Yudhisthira. Déjà pour cette
raison, la mise est illégale. De plus, étant donné que Yudhishthira avait déjà
perdu sa liberté et qu’il n’était plus un homme libre, comment pouvait-il avoir le
droit de l’offrir en gage ? Et il y a encore une objection supplémentaire.
C’est Sakuni qui l’a suggérée comme enjeu, ce qui est contraire à la règle du
jeu qui veut qu’aucun joueur ne puisse demander de mise spécifique. Si nous
considérons tous ces points, nous devons admettre que Panchali n’a pas été
légalement gagnée. C’est mon opinion.’’
Après que le jeune Vikarna ait ainsi courageusement parlé, la sagesse
donnée par Dieu aux membres de l’assemblée éclaira soudainement leurs
esprits. Il y eut de grandes salves d’applaudissements. Ils crièrent : ‘’Le
dharma est sauf ! Le dharma est sauf !’’
A ce moment-là, Karna se leva et dit :
‘’Ô Vikarna, oubliant qu’il y a des aînés dans cette assemblée, tu professes la
loi, bien que tu ne sois qu’un jouvenceau ! Par ton ignorance et par ton
imprudence, tu nuis à la famille même qui t’a mis au monde, tout comme la
flamme qui est produite par deux bouts de bois détruit sa source. C’est un
oiseau de bien mauvais augure, celui qui souille son propre nid. Au départ,
quand Yudhishthira était un homme libre, il a perdu tout ce qu’il possédait, ce
qui inclut Draupadi, bien sûr. Donc, Draupadi était déjà devenue la
propriété de Sakuni. Il n’y a rien d’autre à ajouter concernant cette question.
117
Même les vêtements qu’ils portent appartiennent maintenant à Sakuni. Ô
Duhsasana, saisis les vêtements des Pandavas et le sari de Draupadi et
remet-les à Sakuni.’’
En entendant les paroles cruelles et perverses de Karna, les Pandavas,
sentant qu’ils devaient subir le test du dharma jusqu’à l’extrême limite, se
dépouillèrent de leurs vêtements du haut pour montrer qu’ils étaient prêts à
suivre le chemin de l’honneur et du droit, à n’importe quel prix.
Duhsasana s’approcha alors de Draupadi et s’apprêta à saisir ses
vêtements par la force. Toute aide terrestre avait échoué et dans l’angoisse
du pur désespoir, elle implora la miséricorde divine : ‘’Ô Seigneur du monde’’,
gémit-elle, ‘’Dieu que j’adore et en qui j’ai confiance, ne m’abandonne pas
dans cette terrible situation. Tu es mon unique refuge. Protège-moi.’’ Et elle
s’évanouit. Alors, tandis que le vil Duhsasana se mettait à tirer honteusement
sur le sari de Draupadi et que les hommes de bien tremblaient et
détournaient leurs regards, alors même, un miracle se produisit grâce à la
miséricorde du Seigneur. C’est en vain que Duhsasana s’efforça de la
dépouiller de son sari, car chaque fois qu’il en tirait une longueur, on voyait de
nouvelles épaisseurs couvrir son corps et bientôt un énorme tas se forma
devant l’assemblée jusqu’à ce que Duhsasana renonce et s’asseye, vaincu
par la fatigue. L’assemblée en fut toute émerveillée et les hommes de bien
louèrent Dieu et pleurèrent.
Bhima, les lèvres tremblantes, prononça alors à haute voix ce terrible
serment : ‘’Puissé-je ne jamais rejoindre la demeure bénie de mes ancêtres, si
je ne déchire pas la poitrine et si je ne bois pas le sang du cœur de cette
immonde Duhsasana, la honte de la race des Bharatas.’’
118
Brusquement, on put entendre le hurlement des chacals. Des ânes se mirent
à braire et des corbeaux se mirent à pousser des cris stridents et dissonants
de tous côtés, présageant des calamités à venir.
Dhritarashtra qui réalisait que cet incident serait la cause de la perte de sa
race agit pour une fois avec sagesse et courage. Il appela Draupadi auprès
de lui et il tenta de l’apaiser avec des paroles pleines de douceur et
d’affection. Puis, il retourna vers Yudhishthira et il dit : ‘’Tu es tellement
irréprochable que tu ne peux pas avoir d’ennemis. Pardonne, dans ta
magnanimité, le mal commis par Duryodhana et chasses-en tout souvenir de
ton esprit. Reprends ton royaume, tes richesses et tout le reste et sois libre
et prospère. Retourne à Indraprastha.’’ Et les Pandavas quittèrent cette
salle maudite, déconcertés et abasourdis, voyant un miracle dans ce brusque
revirement du sort. Mais c’était trop beau pour durer.
Après le départ de Yudhishthira et de ses frères, il y eut une discussion
longue et véhémente dans le palais des Kauravas. Poussé par Duhsasana,
Sakuni et d’autres, Duryodhana critiqua son père pour avoir réduit à néant
leurs plans bien élaborés au seuil même de leur triomphe. Il cita l’aphorisme de
Brihaspati selon lequel nul stratagème ne devrait être considéré comme
mauvais, s’il a comme objet la destruction d’ennemis formidables. Il s’étendit
sur les prouesses des Pandavas et il exprima la conviction que leur unique
espoir de vaincre les Pandavas se situait dans la ruse, en prenant avantage de
leur fierté et de leur sens de l’honneur. Aucun kshatriya qui se respecte ne
pouvait refuser une invitation à une partie de dés. Duryodhana réussit à
obtenir le consentement fort réticent et qui ne présageait rien de bon de son
père à son nouveau plan pour attirer à nouveau Yudhishthira dans une partie
de dés.
En conséquence, un messager fut envoyé à la poursuite de Yudhishthira qui
avait pris le chemin du retour vers Indraprastha. Il rattrapa Yudhishthira avant
119
que celui-ci ne soit arrivé à destination et il l’invita à revenir, au nom du roi
Dhritarashtra. Après avoir entendu l’invitation, Yudhishthira dit : ‘’Le bien et
le mal viennent du destin et sont inévitables. Si nous devons à nouveau jouer
– nous devons, c’est tout. Un défi aux dés ne peut pas honorablement être
refusé. Je dois l’accepter.’’ Vraiment, comme Sri Vyasa dit : ‘’Il n’y a jamais eu
et il ne peut pas y avoir de cerf doré. Et cependant, Rama partit vainement à
la poursuite de ce qui ressemblait à un tel cerf. Il est certain que lorsque des
calamités sont imminentes, le jugement est d’abord détruit.’’
Dharmaputra revint à Hastinapura et se remit à jouer avec Sakuni, bien que
tout le monde dans l’assemblée tenta de l’en dissuader. Il semblait juste être
un pion poussé par Kali pour alléger le fardeau du monde. L’enjeu cette fois,
c’était que la partie vaincue devrait s’exiler dans la forêt avec ses frères, y
rester douze ans et passer une treizième année incognito ; s’ils étaient
reconnus au cours de la treizième année, ils devraient s’exiler à nouveau pour
une période de douze ans. Inutile de dire que Yudhishthira fut à nouveau
battu en cette occasion et les Pandavas prirent les vœux de ceux qui doivent
s’exiler dans la forêt. Tous les membres de l’assemblée baissèrent
honteusement la tête.
120
XXV. L’ANGOISSE DE DHRITARASHTRA
Quand les Pandavas prirent la direction de la forêt, une grande clameur et
des lamentations jaillirent de la population qui avait envahi les rues et qui était
montée sur les toits, les tours et les arbres pour les voir partir. Les princes
qui, hier encore circulaient dans des chars ornés de pierres précieuses ou sur
des éléphants majestueux sous les accents d’une musique auspicieuse s’en
allaient maintenant, à pied, accompagnés par une foule en larmes. Des cris
fusaient de toutes parts : ‘’Hélas ! Hélas ! Dieu ne voit-Il pas ceci, de làhaut ?
Dhritarashtra fit appeler Vidura et il lui demanda de décrire le départ en exil
des Pandavas.
Vidura répondit : ‘’Yudhishthira, le fils de Kunti, est parti, un voile dissimulant
ses yeux qui lançaient des éclairs ; Bhima suivait, le regard fixé sur ses deux
bras formidables qui le démangeaient ; Arjuna avançait en faisant pleuvoir du
sable, comme une pluie de flèches ; Nakula et Sahadeva avaient enduit leurs
corps de poussière et suivaient de près. Draupadi accompagnait
Dharmaputra, ses cheveux en bataille recouvrant son visage et ses yeux
ruisselant de larmes. Dhaumya, le prêtre, les accompagnait en chantant des
hymnes du Sama Veda invoquant Yama, le Seigneur de la mort.’’
Lorsqu’il entendit ces paroles, Dhritarashtra fut rempli d’une crainte et d’une
angoisse qui ne faisaient que croître. Il demanda : ‘’Que disent les citoyens ?’
Vidura répondit : ‘’Ô, grand roi, je vais vous dire ce que les citoyens de
toutes les castes et de tous les credo disent, avec leurs propres mots :’’Nos
dirigeants nous ont abandonnés. Honte aux aînés de la race des Kurus qui
ont permis qu’une telle chose se produise ! Le cupide Dhritarashtra et ses
fils ont chassé les fils de Pandu dans la forêt.’’ Tandis que les citoyens nous
121
accusent ainsi, les cieux mécontents sont striés d’éclairs dans un ciel sans
nuage, la terre tremble et il y a d’autres signes de mauvais augure.’’
Alors que Dhritarashtra et que Vidura s’entretenaient ainsi, le sage Narada
apparut brusquement devant eux et déclara : ‘’Dans quatorze ans, à partir de
ce jour, la race des Kauravas s’éteindra en raison du crime perpétré par
Duryodhana’’ et il disparut aussitôt.
Duryodhana et ses compagnons étaient remplis de terreur et ils
s’approchèrent de Drona en le suppliant de ne jamais les abandonner,
quoiqu’il arrive.
Drona répondit gravement : ‘’Je crois, avec les sages que les Pandavas sont
d’origine divine et qu’ils sont invincibles ; néanmoins, mon devoir est de
combattre pour les fils de Dhritarashtra qui s’en remettent à moi et à la table
de qui je mange. Je lutterai pour eux, cœur et âme, mais le destin est toutpuissant. Les Pandavas reviendront sûrement d’exil, enflammés par la colère.
Je sais ce qu’est la colère, car j’ai détrôné et déshonoré Drupada à cause de
ma colère à son égard. Implacablement revanchard, il a accompli un sacrifice
pour pouvoir être béni d’un fils qui me tuerait et on dit que Dhrishtadyumna
est ce fils. Comme le destin le veut, il est le beau-frère et l’ami fidèle des
Pandavas et les choses se déroulent comme il a été ordonné à l’avance. Vos
actions abondent dans la même direction et vos jours sont comptés. Ne
perdez pas votre temps : faites le bien, tant que vous le pouvez encore,
accomplissez un grand sacrifice, jouissez de plaisirs sans tache, faites la
charité aux nécessiteux. Un juste châtiment vous frappera dans quatorze
ans. Duryodhana, fais la paix avec Yudhishthira – c’est mon conseil – mais
bien entendu, tu feras ce que tu voudras.’’
Ces paroles de Drona n’eurent pas l’heur de plaire à Duryodhana.
122
Sanjaya demanda à Dhritarashtra : ‘’Ô roi, pourquoi êtes-vous anxieux ?
Le roi aveugle répondit : ‘’Comment pourrais-je connaître la paix après avoir
fait du mal aux Pandavas ?’’
Sanjaya dit : ‘’Ce que vous dites est tout à fait exact. La victime d’un destin
adverse deviendra d’abord pervertie en perdant son sens du bien et du mal.
Le Temps, le grand Destructeur, ne s’arme pas d’un bâton pour fracasser la
tête d’un homme, mais en détruisant son jugement, il le fait agir follement
jusqu’à son propre anéantissement. Vos fils ont grossièrement insulté
Panchali et ils ont emprunté le chemin de la destruction.’’
Dhritarashtra dit : ‘’Je n’ai pas suivi la voie sage du dharma et d’un homme
d’Etat qualifié, mais j’ai toléré d’être égaré par mon propre fils stupide et
comme tu le dis, nous filons tout droit vers l’abîme.’’
Vidura conseillait Dhritarashtra avec ardeur. Il lui disait souvent : ‘’Ton fils a
commis un tort immense. Dharmaputra a été spolié. N’était-ce pas ton devoir
de conduire tes enfants sur la voie de la vertu et de les détourner du vice ?
Tu devrais ordonner encore maintenant que le royaume que tu as octroyé
aux Pandavas leur soit restitué. Rappelle Yudhishthira de la forêt et fais la
paix avec lui. Tu devrais même contenir Duryodhana par la force, s’il
n’écoute pas la voix de la raison.’’
Au début, Dhritarashtra écoutait tristement et silencieusement, quand
Vidura lui parlait ainsi, car il savait que Vidura était plus sage que lui-même et
qu’il lui voulait du bien, mais sa patience s’éroda graduellement avec la
répétition de ses homélies.
Un jour, Dhritarashtra ne put plus le supporter : ‘’Ô Vidura’’, explosa-t-il,
‘’tu parles toujours en faveur des Pandavas et contre mes fils ! Tu ne
123
cherches pas notre bien. Duryodhana est né de ma propre chair. Comment
pourrais-je l’abandonner ? A quoi cela sert-il de conseiller cette ligne de
conduite qui n’est pas naturelle ? J’ai perdu ma foi en toi et je n’ai plus besoin
de toi. Tu es libre de rejoindre les Pandavas, si tu le veux !’’ Et tournant le
dos à Vidura, il se retira dans ses appartements.
Plein de tristesse, Vidura sentit que la destruction de la race des Kurus était
certaine et prenant Dhritarashtra au mot, il monta dans son char tiré par des
chevaux rapides et il se dirigea vers la forêt où les Pandavas vivaient.
Dhritarashtra fut bientôt envahi par le remords : ‘’Qu’ai-je fait ?’’, se lamentat-il. ‘’Je n’ai fait que renforcer encore les Pandavas en leur livrant le sage
Vidura.’’ Et ruminant ainsi, il fit venir Sanjaya et il lui demanda d’apporter à
Vidura un message qui portait le sceau du repentir et qui l’implorait de
pardonner les paroles irréfléchies d’un père malheureux et de revenir.
Sanjaya se hâta de se rendre à l’ermitage où séjournaient les Pandavas et il
les trouva vêtus de peaux de daim et entourés de sages. Il vit également
Vidura et il lui communiqua le message de Dhritarashtra en ajoutant que le roi
aveugle mourrait, le cœur brisé, s’il ne revenait pas.
Vidura, qui était le dharma incarné, avait le cœur tendre. Il fut fortement ému
et il rentra à Hastinapura.
Dhritarashtra étreignit Vidura et le différend qui les séparait fut noyé dans
des larmes d’affection mutuelle.
Un jour, le sage Maitreya se rendit à la cour de Dhritarashtra et il fut
accueilli avec beaucoup de respect.
124
Dhritarashtra implora sa bénédiction et lui demanda : ‘’Vénérable, vous avez
certainement rencontré mes enfants bien-aimés, les Pandavas, à Kurujangala.
Vont-ils bien ? L’affection mutuelle prévaudra-t-elle dans notre famille, sans
aucune diminution ?’’
Maitreya dit : ‘’J’ai rencontré Yudhishthira, par hasard, dans la forêt de
Kamyaka. Les sages de l’endroit étaient venus le voir. J’ai été mis au courant
des événements qui se sont déroulés à Hastinapura et j’ai été fortement
étonné que de telles choses aient pu se produire, alors que Bhishma et vousmême étiez en vie.’’
Plus tard, Maitreya vit Duryodhana qui était présent à la cour et il lui
conseilla pour son propre bien de ne pas nuire aux Pandavas qui non
seulement étaient eux-mêmes aussi puissants, mais qui étaient aussi
apparentés à Krishna et à Drupada, et de faire la paix avec eux.
L’obstiné et stupide Duryodhana se contenta de rire en se frappant les
cuisses et sans daigner répondre, il tourna les talons.
Maitreya se mit en colère et toisant Duryodhana, il lui dit : ‘’Tu es si arrogant
et tu te frappes les cuisses en te moquant de quelqu’un qui te veut du bien ?
Tes cuisses seront brisées par la masse de Bhima et tu mourras sur le champ
de bataille !’’ Ceci fit bondir Dhritarashtra qui tomba aux pieds du sage et
qui implora son pardon.
Maitreya dit : ‘’Ma malédiction n’opérera pas, si votre fils fait la paix avec les
Pandavas. Autrement, elle agira’’ et il s’éloigna de l’assemblée avec
indignation.
125
XXVI. LA PROMESSE DE KRISHNA
Dès que la nouvelle de la mise à mort de Sisupala par Krishna parvint à son
ami Salva, il fut très en colère et il fit le siège de Dwaraka avec une puissante
armée. Comme Krishna n’était pas encore revenu à Dwaraka, c’est l’ancien,
Ugrasena, qui était chargé de défendre la cité. Dwaraka était une forteresse
construite sur une île, qui disposait d’une forte garnison et qui était bien
pourvue en moyens de défense. De grandes casernes avaient été construites
et il y avait un stock abondant de nourriture et d’armes, et la garnison
comprenait dans ses rangs beaucoup de guerriers illustres. Ugrasena interdit
formellement la boisson et les amusements pour toute la période du siège.
Tous les ponts furent démolis et il fut interdit aux bateaux d’entrer dans les
ports du royaume. Des pointes métalliques furent plantées dans les douves
autour de la forteresse et les murs de la ville furent réparés. Tous les accès
de la ville étaient gardés avec des fils barbelés et les entrées et sorties étaient
strictement contrôlées à l’aide de permis et de mots de passe. Ainsi, aucune
disposition ne fut négligée qui pouvait encore renforcer la ville qui était déjà
de nature imprenable. Le salaire des soldats fut doublé. Les volontaires
étaient rigoureusement testés avant d’être acceptés comme soldats.
Le siège fut si rigoureusement mené que la garnison endura beaucoup de
privations. Lorsqu’il revint, Krishna fut touché au cœur par la souffrance de
sa ville chérie et il força immédiatement Salva à lever le siège en l’attaquant
et en lui infligeant une cuisante défaite. Ce n’est qu’après que Krishna fut
pour la première fois mis au courant des événements qui s’étaient passés à
Hastinapura : la partie de dés et l’exil des Pandavas. Il prit aussitôt le chemin
de la forêt où vivaient les Pandavas.
Beaucoup de monde accompagna Krishna, dont les hommes des tribus
Bhoja et Vrishni, Dhristaketu, le roi du pays de Chedi, et les Kekayas qui
étaient tous dévoués aux Pandavas.
126
Ils furent remplis d’indignation, quand ils apprirent la perfidie de Duryodhana
et ils clamèrent que la Terre boirait certainement le sang de ces gens cruels.
Draupadi s’approcha de Sri Krishna et d’une voix noyée par les larmes et
entrecoupée de sanglots, elle lui raconta toute l’histoire de ses maux.
Elle dit : ‘’J’ai été traînée jusqu’à l’assemblée, à peine vêtue. Les fils de
Dhritarashtra m’ont copieusement outragée et ils se délectaient de ma
douleur. Ils pensaient que j’étais devenue leur esclave et ils m’ont accostée et
traitée comme telle. Même Bhishma et Dhritarashtra avaient oublié ma
naissance, mes origines et notre parenté. Ô Janardhana, même mes époux ne
m’ont pas protégée des railleries et des insultes libidineuses de ces scélérats
immondes. A quoi servirent la force physique de Bhima et l’arc Gandiva
d’Arjuna ? Avec une telle provocation, même des lavettes auraient trouvé la
force et le courage de pourfendre les auteurs d’un tel affront ! Les Pandavas
sont des héros reconnus de par le monde et pourtant, Duryodhana vit
toujours. Moi, la belle-fille de l’empereur Pandu, j’ai été traînée par les
cheveux. Moi, l’épouse de cinq héros, j’ai été déshonorée. Ô Madhusudana,
même toi, tu m’avais abandonnée.’’ Elle tremblait, totalement incapable de
continuer, car elle était prise de convulsions.
Krishna était profondément ému et il tenta de consoler Draupadi. Il dit :
‘’Ceux qui t’ont mise au supplice seront frappés à mort dans le bourbier
sanglant d’une bataille perdue. Essuie tes larmes. Je fais la promesse
solennelle que tout le mal cruel qui t’a été fait sera totalement vengé. J’aiderai
les Pandavas, comme il se doit et tu deviendras impératrice. Le ciel peut
tomber sur la terre, la chaîne de l’Himalaya peut se briser en deux, la terre se
désagréger et les océans peuvent s’assécher, mais je te le dis, en vérité, je
tiendrai parole. Je te le jure.’’
Cette promesse, comme on le verra, s’accordait parfaitement avec la mission
des Avatars du Seigneur, comme le déclarent les Ecritures : ‘’Pour protéger
127
les vertueux, pour détruire les méchants et pour soutenir fermement la Loi, Je
m’incarne d’âge en âge.’’
Dhrishtadyumna réconforta aussi sa sœur et il lui dit comment un juste
châtiment rattraperait les Kauravas. Il lui dit : ‘’Je tuerai Drona et Sikhandin
causera la chute de Bhishma. Bhima prendra les vies du vil Duryodhana et
de ses frères. Arjuna tuera Karna, le fils du conducteur de char.’’
Sri Krishna dit : ‘’Quand cette calamité est arrivée, je n’étais pas à Dwaraka.
Si j’avais été là, jamais je n’aurais permis que cette partie de dés malhonnête
ait lieu. Je me serais rendu là-bas spontanément et j’aurais attisé le sens du
devoir de Drona, de Kripa et des autres aînés. J’aurais à tout prix empêché
cette partie de dés destructrice. Pendant que Sakuni trichait, je luttais
contre le roi Salva qui faisait le siège de ma ville. Ce n’est qu’après l’avoir
vaincu que j’ai été mis au courant de la partie de dés et de l’histoire sordide
qui l’a suivie. Cela me chagrine de ne pas pouvoir immédiatement effacer ta
peine, mais tu sais qu’il y a toujours de l’eau qui coule avant qu’une digue
brisée ne soit restaurée.’’
Krishna prit ensuite congé et il rentra à Dwaraka avec Subhadra, la femme
d’Arjuna et leur enfant, Abhimanyu. Dhrishtadyumna rentra à Panchala en
emmenant avec lui les fils de Draupadi.
128
XXVII. PASUPATA, L’ARME DE SHIVA
Au début de leur séjour dans la forêt, Bhima et Draupadi se disputaient à
l’occasion avec Yudhishthira. Ils soutenaient que seule une sainte colère était
appropriée pour un kshatriya et que la patience et l’indulgence sous les
affronts et les insultes n’étaient pas dignes de lui. Ils citaient des autorités de
poids et ils discutaient avec véhémence pour soutenir leurs arguments.
Yudhishthira répondait fermement qu’ils devaient respecter leurs promesses
et que l’indulgence était la plus haute vertu de toutes. Bhima brûlait
d’impatience d’attaquer et de tuer Duryodhana immédiatement et de
regagner le royaume. Il pensait qu’il était indigne de la part de guerriers de
continuer à résider docilement dans la forêt.
Bhima dit à Yudhishthira : ‘’Tu parles comme ceux qui récitent des mantras
védiques et qui se satisfont du son des mots, bien qu’ils en ignorent le sens.
Ton esprit est embrouillé. Tu es né comme un kshatriya, mais tu ne penses
pas et tu ne te comportes pas comme un kshatriya. Tu es devenu pareil à un
brahmane, par tempérament. Tu sais que les Ecritures prescrivent la sévérité
et l’initiative au kshatriya. Nous ne devrions pas laisser agir les mauvais fils de
Dhritarashtra à leur guise. Vaine est la naissance d’un kshatriya qui ne
conquiert pas ses ennemis fourbes. C’est mon opinion et pour moi, si nous
allons en enfer pour avoir tué un ennemi fourbe, cet enfer, c’est le paradis.
Ton indulgence nous brûle plus que les flammes. Elle nous fait bouillir,
Arjuna et moi-même, jour et nuit et elle nous prive de sommeil. Ces scélérats
se sont emparés de notre royaume par la tricherie, ils en jouissent et toi, tu
restes apathique, comme un python gavé. Tu dis que nous devrions
respecter notre promesse. Comment Arjuna qui est connu de tous peut-il
vivre incognito ? Les Himalayas peuvent –ils se cacher sous une touffe
d’herbe ? Comment Arjuna au cœur de lion, Nakula et Sahadeva peuventils vivre en se cachant ? La célèbre Draupadi peut-elle circuler sans être
reconnue par autrui ? Même en faisant l’impossible, les fils de Dhritarashtra
129
nous repéreront avec leurs espions. Donc, il n’est pas possible de tenir une
telle promesse qui nous a été extorquée dans le simple but de nous chasser à
nouveau pour une nouvelle période de treize ans. Les Shastras me
soutiennent encore, quand je dis qu’une promesse qui est dérobée n’est pas
une promesse. Une poignée d’herbes lancée à un taureau fatigué devrait
être une expiation suffisante pour réparer la rupture d’une telle promesse.
Tu devrais te résoudre à tuer nos ennemis immédiatement. Il n’existe aucun
devoir supérieur pour un kshatriya.’’
Bhima ne se lassait jamais de défendre avec insistance son opinion.
Draupadi aussi parlait du déshonneur qu’elle avait subi des mains de
Duryodhana, de Karna et de Duhsasana et elle citait des autorités
scripturaires qui donnaient des maux de tête à Yudhishthira. Parfois, celui-ci
répondait par de banales maximes de politique et il évoquait les forces
relatives des deux clans.
Il disait : ‘’Notre ennemi possède des partisans, tels que Bhurisravas,
Bhishma, Drona, Karna et Aswatthama. Duryodhana et ses frères sont des
experts dans l’art de la guerre. Beaucoup de princes feudataires et des
monarques puissants sont maintenant de leur côté. Bhishma et Drona n’ont
certainement aucun respect pour le caractère de Duryodhana, mais ils ne
l’abandonneront pas et ils sont prêts à sacrifier leurs vies à son côté sur le
champ de bataille. Karna est un combattant brave et habile et il connaît
l’utilisation de toutes les armes. Le cours de la guerre est imprévisible et le
succès est incertain. Il n’y a pas de raison de se précipiter.’’ C’est ainsi que
Yudhishthira parvenait avec difficulté à réfréner l’impatience des jeunes
Pandavas.
Plus tard, conseillé par Vyasa, Arjuna prit la direction des Himalayas pour
pratiquer des austérités dans le but d’obtenir de nouvelles armes auprès des
devas. Arjuna prit congé de ses frères et se rendit auprès de Panchali pour
130
lui dire adieu. Elle dit : ‘’Ô Dhananjaya, puisse ta mission prospérer ! Puisse
Dieu te donner tout ce que Kuntidevi a espéré et désiré, quand tu es né.
Notre bonheur, notre vie, notre honneur et notre prospérité dépendent de
toi. Retourne après avoir obtenu de nouvelles armes.’’ C’est ainsi que
Panchali le dépêcha avec ces paroles auspicieuses.
Il est à noter que, bien que la voix était celle de Draupadi, l’épouse, la
bénédiction était celle de Kunti, la mère, car les paroles étaient : ‘’Puisse
Dieu te donner tout ce que Kuntidevi a espéré et souhaité, quand tu es né.’’
Arjuna traversa d’épaisses forêts et il atteignit la montagne d’Indrakila, où il
rencontra un vieux brahmane. L’ascète sourit et parla affectueusement à
Arjuna : ‘’Enfant, tu as revêtu une armure et tu portes des armes. Qui es-tu ?
Les armes ne servent à rien, ici. Que cherches-tu avec l’attirail d’un kshatriya,
là où résident les ascètes et les saints qui ont conquis la colère et la
passion ?’’ C’était Indra, le roi des dieux qui était venu pour avoir le plaisir de
rencontrer son fils.
Arjuna s’inclina devant son père et dit : ‘’Je suis à la recherche d’armes ;
bénis-moi avec des armes.’’
Indra répondit : ‘’Ô Dhananjaya, à quoi servent les armes ? Demande des
plaisirs ou cherche à atteindre les mondes supérieurs pour en profiter.’’
Arjuna répondit : Ô roi des dieux, je ne cherche pas les plaisirs des mondes
supérieurs. Je suis arrivé ici après avoir laissé Panchali et mes frères dans la
forêt. Je recherche uniquement des armes.’’
Indra dit : ‘’Si tu es béni par la vision du dieu Shiva, le dieu au troisième œil et
si tu obtiens sa grâce, tu recevras des armes divines. Fais pénitence à Shiva.’’
131
Indra disparut. Arjuna se rendit alors dans les Himalayas et il fit pénitence
pour obtenir la grâce de Shiva.
Déguisé en chasseur et accompagné par son épouse divine, Umadevi, Shiva
entra dans la forêt à la poursuite d’un gibier. La chasse s’intensifia et
finalement un sanglier sauvage se mit à charger Arjuna qui le transperça
d’une flèche avec son arc, Gandiva, tandis que simultanément, le chasseur –
Shiva – le transperçait d’une flèche de son arc, Pinaka.
Arjuna cria : ‘’Qui es-tu ? Pourquoi circules-tu dans cette forêt avec ta
femme ? Comment as-tu osé tirer sur le gibier que j’avais pris pour cible ?’’
Le chasseur répliqua avec mépris : ‘’Cette forêt qui est pleine de gibier nous
appartient à nous qui y vivons. Tu ne me parais pas assez robuste que pour
être un forestier. Tes membres et ton allure trahissent une vie douce et
voluptueuse. C’est plutôt à moi de te demander ce que tu fabriques ici !’’ Il
ajouta encore que c’était sa flèche qui avait tué le sanglier et que si Arjuna
pensait différemment, il était le bienvenu pour se battre.
Rien ne pouvait plus plaire à Arjuna. Il bondit et il se mit à faire pleuvoir des
flèches sur Shiva. A sa grande stupéfaction, elles ne parurent avoir aucun
effet sur le chasseur et elles retombaient sans avoir provoqué le moindre
dégât. Quand son carquois fut vide, il se mit à frapper Shiva avec son arc,
mais le chasseur ne paraissait pas s’en soucier et il arracha facilement l’arc de
la main d’Arjuna et il éclata de rire. Arjuna qui avait été désarmé avec une
aisance humiliante par quelqu’un qui n’avait l’air que d’un chasseur ordinaire
de la forêt était sidéré et tout près de douter, mais il ne se laissa pas
démonter ; il tira son épée de son fourreau et il continua le combat. Hélas !
Son épée ne parvint même pas à égratigner le corps invulnérable du chasseur
et elle vola en éclats ! Il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’en venir à la
132
lutte avec le formidable inconnu, mais là encore, il n’était pas de taille. Le
chasseur l’attrapa dans une étreinte d’acier et Arjuna faillit étouffer.
Vaincu et surpassé, Arjuna implora humblement l’aide divine et il médita sur
Shiva et ce faisant, la lumière se fit dans son esprit troublé et immédiatement,
il sut qui était réellement le chasseur !
Il tomba aux pieds du Seigneur et d’une voix brisée par le repentir et
l’adoration, il implora son pardon. ‘’Je te pardonne’’, dit Shiva en souriant et
Il lui rendit Gandiva ainsi que les autres armes, dont il avait été dépossédé. Il
confia également à Arjuna l’arme merveilleuse appelée Pasupata.
Le corps d’Arjuna qui avait été meurtri dans ce combat inégal se rétablit
parfaitement grâce au contact divin du dieu au troisième œil et il devint cent
fois plus fort et plus brillant qu’avant. ‘’Rends-toi au ciel et présente tes
respects à ton père, Indra’’, dit Shiva et il disparut comme le soleil couchant.
Arjuna était ivre de joie et il s’exclama : ‘’Ai-je réellement vu le Seigneur face
à face et ai-je été béni par son contact divin ? Que me faut-il de plus ?’’ A ce
moment-là, Matali, le conducteur du char d’Indra arriva sur place avec son
char et il emmena Arjuna jusqu’au royaume des dieux.
133
XXVIII. AFFLIGÉS
Balarama et Krishna se rendirent avec leur suite là où résidaient les
Pandavas dans la forêt. Profondément chagriné par ce qu’il vit, Balarama dit
à Krishna :
‘’Ô Krishna, il semblerait que la vertu et que le vice portent des fruits
contraires dans cette vie, car observe que le vicieux Duryodhana gouverne
son royaume, vêtu d’or et de soieries, tandis que le vertueux Yudhishthira vit
dans la forêt, vêtu d’écorce d’arbre. En voyant d’une part, une telle
prospérité imméritée et d’autre part, de telles privations tout autant
imméritées, les hommes ont perdu la foi en Dieu. L’éloge de la vertu des
Shastras ressemble à une mascarade, lorsque l’on voit les résultats réels du
bien et du mal dans ce monde. Comment Dhritarashtra justifiera-t-il sa
conduite et comment se défendra-t-il, quand il sera face à face avec le dieu de
la mort ? Même les montagnes et la Terre pleurent à la vue des
irréprochables Pandavas qui vivent dans la forêt avec la merveilleuse
Draupadi, née du feu sacrificiel.’’
Satyaki, qui était assis tout près, dit : ‘’Ô Balarama, ce n’est pas le moment
de se lamenter. Devrions-nous attendre jusqu’à ce que Yudhishthira nous
demande de faire notre devoir auprès des Pandavas ? Pendant que toi et
Krishna et tous les autres vivent bien, pourquoi les Pandavas devraient-ils
gaspiller leurs précieuses années dans la forêt ? Rassemblons nos forces et
attaquons Duryodhana. Avec l’armée des Vrishnis, nous sommes
certainement assez forts que pour anéantir les Kauravas. Tuons
Duryodhana et ses partisans sur le champ de bataille et remettons le
royaume à Abhimanyu, si les Pandavas désirent tenir leur promesse et rester
dans la forêt. Ce sera bon pour eux et cela nous honore, en tant qu’hommes
de valeur.’’
134
Vasudeva, qui écoutait attentivement ces paroles, dit : ‘’Ce que tu dis est
vrai. Mais les Pandavas n’apprécieraient pas de recevoir d’autrui ce qu’ils
n’ont pas gagné par leurs propres efforts. Draupadi, qui provient d’une race
héroïque, ne voudra pas en entendre parler. Yudhishthira n’abandonnera
jamais la voie de la rectitude par amour ou par peur. Au terme de la période
d’exil stipulée, les rois de Panchala, de Kekaya et de Chedi, et nous-mêmes,
unirons nos forces pour aider les Pandavas à vaincre leurs ennemis.’’
Ces paroles de Krishna ravirent Yudhishthira.
‘’Sri Krishna connaît mon cœur’’, dit-il. ‘’La vérité est supérieure au pouvoir
ou à la prospérité et il faut la protéger à tout prix, et non pas le royaume.
Lorsqu’il voudra que nous combattions, il nous trouvera prêts. Les héros de
la race des Vrishnis peuvent maintenant rentrer chez eux avec la certitude que
nous nous rencontrerons à nouveau, lorsque les temps seront mûrs.’’ C’est
avec ces paroles que Yudhishthira les laissa partir.
Arjuna était toujours dans les Himalayas et l’anxiété et l’impatience de
Bhima devinrent quasiment insupportables. Il dit à Yudhishthira :
‘’Tu sais que notre vie dépend d’Arjuna. Cela fait longtemps qu’il est parti
et nous n’avons pas de nouvelles de lui. Si nous devions le perdre, alors ni le
roi de Panchala, ni Satyaki ni même Sri Krishna ne pourront nous sauver et
pour ma part, je ne pourrais pas survivre à cette perte. Tout ceci, nous le
devons à cette stupide partie de dés – nos malheurs et nos souffrances ainsi
que l’augmentation de la puissance de nos ennemis. Résider dans la forêt
n’est pas le devoir qui est prescrit au kshatriya. Nous devrions immédiatement
rappeler Arjuna et livrer bataille aux fils de Dhritarashtra avec l’aide de Sri
Krishna. Je ne serai satisfait que lorsque ces gredins de Sakuni, Karna et
Duryodhana seront pourfendus. Après l’accomplissement de ce devoir, tu
pourras si tu le veux, retourner dans la forêt et vivre une vie d’ascète. Ce
135
n’est pas un péché de tuer en ayant recours à un stratagème un ennemi qui a
eu recours à un stratagème. J’ai appris que l’Atharvana Veda possède des
incantations qui peuvent comprimer le temps et réduire sa durée. Si par un tel
moyen, nous pouvions raccourcir treize années à treize jours, nous serions
tout à fait en droit de le faire et le quatorzième jour, tu me permettrais de tuer
Duryodhana.’’
Après avoir entendu ces paroles de Bhima, Dharmaputra l’étreignit
affectueusement et il chercha à calmer son impétuosité. ‘’Mon frère bienaimé, au terme de la période de treize ans, Arjuna, le héros, son arc Gandiva
et toi-même, vous combattrez et vous tuerez Duryodhana. Sois patient
jusque-là. Duryodhana et ses comparses qui sont plongés dans le péché ne
pourront pas nous échapper. Sois certain de cela.’’
Tandis que les frères discutaient ainsi, le grand sage Brihadaswa arriva à
l’ermitage des Pandavas et il fut reçu avec les honneurs dus à son rang. Au
bout d’un moment, Yudhishthira lui dit :
‘’Vénérable sage, nos ennemis fourbes nous ont attirés dans une partie de
dés par la tricherie, ils nous ont dépouillés de notre royaume et de nos
richesses et ils nous ont exilés, mes frères héroïques, Panchali et moi-même,
dans la forêt. Arjuna, qui est parti il y a longtemps en quête d’armes divines,
n’est toujours pas rentré et il nous manque terriblement. Reviendra-t-il avec
des armes divines ? Et quand reviendra-t-il ? Sans aucun doute, il n’y a
sûrement personne dans ce monde qui ait dû subir autant de malheurs que
moi-même.’’
Le grand sage répondit : ‘’Ne permettez pas à votre esprit de s’attarder sur
le malheur. Arjuna reviendra avec des armes divines et vous vaincrez vos
ennemis, le moment venu. Vous dites que dans ce monde, personne n’est aussi
malheureux que vous. Ce n’est pas vrai, bien que tous ceux qui sont éprouvés
136
par l’adversité ont tendance à prétendre qu’ils sont les plus touchés par le
malheur, au vu de leur ressenti des choses. Avez-vous entendu parler du roi
Nala de Nishada ? Il a subi plus de malheurs que vous, même dans la forêt. Il
fut abusé par Pushkara au jeu de dés. Il perdit son royaume et ses richesses
et dut s’exiler dans la forêt. Moins chanceux que vous, il n’avait pas ses frères
avec lui, ni la compagnie de brahmanes. L’influence de Kali, l’esprit de cet âge
obscur, le priva de discernement et de bon sens et ne sachant pas ce qu’il
faisait, il quitta sa femme qui l’accompagnait pour errer dans la forêt, solitaire
et presque fou. Comparez votre situation avec la sienne. Vous avez la
compagnie de vos frères héroïques et de votre femme dévouée et vous
disposez du soutien de quelques brahmanes instruits dans votre adversité.
Votre esprit est sain et posé. S’apitoyer sur son sort est naturel, mais vous
ne vous en tirez pas si mal que cela.
Ô Pandava, Nala fut éprouvé par des malheurs bien pires que les vôtres,
mais il les a tous surmontés et il a terminé sa vie heureux. Vous disposez d’une
intelligence limpide et de la compagnie de ceux qui vous sont les plus chers.
Vous passez une bonne partie de votre temps dans la contemplation
exaltante du dharma, à converser avec des brahmanes qui connaissent les
Vedas et le Vedanta. Supportez avec courage vos épreuves et vos
tribulations, car elles sont le lot de tout homme et elles ne vous sont pas
réservées.’’
C’est ainsi que Brihadaswa réconforta Yudhisthira.
137
XXIX.
AGASTYA
Les brahmanes qui étaient avec Yudhishthira à Indraprastha l’avaient suivi
dans la forêt. Il était difficile de garder une suite aussi imposante. Après
qu’Arjuna soit parti en quête d’armes divines, un brahmane appelé Lomasa
vint trouver les Pandavas. Il conseilla à Yudhishthira de réduire son escorte
avant de partir en pèlerinage, car il serait difficile de se déplacer librement
avec une telle suite. Yudhishthira, qui s’était rendu compte du problème
depuis longtemps annonça à ses partisans que ceux parmi eux qui n’étaient
pas habitués à la vie dure et aux privations et ceux qui ne les avaient suivis
que par loyauté pouvaient retourner auprès de Dhritarashtra ou, s’ils
préféraient, ils pouvaient se rendre chez Drupada, le roi de Panchala.
Plus tard, avec une suite réduite, les Pandavas entreprirent un pèlerinage vers
les lieux saints et se familiarisèrent avec les histoires et les traditions qui s’y
rapportaient, dont celle d’Agastya.
On raconte qu’une fois, Agastya aperçut des esprits ancestraux suspendus
la tête en bas. Il leur demanda qui ils étaient et comment ils s’étaient retrouvés
dans une situation aussi déplaisante. Ils répondirent : ‘’Cher enfant ! Nous
sommes tes ancêtres ! Si tu ne t’acquittes pas de ta dette envers nous en te
mariant et en engendrant une descendance, il n’y aura personne après toi
pour nous offrir des oblations. C’est ainsi que nous avons eu recours à de
pareilles austérités pour te persuader de nous sauver de ce péril.’’ Agastya
décida alors de se marier.
Le roi du pays de Vidarbha n’avait pas de descendance et il était fort
soucieux. Il alla trouver Agastya pour obtenir sa bénédiction. En lui
octroyant la faveur demandée, Agastya annonça que le roi deviendrait le
père d’une belle jeune fille qui devrait lui être donnée en mariage, précisa-t-il.
138
Bientôt, la reine mit au monde une fille qui fut nommée Lopamudra. Avec les
années, elle se transforma en une jeune fille à la beauté et au charme si rares
que tous les kshatriyas en étaient amoureux, mais aucun prince n’osait la
courtiser, car ils redoutaient Agastya.
Ultérieurement, le sage Agastya se rendit à Vidarbha et il demanda la main
de la jeune fille au roi.
Le roi répugnait à donner en mariage la princesse délicatement soignée à un
sage vivant la vie primitive d’un forestier, mais il redoutait aussi l’ire du sage,
s’il refusait et il était plongé dans la détresse. Très soucieuse, Lopamudra
découvrit la raison du chagrin de son père et elle manifesta son enthousiasme
et même son désir d’épouser le sage.
Le roi en fut soulagé et le mariage d’Agastya et de Lopamudra fut célébré
en temps voulu.
Lorsque la princesse s’apprêta à accompagner le sage, il lui intima de
renoncer à ses vêtements coûteux et à ses bijoux précieux. Sans discuter,
Lopamudra distribua ses bijoux inestimables et ses parures à ses compagnes
et à ses servantes et s’étant vêtue d’une peau de daim et d’écorces, elle suivit
joyeusement le sage.
Pendant que Lopamudra et qu’Agastya passèrent du temps en tapas et en
méditation à Gangadwara, un amour fort et durable se développa entre eux.
Mais concernant la vie conjugale, la modestie de Lopamudra faiblit en raison
du manque d’intimité de l’ermitage forestier et un jour, toute rougissante et
avec humilité, elle exprima son point de vue à son époux.
Elle dit : ‘’Je désire jouir de la literie royale, des robes magnifiques et des
bijoux précieux que j’avais, lorsque j’étais chez mon père et que toi aussi tu
139
puisses avoir des vêtements et des ornements splendides. Et alors, nous
profiterons pleinement de la vie.’’
Agastya sourit et répondit : ‘’Je n’ai ni la richesse ni les moyens de te fournir
ce que tu désires. Ne sommes-nous pas des mendiants vivant dans la forêt ?’’
Mais Lopamudra connaissait les pouvoirs yoguiques de son Seigneur et dit :
‘’Seigneur, tu es tout-puissant de par la force de tes austérités. Tu peux
obtenir toute la richesse du monde en un claquement de doigts, si tu le
désires.’’
Agastya dit que c’était effectivement le cas, mais que s’il dilapidait le produit
de ses austérités pour obtenir des choses aussi futiles que la richesse, il se
réduira bientôt à rien.
Elle répondit : ‘’Ce n’est pas mon vœu. Ce que je désire, c’est que tu gagnes
à la manière ordinaire assez de richesses pour que nous vivions à notre aise et
confortablement.’’
Agastya y consentit et entreprit à la manière d’un brahmane ordinaire d’aller
mendier auprès de plusieurs rois.
Agastya se rendit alors chez un roi réputé fort riche. Le sage dit au roi : ‘’Je
suis venu en quête de richesses. Donnez-moi ce que je recherche, mais sans
causer aucune perte ni aucun préjudice à autrui.’’
Le roi lui présenta un tableau authentique des revenus et des dépenses de
l’Etat et il lui dit qu’il était libre de prendre ce qu’il estimait approprié.
D’après les comptes, le sage découvrit qu’il n’y avait pas de solde. Il appert
que les dépenses d’un Etat sont toujours au moins égales à ses revenus.
Ceci semble avoir aussi été le cas dans les temps anciens.
140
Constatant ceci, Agastya dit : ‘’Accepter le moindre don de la part de ce roi
éprouverait les citoyens. J’irai donc chercher ailleurs’’, et le sage s’apprêta à
partir. Le roi dit qu’il voulait l’accompagner et tous les deux se rendirent dans
un autre Etat où ils découvrirent une situation analogue.
Vyasa établit donc et illustre la formule selon laquelle un roi ne devrait pas
taxer ses sujets plus qu’il n’en faut pour des dépenses publiques justifiées et
que si l’on accepte en cadeau quoi que ce soit qui provient des deniers
publics, on ajoute à la charge des citoyens dans cette mesure. Agastya
pensa alors qu’il valait mieux tenter sa chance auprès du cruel asura, Ilvala.
Ilvala et son frère Vatapi nourrissaient une haine implacable à l’encontre des
brahmanes. Ils avaient conçu une curieuse méthode pour les tuer. Ilvala, en
faisant preuve de sa très généreuse hospitalité, invitait un brahmane pour un
somptueux repas. Grâce à ses pouvoirs magiques, il transformait en chèvre
son frère Vatapi, il tuait cette fausse chèvre et il la servait à son invité. (A
cette époque, les brahmanes mangeaient encore de la viande.)
Au terme du festin, Ilvala ordonnait à son frère de sortir, car il possédait
aussi l’art de ramener à la vie ceux qu’il avait tués. Et Vatapi qui sous la
forme de nourriture s’était immiscé dans les entrailles du malheureux
brahmane, se reconstituait et se frayait un passage à l’air libre avec un rire
démoniaque, en tuant ainsi son invité, bien entendu. De nombreux brahmanes
avaient ainsi perdu la vie.
Ilvala se réjouit beaucoup, lorsqu’il apprit qu’Agastya était dans les environs,
car il savait qu’un autre brahmane allait de nouveau tomber entre ses mains. Il
le reçut donc avec tous les égards et il prépara le festin habituel. Le sage
mangea avec un appétit vorace Vatapi transformé en chèvre. Ilvala n’avait
plus qu’à invoquer Vatapi pour la dernière scène. Comme à son habitude,
Ilvala répéta la formule magique et cria : ‘’Sors de là, Ô Vatapi !’’
141
Agastya sourit et il dit en tapotant doucement son estomac : ‘’Ô Vatapi,
permets à mon estomac de te digérer pour la paix et pour le bien du monde.’’
Alors, Ilvala cria frénétiquement de plus belle : ‘’Ô Vatapi, sors de là ! Sors
de là, Vatapi !’’
Il n’y eut aucune réponse et le sage en expliqua la raison : Vatapi venait d’être
digéré !
L’asura s’inclina devant Agastya et lui céda toutes les richesses qu’il
recherchait. C’est ainsi que le sage put combler au mieux le désir de
Lopamudra.
Agastya lui demanda ce qu’elle préférerait : dix bons fils ordinaires ou un fils
extraordinaire qui en valait dix. Lopamudra répondit qu’elle aimerait avoir un
fils exceptionnellement vertueux et instruit. L’histoire raconte ensuite qu’elle
fut bénie par un tel fils.
Une fois, les Vindhyas devinrent jalouses du Mont Meru et elles tentèrent
de croître, obscurcissant par là le soleil, la lune et les étoiles. Incapables de
faire face à un tel péril, les dieux sollicitèrent l’aide d’Agastya. Le sage se
rendit jusqu’aux Vindhyas et il leur dit : ‘’Ô meilleures d’entre les montagnes !
Cessez de grandir jusqu’à ce que je vous traverse en allant vers le sud et
jusqu’à ce que je revienne dans le nord. Après mon retour, vous pourrez
continuer à croître, si tel est votre désir. Attendez jusque-là.’’
Etant donné que les Vindhyas respectaient beaucoup Agastya, elles
accédèrent à sa requête. Agastya ne revint plus jamais dans le nord, mais il se
fixa dans le sud et c’est ainsi que les Vindhyas ont arrêté leur croissance
jusqu’à ce jour ! C’est du moins l’histoire, telle qu’elle est racontée dans le
Mahabharata…
142
XXX. RISHYASRINGA
C’est une erreur de penser qu’il est simple pour une personne de mener une
vie de chasteté, si cette personne est élevée dans l’ignorance totale des
plaisirs sensuels. La vertu qui n’est protégée que par l’ignorance est très
fragile, comme l’histoire qui suit l’illustre fort bien.
Vibhandaka, qui avait la splendeur de Brahma, le Créateur, vivait dans une
forêt avec son fils, Rishyasringa. Ce dernier n’avait jamais rencontré aucun
mortel, homme ou femme, hormis son père.
Le pays d’Anga était touché par une terrible famine. Les cultures s’étaient
desséchées par manque de pluie et les hommes mouraient de faim. Tout ce
qui vivait était dans la détresse. Romapada, le roi du pays, alla trouver les
brahmanes pour qu’ils lui conseillent un moyen pour sauver le royaume de la
famine. Les brahmanes répondirent : ‘’Ô meilleur d’entre les rois ! Il y a un
jeune sage appelé Rishyasringa qui vit une vie de chasteté parfaite. Invitez-le
dans notre royaume. Par ses austérités, il a gagné le pouvoir d’apporter la
pluie et l’abondance partout où il va.’’
Avec ses courtisans, le roi discuta du moyen par lequel Rishyasringa pourrait
être amené depuis l’ermitage du sage Vibhandaka. Suivant leurs conseils, il
convoqua les plus charmantes courtisanes de la ville à qui il confia la mission
d’attirer à Anga Rishyasringa.
Les demoiselles étaient dans l’embarras. D’un côté, elles craignaient de
désobéir au roi et de l’autre, elles craignaient aussi la colère du sage.
Finalement, elles décidèrent d’y aller en comptant sur l’aide de la Providence
pour accomplir la bonne œuvre de sauver le pays frappé par la famine. Elles
s’équipèrent comme il fallait pour leur entreprise avant d’être envoyées à
l’ermitage.
143
La meneuse transforma un grand bateau en un magnifique jardin avec des
arbres et des plantes artificielles et un ashram en son centre. Elle fit amarrer
le bateau sur le fleuve tout près de l’ermitage de Vibhandaka et les
courtisanes se rendirent à l’ermitage, le cœur battant.
Fort heureusement pour elles, le sage était absent. Sentant que le moment
était propice, une de ces belles demoiselles s’approcha du fils du sage.
Elle s’adressa ainsi à Rishyasringa : ‘’Ô grand sage, comment allez-vous ?
Avez-vous des racines et des fruits en suffisance ? Les austérités des rishis
de la forêt se déroulent-elles de manière satisfaisante ? La gloire de votre
père croît-elle ? Vos propres études des Vedas avancent-elles ?’’ C’est ainsi
que les rishis s’abordaient à cette époque.
Jamais auparavant, le jeune anachorète n’avait vu une forme humaine aussi
belle ou entendu une voix aussi douce. Le désir instinctif de compagnie,
particulièrement celle du sexe opposé, bien qu’il n’avait jamais vu de femme
auparavant, se mit à opérer sur son esprit , aussitôt qu’il contempla cette
forme gracieuse. Il crut qu’elle était un jeune sage, comme lui-même et il
ressentit une curieuse joie irrépressible qui gagnait son âme. Il répondit en
fixant son interlocutrice :
‘’Vous m’avez l’air d’un brillant brahmachari ! Qui êtes-vous ? Je m’incline
devant vous. Où se trouve votre ermitage ? Quelles sont les austérités que
vous pratiquez ?’’, et il lui rendit les offrandes habituelles.
Elle lui dit : ‘’Mon ashram se situe à une quarantaine de kilomètres d’ici. Je
vous ai apporté des fruits. Je ne suis pas digne de recevoir vos
prosternations, mais en retour, je vais vous saluer de la manière qui nous est
coutumière.’’
144
Elle l’étreignit chaleureusement, elle lui offrit des sucreries qu’elle avait
apportées, elle le para de guirlandes parfumées et elle lui servit des boissons.
Elle l’étreignit encore une fois en disant que c’était leur manière de saluer
des invités d’honneur. Il pensa que c’était une coutume très agréable…
Peu de temps après, craignant le retour du sage Vibhandaka, la courtisane
prit congé de Rishyasringa en disant qu’il était temps pour elle d’accomplir
l’agnihotra et elle quitta tranquillement l’ermitage.
Quand Vibhandaka rentra à l’ermitage, il fut choqué de voir un tel désordre
avec des restes dispersés partout, car l’ermitage n’avait pas été nettoyé. Les
arbustes et les plantes avaient l’air d’avoir souffert. Le visage de son fils
n’avait pas son éclat habituel, mais paraissait troublé par une tempête
passionnelle. Les simples devoirs habituels de l’ermitage avaient été négligés.
Vibhandaka était troublé et il demanda à son fils : ‘’Mon cher garçon !
Pourquoi n’as-tu pas encore ramassé le bois pour le feu sacré ? Qui a cassé
ces belles plantes et ces beaux arbustes ? La vache a-t-elle été traite ?
Quelqu’un est-il venu ici pour te servir ? Qui t’a donné cette curieuse
guirlande ? Pourquoi sembles-tu si perturbé ?’’
Le simple et innocent Rishyasringa répondit : ‘’Un brahmachari à la forme
éblouissante était ici. Il m’est impossible de décrire son éclat et sa beauté ou
la douceur de sa voix. Mon être était rempli d’un bonheur et d’une affection
indescriptibles en écoutant sa voix et en regardant ses yeux. Quand il m’a
étreint – ce qui semble être sa manière particulière de saluer – j’ai éprouvé
une joie que je n’avais jamais ressentie auparavant – pas même en mangeant
les fruits les plus doux et les plus sucrés’’, et il décrivit à son père la forme, la
beauté, et les agissements de sa belle visiteuse.
145
Rishyasringa ajouta mélancoliquement : ‘’Mon corps semble brûler de désir
pour la compagnie de ce brahmachari et je voudrais le retrouver et l’amener ici.
Comment puis-je te donner une idée de sa dévotion et de son éclat ? Mon
cœur aspire à le voir !’’
Après que Rishyasringa ait ainsi ouvertement exprimé des désirs et des
troubles qui lui étaient étrangers jusqu’ici, Vibhandaka sut ce qui était arrivé.
Il dit : ‘’Mon enfant ! Ce n’était pas un brahmachari que tu as vu, mais un
démon malfaisant qui a tenté de te leurrer et de gêner tes austérités, comme le
font les démons. Ils ont recours à toutes sortes de manigances et de
stratagèmes pour cela. Ne leur permets pas de s’approcher de toi.’’ Après
cela, Vibhandaka fouilla vainement la forêt pendant trois jours pour découvrir
les misérables qui avaient commis ces dommages, mais il rentra bredouille.
Une autre fois, alors que Vibhandaka avait quitté l’ermitage pour rapporter
des racines et des fruits, la courtisane revint retrouver Rishyasringa. Dès
qu’il l’aperçut, Rishyasringa bondit et courut l’accueillir avec l’enthousiasme
d’une eau qui jaillit brusquement d’une fontaine.
Sans se faire prier, Rishyasringa s’approcha d’elle et après les salutations
d’usage, il lui dit : ‘’Ô lumineux brahmachari ! Avant que mon père ne rentre,
allons visiter ton ermitage !’’
C’est précisément ce qu’elle avait espéré et ce pour quoi elle avait œuvré et
ensemble, ils montèrent dans le bateau qui avait été décoré comme un
ermitage. Dès que le jeune sage fut monté à bord, on largua les amarres et le
bateau prit la direction du royaume d’Anga avec son précieux chargement à
bord. Comme on pouvait s’y attendre, le jeune sage connut un voyage
agréable et intéressant et en arrivant à Anga, il en savait certainement plus
sur le monde et sur ses mœurs que ce n’était le cas dans la forêt.
146
L’arrivée de Rishyasringa réjouit au plus haut point Romapada et il conduisit
son hôte dans des appartements luxueux qui avaient été spécialement
aménagés pour lui. Comme les brahmanes l’avaient prévu, la pluie se mit à
tomber en abondance à l’instant où Rishyasringa mit le pied dans le royaume,
les rivières et les lacs se remplirent et les gens baignaient dans l’allégresse.
Romapada donna sa fille Santa en mariage à Rishyasringa.
Bien que tout s’était terminé, comme il l’avait espéré, le roi n’était pas à l’aise,
car il redoutait que Vibhandaka puisse venir à la recherche de son fils et qu’il
ne prononce une malédiction à son encontre. Il chercha donc à amadouer
Vibhandaka en bordant la route qu’il utiliserait avec du bétail et en ordonnant
aux vachers de dire qu’ils étaient les serviteurs de Rishyasringa et qu’ils
étaient venus accueillir et honorer le père de leur maître et se placer à son
service.
En ne retrouvant pas son fils à l’ermitage, il était venu à l’esprit de
Vibhandaka que ce pouvait être l’œuvre du roi d’Anga. Courroucé, il
traversa les rivières et les villages qui les séparaient et il marcha droit sur la
capitale du roi, comme pour le foudroyer de sa colère, mais comme à chaque
étape de son voyage, il voyait un magnifique cheptel qui appartenait à son fils
et qu’il était très respectueusement accueilli par les serviteurs de son fils, son
humeur colérique se dissipa progressivement en se rapprochant de la
capitale.
Quand il arriva à la capitale, on le reçut avec de grands honneurs et il fut
conduit au palais du roi, où il vit son fils assis, comme le roi des dieux au ciel.
A son côté, il vit sa femme, la princesse Santa, dont la grande beauté
l’apaisa.
147
Vibhandaka bénit le roi et il ordonna à son fils : ‘’Fais tout ce qui plaira au roi.
Après la naissance d’un fils, viens me rejoindre dans la forêt.’’ Rishyasringa
fit comme son père le lui avait ordonné.
Lomasa termina l’histoire avec ces paroles qui étaient adressées à
Yudhishthira : ‘’Comme Damayanti et Nala, Sita et Rama, Arundhati et
Vasishtha, Lopamudra et Agastya et Draupadi et vous-même, Santa et
Rishyasringa prirent le chemin de la forêt à point nommé et passèrent leurs
vies dans l’amour de l’autre et l’adoration de Dieu. Voici l’ermitage où vécut
Rishyasringa. Baignez-vous dans ces eaux et soyez purifié.’’ Les Pandavas
s’y baignèrent et accomplirent leurs dévotions.
148
XXXI.
YAVAKRIDA
Au cours de leurs pérégrinations, les Pandavas parvinrent à l’ermitage de
Raibhya sur la rive du Gange.
Lomasa leur raconta l’histoire du lieu :
‘’Voici le ghat où Bharata, le fils de Dasaratha se baignait. Indra fut purifié
du péché d’avoir tué injustement Vritra par ces eaux. Ici aussi, Sanatkumara
trouva l’union avec Dieu. Aditi, la mère des dieux a offert des oblations sur
cette montagne et y a prié pour être bénie d’un fils. Ô Yudhishthira, gravis
cette montagne sacrée et les malheurs qui ont projeté un nuage sur ta vie
disparaîtront. La colère et la passion seront emportées, si tu te baignes dans
l’eau courante de ce fleuve.’’
Ensuite, Lomasa s’attarda encore sur la sainteté des lieux et commença son
récit : ‘’Yavakrida, le fils d’un sage, a péri ici même. Deux brahmanes éminents
qui étaient bons amis, Bharadwaja et Raibhya, vivaient dans leurs ermitages.
Raibhya et ses deux fils, Paravasu et Arvavasu apprirent les Vedas et ils
devinrent des érudits très renommés. Bharadwaja, lui, se consacrait
totalement à l’adoration de Dieu. Il avait un fils, Yavakrida, qui voyait avec
jalousie et haine que les brahmanes ne respectaient pas son père ascétique,
comme ils respectaient Raibhya qui était plus instruit.
Yavakrida pratiqua de dures austérités afin d’obtenir la grâce d’Indra. Il
tortura son corps et il finit par éveiller la compassion d’Indra qui lui apparut et
qui lui demanda pourquoi il mortifiait autant sa chair.
Yavakrida répondit : ‘’Je désire être plus versé dans les Vedas que
quiconque auparavant. Je désire être un grand érudit. J’accomplis de telles
austérités pour réaliser ce désir. Cela prend beaucoup de temps et cela
149
implique beaucoup de difficultés pour apprendre les Vedas auprès d’un
maître. Je pratique ces austérités afin d’obtenir directement cette
connaissance. Bénis-moi.’’
Indra sourit et dit : ‘’Ô brahmane ! Tu suis le mauvais chemin ! Retourne chez
toi et cherche un précepteur approprié et apprends les Vedas auprès de lui.
Les austérités ne sont pas la voie qui mène à l’érudition. La voie est l’étude et
l’étude seulement.’’ Et Indra disparut après avoir prononcé ces mots.
Mais le fils de Bharadwaja ne voulait pas renoncer. Il poursuivit ses
austérités avec encore plus de rigueur, à la grande consternation des dieux.
Alors à nouveau Indra apparut devant Yavakrida et réitéra : ‘’Tu as pris le
mauvais chemin pour acquérir la connaissance. Tu ne peux obtenir la
connaissance que par l’étude. Ton père a appris les Vedas en étudiant
patiemment et tu peux aussi le faire. Va étudier les Vedas. Abstiens-toi de
mortifier inutilement ton corps.’’
Yavakrida ne prêta pas la moindre attention à ce deuxième avertissement
d’Indra et il annonça sur un air de défi que si sa prière n’était pas exaucée, il
trancherait ses membres un par un et il les offrirait en oblation au feu. Non, il
ne renoncerait jamais !
Il poursuivit ses austérités. Un matin, alors qu’il se baignait dans le Gange, il
aperçut sur la rive un vieux brahmane décharné qui jetait laborieusement dans
l’eau des poignées de sable.
Yavakrida demanda : ‘’Ô vieil homme ! Qu’es-tu en train de faire ?’’
Le vieil homme répondit : ‘’Je veux construire un barrage…Lorsque, poignée
après poignée, j’aurai construit une digue de sable, les gens pourront
150
facilement traverser le fleuve. Vois comme il est très difficile de le traverser
maintenant. C’est un travail utile, n’est-ce pas ?’’
Yavakrida éclata de rire et il dit : ‘’Quelle idiotie de penser que tu peux
construire un barrage sur ce fleuve puissant à l’aide de tes ridicules poignées
de sable ! Sors de ta lubie et engage-toi dans un travail plus utile !’’
Le vieil homme dit alors : ‘’Mon projet est-il plus stupide que le tien de
maîtriser les Vedas, non par l’étude, mais par la pénitence ?’’
Yavakrida se rendit compte que le vieil homme n’était nul autre qu’Indra. Avec
plus d’humilité, cette fois, Yavakrida implora sincèrement Indra de lui
accorder le savoir comme une faveur personnelle.
Indra le bénit et il réconforta Yavakrida : ‘’Eh bien, je t’accorde la faveur que
tu désires. Va étudier les Vedas et instruis-toi.’’
Yavakrida étudia les Vedas et il devint érudit. Il tirait vanité de la pensée qu’il
avait obtenu la connaissance des Vedas grâce à la faveur d’Indra et non via le
tutorat humain. Ceci heurta Bharadwaja qui craignait que son fils ne se
perde en dénigrant Raibhya. Il jugea nécessaire de l’avertir.
‘’Les dieux’’, dit-il, ‘’accordent des faveurs aux sots qui pratiquent des
austérités avec persistance, comme on vend aux sots des boissons
alcoolisées pour de l’argent. Elles provoquent la perte du contrôle de soi, et
ceci conduit à la perversion de l’esprit et à l’anéantissement.’’ Il illustra son
propos par une histoire ancienne :
Autrefois, il y avait un célèbre sage appelé Baladhi. Il avait un fils dont la
mort prématurée le plongea dans le chagrin. Il pratiqua alors de sévères
austérités pour avoir un fils qui serait immortel.
151
Les dieux dirent au sage que c’était impossible, car la race humaine était
nécessairement mortelle et il devait y avoir une limite à la vie humaine. Ils lui
demandèrent de fixer sa propre limite. Le sage répondit : ‘’Dans ce cas,
faites en sorte que la vie de mon fils puisse durer autant que cette montagne.’’
Cette faveur lui fut accordée et il fut dûment béni avec un fils qu’il nomma
Medhavi.
Medhavi s’enorgueillit à la pensée qu’il n’avait rien à craindre de la mort,
puisqu’il vivrait aussi longtemps que la montagne et il se conduisait d’une
manière arrogante envers tout le monde.
Un jour, cet homme vaniteux manifesta un total manque de respect à un grand
sage nommé Dhanushaksha. Le sage le maudit immédiatement et tenta de le
réduire en cendres, mais la malédiction resta inopérante et Medhavi resta de
marbre. Le sage était perplexe, mais il se souvint alors du don que Medhavi
avait reçu à sa naissance.
Dhanushaksha prit la forme d’un buffle sauvage et par le pouvoir de ses
austérités, à l’aide de sa tête, il ébranla la montagne et la pulvérisa, ce qui
entraîna la fin de Medhavi.
Bharadwaja conclut l’histoire avec un avertissement solennel à son fils :
‘’Retire la sagesse de cette histoire ancienne. Ne permets pas à la vanité de
te perdre. Cultive la retenue. Ne franchis pas la limite de la bonne conduite
et ne sois pas irrespectueux envers le grand Raibhya.’’
C’était le printemps. Les arbres et les plantes grimpantes étaient en fleurs et
la forêt entière s’était parée de mille couleurs et bruissait du chant des
oiseaux.
152
Toute la terre semblait être sous le charme du dieu de l’amour. L’épouse de
Paravasu se promenait seule dans le jardin tout près de l’ermitage de
Raibhya. Elle semblait plus qu’humaine et unissait en elle la beauté, le
courage et la pureté. C’est à ce moment-là que Yavakrida arriva et il fut
tellement subjugué par sa beauté qu’il perdit complètement la raison et le
contrôle de lui-même et il devint comme une bête vorace et concupiscente. Il
s’approcha d’elle et profitant brutalement de sa crainte, de sa honte et de
l’effet de surprise, il la traîna jusqu’à un endroit isolé et la viola.
Raibhya rentra à l’ermitage. Il vit sa belle-fille en larmes, le cœur brisé et
inconsolable, et après avoir été mis au courant de l’outrage atroce dont elle
avait été la victime, il fut saisi par une colère implacable, il arracha un cheveu
de sa propre tête et il l’offrit au feu en récitant un mantra.
Immédiatement, une jeune fille aussi belle que sa belle-fille apparut devant lui.
Le sage arracha un autre cheveu de sa tête et il l’offrit au feu en oblation. Un
terrible spectre apparut à son tour. Le sage leur ordonna de tuer Yavakrida.
Tous les deux le saluèrent et entreprirent de mettre son ordre à exécution.
Pendant que Yavakrida accomplissait les rites du matin, l’esprit féminin
s’approcha de lui et avec moult sourires et enjôleries, elle parvint à le distraire
et pendant qu’elle s’enfuyait avec son pot à eau, le spectre se précipita sur lui
en brandissant une lance.
Yavakrida bondit de terreur. Sachant que ses mantras seraient inutiles avant
qu’il ne se soit purifié avec de l’eau, il chercha frénétiquement son pot à eau.
Constatant son absence, il courut chercher de l’eau à une mare, mais la mare
était à sec. Il se précipita alors vers un ruisseau tout proche, mais le ruisseau
était lui aussi à sec. Il n’y avait d’eau pour lui nulle part. Le terrible démon le
pourchassait partout et Yavakrida fuyait pour sauver sa peau avec le démon
à ses trousses. Son grave péché avait consumé tous ses mérites. Pour finir, il
153
alla chercher refuge dans l’ermitage de son père. L’homme quasiment aveugle
qui servait de gardien l’arrêta, car il ne put reconnaître Yavakrida,
méconnaissable sous l’emprise d’une terreur mortelle et qui tentait de forcer
le passage. Pendant ce temps-là, le démon le rattrapa et le tua avec sa lance.
Quand Bharadwaja rentra à l’ermitage, il tomba sur le corps de son fils et il
en conclut que le manque de respect à l’égard de Raibhya devait l’avoir
conduit à ce destin tragique.
‘’Hélas, mon enfant ! Tu es mort à cause de ton orgueil et de ta vanité.
Quelle grossière erreur tu as commise en voulant à tout prix apprendre les
Vedas d’une manière aussi inappropriée pour un brahmane ! Pourquoi t’es-tu
conduit de la sorte pour encourir une telle malédiction ? Puisse Raibhya qui a
causé la mort de mon unique fils être lui-même tué par un de ses fils !’’ C’est
ainsi qu’emporté par la rage et par le chagrin, le sage maudit Raibhya.
Retrouvant rapidement le contrôle de lui-même, il s’exclama dans la douleur :
‘’Hélas ! Seuls sont bénis ceux qui n’ont pas de fils ! J’ai non seulement
perdu mon unique fils, mais dans la folie de mon chagrin, j’ai aussi maudit mon
ami et mon compagnon. A quoi cela me servirait-il de continuer à vivre ?’’ Il
incinéra alors le corps de son fils et il mourut en se jetant lui-même dans le
bûcher funéraire.
154
XXXII. L’ÉRUDITION SEULE NE SUFFIT PAS
Le roi Brihadyumna, qui était un disciple du sage Raibhya, célébra un grand
sacrifice pour lequel il demanda à son maître de permettre à ses deux fils,
Paravasu et Arvavasu d’officier. Avec la permission de leur père, tous les
deux prirent joyeusement la direction de la capitale du roi.
Pendant que toutes les dispositions étaient prises pour le sacrifice, Paravasu
désira un jour aller voir sa femme et après avoir marché pendant toute la nuit,
il arriva à l’ermitage avant l’aube. Tout près de l’ermitage, il aperçut dans la
pénombre ce qui ressemblait pour lui à un prédateur tapi, prêt à bondir et à
l’aide de son arme, il le tua. Mais à sa grande consternation, il s’aperçut qu’il
avait tué son propre père, vêtu d’une peau de bête, en le prenant par erreur
pour une bête sauvage de la forêt. Il comprit que l’erreur fatale était le
produit de la malédiction de Bharadwaja. Après avoir célébré à la hâte les
rites funéraires de son père, il alla retrouver Arvavasu et il lui raconta
l’épisode malheureux. Il ajouta : ‘’Mais cet accident ne devrait pas interférer
avec le sacrifice du roi. Je te prie d’accomplir les rites, en mon nom, en guise
d’expiation du péché que j’ai involontairement commis. Il y a, Dieu merci, une
rédemption possible pour les péchés commis dans l’ignorance. Si tu pouvais
me remplacer ici en endurant l’expiation, je serais en mesure d’aller diriger le
sacrifice du roi. Je peux officier sans aucune aide, ce qui est une chose que
tu n’es pas encore en mesure de faire.’’
Le frère vertueux y consentit et dit : ‘’Tu peux t’occuper du sacrifice du roi.
Je ferai pénitence pour te délivrer du terrible péché d’avoir tué un père et un
brahmane.’’
Le vertueux Arvavasu prit donc sur lui d’endurer les rites expiatoires au nom
de son frère avant de retourner à la cour du roi pour aider son frère à
célébrer le sacrifice.
155
Le péché de Paravasu n’avait pas pour autant disparu, puisque l’expiation ne
peut faire l’objet d’une procuration. Il souillait son esprit avec des vues
mauvaises. Jaloux de l’éclat du visage de son frère, Paravasu entreprit de le
déshonorer en le discréditant injustement et donc, lorsqu’Arvavasu pénétra
dans la salle, Paravasu s’écria à voix haute pour que le roi l’entende : ‘’Cet
homme a commis le péché d’avoir tué un brahmane. Comment peut-il entrer
dans l’enceinte sacrée du sacrifice ?’’
Arvavasu nia cette accusation avec indignation, mais personne ne prêta
attention à lui et il fut ignominieusement expulsé de l’enceinte du sacrifice
sous l’ordre du roi.
Arvavasu protesta de son innocence : ‘’C’est mon frère qui a commis ce
péché et encore, c’était par erreur ! Je l’ai sauvé en accomplissant pour lui les
rites expiatoires.’’ Ceci ne fit qu’empirer les choses, car personne ne crut que
l’expiation endurée ne concernait pas son propre crime et tout le monde
pensait qu’il ajoutait de fausses accusations à l’encontre d’un frère
irréprochable à ses autres péchés.
Le vertueux Arvavasu qui en plus d’avoir été faussement accusé d’un crime
monstrueux était aussi traité de menteur se retira dans la forêt, désespérant
de trouver une justice dans ce monde et il se livra à des austérités
rigoureuses.
Les dieux furent impressionnés et lui demandèrent : ‘’Ô âme vertueuse, quelle
faveur recherches-tu ?’’ Entre-temps, ses nobles pensées et sa méditation
profonde avaient purifié son cœur de toute colère consécutive à la mauvaise
conduite de son frère et donc, il pria seulement pour que la vie puisse être
rendue à son père et pour que son frère puisse être délivré du mal et des
péchés qu’il avait commis.
156
Les dieux exaucèrent sa prière.
Lomasa raconta cette histoire à Yudhishthira dans un lieu proche de
l’ermitage de Raibhya et dit : ‘’Ô Pandavas ! Baignez-vous ici et purifiez-vous
de vos passions dans ce fleuve sacré.’’
Arvavasu et Parvavasu étaient tous les deux les fils d’un grand érudit. Tous
les deux furent ses élèves et tous les deux devinrent eux-mêmes d’éminents
érudits. Mais les études sont une chose et la vertu, tout autre chose ! Il est
vrai que l’on devrait connaître la différence entre le bien et le mal, si l’on doit
rechercher le bien et éviter le mal, mais cette connaissance devrait imprégner
chacune de nos pensées et influencer chacun des actes de notre vie. Alors,
la connaissance devient effectivement vertu. Le savoir qui n’est que de
l’information non digérée et du bourrage de crâne ne peut pas instaurer la
vertu. Il n’est qu’une façade extérieure, comme nos vêtements, qui ne fait pas
réellement partie de nous.
157
XXXIII. ASHTAVAKRA
Pendant que les Pandavas voyageaient parmi les lieux saints de la forêt, ils
parvinrent un jour à l’ermitage de personnages immortalisés par les
Upanishads. Lomasa raconta à Yudhishthira l’histoire du lieu.
Uddalaka, un grand sage instructeur du Vedanta avait un disciple appelé
Kagola qui était vertueux et dévoué, mais qui n’était pas très instruit. Aussi
les autres disciples avaient-ils pour habitude de rire et de se moquer de lui.
Toutefois, Uddalaka n’attachait pas beaucoup d’importance au manque
d’érudition de son disciple, mais il aimait réellement ses vertus, sa dévotion et
sa bonne conduite et il lui donna sa fille Sujata en mariage.
Le couple engendra un fils. Généralement, un enfant hérite des
caractéristiques de ses deux parents, mais heureusement, le petit-fils
d’Uddalaka tenait plutôt de son grand-père que de son père et il connaissait
déjà les Vedas, alors qu’il se trouvait encore dans la matrice de sa mère.
Lorsque Kagola commettait des erreurs, ce qui arrivait fréquemment, quand il
récitait les Vedas, l’enfant se tordait douloureusement dans la matrice, ce qui
explique que son corps était huit fois difforme au moment de sa naissance.
Ces difformités lui valurent le nom d’Ashtavakra.
Un jour funeste, Kagola provoqua une joute polémique avec Vandi, l’érudit
de la cour de Mithila et vaincu, il fut contraint à la noyade.
Pendant ce temps-là, Ashtavakra devint un érudit hors norme, même dans sa
jeunesse, et à l’âge de douze ans, il avait déjà terminé ses études des Vedas
et du Vedanta.
158
Un jour, Ashtavakra apprit que Janaka, le roi de Mithila, célébrait un grand
sacrifice au cours duquel une assemblée d’érudits débattrait sur les
Shastras, comme de coutume.
Ashtavakra prit la route de Mithila, accompagné de son oncle, Swetaketu.
En chemin, tout près du lieu du sacrifice à Mithila, ils rencontrèrent le roi et
sa suite. Les serviteurs du roi marchaient devant en criant : ‘’Ecartez-vous !
Faites place au roi !’’ A la place de s’exécuter, Ashtavakra dit aux serviteurs :
‘’Ô serviteurs royaux, même le roi, s’il est juste, doit s’écarter et céder le
passage aux aveugles, aux personnes difformes, à la gente féminine, aux
personnes qui portent des fardeaux et aux brahmanes versés dans les Vedas.
Telle est la loi prescrite par les Ecritures.’’
Le roi, surpris par ces paroles sages du jeune brahmane, accepta la justesse
de la réprimande et céda le passage, en faisant remarquer à ses serviteurs :
‘’Ce que dit ce jeune brahmane est correct. Le feu est du feu ! Que ce soit
une simple flammèche ou à un brasier, il a le pouvoir de brûler.’’
Ashtavakra et Swetaketu voulurent ensuite pénétrer dans le hall sacrificiel,
mais un garde les en empêcha et dit : ‘’Les enfants ne peuvent pas entrer.
Seuls les anciens instruits dans les Vedas peuvent entrer dans le hall
sacrificiel.’’
Ashtavakra répondit : ‘’Nous ne sommes pas des enfants ! Nous avons
observé les vœux et nous avons appris les Vedas. Quiconque a maîtrisé les
vérités du Vedanta ne jugera pas un autre sur de simples considérations
d’âge ou d’apparence.’’
159
Le garde dit : ‘’Cesse tes vantardises inutiles ! Comment toi, un simple
enfant, pourrais-tu avoir appris et compris le Vedanta ?’’
Le garçon dit : ‘’Tu veux dire que je manque de stature ? La taille n’est pas
l’indice de la connaissance, ni l’âge. Un vieillard de grande taille peut aussi
être sénile ! Laisse-moi passer.’’
Le garde dit : ‘’Tu n’es certainement ni vieux, ni grand, bien que tu parles
comme un sage blanchi ! Va-t’en !’’
Ashtavakra répondit : ‘’Garde ! Les cheveux gris ne prouvent pas la maturité
de l’âme. La personne réellement mûre, c’est celle qui a appris les Vedas et
les Vedangas, qui a maîtrisé leur substance et qui a réalisé leur essence. Je
suis ici pour rencontrer le pandit de la cour, Vandi. Informe le roi Janaka de
mon vœu.’’
A cet instant, le roi lui-même apparut et il reconnut facilement Ashtavakra, le
garçon à la sagesse précoce qu’il venait tout juste de rencontrer.
Le roi demanda : ‘’Sais-tu bien que Vandi, le pandit de ma cour, a vaincu
nombre de grands érudits en débat, par le passé, qui ont ensuite été jetés à la
mer ? Ceci n’est-il pas suffisant pour te dissuader de te lancer dans cette
périlleuse aventure ?’’
Ashtavakra répondit : ‘’Votre éminent érudit n’a jusqu’à présent jamais
rencontré d’hommes comme moi, qui maîtrisent les Vedas et le Vedanta. Il est
devenu arrogant et vaniteux grâce à des victoires faciles sur des hommes de
bien qui n’étaient pas de vrais érudits. Je suis venu ici pour rembourser la
dette due à mon père, qui a été vaincu par cet homme et qui a été obligé de se
noyer, comme je l’ai appris de ma mère. Je ne nourris aucun doute quant au
160
fait que je vaincrai Vandi que vous verrez s’effondrer comme une charrette
aux roues brisées. Convoquez-le, je vous prie.’’
Ashtavakra rencontra Vandi. Ils se mirent d’accord sur un thème de
discussion, puis ils entamèrent les débats, chacun utilisant tout son savoir et
toutes ses ressources pour confondre l’autre et à la fin, l’assemblée proclama
à l’unanimité la victoire d’Ashtavakra et la défaite de Vandi. Le pandit de la
cour de Mithila s’inclina et il paya sa déchéance en se noyant dans l’océan et
en rejoignant le royaume de Varuna.
Alors enfin, l’esprit de Kagola, le père d’Ashtavakra, trouva la paix et la joie
dans la gloire de son fils.
‘’Un fils ne doit pas ressembler à son père. Un père physiquement faible
peut avoir un fils très fort et un père ignorant peut avoir un fils savant. Il est
sot de juger de la grandeur d’un homme d’après son apparence physique ou
son âge. Les apparences sont trompeuses.’’
Ce qui démontre que le peu cultivé Kagola n’était certainement pas
dépourvu de bon sens !
161
XXXIV. BHIMA ET HANUMAN
Draupadi se lamentait fréquemment : ‘’Cette forêt de Kamyaka n’est pas
belle sans Arjuna. Je n’ai aucune joie de vivre en l’absence d’Arjuna.’’
Les autres Pandavas partageaient la détresse de Draupadi d’être séparés
d’Arjuna, parti dans les Himalayas en quête d’armes divines.
Bhimasena dit à Draupadi : ‘’Gente dame, je partage ton sentiment à propos
d’Arjuna et ce que tu dis me fait vibrer d’amour et de sympathie. Sans
Arjuna, cette magnifique forêt paraît bien désolée. Mon esprit ne peut
connaître la paix sans voir Arjuna. Sahadeva, que ressens-tu ?’’
Sahadeva dit : ‘’Cet ermitage semble vide sans Arjuna. Pourquoi ne pas voir
si un changement d’environnement ne nous aiderait pas à mieux supporter la
douleur de la séparation ?’’
Yudhishthira s’adressa alors au prêtre Dhaumya : ‘’J’ai envoyé mon jeune
frère, Arjuna, à la recherche d’armes divines. Ce héros intrépide et habile
n’est pas encore rentré. Nous l’avons envoyé dans les Himalayas pour
obtenir d’Indra, le roi des dieux, des armes avec lesquelles nous pourrons
vaincre Bhishma, Drona, Kripa et Aswatthama, puisqu’il est certain que ces
héros combattront aux côtés des fils de Dhritarashtra. Karna connaît le
secret des armes divines et son désir suprême est de se battre avec Arjuna.
J’ai envoyé Arjuna pour obtenir la grâce d’Indra et pour obtenir de lui des
armes, puisque les héros Kauravas ne peuvent être vaincus par aucun autre
moyen. Après l’avoir envoyé pour cette très périlleuse mission, nous ne
pouvons pas vivre ici dans la joie, car il nous manque dans notre lieu de
résidence habituel. Je voudrais aller ailleurs, car cela pourrait nous permettre
de mieux supporter la séparation. Pourrais-tu nous suggérer où aller ?’’
162
Dhaumya lui fit la description de nombreuses forêts et lieux saints. Les
Pandavas visitèrent tous ces endroits pour diminuer dans une certaine
mesure la douleur de la séparation. Ils passèrent plusieurs années en
pèlerinage, écoutant les traditions qui sanctifiaient chaque sanctuaire.
Draupadi était souvent épuisée par ces pérégrinations à travers les
montagnes et les forêts. Bhima, parfois aidé par son fils Ghatotkacha les
soutenait, les encourageait et leur facilitait la vie.
Au cours de leurs pérégrinations dans les régions himalayennes, ils
parvinrent dans une sinistre forêt où le chemin était accidenté et escarpé.
Yudhishthira était soucieux et dit à Bhima que ce chemin serait très pénible
pour Draupadi et qu’il continuerait avec Nakula et le sage Lomasa. Il
suggéra que Bhima et Sahadeva restent en arrière à Gangadwara avec
Draupadi.
Bhima n’y consentit pas. Il dit que la douleur de la séparation avec Arjuna
aurait dû avoir appris à son frère à quel point il souffrirait, s’il était séparé de
Sahadeva, de Draupadi et de lui-même. De plus, Bhima ne pouvait pas
laisser Yudhishthira seul dans cette forêt infestée de rakshasas, de démons
et d’animaux sauvages. Le chemin était pénible, mais il pourrait facilement
porter Draupadi sur les portions les plus difficiles et il pourrait également
porter Nakula et Sahadeva.
Après que Bhima ait prononcé ces mots, Yudhishthira l’étreignit, le bénit et
lui souhaita de devenir encore plus fort.
Draupadi sourit et dit en s’adressant à Yudhishthira : ‘’Personne n’a besoin
de me porter ! Je sais marcher ! Ne vous inquiétez pas pour moi.’’
Ils arrivèrent à Kulinda, le royaume de Subahu, dans les Himalayas. Ils
acceptèrent les honneurs que le roi leur rendit et ils se reposèrent un peu.
163
Ensuite, ils se rendirent dans la charmante forêt de Narayanasrama où ils
firent halte.
Un jour, une brise qui soufflait du nord-est apporta une fleur magnifique aux
pieds de Draupadi. Draupadi la ramassa et elle fut tellement charmée par
son parfum et par sa beauté qu’elle la montra avec enthousiasme à Bhima.
‘’Regarde cette fleur ! Quel merveilleux parfum ! Quelle délicatesse ! Je vais
l’offrir à Yudhishthira. Ramène quelques fleurs de cette variété ! Nous
devrions les cultiver dans notre forêt de Kamyaka.’’ Draupadi courut
apporter la fleur à Yudhishthira.
Soucieux de plaire à sa bien-aimée Draupadi, Bhima partit à la recherche de
la plante. Il partit seul dans la direction d’où semblait provenir le parfum porté
par la brise, sans même penser aux bêtes sauvages qui traversaient le sentier.
Il arriva bientôt à un jardin de plantains, au pied d’une montagne et là, il vit un
singe gigantesque couleur de feu allongé en travers du chemin et qui le
bloquait. Il tenta d’effrayer l’animal en criant, mais celui-ci leva à peine
nonchalamment une paupière et dit d’une voix traînante : ‘’Je suis indisposé
et je me suis allongé ici. Pourquoi m’as-tu réveillé ? Tu es un sage être humain
et je ne suis qu’un simple animal. Il convient que l’homme rationnel témoigne de
la miséricorde envers les animaux qui sont des créatures inférieures. Je crains
que tu ignores ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Qui es-tu ? Où vas-tu ?
Tu ne peux pas aller plus loin sur ce chemin de montagne qui est le chemin
des dieux. Les hommes ne peuvent pas franchir cette limite. Mange ce que tu
veux parmi les fruits du lieu et si tu es sage, retourne en paix.’’
Bhima, qui n’était pas habitué qu’on le prenne aussi à la légère se mit en
colère et cria : ‘’Qui es-tu toi-même, le singe, qui tiens là de si grands propos ?
Je suis un héros kshatriya, descendant de la race des Kurus et un fils de
164
Kunti. Sache que je suis le fils du dieu du vent. A présent, écarte-toi du
chemin ou arrête-moi à tes risques et périls !’’
En entendant ces paroles, le singe se contenta de sourire et dit : ‘’Je ne suis,
comme tu l’as dit, qu’un singe, mais tu cours à la destruction, si tu tentes de
forcer le passage !’’
Bhima dit : ‘’Je me moque de ton avis et ce n’est pas ton problème, si je cours
à la destruction ! Lève-toi et écarte-toi du chemin avant que je ne t’y oblige.’’
Le singe répondit : ‘’Je n’ai plus la force de me lever, je suis très vieux ! Si tu
veux passer à tout prix, tu devras sauter par-dessus mon corps.’’
Bhima dit : ‘’Rien de plus simple, mais les Ecritures l’interdisent. Sinon, je
sauterais par-dessus toi et la montagne en un seul bond, comme Hanuman,
quand il a traversé l’océan.
Le singe feignit la surprise : ‘’Ô, meilleur d’entre les hommes ! Qui est donc
cet Hanuman qui a traversé l’océan ? Si tu connais son histoire, raconte-la
moi !’’
Bhima gronda et dit : ‘’N’as-tu jamais entendu parler de Hanuman, mon frère
aîné, qui a bondi par-dessus l’océan pour retrouver Sita, l’épouse de Rama ?
Je suis son égal en force et en héroïsme. Bien ! Assez parlé ! A présent,
lève-toi, cède-moi le passage et ne m’oblige pas à te faire du mal.’’
Le singe répondit : ‘’Sois patient, ô puissant héros ! Sois aussi doux que tu
es fort et fais preuve de miséricorde envers les anciens et les faibles. Je n’ai
plus la force de me lever, étant décrépit par l’âge. Puisque tu as des scrupules
à sauter par-dessus mon corps, déplace doucement ma queue et fraie-toi un
passage.’’
165
Fier de sa force énorme, Bhima pensa tirer le singe en dehors du chemin en
exerçant une traction sur sa queue, mais à sa grande stupéfaction, il n’y
parvint pas, quand bien même il y mit toute sa force. Il serra les mâchoires,
banda chacun de ses muscles jusqu’au bord de la rupture et il était trempé de
sueur et cependant, il était dans l’incapacité de mouvoir la queue, que ce soit
de haut en bas ou sur le côté. Honteux, il baissa la tête, puis il demanda sur
un ton beaucoup plus modéré : ‘’Qui es-tu ? Pardonne-moi et révèle-moi si tu
es un siddha, un dieu ou un gandharva.’’ Bhima, comme la majorité des
hommes forts, était rempli de respect, quand il voyait quelqu’un de plus fort
que lui et il parla comme un élève qui s’adresse à son maître.
Hanuman répondit : ‘’Ô puissant Pandava ! Sache que je suis ton frère, ce
même Hanuman, le fils du dieu du vent, que tu viens juste de mentionner. Si
tu empruntes ce chemin qui est la route qui conduit au monde des esprits où
demeurent les yakshas et les rakshasas, tu seras en danger et c’est pourquoi
je t’arrête. Aucun homme ne peut aller plus loin et continuer à vivre. Mais
voici le ruisseau près duquel tu peux trouver la plante saugandhika que tu es
venu chercher.’’
Bhima était enchanté : ‘’Je m’estime le plus fortuné d’entre les hommes
d’avoir été béni de pouvoir rencontrer mon frère. Je souhaite voir la forme
avec laquelle tu as franchi l’océan’’, et il se prosterna devant Hanuman.
Hanuman sourit. Il augmenta sa taille pour devenir aussi inébranlable qu’une
montagne et il paraissait remplir le paysage. Bhima était ravi de pouvoir
contempler la forme divine de son frère aîné, dont la simple description l’avait
jusqu’alors rempli d’émerveillement. Mais il se couvrit les yeux, incapable de
supporter la lumière éblouissante qui émanait de cette figure.
Hanuman dit : ‘’Bhima, en présence de mes ennemis, mon corps peut encore
grandir.’’
166
Puis Hanuman diminua de volume, reprit sa taille normale et il étreignit
tendrement Bhimasena.
Bhagavan Vyasa affirme que Bhima se sentit complètement rafraîchi et qu’il
devint beaucoup plus fort qu’avant, après avoir été étreint par Hanuman.
Hanuman dit : ‘’Ô héros, rentre chez toi. Pense à moi, si tu es dans le besoin.
J’ai ressenti la même joie en t’étreignant que jadis, lorsque j’ai eu la chance de
toucher le corps divin de Sri Rama. Demande-moi n’importe quelle faveur.’’
Bhima dit : ‘’Bénis sont les Pandavas, car j’ai eu l’heureuse fortune de te voir.
Inspirés par ta force, nous sommes certains de vaincre nos ennemis.’’
Hanuman transmit une dernière bénédiction d’adieu à son frère :
‘’Lorsque tu rugiras comme un lion sur le champ de bataille, ma voix s’unira à la
tienne et elle provoquera la terreur dans les cœurs de tes ennemis. Je serai
présent sur l’étendard du char de ton frère, Arjuna. Vous vaincrez !’’
Hanuman indiqua à Bhima l’endroit où poussaient les fleurs saugandhika
qu’il était venu chercher, ce qui lui rappela immédiatement Draupadi qui
attendait son retour. Il cueillit les fleurs et retourna auprès d’elle sans plus
tarder.
167
XXXV.
‘’JE NE SUIS PAS UNE GRUE !’’
Une fois, le sage Markandeya rendit visite aux Pandavas et il se trouve que
Yudhishthira parlait des vertus du beau sexe et dit :
‘’Quelle plus grande merveille y a-t-il dans ce monde que la patience et la
chasteté de la femme ? Elle met l’enfant au monde, après l’avoir chéri dans
son ventre plus que la vie elle-même. Elle accouche dans la douleur et
ensuite, son unique pensée concerne sa santé et son bonheur. Généreuse,
magnanime, la femme pardonne et continue d’aimer même un mauvais mari qui
la néglige, qui la déteste et qui lui fait subir toutes sortes de misères ! Comme
c’est étrange !’’
Markandeya lui raconta alors cette histoire :
‘’Autrefois, il y avait un brahmane appelé Kausika qui observait le vœu de
célibat avec beaucoup de constance et de dévotion. Un jour, il s’assit sous
un arbre et il se mit à réciter les Vedas. Une grue, qui était perchée sur une
branche au sommet de l’arbre, souilla sa tête avec ses déjections. Il leva alors
la tête et son regard furieux tua l’oiseau instantanément. Le brahmane fut
très chagriné, lorsqu’il vit l’oiseau qui gisait par terre.
Ne serait-ce pas terrible, si tous nos vœux étaient exaucés instantanément et
si chacun de nos souhaits hâtifs ou chacune de nos pensées colériques avait
des répercussions immédiates ? Combien de regrets ne nourririons-nous pas
par la suite ! Il est heureux pour nous que nos vœux dépendent des
circonstances extérieures pour être exaucés, car ceci nous épargne
beaucoup de péchés et de chagrins.
168
Kausika regrettait que la mauvaise pensée qui lui avait traversé l’esprit dans
un moment de colère ait tué un oiseau innocent. Un peu plus tard, il partit
mendier, comme de coutume.
Il attendit devant la porte d’une maison pour recevoir l’aumône. La maîtresse
des lieux était en train de faire le ménage, pendant ce temps-là. Kausika
attendait dans l’espoir qu’elle s’occuperait enfin de lui, quand elle aurait
terminé son travail. Entre-temps, le maître des lieux rentra chez lui, fourbu et
affamé, et sa femme dut veiller à ses besoins, lui laver et lui sécher les pieds et
lui servir son repas. Avec toutes ces préoccupations, elle semblait bien avoir
oublié le mendiant qui attendait à l’extérieur. Après s’être occupée du mari,
elle sortit servir le mendiant et dit : ‘’Je regrette de vous avoir fait attendre.
Pardonnez-moi.’’
Kausika, qui bouillonnait à l’intérieur, dit : ‘’Madame, vous m’avez fait
attendre pendant si longtemps ! Une telle indifférence n’est pas juste.’’
La femme dit au brahmane : ‘’Ô meilleur des brahmanes, je vous prie de me
pardonner. J’étais en train de servir mon mari, d’où ce retard.’’
Le brahmane observa : ‘’Il est juste et approprié de s’occuper de son mari,
mais le brahmane ne devrait pas être négligé. Vous me semblez bien
arrogante !’’
Elle dit : ‘’Ne soyez pas en colère contre moi et rappelez-vous que je ne vous
ai fait attendre que parce que je servais légitimement mon époux. Je ne suis
pas une grue qu’une pensée colérique peut tuer et votre ire ne peut nuire à
une femme qui se dévoue au service de son mari.’’
Le brahmane était stupéfait et il se demandait bien comment la femme pouvait
être au courant de l’incident de la grue.
169
Elle poursuivit : ‘’Vous ignorez le secret du devoir et vous n’êtes pas non plus
conscient que la colère est le plus grand ennemi qui couve en l’homme.
Pardonnez le retard et de vous avoir fait attendre. Allez à Mithila et
apprenez le secret de la bonne manière de vivre auprès de Dharmavyadha qui
vit là-bas.’’
Le brahmane était pantois ! Il dit : ‘’Je mérite cette juste réprimande. Elle me
fera du bien. Puisse tout le bien vous advenir !’’ Et il partit pour Mithila.
Kausika arriva à Mithila et il se mit à chercher le lieu de résidence de
Dharmavyadha qui devait être, selon lui, un ermitage isolé, éloigné du bruit et
de l’agitation de la vie ordinaire. Il emprunta de magnifiques rues entre de
belles maisons et de beaux jardins et pour finir, il arriva dans une boucherie où
un homme vendait de la viande. Sa stupéfaction fut totale, lorsqu’il apprit
qu’il s’agissait de Dharmavyadha.
Le brahmane était en état de choc et il gardait ses distances, dégoûté. Le
boucher se tourna vers lui, s’approcha et demanda : ‘’Vénérable, allez-vous
bien ? C’est cette chaste brahmane qui vous a envoyé chez moi ?’’
Le brahmane était pétrifié.
‘’Vénérable ! Je sais pourquoi vous êtes venu ! Je vous emmène chez moi’’, dit
le boucher et il conduisit chez lui le brahmane où il vit une famille heureuse et
où il fut frappé par la dévotion avec laquelle le boucher servait ses parents.
Kausika prit ses leçons du boucher concernant le dharma, la vocation et le
devoir de l’homme. Suite à cela, le brahmane rentra chez lui et il entreprit de
s’occuper de ses parents, un devoir qu’il avait plutôt négligé jusque-là.
La morale de cette histoire frappante de Dharmavyadha, si bien concoctée
par Vedavyasa, est identique à l’enseignement de la Bhagavad Gita :
170
l’homme atteint la perfection en suivant honnêtement la vocation qui lui échoit
dans cette vie et ceci est l’adoration réelle de Dieu, Créateur de tout et qui
imprègne tout. Il peut être né dans des circonstances qui favorisent cette
occupation ou elle peut avoir été imposée par les circonstances ou il peut
s’agir d’un choix personnel, mais ce qui compte réellement, c’est la sincérité et
la loyauté avec lesquelles il fait son travail. Vedavyasa insiste sur cette
grande vérité en décrivant un brahmane érudit qui l’ignorait et qui l’apprend
d’un boucher qui la vivait dans sa vie humble, qu’il méprisait.
171
XXXVI. LES GENS MAUVAIS NE SONT JAMAIS
SATISFAITS
De nombreux brahmanes rendirent visite aux Pandavas pendant leur exil et
l’un d’entre eux qui s’en retournait à Hastinapura alla voir Dhritarashtra qui
le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus. Le brahmane lui raconta
comment les Pandavas, de naissance princière, étaient par un destin peu
clément à la merci des éléments et qu’ils enduraient de grandes privations.
Dhritarashtra était peut-être désolé de l’apprendre, mais ce qui le troublait le
plus, c’étaient les conséquences pour ses propres fils. Yudhishthira pourraitil continuer à garder sous contrôle l’irascible Bhima ? Dhritarashtra craignait
que la colère des Pandavas, longtemps contenue, puisse un jour dépasser les
bornes, déborder et jaillir d’une manière dévastatrice. Le roi songea avec
angoisse : ‘’Arjuna et Bhima essayeront sûrement de nous punir. Sakuni,
Karna, Duryodhana et Duhsasana sont précairement perchés sur un arbre à
la recherche de miel, alors qu’en dessous, il y a le précipice béant de la colère
de Bhima qui est prêt à les engloutir.’’
Le roi aveugle songea encore : ‘’Hélas ! Pourquoi sommes-nous devenus la
proie de la convoitise ? Ce n’est pourtant pas la pauvreté qui nous y a
conduits ! Pourquoi avoir suivi la voie de l’injustice ? A la place de jouir
tranquillement de nos richesses illimitées, nous avons succombé à la soif de
pouvoir et nous avons convoité ce qui ne nous appartenait pas. L’injustice ne
peut qu’engendrer une récolte amère. Arjuna est revenu des cieux avec des
armes divines. Qu’est-ce qui pourrait faire revenir quelqu’un du ciel sur la
terre, hormis la soif de vengeance ? Et nous l’avons bien mérité !’’ De telles
pensées le hantaient et ne le laissaient pas en paix.
Alors que Dhritarashtra se tracassait ainsi, Sakuni, Karna et Duryodhana
étaient frivolement heureux et trouvaient beaucoup de plaisir à se congratuler
de leur prospérité.
172
Karna et Sakuni dirent à Duryodhana : ‘’Le royaume qui appartenait jadis à
Yudhishthira est maintenant à nous. Nous n’avons plus rien à lui envier.’’
Duryodhana répondit : ‘’Ô Karna ! Tout cela est bien vrai, mais ne serait-ce
pas un plaisir sublime de voir de mes propres yeux les souffrances des
Pandavas et d’attiser encore leur peine en étalant devant eux notre bonheur ?
Le seul moyen d’obtenir le bonheur parfait, c’est de nous rendre dans la forêt
et de jouir de la détresse des Pandavas, mais mon père ne nous accordera
pas sa permission’’ et Duryodhana versa des larmes à cause de la cruauté de
son père qui lui refusait ce plaisir.
Il dit encore : ‘’Le roi craint les Pandavas, car il pense qu’ils sont dotés du
pouvoir des austérités et il nous interdit de nous rendre dans la forêt et de les
rencontrer à cause du danger, mais je vous le dis : tout ce que nous avons fait
jusqu’ici est peine perdue, si nous ne contemplons pas la souffrance de
Draupadi, de Bhima et d’Arjuna dans la forêt. Cette vie oisive est un
tourment pour moi sans cette grande joie. Sakuni et toi, vous devez trouver le
moyen d’obtenir le consentement du roi pour que nous puissions nous rendre
dans la forêt et voir les Pandavas dans leur misère.’’
Le lendemain, Karna s’approcha joyeusement de Duryodhana et annonça
qu’il avait trouvé un moyen de contourner la difficulté. Il dit : ‘’Pourquoi
n’allons-nous pas visiter notre élevage à Dwaitavana pour le comptage
annuel des vaches ? Le roi ne pourra certainement pas objecter à cela.’’
Sakuni et Duryodhana applaudirent cette excellente idée et ils envoyèrent
le chef des vachers chez le roi pour obtenir sa permission.
Mais le roi refusa et dit : ‘’La chasse est certainement bénéfique aux princes
et il est souhaitable de procéder au comptage des vaches, mais j’ai appris que
les Pandavas résidaient dans cette forêt. Il n’est donc pas prudent que vous
vous y rendiez. Je ne puis consentir à vous envoyer dans un endroit proche
173
du lieu où résident Bhima et Arjuna, alors qu’il y a toujours matière à colère
et à conflit.’’
Duryodhana dit : ‘’Nous ne nous approcherons pas d’eux. Que du contraire,
nous serons très prudents et nous les éviterons !’’
Le roi dit : ‘’Même si vous faites preuve d’une grande prudence, le danger
sera toujours là dans la simple proximité. Il n’est pas non plus approprié
d’interférer avec les malheurs des Pandavas dans leur vie forestière.
N’importe lequel de vos soldats pourrait commettre un impair ou une
offense, ce qui pourrait entraîner des conséquences fâcheuses. D’autres
pourront aller à votre place compter le bétail.’’
Sakuni dit : ‘’Ô roi ! Yudhishthira connaît et suit la voie dharmique. Il a donné
sa promesse publiquement et les Pandavas suivront ses ordres. Les fils de
Kunti ne manifesteront aucune hostilité à notre égard. Ne contrariez pas
Duryodhana qui adore la chasse et permettez-lui de revenir après avoir
procédé au décompte du bétail. Je l’accompagnerai et je veillerai à ce
qu’aucun d’entre nous ne s’approche des Pandavas.’’
Le roi se laissa persuader, comme à son habitude et dit : ‘’Eh bien, qu’il en
soit ainsi !’’
Le cœur rempli de haine n’est jamais satisfait. La haine est un feu cruel qui
s’attise pour continuer à vivre et à croître.
174
XXXVII.
LA DÉCONFITURE DE DURYODHANA
Les Kauravas se rendirent à Dwaitavana avec une grande armée et toute
une suite. Duryodhana et Karna ne dissimulaient par leur joie à l’idée de
pouvoir se délecter du triste sort des Pandavas. Eux-mêmes campaient dans
de luxueuses tentes à quelques kilomètres du lieu de résidence des Pandavas.
Ils inspectèrent les troupeaux et ils procédèrent au comptage du bétail.
Après avoir compté les vaches, les taureaux et les veaux, ils prirent du bon
temps. Au programme : danses, chasse, sports sylvestres et autres
divertissements.
Alors qu’ils chassaient, Duryodhana et son groupe se retrouvèrent tout près
d’un bel étang proche de l’ermitage des Pandavas et il ordonna qu’on dresse
le camp sur sa rive.
Chitrasena, le roi des gandharvas, et sa suite campaient déjà tout près de cet
étang et ils empêchèrent les hommes de Duryodhana de monter leur camp.
Ceux-ci s’en retournèrent auprès de Duryodhana pour lui faire part qu’un
petit prince qui était là avec sa suite leur causait des problèmes.
Une telle audace agaça Duryodhana et il ordonna à ses hommes de chasser
le prince et de monter les tentes.
Ceux-ci reprirent la direction du lac pour tenter d’exécuter les ordres, mais
les gandharvas étaient trop nombreux pour eux et ils durent battre en
retraite dans la précipitation.
Quand Duryodhana l’apprit, il entra dans une rage folle et avec toute son
armée, il se mit en route pour anéantir l’ennemi téméraire qui osait s’opposer à
son bon plaisir.
175
Un grand combat s’ensuivit entre les gandharvas et l’armée de Duryodhana.
Au début, le combat tourna à l’avantage de Duryodhana, mais la situation
s’inversa rapidement, quand Chitrasena, le roi des gandharvas rallia ses
troupes et quand il se mit à utiliser ses armes magiques. Karna et les autres
héros Kauravas perdirent leurs chars et leurs armes et ils durent battre en
retraite précipitamment dans l’ignominie. Seul Duryodhana resta sur le
champ de bataille, mais il fut vite fait prisonnier par Chitrasena qui le mit dans
son char, pieds et poings liés et qui souffla dans sa conque en signe de
victoire. Les gandharvas capturèrent beaucoup de chefs Kauravas et l’armée
des Kauravas s’éparpilla dans toutes les directions. Certains fugitifs se
réfugièrent même dans l’ermitage des Pandavas.
Bhima apprit la nouvelle de la défaite et de la capture de Duryodhana avec
délice et amusement. Il dit à Yudhishthira : ‘’Ces gandharvas ont fait tout le
travail à notre place ! Duryodhana qui était sans doute venu ici pour se
moquer de nous a eu ce qu’il mérite. J’ai bien envie d’aller remercier notre ami
gandharva !’’
Mais Yudhishthira désapprouva. ‘’Cher frère, ce n’est pas le moment de se
réjouir. Les Kauravas sont notre famille et leur humiliation aux mains
d’étrangers est la nôtre. Nous ne pouvons pas nous abstenir et accepter ceci
sans broncher. Nous devons aller les secourir.’’
Bhima ne pensait pas que c’était très raisonnable.
Il dit : ‘’Pourquoi devrions-nous sauver ce criminel vicieux qui a tenté de nous
brûler vifs dans la maison de cire ? Pourquoi devrions-nous nous désoler pour
celui qui a empoisonné ma nourriture, qui m’a ligoté et qui voulait me noyer
dans la rivière ? Quels sentiments fraternels pouvons-nous réellement
entretenir envers ces vils vauriens qui ont tiré Draupadi par les cheveux
jusqu’à l’assemblée pour la disgracier ?’’
176
A ce moment-là, Duryodhana poussa un terrible cri d’angoisse qui leur
parvint faiblement et très sensible, Yudhishthira rejeta les objections de
Bhima et ordonna à son frère d’aller secourir les Kauravas. Obéissant à son
ordre, Bhima et Arjuna rassemblèrent l’armée des Kauravas en déroute et
s’apprêtèrent à livrer bataille aux gandharvas. Mais Chitrasena ne souhaita
pas se battre avec les Pandavas et à leur approche, il relâcha Duryodhana et
les autres prisonniers en disant que tout ce qu’il voulait, c’était donner une
leçon à ces arrogants Kauravas. Déshonorés, les Kauravas retournèrent
précipitamment à Hastinapura avec Karna, qui après avoir été chassé du
champ de bataille, les rejoignit en chemin.
Duryodhana, honteux et abattu, pensa qu’il aurait mieux valu que Chitrasena
l’ait tué et il proclama son vœu de jeûner jusqu’à la mort.
Il dit à Duhsasana : ‘’Sois couronné et gouverne le royaume. Je ne peux plus
continuer à vivre après avoir été la risée de mes ennemis.’’
Duhsasana protesta et dit qu’il était indigne d’être roi. Il tomba aux pieds de
son frère et se mit à pleurer. Karna ne pouvait supporter de voir la peine du
frère et dit : ‘’Une telle attitude ne sied pas aux héros de la race des Kurus.
A quoi bon se laisser aller sous le poids de la peine ? Cela ne fera que réjouir
nos ennemis. Regardez les Pandavas. Eux ne se sont pas mis à jeûner malgré
la disgrâce qu’ils ont subie.’’
Sakuni l’interrompit et dit : ‘’Ecoutez les paroles de Karna. Pourquoi parler
de renoncer à la vie, alors que vous pouvez jouir du royaume pris aux
Pandavas ? Jeûner ne sert à rien, car si vous vous repentiez vraiment de ce
que vous avez fait, vous devriez faire la paix avec les Pandavas et leur
restituer leur royaume.’’
177
Quand Duryodhana entendit cela, sa nature mauvaise reprit le dessus, car
restituer leur royaume aux Pandavas était pour lui cent fois pire que la défaite
ou la disgrâce. Il cria : ‘’Je vaincrai ces Pandavas !’’
Karna dit : ‘’C’est ainsi qu’un roi doit parler !’’ Et avant de rentrer chez lui, il
ajouta : ‘’Je vous jure sur tout ce qui est saint qu’au terme de la période de
treize ans stipulée, je tuerai Arjuna au combat.’’ Et il toucha son épée pour
sceller sa promesse.
178
XXXVIII.
LA FAIM DU SEIGNEUR KRISHNA
Pendant que les Pandavas vivaient dans la forêt, Duryodhana célébra un
grand sacrifice avec beaucoup de faste et de splendeur. Il aurait voulu
célébrer le sacrifice rajasuya, mais les brahmanes lui dirent qu’il ne pouvait pas
le faire tant que Yudhishthira et Dhritarashtra étaient en vie et ils lui
conseillèrent de faire à la place un sacrifice en l’honneur de Vishnu. Il accepta
leur conseil et il célébra le sacrifice avec un maximum de faste.
Cependant, au terme de la cérémonie, les citoyens se mirent à murmurer entre
eux que le sacrifice de Duryodhana n’arrivait pas à la cheville du rajasuya de
Yudhishthira en termes de magnificence. Les amis de Duryodhana, eux, ne
se privèrent pas de louer celui-ci ainsi que le sacrifice qu’il avait célébré et le
mirent sur le même pied que ceux qui avaient été accomplis par Yayati,
Mandhata, Bharata et d’autres auparavant. Les flagorneurs de la cour
n’étaient pas en reste. Karna dit à Duryodhana que ce n’était que partie
remise pour son rajasuya jusqu’à ce que les Pandavas soient vaincus et
pourfendus sur le champ de bataille et il répéta que son rôle serait de tuer
Arjuna.
‘’Jusqu’à ce que j’ai tué Arjuna, je ne mangerai plus de viande, je ne boirai
plus de vin et je ne refuserai aucune prière de toute personne qui me
sollicitera pour quelque chose’’, dit-il. Karna fit ce vœu solennel devant toute
l’assemblée.
Les fils de Dhritarashtra exultèrent en entendant le vœu du grand héros
Karna et ils hurlèrent leur joie. Pour eux, c’était comme si les Pandavas
étaient déjà morts.
Des espions transmirent la nouvelle du serment de Karna aux Pandavas et
Yudhishthira devint très soucieux, car il avait beaucoup d’estime pour la
179
vaillance de Karna. Karna était né avec une armure divine et c’était sans
conteste un puissant héros.
Un matin, peu avant l’heure du réveil, Yudhishthira eut un rêve. Beaucoup
de nos rêves surviennent soit au début, soit à la fin de notre sommeil. Il rêva
que les animaux sauvages de la forêt firent pitoyablement appel à lui pour ne
pas qu’il les détruise tous et pour qu’il aille vivre dans une autre forêt. Ils
invoquèrent sa clémence avec beaucoup de larmes et de supplications. Fort
ému, il décida d’aller vivre avec ses frères dans une autre forêt.
Nos ancêtres étaient très conscients du fait que la vie sauvage de la forêt
devait être préservée.
Un jour, le sage Durvasa se rendit dans la capitale de Duryodhana avec ses
dix mille disciples. Connaissant le tempérament du sage, Duryodhana
s’occupa soigneusement de toutes les questions liées à l’accueil des invités et
son hospitalité fut si généreuse que le sage en fut satisfait et lui permit de
demander toute faveur qu’il souhaiterait.
Duryodhana se sentit particulièrement soulagé d’être sorti sans encombre de
cette épreuve et quand le sage lui octroya une faveur, il songea qu’il y avait là
une belle opportunité d’envoyer l’irascible sage chez les Pandavas et il dit
alors : ‘’Ô grand sage, vous nous avez bénis en acceptant notre hospitalité.
Nos frères sont dans la forêt. Auriez-vous l’extrême obligeance de leur
rendre visite pour qu’ils soient aussi honorés par votre présence ?’’ Et il
suggéra qu’il leur rende visite, quand il savait pertinemment bien que toute la
nourriture préparée aurait été consommée et qu’il ne resterait plus rien pour
les invités surprises…
Le sage, qui aimait bien tester les gens, y consentit.
180
Duryodhana était certain que les Pandavas qui vivaient précairement dans la
forêt seraient totalement incapables de nourrir ou de divertir le sage et sa
suite et qu’ils s’exposeraient à quelque terrible malédiction de la part du
visiteur irascible pour leur hospitalité défaillante et ceci lui procurerait une
joie qui dépasserait tous les bénéfices qu’il aurait pu demander pour luimême, quand le sage lui avait offert une faveur.
Accompagné par ses disciples, le sage arriva chez les Pandavas, comme
l’avait souhaité Duryodhana, alors que ceux-ci se reposaient après avoir pris
leur déjeuner. Les frères accueillirent le sage avec tout le respect dû à son
rang. Puis, le sage dit : ‘’Nous reviendrons bientôt !’’ Veillez à ce que le repas
soit prêt, car nous sommes affamés’’, et toujours accompagné par ses
disciples, ils se hâtèrent d’aller procéder à leurs ablutions dans la rivière.
Suite aux austérités de Yudhishthira qu’il avait entreprises à l’entame de leur
séjour dans la forêt, le dieu-soleil lui avait fait don de l’akshayapatra, une
marmite magique qui contenait une réserve inépuisable de nourriture. En leur
faisant ce don, le dieu avait bien précisé : ‘’Avec elle, je mets à votre
disposition pendant 12 ans autant de nourriture qu’il en faut pour votre
consommation journalière. La marmite ne se videra pas avant que tout le
monde n’ait été servi et que Draupadi ait pris sa part.’’
Les brahmanes et les invités étaient servis les premiers. Ensuite, les frères
Pandavas prenaient leur repas. Et finalement, Draupadi prenait le sien.
Quand Durvasa était arrivé sur place, ils avaient tous pris leur repas, y
compris Draupadi, et la marmite était donc vide et elle avait perdu son
pouvoir jusqu’au lendemain.
Draupadi était extrêmement tracassée et elle se demandait bien où elle allait
pouvoir trouver de la nourriture avant que le sage et ses disciples ne
reviennent de leurs ablutions. Dans la cuisine, elle priait avec ferveur Sri
181
Krishna pour qu’Il vienne l’aider dans cette situation désespérante et la
sauver de l’ire du sage.
Sri Krishna lui apparut instantanément. ‘’Ah, Draupadi ! Tu sais, Je meure
de faim !’’, dit-Il. ‘’Apporte-Moi tout de suite quelque chose à manger et nous
discuterons ensuite.’’
C’était le bouquet à défaut du banquet ! Il semblerait que l’allié dont elle
espérait tant le soutien était passé à l’ennemi ! Elle versa un torrent de
larmes. ‘’Hélas ! Pourquoi m’éprouves-Tu ainsi, Ô Krishna ? Le pouvoir de
la marmite offerte par le dieu-soleil est inopérant pour le reste de la journée
et le sage Durvasa est arrivé. Que dois-je faire ? Le sage et ses disciples
seront ici d’un instant à l’autre et comme si ce n’était pas suffisant, Tu Te
manifestes, Toi aussi en disant que Tu as faim !’’
Sri Krishna dit : ‘’Je meurs de faim et Je veux à manger, pas des excuses !
Apporte-Moi la marmite et Je verrai par Moi-même.’’
Draupadi s’exécuta. Il s’avéra qu’une minuscule particule de nourriture
adhérait toujours à la paroi de la marmite et Sri Krishna s’en contenta.
Draupadi, elle, était à moitié envahie par la honte, en raison de la négligence
dont elle avait fait preuve en récurant la marmite et parce que Sri Krishna
avait consommé un tel reste.
Sri Krishna sembla rassasié par ce minuscule grain de riz. Il appela Bhima et
demanda à celui-ci de se rendre à la rivière et de prévenir le sage vénérable
que son repas était servi.
Bhima était abasourdi, mais comme il avait une foi totale en Sri Krishna, il se
précipita jusqu’à la rivière où Durvasa et ses disciples étaient en train de se
182
baigner. Ceux-ci s’étonnaient que leur faim d’ogre avait cédé la place à une
très agréable sensation de satiété. Ils avaient la gaieté et l’enjouement de
gens qui avaient bien festoyé. Les disciples dirent au sage : ‘’Nous sommes
venus ici après avoir prié Yudhishthira de nous préparer notre repas, mais il
s’avère que nous nous sentons rassasiés et que nous ne pourrions rien avaler
de plus !’’ Durvasa, lui, comprit ce dont il s’agissait et il dit à Bhima : ‘’Nous
sommes rassasiés. Prie Yudhishthira de nous excuser ‘’, et le groupe se remit
en route.
L’explication réside dans le fait que, puisque tout l’univers est contenu dans
Sri Krishna, le fait qu’Il ait été rassasié avec un seul grain de riz a comblé –
pour un temps – l’appétit de tous les êtres, y compris le sage.
183
XXXIX. LA MARE ENCHANTÉE
La période prescrite de douze ans touchait à sa fin.
Un jour, un cerf se frotta contre l’allume-feu d’un pauvre brahmane et en
pivotant, celui-ci se prit dans sa ramure et l’animal apeuré s’enfuit avec dans la
forêt. A cette époque, on ne connaissait pas les allumettes et on faisait
prendre le feu par friction mécanique avec des morceaux de bois.
‘’Hélas ! Le cerf s’enfuit avec l’allume-feu ! Comment vais-je accomplir le
sacrifice du feu ?’’, s’écria le brahmane qui se précipita chez les Pandavas
pour qu’ils l’aident dans son malheur.
Les Pandavas se lancèrent alors à la poursuite de l’animal, mais c’était un cerf
magique qui s’enfuit en bondissant, attirant ainsi les Pandavas au cœur de la
forêt où il disparut. Ereintés par leur vaine poursuite, les Pandavas
s’assirent sous un banian, totalement découragés. Nakula soupira : ‘’Nous
ne sommes même plus capables de rendre ce service insignifiant à un
brahmane. Comme nous avons dégénéré !’’, dit-il tristement.
Bhima dit : ‘’Tout à fait ! C’est lorsque Draupadi a été traînée jusqu’à
l’assemblée que nous aurions dû tuer ces scélérats ! N’est-ce pas parce que
nous ne l’avons pas fait que nous avons dû endurer toutes ces peines ?’’, et il
regarda piteusement Arjuna.
Arjuna acquiesça : ‘’J’ai supporté silencieusement les fanfaronnades
vulgaires et outrageantes de ce fils de conducteur de char, sans réagir, et
c’est à juste titre que nous sommes tombés dans cette situation pitoyable.’’
Yudhishthira constata en se chagrinant qu’ils avaient tous perdu leur
enjouement et leur courage et il songea que cela leur ferait du bien d’avoir
184
quelque chose à faire. La soif le tourmentait, aussi dit-il à Nakula : ‘’Frère,
grimpe dans cet arbre et regarde s’il n’y a pas une mare ou une rivière tout
près d’ici.’’
Nakula grimpa dans l’arbre, scruta les alentours et dit : ‘’A une petite
distance d’ici, je distingue des plantes d’eau et des grues. Il doit y avoir de
l’eau là-bas.’’
Yudhishthira l’envoya là-bas pour qu’il ramène de l’eau.
Nakula se réjouit de voir qu’il y avait une mare en arrivant sur les lieux. Luimême avait très soif, aussi songea-t-il d’abord à étancher sa soif avant de
ramener de l’eau dans son carquois pour son frère, mais il avait à peine
plongé la main dans l’eau transparente qu’il entendit une voix :
‘’Ne sois pas téméraire, cette mare m’appartient ! Ô, fils de Madri, réponds
préalablement à mes questions et ensuite, tu pourras boire.’’
Nakula fut surpris, mais emporté par sa soif intense et négligeant
l’avertissement, il but néanmoins. Et immédiatement, terrassé par une torpeur
irrésistible, il s’écroula, mort selon toute apparence.
Surpris que Nakula n’était pas encore rentré, Yudhishthira envoya
Sahadeva pour voir ce qui se passait. Lorsque Sahadeva arriva tout près de
la mare et qu’il vit son frère qui gisait par terre, il se demanda s’il lui était arrivé
quelque chose, mais avant d’y regarder de plus près, il se précipita vers l’eau
pour étancher sa soif brûlante.
La voix se fit de nouveau entendre : ‘’Ô Sahadeva, cette mare m’appartient !
Réponds d’abord à mes questions et puis ensuite seulement, tu pourras
étancher ta soif.’’
185
Mais comme Nakula, Sahadeva ne prêta aucune attention à l’avertissement.
Il but et il s’écroula.
Etonné et inquiet que Sahadeva lui non plus n’était pas revenu,
Yudhishthira envoya alors Arjuna pour voir si les frères avaient dû faire face
à un quelconque danger. ‘’Et rapporte de l’eau !’’, ajouta-t-il, car il avait très
soif.
Arjuna partit comme une flèche. Il aperçut ses deux frères qui gisaient, morts,
à côté de la mare. Choqué, il songea qu’ils avaient dû être tués par quelque
ennemi tapi dans l’ombre. Bien que son cœur était brisé par le chagrin et qu’il
brûlait du désir de vengeance, tous ses sentiments furent submergés par une
soif monstrueuse qui le poussait irrésistiblement vers la mare fatale. A
nouveau, la voix se fit entendre : ‘’Réponds à ma question avant de boire de
cette eau. Si tu me désobéis, tu rejoindras tes frères !’’
La fureur d’Arjuna explosa et il s’écria : ‘’Qui es-tu ? Viens donc te mesurer
à moi et je te pourfendrai !’’, et il décocha une volée de flèches en direction de
la voix. L’être invisible se mit à rire dédaigneusement : ‘’Tes flèches ne font
qu’égratigner l’air ! Réponds à mes questions et tu pourras alors étancher ta
soif. Autrement, si tu bois l’eau, tu mourras !’’
Profondément vexé, Arjuna se résolut à combattre cet ennemi furtif et
insaisissable, mais il devait d’abord étancher cette terrible soif. Oui, la soif
était l’ennemi n°1 qu’il devait supprimer en premier et donc, il but et lui aussi
s’écroula, mort.
Yudhishthira attendait anxieusement et se tourna vers Bhima : ‘’Cher frère,
Arjuna, le grand héros, n’est pas encore revenu, lui non plus. Quelque chose
de terrible a dû arriver à nos frères ; nos étoiles sont mauvaises. Pars vite à
186
leur recherche et ramène aussi de l’eau ; je meurs de soif !’’ Torturé par
l’inquiétude, Bhima se mit en route, sans un mot.
On peut imaginer son chagrin et sa rage, lorsqu’il vit ses trois frères qui
gisaient, morts. Il songea : ‘’Ceci est certainement l’œuvre des yakshas. Je les
traquerai et je les tuerai, mais j’ai si soif que je dois d’abord boire pour mieux
les combattre.’’ Et il descendit dans la mare.
Une voix cria : ‘’Prends garde à toi, Bhimasena ! Tu n’es autorisé à boire
qu’après avoir répondu à mes questions. Et tu mourras, si tu ne tiens pas
compte de mes paroles.’’
‘’Qui es-tu pour me donner des ordres ?’’, hurla Bhima et il but avidement en
lançant un regard furieux à la ronde, en signe de défi. Simultanément, sa
grande force parut couler comme une pierre et il s’écroula parmi ses frères.
Maintenant seul, Yudhishthira se lamentait dans un enfer d’inquiétude et de
soif. ‘’Ont-ils encouru une malédiction ? Errent-ils vainement dans la forêt à
la recherche d’eau ? Ont-ils été victimes d’un malaise ? Sont-ils morts de
soif ?’’ Ne pouvant plus supporter de telles pensées, torturé par une soif
accablante, il entreprit de retrouver ses frères et de trouver la mare.
Yudhishthira suivit la direction que ses frères avaient prise dans une zone
infestée de sangliers et où les cerfs tachetés et où de grands oiseaux
forestiers étaient présents en abondance et il arriva dans une jolie prairie
verdoyante qui ceinturait une mare d’eau cristalline semblable à du nectar
pour lui. Mais lorsqu’ il vit ses frères qui gisaient là comme un tas de bûches,
incapable de contenir son chagrin, il se mit à pleurer.
Il caressa les visages de Bhima et d’Arjuna qui gisaient, parfaitement
immobiles et silencieux et il gémit : ‘’Ceci devait-il être la fin de tous nos
187
vœux ? Alors même que notre exil était sur le point de se terminer, vous avez
été emportés ! Même les dieux m’ont abandonné dans mon malheur !’’
Tandis qu’il examinait leurs membres puissants, à présent si inutiles, il se
demanda tristement qui pouvait avoir été suffisamment fort pour pouvoir les
tuer et il songea : ‘’Pourquoi moi devrais-je continuer à vivre dans ce monde ?’’
Et puis, il fut gagné par un sentiment de mystère, car ceci n’était pas un
événement ordinaire. Aucun guerrier au monde ne pouvait vaincre ses frères
et leurs corps n’étaient marqués par aucune blessure qui aurait pu être
mortelle ; de plus, leurs visages étaient des visages d’hommes qui dormaient
paisiblement, pas des visages d’hommes morts en luttant. Il n’y avait aussi ni
trace ni empreintes d’ennemis. C’est sûr, il devait y avoir de la magie làdedans. A moins que ce ne soit un coup fourré de Duryodhana ? N’aurait-il
pas pu empoisonner l’eau ? Yudhishthira descendit toutefois lui aussi dans la
mare pour étancher sa soif brûlante et immédiatement, la voix désincarnée le
mit en garde :
‘’Tes frères sont morts, parce qu’ils n’ont pas prêté attention à mes paroles.
Ne les suis pas. Réponds d’abord à mes questions et puis, étanche ta soif.
Cette mare m’appartient.’’
Yudhishthira savait que ce ne pouvait être là que les paroles d’un yaksha et il
devina ce qui était arrivé à ses frères. Il crut voir un moyen possible de sauver
la situation et il dit à la voix désincarnée : ‘’Posez vos questions, je vous prie.’’
La voix posa alors toute une batterie de questions :
‘’Qu’est-ce qui chaque jour fait briller le soleil ?’’
‘’Le pouvoir de Brahman’’, répondit Yudhisthira.
188
‘’Qu’est-ce qui secourt l’homme en cas de danger ?’’
‘’Le courage est le salut de l’homme en cas de danger.’’
‘’Par l’étude de quelle science l’homme devient-il sage ?’’
‘’Ce n’est par l’étude d’aucun Shastra que l’homme devient sage ; c’est en
fréquentant ceux qui ont une grande sagesse qu’il acquiert la sagesse.’’
‘’Qu’est-ce qui représente un soutien plus noble que la terre ?’’
‘’La mère qui élève les enfants qu’elle a portés représente un soutien plus
noble que la terre.’’
‘’Qu’est-ce qui est plus grand que le ciel ?’’
‘’Le père.’’
‘’Qu’est-ce qui est plus vif que le vent ?’’
‘’Le mental.’’
‘’Qu’est-ce qui est plus souillé que de la paille flétrie ?’’
‘’Un cœur plongé dans la douleur.’’
‘’Qui est l’amie de celui qui reste chez lui ?’’
‘’La femme.’’
‘’Qui accompagne l’homme dans la mort ?’’
189
‘’Le dharma. Lui seul accompagne l’âme dans son voyage solitaire après la
mort.’’
‘’Quel est le plus grand vaisseau ?’’
‘’La Terre, qui contient tout, est le plus grand vaisseau.’’
‘’Qu’est-ce que le bonheur ?’’
‘’Le bonheur est le résultat de la bonne conduite.’’
‘’L’homme sera apprécié par tout le monde, s’il l’abandonne. Qu’est-ce que
c’est ?
‘’L’orgueil. Si l’homme s’en défait, il sera apprécié par tous.’’
‘’Quelle est la perte qui génère de la joie et non le malheur ?’’
‘’La colère, en la mettant au rebut, on ne sera plus soumis au malheur.’’
‘’L’homme s’enrichit, quand il y renonce. Qu’est-ce que c’est ?’’
‘’Le désir. C’est en se dépouillant des désirs que l’homme trouve sa fortune.’’
‘’Qu’est ce qui fait un vrai brahmane ? La naissance, la bonne conduite ou
l’érudition ?’’
‘’La naissance et l’érudition ne font pas un brahmane, mais bien la bonne
conduite. Quel que soit le degré d’érudition d’une personne, cette personne
ne sera pas un brahmane, si elle est l’esclave de mauvaises habitudes. Quand
190
bien même connaîtrait-il les quatre Vedas, l’homme qui a une mauvaise
conduite est d’une classe inférieure.’’
‘’De quoi doit-on le plus s’émerveiller dans ce monde ?’’
‘’Tous les jours, les hommes voient partir des créatures qui rejoignent la
demeure de Yama, le dieu de la mort, et pourtant, ceux qui restent aspirent à
vivre à tout jamais ! C’est de cela que l’on doit vraiment le plus s’émerveiller.’’
C’est ainsi que le yaksha posa toute une batterie de questions à
Yudhishthira qui y répondit avec satisfaction. Au terme de celles-ci, le
yaksha demanda : ‘’Ô roi ! Un de vos frères décédés a maintenant la
possibilité de revenir à la vie. Lequel choisissez-vous ? Celui-là reviendra à la
vie.’’
Yudhishthira réfléchit un peu, puis il répondit : ‘’Puisse Nakula au teint
sombre, aux yeux de lotus, à la large poitrine et aux longs membres qui git à
présent, tel un ébénier abattu se relever !’’
Le yaksha en fut satisfait et demanda à Yudhishthira : ‘’Pourquoi as-tu choisi
Nakula, de préférence à Bhima, qui a la force de seize milles éléphants ? Il
m’est revenu que Bhima t’était extrêmement cher ! Et pourquoi pas Arjuna,
dont la grande maîtrise des armes est ta protection ? Dis-moi, pourquoi leur
as-tu préféré Nakula ?’’
Yudhisthira répondit : ‘’Ô yaksha, le dharma est l’unique bouclier de l’homme
et non pas Bhima ou Arjuna. Si le dharma est réduit à rien, l’homme se
détruira. Kunti et Madri étaient les deux femmes de mon père. Moi, je suis un
fils de Kunti et je survis et donc, elle n’est pas totalement endeuillée. Pour
que les deux plateaux de la justice soient en équilibre, je demande que
Nakula, un fils de Madri puisse également revivre.’’
191
Le yaksha fut satisfait de l’impartialité de Yudhishthira et décréta que tous
les frères reviendraient à la vie. C’était Yama, le dieu de la mort, qui avait pris
la forme du cerf et du yaksha pour pouvoir voir son fils, Yudhishthira et pour
le tester. Il embrassa Yudhishthira et il le bénit.
Yama dit : ‘’Il ne reste que quelques jours avant d’achever la période stipulée
de votre exil dans la forêt. La treizième année passera elle aussi. Aucun de
vos ennemis ne pourra vous découvrir. Vous réussirez dans votre entreprise’’,
dit-il et il disparut.
Incontestablement, les Pandavas durent endurer toutes sortes de problèmes
pendant leur exil, mais les gains n’étaient pas marginaux non plus. Ce fut une
période de rude discipline et de mise à l’épreuve rigoureuse d’où ils ont
émergé plus forts et plus nobles encore. Arjuna est revenu avec des armes
divines, fortifié par son contact avec Indra. Bhima a aussi rencontré
Hanuman, son frère aîné près du lac où poussent les fleurs saugandhikas et il
est revenu dix fois plus fort. Et après avoir rencontré son père, Yama, le dieu
du dharma, tout près de la mare enchantée, Yudhishthira resplendissait d’un
lustre dix fois supérieur.
L’esprit de ceux qui écoutent l’histoire sainte de la rencontre de
Yudhishthira avec son père ne suivra jamais le mal. Il ne tentera jamais de
provoquer des querelles entre amis et ne convoitera jamais la richesse
d’autrui. Il ne sera jamais victime de la concupiscence et ne s’attachera jamais
indûment aux choses transitoires.’’ Voilà ce qu’a déclaré Vaisampayana à
Janamejaya en racontant l’histoire du yaksha. Puisse le même bien advenir
aux lecteurs de cette histoire que nous racontons.
192
XL. SERVICES DOMESTIQUES
‘’Ô brahmanes, nous avons été trompés par les fils de Dhritarashtra, spoliés
de notre royaume et réduits à la pauvreté et malgré tout, nous avons passé
joyeusement et gaillardement ces années dans la forêt. La treizième année
d’exil est arrivée et avec elle, le temps est venu pour nous de nous séparer de
vous, puisque nous devons passer les douze prochains mois sans être
découverts par les espions de Duryodhana. Dieu seul sait quand le jour
viendra où nous nous reverrons sans appréhension et en dehors de la
clandestinité. Maintenant, bénissez-nous avant que nous partions, et
puissions-nous échapper à l’attention de ceux qui pourraient vouloir nous
trahir au profit des fils de Dhritarashtra par peur ou par appât du gain.’’
Yudhishthira s’adressa en ces termes aux brahmanes qui vivaient jusque-là
avec les Pandavas et sa voix tremblait d’émotion en prononçant ces paroles.
Dhaumya le réconforta. Il dit : ‘’La séparation est pénible et les périls sont
nombreux et grands, mais vous êtes trop sages et trop instruits pour pouvoir
être ébranlés ou découragés. Harcelé par les démons, Indra, le roi des dieux,
s’est déguisé en brahmane pour vivre incognito dans le pays de Nishadha.
Sous cette couverture, il est parvenu à détruire ses ennemis. Vous devez
faire pareil. Mahavishnu, le Seigneur de l’univers, ne s’est-Il pas incarné dans
la matrice d’Aditi, souffrant ainsi une naissance humaine pour enlever son
royaume à l’empereur Bali pour le salut du monde ? Le Seigneur Narayana,
refuge des hommes, n’est-Il pas entré dans l’arme d’Indra pour vaincre Vritra,
le roi asura ? Le dieu du feu lui-même ne s’est-il pas caché dans les eaux dans
l’intérêt des dieux ? Le soleil ne devient-il pas invisible tous les jours ? Le
Seigneur Vishnu, le Dieu omniprésent n’est-Il pas descendu sous la forme
du fils de Dasaratha et n’a-t-Il pas passé de longues années à endurer
beaucoup de peines pour tuer Ravana ? Les plus grandes âmes du passé ont
sanctifié le déguisement pour mener les choses à bonne fin. Pareillement, vous
vaincrez vos ennemis et vous gagnerez la prospérité.’’
193
Yudhishthira prit congé des brahmanes et laissa les membres de sa suite
rentrer chez eux. Les Pandavas se retirèrent ensuite dans un endroit isolé de
la forêt pour y discuter de leur futur plan d’action. Yudhishthira demanda
tristement à Arjuna : ‘’Toi qui connais bien les voies du monde, où serait-il
préférable pour nous de passer cette treizième année ?’’
Arjuna répondit : ‘’Ô grand roi, tu sais que Yama, le dieu de la mort nous a
bénis, et nous pourrons facilement passer ces douze mois ensemble sans être
repérés. Il y a beaucoup d’Etats agréables où nous pourrions choisir de
séjourner – des Etats comme ceux de Panchala, de Matsya, Salva, Videha,
Bahlika, Dasharna, Surasena, Kalinga et Magadha. C’est bien sûr à toi de
choisir, mais si je puis me permettre de donner mon avis, le pays de Matsya du
roi Virata est le meilleur, prospère et agréable comme il est.’’
Yudhishthira répondit : ‘’Virata, le roi de Matsya est très puissant et nous
apprécie beaucoup. Il a un jugement mûr et il est dévoué à la pratique de la
vertu. Il ne se laissera ni séduire, ni effrayer par Duryodhana. Je suis
d’accord que le meilleur serait pour nous de vivre incognito dans le royaume
de Virata.’’
Arjuna dit : ‘’Bien, alors quel travail chercheras-tu à la cour de Virata ?’’
En posant cette question, Arjuna était rempli de tristesse à la pensée que
Yudhishthira, le grand roi dépourvu de malice qui avait accompli le sacrifice
du rajasuya devrait se déguiser et entrer au service d’un roi.
Yudhishthira répondit : ‘’Je songe à demander à Virata de me prendre à son
service comme courtisan. Je pourrais le divertir avec ma conversation et mon
adresse au jeu de dés. Je prendrai l’habit d’un sannyasin et je l’occuperai
d’une manière plaisante avec mon talent à lire les augures et ma connaissance
de l’astrologie, des Vedas, des Vedangas, de l’éthique, de la politique et
194
d’autres sciences. Bien entendu, je devrai être prudent, mais ne vous
tracassez pas pour moi. Je lui dirai que j’étais un ami intime de Yudhishthira
et que j’ai appris toutes ces choses, quand j’ai eu le privilège de jouir de sa
compagnie. Ô Bhima, toi qui as vaincu et pourfendu Baka et Hidimba, quel
travail t’occupera-t-il donc sous le patronage de Virata ? Tu nous as sauvés
en tuant Jatasura. La bravoure et l’énergie bouillonnent en toi. Quel
déguisement pourra dissimuler ton impétueuse personnalité et te permettre
de vivre incognito dans le pays de Matsya ?’’ Yudhishthira était lui-même au
bord des larmes en interrogeant Bhima.
Bhima répondit, hilare : ‘’Ô roi ! Je pense à postuler comme cuisinier à la
cour de Virata. Tu connais mon appétit et tu sais que je suis aussi un
excellent cuisinier. Je m’efforcerai de plaire à Virata en lui préparant des
petits plats auxquels il n’a encore jamais goutés. Et je ferai également du
bûcheronnage dans la forêt et je ramènerai du bois. Je compte aussi régaler
le roi en défiant et en expédiant les lutteurs qui se présenteront à la cour.
Ceci donna des angoisses à Yudhishthira, car il redoutait que le danger ne
leur tombe dessus, si Bhima s’engageait dans des tournois de lutte. Bhima
parla immédiatement pour apaiser ses craintes :
‘’Oh, je ne tuerai personne ! Je secouerai peut-être un peu un lutteur qui le
méritera, mais je ne tuerai personne. Et je dompterai aussi des taureaux et
des buffles sauvages et d’autres animaux pour divertir le roi Virata.’’
Ensuite, Yudhishthira s’adressa à Arjuna : ‘’Quel travail te proposes-tu de
prendre ? Comment pourras-tu masquer ton impressionnante vaillance ?’’ En
posant cette question, Yudhisthira ne put s’empêcher de narrer les brillants
exploits d’Arjuna et de faire l’apologie de la gloire de son frère. Qui mérite
des louanges, sinon Arjuna ?
195
Arjuna répondit : ‘’Mon frère vénéré ! Je me cacherai sous le déguisement
d’un eunuque et je servirai les dames de la cour. Je dissimulerai sous un
vêtement long les cicatrices dues au frottement constant de la corde de mon
arc. Quand j’ai rejeté les avances amoureuses d’Urvasi sur la base qu’elle
était comparable à une mère pour moi, elle m’a maudit, ce qui a entraîné la
perte de ma virilité, mais par la grâce d’Indra, la malédiction ne vaudra que
pour un an et je pourrai choisir la période. Je compte m’acquitter maintenant
de cette année de perte de virilité. Je porterai des bracelets de conques
blanches, je tresserai mes cheveux, et je me vêtirai comme une femme et je
pourrai ainsi m’occuper de travaux domestiques dans les appartements de la
reine de Virata. J’enseignerai le chant et la danse aux femmes. Je tenterai
d’entrer à leur service en arguant du fait que j’étais le serviteur de Draupadi à
la cour du roi Yudhishthira’’, et Arjuna se tourna vers Draupadi en souriant.
Yudhishthira était en larmes. ‘’Hélas ! Comment le destin a-t-il pu décréter
que lui qui est l’égal de Sri Krishna Lui-même en renommée et en valeur, un
noble descendant de la lignée de Bharata d’une stature identique à celle du
Mont Meru doive aller mendier un emploi chez Virata en tant qu’eunuque
dans les appartements de la reine !’’, dit-il d’une voix brisée.
Yudhishthira se tourna ensuite vers Nakula et lui demanda quel travail
l’occuperait, et en songeant à Madri, la mère de Nakula, des larmes perlèrent
à nouveau dans ses yeux.
Nakula répondit : ‘’Je travaillerai dans les étables du roi Virata. J’adore
dresser et m’occuper des chevaux, car je connais leur cœur et leurs maladies
et je sais comment les guérir. Je sais les monter, les dompter et je sais aussi
les harnacher et conduire un attelage. Je dirai que je m’occupais des chevaux
des Pandavas et je ne doute pas que Virata me prendra à son service.’’
196
Yudhishthira demanda alors à Sahadeva : ‘’Toi qui as l’intelligence de
Brihaspati, le prêtre et le précepteur des dieux, et la connaissance de Sukra,
l’instructeur des asuras, que feras-tu ?’’
Sahadeva répondit : ‘’Si Nakula s’occupera des chevaux, moi je m’occuperai
du bétail. Je protégerai le cheptel de Virata des ravages des maladies et des
attaques des bêtes sauvages.’’
‘’Ô Draupadi…’’, mais Yudhishthira ne put trouver les mots pour lui
demander ce qu’elle se proposait de faire. Elle lui était plus chère que la vie
elle-même et elle était digne de toute sa vénération et de sa protection et
parler de service constituait presque un sacrilège, car c’était une princesse de
naissance noble, la fille d’un roi élevée avec délicatesse. Yudhishthira était
étranglé par la honte et par le désespoir.
Draupadi remarqua sa peine et prononça ces paroles courageuses :
‘’Ô meilleur des rois ! Ne te chagrine pas et ne t’angoisse pas à mon sujet. Je
travaillerai comme servante à la cour de la reine de Virata. Je ferai partie de
sa suite et je serai sa compagne. Je conserverai ainsi ma liberté et le célibat,
car la servante et la compagne d’une princesse jouit de ce droit et peut
l’exercer. Je passerai mes journées à m’occuper de tâches légères, comme
coiffer et divertir les femmes de la cour avec de menus bavardages. Je ferai
valoir que j’ai ainsi servi la princesse Draupadi à la cour du roi Yudhishthira
en cherchant de l’embauche auprès de la reine. Ainsi pourrai-je demeurer
incognito.’’
Yudhishthira loua le courage de Draupadi et il dit : ‘’Ô très chère, tu parles
comme il sied à quelqu’un de ta famille.’’
197
Après que les Pandavas se soient ainsi décidés, Dhaumya les bénit et il leur
fit ces recommandations : ‘’Ceux qui sont au service d’un roi devraient
toujours être sur leurs gardes et doivent le servir sans être trop bavards. Ils ne
peuvent prodiguer leurs conseils qu’après y avoir été invités et ne jamais les
imposer. Ils devraient louer le roi, si l’occasion le justifie. Rien ne peut être
entrepris sans en informer préalablement le roi. Comme d’un feu brûlant, il ne
faut ni trop s’en approcher, ni rester trop à l’écart. Même si une personne
jouit de la confiance du roi et d’une grande autorité, elle devrait néanmoins
toujours se conduire, comme si elle pouvait être remerciée sur le champ. Il
serait sot de faire trop confiance à un roi. On ne peut siéger aux côtés d’un
roi et présumer de son affection. Le serviteur d’un roi devrait toujours
s’activer, tout en étant maître de lui. Il ne devrait jamais ni trop se réjouir ni
trop déprimer, si le roi l’honore ou refuse de l’honorer.
Il ne pourra révéler les secrets qui lui sont confiés ni rien recevoir sous la
forme de cadeaux de la part des citoyens. Il ne devrait pas se montrer jaloux
des autres serviteurs. Il est possible que le roi place des sots à des postes
d’autorité, tout en ignorant des personnes compétentes. On ne relèvera pas
ce genre de caprices. Avec les dames de la cour, on ne sera jamais trop
prudent. Il ne devrait pas y avoir la moindre suggestion d’indélicatesse dans la
conduite envers elles. Vivez ainsi patiemment durant un an au service du roi
Virata et ensuite, vous passerez le reste de vos jours dans le bonheur et vous
regagnerez votre trône perdu.’’
198
XLI. LA VERTU LÉGITIMÉE
Yudhishthira s’accoutra en sannyasin, Arjuna se métamorphosa en eunuque
et les autres aussi se transformèrent, mais aucun déguisement ne pouvait
supprimer leur charme, leur grâce et leur noblesse innée. Lorsqu’ils
cherchèrent audience auprès du roi Virata pour se faire engager, il lui
apparut qu’ils étaient nés pour commander et pour diriger plutôt que pour
servir, aussi hésita-t-il d’abord à les prendre à son service, mais face à
l’urgence de leurs sollicitations, il finit par les nommer aux places qu’ils
souhaitaient obtenir de lui.
Yudhishthira devint ainsi le compagnon du roi qu’il distrayait en jouant aux
dés avec lui. Bhima devint chef-coq et lui aussi divertissait le roi en se
farcissant les lutteurs réputés qui venaient à la cour et en domptant des
animaux sauvages.
Arjuna opta pour le nom de Brihannala et enseigna la danse, le chant et la
musique instrumentale à la princesse Uttara, la fille de Virata, et aux dames,
Nakula s’occupait des chevaux et Sahadeva du cheptel.
La princesse Draupadi qui, si le destin avait été moins cruel, aurait dû être
elle-même servie par tout un bataillon de servantes, passait maintenant ses
journées à servir Sudeshna, la reine de Virata. Elle vivait dans les
appartements privés du palais où elle était occupée comme servante et où elle
jouait le rôle de dame de compagnie.
Kichaka, le frère de Sudeshna, commandait l’armée de Virata et le vieux roi
lui était redevable de son pouvoir et de son prestige. Kichaka jouissait d’une
telle influence que les gens avaient l’habitude de dire que Kichaka était le vrai
souverain du pays de Matsya et que le vieux roi Virata ne l’était que de nom.
199
Kichaka tirait une gloire démesurée de sa force et de son influence sur le roi.
Par ailleurs, il était tellement ébloui par la beauté de Draupadi qu’il conçut à
son égard une passion incontrôlable et il était si sûr de ses propres atouts et
de son pouvoir qu’il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle pourrait s’opposer à sa
volonté, même si elle n’était qu’une simple servante. Il lui fit ainsi certaines
avances qui la gênaient beaucoup.
Draupadi n’osa pas en parler à Sudeshna, ni à personne d’autre. Elle laissa
entendre que ses époux étaient des gandharvas qui tueraient
mystérieusement tous ceux qui essayeraient de la déshonorer. Sa bonne
conduite et son lustre incitaient tout le monde à croire son histoire sur les
gandharvas, mais Kichaka n’était pas du genre à s’effrayer si facilement et il
tenta obstinément de séduire Draupadi. Son harcèlement devint si
insupportable qu’elle finit par s’en plaindre à la reine Sudeshna et elle
implora sa protection.
Kichaka avait aussi bien sûr beaucoup d’influence sur sa sœur et il la mit au
courant sans aucune honte de sa passion illégitime pour sa servante et il
chercha son aide pour accomplir son désir. Il se décrivit lui-même comme
presque mort de désir. ‘’Je suis tellement tourmenté’’, dit-il, ‘’que depuis que
j’ai vu ta servante, je n’arrive plus à dormir ni à me reposer. Tu dois me sauver
et te débrouiller pour qu’elle réponde favorablement à mes avances.’’
La reine tenta de l’en dissuader, mais Kichaka ne voulut rien entendre et
Sudeshna finit par céder. Tous les deux ourdirent un plan pour piéger
Draupadi.
Un soir, on prépara beaucoup de sucreries et de boissons alcoolisées chez
Kichaka et on organisa un grand festin. Sudeshna appela Sairandhri2 et
2
Le nom que portait Draupadi à la cour du roi Virata
200
après lui avoir tendu une carafe en or, elle lui ordonna d’aller chez Kichaka
pour la remplir avec du vin.
Draupadi hésitait à se rendre chez Kichaka qui s’était entiché d’elle, à cette
heure tardive et elle implora pour qu’une autre servante soit envoyée, mais
Sudeshna ne l’écouta pas. Elle feignit d’être en colère et lui dit sèchement :
‘’Tu dois y aller ! Je ne puis envoyer personne d’autre.’’ Et la pauvre
Draupadi dut obéir.
Les craintes de Draupadi étaient justifiées. Une fois arrivée chez Kichaka,
ce coquin que l’alcool et la luxure rendaient fou se mit à la harceler avec des
propositions et un racolage des plus pressants.
Elle rejeta toutes ses sollicitations et elle dit : ‘’Pourquoi vous qui appartenez
à une famille royale noble me voulez –vous, moi, qui provient d’une caste
inférieure ? Pourquoi voulez-vous suivre la mauvaise voie ? Pourquoi me
faites-vous des avances à moi, une femme mariée ? Vous le regretterez. Mes
protecteurs, les gandharvas, vous tueront dans leur colère.’’
Comme Draupadi refusait de céder à ses avances, Kichaka la saisit par le
bras et il tenta de l’entraîner, mais après avoir lâché la carafe qu’elle tenait,
elle parvint à se dégager et elle s’enfuit avec sur ses talons un Kichaka
furibard. Elle se réfugia à la cour en pleurant à chaudes larmes, mais même là,
enivré par le vin et plus encore par son pouvoir, Kichaka la suivit et l’assaillit
d’insultes en présence de tous. Tout le monde craignait le chef de l’armée
tout-puissant et personne n’eut le courage de s’opposer à lui.
Draupadi ne put supporter la peine et la colère qu’elle éprouva à la pensée
de son impuissance face aux outrages intolérables qu’elle dut subir. Sa
détresse profonde lui fit oublier les périls qui échoiraient aux Pandavas, s’ils
étaient découverts prématurément. Cette nuit-là, elle se rendit auprès de
201
Bhima et après l’avoir réveillé, elle laissa libre cours à son déchirant sentiment
d’injustice. Après lui avoir raconté comment Kichaka l’avait poursuivie et
outragée, elle en appela pitoyablement à Bhima pour qu’il la protège et pour
qu’il la venge et elle lui dit d’une voix étranglée par les sanglots :
‘’Je ne peux plus supporter cela ! Tu dois tuer ce scélérat sur le champ ! Par
amour pour vous et pour vous aider à tenir votre promesse, je m’occupe de
tâches subalternes et je prépare même la pâte de santal de Virata. Cela ne
m’a pas dérangée, moi qui jusqu’il y a peu, n’avais servi que vous ou mère
Kunti que j’aime et que j’estime. Mais maintenant, je dois servir ces canailles
en redoutant à chaque instant quelque ignoble outrage honteux ou
déshonorant. Ce n’est pas le travail pénible qui me dérange – regarde mes
mains.’’ Et elle lui montra ses mains qui étaient marquées et tachées par de
basses corvées. Bhima lui saisit les mains avec vénération et les porta contre
son propre visage et ses yeux et rendu muet par le chagrin, l’apitoiement et
l’amour, il sécha les larmes de Draupadi. Finalement, il retrouva sa voix et il dit
d’une voix sourde :
‘’La promesse que j’ai faite à Yudhishthira et les conseils d’Arjuna me
l’interdisent, mais je me moque de ce qu’il adviendra et je ferai ce que tu dis : je
vais tuer Kichaka et toute sa clique ici et maintenant !’’, et il se leva.
Draupadi déconseilla à Bhima d’être trop précipité. Ils discutèrent, puis
décidèrent finalement que Kichaka devrait être attiré tout seul la nuit dans un
lieu à l’écart de la grande salle de danse où il tomberait sur Bhima déguisé en
femme, à la place de Draupadi.
Le lendemain matin, Kichaka revint à la charge et il fanfaronna : ‘’Ô
Sairandhri, je t’ai jetée par terre et je t’ai malmenée en présence du roi.
Quelqu’un s’en est-il offusqué et a-t-il pris ta défense ? Virata n’est que le
roi virtuel du pays de Matsya ; c’est moi, le chef des armées, qui suis le
202
véritable souverain. Ne sois pas stupide. Viens jouir de la vie avec moi et de
tous les honneurs royaux. Je serai ton serviteur attitré et dévoué.’’ Et il se
pavana et il joua les matamores en la dévorant de ses yeux bouffis de
concupiscence.
Draupadi fit semblant de céder et elle dit : ‘’Kichaka, crois-moi, il m’est
impossible de refuser tes invitations plus longtemps, mais aucun de tes
compagnons ni tes frères ne devraient être au courant de notre relation. Si
tu promets de garder fidèlement le secret, je céderai à ton désir.’’
Kichaka accepta avec empressement la condition et s’engagea à venir seul
dans un endroit convenu, cette nuit-là.
Elle dit : ‘’Les femmes suivent des leçons de danse pendant la journée dans
la grande salle de danse, puis elles retournent dans leurs quartiers. La nuit, il
n’y aura personne. Je t’y attendrai, cette nuit-même.’’
Le soir venu, Kichaka prit son bain, se parfuma et se fit tout beau, puis il prit
le chemin de la salle de danse et constatant joyeusement que la porte n’était
pas verrouillée, il se glissa à l’intérieur.
Dans la pénombre, il vit une vague forme allongée sur un sofa. Il tâtonna
dans l’obscurité et il posa doucement la main sur la personne. Hélas pour lui,
ce n’étaient pas les douces formes de Sairandhri qu’il toucha, mais le corps
d’acier de Bhima qui se jeta sur lui comme un lion sur sa proie et qui le projeta
au sol. Mais tout saisi qu’il fut, Kichaka n’était pas un lâche. Il était prêt à se
battre pour sa vie et ils luttèrent avec acharnement, Kichaka en songeant qu’il
avait incontestablement affaire à l’un des maris gandharvas ! Tous les deux
n’étaient pas mal assortis, car Bhima, Balarama et Kichaka étaient réputés
pour se valoir en termes de force et de qualités de lutteur. Le combat entre
Bhima et Kichaka fut du même acabit que celui entre Vali et Sugriva.
203
Finalement, Bhima tua Kichaka qu’il transforma et qu’il écrasa dûment en
bouillie. Il communiqua ensuite l’heureuse nouvelle du châtiment de Kichaka à
Draupadi, puis il rentra chez lui, prit son bain et il appliqua de la pâte de
santal sur son corps avant de s’endormir, satisfait.
Draupadi réveilla les gardes et elle leur dit : ‘’Kichaka est venu pour me
molester, mais comme je l’avais prévenu, les gandharvas, mes époux, l’ont
transformé en chair à pâté. Votre commandant qui avait succombé aux
assauts de la luxure a été tué.’’ Et elle leur montra le cadavre de Kichaka
transformé en bouillie et qui n’avait plus aucune apparence humaine.
204
XLII. DÉFENDRE MATSYA
Le sort funeste de Kichaka transforma Draupadi en un objet de crainte
pour les habitants du royaume de Virata. ‘’Cette femme qui est si belle qu’elle
capture tous les cœurs est aussi dangereuse qu’elle est belle, car les
gandharvas la protègent. Elle représente un grand danger pour les habitants
de la ville et pour les membres de la famille royale, car les gandharvas
pourraient ne pas s’arrêter là dans leur colère. Il serait préférable qu’elle
quitte la ville.’’ C’est porteurs de telles craintes que les citoyens allèrent
trouver Sudeshna et qu’ils la prièrent de renvoyer Draupadi.
Sudeshna dit à Draupadi : ‘’Incontestablement, vous êtes un parangon de
vertu, mais il vous faut quitter cette ville. Je ne souhaite plus profiter de votre
compagnie, à présent.’’
Il ne lui restait plus qu’un mois à vivre incognito et Draupadi plaida
vigoureusement pour pouvoir rester un mois de plus jusqu’à ce que ses amis
gandharvas aient réalisé leurs objectifs et qu’ils soient prêts à l’emmener. Les
gandharvas se montreraient très reconnaissants à l’égard du roi Virata et du
royaume. Qu’ils se montrent reconnaissants ou non, les gandharvas
pouvaient être mortels, si on les irritait, et Sudeshna craignait maintenant
trop Draupadi pour refuser sa requête.
Par ailleurs, dès le début de la treizième année, les espions de Duryodhana
s’étaient mis à rechercher les Pandavas partout où ils étaient susceptibles de
pouvoir se cacher et après quelques mois de recherches infructueuses, ils
firent part de leur échec à Duryodhana et ajoutèrent qu’il était probable que
les Pandavas avaient péri à cause des privations. C’est alors que tomba la
nouvelle que le puissant Kichaka avait été tué en combat singulier par un
gandharva à cause d’une femme. Il n’y avait que deux êtres qui auraient pu
tuer Kichaka et Bhima était l’une d’eux, aussi suspectèrent-ils que Bhima
205
aurait pu être le gandharva vengeur qui avait tué Kichaka et Duryodhana
subodora aussi que la dame qui était à l’origine de cette mort violente pouvait
être Draupadi et il fit part de ses doutes à l’assemblée.
Il dit : ‘’Je soupçonne les Pandavas de se trouver dans la ville de Virata, un
des rois trop collets montés pour rechercher notre amitié. Ce serait une
bonne chose d’envahir son pays et d’emmener ses vaches. Si les Pandavas se
cachent là-bas, ils sortiront certainement au grand jour pour se battre et
pour rembourser la dette de l’hospitalité de Virata et nous pourrons alors
sûrement les repérer et si nous les découvrons avant la période stipulée, ils
devront retourner dans la forêt pour douze ans de plus et s’ils n’y sont pas,
rien n’est perdu.’’
Le roi Susarma de Trigarta appuya vigoureusement cette idée : ‘’Le roi de
Matsya est mon ennemi’’, dit-il, ‘’et Kichaka m’a causé beaucoup de
problèmes. La mort de Kichaka doit avoir considérablement affaibli Virata.
Permettez-moi d’attaquer Virata immédiatement !’’
Karna appuya aussi cette proposition et tous arrivèrent à la conclusion que
Susarma devrait attaquer Matsya dans le sud et y attirer l’armée de Virata..
Duryodhana lancerait alors une attaque surprise dans le nord qui serait
relativement peu défendu, avec l’armée des Kauravas.
Susarma envahit le sud de Matsya, s’empara du bétail et saccagea les jardins
et les champs en cours de route. Les vachers affolés se précipitèrent alors
chez Virata qui aurait bien voulu que Kichaka soit encore en vie, car il aurait
certainement pu venir à bout de ces pillards. Il en parla à Kanka (le nom
d’emprunt de Yudhishthira à la cour du roi Virata) qui répondit : ‘’Ô roi, ne
vous inquiétez pas. Même si je suis maintenant un ermite, j’étais un expert
dans l’art de la guerre. Donnez-moi et une armure et un char et je repousserai
ces envahisseurs. Ordonnez aussi, je vous prie, que votre cuisinier, Valala,
206
votre palefrenier, Dharmagranthi et votre vacher, Tantripala, puissent
également avoir des chars pour nous aider. J’ai appris que ce se sont de
vaillants combattants. Et donnez, je vous prie, des ordres pour que les chars
et les armes nécessaires nous soient données.’’
Virata n’était que trop ravi et désireux d’accepter cette offre. Tous les
Pandavas, à l’exception d’Arjuna, accompagnèrent l’armée de Virata pour
s’opposer à Susarma et à ses hommes. Un combat féroce s’ensuivit entre les
armées de Virata et de Susarma, avec de nombreuses pertes humaines dans
chaque camp. Susarma attaqua Virata, encercla son char et le força à
descendre et à lutter, pied à pied, il captura Virata et le fit prisonnier dans
son char. Avec la capture de Virata, l’armée de Matsya perdit courage et
commença à s’éparpiller dans toutes les directions. Yudhishthira ordonna
alors à Bhima d’attaquer Susarma, de libérer Virata et de regrouper les
forces de Matsya qui s’éparpillaient.
A ces mots, Bhima s’apprêta à déraciner un arbre, mais Yudhishthira l’en
empêcha et il dit : ‘’Pas avec ce genre de tours, s’il te plaît, et pas de cri de
guerre non plus, autrement, ton identité sera révélée. Bats-toi comme
n’importe qui d’autre, dans ton char, avec ton arc et tes flèches.’’
Bhima remonta alors dans son char, attaqua l’ennemi, libéra Virata et captura
Susarma et les forces dispersées de Matsya qui étaient au bord de la
débandade se regroupèrent, lancèrent la charge et vainquirent l’armée de
Susarma.
Aussitôt que la nouvelle de la défaite de Susarma atteignit la ville, les
habitants exultèrent, ils décorèrent la ville et ils sortirent pour accueillir leur
roi victorieux.
207
Alors qu’ils se préparaient ainsi, la grande armée de Duryodhana arriva au
nord et elle entreprit de piller les élevages situés en bordure de la ville.
L’armée des Kauravas progressait massivement et regroupait les bêtes
innombrables qu’il y avait là. Le chef des vachers courut en direction de la ville
et il dit au prince Uttara : ‘’Ô prince, les Kauravas marchent sur nous et ils
sont en train de nous voler toutes nos vaches. Virata est parti dans le sud
pour combattre l’armée de Trigarta. Nous sommes en plein désarroi, car il n’y
a personne ici pour nous protéger. Vous êtes le fils du roi et nous nous
tournons vers vous pour obtenir votre protection. Nous vous prions de venir
et de récupérer tout le bétail pour l’honneur de votre famille.’’
Après que le chef des vachers se soit plaint ainsi à Uttara en présence du
peuple et plus spécialement des femmes du palais, le prince se sentit regorger
de bravoure et il dit fièrement : ‘’Si seulement je puis trouver quelqu’un pour
conduire mon char, je récupérai le cheptel d’une seule main et mes faits
d’armes vaudront certainement la peine d’être vus. Les gens sauront qu’il n’y
a guère de différence entre Arjuna et moi.’’
Lorsqu’Uttara prononça ces paroles, Draupadi était présente et elle devait
rire sous cape. Elle courut chez la princesse Uttara et elle dit : ‘’Ô
princesse, un grand danger menace le pays. Les vachers se sont plaints au
jeune prince que l’armée des Kauravas avance vers la ville depuis le nord et
qu’elle a capturé tout notre bétail. Le prince est prêt à mener la contreoffensive, mais il la besoin d’un conducteur de char expérimenté. Une chose
aussi dérisoire devrait-elle faire obstacle à la victoire et à la gloire ? Savezvous quoi ? Il s’avère que Brihannala a été le conducteur du char d’Arjuna,
autrefois ! Quand j’étais au service de la reine des Pandavas, j’ai appris cela
et je sais aussi que Brihannala a appris l’art du tir à l’arc auprès d’Arjuna luimême. Si j’étais vous, j’ordonnerais que Brihannala rejoigne immédiatement le
prince pour conduire son char.’’
208
La princesse courut auprès de son frère et elle dit : ‘’Sairandhri, qui était
employée à la cour des Pandavas m’a signalé que Brihannala savait
parfaitement conduire un char et qu’il fut même le conducteur du char
d’Arjuna, le héros Pandava. Prends-le avec toi, sauve le royaume et couvretoi de gloire, mon frère.’’
Le prince acquiesça et la princesse courut vers la salle de danse pour
informer Brihannala qu’on avait besoin de lui pour conduire un char.
Elle dit : ‘’Les Kauravas s’enfuient avec le cheptel de mon père. Ces pillards
profitent de l’absence du roi. Sairandhri m’a dit que jadis, tu avais été le
conducteur du char d’Arjuna et que tu es aussi un archer habile. Je veux que
tu conduises le char du prince – et ne crains-rien, le prince te protégera.’’
Réprimant un sourire et affectant un peu d’hésitation et de timidité, Arjuna y
consentit. Il feignit aussi le manque d’habitude avec les armures et sa
maladresse à en porter une souleva l’hilarité générale. Les femmes du palais
se moquèrent de ses craintes et lui répétèrent de ne pas avoir peur, puisque
Uttara veillerait sur lui. Arjuna dut endurer toutes leurs railleries, mais au
moment de préparer les chevaux, tout le monde put se rendre compte que là
au moins, il maîtrisait son sujet et que lorsqu’il tenait les rênes, les chevaux
semblaient lui faire confiance et lui obéir.
‘’Le prince sera victorieux. Nous dépouillerons nos ennemis de leurs robes
brodées et nous vous les offrirons comme trophée de la victoire !’’ Telles
furent les dernières paroles de Brihannala/Arjuna prononcées à l’intention
des femmes du palais, alors que le char emmenait rapidement le prince vers le
champ de bataille.
209
XLIII. LE PRINCE UTTARA
Uttara, le fils de Virata, quitta la ville dans son char, porté par
l’enthousiasme, avec Brihannala qui tenait les rênes et il lui ordonna de filer
vers l’endroit où les Kauravas avaient regroupé le bétail.
Les chevaux furent poussés à leur maximum et l’armée des Kauravas leur
apparut bientôt, telle une ligne scintillante enveloppée dans un nuage de
poussière qui semblait monter jusqu’au ciel. En s’approchant, Uttara prit
conscience de la formidable armée dirigée par Bhishma, Drona, Kripa,
Duryodhana et Karna et son courage qui s’était progressivement évaporé au
cours du rush initial disparut complètement, sa bouche devint sèche et ses
cheveux se dressèrent sur sa tête. Tous ses membres tremblaient. Il ferma les
yeux et il se couvrit le visage des mains pour ne plus voir cette vision
terrifiante.
Il dit : ‘’Comment moi qui suis seul pourrais-je attaquer toute une armée ? Je
ne dispose d’aucune troupe, puisque le roi, mon père, a emmené toutes les
forces disponibles en laissant la ville sans protection. Il est absurde de penser
qu’un seul homme pourrait s’opposer à une armée bien équipée et dirigée par
des hommes de guerre dont la renommée est connue de tous. Je t’ordonne de
faire demi-tour, Brihannala !’’
Brihannala gloussa et dit : ‘’Ô prince, vous avez quitté la ville, rempli d’une
farouche détermination et les dames de la cour attendent beaucoup de
choses de votre part. Les citoyens ont aussi placé leur confiance en vous.
Sairandhri a loué mes capacités et je suis venu, à votre demande. Si nous
rentrons sans avoir récupéré le bétail, nous serons la risée de tout le monde. Il
n’est pas question de faire demi-tour. Nous devons être fermes et nous
devons combattre. N’ayez crainte.’’ Brihannala rapprocha encore le char de
l’ennemi et la détresse d’Uttara devint palpable. Il dit d’une voix chevrotante :
210
‘’Je ne peux pas ! Je ne peux tout simplement pas ! Que les Kauravas s’en
aillent avec le bétail et si les femmes se gaussent de moi, je n’en ai cure. Quel
sens y a-t-il à s’opposer à des gens qui sont incommensurablement plus forts
que nous ? Ne sois pas stupide et fais faire demi-tour au char. Autrement, je
saute et je rentre à pieds…’’Uttara jeta alors son arc et ses flèches, sauta en
bas du char et se mit à courir en direction de la ville, totalement en proie à la
panique.
Arjuna le poursuivit en lui criant de s’arrêter et de se conduire comme un
kshatriya. Les cheveux tressés du conducteur de char se mirent à danser et
sa tenue faisait des vagues et ondulait en poursuivant Uttara qui zigzaguait
en tentant de l’esquiver. L’armée des Kauravas qui assistait à ce drôle de
spectacle s’amusait.
La vue de Brihannala qui, fantasquement affublé ressemblait à un homme
accoutré comme une femme interloquait Drona, car il lui rappelait
curieusement Arjuna. Quand il fit un commentaire dans ce sens, Karna
rétorqua : ‘’Comment ceci pourrait-il être Arjuna ? Et même, qu’est-ce que
ça peut faire, si c’est Arjuna ? Que peut faire Arjuna tout seul contre nous,
en l’absence des autres Pandavas ? Le roi a laissé son fils tout seul en ville. Il
est parti se battre contre Susarma avec toute son armée et le jeune prince a
pris pour conducteur de son char le serviteur des dames du palais. C’est
tout.’’
Le pauvre Uttara suppliait Brihannala de le laisser partir en lui promettant
des montagnes d’or, s’il le faisait. Il implora sa pitié : ‘’Je suis l’unique fils de
ma mère. J’ai grandi sur ses genoux et je suis mort de peur…’’
Mais Brihannala voulait le sauver de lui-même et il ne le laissa pas fuir. Il le
poursuivit, l’attrapa et il le traîna par la force jusqu’au char.
211
Uttara se mit à sangloter et il dit : ‘’Hélas ! Quel sot ai-je été de me vanter !
Que va-t-il advenir de moi ?’’
Arjuna dit doucement pour apaiser le prince : ‘’N’ayez crainte. C’est moi qui
me battrai contre les Kauravas. Aidez-moi en vous occupant des chevaux et
en conduisant le char et le reste, j’en fais mon affaire. Croyez-moi, il n’est
jamais advenu aucun bien de la fuite. Nous allons provoquer la déroute de
l’ennemi et nous récupérerons votre bétail. Toute la gloire vous reviendra.’’
Après avoir prononcé ces paroles, Arjuna souleva le prince et le déposa
dans son char et après avoir placé les rênes entre ses mains, il lui demanda
d’avancer jusqu’à un arbre tout proche du cimetière.
Drona qui observait toute la scène intensément savait que le conducteur de
char fantasquement vêtu était Arjuna et il en fit part à Bhishma.
Duryodhana se tourna vers Karna et il dit : ‘’Pourquoi nous préoccuper de
cela ? Même si c’est Arjuna, il fera seulement notre jeu, car en étant
découvert, il condamnera les Pandavas à un nouvel exil de douze années
supplémentaires dans la forêt.’’
Une fois tout près de l’arbre, Brihannala pria le prince de descendre, de
grimper dans l’arbre et de ramener les armes qui étaient cachées là.
Le prince effarouché dit : ‘’On raconte que dans cet arbre est pendu le
cadavre d’une vieille chasseresse ! Comment pourrais-je toucher un cadavre ?
Comment peux-tu me demander de faire une chose pareille ? ‘’
Arjuna dit : ‘’Il n’y a pas de cadavre, prince ! Je sais que c’est un sac qui
contient les armes des Pandavas. Montez dans l’arbre et ramenez-les. Ne
tergiversez pas.’’
212
Comprenant qu’il était inutile de résister, Uttara grimpa dans l’arbre, comme
Brihannala le lui avait demandé, et avec une moue de dégoût, il saisit le sac
attaché à une branche avant de redescendre. Brihannala ouvrit le sac de cuir
et il vit des armes aussi étincelantes que le soleil.
Uttara fut comme ébloui par la vue des armes et se couvrit les yeux. Il
rassembla son courage avant d’oser les toucher et leur contact parut insuffler
en lui un courant d’espoir et de bravoure.
Il demanda avec ferveur : ‘’Ô cocher, quelle merveille ! Tu dis que ces arcs,
ces flèches et ces épées appartiennent aux Pandavas qui ont été
dépossédés de leur royaume et qui se sont retirés dans la forêt. Les connaistu ? Où sont-ils ?’’
Arjuna lui raconta alors brièvement comment ils étaient tous présents à la
cour de Virata. Il dit : ‘’Kanka, le compagnon du roi, est en réalité
Yudhishthira. Valala, le cuisinier qui prépare de si bons petits plats pour le
roi, votre père, n’est nul autre que Bhima. Sairandhri, que Kichaka a
outragée et qui a péri pour cela, est la princesse Draupadi. Dharmagranthi,
qui s’occupe des chevaux et Tantripala, qui s’occupe du bétail sont
respectivement Nakula et Sahadeva. Et j suis Arjuna. Ne craignez rien,
prince. Vous me verrez bientôt vaincre les Kauravas au nez et à la barbe de
Bhishma, Drona et Aswatthama et je récupérerai tout le bétail. Vous en
tirerez beaucoup de renom et ce sera pour vous une bonne leçon.''
Alors, Uttara joignit les mains et il dit : ‘’Ô Arjuna, quelle fortune est la
mienne de te voir de mes propres yeux ! Arjuna, le héros puissant et
victorieux dont le seul contact a insufflé en moi du cœur et du courage.
Daigne pardonner toutes les erreurs que j’ai pu commettre de par mon
ignorance.’’
213
Tandis qu’ils se rapprochaient de l’armée des Kauravas, Arjuna lui raconta
quelques-uns de ses faits d’armes héroïques pour qu’Uttara ne perde pas le
courage tout neuf qui lui avait été insufflé. Faisant face aux Kauravas, il
descendit du char, il adressa une prière à Dieu, il ôta ses bracelets de
conques qu’il échangea pour des gantelets en cuir, il attacha ses cheveux qui
flottaient au vent , il se tourna vers l’orient, il médita sur son armure, puis il
remonta dans son char et glorifia son célèbre arc, Gandiva. Puis, il banda son
arc et par trois fois vibra la corde dont la note stridente provoqua des échos
de tous côtés. En entendant ce son, les héros de l’armée Kaurava
murmurèrent : ‘’Par Dieu, on dirait la voix de Gandiva !’’ Et quand Arjuna se
dressa sur son char en étalant toute sa stature divine et quand il souffla dans
sa conque, Devadatta, l’armée entière des Kauravas s’alarma et des cris
frénétiques retentirent en annonçant l’arrivée imminente des Pandavas.
L’histoire d’Uttara qui se vantait dans les boudoirs avant de s’enfuir en proie
à la panique face à l’ennemi ne se trouve pas dans le Mahabharata comme un
simple intermède comique.
Il relève de la nature humaine ordinaire de regarder de haut et avec mépris et
condescendance tous les niveaux inférieurs de capacité, de compétence ou
de qualité. Les riches dédaignent les pauvres, les belles personnes raillent
celles qui sont moins gâtées par la nature, les forts méprisent les
faibles…Mais Arjuna n’était pas qu’un homme ordinaire, mais une grand âme
et un véritable héros qui ressentait qu’il était de son devoir, en tant qu’homme
fort et courageux, d’aider les autres à s’élever au-dessus de leurs faiblesses.
Sachant que la nature l’avait doté de courage et de bravoure à la naissance
et qu’il ne devait ceux-ci à aucun effort particulier de sa part, il possédait
l’humilité authentique de ceux qui sont réellement grands et il fit tout son
possible pour encourager Uttara et pour le rendre digne de sa lignée.
214
Telle était la noblesse caractéristique d’Arjuna. Il n’abusa jamais de sa force
ni de sa puissance. Un de ses surnoms était ‘’Bibhatsu’’, celui qui répugne à
commettre tout acte indigne, et il s’en montra réellement digne.
215
XLIV. PROMESSE TENUE
Le char d’Arjuna se mit en branle et il parut faire trembler la terre. Les cœurs
de tous les Kauravas frémirent, quand ils entendirent la corde de Gandiva
qui vibrait.
‘’Notre armée doit être parfaitement déployée et disposée. Arjuna est
venu’’, dit Drona, inquiet.
Duryodhana n’apprécia pas du tout l’honneur que Drona rendait à Arjuna
par son anxiété. Il dit à Karna : ‘’Les Pandavas s’étaient engagés à passer
douze ans dans la forêt, plus une treizième année, incognito. La treizième
année n’est pas encore achevée. Arjuna s’est montré avant l’heure. Pourquoi
devrions-nous céder à la peur ? Les Pandavas vont devoir retourner dans la
forêt pour douze années de plus. Drona a la frousse. Laissons-le à l’arrière
et préparons-nous à la bataille.’’
Karna acquiesça : ‘’Le cœur de nos soldats n’est pas au combat, car ils
tremblent de peur. Ils disent que l’homme qui se tient si fièrement avec son arc
en main sur le char qui s’approche de nous à toute allure, c’est Arjuna. Mais
pourquoi devrions-nous avoir peur, même s’il s’agissait de Parasurama ?
J’arrêterai moi-même ce guerrier qui s’avance, je tiendrai la promesse que je
vous ai faite et je l’affronterai, même si tous les autres soldats reculent.
Laissez-les emmener les vaches du roi de Matsya. Je les couvrirai d’une seule
main tout en livrant bataille à Arjuna’’, dit Karna qui n’hésitait pas à dresser
son propre panégyrique.
Quand Kripa entendit ces paroles de Karna, il dit : ‘’C’est totalement
absurde ! Il faut que nous lancions une attaque commune contre Arjuna. Ce
serait notre unique chance de succès. Inutile de fanfaronner et de prétendre
t’opposer à lui seul et sans aide, en plus.’’
216
Karna se mit en colère et il dit : ‘’L’acharya se réjouit toujours de chanter les
louanges d’Arjuna et de magnifier ses prouesses. Qu’il le fasse par crainte
ou à cause d’une affection excessive pour les Pandavas, je l’ignore. Ceux qui
ont peur n’ont pas besoin de combattre et peuvent se contenter de regarder.
Et que les autres qui ont quelque chose dans leur pantalon s’engagent dans
la bataille. Quant à moi, un simple soldat qui aime ses amis et qui hait ses
ennemis, je demeure ici pour me battre. Ceux qui sont instruits dans les
Vedas et qui aiment et qui louent leurs ennemis ont-ils quelque chose à faire
ici ?’’, ricana-t-il.
Aswatthama, le fils de Drona et le neveu de Kripa, ne put écouter sans
broncher les sarcasmes lancés à la tête des vénérables instructeurs et dit
sèchement à Karna : ‘’Nous n’avons pas encore ramené le roi à Hastinapura
et la bataille est loin d’être gagnée. Tes fanfaronnades ne sont que vanité
futile. Ne serions-nous pas des kshatriyas et ferions-nous partie de la classe
qui récite les Vedas et les Shastras, jamais je n’ai encore lu dans aucun
Shastra qu’il était honorable pour les rois de s’emparer d’un royaume en
trichant aux dés. Même ceux qui combattent et qui conquièrent un royaume
ne crient pas trop fort victoire et je ne vois rien que tu aies accompli et qui
puisse te rendre si fier. Le soleil brille, mais pas sur lui-même et pareillement,
notre mère la Terre soutient toutes choses sans un murmure. Quel éloge
mérite un kshatriya qui s’est emparé illégitimement du royaume d’un autre en
jouant aux dés ? Avoir grugé les Pandavas de leur royaume n’est guère plus
glorieux que d’avoir posé des pièges pour capturer des oiseaux innocents. Ô
Duryodhana, Ô Karna, dans quelle bataille vos héros ont-ils vaincu les
Pandavas ? Tu as traîné Draupadi jusqu’à l’assemblée. En es-tu fier ? Tu
t’apercevras bien vite que livrer bataille à Arjuna, c’est tout autre chose que
de lancer un dé ! Pensez-vous sottement que Sakuni puisse usurper pour
vous une victoire sur le champ de bataille ?’’
217
Les chefs de l’armée des Kauravas avaient perdu toute patience et entamé
entre eux une guerre verbale et verbeuse, ce qui chagrina beaucoup le grand
aïeul et patriarche, Bhishma qui intervint :
‘’Ceux qui sont sages n’insultent pas leurs instructeurs. On ne devrait
s’engager dans la bataille qu’après avoir évalué soigneusement et
minutieusement le moment, les lieux et les circonstances. Hérissé par la
colère, Duryodhana qui est généralement si perspicace ne réalise pas que le
guerrier qui défie bravement notre armée est Arjuna. Son intelligence est
obscurcie par le courroux. Ô Aswatthama, ne prête aucune attention aux
remarques belliqueuses de Karna qui ne sont destinées qu’à forcer les
précepteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes et à les pousser à l’action. Ce
n’est guère le moment d’entretenir des inimitiés ni de semer la zizanie. Drona,
Kripa et Aswatthama devraient passer l’éponge et pardonner. Où les
Kauravas pourraient-ils bien trouver de par le monde des héros supérieurs à
l’instructeur Drona et à son fils, Aswatthama, qui combinent en eux
l’érudition védique et l’héroïsme des kshatriyas ? Il n’y a que Parasurama qui
puisse égaler Drona. Nous ne pourrons vaincre Arjuna que si nous nous
unissons tous. Si nous nous querellons entre nous, jamais nous ne pourrons
vaincre Arjuna.’’
Ainsi parla le vénérable Bhishma. Apaisés par ses paroles vertueuses et
bienveillantes, les sentiments de colère s’estompèrent graduellement.
Bhishma se tourna alors vers Duryodhana et poursuivit : ‘’Ô meilleur des
rois, Arjuna est venu. La période prescrite de 13 ans s’est achevée hier.
Tes calculs ne sont pas justes, comme pourront te le confirmer des
astrologues. Je savais que la période était achevée, lorsqu’Arjuna a soufflé
dans sa conque. Réfléchis avant de te décider en faveur de la guerre. Si tu
veux faire la paix avec les Pandavas, il est encore temps de le faire. Que
218
désires-tu : une paix juste et honorable ou une guerre qui sera mutuellement
destructrice ? Réfléchis bien avant de faire ton choix.’’
Duryodhana répondit : ‘’Vénérable, je ne suis pas en faveur de la paix. Je
n’accorderai même pas un seul village aux Pandavas. Préparons-nous à la
guerre.’’
Drona dit alors : ‘’Que le prince Duryodhana emmène un quart de l’armée
pour le protéger et pour rentrer jusqu’à Hastinapura. Un autre quart
encerclera le bétail et le capturera. Si nous rentrons sans lui, cela reviendrait
à reconnaître notre défaite. Et avec le restant de l’armée, nous cinq, nous
livrerons bataille à Arjuna.’’
L’armée des Kauravas se rangea en conséquence en ordre de bataille.
Arjuna dit : ‘’Ô Uttara, je n’aperçois pas le char de Duryodhana ni
Duryodhana. Je vois Bhishma dans son armure. Je crois que Duryodhana
est en train de chasser le bétail en direction d’Hastinapura. Poursuivons-le et
récupérons les vaches.’’ Arjuna s’éloigna alors de l’armée des Kauravas pour
rattraper Duryodhana et le bétail. Au passage, il salua très
respectueusement ses maîtres et le vénérable Bhishma en décochant une
volée de flèches qui tombèrent à leurs pieds. Après les avoir salué ainsi
révérencieusement et héroïquement, il les laissa sur place pour poursuivre
Duryodhana.
Arjuna atteignit l’endroit où le bétail était rassemblé et il mit en déroute les
pillards. Il se tourna ensuite vers les vachers et leur demanda de faire rentrer
les vaches dans leurs étables, ce qu’ils s’empressèrent de faire, puis Arjuna
se mit à la poursuite de Duryodhana.
219
Constatant les faits, Bhishma et les autres guerriers Kauravas se
précipitèrent à son secours et après avoir encerclé Arjuna, ils firent pleuvoir
leurs flèches sur lui. Arjuna riposta vaillamment. Il visa d’abord Karna et le
força à quitter le champ de bataille. Puis, il attaqua et vainquit Drona.
Remarquant que Drona était en train de s’épuiser, Aswatthama se joignit au
combat et attaqua Arjuna, laissant l’opportunité à Arjuna de permettre à
Drona de quitter le champ de bataille. Un âpre combat s’ensuivit entre
Aswatthama et Arjuna. Une fois qu’Aswatthama commença lui aussi à
faiblir, Kripa prit la relève, mais Kripa encourut également la défaite et toute
l’armée fut mise en déroute et s’éparpilla. Et même si Bhishma, Drona et
d’autres parvinrent à réunifier leurs forces et à les ramener au combat, elle
manquait désormais de la pugnacité nécessaire et dut finalement abandonner
le champ de bataille après un glorieux combat entre Bhishma et Arjuna
auquel les dieux eux-mêmes vinrent assister.
La tentative pour empêcher la poursuite de Duryodhana avait ainsi échoué
et Arjuna rattrapa vite Duryodhana qu’il attaqua. Duryodhana fut vaincu et
s’enfuit du champ de bataille, mais il n’alla pas bien loin car, quand Arjuna
l’accusa d’être un lâche, il fit volte-face comme un serpent et il reprit le
combat. Bhishma et les autres l’entourèrent alors pour le protéger. Arjuna
lutta et pour finir, il utilisa une arme magique et tous tombèrent inconscients
sur le champ de bataille. Pendant qu’ils se trouvaient dans cet état, Arjuna en
profita pour subtiliser leurs vêtements. La prise des vêtements de l’ennemi
était le signe d’une victoire décisive, à l’époque.
Par la suite, toute l’armée s’en retourna à Hastinapura après cette humiliante
défaite.
Arjuna dit : ‘’Ô Uttara, faites faire demi-tour aux chevaux ! Nous avons
récupéré notre bétail et nos ennemis ont fui. Ô prince, retournez dans votre
capitale en ornant votre personne de pâte de santal et en vous parant de
220
guirlandes.’’ Sur le chemin du retour, Arjuna redissimula les armes dans
l’arbre et reprit l’apparence de Brihannala. Puis, il envoya des messagers en
éclaireurs afin de proclamer dans la cité qu’Uttara avait remporté une
glorieuse victoire.
221
XLV. LA FIN DES ILLUSIONS DE VIRATA
Après avoir vaincu Susarma, le roi de Trigarta, Virata reprit le chemin de la
capitale sous les acclamations des citoyens. Une fois arrivé au palais, il
constata qu’Uttara n’était pas présent et les femmes lui dirent avec
beaucoup d’exaltation qu’Uttara était parti affronter les Kauravas. Elles ne
nourrissaient aucun doute sur le fait que leur beau prince était en mesure de
conquérir le monde entier, mais le cœur du roi commença à palpiter en
apprenant la nouvelle, car il savait que la tâche était impossible pour le prince
délicat accompagné d’un seul eunuque. ‘’Mon cher fils bien-aimé doit être
mort, à présent !’’, se lamenta-t-il, submergé par la douleur.
Il ordonna alors à ses ministres de rassembler un maximum de forces pour aller
secourir Uttara, s’il était toujours en vie et pour le ramener. Des éclaireurs
furent dépêchés pour retrouver Uttara et découvrir son sort.
Dharmaputra ou Kanka, le sannyasin, s’efforça de réconforter Virata en lui
certifiant qu’aucun mal n’aurait pu advenir au prince avec Brihannala comme
conducteur de son char. ‘’Vous ne le connaissez pas’’, dit-il. ‘’Moi, oui !
Quiconque combat sur un char conduit par lui peut être assuré de la victoire.
De plus, la nouvelle de la défaite de Susarma doit leur être parvenue et les
Kauravas ont sans doute fait demi-tour.’’
Sur ces entrefaites, des courtisans accoururent depuis le champ de bataille,
avec la nouvelle réjouissante qu’Uttara avait mis en déroute les forces des
Kauravas et qu’il avait récupéré tout le bétail. Cela paraissait trop beau pour
être vrai, même pour le père, mais Yudhishthira le rassura en souriant : ‘’Ne
doutez pas, ô roi ! Ce que les messagers disent doit être vrai. Avec
Brihannala comme conducteur de son char, la victoire était assurée. Il n’y a
rien d’extraordinaire à cela. Il s’avère que je sais que même les conducteurs du
char d’Indra et de Krishna ne peuvent égaler Brihannala.’’ Ceci parut
222
complètement absurde à Virata, mais il était trop heureux pour lui en tenir
rigueur. Il fit d’importants dons de pierres précieuses et d’autres richesses
aux messagers qui avaient apporté la bonne nouvelle et il ordonna des
réjouissances publiques. ‘’Ma victoire sur Susarma n’est rien !’’, proclama-t-il.
‘’C’est la victoire du prince, la véritable victoire ! Que des prières spéciales
d’actions de grâce aient lieu dans tous les lieux de culte ! Que toutes les rues
principales soient décorées avec des drapeaux et que les citoyens défilent
en procession sur les accords d’une musique triomphale ! Préparez-vous à
recevoir d’une manière seyante mon fils au cœur de lion !’’
Virata envoya des ministres, des soldats et des jeunes filles pour accueillir
son fils dans son retour triomphal. Après que le roi se fut retiré dans ses
appartements privés, il demanda à Sairandhri d’apporter les dés et il dit à
Kanka : ‘’Ma joie est indescriptible ! Viens, jouons !’’
Ils discutèrent tout en jouant et naturellement, le roi maximisa la grandeur et
les prouesses de son fils : ‘’Admire la gloire de mon fils, Bhuminjaya, qui a mis
en déroute tous les illustres guerriers Kauravas !’’
‘’Oui !’’, répondit Yudhishthira en souriant, ‘’votre fils a incontestablement de
la chance, car sans sa toute bonne fortune, comment aurait-il pu disposer de
Brihannala pour conduire son char ?’’
Virata était mécontent de cette glorification persistante de Brihannala aux
dépens de son fils Uttara. ‘’Pourquoi ne cesses-tu pas de radoter
concernant cet eunuque ?’’, cria-t-il. ‘’Pendant que je te parle de la victoire de
mon fils, tu pérores sur les compétences de cet eunuque, comme si elles
avaient la moindre importance !’’
La colère du roi ne fit que croître, lorsque Kanka le reprit : ‘’Je sais ce dont
je parle. Brihannala n’est pas une personne ordinaire. Le char qu’il conduit
223
ne peut jamais connaître la défaite et quiconque se trouve dans ce char est
assuré du succès dans n’importe quelle entreprise, quelle que soit sa
difficulté.’’
Un tel bafouement était insupportable et au comble de l’irritation, Virata
lança les dés au visage de Yudhishthira et le gifla. Celui-ci en fut meurtri et
du sang s’écoula sur son visage.
Sairandhri qui se trouvait tout près essuya le sang avec le bord de son
vêtement et le tordit dans une coupe en or.
‘’Pourquoi tout ce cirque ? Pourquoi récoltes-tu le sang dans une coupe ?’’,
demanda le roi qui ne décolérait pas.
‘’Il ne faut jamais verser le sang d’un sannyasin sur la terre, sire’’, répondit
Sairandhri. ‘’Les pluies ignoreront votre royaume pendant autant d’années
qu’il y aura eu de gouttes de sang versées sur la terre. C’est la raison pour
laquelle j’ai récolté le sang dans cette coupe. Je crains que vous ne
connaissiez pas la grandeur de Kanka.’’
Sur ces entrefaites, les gardes annoncèrent : ‘’Uttara et Brihannala sont
arrivés ! Le prince attend d’être entendu en audience par le roi.’’ Virata se
leva, tout excité, et il dit : ‘’Faites-le entrer ! Faites-le entrer !’’ Et
Yudhishthira murmura à l’oreille de la sentinelle : ‘’Qu’Uttara entre seul !
Brihannala devrait attendre à l’extérieur.’’
Il fit ceci pour empêcher une catastrophe, car il savait qu’Arjuna ne pourrait
pas contrôler sa fureur, quand il verrait la blessure sur la visage de son frère. Il
ne pourrait supporter de voir Dharmaputra blessé par quiconque en dehors
d’une juste bataille.
224
Uttara entra et il rendit au roi, son père, l’hommage qui lui était dû. Quand il
se tourna pour présenter ses respects à Kanka, il fut horrifié de voir son
visage sanguinolent, car il savait maintenant que Kanka était l’illustre
Yudhishthira.
‘’Ô roi !’’, s’écria-t-il, comment cette illustre personne a-t-elle encouru cette
blessure ?’’
Virata regarda son fils et il dit : ‘’Pourquoi toutes ces manières ? Je l’ai
frappé, parce qu’il t’avait minimisé d’une manière tout à fait déplacée, alors
que je me trouvais dans un océan de délice après avoir appris la nouvelle de ta
glorieuse victoire. Chaque fois que je parlais de toi, ce malheureux brahmane
chantait les louanges du conducteur de char, l’eunuque, et lui attribuait la
victoire ! C’était vraiment trop absurde et je regrette de l’avoir frappé, mais
cela ne vaut vraiment pas la peine qu’on en parle.’’
Uttara fut submergé par la crainte. ‘’Hélas ! Tu as commis là une énorme
erreur ! Jette-toi immédiatement à ses pieds, père, et prie pour être
pardonné ou nous encourons le risque d’une destruction et d’une ruine
immédiates !’’
Virata, pour qui tout ceci était complètement inexplicable, arborait une
mimique déconcertée sous des sourcils froncés et ne savait plus sur quel pied
danser, et Uttara paraissait si angoissé et se montrait si pressant qu’il finit
par céder et par s’incliner devant Yudhishthira et par lui demander pardon.
Ensuite, après avoir étreint son fils et l’avoir fait asseoir, Virata dit : ‘’Mon
garçon, tu es vraiment un héros ! Je brûle d’impatience d’entendre tout cela !
Comment as-tu vaincu l’armée des Kauravas ? Et comment as-tu récupéré le
bétail ?’’
225
Uttara baissa la tête. ‘’Je n’ai vaincu aucune armée’’, dit-il, ‘’et je n’ai
récupéré aucune vache. Tout ceci est l’œuvre d’un prince divin qui a
embrassé notre cause, qui m’a sauvé de ma perte, qui a mis l’armée des
Kauravas en fuite et qui a récupéré le troupeau. Je n’ai rien fait.’’
Le roi n’en croyait pas ses oreilles. ‘’Où est ce prince divin ?’’, demanda-t-il.
Je dois voir et remercier le héros qui a sauvé mon fils et qui a vaincu mes
ennemis. Et je veux lui donner ma fille en mariage. Amène-le ici !’’
‘’Il semble avoir disparu pour le moment’’, répondit le prince, ‘’mais je pense
que nous le reverrons aujourd’hui ou demain.’’ Uttara s’exprima ainsi, parce
qu’Arjuna était effectivement un prince divin et parce qu’il avait
momentanément disparu sous les traits de Brihannala.
Tous les citoyens éminents s’étaient rassemblés dans la grande salle de
réception de Virata pour célébrer les victoires du roi et du prince. Kanka,
Valala, Brihannala, Tantripala et Dharmagranthi, qui avaient joué un rôle
prépondérant dans ces victoires arrivèrent également et à la surprise
générale, ils allèrent s’asseoir parmi les princes sans y avoir été préalablement
invités. Certains expliquèrent leur conduite en disant qu’après tout, ces gens
humbles avaient rendu un service inestimable à un moment critique et qu’ils
méritaient réellement cette reconnaissance.
Virata entra dans la salle. En voyant Kanka, le sannyasin, le cuisinier et les
autres assis sur des sièges réservés au prince et à la noblesse, le roi
s’emporta et manifesta bruyamment son déplaisir. Les Pandavas sentirent
alors qu’ils s’étaient suffisamment amusés et révélèrent leur identité à la
stupéfaction de tous ceux qui étaient présents.
Virata était sidéré et époustouflé à la pensée que c’était les princes
Pandavas et Panchali qui les avaient servis incognito durant tout ce temps. Il
226
étreignit Kanka dans un geste de gratitude exubérante et lui remit tout son
royaume qui lui fut bien entendu immédiatement rendu. Virata insista
également pour donner sa fille en mariage à Arjuna.
Mais Arjuna dit : ‘’Je me dois de refuser. Ce ne serait pas approprié, car la
princesse a appris la danse et la musique avec moi et en tant que professeur,
je suis comme un père pour elle.’’ Cependant, il accepta qu’elle soit donnée
en mariage à son fils, Abhimanyu.
Sur ces entrefaites, des émissaires arrivèrent, mandatés par le vil et déloyal
Duryodhana, et qui apportaient un message pour Yudhishthira. ‘’Ô, fils de
Kunti’’, dirent-ils, ‘’Duryodhana regrette qu’en raison de l’action précipitée
de Dhananjaya, il vous faille retourner dans la forêt. Il s’est fait reconnaître
avant le terme de la treizième année et en conséquence, conformément à votre
engagement, vous êtes tenus de passer douze ans supplémentaires dans la
forêt.’’
Dharmaputra éclata de rire et il dit : ‘’Messieurs les messagers, retournez vite
auprès de Duryodhana et dites-lui de mieux se renseigner. Le vénérable
Bhishma et d’autres qui sont versés dans l’astrologie lui certifieront que
treize années complètes s’étaient entièrement écoulées avant que vos forces
armées n’aient entendu la vibration de la corde de l’arc de Dhananjaya et ne
se soient enfuies, terrorisées !’’
227
XLVI. CHERCHER CONSEIL
La treizième année pendant laquelle les Pandavas devaient rester incognito
s’était achevée. N’étant plus contraints d’être déguisés, ils quittèrent la
capitale de Virata sous leur véritable identité pour séjourner ouvertement à
Upaplavya, une autre ville du pays de Matsya et à partir de cette base, ils
envoyèrent des émissaires pour appeler leurs amis et leurs parents.
Balarama et Krishna arrivèrent de Dwaraka avec Subhadra, la femme
d’Arjuna, et son fils, Abhimanyu. Ils étaient accompagnés par de nombreux
guerriers Yadavas. Les conques se firent longuement et bruyamment
entendre, tandis que le prince de Matsya et les Pandavas sortirent pour
accueillir Janardana. Indrasena et beaucoup d’autres, qui au début de
l’année précédente avaient laissé les Pandavas dans la forêt, les rejoignirent
avec leurs chars à Upaplavya. Le prince de Kasi et le souverain de Saibya
arrivèrent avec leurs forces. Drupada, le prince de Panchala, était également
présent avec trois divisions et il amenait avec lui Sikhandin, les fils de
Draupadi et son frère, Dhrishtadyumna. Et beaucoup d’autres princes, très
attachés aux Pandavas se rassemblèrent encore à Upaplavya.
Le mariage d’Abhimanyu avec la princesse Uttara fut célébré conformément
aux rites védiques devant ce parterre de héros et au terme des célébrations
du mariage, tous se réunirent en conclave dans la grande salle de Virata.
Krishna s’assit à côté de Yudhishthira et de Virata et Balarama et Satyaki
s’assirent à côté de Drupada. Tous les yeux se tournèrent vers Krishna qui
se leva pour prendre la parole.
‘’Vous connaissez tous’’, dit Krishna, ‘’l’histoire de cette grande supercherie
– comment Yudhishthira a été dupé au jeu, dépossédé de son royaume, puis
exilé avec ses frères et Draupadi dans la forêt. Pendant treize ans, les fils de
Pandu ont patiemment supporté leurs difficultés afin de racheter leur parole
228
donnée. Réfléchissez bien avant de conseiller une orientation qui sera
conforme au dharma et qui contribuera à la gloire et au bien-être des
Pandavas, comme des Kauravas. Car Dharmaputra ne désire rien à quoi il ne
peut justement prétendre. Il ne désire que le bien, même pour les fils de
Dhritarashtra qui l’ont trompé et qui lui ont causé des torts cruels. En
prodiguant vos conseils, gardez à l’esprit, d’une part, la tromperie et la
méchanceté des Kauravas et d’autre part, la magnanimité digne des
Pandavas. Elaborez un arrangement juste et honorable. Nous ignorons
l’état d’esprit actuel de Duryodhana. Je suis d’avis de lui envoyer un
émissaire capable et intègre qui essayera de l’amener à un accord de paix en
restituant la moitié du royaume à Yudhishthira.’’
Balarama se leva ensuite pour s’adresser à l’assemblée.
‘’Vous venez d’entendre Krishna’’, dit-il. ‘’La solution qu’il propose est sage
et juste. Je l’approuve comme étant bonne pour Duryodhana, comme pour
Dharmaputra. Si les fils de Kunti peuvent récupérer leur royaume par
l’entremise d’un accord pacifique, rien ne pourrait être mieux pour eux, pour
les Kauravas et pour tous ceux qui sont concernés. C’est seulement alors
que le bonheur et la paix règneront dans le pays. Quelqu’un doit
communiquer à Duryodhana le souhait d’un accord pacifique de
Yudhishthira et obtenir une réponse de sa part, quelqu’un qui a de l’autorité
et la capacité d’apporter la paix et la compréhension mutuelle.
L’émissaire devrait obtenir la coopération de Bhishma, de Dhritarashtra, de
Drona et de Vidura, de Kripa et d’Aswatthama, et même de Karna et de
Sakuni, si possible, et obtenir leur soutien en faveur des fils de Kunti. Ce
devrait être une personne qui ne se laissera gagner par la colère sous aucun
prétexte. Dharmaputra, qui était tout à fait au courant des conséquences, a
misé son royaume et l’a perdu, en négligeant obstinément les protestations de
ses amis. Pleinement conscient qu’il n’était pas à même de rivaliser avec
229
l’expert, Sakuni, il a quand même joué contre lui. A présent, il ne peut pas se
plaindre, mais seulement prier pour ses droits. L’émissaire adéquat ne devrait
pas être un va-t-en-guerre, mais une personne déterminée à obtenir un
accord de paix en dépit de toutes les difficultés. Je souhaite que vous
approchiez Duryodhana avec beaucoup de tact pour faire la paix avec lui.
Evitons de toutes les manières possibles un conflit armé. Seul ce qui génère
la paix en vaut la peine. Rien de bon ne peut sortir de la guerre.’’
Le point de vue de Balarama, c’était que Yudhishthira savait ce qu’il faisait,
lorsqu’il a perdu au jeu son royaume et qu’il ne pouvait plus maintenant le
revendiquer légitimement. Avoir satisfait aux conditions de l’exil ne pouvait
rendre aux Pandavas que leur liberté personnelle, pas leur royaume, c’est-àdire qu’ils ne devaient pas subir une nouvelle période d’exil dans la forêt, mais
cela ne leur donnait pas le droit de rentrer en possession de leur royaume.
Dharmaputra ne pouvait que prier pour la restitution de ce qu’il avait perdu,
pas le revendiquer légitimement.
Balarama ne prendrait aucun plaisir à un conflit armé entre les descendants
d’une même famille et soutenait à juste titre que la guerre ne conduirait qu’au
désastre.
Satyaki, le guerrier Yadava qui entendit Balarama s’exprimer en ces termes,
avait toutes les difficultés à se contenir. Il se leva et il parla avec indignation :
‘’Les paroles de Balarama ne me semblent absolument pas justes ! Si l’on est
suffisamment habile, on pourra se fendre d’une plaidoirie plausible pour
n’importe quelle affaire, mais toute l’art oratoire du monde ne pourra jamais
transformer le mal en bien ni l’injustice en justice. Je dois m’insurger contre la
position de Balarama que je trouve détestable. Dans un même arbre, ne
peut-on pas distinguer une branche qui est chargée de fruits et une autre qui
n’en porte aucun ? Ainsi, parmi ces deux frères, Krishna a prononcé des
230
paroles qui respirent l’esprit du dharma, alors que l’attitude de Balarama est
indigne : si vous reconnaissez – ce qui est incontestable – que les Kauravas
ont grugé Yudhishthira de sa part du royaume, leur permettre de la conserver
est aussi injuste que de conforter un voleur qui est en possession de son
butin ! Tout qui jette le blâme sur Dharmaputra le fait lâchement, par crainte
de Duryodhana et non pour aucune raison saine. Ô princes, pardonnez-moi
mes paroles dures. Ce n’est pas par sa volonté propre, mais sous l’insistance
pressante des Kauravas et à la suite de leur invitation que l’inexpérimenté et
réticent Dharmaputra a consenti à jouer à ce jeu calamiteux contre un
tricheur patenté. Pour quelle raison devrait-il s’incliner et supplier
Duryodhana, après avoir respecté son engagement ? Yudhishthira n’est pas
un mendiant et il n’a pas besoin de mendier. Il s’en est tenu à sa parole, tout
comme ses frères – douze années d’exil dans la forêt, plus douze mois
incognito, conformément à leur engagement – et malgré tout cela,
Duryodhana et ses sbires remettent malhonnêtement en cause et sans
aucune honte cet accomplissement ! Je vaincrai moi-même ces impudents
scélérats sur le champ de bataille et ou bien ils mendieront le pardon de
Yudhishthira ou bien ils périront. Quel mal pourrait-il y avoir à une guerre
juste et justifiée ? On n’encourt pas de péché à pourfendre des ennemis qui
prennent les armes pour faire la guerre. Supplier un tel ennemi, c’est encourir
la disgrâce. Si Duryodhana désire la guerre, il l’aura et nous serons prêts.
Ne tardons pas et occupons-nous des préparatifs, car Duryodhana ne
cèdera aucune parcelle de son territoire sans faire la guerre et il serait
stupide de perdre du temps.’’
Ces paroles déterminées et résolues de Satyaki eurent l’heur de réjouir le
cœur de Drupada. Il se leva et il dit : ‘’Satyaki a raison et il a mon soutien.
Aucune parole douce et mesurée ne ramènera Duryodhana à la raison.
Continuons nos préparatifs et prévenons nos alliés sans perte de temps afin
qu’ils rassemblent leurs forces. Envoyons tout de suite un message à Salya,
à Drishtaketu, à Jayatsena et à Kekaya. Bien entendu, nous devons
231
envoyer un émissaire approprié à Dhritarashtra et je suggère d’envoyer en
toute confiance à Hastinapura le brahmane cultivé qui dirige les cérémonies
religieuses dans mon royaume. Il suffira de bien le briefer sur ce qu’il devrait
dire à Duryodhana et sur la manière dont il devrait transmettre le message à
Bhishma, à Dhritarashtra et à Dronacharya.’’
Après que Drupada se soit exprimé en ces termes, Krishna se leva et il
s’adressa à Drupada :
‘’Ce que vous suggérez est tout à fait réalisable et également conforme au
code des rois. Baladeva et moi-même, nous sommes liés aux Kauravas et aux
Pandavas par des liens égaux d’affection. Nous sommes venus ici pour le
mariage de la princesse Uttara et nous allons maintenant rentrer chez nous.
Vous vous distinguez parmi les princes, en âge et en sagesse, aussi est-il
légitime que vous nous donniez des conseils à tous. Dhritarashtra vous tient
aussi en haute estime. Drona et Kripa sont vos amis d’enfance. Par
conséquent, il ne serait qu’approprié et juste que vous briefiez vous-même
l’émissaire brahmane pour cette mission de paix et s’il ne réussit pas à
convaincre Duryodhana de son erreur, alors préparez-vous au conflit
inévitable, mes amis, et avertissez-nous.’’
La réunion prit fin et Krishna reprit la route de Dwaraka avec ses gens. Les
Pandavas et leurs alliés poursuivirent leurs préparatifs. Des messagers se
rendirent auprès de tous les princes amis qui s’activèrent à mobiliser leurs
armées respectives.
Pendant ce temps-là, Duryodhana et ses frères ne restèrent pas les bras
croisés. Eux aussi entreprirent de se préparer pour le conflit imminent et ils
avertirent leurs amis de se tenir prêts pour la guerre. Des nouvelles des
préparatifs des deux camps se propagèrent partout. Les déplacements et les
232
allées et venues multiples et incessantes des princes provoquaient beaucoup
d’agitation. La terre tremblait sous les pas lourds des légions en marche.
Drupada fit appeler le brahmane et il lui dit : ‘’Vous connaissez la tournure
d’esprit de Duryodhana ainsi que les qualités des Pandavas. Allez le trouver
en tant qu’émissaire des Pandavas. Les Kauravas ont dupé les Pandavas
avec la complicité de leur père Dhritarashtra qui n’a pas voulu écouter les
sages conseils de Vidura. Indiquez à ce vieux roi faible qui est égaré par son
fils la voie du dharma et de la sagesse. Vous trouverez en Vidura un grand
allié dans cette tâche. Votre mission pourra conduire à des divergences
d’opinions entre des hommes d’état expérimentés, comme Bhishma, Drona et
Kripa et les seigneurs de la guerre et si tel est le cas, il faudra un certain
temps avant que ces différends ne soient aplanis, ce qui sera du temps de
gagné pour l’achèvement des préparatifs de guerre des Pandavas. Tant que
vous serez dans la capitale de Duryodhana à parler de paix, leurs préparatifs
de guerre connaîtront un contretemps qui sera tout bénéfice du point de vue
des Pandavas et si par miracle, vous êtes capable de revenir avec de bonnes
conditions de paix, c’est tant mieux. Je ne m’attends pas à ce que
Duryodhana accepte un accord à l’amiable, mais envoyer quelqu’un en
mission de paix nous avantagera.’’
233
XLVII. LE CONDUCTEUR DU CHAR D’ARJUNA
Après avoir envoyé le brahmane de Drupada en mission de paix à
Hastinapura, les Pandavas avertirent simultanément les princes susceptibles
d’appuyer leur cause de rassembler leurs forces et de se préparer à la guerre.
Arjuna se rendit en personne à Dwaraka.
Ayant compris par l’entremise de ses espions la tournure que prenaient les
événements, Duryodhana ne resta pas non plus les bras croisés et en
apprenant que Vasudeva (Krishna) était rentré chez lui, il fonça dans son
char vers Dwaraka aussi vite que ses coursiers les plus rapides le lui
permettaient. C’est ainsi qu’Arjuna et Duryodhana arrivèrent tous les deux
le même jour à Dwaraka.
Krishna dormait à poings fermés. En raison du fait qu’ils étaient de proches
parents, Arjuna et Duryodhana furent autorisés à entrer dans sa chambre et
tous les deux attendirent là que Krishna s’éveille. Duryodhana, qui était
entré le premier, prit place sur une chaise ornée semblable à un trône, à la tête
du lit, alors qu’Arjuna prit position au pied du lit, les mains jointes, en signe de
respect. Quand Mahadeva s’éveilla, son regard tomba d’abord sur Arjuna
qui se tenait en face de lui et il lui souhaita chaleureusement la bienvenue. Se
tournant ensuite vers Duryodhana, il fit pareil avec lui et il leur demanda ce
qui les avait amenés tous les deux à Dwaraka. Duryodhana fut le premier à
s’exprimer.
‘’Il semblerait’’, dit-il, ‘’qu’une guerre soit imminente entre nous. Si tel est le
cas, tu dois me soutenir. Tu nous aimes autant, Arjuna et moi. Nous
revendiquons tous les deux un lien tout aussi intime avec toi. Tu ne peux pas
dire que l’un de nous deux est plus proche de toi que l’autre. Je suis arrivé ici
avant Arjuna. La Tradition veut que la préférence soit accordée à celui qui
est arrivé le premier. Janardana, tu es le plus grand parmi tous les grands,
234
aussi t’incombe-t-il de montrer l’exemple aux autres. Confirme par ta conduite
le dharma traditionnel et rappelle-toi que c’est moi qui suis arrivé le premier.’’
Ce à quoi Krishna répondit : ‘’Fils de Dhritarashtra, il se peut que tu sois
arrivé ici le premier, mais c’est le fils de Kunti que j’ai vu immédiatement en
m’éveillant. Si tu étais le premier arrivé, c’est Arjuna qui a le premier capté
mon regard. Donc, même sous cet angle-là, vos revendications pour moi sont
égales et je suis par conséquent tenu d’accorder mon assistance des deux
côtés. En ce qui concerne la distribution des faveurs, la coutume
traditionnelle, c’est de commencer par le plus jeune des bénéficiaires. Par
conséquent, je laisserai d’abord le choix à Arjuna. Les membres de ma tribu,
les Narayanas, sont mes égaux au combat et ils constituent une grande armée
presque invincible. Dans le partage de mon aide, ils se tiendront dans un
camp tandis que moi, je serai individuellement dans l’autre camp, mais sans
arme, et je ne participerai pas au combat proprement dit.’’
Se tournant vers Arjuna, il dit : ‘’Partha, réfléchis bien. Me préférerais-tu,
seul et sans arme ou bien préférerais-tu la bravoure des Narayanas ? Exerce
ton droit de choisir en premier que t’accorde la coutume en tant que cadet.’’
A peine Krishna avait-il terminé qu’Arjuna dit respectueusement et sans
aucune hésitation : ‘’Je serais heureux que tu sois avec nous, même si tu ne
portes pas d’armes.’’
Duryodhana put difficilement contenir sa joie par rapport à ce qu’il estimait
être le choix stupide d’Arjuna. Il s’empressa d’opter pour l’aide de l’armée de
Vasudeva et sa requête fut accordée. Satisfait d’avoir acquis une telle force,
Duryodhana se rendit auprès de Baladeva et lui raconta l’histoire. Après
qu’il eut terminé, le puissant Balarama dit : ‘’Duryodhana, on doit t’avoir
raconté tout ce que j’ai dit à l’époque du mariage de la fille du roi Virata. J’ai
plaidé ta cause et j’ai dit tout ce qui pouvait être dit pour toi. J’ai souvent dit
235
à Krishna que nous avions des liens égaux avec les Kauravas et les
Pandavas, mais mes paroles n’ont guère réussi à le convaincre. Je suis
impuissant ! Il m’est impossible de prendre parti pour quelqu’un à qui Krishna
s’oppose. Je n’aiderai pas non plus Partha et je ne peux pas te soutenir
contre Krishna. Duryodhana, tu proviens d’une lignée illustre, qui est
respectée par tous les princes de la Terre. Alors, si la guerre doit avoir lieu,
honore le code des kshatriyas’’, dit-il.
Duryodhana retourna à Hastinapura le moral au beau fixe en se disant :
‘’Arjuna s’est conduit comme un crétin ! La grande armée de Dwaraka
combattra de mon côté, j’ai les bons vœux de Balarama et Vasudeva n’a plus
d’armée !’’
‘’Dhananjaya, pourquoi as-tu fait un choix aussi peu judicieux en me
préférant seul et sans armes à mon armée héroïque parfaitement équipée ?’’,
demanda Krishna en souriant lorsqu’ils furent tous les deux seuls. Arjuna
répondit : ‘’J’ai l’ambition d’acquérir une gloire comme la tienne. Tu as le
pouvoir et la vaillance pour affronter au combat d’une seule main tous les
princes de la Terre avec toutes leurs hordes. Moi aussi, je sens que je peux y
parvenir. Aussi, je désire gagner la guerre avec toi comme conducteur de mon
char et sans armes. C’est ce que je désire depuis longtemps et aujourd’hui, tu
as exaucé mon vœu.’’
Vasudeva sourit à nouveau et il prononça cette bénédiction : ‘’Essayerais-tu
de me concurrencer ? Puisses-tu y parvenir !’’, dit-il, car il était satisfait de la
décision d’Arjuna. Et c’est ainsi que Krishna est devenu le conducteur du
char d’Arjuna.
236
XLVIII. SALYA CONTRE SES NEVEUX
Salya, le souverain de Madradesa, était le frère de Madri, la mère de Nakula
et de Sahadeva. Il apprit que les Pandavas campaient dans la ville
d’Upaplavya et qu’ils se préparaient à la guerre. Il rassembla une très grande
armée et il se mit en route en direction de la ville pour rejoindre les Pandavas.
L’armée de Salya était si imposante que chaque fois qu’elle s’arrêtait pour
se reposer, le campement s’étirait sur une longueur de plus de vingt
kilomètres.
Des nouvelles de Salya et de ses troupes qui étaient en marche parvinrent
aux oreilles de Duryodhana qui décida que Salya devait à tout prix être
persuadé de rejoindre son camp, aussi ordonna-t-il à ses officiers de lui
fournir et à sa grande armée toutes les facilités possibles et de les traiter
avec une hospitalité somptueuse. Suivant les instructions de Duryodhana,
plusieurs zones de repos magnifiquement aménagées jalonnèrent leur route et
Salya et ses hommes y jouirent d’une merveilleuse hospitalité. La nourriture
et les boissons y étaient servies à profusion. Salya était excessivement
satisfait par toutes ces attentions, mais il présupposa que tout ceci avait été
organisé par son neveu, Yudhishthira. L’armée de Salya continua sa marche
en avant, la terre tremblant sous ses pas. Très satisfait de toute l’hospitalité
qui lui avait été rendue, Salya appela un jour les serviteurs et il leur dit :
‘’Je dois vous récompenser, vous tous qui m’avez traité, moi et mes soldats
avec tellement d’amour et d’attention. Veuillez dire au fils de Kunti qu’il
devrait m’y autoriser et rapportez-moi son consentement.’’
Les serviteurs coururent prévenir leur maître, Duryodhana.
Duryodhana qui durant tout ce temps-là vaquait discrètement avec le groupe
occupé à servir Salya et ses soldats saisit immédiatement l’opportunité de se
237
présenter devant Salya pour lui dire à quel point il se sentait honoré que
Salya ait accepté l’hospitalité des Kauravas, ce qui stupéfia Salya, car
jamais il n’avait soupçonné la vérité et il fut tout autant touché par la conduite
chevaleresque de Duryodhana qui dispensait une hospitalité sans borne et
royale à un partisan des Pandavas.
Très ému, il s’exclama : ‘’Quelle noblesse et quelle gentillesse de ta part !
Comment pourrais-je jamais m’acquitter d’une telle dette ?’’
Et Duryodhana de répondre : ‘’Vous et vos troupes, vous devriez combattre
à mes côtés. C’est la récompense que je vous demande.’’
Salya était stupéfait.
‘’Vous êtes égal envers nous. Je dois signifier autant pour vous que les
Pandavas. Vous devriez accepter de venir à mon aide’’, dit Duryodhana.
Salya répondit : ‘’Qu’il en soit ainsi.’’
Flatté par l’accueil somptueux de Duryodhana, Salya abandonna les
Pandavas qui méritaient à juste titre son amour et son estime et il donna sa
parole qu’il combattrait du côté de Duryodhana, ce qui montre quels dangers
sournois l’hospitalité des rois peut recéler.
Sentant qu’il ne serait pas correct de rentrer chez lui sans avoir rencontré
Yudhishthira, Salya se tourna alors vers Duryodhana et lui dit :
‘’Duryodhana, crois-moi, je t’ai donné ma parole d’honneur. Je dois
néanmoins rencontrer Yudhishthira et lui dire ce que j’ai fait.’’
‘’Allez le voir et revenez vite. Et n’oubliez pas la promesse que vous m’avez
faite’’, dit Duryodhana.
238
‘’Je te souhaite bonne chance. Rentre dans ton palais. Je ne te trahirai pas.’’
Salya se dirigea alors vers la ville d’Upaplavya ou Yudhishthira campait.
Les Pandavas accueillirent le souverain de Madri avec beaucoup d’éclat et
Nakula et Sahadeva débordaient de joie en voyant leur oncle à qui les
Pandavas racontèrent tous leurs déboires et toutes leurs souffrances.
Quand ils se mirent à parler d’obtenir son aide en vue de la guerre imminente,
Salya leur raconta l’histoire de sa promesse à Duryodhana. Yudhishthira vit
tout de suite qu’il s’était fourvoyé en considérant comme acquise l’aide de
Salya et en permettant ainsi à Duryodhana de prendre les devants.
Masquant sa déception du mieux qu’il le put, Yudhisthira s’adressa ainsi à
Salya :
‘’Ô grand guerrier, vous êtes tenu par la promesse que vous avez faite à
Duryodhana. Vous êtes l’égal de Vasudeva sur le champ de bataille et
Karna vous prendra pour conduire son char, lorsqu’il cherchera à tuer Arjuna
sur le champ de bataille. Allez-vous être la cause de la mort d’Arjuna ou le
sauverez-vous alors ? Je sais que je ne peux pas vous demander cela
impartialement, mais néanmoins je le fais.’’
Salya répondit :
‘’Mon garçon, j’ai été conduit par la ruse à donner ma parole à Duryodhana
et je serai contre vous dans la bataille. Mais au moment où Karna
entreprendra d’attaquer Arjuna, s’il s’avère que je suis le conducteur de son
char, vous pouvez être sûr qu’il ira au combat découragé et qu’Arjuna sera
sauvé. Vous n’avez rien à craindre. Toutes les peines et toutes les insultes
qui vous ont affectés, Draupadi et vous tous, seront bientôt lavées de votre
mémoire. La chance vous accompagne à présent. Personne ne peut empêcher
ni changer ce qui a été ordonné par le destin. J’ai mal agi. Soyez indulgent
avec moi.’’
239
XLIX. VRITRA
Une fois, Indra, le Seigneur des trois mondes, fut tellement ivre d’orgueil qu’il
oublia totalement les manières et les formes courtoises que les dieux avaient
observées jusque-là. Quand Brihaspati, précepteur des dieux et le plus
éminent dans toutes les branches de la connaissance, tenu en haute estime
tant par les dieux que par les asuras se rendit à la cour, Indra ne daigna point
se lever pour accueillir l’acharya et l’inviter à prendre place et négligea de lui
rendre les honneurs habituels. Dans son arrogance, Indra se persuada même
qu’en tant que roi, les Shastras lui accordaient la prérogative de recevoir ses
hôtes assis. Brihaspati fut chagriné par le manque de courtoisie d’Indra et
attribuant cela à la vanité de la prospérité, il quitta silencieusement
l‘assemblée. Sans le grand prêtre des dieux, la cour perdit son éclat et sa
dignité pour devenir une assemblée quelconque.
Indra réalisa vite la folie de sa conduite et sentant qu’il allait s’attirer des
problèmes à cause du déplaisir de l’acharya, il songea à se réconcilier avec lui
en se jetant à ses pieds pour lui demander pardon. Ce n’était toutefois plus
possible, car dans sa colère, Brihaspati s’était rendu invisible. Indra était
tourmenté, et à juste titre car après le départ de Brihaspati, son pouvoir se
mit à décliner, alors que celui des asuras augmentait, ce qui encouragea ceuxci à attaquer les dieux. Alors Brahma, qui prit pitié des dieux assiégés, leur
conseilla de se chercher un nouvel acharya.
Il leur dit ceci: ‘’Vous avez perdu Brihaspati à cause de la folie d’Indra ! Allez
maintenant trouver le fils de Twashta, Visvarupa, et priez cette âme noble de
devenir votre précepteur et tout ira bien pour vous.’’
Réconfortés par ces paroles, les dieux se rendirent auprès du jeune
anachorète, Visvarupa, et lui présentèrent leur requête. Ils dirent : ‘’Bien que
240
vous soyez jeune en termes d’années, vous êtes incomparablement versé dans
les Védas. Nous vous prions de nous faire l’honneur de nous instruire.’’
Visvarupa y consentit, pour le plus grand avantage des dieux, car en résultat
de ses conseils et de son enseignement, le harcèlement des asuras cessa.
La mère de Visvarupa appartenait au clan asurique des daityas et de ce fait,
Indra considérait Visvarupa avec suspicion. Il craignait qu’en raison de sa
naissance, Visvarupa puisse ne pas être tout à fait loyal et sa suspicion
s’accrut graduellement. Redoutant le danger que ce descendant des ennemis
des dieux représentait pour lui-même, Indra chercha à le piéger avec l’aide des
courtisanes de la cour et à l’affaiblir ainsi spirituellement, mais Visvarupa ne
succomba pas. Les flatteries habiles et aguichantes des filles de charme
d’Indra ne produisirent aucun effet sur le jeune ascète qui s’en tint
rigoureusement à son vœu de célibat. Lorsqu’Indra se rendit compte que son
plan ne fonctionnait pas, il se laissa envahir par des pensées meurtrières et un
jour, il tua Visvarupa à l’aide du Vajrayudha.
Mis en rage et affligé par le meurtre cruel de son fils et désirant venger sa
mort, Twashta accomplit alors un grand sacrifice et des flammes sacrificielles
jaillit Vritra, ennemi mortel d’Indra que Twashta envoya contre le souverain
des dieux en disant : ‘’Ennemi d’Indra, puisses-tu avoir la force de tuer
Indra !’’
Une grande bataille s’ensuivit entre les deux dans laquelle Vritra commençait
à prendre le dessus. Alors que la bataille tournait en la défaveur d’Indra, les
rishis et les dieux se réfugièrent auprès du grand Vishnu qui leur offrit sa
protection et leur dit : ‘’Ne craignez rien ! J’entrerai Moi-même dans le
Vajrayudha d’Indra et à la fin, il vaincra.’’ Ils s’en retournèrent alors, le cœur
léger.
241
Ils s’approchèrent de Vritra et ils lui dirent : ‘’Nous vous enjoignons de vous
lier d’amitié avec Indra. Vous êtes tous les deux égaux en force et en
vaillance.’’
Vritra répondit respectueusement : ‘’Ô vous qui êtes irréprochables,
comment Indra et moi pourrions-nous bien devenir amis ? Pardonnez-moi, mais
il ne peut y avoir d’amitié entre des rivaux qui luttent pour la suprématie.
Deux grands pouvoirs ne peuvent pas coexister, comme vous le savez.’’
Les rishis insistèrent : ‘’N’entretenez pas de tels doutes ! Deux bonnes âmes
peuvent être amies et leur amitié sera d’une qualité durable.’’
Vritra finit par céder et il dit : ‘’J’arrête le combat, mais je n’ai aucune foi en
Indra qui pourrait m’attaquer par surprise, à l’improviste, aussi je sollicite cette
faveur de votre part, à savoir que ni de nuit, ni de jour, ni avec aucun type
d’arme, Indra ne sera en mesure de me prendre la vie.’’
‘’Qu’il en soit donc ainsi !’’, acquiescèrent les rishis et les dieux.
Les hostilités cessèrent, mais les craintes de Vritra s’avérèrent rapidement
bien-fondées. Indra feignait simplement d’être ami avec Vritra, mais durant
tout ce temps, il n’attendait qu’une opportunité favorable pour le tuer. Un
soir, il rencontra Vritra sur la plage et il entreprit de l’attaquer au crépuscule.
La bataille faisait rage depuis un long moment, quand Vritra, louant le
Seigneur Vishnu, dit à Indra : ‘’Misérable, pourquoi n’utilises-tu pas
l’infaillible Vajrayudha ? Sanctifié par Hari, utilise-le contre moi et je serai
immanquablement béni par Hari !’’
Indra mutila Vritra en lui tranchant le bras droit, mais celui-ci, nullement
découragé, lança violemment sa masse métallique contre son assaillant à
242
l’aide de sa main gauche et Indra lui trancha le bras gauche. Lorsqu’Indra
disparut dans la bouche de Vritra, grande fut la consternation des dieux.
Mais Indra n’était pas mort. Il éventra Vritra et jaillissant de ses entrailles, il se
dirigea vers la rive toute proche et lança sa foudre dans les flots afin que les
vagues viennent frapper Vritra et comme Vishnu était entré dans l’écume,
elles devinrent une arme mortelle qui acheva le puissant Vritra.
La longue bataille était terminée et le monde affligé poussa un profond
soupir de soulagement, mais pour Indra lui-même, la fin de la guerre n’apporta
que l’ignominie, car la victoire n’avait été remportée que par le péché et par la
duperie et il alla se cacher dans la honte.
La disparition d’Indra causa beaucoup de remous chez les dieux et chez les
rishis, car un peuple qui n’a pas de roi ou de conseil d’état pour le gouverner
ne peut pas prospérer et donc, ils allèrent trouver le bon et puissant roi
Nahusha et lui proposèrent la couronne.
‘’Pardonnez-moi, mais je ne peux pas être votre roi. Qui suis-je pour aspirer
au trône d’Indra ? Comment pourrais-je vous protéger ? Ce n’est pas
possible !’’, objecta-t-il humblement. Mais ils insistèrent en disant : ‘’N’hésitez
pas à devenir notre roi ! Tout le mérite et toute la puissance de notre
pénitence vous reviendront et s’ajouteront à votre propre force et l’énergie
de tous ceux sur qui votre regard se posera vous sera transférée et vous
serez invincible.’’ Finalement convaincu, il accepta.
243
L.
NAHUSHA
Le meurtre injuste de Vritra fit vaciller Indra de son trône et fit de lui un
fugitif et Nahusha prit sa place comme roi des dieux.
Nahusha prit un bon départ, grâce au mérite et au renom qu’il avait gagnés
pendant qu’il était roi sur la Terre. Mais par la suite, sa trajectoire dévia.
Son entrée en fonction dans le royaume des dieux le remplit d’arrogance. Il
perdit son humilité et il devint la proie de désirs illégitimes.
Nahusha jouissait librement des plaisirs célestes et s’abandonnait à des
pensées volages et libidineuses. Un jour, son regard tomba sur la femme
d’Indra et il tomba amoureux d’elle. En proie à de mauvaises pensées, il
s’adressa en ces termes à l’assemblée des dieux :
‘’Pour quelle raison Sachidevi, l’épouse du roi des dieux, n’est-elle pas venue
à moi ? Ne suis-je pas le roi des dieux, à présent ? Envoyez-la immédiatement
chez moi !’’
Lorsqu’elle l’apprit, l’épouse d’Indra fut envahie par l’indignation. Sous
l’emprise de la peur et de la détresse, elle se rendit auprès de Brihaspati et
elle s’écria : ‘’Cher précepteur, veuillez me sauver des mains de cette vile
personne, je vous prie !’’ Brihaspati lui offrit sa protection. ‘’Ne craignez
rien’’, dit-il. ‘’Indra reviendra bientôt. Restez ici avec moi. Vous retrouverez
votre époux.’’
Quand Nahusha apprit que Sachidevi ne consentait pas à s’aligner sur ses
désirs et qu’elle avait cherché refuge sous le toit de Brihaspati, sa colère
explosa.
244
Le déplaisir du roi épouvanta les dieux qui protestèrent : Ô roi des dieux !
Ne cédez pas à la colère. Sachidevi est l’épouse d’un autre. Ne la convoitez
pas et ne déviez pas de la voie de la rectitude.’’
Nahusha qui s’était entiché d’elle refusa de les écouter et leur répondit
sarcastiquement : ‘’Et lorsqu’Indra convoitait Ahalya, où étaient donc vos
principes de rectitude et de moralité ? Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté à ce
moment-là et pourquoi voudriez-vous m’arrêter, à présent ? Qu’avez-vous
fait, quand il a tué Visvarupa sans aucune honte et où était votre horreur
vertueuse, quand il a tué Vritra par la tromperie ? L’unique option de
Sachidevi, c’est de venir vivre avec moi et il vous avantagera de la réconcilier
avec ma proposition et de me la laisser à ma charge. Alors, passez à
l’action !’’, tonna-t-il. Les dieux remplis d’effroi se résolurent à discuter de
l’affaire avec Brihaspati et à trouver le moyen d’amener Sachidevi à
Nahusha. Tous se rendirent chez Brihaspati et lui narrèrent ce que
Nahusha avait dit et ils l’implorèrent pour que Sachidevi se soumette aux
désirs de Nahusha.
La chaste Sachidevi frissonnait de crainte et de honte et elle s’écria : ‘’Mon
Dieu ! C’est impossible ! J’ai pris refuge en vous., ô brahmane, protégezmoi !’’
Brihaspati la réconforta et il dit : ‘’Celui qui trahit celle qui a pris refuge est
destiné à la destruction. La Terre ne permettra pas qu’aucune graine qu’il
sème ne pousse. Je ne vous abandonnerai pas. La fin de Nahusha est
proche. Ne craignez rien.’’ Il lui indiqua une échappatoire à sa situation
difficile en laissant entendre qu’elle devrait essayer de gagner du temps et
Sachidevi qui n’était tout de même pas tombée de la dernière pluie saisit
l’allusion et se rendit courageusement au palais de Nahusha.
245
Dès que Nahusha l’aperçut, l’orgueil et la concupiscence l’ayant privé de
tout bon sens, il ne put contenir sa joie et il dit : ‘’Ô gente dame, ne tremblez
point. Je suis le souverain des trois mondes. Il ne peut y avoir aucun péché à
ce que vous deveniez ma femme.’’
Après avoir entendu ces paroles, la vertueuse Sachidevi frémit, mais elle se
reprit vite et elle dit : ‘’ Ô, roi des dieux , avant de devenir vôtre, j’ai une
requête à vous faire. Indra est-il en vie ou est-il mort ? Et s’il est vivant, où
est-il ? Si après avoir procédé à des recherches, je n’arrive pas à le trouver,
alors aucun péché ne me souillera et je pourrai devenir votre femme, la
conscience tranquille.’’
Nahusha dit : ‘’Ce que vous dites est juste. Procédez à vos recherches et ne
manquez pas de revenir. Souvenez-vous de votre promesse.’’ Et il la renvoya
chez Brihaspati.
Les dieux se rendirent auprès du grand Vishnu et se plaignirent de Nahusha.
Ils dirent : ‘’Seigneur ! Votre pouvoir a tué Vritra, mais Indra en encourt le
péché. Honteux et craignant d’apparaître dans un tel état d’impureté, il s’est
caché. Nous vous prions de lui indiquer la voie de la délivrance.’’ Narayana
répondit : ‘’Qu’il Me rende un culte. Il sera alors purifié du péché et Nahusha
qui a succombé à la perversion rencontrera sa fin.’’
Sachidevi s’adressa à la déesse de la chasteté et par sa grâce, elle atteignit
l’endroit où Indra se dissimulait. Indra s’était réduit à la dimension d’un atome
et se cachait dans la fibre de la tige d’un lotus qui poussait à Manasarovar.
C’est là qu’il faisait pénitence dans l’attente de jours meilleurs. Sachidevi ne
put contenir son chagrin en voyant la situation de son mari et elle éclata en
sanglots, puis elle le mit au courant de tous ses problèmes.
246
Indra l’encouragea : ‘’La fin de Nahusha est proche’’, dit-il. ‘’Rejoins-le et dislui que tu consens à sa proposition. Demande-lui de venir jusqu’à ta
résidence dans un palanquin qui sera porté par des ascètes. Alors, Nahusha
périra.’’
Sachidevi quitta Indra et fit semblant d’accepter la proposition de Nahusha,
comme Indra le lui avait suggéré. Fou de joie qu’elle était revenue chez lui si
complaisante, l’insensé Nahusha s’exclama : ‘’Mon élue, je suis votre esclave
et je suis prêt à satisfaire tous vos souhaits. Vous avez été fidèle à votre
parole.’’
‘’Oui, je suis revenue. Vous serez mon époux et je veux que vous fassiez
quelque chose que je désire vraiment. N’êtes-vous pas le souverain des trois
mondes ? Je souhaite que vous arriviez majestueusement chez moi dans un
faste supérieur encore à celui du grand Vishnu, de Rudra ou des asuras.
Venez en palanquin soutenu par les sept rishis. Je serai alors heureuse de
vous accueillir et de vous souhaiter la bienvenue’’, dit-elle.
Nahusha tomba dans le panneau. ‘’Quelle idée grandiose ! Votre imagination
est merveilleuse ! Elle me plaît énormément ! Il est juste et approprié que les
grands rishis me portent, moi qui suis béni du pouvoir d’absorber l’énergie de
tous ceux sur qui mon regard se porte. Il sera fait selon votre vœu’’, dit-il. Et
il la renvoya chez elle. Nahusha fit appeler les rishis et il ordonna que ceux-ci
le portent sur leurs épaules. Devant un tel sacrilège inégalé, les trois mondes
atterrés tremblèrent. Mais le pire était encore à venir avec le transport du
palanquin. Se consumant à la pensée de la belle Sachidevi qui l’attendait,
Nahusha brûlait d’arriver chez elle au plus vite et c’est ainsi qu’il se mit à
harceler les rishis qui portaient son palanquin pour qu’ils aillent plus vite et
dans sa folie, il alla jusqu’à donner un coup de pied à Agastya en répétant
‘’sarpa, sarpa’’ ( ‘’sarpa’’ signifie ‘’avancer’’, mais aussi ‘’serpent’’). La folie de
la luxure et de l’arrogance avait atteint son couronnement et la coupe
247
d’iniquité de Nahusha était pleine. ‘’Roi de la vilenie, puisses-tu choir du ciel
et devenir un serpent sur la Terre’’, maudit le rishi dans sa colère.
Et immédiatement, Nahusha tomba du ciel la tête la première et il devint un
python dans la jungle où il dut attendre plusieurs millénaires avant d’être
délivré.
Indra retrouva son statut. Il redevint le souverain des dieux et les tourments
de Sachidevi prirent fin.
En racontant cette histoire des souffrances d’Indra et de son épouse,
Sachidevi, à Yudhishthira et à Draupadi à Upaplavya, leur oncle, Salya,
tenta de les réconforter. ‘’La victoire est remportée par ceux qui savent faire
preuve de patience, et ceux que la prospérité rend arrogants courent à la
ruine. Toi, tes frères et Draupadi, vous avez enduré d’innombrables
souffrances, comme Indra et son épouse. Vos épreuves seront bientôt
terminées et vous récupérerez votre royaume. Les malveillants Karna et
Duryodhana seront anéantis, tout comme le fut Nahusha’’, dit Salya.
248
LI.
LA MISSION DE SANJAYA
Les Pandavas campaient à Upaplavya sur le territoire de Virata et de là, ils
envoyèrent des émissaires à tous leurs alliés. Des contingents de troupes
arrivèrent en provenance de tout le pays et les Pandavas eurent rapidement à
leur disposition une force puissante de sept divisions. Les Kauravas firent
de même et regroupèrent une armée de onze divisions.
A cette époque, une division comptait 21 870 chars, un nombre égal
d’éléphants, trois fois autant de chevaux et cinq fois autant de fantassins
équipés d’armes et de matériel de guerre de tous types. Les chars étaient les
véhicules blindés d’alors, tandis que les éléphants qui étaient spécialement
entraînés à la guerre, correspondaient aux tanks des temps modernes.
Le messager brahmane de Drupada arriva à la cour de Dhritarashtra. Après
l’introduction protocolaire et les vérifications d’usage, le messager s’adressa
à l’assemblée au nom des Pandavas :
‘’La Loi est éternelle et d’une validité inhérente. Vous le savez et je n’ai pas
besoin de vous le signaler. Dhritarashtra et Pandu sont tous les deux les fils
de Vichitravirya et d’après la coutume, ils ont des droits égaux concernant la
propriété de leur père. Malgré cela, les fils de Dhritarashtra ont pris
possession de tout le royaume et les fils de Pandu n’ont pas leur part de
l’héritage commun. Il ne peut y avoir aucune justification à cela.
Descendants de la dynastie des Kurus, les Pandavas désirent la paix ! Ils
sont prêts à oublier les souffrances qu’ils ont endurées, à passer l’éponge et
à oublier le passé. Ils sont peu disposés à avoir recours à la guerre, parce
qu’ils savent très bien que la guerre n’apporte jamais aucun bien, mais
seulement la destruction. Par conséquent, rendez-leur ce qui leur est dû. Ce
249
sera conforme à la justice et à l’accord auquel on était arrivé précédemment.
Qu’il n’y ait pas de tergiversations.’’
Après cet appel du messager, le brave et sage Bhishma parla : ‘’Par la grâce
de Dieu’’, dit-il, ‘’les Pandavas sont sains et saufs. Même s’ils ont obtenu le
soutien de nombreux princes et s’ils sont suffisamment armés pour la bataille,
ils ne sont pas enclins à la guerre. Ils cherchent toujours la paix. Leur rendre
ce qui leur appartient est l’unique option correcte.’’
Bhishma n’avait pas encore terminé que Karna l’interrompit rageusement et
après s’être tourné vers le messager, il s’exclama :
‘’Ô brahmane, y a-t-il un élément neuf dans ce que vous dites ? A quoi bon
toujours répéter la même histoire ? Comment Yudhishthira peut-il prétendre
à ce qu’il a perdu à la table de jeux ? Si maintenant Yudhishthira désire
obtenir quelque chose, il doit l’implorer comme un don ! De manière
arrogante, il préfère cette revendication absurde en s’appuyant purement sur
la force de ses alliés – et particulièrement Matsya et Panchala, en
l’occurrence. Laissez-moi vous dire clairement qu’il ne pourra rien obtenir de
Duryodhana par les menaces. Et puisque la parole donnée d’après laquelle
les Pandavas auraient dû vivre incognito pendant la treizième année n’a pas
été respectée, ils doivent retourner dans la forêt douze années
supplémentaires !’’
Bhishma s’interposa : ‘’Fils de Radha, tu parles sottement ! Si nous ne
faisons pas comme le dit ce messager, ce sera la guerre et nous sommes
certains d’être vaincus. Duryodhana et nous tous, nous serons condamnés à
la destruction !’’
Le désordre et le tumulte qui s’ensuivirent alors au sein de l’assemblée firent
intervenir Dhritarashtra. Il dit au messager : ‘’Ayant à cœur le bien du monde
250
et considérant l’intérêt des Pandavas, j’ai pris la décision de leur envoyer
Sanjaya. Je vous prie de repartir immédiatement et d’en avertir
Yudhishthira.’’ Puis, Dhritarashtra prit à part Sanjaya et lui donna ces
instructions : ‘’Sanjaya, rends-toi chez les fils de Pandu et transmets-leur mes
sentiments affectueux, ainsi que mes respects à Krishna, à Satyaki et à
Virata. Assure tous les princes qui sont rassemblés là de ma considération.
Rends-toi là-bas en mon nom et tente une conciliation de manière à éviter la
guerre.’’
Sanjaya se rendit auprès de Yudhishthira en mission de paix. Après les
salutations initiales, Sanjaya s’adressa ainsi à Yudhishthira au milieu de la
cour :
‘’Dharmaputra, c’est ma bonne fortune de pouvoir te revoir de mes yeux !
Entouré par tous ces princes, tu donnes l’image d’Indra lui-même et cette
vision réjouit mon cœur. Le roi Dhritarashtra te fait parvenir ses meilleurs
vœux et désire savoir que vous vous portez bien et êtes heureux. Le fils
d’Ambika abhorre toute idée de guerre. Il désire votre amitié et il aspire à la
paix.’’
Lorsque Dharmaputra entendit Sanjaya s’exprimer en ces termes, il en fut
réjoui et il répondit :
‘’Si c’est bien ainsi, les fils de Dhritarashtra sont sauvés et nous avons tous
échappé à une grande tragédie. Moi aussi, je désire seulement la paix et je
déteste la guerre. Si notre royaume nous est rendu, nous effacerons tout
souvenir des souffrances que nous avons endurées.’’
Sanjaya reprit la parole : ‘’Les fils de Dhritarashtra sont retors. Ignorant les
conseils de leur père et les sages paroles du vénérable Bhishma, ils sont
toujours aussi diaboliques que jamais, mais vous ne devriez pas perdre
251
patience. Yudhishthira, tu défends toujours la conduite juste. Evitons ce
grand mal qu’est la guerre. Le bonheur peut-il s’obtenir par des biens qui
sont obtenus via la guerre ? Quel bien pourrait-on récolter d’un royaume
après avoir tué ses propres parents ? Par conséquent, n’entame pas les
hostilités. Même si l’on devait conquérir toute la Terre, la vieillesse et la mort
sont inexorables. Duryodhana et ses frères sont des idiots, mais ce n’est pas
une raison pour que tu dévies de la rectitude ou que tu perdes patience.
Même s’ils ne te rendent pas ton royaume, tu ne devrais pas abandonner la
voie suprême du dharma.’’
Yudhisthira répondit : ‘’Sanjaya, ce que tu dis est vrai. La rectitude est le
meilleur des biens propres, mais commettons-nous une iniquité ? Krishna
connaît toutes les subtilités du dharma et désire le bien des deux parties. Je
suivrai les instructions de Vasudeva.’’
Krishna dit : ‘’Je désire le bien-être des Pandavas, comme je désire aussi que
Dhritarashtra et ses fils soient heureux. C’est une question ardue. Je pense
pouvoir régler moi-même le problème en me rendant à Hastinapura. Si je
pouvais obtenir la paix des Kauravas en des termes qui ne s’opposeraient
pas au bien-être des Pandavas, rien ne me rendrait plus heureux ! Si je
réussis là, j’aurai sauvé les Kauravas des mâchoires de la mort. J’aurai
accompli quelque chose de bien et de valable. Même si par le biais d’un
accord pacifique, les Pandavas récupèrent ce qui leur est dû, ils continueront
à servir loyalement Dhritarashtra. Ils ne désirent rien d’autre, mais ils sont
également prêts à la guerre, le cas échéant. Entre ces deux alternatives, la
paix et la guerre, Dhritarashtra peut choisir celle qui lui plaît.’’
Et Yudhishthira dit à Sanjaya : ‘’Sanjaya, retourne à la cour des Kauravas
et dit ceci au fils d’Ambika : ‘’N’est-ce pas grâce à votre générosité que nous
avons obtenu une part du royaume, quand nous étions jeunes ? Vous qui
m’avez fait roi autrefois, vous ne devriez pas maintenant nous refuser notre
252
part et nous pousser à vivre une vie de mendiants dépendants de la charité
d’autrui. Cher oncle, il y a suffisamment de place dans le monde pour nous et
pour les Kauravas. Par conséquent, qu’il n’y ait pas d’antagonisme entre
nous..’’ C’est la requête que vous devriez faire à Dhritarashtra en mon nom.
Transmettez à l’aïeul Bhishma mon amour et mes respects et demandez-lui
de trouver le moyen de veiller à ce que ses descendants vivent heureux et
dans l’amitié. Transmettez aussi le même message à Vidura. Vidura est celui
qui peut le mieux voir ce qui est bon pour nous tous et conseiller en ce sens.
Expliquez les choses à Duryodhana et dites-lui de ma part : ‘’Mon cher frère,
nous qui étions les princes du royaume, tu nous as fait vivre dans la forêt,
vêtus de peaux ; tu as outragé et molesté notre femme qui pleurait devant
l’assemblée des princes. Nous avons enduré tout cela patiemment. Rendsnous, au moins maintenant, ce qui nous appartient légitimement. Ne convoite
pas ce qui appartient à autrui. Nous sommes cinq. Donne-nous au moins cinq
villages et fais la paix avec nous. Nous serons satisfaits.’’ Communique cela à
Duryodhana, Sanjaya. Je suis paré et prêt pour la paix, comme pour la
guerre.’’
Après que Yudhishthira se soit exprimé ainsi, Sanjaya prit congé de
Krishna et des Pandavas et il rentra à Hastinapura.
253
LII.
PAS UN CM² DE TERRITOIRE !
Après avoir envoyé Sanjaya chez les Pandavas, Dhritarashtra qui était
rempli s’inquiétude ne put fermer l’œil de la nuit. Il fit appeler Vidura et ils
passèrent toute la nuit à discuter.
‘’Rendre leur part du royaume aux Pandavas est certainement le plan le plus
sûr’’, dit Vidura. ‘’Il n’y a que cette option qui puisse amener le bien des deux
parties. Traite les Pandavas et tes propres fils avec une affection égale.
Dans ce cas, la bonne voie est aussi la voie de la sagesse.’’
Vidura conseilla Dhritarashtra dans cette veine, en long et en large.
Le lendemain matin, Sanjaya rentra à Hastinapura et rapporta tout ce qui
s’était passé à la cour de Yudhishthira.
‘’Duryodhana devrait surtout savoir ce qu’a dit Arjuna : ‘’Krishna et moi,
nous allons détruire Duryodhana et ses partisans jusqu’à la racine. Ne vous
trompez pas ! Gandiva montre des signes d’impatience. Sans même que je la
tende, la corde de mon arc vibre et mes flèches se morfondent dans mon
carquois en se demandant quand je vais les utiliser. Sanjaya, ses mauvaises
étoiles poussent Duryodhana à rechercher la guerre avec Krishna et moimême, mais ni même Indra, ni les dieux ne peuvent nous vaincre.’’ Ainsi s’est
exprimé Dhananjaya’’, dit Sanjaya.
Bhishma conseilla à Dhritarashtra de ne pas s’opposer à aux forces alliées
d’Arjuna et de Krishna. ‘’Karna qui ne cesse de se vanter de pouvoir détruire
les Pandavas ne vaut pas une fraction des Pandavas’’, dit Bhishma. ‘’Vos fils
courent à leur perte en l’écoutant. Lorsqu’Arjuna a repoussé l’attaque de
votre fils contre la capitale de Virata et qu’il a humilié son orgueil, qu’a pu
faire Karna ? Et lorsque les gandharvas ont fait prisonnier votre fils, où se
254
cachait l’invincible Karna ? N’est-ce pas Arjuna qui a arrêté les
gandharvas ?’’ Bhishma brocarda ainsi Karna pour mettre en garde les
Kauravas.
‘’Ce que dit l’aïeul est juste’’, dit Dhritarashtra. ‘’Tous les hommes de bien
disent, et je le sais, qu’il vaut mieux rechercher la paix. Mais que puis-je faire ?
Ces sots suivront leur idée, quelles que soient mes protestations.’’
Duryodhana, qui avait tout écouté se leva. ‘’Père, ne t’inquiète pas et ne
tremble pas par rapport à notre sécurité. Nous connaissons notre force.
Notre victoire est certaine et Yudhishthira le sait aussi, car ayant renoncé à
tout espoir de royaume, il ne désire plus que cinq villages maintenant. N’estce pas évident qu’il redoute nos onze divisions ? Que peuvent opposer les
Pandavas à nos onze divisions ? Pourquoi alors douter de notre victoire ?’’, dit
Duryodhana à son père en tentant de lui remonter le moral.
‘’Mon fils, renonce à la guerre’’, dit Dhritarashtra. ‘’Contente-toi de la moitié
du royaume. C’est assez de bien gouverner cela.’’
Mais c’en était trop pour Duryodhana qui explosa : ‘’Les Pandavas ne
recevront pas même un cm² de notre territoire !’’, s’exclama-t-il et il quitta la
cour.
Dans l’autre camp, après que Sanjaya ait quitté Upaplavya pour
Hastinapura, Yudhisthira dit à Krishna : ‘’Vasudeva, Sanjaya est comme
l’alter ego de Dhritarashtra et j’ai deviné d’après ses dires ce que
Dhritarashtra a en tête. Dhritarashtra veut obtenir la paix sans nous
accorder aucun territoire. Initialement, dans ma simplicité, j’étais heureux
d’entendre Sanjaya parler, mais il m’est vite apparu que ma joie n’était pas
fondée. Il a parlé de paix, mais les paroles par lesquelles il a conclu son
message semblaient recommander la docilité, même si nos droits légitimes sont
255
bafoués. Dhritarashtra n’a pas joué franc jeu avec nous. La crise approche. Il
n’y a que Toi qui puisses nous protéger. J’ai fait une proposition – nous
pourrions nous contenter de seulement cinq villages, mais même cela, les
Kauravas le refuseront ! Comment pourrions-nous supporter ce summum
d’intransigeance ? Il n’y a que Toi qui puisses nous conseiller dans cette
crise. Toi seul sais quel est notre devoir maintenant. Toi seul peux nous
guider dans le dharma et dans la politique.’’
Krishna répondit : ‘’Pour votre bien à tous, j’ai décidé de me rendre à
Hastinapura. J’irai à la cour de Dhritarashtra tenter de faire valoir vos droits
sans que cela ne débouche sur une guerre. Si ma mission réussit, ce sera
pour le bien du monde.’’ Yudhishthira dit : ‘’Krishna, je te supplie de ne pas y
aller ! A quoi bon aller chez nos ennemis maintenant ? Duryodhana est buté
et il s’en tiendra à sa folie. Je n’aime pas que tu ailles chez des gens aussi peu
scrupuleux. Nous ne pouvons pas nous permettre de mettre en péril ta
sécurité, car rien n’arrêtera les Kauravas.’’
Krishna répondit : ‘’Dharmaputra, je sais bien combien Duryodhana est
mauvais, mais nous devrions quand même tout essayer pour arriver à une
solution pacifique pour que le monde ne puisse pas nous accuser de ne pas
avoir fait tout ce qui était possible afin d’éviter la guerre. Nous ne devons
rien négliger, quelle que soit la minceur de nos espoirs de succès. Et ne crains
rien pour Ma sécurité, car si les Kauravas cherchent à Me nuire à Moi, un
messager de paix, Je les réduirai en cendres !’’
‘’Tu es omniscient. Tu connais nos cœurs aussi bien que les leurs’’, dit
Yudhishthira. ‘’Nul ne Te surpasse dans l’art d’expliquer les choses et dans
l’art de la persuasion.’’
Krishna dit : ‘’Oui, Je vous connais tous ! Ton esprit s’attache toujours à la
rectitude et le leur est toujours enclin à la haine, à la jalousie et à l’inimitié. Je
256
ferai de Mon mieux pour obtenir le résultat qui, Je le sais, t’est le plus cher –
un accord à l’amiable, même s’il signifie qu’il vous reviendra peu de choses.
Les augures ne sont pas bons et laissent présager de la guerre. Toutefois, le
devoir exige que nous visions la paix.’’
C’est avec ces mots que Krishna prit congé des Pandavas et qu’il prit la
direction d’Hastinapura.
257
LIII. LA MISSION DE KRISHNA
Satyaki accompagna Krishna jusqu’à Hastinapura. Avant de se mettre en
route, Krishna avait eu une longue discussion avec les Pandavas et chose
assez surprenante, même le puissant Bhima penchait en faveur d’un accord
pacifique. ‘’La race ne doit pas être détruite. La paix est de loin préférable’’,
avait-il dit.
Cependant, Draupadi n’avait pas pu oublier son humiliation. Devant
Krishna, elle tenait en main ses tresses et la voix tremblante, elle dit :
‘’Madhusudana, regarde mes tresses et fais ce que l’honneur exige. Il ne peut
y avoir aucune paix qui soit honorable. Même si Arjuna et Bhima s’opposent
à la guerre, mon père, aussi âgé qu’il est, ira sur le champ de bataille, soutenu
par mes enfants. Même mon père peut se tenir à l’écart. Mes enfants, avec
Abhimanyu, le fils de Subhadra à leur tête, iront combattre les Kauravas.
Par amour pour Dharmaputra, pendant treize années, j’ai refoulé en moi la
flamme de la colère brûlante. Maintenant, je ne peux plus me contenir.’’ Et
elle éclata en sanglots en se remémorant l’horrible outrage. Krishna en fut
ému et Il dit : ‘’Ne pleure pas. Les fils de Dhritarashtra n’écouteront pas
Mes paroles de paix. Leur chute est certaine et leurs corps serviront de
nourriture aux chiens et aux chacals. Tu vivras pour voir notre victoire et
l’outrage dont tu as été victime sera totalement lavé et très vite encore.’’
Draupadi était satisfaite.
Avec la nouvelle de la visite imminente de Krishna, la ville d’Hastinapura était
en effervescence. Dhritarashtra donna des ordres pour que la ville soit
décorée et toutes les dispositions furent prises pour accueillir Janardana.
Dhritarashtra donna encore des instructions pour que le palais de
Duhsasana qui était plus spacieux et plus beau encore que celui de
Duryodhana soit prêt et mis à la disposition de Krishna et de son entourage
258
et pour que des shamianas soient érigées en plusieurs endroits en dehors de
la ville le long de la route qu’emprunterait le char de Krishna.
Dhritarashtra consulta Vidura et lui dit : ‘’Que toutes les dispositions soient
prises pour faire don à Govinda de chars et d’éléphants et que d’autres
présents soient également préparés !’’ Mais Vidura dit : ‘’On n’achète pas
Govinda avec des cadeaux ! Donne-Lui ce pour quoi Il est venu au pays des
Kurus. Ne vient-Il pas ici pour obtenir un accord à l’amiable ? Fais en sorte
que cela soit possible. Tu ne pourras pas contenter Madhava avec d’autres
cadeaux.’’
Quand Govinda arriva à Hastinapura, les habitants grouillaient dans les
rues magnifiquement décorées et son char ne pouvait avancer que très
lentement. Il se rendit d’abord au palais de Dhritarashtra avant de se rendre
ensuite chez Vidura. Kuntidevi l’y accueillit. Songeant aux souffrances de
ses fils et accablée par le chagrin, elle fondit en larmes. Krishna la réconforta
et après avoir pris congé d’elle, Il se dirigea vers le palais de Duryodhana.
Duryodhana reçut Krishna et l’invita à dîner, mais Krishna dit en souriant :
‘’Les émissaires ne prennent leur repas qu’après que leur mission soit
accomplie. Tu pourras donner un festin ici, une fois que mon travail sera
terminé.’’ Après avoir décliné l’invitation de Duryodhana, Il retourna chez
Vidura où il se reposa.
Vidura et Krishna firent le point de la situation. Vidura lui dit que l’arrogance
de Duryodhana se fondait sur sa confiance que nul ne pourrait le vaincre
tant que Bhishma et Drona qui étaient tenus par l’obligation morale de ne
pas l’abandonner se tenaient à ses côtés. Vidura dit que Krishna commettrait
une erreur en paraissant à la cour, car tous ceux qui connaissaient
Duryodhana et ses frères craignaient qu’ils ne complotent par la tromperie et
par la ruse contre la vie de Krishna.
259
‘’Ce que tu dis concernant Duryodhana est juste et Je ne suis pas venu ici
dans l’espoir de pouvoir obtenir un accord à l’amiable, mais simplement pour
que le monde ne puisse pas Me tenir pour responsable. N’aie aucune crainte
pour Ma vie’’, dit Krishna.
Le lendemain matin, Duryodhana et Sakuni vinrent trouver Krishna et
l’informèrent que Dhritarashtra l’attendait. Govinda se rendit à la cour,
accompagné par Vidura.
Vasudeva arriva à la cour et toute l’assemblée des rois se leva. Après avoir
salué les aînés, les mains jointes et après avoir échangé un mot ou un sourire
avec les autres, Krishna gagna son siège. Au terme des préliminaires,
Govinda se leva, puis se tournant vers Dhritarashtra, Il lui expliqua le but de
sa visite et Il lui dit clairement ce que voulaient les Pandavas. ‘’Dhritarashtra,
ne provoque pas la ruine de ton peuple ! Tu considères comme mauvais ce
qui est bon pour toi et comme bon ce qui est mauvais. Il t’incombe de contenir
tes fils. Les Pandavas sont prêts à la guerre, mais ils désirent la paix. Ils
désirent vivre en paix avec vous. Traite-les également comme tes fils, conçois
une solution honorable et le monde entier t’acclamera’’, dit Krishna.
Dhritarashtra dit : ‘’Mes amis savent que je ne suis pas à blâmer. Je désire
précisément ce que veut Madhava, mais je suis impuissant. Mes fils cruels ne
m’écoutent pas. Krishna, je t’invite à donner conseil à Duryodhana.’’
Krishna se tourna vers Duryodhana et lui dit : ‘’Tu proviens d’une noble
lignée qui suit la voie du dharma ! Les pensées que tu entretiens actuellement
sont indignes et ne sont l’apanage que des hommes de basse naissance. A
cause de toi, cette remarquable lignée risque de s’éteindre. Tu devrais
écouter la voix de la raison et de la justice et faire la paix avec les Pandavas
en leur restituant la moitié du royaume.’’
260
Bhishma et Drona pressèrent aussi Duryodhana d’écouter Govinda, mais
Duryodhana resta de marbre.
‘’Je plains sincèrement Dhritarashtra et Gandhari que Duryodhana
condamne impitoyablement au deuil et à la désolation par ses méfaits !’’, dit
Vidura.
Dhritarashtra répéta à son fils : ‘’Si tu n’écoutes pas les conseils de
Govinda, notre race périra !’’
Drona et Bhishma s’efforcèrent eux aussi de convaincre Duryodhana et de
le détourner de l’erreur.
Mais Duryodhana était furieux que tout le monde le pousse et le presse tant
et plus à consentir à une solution pacifique. Il se leva et il dit : ‘’Madhusudana,
tu me donnes tort et tu me lèses par amour des Pandavas ! Les autres ici
m’accusent également, mais je ne pense pas qu’on puisse me reprocher quoi
que ce soit dans cette affaire, car c’est de leur propre gré que les Pandavas
ont mis en jeu leur royaume et qu’ils y ont justement renoncé après avoir été
vaincus. Comment pourrais-je en être tenu pour responsable ? Après avoir
perdu au jeu, ils ont pris la direction de la forêt, liés par leur honneur. Pour
quelle faute que j’aurais commise veulent-ils maintenant livrer bataille et nous
exterminer ? Je ne céderai pas à la menace ! Quand j’étais jeune, les aînés
nous ont gravement lésés en remettant aux Pandavas, et j’ignore pourquoi,
une part du royaume vis-à-vis duquel ils n’avaient pas l’ombre d’un droit. J’y ai
consenti alors. Mais ils l’ont perdu au jeu et je refuse de le leur restituer ! Je
suis tout à fait irréprochable et je ne céderai pas aux Pandavas un cm² de
notre territoire, pas même une tête d’aiguille !’’
Quand Duryodhana osa prétendre qu’il n’avait commis aucune iniquité,
Govinda se mit à rire et il dit : ‘’Tu as triché au jeu avec la complicité de
261
Sakuni, puis tu as outragé Draupadi devant toute l’assemblée des princes
et tu as encore l’impudence de prétendre que tu n’as commis aucune
iniquité !’’et il lui dressa ensuite la longue liste de toutes les autres iniquités
qu’il avait perpétrées à l’encontre des Pandavas.
Duhsasana constata que Bhishma et les autres endossaient le réquisitoire
de Krishna à charge de Duryodhana et il dit : ‘’Mon frère, on dirait que tous
ces gens ont l’intention de faire ton procès et de te livrer pieds et poings liés
aux Pandavas. Quittons ces lieux !’’, et Duryodhana, accompagné par tous
ses frères quitta la cour.
Govinda s’adressa de nouveau à la cour et Il dit : ‘’Messieurs, les Yadavas et
les Vrishnis vivent heureux, depuis que Kamsa et que Sisupala sont morts.
Pour sauver tout un peuple, il est parfois nécessaire de sacrifier un individu.
N’arrive-t-il pas parfois que l’on renonce à un village pour sauver un pays ?
J’ai bien peur que vous ne deviez sacrifier Duryodhana, si vous voulez sauver
votre race. C’est l’unique moyen !’’
Dhritarashtra dit à Vidura : ‘’Amène Gandhari ici. Il est possible que
Duryodhana l’écoute.’’ On alla prévenir Gandhari et dès son arrivée à la
cour, Duryodhana fut rappelé. Les yeux rougis par la colère, Duryodhana
reparut et Gandhari tenta par tous les moyens qu’elle avait en son pouvoir de
lui faire entendre raison, mais ce fut peine perdue. Duryodhana se montra
inflexible et il quitta de nouveau la salle.
Lui et ses amis avaient manigancé de faire prisonnier Krishna, mais des bruits
avaient filtré jusqu’à la cour et Govinda, qui avait prévu le coup, éclata de rire
et dévoila Son identité.
Par la grâce de Krishna, le roi aveugle, Dhritarashtra, retrouva
temporairement la vue et il put voir Krishna dans Son omniprésence.
262
‘’Pundarikaksha, maintenant que j’ai pu voir Ta forme universelle, je ne désire
plus rien voir d’autre. Je demande de pouvoir redevenir aveugle’’, dit
Dhritarashtra, et il redevint aveugle. ‘’Tous nos efforts ont échoué.
Duryodhana est complètement stupide et borné !’’, dit Dhritarashtra à
Govinda.
Krishna se leva et accompagné par Satyaki et par Vidura, Il quitta la cour.
Il se rendit directement auprès de Kunti et lui raconta tout ce qui s’était
passé. Kunti Lui demanda alors de transmettre ses bénédictions à ses fils.
‘’Le moment est venu’’, dit-elle, pour ce pour quoi une femme kshatriya élève
des fils. Puisses-Tu protéger mes fils !’’
Une mère kshatriya élève des enfants pour les offrir en sacrifice à la guerre.
Krishna remonta dans son char et Il regagna rapidement Upaplavya. La
guerre était maintenant une certitude.
263
LIV. L’ATTACHEMENT ET LE DEVOIR
Le plus petit rayon d’espoir qu’il aurait pu y avoir au sujet d’un accord
pacifique, quand Krishna se rendit à Hastinapura s’éteignit lorsqu’Il revint lui
raconter ce qui s’était passé. Kunti fut submergée par le chagrin, quand elle
apprit que ce serait une guerre à mort et sans merci.
‘’Comment pourrais-je formuler mes pensées et demander à mes fils de
supporter les insultes, de ne réclamer aucun territoire et d’éviter la guerre ?’’,
pensa Kunti. ‘’Comment mes fils pourraient-ils accepter ce qui est contraire à
la tradition des kshatriyas ? Et en même temps’’, pensa-t-elle, que pourrait-on
gagner par une tuerie mutuelle dans cette guerre et quel bonheur pourrait-on
trouver après la destruction de la race ? Comment faire face à ce dilemme ?’’
Ainsi était-elle tourmentée par la perspective d’une destruction complète
d’une part et par ce que réclamait l’honneur des kshatriyas, d’autre part.
‘’Comment mes fils peuvent-ils vaincre cette triple alliance composée de
Bhishma, Drona et Karna ? Ce sont des guerriers qui ensemble n’ont
encore jamais connu la défaite. Rien qu’en pensant à eux, mon esprit tremble !
Les autres ne me tracassent pas. Ces trois-là sont les seuls dans l’armée des
Kauravas qui sont capables de lutter contre les Pandavas avec un espoir de
les vaincre. Dronacharya pourrait s’abstenir de tuer mes enfants par amour
ou par réticence à combattre ses propres disciples. L’aïeul ne voudra
certainement pas les tuer. C’est Karna le principal ennemi des Pandavas. Il
brûle de plaire à Duryodhana en tuant mes fils. Karna est un grand homme
d’armes. Rien qu’en songeant à lui en train de livrer bataille contre mes autres
fils, mon cœur est consumé par l’angoisse comme un fagot par le feu. Il est
temps maintenant que j’aille trouver Karna et que je lui dise la vérité
concernant sa naissance et ainsi, il devra abandonner la cause de
Duryodhana.’’
264
Tourmentée par ces pensées anxieuses concernant ses enfants, Kunti se
rendit sur la rive du Gange à l’endroit où Karna priait généralement
quotidiennement.
Karna était bien là et il accomplissait ses dévotions. Tourné vers l’orient, les
paumes levées, il se trouvait dans une profonde méditation. Kunti se tint
tranquillement à l’écart et elle attendit. Karna méditait et ne se préoccupait
de rien jusqu’à ce qu’il sente les chauds rayons du soleil sur son dos.
Au terme de ses prières, Karna se retourna et il aperçut Kunti. Que la reine
de Pandu et que la mère des princes Pandavas attende là patiemment qu’il ait
terminé ses prières le remplit de confusion et d’étonnement.
‘’Le fils de Radha et du conducteur de char, Adhiratha s’incline devant vous.
Je suis à votre service. Que puis-je faire pour vous, ô reine ?’’, demanda
Karna, conformément à l’usage en vigueur de la salutation respectueuse.
‘’Karna’’, dit Kuntidevi, ‘’tu n’es pas le fils de Radha et le conducteur de char
n’est pas ton père. Ne pense pas que tu proviens de la caste des
conducteurs de chars. Tu es le fils de Surya et tu es de sang royal, issu de la
matrice de Pritha, autrement connue sous le nom de Kunti. Que la bonne
fortune t’accompagne !’’ Elle lui raconta alors l’histoire de sa naissance. ‘’Toi
qui es né portant armure et boucles d’oreilles en or, ignorant que les
Pandavas sont tes frères, tu t’es lié à Duryodhana et tu en es arrivé à les haïr.
Vivre sous la dépendance des fils de Dhritarashtra est indigne de toi.
Rejoins Arjuna et deviens l’un des rois du royaume. Que toi et Arjuna
matiez ces gens cruels et le monde entier sera à vos pieds ! Ta renommée
s’étendra alors aussi loin que celle des frères Balarama et Krishna. Entouré
par tes cinq frères, ton éclat rayonnera comme celui de Brahma parmi les
dieux. Dans ce genre de situation, on doit faire ce qui procure satisfaction à
ses parents. C’est le plus haut dharma, selon nos Ecritures.’’
265
Lorsque sa mère lui parla ainsi au terme de ses dévotions au soleil, Karna eut
le pressentiment dans son cœur que le dieu du soleil avalisait la requête de
Kunti, mais il se contrôla et considéra que le dieu du soleil éprouvait sa
loyauté et sa force d’esprit. Il devait se montrer à la hauteur.
Par un effort de la volonté, il contrôla les tentations de l’intérêt personnel et
les encouragements de l’affection naturelle. Il dit tristement, mais fermement :
‘’Ce que tu as dit, chère mère, est contraire au dharma. Si je m’écarte du
chemin du devoir, je me ferai à moi-même plus de mal que n’importe quel
ennemi pourrait m’infliger sur le champ de bataille. Tu m’as privé de tout ce
qui était mon droit de naissance en tant que kshatriya, quand tu m’as jeté, moi
un bébé impuissant, dans la rivière et à présent, tu me parles de mes devoirs
de kshatriya ! Tu m’as refusé l’amour maternel qui bénit toute vie et à présent,
songeant au bien de tes autres enfants, tu me racontes cette histoire. Si je
rejoins maintenant les Pandavas, le monde ne proclamera-t-il pas que je l’ai
fait par peur ? J’ai mangé le pain des fils de Dhritarashtra, j’ai gagné leur
confiance, je suis devenu leur champion et je jouis de toute la considération et
de toute la bonté dont ils me témoignent et à présent, alors que la guerre est
sur le point de commencer, tu veux que je leur sois infidèle et que je rejoigne le
camp des Pandavas. Les fils de Dhritarashtra me considèrent comme l’arche
qui leur permettra de traverser le déluge de la guerre. C’est moi-même qui les
ai incités à faire cette guerre. Comment pourrais-je les abandonner
maintenant ? Pourrait-il y avoir pire trahison, plus vile ingratitude ? Qu’est-ce
qui dans la vie ou au-delà vaudrait un tel prix ? Chère mère, il me faut
m’acquitter de ma dette – avec ma vie, si nécessaire, sinon, je ne vaudrai pas
plus qu’un voleur ordinaire et pique-assiette pendant toutes ces années. Je
mobiliserai certainement toutes mes forces contre tes fils dans la guerre à
venir, je ne peux pas te tromper. Je te prie de me pardonner.’’
‘’Néanmoins’’, continua-t-il, ‘’ il m’est impossible de laisser ma mère me
supplier totalement en vain. Fais ton deuil d’Arjuna ou de moi. L’un ou
266
l’autre devra mourir dans cette guerre. Je ne tuerai pas tes autres fils, quoi
qu’ils me fassent. Mère de guerriers, il te restera encore cinq fils. Soit je
survivrai, soit Arjuna survivra à cette guerre et avec les quatre autres, tu
auras toujours cinq fils. ‘’
Lorsque Kunti entendit son fils aîné lui parler aussi fermement en adhérant
au code kshatriya, son cœur fut rempli de sentiments tumultueux et
contradictoires, et incapable de parler, elle l’embrassa et elle partit en silence.
‘’Qui peut s’opposer à ce que le destin a ordonné ?’’, songea-t-elle. ‘’Il m’a au
moins offert de ne pas nuire à quatre de mes fils. C’est assez. Que Dieu le
bénisse !’’, et elle rentra chez elle.
267
LV. LE GÉNÉRALISSIME DES PANDAVAS
Krishna rentra à Upaplavya et raconta aux Pandavas ce qui s’était passé à
Hastinapura.
‘’Je leur ai parlé en insistant sur ce qui était juste et également bon pour eux,
mais en vain. Il n’y a maintenant plus aucune autre alternative que la guerre.
Ce sot de Duryodhana n’a pas voulu écouter les conseils des aînés de
l’assemblée. Maintenant, nous devons nous préparer pour la guerre sans
tarder. Kurukshetra est prêt pour l’holocauste.’’
‘’Il n’y a plus aucun espoir de paix’’, dit Yudhishthira en s’adressant à ses
frères et il donna des ordres pour rassembler leurs forces en ordre de
bataille.
Ils répartirent l’armée en sept divisions et désignèrent Drupada, Virata,
Dhrishtadyumna, Sikhandin, Satyaki, Chetikana et Bhimasena à la tête de
chaque division, puis ils envisagèrent qui devrait être choisi comme
généralissime.
S’adressant à Sahadeva, Yudhishthira dit : ‘’Nous devrions choisir parmi les
sept qui devrait être notre commandant en chef. Celui-ci devrait être capable
de faire face au grand Bhishma qui peut réduire ses ennemis en cendres. Il
devrait savoir comment disposer ses forces, comme les circonstances l’exigent
régulièrement. Qui est le plus apte à remplir cette responsabilité, selon toi ?’’
Autrefois, la coutume était de prendre d’abord en compte l’opinion des plus
jeunes avant de consulter les aînés. Cela générait de l’enthousiasme et de la
confiance en soi chez les jeunes. Si les aînés étaient consultés en premier, il
ne serait pas possible pour les autres de parler librement et même d’honnêtes
différences d’opinion pourraient avoir le parfum de l’irrespect.
268
‘’Prenons comme commandant en chef le roi Virata. Il nous a aidés quand
nous vivions déguisés et c’est avec son soutien que nous réclamons
maintenant notre part du royaume’’, répondit Sahadeva.
‘’Il me paraît le plus approprié de désigner Drupada comme généralissime, car
en termes d’âge, de sagesse, de courage, de naissance et de force, il est
supérieur’’, dit Nakula. ‘’Drupada, le père de Draupadi, qui apprit l’art du tir
à l’arc auprès de Bharadwaja, qui attend depuis si longtemps de croiser
Drona, qui est respecté par tous les rois et qui nous soutient tous, comme si
nous étions ses propres fils, devrait diriger notre armée contre Drona et
Bhishma.’’
Dharmaputra demanda alors à Dhananjaya son opinion.
‘’Je pense que Dhrishtadyumna, le héros qui a ses sens sous contrôle et qui
est né pour être l’instrument de la fin de Drona devrait être notre chef sur le
champ de bataille. Seul Dhrishtadyumna est en mesure de résister aux
flèches de Bhishma dont l’excellence au tir à l’arc retint même le grand
Parasurama. Il est le seul qui soit apte à être notre commandant en chef. Je
ne peux songer à personne d’autre’’, répondit Arjuna.
Bhimasena dit : ‘’Ô roi, ce que dit Arjuna est vrai, mais les rishis et les aînés
ont dit que Sikhandin était venu au monde pour tuer Bhishma. Je
pencherais donc pour attribuer le commandement à Sikhandin, dont le visage
rayonnant est pareil à celui de Parasurama. Je ne pense pas que quelqu’un
d’autre puisse vaincre Bhishma.’’
Et pour finir, Yudhishthira demanda son avis à Krishna.
‘’Tous les guerriers cités seraient dignes d’être choisis’’, dit Krishna.
‘’N’importe lequel d’entre eux remplirait de crainte les Kauravas. Tenant
269
toutes choses en compte, J’adhère au choix d’Arjuna. Par conséquent,
consacrez Dhrishtadyumna comme votre commandant suprême.’’
C’est ainsi que Dhrishtadyumna, l’illustre fils de Drupada, qui amena
Draupadi au swayamvara, qui la remit à Arjuna, qui pendant treize longues
années rumina l’outrage que sa sœur avait subi à la cour de Duryodhana et
qui attendait l’opportunité de venger ce mal, fut consacré commandant
suprême de l’armée des Pandavas. Les rugissements de lions des guerriers,
les mugissements des conques et les barrissements des éléphants fendirent
l’air. Avec des cris de guerre qui touchèrent la voûte céleste, l’armée des
Pandavas arriva à Kurukshetra en ordre martial.
270
LVI. LE GÉNÉRALISSIME DES KAURAVAS
Bhishma commandait l’armée des Kauravas. Duryodhana s’inclina
respectueusement devant lui et il dit :
‘’Puisse-t-il vous plaire de nous guider pour remporter la victoire et la
renommée, tout comme Karttikeya dirigea les devas. Nous vous suivrons
comme un seul homme.’’
‘’Alors, qu’il en soit ainsi !’’, dit l’aïeul. ‘’Mais vous devriez comprendre ceci –
qui ne fait aucun doute pour moi. Pour moi, les fils de Pandu sont pareils à
vous, ô fils de Dhritarashtra ! Pour tenir ma promesse à votre égard, je
dirigerai l’armée et m’acquitterai de mon devoir. Des dizaines de milliers de
guerriers périront quotidiennement sous mes flèches sur le champ de bataille,
mais il m’est impossible de tuer les fils de Pandu. Cette guerre n’a pas reçu
mon approbation. Hormis tuer les Pandavas, je m’acquitterai de toutes mes
obligations dans cette guerre.
Encore une chose : le fils de Surya, qui vous est cher, n’apprécie guère mon
leadership, ni mes idées. Si cela devait être votre souhait, vous pouvez lui
demander de reprendre la direction de l’armée et de diriger la bataille depuis
le début. Je n’y verrai aucune objection’’, conclut l’aïeul.
Bhishma n’aimait pas du tout les manières de Karna.
‘’Je m’en abstiendrai tant que Bhishma est en vie et je n’interviendrai que
lorsqu’il ne sera plus là. Alors, je ferai face à Arjuna et je le tuerai’’,
fanfaronna Karna. Jadis aussi, même parmi les grands hommes, il y avait de
l’envie et de la jalousie.
271
Duryodhana accepta les conditions de Bhishma et il le consacra
généralissime de ses forces armées qui inondèrent bientôt la plaine de
Kurukshetra.
272
LVII. BALARAMA
Balarama, l’illustre frère de Krishna, rendit visite aux Pandavas dans leur
campement. Tandis que Halayudha, vêtu de soie bleue, entrait
majestueusement avec la prestance d’un lion, Yudhisthira, Krishna et les
autres accueillirent chaleureusement le grand guerrier. S’inclinant devant
Drupada et Virata, le visiteur s’assit à côté de Dharmaputra.
‘’Je suis venu à Kurukshetra’’, dit-il, ‘’après avoir appris que les descendants
de Bharata s’étaient laissés envahir par l’avidité, par la colère et par la haine,
que les pourparlers de paix avaient été interrompus et que la guerre avait été
déclarée.’’
Lui-même envahi par l’émotion, il marqua une pause et il se reprit :
‘’Dharmaputra, quelle terrible dévastation nous attend ! La terre va devenir
un bourbier sanguinolent jonché de cadavres mutilés. Quel cruel destin a
rendu fou le monde des kshatriyas pour qu’ils se rassemblent ici et qu’ils
courent à leur perte ! J’ai maintes fois dit à Krishna : ‘’ Pour nous,
Duryodhana est pareil aux Pandavas ; nous ne pouvons pas prendre parti
dans leurs querelles idiotes’’, mais il n’a pas voulu m’écouter. Sa grande
affection pour Dhananjaya a égaré Krishna et il vous accompagne dans
cette guerre qu’il a approuvée, comme je peux le voir. Comment Krishna et
moi pourrions-nous être dans des camps opposés ? Pour Bhima et pour
Duryodhana qui sont tous deux mes élèves, j’ai la même considération, le
même amour. Comment alors pourrais-je accorder mon soutien à l’un contre
l’autre ? Et je ne puis non plus supporter de voir l’anéantissement des
Kauravas. Je n’aurai donc rien à faire avec cette guerre qui va tout consumer.
Cette tragédie m’a fait perdre tout intérêt pour le monde, aussi je m’en vais
errer parmi les lieux saints.’’
273
Après s’être prononcé ainsi contre cette guerre calamiteuse, le frère de
Krishna quitta les lieux, le cœur chargé de tristesse et l’esprit cherchant le
réconfort en Dieu.
274
LVIII. RUKMINI
Bhishmaka, le roi de Vidharba, avait cinq fils et une seule fille, Rukmini, une
princesse à la beauté, au charme et au caractère incomparables. Après avoir
entendu parler de Krishna et de sa réputation, elle souhaita l’épouser et son
désir s’accrut quotidiennement en intensité. Sa famille approuvait l’idée, sauf
son frère aîné, Rukma, l’héritier présomptif : entre lui et Krishna, on ne se
lançait pas des fleurs. Rukma pressait son père de ne pas donner Rukmini en
mariage au souverain de Dwaraka, mais plutôt à Sisupala, le roi de Chedi et
puisque le roi se faisait vieux, la voix dominante devint celle de Rukma et il
semblait bien que Rukmini se verrait forcée d’épouser Sisupala.
Rukmini, dont le cœur appartenait entièrement à Krishna, car elle était
l’incarnation de Lakshmi, était malheureuse. Elle appréhendait que son père
ne soit impuissant contre son frère autoritaire et qu’il soit incapable
d’empêcher un mariage malheureux. Rassemblant toute sa force mentale,
Rukmini résolut cependant de trouver le moyen de se sortir de sa situation
délicate. Renonçant à toute réserve et à toute modestie, elle prit conseil
auprès d’un brahmane qu’elle envoya comme émissaire à Krishna en le
chargeant d’expliquer les choses à son bien-aimé et de requérir son aide.
En conséquence, le brahmane se rendit à Dwaraka et transmit à Krishna la
détresse de Rukmini ainsi que sa prière. Il lui remit la lettre que Rukmini lui
envoyait par son entremise et cette lettre disait :
‘’Mon cœur t’a déjà accepté comme seigneur et maître. Je te supplie dès lors
de venir à mon secours avant que Sisupala ne m’emmène par la force. Cette
affaire ne peut souffrir aucun retard et donc, tu devras être ici demain. Les
forces de Sisupala et de Jarasandha s’opposeront à toi et tu devras
triompher d’elles avant de pouvoir m’avoir. Puisses-tu être le héros salvateur
et me capturer ! Mon frère a décidé de me marier à Sisupala et dans le cadre
275
des cérémonies du mariage, je me rendrai au temple avec ma suite pour
honorer Parvati. Ce sera le moment idéal pour que tu viennes à mon secours.
Si tu ne viens pas, je mettrai un terme à mes jours pour que je puisse au
moins m’unir à toi dans ma prochaine naissance.’’
Après avoir lu la lettre, Krishna monta immédiatement dans son char.
Le roi ordonna que Kundinapura, la capitale de Vidharba soit
somptueusement décorée et les préparatifs du mariage de la princesse avec
Sisupala battaient leur plein. Le futur marié et ses alliés, tous des ennemis
jurés de Krishna, s’étaient déjà rassemblés dans la capitale.
Balarama apprit le départ inopiné, secret et discret de Krishna. Subodorant
qu’il devait s’agir de la fille du roi de Vidharba et inquiet que Krishna ne soit
cerné, seul, par des ennemis mortels assoiffés de son sang, il se hâta de
rassembler ses troupes et marcha en direction de Kundinapura.
Après avoir quitté ses appartements, Rukmini, accompagnée par toute sa
suite, se rendit en procession jusqu’au temple où le culte était célébré.
‘’Ô Devi’’, implora Rukmini qui priait pour son intercession. ‘’Je me prosterne
devant Toi qui connais ma dévotion. Puisses-Tu m’accorder que Krishna
m’épouse !’’
A la sortie du temple, Rukmini aperçut le char de Krishna et comme une
aiguille attirée par un aimant, elle courut vers lui et monta dans son char et
Krishna l’emporta, à la stupéfaction de tout son entourage.
Les serviteurs se précipitèrent chez Rukma, l’héritier présomptif et lui
rapportèrent tout ce qui s’était passé.
276
‘’Je ne reviendrai pas sans avoir tué Janardana !’’, jura Rukma et il se lança à
la poursuite de Krishna avec des troupes importantes, mais entre-temps,
Balarama était lui aussi arrivé avec son armée et une grande bataille s’ensuivit
entre les opposants et l’ennemi fut totalement mis en déroute. Balarama et
Krishna rentrèrent ensuite chez eux triomphalement et le mariage de Rukmini
avec Krishna fut célébré selon les rites.
Vaincu, Rukma était trop honteux pour retourner à Kundinapura et sur le
site même de la bataille entre lui et Krishna, il construisit une nouvelle ville,
Bhojakata, sur laquelle il régna.
Ayant pris connaissance de la bataille de Kurukshetra, Rukma arriva là-bas
avec toute son armée et songeant qu’il pourrait ainsi s’offrir l’amitié de
Vasudeva, il proposa son aide aux Pandavas.
‘’Ô Pandavas !’’, dit-il en s’adressant à Dhananjaya, ‘’les forces ennemies
sont très importantes. Je suis venu pour vous aider. Vous n’avez qu’un mot à
dire et j’attaquerai le secteur de la formation ennemie le plus approprié. J’ai
suffisamment de force pour attaquer Drona, Kripa , voire même Bhishma et
je vous apporterai la victoire. Dites-moi simplement quel est votre souhait.’’
Dhananjaya se tourna vers Vasudeva et il se mit à rire.
‘’Ô souverain de Bhojakata !’’, dit Arjuna. ‘’Le volume des forces de nos
ennemis ne nous effraye pas. Nous n’avons pas besoin de votre aide et nous
ne la désirons pas particulièrement. Vous pouvez soit partir, soit rester,
comme il vous plaira.’’
Rukma s’empourpra de colère et de honte et il s’approcha alors du camp de
Duryodhana avec son armée.
277
‘’Les Pandavas ont refusé l’aide que je leur ai généreusement offerte’’, dit-il à
Duryodhana. ‘’Mes forces sont à votre disposition !’’
‘’N’est-ce pas après que les Pandavas aient refusé votre aide que vous êtes
venu ici ?’’, s’exclama Duryodhana. Et il ajouta : ‘’Je ne suis pas dans le
besoin au point de solliciter leurs restes !’’
Et c’est ainsi que Rukma, en disgrâce dans les deux camps, retourna dans
son royaume sans prendre part à la guerre.
La neutralité en temps de guerre peut être de différents ordres. Elle peut
émaner d’une objection de conscience envers la guerre ou elle peut être le
fruit de la vanité et de l’intérêt personnel. D’autres encore pourront
s’abstenir par lâcheté ou par inertie. Balarama fut neutre dans la guerre du
Mahabharata à cause de son amour de la paix. Mais Rukma, lui, n’y participa
pas en raison de sa vanité. Au lieu d’agir conformément à son dharma de
kshatriya, il ne songeait qu’à sa gloire personnelle et aucun des deux camps
ne voulut de lui.
278
LIX. COOPÉRATION MISE À MAL
C’était le jour qui précédait le début de la grande bataille. Le patriarche,
généralissime des Kauravas, se trouvait en compagnie de Duryodhana et il
tentait de lui insuffler son propre esprit héroïque et son entrain. Bhishma
évoqua la force, l’habileté et la bravoure des guerriers disposés du côté des
Kauravas. Mais Karna devint l’objet de la discussion.
‘’Karna a gagné ton affection’’, dit Bhishma, ‘’mais je n’ai pas beaucoup
d’estime pour lui. Je n’apprécie guère sa haine immense des Pandavas et il est
trop fanfaron. Son arrogance est sans limite et il est fort enclin à décrier les
autres. Je ne le situerais pas au rang le plus élevé parmi les guerriers du pays.
De plus, il s’est séparé de l’armure divine avec laquelle il était né. Par
conséquent, il est peu probable qu’il me soit d’une grande utilité dans cette
bataille. Il a également encouru la malédiction de Parasurama, ce qui veut dire
que sa maîtrise des armes surnaturelles disparaîtra lorsqu’ il en aura le plus
besoin, parce qu’il ne pourra pas se rappeler les mantras et la bataille qui
s’ensuivra entre lui et Arjuna s’avérera fatale pour Karna.’’ Ainsi parla
Bhishma qui ne mâcha pas ses mots et Duryodhana et Karna les trouvèrent
particulièrement indigestes. Et pour envenimer un peu plus les choses,
Drona approuva l’aïeul et il dit :
‘’Karna déborde d’orgueil et d’excès de confiance, ce qui entraînera sa
négligence des points les plus subtils de la stratégie et son insouciance
provoquera sa défaite.’’
Mis en rage par ces paroles dures, Karna se tourna vers l’aïeul avec des yeux
flamboyants : ‘’Monsieur, vous m’avez toujours dénigré par simple aversion et
par jalousie et vous n’avez jamais négligé aucune opportunité pour m’humilier
sans raison. J’ai enduré toutes ces railleries et ces brocards pour le bien de
Duryodhana. Vous prétendez que je ne serai pas d’une grande utilité dans
279
cette guerre qui est imminente. Permettez-moi de partager avec vous ma ferme
et intime conviction : c’est vous – et non pas moi – qui faillirez et qui décevrez
les Kauravas. Pourquoi dissimulez-vous vos sentiments réels ? Le fait est que
vous n’avez aucune véritable affection pour Duryodhana, et celui-ci l’ignore.
Vous me haïssez, vous cherchez à vous interposer entre moi et Duryodhana
et à empoisonner son esprit en ce qui me concerne. Pour arriver à vos fins
perverses, vous minimisez ma force et vous me dégradez. Vous vous abaissez
dans une conduite qui est indigne d’un kshatriya. L’âge seul ne confère aucun
titre d’honneur ni de respect chez les guerriers, mais uniquement la bravoure.
Je vous prie de vous abstenir d’empoisonner nos relations.’’
Se tournant ensuite vers Duryodhana, Karna dit :
‘’Illustre guerrier ! Réfléchissez bien et veillez à votre propre bien. Ne vous
fiez pas de trop à Bhishma qui tente de semer la dissension dans nos rangs.
L’absence d’estime qu’il a pour moi nuira à votre cause. En me dénigrant, il
essaye de refroidir mon enthousiasme. Il est devenu sénile , son temps est
venu. Son arrogance ne l’autorise pas à avoir de la considération pour qui
que ce soit d’autre. L’âge doit être respecté et l’expérience est utile, mais
comme nous préviennent les Shastras, il y a un moment où l’âge progresse
vers la sénilité et où la maturité se transforme en déclin et en décrépitude.
Vous avez fait de Bhishma votre généralissime et il gagnera une certaine
renommée grâce aux actions héroïques des autres, cela je n’en doute pas,
mais en ce qui me concerne, je refuse de porter les armes tant qu’il sera
commandant suprême. Ce n’est qu’après sa chute que je revêtirai les armes.’’
L’homme arrogant n’est jamais conscient de sa propre arrogance. Si on la lui
reproche, il chargera son accusateur du défaut. Son jugement est faussé et il
considère comme un crime que quiconque lui signale ses manquements.
280
Maîtrisant sa colère, Bhishma répondit : ‘’Fils de Surya, nous sommes en
période de crise et c’est la seule raison pour laquelle tu vis toujours en cet
instant ! Tu as été le mauvais génie des Kauravas.’’
Duryodhana était désemparé.
‘’Ô fils de Ganga’’, dit-il, ‘’j’ai besoin de votre aide à tous les deux. Tous les
deux, vous accomplirez des actes de grand héroïsme, je n’ai aucun doute làdessus. La bataille va débuter à l’aube. Je souhaite qu’il n’y ait point de
querelles entre alliés, alors que notre ennemi parade avec toutes ses forces
devant nous !’’
Mais Karna se montra intraitable. Il refusa de prendre les armes tant que
Bhishma serait le commandant suprême. C’est ainsi que Karna demeura en
dehors des combats pendant les dix premiers jours de la bataille, alors que
tous ses hommes y participèrent. A la fin du dixième jour, alors que le grand
Bhishma gisait sur le champ de bataille, perclus de flèches, Karna s’approcha
de lui et il s’inclina respectueusement et il demanda le pardon et les
bénédictions de Bhishma, ce qu’il obtint. Par la suite, Karna coopéra et
proposa lui-même que Drona soit désigné comme commandant suprême des
Kauravas pour succéder à Bhishma. Et quand Drona tomba lui aussi, c’est
Karna qui reprit le commandement et qui dirigea l’armée des Kauravas.
281
LX. KRISHNA ENSEIGNE LA BHAGAVAD GITA
Tout le monde était prêt pour la bataille. Les guerriers des deux camps se
rassemblèrent et s’engagèrent solennellement à respecter les règles
traditionnelles de la guerre. Le code de conduite en temps de guerre et les
techniques varient selon les époques. Ce n’est que si l’on garde à l’esprit ce
qui était en vogue à l’époque de la guerre du Mahabharata que l’on peut
comprendre l’épopée, sinon l’histoire serait parfois déconcertante.
Le lecteur pourra se faire une idée des règles de guerre suivies dans la
bataille de Kurukshetra avec ce qui suit. Chaque jour, les combats finissaient
au coucher du soleil et les ennemis se côtoyaient librement, comme des amis. Il
ne pouvait y avoir de combats singuliers qu’entre égaux et on ne pouvait pas
utiliser des méthodes qui n’étaient pas conformes au dharma. Ainsi, ne
pouvait-on pas attaquer ceux qui avaient quitté le champ de bataille ou qui
avaient déserté. Un cavalier ne pouvait attaquer qu’un autre cavalier, et pas
un fantassin. De même, les conducteurs de chars, ceux qui montaient les
éléphants et les fantassins ne pouvaient s’engager dans des combats qu’avec
leurs vis-à-vis dans les rangs ennemis. Ceux qui regagnaient leurs quartiers
ou qui se rendaient ne risquaient pas d’être massacrés. Et quelqu’un qui
s’était momentanément retiré des combats ne pouvait pas diriger ses armes
sur quelqu’un qui était engagé dans les combats.
On ne pouvait pas tuer quelqu’un de désarmé, quelqu’un dont l’attention
était ailleurs, quelqu’un qui battait en retraite ou quelqu’un qui avait perdu
son armure. Et on ne pouvait pas cibler les auxiliaires non combattants ni
ceux qui soufflaient dans les conques ou qui battaient du tambour.
Les Kauravas et les Pandavas déclarèrent solennellement suivre ces règles.
282
Avec le passage des siècles, on a constaté beaucoup de changements dans
la mentalité des hommes à propos du bien et du mal. Rien n’est à l’abri des
attaques dans la guerre moderne. Non seulement les munitions sont la cible
des attaques, mais de malheureuses bêtes, comme les chevaux, les chameaux,
et les mules, les fournitures médicales et des non-combattants de tous âges
sont anéantis sans le moindre scrupule.
Parfois, même dans la guerre du Mahabharata, on piétinait allègrement les
règles établies. Nous voyons clairement dans l’histoire que des
transgressions occasionnelles avaient parfois lieu pour une raison ou l’autre,
mais globalement, les règles acceptées d’une guerre honorable et humaine
furent observées par les deux camps dans la bataille de Kurukshetra et les
violations occasionnelles étaient mal considérées et jugées honteuses.
S’adressant aux princes qui étaient sous ses ordres, Bhishma dit : ‘’Héros,
une opportunité glorieuse vous attend ! Devant vous s’ouvrent les portes du
ciel ! La joie de vivre avec Indra et avec Brahma est à votre portée. Suivez la
voie de vos ancêtres et le dharma des kshatriyas. Luttez dans la joie et
gagnez la renommée et la grandeur ! Le vœu d’un kshatriya n’est pas de
mourir de maladie ou de vieillesse dans son lit, mais il préfère mourir sur le
champ de bataille’’, et les princes répondirent en faisant résonner leurs
trompettes et en criant victoire pour les Kauravas.
On distinguait clairement le palmier et cinq étoiles sur la bannière de
Bhishma. Sur celle d’Aswatthama, flottait la queue d’un lion. Sur l’étendard
aux teintes dorées de Drona, le bol de l’ascète et l’arc miroitaient, et le cobra
de la bannière renommée de Duryodhana dansait fièrement avec son
capuchon déployé. Sur l’emblème de Kripa était représenté un taureau,
tandis que celle de Jayadratha arborait un sanglier et ainsi de suite, si bien
que le champ de bataille ressemblait à un cortège d’étendards.
283
Yudhishthira observait l’armée des Kauravas déployée en ordre de bataille
et il donna ses ordres à Arjuna :
‘’Les forces ennemies sont particulièrement imposantes et notre armée étant
plus modeste en taille, notre tactique devrait être la concentration plutôt que
le déploiement qui ne ferait que nous affaiblir. Par conséquent, dispose nos
forces en formation d’aiguille.’’
Maintenant qu’Arjuna voyait tous ces hommes disposés des deux côtés pour
un massacre mutuel, il fut gagné par l’agitation et Krishna lui parla pour
l’apaiser et éradiquer ses doutes. Son exhortation est devenue la Bhagavad
Gita conservée religieusement dans des millions de cœurs comme la parole de
Dieu et reconnue comme l’un des plus grands trésors de la littérature
humaine. Son évangile de dévouement au devoir, sans attachement ni désir
de récompense, a montré la voie de la vie à tous ceux qui, riches ou pauvres,
érudits ou ignorants, ont recherché la lumière, quand ils étaient plongés dans
les problèmes obscurs de la vie.
284
LXI. YUDHISHTHIRA RECHERCHE
LA BÉNÉDICTION DES AÎNÉS
Tout était fin prêt pour que la bataille commence. En cet instant tendu, les
deux armées virent avec stupéfaction Yudhishthira, l’inébranlable et brave fils
de Pandu, retirer soudainement son armure, ranger ses armes et après être
descendu de son char, se rendre pédestrement auprès du commandant
suprême de l’armée des Kauravas. ‘’Mais qu’est-ce que Yudhishthira est en
train de faire ?’’, fut la question que tout le monde se posa, chacun étant
déconcerté par cette manœuvre inopinée et silencieuse de la part du chef
des Pandavas.
Dhananjaya était également perplexe. Il sauta en bas de son char et il courut
après Yudhishthira. Ses autres frères et Krishna le rejoignirent. Ils
redoutaient que Yudhishthira, cédant peut-être à son penchant naturel, n’ait
brusquement décidé de rechercher la paix à tout prix et qu’il ne s’avance seul
pour l’annoncer.
‘’Ô, roi ! Pourquoi vous dirigez-vous vers les lignes ennemies d’une manière
aussi curieuse ? Vous ne nous avez averti de rien ! L’ennemi est paré pour la
bataille, leurs soldats ont revêtu leurs armures, ils brandissent leurs armes,
mais vous avez retiré votre armure, rangé vos armes et vous vous avancez
maintenant à pied et seul. Dites-nous ce que vous avez l’intention de faire’’
dit Arjuna à Dharmaputra. Mais Yudhishthira était plongé dans une
profonde réflexion et il continua d’avancer silencieusement. Alors Vasudeva,
qui connaît le cœur de chaque homme, sourit et dit : ‘’Il se rend auprès des
aînés pour leur demander leurs bénédictions avant d’entamer cette guerre
terrible. Il sent qu’il n’est pas correct de se lancer dans des agissements aussi
graves sans solliciter préalablement et solennellement leur bénédiction et leur
permission. Il se rend auprès de l’aïeul pour recevoir sa bénédiction ainsi que
celle de Dronacharya. C’est pourquoi il s’avance sans armes. C’est tout à
285
fait approprié de sa part. Il sait ce qui est juste. C’est la bonne manière pour
que nous puissions nous en tirer au mieux dans cette bataille.’’
Les soldats de l’armée de Duryodhana, quand ils virent Yudhishthira
s’avancer humblement les mains jointes, se dirent : ‘’Ce Pandava accourt pour
demander la paix , épouvanté qu’il est par nos forces ! Cet homme apporte
réellement la disgrâce à la race des kshatriyas. Pourquoi un tel lâche est-il né
parmi nous ?’’ Ainsi murmuraient-ils entre eux en vilipendant Dharmaputra,
même s’ils étaient secrètement ravis à la perspective d’obtenir la victoire sans
avoir porté le moindre coup.
Yudhishthira traversa les lignes des soldats ennemis qui étaient armés
jusqu’aux dents et il se rendit directement auprès de Bhishma et après s’être
incliné et avoir touché ses pieds pour le saluer, il dit :
‘’Vénérable aïeul, permettez-nous d’entamer les hostilités. Nous osons vous
livrer bataille, à vous, notre aïeul inconquérable et incomparable. Nous
sollicitons votre bénédiction avant d’entamer les combats.’’
‘’Mon enfant’’, répondit l’aïeul, ‘’issu de la race des Bharatas, tu as agi
dignement et conformément à notre code de conduite, ce qui me réjouit.
Combats et tu obtiendras la victoire. Je n’agis pas librement, car je suis lié
par mes obligations envers le roi et je dois combattre du côté des Kauravas.
Mais tu ne seras pas vaincu.’’
Après avoir obtenu la permission et les bénédictions de l’aïeul, Yudhishthira
s’approcha de Drona. Il s’inclina devant l’acharya qui lui aussi lui donna sa
bénédiction en disant :
‘’Je suis inexorablement redevable aux Kauravas, ô fils du Dharma. Nos
intérêts particuliers nous assujettissent et ils deviennent nos maîtres. Ainsi
286
me suis-je lié aux Kauravas. Je combattrai de leur côté, mais la victoire
t’appartiendra.’’
Yudhishthira se rendit encore auprès de Kripacharya et de son oncle,
Salya,. Il reçut leurs bénédictions, puis il rejoignit les lignes des Pandavas.
La bataille commença par des combats singuliers entre les chefs, à armes
égales. Bhishma contre Partha, Satyaki contre Kritavarma, Abhimanyu
contre Brihatbala, Duryodhana contre Bhima, Yudhishthira contre Salya
et Dhrishtadyumna contre Drona. Ils se livrèrent ainsi de grands combats et
similairement, des milliers d’autres guerriers combattirent farouchement,
conformément aux règles de guerre en vigueur à l’époque.
A côté de ces nombreux combats singuliers entre des guerriers renommés, il y
avait également des combats aveugles entre soldats ordinaires qui donnaient
lieu à des mêlées homériques et à des carnages. La bataille de Kurukshetra
fut le théâtre d’innombrables luttes où des hommes combattirent et périrent
dans l’ivresse de la guerre et sur le champ de bataille, des piles énormes de
soldats, de conducteurs de chars, d’éléphants et de chevaux massacrés
s’amoncelèrent et le sol se transforma en un bourbier sanglant où les chars
avaient de plus en plus de mal à circuler.
Les Kauravas combattirent sous les ordres de Bhishma durant dix jours.
Ensuite, Drona reprit le commandement et à la mort de Drona, c’est Karna
qui lui succéda. Karna chuta vers la fin du dix-septième jour de la bataille et
Salya dirigea l’armée des Kauravas le dix-huitième et ultime jour.
Vers la fin de la bataille, beaucoup d’actes sauvages et antichevaleresques
furent commis. La chevalerie et les règles de l’art de la guerre ont la vie dure,
car il y a une noblesse innée dans la nature humaine, mais des situations
difficiles et des tentations surgissent et les hommes sont trop faibles pour
287
leur résister, particulièrement quand ils sont épuisés par les combats et
dénaturés par la haine et par cette boucherie. Même de grands hommes
commettent des fautes et leurs écarts de conduite montrent alors le mauvais
exemple aux autres et le dharma en arrive à être de plus en plus négligé et
fréquemment. C’est ainsi que la violence engendre et nourrit l’adharma et
plonge le monde dans la cruauté.
288
LXII. LE PREMIER JOUR DE LA BATAILLE
C’est Duhsasana qui emmenait les forces des Kauravas et Bhimasena
faisait de même pour les Pandavas. Le tohu-bohu de la bataille roulait et
déchirait l’air. Les timbales, les trompettes, les cors et les conques faisaient
résonner la voûte céleste. Les chevaux hennissaient, les éléphants qui
chargeaient barrissaient et les guerriers poussaient des rugissements de
lions. Les flèches pleuvaient, tel des météores brûlants. Pères et fils, oncles
et neveux se pourfendaient en faisant abstraction de leur ancienne affection
et des liens du sang. C’était un carnage dément et horrible.
Le matin du premier jour de la bataille, l’armée des Pandavas fut violemment
secouée. Là où passait le char de Bhishma, il semait la destruction et la
dévastation. Abhimanyu ne put le supporter plus longtemps et il attaqua le
vénérable patriarche. Quand le plus ancien et le plus jeune guerrier se
croisèrent ainsi dans la bataille, les dieux en personnes vinrent assister au
combat. L’étendard d’Abhimanyu au karnikara doré ondulait en scintillant
sur son char. Kritavarma fut touché par l’une de ses flèches et Salya fut
touché cinq fois. Bhishma lui-même fut touché par neuf flèches
d’Abhimanyu. Une des flèches acérées d’Abhimanyu atteignit le conducteur
du char de Durmukha et lui trancha la tête qui roula par terre. Une autre
brisa l’arc de Kripa. Les prouesses d’Abhimanyu sidéraient les dieux qui
étaient spectateurs. Bhishma s’exclama même : ‘’Voilà bien le digne fils de
Dhananjaya !’’
A ce moment-là, les guerriers Kauravas lancèrent une attaque combinée sur
le jeune prodige qui tint bon contre eux tous. Il parait avec ses propres
flèches toutes les flèches décochées par Bhishma. Une de ses flèches bien
ciblées trancha l’étendard de Bhishma sous les yeux de Bhimasena qui laissa
éclater sa joie et qui poussa un tel rugissement qu’il inspira encore plus son
vaillant neveu.
289
Grande aussi était la joie de l’aïeul qui appréciait la valeur du jeune héros.
C’est à contrecœur qu’il lui fallut utiliser toute sa puissance contre le jeune
garçon. Virata, son fils Uttara, Dhrishtadyumna et Bhima vinrent alors
relayer le jeune héros et ils s’attaquèrent au patriarche qui tourna toute son
attention sur eux. Uttara, le fils de Virata, montait un éléphant et il chargea
le char de Salya. Les chevaux du char de Salya furent piétinés à mort, à la
suite de quoi Salya lança une javeline en direction d’Uttara avec une
précision diabolique et elle lui transperça la poitrine. Uttara laissa tomber
l’aiguillon qu’il tenait dans sa main et il s’écroula, mort. Mais l’éléphant ne
recula pas. Il continua à charger jusqu’à ce que Salya lui tranche la trompe et
le perce en de multiples endroits à l’aide de ses flèches, avant de pousser un
ultime barrissement et de s’effondrer définitivement. Salya bondit alors dans
le char de Kritavarma.
Sveta, le fils de Virata, vit Salya pourfendre son jeune frère. Sa fureur fusa
comme le feu nourri par les libations de beurre et il tourna son char en
direction de Salya. Sept chars se positionnèrent alors tout autour de Salya
et le protégèrent de tous côtés. Les flèches plurent sur Sveta, les missiles
filaient comme des éclairs dans les nuées. Sveta se défendit superbement. Il
parait toutes les flèches avec les siennes propres et il tranchait leurs javelines
qui le prenaient pour cible. Les guerriers des deux camps étaient admiratifs
devant toute l’adresse dont il faisait preuve. Duryodhana ne perdit pas de
temps. Il envoya des forces fraîches pour relayer Salya et une grande
bataille s’ensuivit. Des milliers de soldats périrent. On ne comptait plus ni les
chars brisés ni les chevaux et les éléphants tués. Sveta parvint à mettre en
déroute les hommes de Duryodhana et il s’attaqua à Bhishma. De nouveau,
l’étendard de Bhishma fut brisé par Sveta. Bhishma riposta et il tua les
chevaux et le conducteur du char de Sveta. Sveta se saisit d’une masse qu’il
fit tournoyer et il la projeta de toutes ses forces contre le char de Bhishma
qui vola en éclats, mais avant même que la masse n’ait touché le char, Bhishma
avait anticipé, bondi au sol. De là, il tira la corde de son arc jusqu’à son
290
oreille et il décocha une flèche fatale vers Sveta qui s’écroula, mort.
Duhsasana souffla dans son cor et il se mit à danser de joie. Bhishma lança
encore une grande offensive contre l’armée des Pandavas.
Les troupes des Pandavas souffrirent énormément en ce premier jour de la
bataille et une certaine appréhension s’empara de Dharmaputra, pendant
que Duryodhana exultait. Tous les frères entourèrent alors Krishna pour
Le consulter.
‘’Premier d’entre les Bharatas’’, dit Krishna à Yudhishthira, ‘’tu n’as
absolument rien à craindre ! Dieu t’a béni de frères vaillants . Pourquoi
devrais-tu entretenir le moindre doute ? Il y a aussi Satyaki, Virata, Drupada
et Dhrishtadyumna, en plus de moi-même. Pourquoi devrais-tu alors te
décourager ? Tu oublies que Sikhandin attend son heure pour sa victime
prédestinée, Bhishma.’’ Krishna parvint ainsi à rasséréner Yudhishthira.
291
LXIII. LE DEUXIÈME JOUR
Etant donné que l’armée des Pandavas s’en était plutôt mal tirée le premier
jour de la bataille, Dhrishtadyumna, le généralissime prit toutes les mesures
possibles pour éviter que cela ne se reproduise. Le deuxième jour de la
bataille, son armée était soigneusement disposée et tout avait été fait pour
insuffler la confiance.
Duryodhana, gonflé de suffisance suite à son succès du premier jour, se
pavanait au milieu de son armée et il haranguait ses soldats :
‘’Ô vaillants héros !’’, lança-t-il à voix haute, ‘’nous sommes certains de la
victoire ! Combattez et soyez prêts à offrir votre vie !’’
L’armée des Kauravas emmenée par Bhishma se rua sur celle des Pandavas
et brisa leur formation en tuant beaucoup d’hommes.
Arjuna se tourna alors vers Krishna et Lui dit : ‘’Si cela continue, notre
armée sera bientôt totalement anéantie par Bhishma. Si nous ne le mettons
pas rapidement hors d’état de nuire, j’ai bien peur que nous ne puissions
sauver notre armée.’’
‘’Alors, prépare-toi, Dhananjaya, car voilà son char qui approche’’, répondit
Krishna et Il fonça droit sur lui.
L’aïeul envoya ses flèches et releva le défi. Duryodhana avait donné des
ordres pour que ses hommes le protègent avec le plus grand zèle et pour
qu’ils ne le laissent jamais s’exposer au danger. En conséquence, tous les
guerriers à l’entour s’interposèrent immédiatement et attaquèrent Arjuna qui
continua de combattre, comme si de rien n’était.
292
Tout le monde savait pertinemment bien qu’il n’y avait que trois guerriers
dans le camp des Kauravas qui pouvaient s’opposer à Arjuna avec une
chance de succès – en l’occurrence l’aïeul, Bhishma, Drona et Karna. Arjuna
se joua des guerriers qui s’étaient avancés pour soutenir Bhishma. La
manière dont il utilisa son grand arc, Gandiva, en cette occasion, suscita
l’admiration de tous les grands généraux de l’armée. Son char filait çà et là en
déchirant les rangs ennemis comme les zigzags de l’éclair et les regards
peinaient pour suivre ses déplacements.
Le cœur de Duryodhana battait maintenant la chamade en observant ce
combat des chefs et toute sa confiance qu’il avait placée dans le grand
Bhishma commençait à être ébranlée.
‘’Fils de Ganga’’, dit Duryodhana, ‘’il semble qu’alors même que toi et Drona
êtes vivants et combattiez, le duo irrésistible que forment Arjuna et Krishna
va anéantir toute notre armée ! Karna, dont le dévouement et la loyauté à
mon égard sont authentiques se tient à l’écart et ne combat pas uniquement
à cause de toi ! Je crains d’avoir été dupé et que tu ne prennes pas
suffisamment rapidement des mesures pour supprimer Arjuna.’’
Les dieux apparurent alors pour contempler la lutte entre Bhishma et
Arjuna, deux des plus grands guerriers sur Terre. Les deux chars étaient
tirés par des destriers blancs. Des deux côtés pleuvaient d’innombrables
flèches qui se croisaient et se heurtaient et il arriva qu’un trait décoché par
l’aïeul touche Arjuna ou Krishna. Le sang qui s’écoulait sur la poitrine de
Krishna le rendait plus resplendissant que jamais, car il se dressait comme un
arbre à laque du Malabar en pleine floraison avec ses fleurs écarlates. La
colère d’Arjuna explosa, quand il s’aperçut que son conducteur sacré avait
été touché et lui non plus ne rata pas sa cible en visant Bhishma. Les deux
combattants se valaient et le combat fit rage pendant longtemps. Finalement,
les deux chars étaient si proches et se déplaçaient tellement vite qu’il était
293
impossible de dire où était Arjuna et où était Bhishma. Seuls les étendards
pouvaient être distingués.
Tandis que cette scène grandiose et spectaculaire se jouait sur une partie
du champ de bataille, plus loin, un autre combat féroce mettait aux prises
Drona et son ennemi juré, Dhrishtadyumna, le fils du roi de Panchala et frère
de Draupadi. Drona lança une puissante attaque et Dhrishtadyumna fut
vilainement touché, mais il contre-attaqua avec autant de hargne, et avec un
sourire haineux, il décocha ses flèches et d’autres projectiles en direction de
Drona. Drona se défendit avec superbe. Il para les missiles acérés et les
lourdes masses avec ses flèches et les pulvérisa en plein ciel. L’arc de
Dhrishtadyumna fut brisé à plusieurs reprises, fracassé par les flèches de
Drona. Une de ses flèches tua même le conducteur du char du prince de
Panchala. Alors, Dhrishtadyumna se saisit d’une masse et sautant en bas
du char, il continua d’avancer à pied. Drona lui décocha une flèche qui fit
choir sa masse. Dhrishtadyumna sortit son épée et se précipita comme un
lion prêt à bondir sur sa proie, mais Drona le désarma une fois encore et
l’empêcha d’avancer. Juste alors, Bhima qui avait remarqué la situation
précaire dans laquelle se trouvait le guerrier de Panchala fit pleuvoir un
déluge de flèches sur Drona avant de ramener ensuite Dhrishtadyumna en
sécurité dans son char.
Ceci s’était passé sous les yeux de Duryodhana qui envoya le contingent de
Kalinga contre Bhima. Bhimasena décima les guerriers de Kalinga. Comme
la Mort, il circulait dans les rangs ennemis qu’il fauchait à ras de terre. La
dévastation était telle que toute l’armée ennemie tremblait de peur.
Bhishma s’en rendit compte et accourut pour prêter main forte aux guerriers
de Kalinga, tandis que Satyaki, Abhimanyu et d’autres guerriers
rappliquaient pour soutenir Bhima. Un des projectiles de Satyaki abattit le
conducteur du char de Bhishma et les destriers du char de Bhishma
294
brusquement incontrôlables s’emballèrent et éloignèrent Bhishma du champ
de bataille. L’armée des Pandavas laissa éclater sa joie. Elle en profita pour
tirer le plus grand avantage possible de la situation en lançant une attaque
meurtrière contre l’armée des Kauravas. Grandes furent les pertes que
l’armée des Kauravas subit ce jour-là à la suite des prouesses d’Arjuna. Les
généraux de l’armée des Kauravas étaient fortement perturbés et
l’enthousiasme de la veille avait disparu. Ils attendaient maintenant
impatiemment le coucher du soleil et que les combats cessent.
Tandis que le soleil plongeait à l’ouest, Bhishma murmura à Drona : ‘’C’est
une bonne chose que les combats s’arrêtent maintenant, car notre armée est
démoralisée et lasse.’’
Du côté des Pandavas, Dhananjaya et les autres rejoignirent leur
campement avec le moral au zénith. Au terme du deuxième jour de la bataille,
les Kauravas baignaient à présent dans l’humeur qui était celle des Pandavas,
le soir précédent.
295
LXIV. LE TROISIÈME JOUR
Le matin du troisième jour, Bhishma disposa son armée dans la formation de
l’aigle à la tête de laquelle il se plaça, tandis que Duryodhana et ses forces
protégeaient l’arrière. Si grande fut l’attention portée au moindre détail que
les Kauravas étaient sûrs qu’aucun malheur ne pourrait leur arriver ce jour-là.
Les Pandavas organisèrent également leur armée avec méthode. Dhananjaya
et Dhrishtadyumna optèrent pour la formation du croissant pour pouvoir
contrer plus efficacement la formation de l’aigle de l’ennemi. Sur le côté droit
du croissant, il y avait Bhima et sur le côté gauche, Arjuna, qui dirigeaient
leurs divisions respectives.
Les combats reprirent. L’engagement était total, le sang coulait à flot et la
poussière qui était soulevée par les chars, par les chevaux et par les
éléphants masquait maintenant le soleil. L’attaque d’Arjuna était puissante,
mais l’ennemi tenait bon.
Les Kauravas contre-attaquèrent en se focalisant sur Arjuna. Les javelines,
les lances et d’autres projectiles fusaient en scintillant dans l’air comme des
éclairs zébrant le ciel durant l’orage. Telle une nuée de locustes, les
projectiles plurent sur le char d’Arjuna, mais avec une habileté
déconcertante, celui-ci érigea un barrage mobile autour de son char à l’aide
des flèches décochées en continu par son célèbre arc, Gandiva.
Ensuite, Sakuni dirigea un important contingent contre Satyaki et
Abhimanyu. Le char de Satyaki fut pulvérisé et celui-ci dut grimper tant bien
que mal dans le char d’Abhimanyu et tous les deux combattirent dans le
même char et parvinrent à anéantir les forces de Sakuni.
296
Drona et Bhishma attaquèrent ensemble la division de Dharmaputra et
Nakula et Sahadeva rejoignirent leur frère pour contrer l’offensive de
Drona.
Ailleurs, Bhima et son fils Ghatotkacha attaquèrent la division de
Duryodhana et dans les combats du jour, il s’avéra que le fils surpassa même
son valeureux père. Les projectiles de Bhima touchèrent Duryodhana qui
perdit conscience et s’écroula dans son char. Son conducteur quitta
immédiatement les lieux de peur que l’armée ne se démoralise si elle
s’apercevait que leur prince avait été mis hors de combat. Mais même cette
manœuvre suscita une grande confusion dont Bhimasena profita au maximum
en semant la panique au sein des forces des Kauravas qui fuyaient en
s’éparpillant. Drona et Bhishma virent la déconfiture de l’armée des
Kauravas et arrivèrent à la rescousse, puis s’employèrent à rétablir la
confiance. Ils parvinrent à rassembler leurs forces et Duryodhana revint à lui
et put reprendre le commandement de sa division. Il était totalement
redevenu lui-même, car il n’hésita pas à déclarer :
‘’Comment peux-tu rester là les bras ballants, quand nos forces sont
éparpillées et mises en fuite de manière si disgracieuse ? J’ai bien peur que tu
ne sois trop tendre à l’égard des Pandavas. Pourquoi ne pas m’avoir
franchement dit que tu aimais les Pandavas, que Dhrishtadyumna et que
Satyaki étaient tes amis et que tu ne pouvais pas les attaquer ni les tuer ?
Tu aurais dû explicitement définir ta position. Ces hommes-là ne sont
certainement pas ton égal et si tu en avais réellement eu l’intention, tu aurais
pu facilement en venir à bout. Il n’est pas trop tard pour que toi et Drona me
déclariez franchement quel est votre état d’esprit à cet égard.’’
La honte de la défaite et la conscience aiguë que l’aïeul désapprouvait ses
méthodes faisaient ressortir toute l’amertume et toute l’aigreur de
Duryodhana, mais Bhishma se contenta de sourire et il dit : ‘’N’ai-je pas été
297
assez franc et éloquent, quand je t’ai conseillé ? Mes conseils, tu les as
rejetés et tu t’es décidé en faveur de la guerre. J’ai tenté d’empêcher cette
guerre et maintenant qu’elle est là, je m’acquitte de mes devoirs envers toi de
toutes mes forces. Tu sais, je suis un homme âgé et je fais le maximum.’’
Ceci dit, l’aïeul reprit le combat. La tournure des événements de la matinée
avait été tellement en faveur des Pandavas qu’ils étaient quelque peu
euphoriques et ils ne s’attendaient certainement pas que Bhishma rassemble
ses forces pour de nouveau les attaquer. Mais piqué au vif par les reproches
de Duryodhana, l’aïeul sillonna le champ de bataille comme une véritable
conflagration destructrice. Il rassembla tous ses hommes et porta la plus
terrible attaque que les Pandavas aient dû subir jusque-là. Ceux-ci croyaient
même que l’aïeul s’était démultiplié pour combattre en plusieurs endroits à la
fois, tant ses déplacements et ses mouvements étaient vifs et rapides, cet
après-midi-là. Tous ceux qui tentèrent de s’opposer à lui furent fauchés et
périrent comme des papillons dans la flamme. L’armée des Pandavas était
totalement enfoncée et commença à se disperser. Vasudeva, Partha et
Sikhandin firent tout leur possible pour rétablir l’ordre et la confiance, mais
sans succès. ‘’Dhananjaya’’, dit Krishna, ‘’l’instant critique est arrivé ! Tienstoi à ta décision de ne pas te dérober à ton devoir de tuer au combat
Bhishma, Drona et tous les autres parents, amis et vénérables aînés. Tu t’y
es fermement engagé et tu dois maintenant tenir ton engagement, sinon notre
armée est définitivement perdue. Tu dois maintenant attaquer l’aïeul.’’
‘’Bien !’’, dit Arjuna.
Le char de Dhananjaya fonça en direction de Bhishma et il fut chaudement
accueilli par l’aïeul sous un orage de flèches. Arjuna décocha trois flèches qui
brisèrent l’arc de l’aïeul. Bhishma saisit encore un autre arc qui subit le même
sort. Le cœur de l’aïeul se réjouissait de voir toute l’habileté d’Arjuna.
298
‘’Je salue le brave guerrier !’’, applaudit l’aïeul avant de saisir un nouvel arc et
de bombarder Arjuna avec de nouveaux projectiles précis.
Krishna n’était pas du tout satisfait de la manière dont Arjuna faisait face à
l’attaque. L’arc de l’aïeul vibrait intensément, mais Arjuna ne faisait pas de
son mieux, car son cœur n’y était pas, étant donné qu’il avait trop de
considération pour son vénérable aïeul.
Krishna songea que si Arjuna continuait ainsi, l’armée qui avait déjà pris un
fameux coup au moral serait totalement détruite et que tout serait perdu.
Krishna manœuvrait son char avec une habileté sans pareil, mais malgré tout,
lui et Arjuna furent touchés à plusieurs reprises par les flèches de Bhishma.
Alors, la colère de Janardhana éclata : ‘’Je ne tolérerai pas plus longtemps
ceci, Arjuna. Je tuerai moi-même Bhishma, si tu ne le fais pas !’’, s’exclama-t-Il
et lâchant les rênes, Il saisit son disque, sauta en bas du char et courut en
direction de Bhishma.
Ceci ne perturba pas Bhishma le moins du monde. Au contraire, son visage
s’épanouit dans une joie extatique. ‘’Oh, viens, viens, Toi qui as des yeux de
lotus !’’, s’exclama-t-il. ‘’Je m’incline devant Toi, Ô Madhava. Seigneur du
monde, es-Tu réellement descendu de Ton char pour moi ? Je T’offre
gracieusement ma vie. Si je péris entre Tes mains, je serai glorifié dans les
trois mondes. Puisses-Tu m’accorder cette faveur ! Puisses-Tu mettre un
terme à cette vie et me sauver pour l’éternité.’’
Arjuna était tout marri de voir cela. Il bondit en bas du char et il courut après
Krishna. Arrivant à sa hauteur avec beaucoup de difficultés, il implora
Krishna de réintégrer le char.
299
‘’Ne perds pas patience avec moi ! Reviens et je Te promets de ne pas
flancher !’’, dit-il, et il réussit à persuader Krishna de revenir. Krishna reprit
les rênes du char. Arjuna attaqua rageusement l’armée des Kauravas et des
milliers de guerriers périrent sur le champ de bataille. Les Kauravas subirent
une défaite cuisante au soir du troisième jour. Alors qu’ils regagnaient leur
campement à la lueur des torches, ils murmuraient entre eux : ‘’Qui peut donc
égaler Arjuna ? Il n’y a rien d’étrange à ce qu’il soit victorieux’’, tant les
prouesses d’Arjuna furent époustouflantes, ce jour-là.
300
LXV. LE QUATRIÈME JOUR
Au lever du jour, Bhishma redéploya l’armée des Kauravas. Entouré de
Drona, de Duryodhana et d’autres, l’aïeul ressemblait à Indra portant la
foudre entouré des devas. L’armée des Kauravas avec ses chars, ses
chevaux et ses éléphants qui étaient disposés en ordre de bataille et prêts à
livrer combat avait l’allure d’un ciel d’ouragan.
L’aïeul donna ses ordres et depuis son char où la bannière d’Hanuman
flottait, Arjuna observait les mouvements de l’ennemi et lui aussi se tint prêt.
Les combats commencèrent. Aswatthama, Bhurisravas, Salya, Chitrasena
et le fils de Chala encerclèrent Abhimanyu et l’assaillirent et le guerrier lutta
comme un lion au prise avec cinq éléphants. Arjuna vit l’attaque combinée sur
son fils et c’est avec un terrible rugissement de lion courroucé qu’il rejoignit
son fils et le tempo des combats s’accéléra. Dhrishtadyumna arriva lui aussi
avec sa division. Le fils de Chala fut tué. Chala lui-même se joignit au combat
et avec Salya, ils s’attaquèrent à Dhrishtadyumna. Touché par un missile
envoyé par Salya, son arc vola en éclats. Abhimanyu le vit et fit pleuvoir ses
flèches sur Salya avec une telle furie que Duryodhana et ses frères
accoururent pour secourir Salya. C’est à ce moment-là que Bhima entra lui
aussi en scène. Bhima souleva son énorme masse et les frères de
Duryodhana se mirent à trembler. Ceci mit en rage Duryodhana qui chargea
sur le champ Bhima avec un troupeau d’éléphants. Aussitôt que Bhima vit
les éléphants qui chargeaient, il descendit de son char, et en faisant
tournoyer sa masse impressionnante, il contre-attaqua si furieusement qu’ils
s’éparpillèrent dans une folle débandade et semèrent le désordre au sein
même des rangs des Kauravas. Les pachydermes massacrés gisaient sur le
champ de bataille comme des taupinières géantes et ceux qui fuyaient
provoquaient la panique et des dégâts considérables chez les Kauravas en
piétinant les soldats dans leurs courses folles et effrénées. Duryodhana
ordonna alors une attaque massive contre Bhima, mais celui-ci tint bon et les
301
guerriers Pandavas accoururent pour lui prêter main forte. Quelques flèches
de Duryodhana égratignèrent Bhima, mais il remonta dans son char.
‘’Visoka, l’heure est aux réjouissances, à présent’’, lança Bhima au
conducteur de son char. ‘’J’aperçois devant moi plusieurs fils de
Dhritarashtra qui sont prêts à choir comme les fruits mûrs d’un arbre. Tiens
bien les rênes et en avant ! Je m’en vais expédier tous ces scélérats en
enfer !’’
Les flèches de Bhima auraient tué Duryodhana sur le champ, si sa cuirasse
ne l’avait pas protégé. Huit frères de Duryodhana périrent, ce jour-là.
Duryodhana lutta âprement et l’arc de Bhima fut brisé par l’une de ses
flèches. S’emparant d’un nouvel arc, Bhima lui rendit la pareille. Duryodhana
ne se laissa pas démonter et décocha une flèche bien ciblée qui toucha
Bhima en pleine poitrine avec une telle force que celui-ci vacilla et dut
s’asseoir dans son char. Les guerriers Pandavas firent alors pleuvoir un
déluge de flèches sur Duryodhana. Ghatotkacha qui vit son père à moitié
sonné par la puissance du coup se laissa emporter par la fureur et tomba sur
l’armée des Kauravas qui ne put résister à son assaut.
‘’On ne peut pas lutter contre ce rakshasa aujourd’hui !’’, cria Bhishma à
Drona. ‘’Le soleil va bientôt se coucher et la force des rakshasas augmente
encore avec l’obscurité. Nous nous occuperons de lui demain.’’
L’aïeul ordonna alors que l’armée se retire pour la nuit. Duryodhana était
songeur dans sa tente, les yeux inondés de larmes, car il avait perdu de
nombreux frères dans les combats de la journée.
‘’Sanjaya !’’, s’exclama Dhritarashtra, ‘’tous les jours, tu ne me donnes que de
mauvaises nouvelles. Ton chant n’est qu’un chant de malheur – de défaites et
de pertes d’êtres chers ! Je ne peux plus supporter cela. Quel stratagème
302
pourrait sauver les miens ? Comment triompher ? Il semble que le destin soit
plus puissant que tous les efforts humains.’’
‘’Ô roi !’’, répondit Sanjaya. ‘’Tout ceci n’est-il pas le résultat de votre
propre folie ? Pourquoi se mettre en peine ? Et comment pourrais-je vous
communiquer de bonnes nouvelles ? Vous devriez entendre la vérité avec
bravoure.’’
‘’Ah ! Les paroles de Vidura deviennent réalité !’’, soupira le vieux roi aveugle,
plongé dans un profond chagrin.
303
LXVI. LE CINQUIÈME JOUR
‘’Je suis comme un naufragé qui tente de se sauver en nageant dans une mer
tempétueuse. Je vais certainement périr englouti dans cet abîme de
désolation.’’
Tandis que Sanjaya continuait de lui relater les événements de la bataille,
Dhritarashtra ne cessait de se lamenter ainsi, incapable de supporter sa
peine.
‘’Bhima va tuer tous mes fils’’, dit-il. ‘’Je ne crois pas que quelqu’un soit
suffisamment fort dans notre armée pour sauver mes fils de la mort. Bhishma,
Drona, Kripa et Aswatthama s’en sont lavé les mains, quand notre armée
était en difficulté. Quel est leur objectif réel ? Quand et comment vont-ils
aider réellement Duryodhana ? Comment mes fils vont-ils échapper à la
mort ?’’
Après cette nouvelle salve de lamentations, le vieil homme fondit en larmes.
‘’Ô roi, calmez-vous !’’, dit Sanjaya. ‘’Les Pandavas s’appuient sur la force
d’une cause juste et donc, il est normal qu’ils gagnent. Vos fils sont
courageux, mais ils entretiennent de mauvaises pensées et donc, le destin ne
les favorise pas. Ils ont commis de grandes injustices à l’égard des Pandavas,
et ils récoltent le fruit de leurs péchés. Les Pandavas ne triomphent pas à
l’aide d’enchantements ou d’incantations magiques. Ils luttent conformément
aux pratiques des kshatriyas. Et étant donné que leur cause est juste, ils ont
la force avec eux. Vos amis vous ont conseillé, mais vous avez négligé tous
leurs sages conseils. Vidura, Bhishma, Drona et moi-même, nous avons tenté
de vous empêcher de dévier du dharma, mais vous n’avez pas écouté et vous
n’en avez fait qu’à votre tête. Comme un malade qui refuse de boire une
potion amère, vous avez obstinément refusé de suivre notre avis, ce qui aurait
304
sauvé vos gens, et vous avez préféré agir comme le voulait votre fils et à
présent, vous êtes dans la détresse. La nuit passée, Duryodhana a posé à
Bhishma cette même question que vous me posez maintenant et Bhishma a
donné la même réponse que je vous donne.’’
Quand les combats cessèrent au soir du quatrième jour, Duryodhana se
rendit seul jusqu’à la tente de Bhishma et après s’être incliné
respectueusement, il dit :
‘’Vénérable aïeul, le monde sait que tu es un guerrier qui ne connais pas la
peur et c’est la même chose pour Drona, Kripa, Aswatthama, Kritavarma,
Sudakshin, Bhurisravas, Vikarna et Bhagadatta. La mort n’effraye pas ces
guerriers chevronnés. Incontestablement, la vaillance de tous ces grands
guerriers est infinie, comme la tienne et tous les Pandavas alliés ne pourraient
vaincre aucun d’entre vous. Alors, quel est donc le mystère derrière la défaite
quotidienne de notre armée des œuvres des fils de Kunti ?’’
Bhishma répondit : ‘’Prince, écoute-moi. Je t’ai conseillé en toute occasion et
je t’ai dit ce qui est bon pour toi, mais tu as toujours refusé de suivre ce que
tes aînés t’ont conseillé de faire. Et je te répète encore une fois que le mieux
pour toi, c’est de faire la paix avec les fils de Pandu. Pour ton propre bien,
comme pour celui du monde, c’est l’unique ligne d’action qu’il faut suivre. Vous
appartenez à la même maison royale et vous pouvez tous profiter de ce vaste
pays. Voilà le conseil que je t’ai donné, mais tu l’as négligé et tu as gravement
nui aux Pandavas et maintenant, tu en récoltes les fruits. Les Pandavas sont
protégés par Krishna, en personne, alors comment pourrais-tu espérer la
victoire ? Encore maintenant, il n’est pas trop tard pour faire la paix et c’est
ainsi qu’il faut diriger ton royaume en faisant des Pandavas tes amis plutôt
que tes ennemis. C’est l’anéantissement qui t’attend, si tu continues
d’insulter Dhananjaya et Krishna qui ne sont nuls autres que Nara et
Narayana.’’
305
Duryodhana prit congé et il se retira dans sa tente, mais il ne put fermer l’œil
de la nuit.
La bataille reprit, le matin suivant. Bhishma déploya les forces des Kauravas
en une formation solide et Dhrishtadyumna, le commandant en chef de
l’armée des Pandavas fit de même. Comme à son habitude, Bhima était en
première ligne et Sikhandin, Dhrishtadyumna et Satyaki n’étaient pas loin et
protégeaient le gros des troupes, aidés par d’autres généraux, tandis que
Dharmaputra et les deux jumeaux protégeaient l’arrière.
Bhishma banda son arc et dispensa généreusement ses flèches mortelles et
l’armée des Pandavas souffrit beaucoup sous l’attaque de l’aïeul.
Dhananjaya riposta vigoureusement en visant Bhishma. Duryodhana
s’approcha alors de Drona pour se plaindre amèrement, comme à son
habitude, et Drona le tança sans ménagement : ‘’Prince borné et buté, tu
parles sans aucune compréhension des choses ! Tu ignores manifestement
quelle est la force des Pandavas. Nous faisons de notre mieux !’’
Drona lança une attaque puissante contre l’armée des Pandavas que
Satyaki ne put contrer et Bhima tourna alors toute son attention sur Drona
et les combats gagnèrent en intensité. Drona, Bhishma et Salya attaquèrent
ensemble Bhima. De son côté, Sikhandin vint soutenir Bhima en arrosant
copieusement Bhishma de ses traits. Dès qu’il vit Sikhandin, Bhishma dut
s’éloigner car Sikhandin étant de sexe féminin à la naissance, ses principes
ne l’autorisaient pas à attaquer une femme et finalement, c’est cette objection
qui s’avérera être plus tard la cause de la mort de Bhishma. Quand Drona vit
Bhishma se détourner, lui attaqua férocement Sikhandin et le força à
reculer.
306
La bataille fut confuse durant toute la matinée du cinquième jour et il y eut
une terrible hécatombe. L’après-midi, Duryodhana envoya un fort contingent
pour attaquer Satyaki, mais Satyaki parvint à l’anéantir totalement et
poursuivit sur sa lancée en attaquant Bhurisravas. Bhurisravas, qui était un
adversaire particulièrement redoutable, sema la déroute parmi les hommes de
Satyaki et poussa Satyaki dans ses tous derniers retranchements. Les dix
fils de Satyaki se rendirent compte de la situation très délicate dans laquelle
se trouvait leur père et tentèrent de lui porter secours en lançant une
offensive contre Bhurisravas, mais nullement impressionné par leur nombre, il
fit face à leur attaque conjuguée et ne recula pas d’un pouce. Ses projectiles
brisèrent leurs armes et tous furent tués comme de grands arbres foudroyés.
Satyaki, enragé par la peine, fonça alors à toute allure pour pourfendre
Bhurisravas. Les chars des deux guerriers se percutèrent violemment et
volèrent en éclats et les deux guerriers se retrouvèrent face à face avec leur
épée et leur bouclier pour un ultime combat singulier. C’est à ce moment-là
que Bhima arriva et qu’il ramena par la force Satyaki dans son propre char,
car Bhima n’ignorait pas que Bhurisravas était presque invincible avec une
épée et ne voulait pas que Satyaki soit tué.
Arjuna tua des milliers de guerriers en cette fin d’après-midi. Tous les
guerriers que Duryodhana envoyaient contre lui périssaient comme des
papillons dans les flammes. Au coucher du soleil, Bhishma donna l’ordre
d’interrompre les combats et les princes de l’armée des Pandavas entourèrent
alors Arjuna et le saluèrent avec des cris bruyants d’admiration et de victoire.
Les deux armées se retirèrent dans leurs campements respectifs avec leurs
chevaux et leurs éléphants fourbus.
307
LXVII. LE SIXIÈME JOUR
Dhrishtadyumna suivit les ordres de Yudhishthira et disposa l’armée des
Pandavas dans la formation du makara (un poisson fabuleux avec une tête
cornue) au sixième jour de la bataille, alors que l’armée des Kauravas avait
adopté la forme du krauncha (héron). Nous savons que des noms sont
attribués similairement aux exercices physiques, asanas ou postures. Vyuha
était le terme générique qui désignait l’ordre de bataille. Quel vyuha était le
meilleur pour telle occasion particulière dépendait de ce qu’exigeaient les
plans offensifs ou défensifs du jour et quelles devraient être la puissance et
la composition des forces déployées et la position qu’elles devraient prendre
se décidait régulièrement au fur et à mesure que la situation se développait.
Le sixième jour fut marqué par une terrible hécatombe dès le début de la
matinée. Le conducteur du char de Drona fut tué et Drona prit lui-même les
rênes des chevaux, tout en utilisant son arc. Les dégâts qu’il provoqua furent
considérables, car il se déplaçait comme un incendie au milieu de balles de
coton. Les deux formations ennemies furent rapidement démantelées et des
combats féroces se poursuivirent pêle-mêle. Le sang coulait à torrent et le
champ de bataille était jonché de cadavres de soldats, d’éléphants, de
chevaux et de débris de chars.
Bhimasena transperça les lignes ennemies pour mettre la main sur les frères
de Duryodhana et en terminer avec eux. Ceux-ci, de leur côté, n’attendirent
pas les bras croisés et se précipitèrent sur lui de tous les côtés dans une
attaque conjointe et conjuguée. C’est ainsi qu’il fut attaqué par Duhsasana,
Durvishaha, Durmata, Jaya, Jayatsena, Vikarana, Chitrasena, Sudarsana,
Charuchitra, Suvarma, Dushkarna et d’autres encore. Bhimasena, qui
ignorait ce qu’est la peur tint bon et lutta contre eux tous à la fois. Eux
voulaient le faire prisonnier, tandis que lui voulait les tuer tous sur le champ.
La bataille fit rage, comme l’ancienne bataille entre les dieux et les asuras. A
308
un moment donné, le fils de Pandu perdit patience. Il sauta en bas de son char
en brandissant sa masse et il fonça sur les fils de Dhritarashtra dans son
désir brûlant de les pourfendre.
Quand Dhrishtadyumna vit le char de Bhima disparaître dans les lignes
ennemies, il fut gagné par l’inquiétude et se précipita pour éviter un désastre.
Il arriva jusqu’au char de Bhima, mais il n’y trouva que son conducteur, sans
Bhima. Les larmes aux yeux, il demanda à son conducteur : ‘’Visoka, où est
Bhima qui m’est plus cher que la vie ?’’ Dhrishtadyumna pensait naturellement
que Bhima était tombé.
Visoka s’inclina et répondit au fils de Drupada : ‘’Le fils de Pandu m’a
demandé de rester ici et sans attendre ma réponse, il s’est précipité en
brandissant sa masse au cœur des lignes ennemies.’’ Craignant que Bhima
ne soit écrasé par la masse et tué, Dhrishtadyumna engagea son char dans
les lignes ennemies à la recherche de Bhimasena, dont les traces étaient
marquées par les cadavres d’éléphants tués. Lorsque Dhrishtadyumna
repéra Bhima, il vit que celui-ci était encerclé de tous les côtés par l’ennemi
qui luttait contre lui du haut de ses chars et Bhima faisait face en faisant
tournoyer sa masse, perclus de blessures et soufflant le feu. Dhrishtadyumna
l’étreignit et le ramena dans son char, puis il entreprit d’extirper les flèches qui
l’avaient blessé.
Duryodhana ordonna alors à ses guerriers d’attaquer Bhimasena et
Dhrishtadyumna sans attendre que ceux-ci ne soient prêts à relever le défi.
Ils lancèrent une attaque conjointe, quand bien même ceux-ci n’étaient pas
disposés à poursuivre la lutte. Dhrishtadyumna possédait une arme secrète
qu’il avait reçue de Dronacharya et qu’il utilisa, ce qui provoqua littéralement
la stupeur de l’ennemi. Duryodhana entra alors en lice et lui aussi fit usage
d’une arme secrète pour neutraliser l’arme provoquant l’hébétude de
Dhrishtadyumna. C’est alors que des renforts envoyés par Yudhishthira
309
arrivèrent. Douze chars et leur équipage emmenés par Abhimanyu se
pointèrent en soutien de Bhima. Dhrishtadyumna poussa un énorme soupir
de soulagement et Bhimasena avait maintenant retrouvé un deuxième souffle
et il était prêt à reprendre la lutte. Il grimpa dans le char de Kekaya et prit
position avec les autres.
Drona était réellement déchaîné, ce jour-là. Il tua le conducteur du char de
Dhrishtadyumna et ses chevaux et détruisit son char et le fils de Drupada
dut chercher refuge dans le char d’Abhimanyu. Les forces des Pandavas
commençaient à vaciller et Drona fut encouragé de plus belle par l’armée des
Kauravas.
La lutte massive et pêle-mêle et l’hécatombe se poursuivirent ce jour-là. A un
moment donné, Bhima et Duryodhana se retrouvèrent face à face. Il y eut
comme d’habitude un échange de propos peu amènes entre les deux hommes,
qui furent suivis par un combat d’archers. Duryodhana fut touché et il
s’évanouit. Kripa vint le sortir de sa situation délicate e l’emmena dans son
propre char. A ce moment-là, Bhishma arriva pour diriger l’attaque en
personne et il réussit à disperser les forces des Pandavas. Le soleil se
couchait, mais la bataille se prolongea durant une heure encore dans d’âpres
combats et des milliers de soldats périrent.
Les hostilités cessèrent alors pour la nuit. Yudhishthira était satisfait que
Dhrishtadyumna et Bhima aient pu regagner leur campement en vie.
310
LXVIII. LE SEPTIÈME JOUR
Perclus de blessures et souffrant beaucoup, Duryodhana s’approcha de
Bhishma et il dit :
‘’Plus les jours passent et plus la guerre nous est défavorable. Nos rangs
sont brisés, nos guerriers périssent en grands nombres et tu contemples la
situation, indifférent.’’
L’aïeul tenta d’apaiser Duryodhana avec des paroles réconfortantes :
‘’Pourquoi te laisses-tu te décourager ? Nous sommes tous là – Drona,
Salya, Kritavarma, Aswatthama, Vikarna, Bhagadatta, Sakuni, les deux
frères d’Avanti, le roi de Trigarta, le roi de Magadha et Kripacharya. Avec
tous ces grands guerriers ici présents et qui sont prêts à donner leur vie pour
toi, pourquoi devrais-tu te décourager ? Ce sentiment de découragement n’a
aucune raison d’être.’’
Il donna ses ordres pour la journée.
‘’Regarde’’, dit l’aïeul à Duryodhana. ‘’Ces milliers de chars, de chevaux et de
cavaliers, ces grands pachydermes de guerre et tous ces fantassins de divers
royaumes prêts à combattre pour toi ! Avec une telle armée, nous pourrions
même vaincre les dieux. Ne crains rien !’
Après avoir remonté le moral de Duryodhana, il lui donna un baume spécial
pour ses blessures. Duryodhana l’appliqua sur celles-ci et se sentit
immédiatement soulagé et il reprit la direction du champ de bataille, fortifié
par les paroles de confiance de l’aïeul. Ce jour-là, l’armée était déployée en
formation circulaire. Pour chaque éléphant, il y avait sept chars parfaitement
311
équipés, chaque char étant soutenu par sept cavaliers, chaque cavalier étant
accompagné par dix écuyers, tous portant une armure.
Duryodhana resplendissait comme Indra au centre de cette grande armée
bien équipée.
Yudhishthira disposa l’armée des Pandavas dans la formation du vajra. La
bataille du jour fut féroce et se déroula simultanément sur plusieurs fronts.
Bhishma contra personnellement les attaques d’Arjuna. Drona et Virata se
mesuraient l’un l’autre dans un autre secteur. Sikhandin et Aswatthama
luttaient plus loin. Duryodhana et Dhrishtadyumna combattaient ailleurs.
Nakula et Sahadeva s’attaquèrent à leur oncle Salya. Le roi d’Avanti défia
Yudhamanu, tandis que Bhimasena faisait face à Kritavarma, Chitrasena,
Vikarna et Durmarsha. Il y eut encore de grands combats entre Ghatotkacha
et Bhagadatta, Alambasa et Satyaki, Bhurisravas et Dhristaketu,
Yudhishthira et Srutayu et Chekitana et Kripa.
Dans les combats qui opposèrent Drona et Virata, ce-dernier eut le dessous
et il dut se réfugier dans le char de son fils, Sanga, après avoir perdu son
propre char, ses chevaux et son conducteur. Les autres fils de Virata, Uttara
et Sveta, étaient tombés le premier jour de la bataille. Le septième jour de la
bataille, Sanga fut aussi tué, juste au moment où son père grimpait à ses
côtés. Sikhandin, le fils de Drupada, fut vaincu par Aswatthama. Son char
fut pulvérisé. Il bondit avec son épée et son bouclier en mains. Aswatthama
visa l’épée et la brisa. Sikhandin projeta alors son épée brisée de toutes ses
forces en direction d’Aswatthama, mais celle-ci fut déviée par une flèche
d’Aswatthama. Sikhandin parvint à monter dans le char de Satyaki et dut se
retirer des combats. Dans la lutte qui opposa Satyaki et Alambasa, le
premier fut d’abord mis en difficulté avant de prendre le dessus et Alambasa
fut forcé de fuir.
312
Dans les combats qui opposèrent Dhrishtadyumna et Duryodhana, les
chevaux de celui-ci furent tués et il dut quitter son char. Il continua néanmoins
à combattre, pied à pied, avec son épée. Sakuni vint le secourir de ce mauvais
pas et il emmena le prince dans son char. Kritavarma lança une puissante
attaque contre Bhima, mais sans succès. Il perdit son char et ses chevaux et
reconnaissant sa défaite, il s’enfuit vers le char de Sakuni avec toutes les
flèches de Bhima plantées dans sa cuirasse, ce qui le faisait ressembler à un
porc-épic.
Vinda et Anuvinda, d’Avanti, furent vaincus par Yudhamanyu et leurs
armées furent totalement détruites. Bhagadatta s’attaqua à Ghatotkacha et
mit en déroute tous ceux qui le suivaient. Isolé, Ghatotkacha tint bon
pendant longtemps et combattit bravement, mais finalement, lui aussi ne
trouva son salut que dans la fuite, ce qui réjouit toute l’armée des Kauravas.
Salya n’hésita pas à s’attaquer à ses neveux. Les chevaux de Nakula furent
tués et il dut se réfugier dans le char de son frère. Tous les deux
continuèrent à combattre dans le même char et Salya fut touché par une
flèche de Sahadeva et s’évanouit. Son conducteur éloigna rapidement son
char pour sauver Salya.
Quand elle vit le roi de Madra quitter ainsi le champ de bataille, l’armée de
Duryodhana perdit courage et les deux fils de Madri soufflèrent dans leur
conque en signe de triomphe et ils profitèrent de la situation en infligeant de
lourdes pertes aux forces de Salya.
Vers midi, Yudhisthira lança une attaque contre Srutayu. Les flèches bien
calibrées de ce dernier interceptèrent les projectiles de Dharmaputra, dont la
cuirasse fut endommagée et il encourut une blessure sérieuse. L’ire de
Yudhishthira fusa alors et il riposta en décochant une terrible flèche qui
transperça le plastron de Srutayu. Ce jour-là, Yudhishthira n’était pas lui313
même, car il brûlait de colère. Le conducteur du char de Srutayu et ses
chevaux furent tués, son char détruit et il dut quitter à pied le champ de
bataille, ce qui démoralisa encore un peu plus l’armée des Kauravas.
Suite à son attaque sur Kripa, Chekitana perdit son char et son
conducteur. Il bondit à terre, attaqua le conducteur du char de Kripa et ses
chevaux à l’aide de sa masse et les tua. Kripa descendit lui aussi de son char
et décocha ses traits à partir de là. Chekitana fut vilainement touché, mais il
fit tournoyer sa masse et la projeta en direction de Kripacharya qui réussit à
l’intercepter avec une de ses flèches. Ensuite, ils se rapprochèrent l’un de
l’autre en brandissant leurs épées. Tous deux étaient blessés et tombèrent
sur le sol, quand Bhima arriva et éloigna Chekitana dans son char.
Bhurisravas fut touché par 96 flèches de Dhrishtaketu et le grand guerrier
ressemblait à l’astre rayonnant, avec toutes ces flèches étincelantes plantées
dans son plastron autour de son visage flamboyant. Mais même dans cet état,
il força Dhrishtaketu à reconnaître sa défaite et à quitter le champ de
bataille.
Trois des frères de Duryodhana s’en prirent à Abhimanyu qui leur infligea
une correction, mais il épargna leurs vies, car Bhima avait juré de les tuer.
Ensuite, Bhishma s’attaqua à Abhimanyu.
Arjuna le vit et il pria l’illustre conducteur de son char de bien vouloir se
rapprocher de Bhishma.
Les autres Pandavas vinrent eux aussi donner un coup de main à Arjuna,
mais l’aïeul tint bon contre eux cinq jusqu’au coucher du soleil et les combats
s’interrompirent pour la nuit. Les guerriers des deux camps, las, exténués et
blessés, se retirèrent alors dans leurs tentes pour se reposer et pour panser
leurs blessures. Pendant une heure, on joua de la musique douce qui berça les
314
guerriers dans leur repos, une heure sans une parole à propos de la guerre ni
une parole de haine, une heure de pure félicité céleste.
315
LXIX. LE HUITIÈME JOUR
A l’aube du huitième jour, Bhishma disposa son armée dans la formation de
la tortue. Yudhishthira dit alors à Dhrishtadyumna :
‘’Regarde ! L’ennemi est en kurma vyuha. Tu dois réagir immédiatement avec
un déploiement de nos forces approprié.’’
Dhrishtadyumna s’exécuta et les forces des Pandavas furent déployées en
trident. Bhima occupait une pointe extérieure, Satyaki l’autre et
Yudhishthira celle du milieu et ils dirigeaient leurs divisions respectives. (Nos
ancêtres avaient bien développé l’art et la science de la guerre qui n’étaient
pas consignés par écrit, mais qui étaient traditionnellement préservés et
transmis à la génération suivante dans les familles des kshatriyas. Nous ne
pouvons pas nous attendre, dans les livres des poètes et d’auteurs littéraires,
à des détails précis et complets concernant les armes et les tactiques
utilisées, même si le sujet de l’histoire comporte une bataille. Jadis, les
affaires militaires concernaient uniquement la classe des guerriers, les
kshatriyas. Leur culture et leur formation étaient entièrement à leur charge.
Les principes et les secrets de la guerre ainsi que la science et l’art de
l’utilisation des armes militaires étaient transmis de génération en génération
par la tradition et par instruction personnelle. Il n’y avait pas de manuels
militaires et il n’y avait pas beaucoup de place pour cela dans les œuvres des
poètes et des rishis. Si un roman moderne a pour sujet le traitement et la
guérison d’un malade dans un chapitre, nous ne pouvons pas nous attendre à
y trouver le genre de détails qui pourraient intéresser un médecin Nul auteur
ne se soucierait d’inclure des détails scientifiques dans son histoire, même s’il
le pouvait.
Pareillement, on ne peut espérer trouver dans l’épopée de Vyasa des détails
précis sur ce qu’est la formation de la tortue ou la formation du lotus. Nous
316
n’avons aucune explication sur la manière dont on pouvait ériger un barrage
autour de soi en faisant pleuvoir un flot continu de flèches ou intercepter et
briser des projectiles ou comment on pouvait continuer à vivre tout en étant
perclus de flèches ou jusqu’à quel point l’armure que portaient les soldats et
les officiers pouvait les protéger contre les missiles ou encore quelles étaient
les dispositions pour le transport et l’évacuation des cadavres. Ces choses
qui relèvent de la guerre ancienne, quoiqu’intéressantes, resteront une
inconnue).
Bhima tua huit fils de Dhritarashtra dès le début des combats, ce jour-là et le
cœur de Duryodhana trembla. Il apparaissait que Bhimasena pourrait
assouvir sa vengeance ce jour-là même, comme il en avait fait le serment
devant l’assemblée, quand fut commis le monstrueux outrage. Arjuna connut
aussi une grande perte, car son fils, Iravan, fut également tué. Ce fils
d’Arjuna issu de son union avec son épouse naga était venu rejoindre les
forces des Pandavas à Kurukshetra. Duryodhana envoya son ami, le
rakshasa Alambasa pour affronter le guerrier naga et Iravan succomba après
un terrible combat. Lorsqu’Arjuna l’apprit, il éclata en sanglots. ‘’Vidura nous
avait bien prévenus que les deux camps seraient plongés dans un chagrin
insupportable ! Pourquoi nous faisons-nous subir mutuellement toute cette
maudite destruction ?’’, dit-il en se tournant vers Vasudeva. ‘’Rien que pour
des biens matériels ! Après tous ces massacres, quelle joie allons-nous
pouvoir y trouver finalement ? Ô Madhusudhana, je vois maintenant
pourquoi le clairvoyant Yudhishthira avait dit qu’il serait satisfait si
Duryodhana nous accordait cinq villages en gardant tout le reste pour luimême et qu’il se résoudrait à ne pas combattre, si cela lui était accordé. Mais
dans sa folie obstinée, Duryodhana a refusé de nous accorder ces cinq
villages et donc, de grands péchés ont dû être commis dans les deux camps.
Je continue à combattre simplement parce qu’autrement, on me considérerait
comme un lâche qui se soumettrait docilement à l’iniquité. Quand je vois tous
ces guerriers morts qui gisent sur le champ de bataille, mon cœur est rempli
317
d’une peine insupportable. Comme nous sommes cruels de poursuivre les
choses d’une manière aussi misérable et coupable !’’
Voyant le sort qui était advenu à Iravan, Ghatotkacha poussa un terrible cri
de guerre qui fit trembler tous les soldats qui étaient rassemblés autour et à la
tête de sa division, il se lança furieusement à l’assaut de l’armée des
Kauravas. Les dégâts qu’il occasionna furent si importants que la formation
ennemie fut brisée en de multiples endroits. Duryodhana se décida alors à
mener personnellement une contre-offensive contre le fils de Bhima et le roi
de Vanga se joignit à Duryodhana avec tous ses éléphants. Duryodhana
lutta valeureusement en ce huitième jour de la bataille et tua beaucoup de
guerriers du clan de Ghatotkacha. Ghatotkacha lança une javeline qui aurait
dû mettre un terme aux velléités de Duryodhana, si le roi de Vanga n’était
pas promptement intervenu avec un de ses éléphants. Le projectile tua la
bête qui s’écroula et Duryodhana fut sauvé.
Bhishma s’inquiétait du sort de Duryodhana et il envoya un gros contingent
avec Drona pour soutenir le prince des Kauravas. Beaucoup étaient des
vétérans chevronnés qui s’en prirent à Ghatotkacha. Les combats devinrent
alors si épiques et si féroces dans le secteur que Yudhisthira se mit à craindre
pour la sécurité de Ghatotkacha. Il envoya Bhimasena pour lui prêter main
forte et la bataille devint encore plus acharnée qu’auparavant.
Seize frères de Duryodhana périrent ce jour-là.
318
LXX. LE NEUVIÈME JOUR
Le matin du neuvième jour, avant que la bataille ne commence, Duryodhana
s’enferma avec l’aïeul pour donner libre cours à ses sentiments amers de
déception quant à la manière dont la bataille était menée. Il prononça des
paroles pareilles à des flèches acérées qui peinèrent beaucoup l’aïeul, mais
celui-ci était patient et il dit tristement :
‘’Comme le beurre clarifié dans les flammes sacrificielles, je verse ma vie pour
toi. Pourquoi cherches-tu à me mortifier, moi qui fais tout mon possible pour
toi ? Tu parles comme celui qui ignore ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Tu ne vois pas les choses, telles qu’elles sont. Ta vision est troublée et
obscurcie. Tu récoltes à présent la moisson de la haine que tu as
délibérément semée. La meilleure ligne d’action pour toi maintenant, c’est de
continuer à te battre du mieux que tu le peux. C’est également la voie simple
du devoir. Je ne peux pas m’opposer à Sikhandin, car je ne pourrai jamais
lever la main contre une femme, pas plus que je ne pourrais tuer les Pandavas
de mes propres mains, car mon esprit se révolte à cette idée, mais je suis prêt
à tout en dehors de cela et je combattrai tous les guerriers qui s’opposeront à
toi. Tu n’obtiendras rien en perdant courage. Combats, comme c’est le
devoir d’un kshatriya et tu en seras honoré, quelle que soit la tournure des
événements.’’
Après avoir ainsi parlé à Duryodhana et après l’avoir encouragé avec ses
paroles avisées et affectueuses, Bhishma entreprit de donner ses ordres
quant à la manière de disposer leurs forces pour les combats du jour.
Duryodhana avait retrouvé le moral. Il fit appeler Duhsasana et il lui dit :
‘’Mon frère, mettons toutes nos forces dans la bataille aujourd’hui ! Je suis
maintenant persuadé que l’aïeul se bat à nos côtés de tout son cœur. Il n’y a
que contre Sikhandin qu’il ne peut pas utiliser ses armes. Nous devrons
319
veiller à ce qu’il ne soit pas exposé aux attaques de Sikhandin, car même un
chien sauvage peut tuer un lion si ce dernier dédaigne sa proie.’’
Il y eut un grand combat entre Abhimanyu et Alambasa et Abhimanyu
démontra que sa bravoure n’avait rien à envier à celle de son illustre père et
Alambasa dut s’enfuir à pied pour se sauver.
D’autres combats acharnés suivirent entre Satyaki et Aswatthama, puis
entre Drona et Arjuna. Ensuite, tous les Pandavas prirent l’aïeul pour cible
et Duryodhana envoya Duhsasana prêter main forte au vieux guerrier.
Bhishma se battit tel un fou furieux et repoussa les Pandavas. Les troupes
des Pandavas prirent alors un sacré coup au moral et elles s’éparpillèrent
dans toutes les directions.
Krishna stoppa le char et dit à Arjuna : ‘’Partha, toi et tes frères, vous
rongiez votre frein depuis treize ans ! Tu ne dois pas tergiverser et tu dois
tuer l’aïeul. Souviens-toi de ton devoir de soldat !’’
Arjuna baissa la tête et il dit : ‘’J’aurais de loin préféré continuer à vivre en
exil dans la forêt plutôt que de tuer l’aïeul et les maîtres que j’aime, mais je
T’obéirai. Retournons-y.’’
Le cœur d’Arjuna n’était pas au combat. C’est avec réticence et dans le
désarroi qu’il reprit la lutte. De son côté, Bhishma flamboyait, comme l’astre
de midi dardant ses implacables rayons.
Quand l’armée vit le char d’Arjuna se rapprocher de nouveau de Bhishma,
elle reprit courage et l’ordre prévalut de nouveau. Les flèches de Bhishma
plurent et s’abattirent comme une masse compacte pour recouvrir si
parfaitement le char qui s’avançait qu’on ne pouvait plus distinguer ni les
chevaux, ni le véhicule. Krishna resta imperturbable et poursuivit sa
320
progression vers l’avant avec circonspection et une grande dextérité. Les
flèches d’Arjuna atteignirent et brisèrent l’arc de Bhishma à plusieurs
reprises, mais l’aïeul avait chaque fois assez de temps pour s’emparer d’une
nouvelle arme.
‘’Tu ne combats pas, comme tu le devrais, Arjuna !’’, s’écria Krishna et il
sauta en bas du char en manifestant Sa colère et après avoir pris Son
disque, Il s’avança vers l’aïeul.
Bhishma vit Vasudeva qui s’approchait.
‘’Salut à Toi qui as des yeux de lotus !’’, s’exclama-t-il. ‘’Comme je suis béni
d’être séparé du corps, de Tes mains ! Approche, approche !’’
Arjuna sauta également en bas du char, courut et rattrapa Krishna et il Le
ceintura presque. ‘’Arrête, Krishna !’’, cria-t-il. ‘’Ne reviens pas sur Ta
parole. Tu as promis de ne pas utiliser d’armes dans cette bataille. C’est mon
travail et je n’échouerai pas. Ce sont mes flèches qui tueront l’aïeul bien-aimé.
Remonte dans le char et reprends les rênes, je T’en prie !’’
Les combats reprirent. Les troupes des Pandavas avaient été très
sérieusement malmenées, mais à présent, le soleil se couchait, ce qui mit un
terme aux combats pour la journée.
321
LXXI.
LE TRÉPAS DE BHISHMA
C’était le dixième jour de la bataille. Avec Sikhandin devant lui, Arjuna
attaqua Bhishma. Quand quelques flèches de Sikhandin transpercèrent sa
chair, des étincelles jaillirent des yeux de l’aïeul. Durant un bref instant, l’ire
du vieux guerrier monta comme une flamme vers le ciel et ses yeux étincelèrent
comme pour foudroyer et consumer Sikhandin, mais l’aïeul se contrôla
immédiatement. Il se résolut à ne pas riposter et à ne pas répondre à la
provocation, puisque Sikhandin était né femme et qu’il l’estimait indigne
d’être un guerrier. Il savait que sa fin était proche et il se calma. Sikhandin
continuait de l’arroser de ses flèches en ne se souciant pas de la bataille
émotionnelle qui avait brièvement submergé l’esprit de son ennemi. Arjuna lui
se cuirassa le cœur et à l’abri derrière Sikhandin, il prit pour cible tous les
points faibles de l’armure de Bhishma.
Bhishma souriait maintenant, tandis que les flèches continuaient de pleuvoir
violemment sur lui et se tournant vers Duhsasana, il dit : ‘’Ah, ce sont les
flèches d’Arjuna ! Ce ne peut pas être celles de Sikhandin, puisqu’elles me
brûlent la chair.’’ C’est ainsi que l’aïeul considérait les flèches de son cher
pupille et il s’empara d’une javeline qu’il projeta en direction d’Arjuna. Arjuna
la contra avec trois flèches qui la pulvérisèrent, alors qu’elle fusait vers lui.
Bhishma décida alors de mettre un terme au combat et entreprit de
descendre de son char avec son épée et son bouclier, mais avant même qu’il
n’ait pu le faire, son bouclier fut détruit par les flèches d’Arjuna et c’est avec
des flèches plantées partout sur son corps que Bhishma s’effondra devant
son char de tout son long. Les dieux qui contemplaient la scène depuis le ciel
joignirent les mains en guise de salutation respectueuse et une petite brise
qui embaumait et quelques gouttes de pluie rafraîchirent le champ de bataille.
Ainsi tomba le grand et valeureux Bhishma, le fils de Ganga – Ganga qui
était descendue sur la Terre pour sanctifier celle-ci et tout ce qu’elle porte.
322
Le héros indéfectible qui, de son propre chef, avait consenti à un immense
renoncement pour donner de la joie à son père, l’archer invaincu qui avait
égratigné l’amour-propre de Parasurama lui-même, le travailleur désintéressé
et dévoué à la cause de la vertu remboursa ainsi sa dette à l’égard de
Duryodhana, gisant, blessé à mort et sanctifiant de son sang le champ de
bataille.
Le corps de Bhishma ne touchait pas le sol en vertu de toutes les flèches qui
étaient plantées partout sur son corps. Son corps luisait plus que jamais en
reposant sur ce lit honorifique, soutenu par les flèches qui transperçaient sa
chair. Les deux armées interrompirent les combats et tous les guerriers
accoururent et entourèrent le grand héros qui reposait sur son lit de flèches.
Tous les rois de la Terre s’inclinèrent devant lui, comme les dieux autour de
Brahma.
‘’Ma tête n’est pas soutenue’’, dit l’aïeul.
Des princes qui n’étaient pas loin s’empressèrent d’aller lui chercher
quelques coussins, mais le vieux guerrier les refusa en souriant. Il se tourna
vers Arjuna et il dit : ‘’Partha, cher fils, donne-moi un coussin qui est digne
d’un guerrier !’’
Quand Arjuna, dont les flèches brûlaient la chair de l’aïeul, entendit ces
paroles qui lui étaient adressées, il sortit trois flèches de son carquois et il les
disposa de sorte que la tête de l’aïeul trouve un soutien sur leurs pointes.
‘’Princes !’’, dit Bhishma en s’adressant à tous les chefs qui s’étaient
rassemblés autour de lui. ‘’Les flèches d’Arjuna étaient bien ce dont ma tête
avait besoin pour la soutenir. Cet oreiller me donne entière satisfaction !
Maintenant, il me faut reposer ainsi jusqu’à ce que le soleil oblique vers le
323
nord, car mon âme ne partira pas jusqu’alors. Quand je partirai, tous ceux
d’entre vous qui pourraient être encore en vie pourront venir me voir.’’
Ensuite, l’aïeul se tourna à nouveau vers Arjuna et lui dit : ‘’Fils, je meurs de
soif ! Pourrais-tu me donner un peu d’eau ?’’
Arjuna souleva immédiatement son arc et décocha une flèche en pleine terre,
juste à droite de l’aïeul et suite à la perforation ou au forage de la flèche, une
source d’eau pure et douce jaillit jusqu’aux lèvres du mourant. Ganga est
venue étancher la soif brûlante de son cher fils et Bhishma but, comblé.
‘’Duryodhana, puisses-tu faire preuve de sagesse !’’, dit Bhishma en
s’adressant au prince Kaurava. ‘’As-tu vu comment Arjuna m’a versé de l’eau
pour étancher ma soif ? Qui d’autre dans ce monde pourrait accomplir une
telle prouesse ? Fais la paix avec lui sans plus tarder. Puisse la guerre cesser
avec mon départ de ce monde. Ecoute-moi, fils, fais la paix avec les
Pandavas.’’
Les paroles de l’aïeul ne plurent pas à Duryodhana. Même lorsqu’il est
mourant, le patient n’apprécie guère le remède et désapprouve son goût
amer.
Tous les princes se retirèrent ensuite dans leurs camps.
324
LXXII. KARNA ET LE VÉNÉRABLE AÏEUL
Lorsqu’il apprit que Bhishma gisait blessé et mourant, Karna se précipita et
il se prosterna à ses pieds en disant :
‘’Aîné de la race, le fils de Radha qui bien involontairement a encouru votre
grand déplaisir, s’incline humblement devant vous.’’
Aussitôt qu’après ces salutations remplies d’humilité, Karna se fut relevé, le
vénérable aïeul, très ému, posa affectueusement sa main sur la tête de Karna
pour le bénir. ‘’Tu n’es pas le fils de Radha, jeune homme’’, dit-il. ‘’Tu es le
premier né de Kuntidevi. Narada, qui connaît tous les secrets du monde, me
l’a lui-même révélé. Fils de Surya, je n’ai jamais vraiment entretenu d’aversion
à ton égard, mais cela m’attristait de voir ta haine à l’égard des Pandavas qui
augmentait sans raison de leur part. Je connais et j’admire ta bravoure et ta
générosité et je sais aussi que tu appartiens à la classe d’Arjuna et de
Krishna en termes de vaillance. Je pense qu’il serait approprié que tu te lies
d’amitié avec les Pandavas. C’est là que réside la voie juste pour toi qui es
leur frère. Avec mon rôle qui s’achève dans cette guerre, puisse le chapitre de
votre inimitié également se clôturer. Tel est mon vœu, Karna.’’
Karna écouta respectueusement et répondit : ‘’Vénérable aïeul, je sais que je
suis le fils de Kunti et que je ne suis pas le fils d’un conducteur de char. Mais
j’ai mangé le pain de Duryodhana et je dois lui être fidèle pour être fidèle à
ma propre lignée. Il m’est impossible de passer maintenant du côté des
Pandavas. Vous devez me permettre de rembourser avec ma vie la dette que
je dois à Duryodhana pour son amour et pour sa confiance, le cas échéant.
J’ai commis beaucoup d’erreurs en termes de paroles et d’actions. Vous
devez me pardonner pour tout cela et m’accorder vos bénédictions.’’
325
Le grand acharya qui connaissait toutes les lois de la conduite juste réfléchit
quelques instants aux paroles de Karna, puis il répondit : ‘’Fais donc selon
ton vœu, car c’est la voie juste.’’
Alors même que Bhishma gisait, mortellement blessé et mourant, la bataille ne
s’interrompit pas. Négligeant les paroles du vénérable aïeul, les Kauravas
reprirent les hostilités.
Mais privés du commandement de Bhishma, les troupes des Kauravas
ressemblaient à des moutons sans berger et les hommes s’écrièrent :
‘’Ô Karna, tu es celui qui reste pour nous guider et pour nous défendre !’’
Les guerriers Kauravas pensaient que si Karna acceptait de prendre le
commandement, la victoire était assurée. Durant les dix premiers jours, quand
Bhishma dirigeait les troupes, le fils de Surya se tint à l’écart de la bataille.
Comme cela a déjà été mentionné, profondément blessé par le mépris de
l’aïeul, Karna avait dit : ‘’Aussi longtemps que vous serez en mesure de
combattre, je demeurerai à l’écart. Si vous tuez les Pandavas et si vous
apportez la victoire à Duryodhana, je m’en réjouirai et je prendrai alors congé
du roi pour me retirer dans la forêt. Mais dans le cas où vous seriez vaincu et
où vous retourneriez à la demeure des braves, moi pour qui vous n’avez
aucune estime en tant qu’adhiratha, je prendrai mon char et je m’opposerai à
ceux que vous estimez être d’une bravoure supérieure à la mienne et après les
avoir vaincus, j’apporterai la victoire à Duryodhana.’’
Telle fut la promesse de Karna et c’est avec le consentement de
Duryodhana qu’il demeura à l’écart de la bataille durant les dix premiers
jours. A présent, il s’était approché à pied de Bhishma qui gisait sur son lit
de flèches en attendant sa fin et après l’avoir salué, il s’adressa à lui en ces
termes :
326
‘’Ô vénérable aïeul, vainqueur de Parasurama qui gisez là sur le champ de
bataille ! Si vous qui étiez parvenu au summum de la vie droite et juste et qui
incarniez la pureté même, vous devez vous retrouver ainsi gisant et blessé à
mort de cette manière, il est évident que personne ne peut atteindre dans ce
monde ce qu’il mérite par son propre mérite. Vous étiez le navire dont les
princes Kauravas dépendaient pour traverser le déluge de leurs problèmes.
Lourds et puissants seront en effet maintenant les coups que les Pandavas
vont asséner aux Kauravas et grande sera leur détresse conséquente. Tel le
feu et le vent qui réduisent la forêt en cendres, Arjuna et Krishna détruiront
l’armée des Kauravas, c’est une certitude. Tournez vers moi votre regard
plein de grâce et bénissez-moi, moi qui ai accepté le commandement de
l’armée.’’
Bhishma accorda ses bénédictions à Karna :
‘’Tu es comme de la bonne terre pour les semences, comme un nuage de pluie
pour les êtres vivants, quelqu’un sur qui on peut toujours compter, solide et
ferme dans sa loyauté. Sers Duryodhana et sauve-le. Pour lui, tu as vaincu
les Kambojas. Pour lui, tu as terrassé les Kiratas des bastions himalayens.
En son nom, tu as lutté contre les Girivrajas et tu les as vaincus. Et tu as
encore accompli beaucoup d’autres choses pour lui. Prends maintenant la
responsabilité de l’armée des Kauravas, comme si celle-ci était ton bien
propre et veille bien sur elle. Puisses-tu conduire à la victoire les troupes de
Duryodhana ! Va maintenant combattre tes ennemis !’’
Après avoir ainsi reçu les bénédictions de l’aïeul, Karna remonta dans son
char et prit la direction du champ de bataille, et quand le valeureux Karna
arriva sur le champ de bataille dans son char de guerre, le moral de
Duryodhana remonta en flèche et sa peine d’avoir perdu Bhishma fut
quelque peu allégée.
327
LXXIII.
DRONA PREND LE COMMANDEMENT
Duryodhana et Karna tinrent conseil pour déterminer qui devrait avoir la
charge du commandement suprême de toute l’armée.
‘’Je pense que chacun de ces princes guerriers qui combat à vos côtés est
suffisamment remarquable pour diriger nos troupes en tant que commandant
suprême’’, dit Karna. ‘’Tous ces rois sont égaux en vaillance, en force, en
énergie, en habileté, en courage, en bravoure, en lignée et en sagesse, mais ils
ne peuvent pas tous partager le commandement et si l’un d’entre eux était
choisi, les autres se sentiraient blessés et il serait alors possible qu’ils ne
mettent pas toutes leurs forces dans notre cause. Par conséquent, nous
aurions à en souffrir. Je recommanderais donc de nommer Dronacharya,
l’instructeur de tous ces princes et de tous ces guerriers, comme commandant
suprême, car il est effectivement le plus grand homme d’armes de notre
époque. Aucun kshatriya ne peut l’égaler en ce qui concerne les qualités qui
sont requises pour diriger notre armée.’’
Duryodhana convint que c’était la meilleure chose à faire et il fut donc décidé
qu’il en serait ainsi.
Duryodhana s’approcha de Dronacharya et devant tous les guerriers et
tous les princes, il s’inclina et s’adressa à lui en ces termes :
‘’Vénérable maître ! Parmi tous ceux qui sont rassemblés ici, vous n’avez pas
d’égal en termes de caste, d’ascendance, de connaissances scientifiques,
d’âge, de sagesse, de bravoure et d’adresse. Je vous prie dès lors d’accepter
le commandement suprême. Sous votre commandement, cette armée sera
victorieuse !’’
328
L’ensemble des rois accueillit la proposition avec un enthousiasme bruyant et
des cris de guerre qui réjouirent le cœur de Duryodhana.
Drona fut installé dans ses fonctions en bonne et due forme sous un
tonnerre d’acclamations. Les éloges des courtisans et le son des trompettes
qui accompagnaient la cérémonie laissèrent aux Kauravas l’impression qu’ils
avaient déjà vaincu l’ennemi, si grands étaient leur enthousiasme et leur
confiance dans le commandement de Drona.
Drona disposa l’armée en formation circulaire et Karna qui jusqu’ici s’était
tenu à l’écart était maintenant bien présent et on pouvait le voir circuler dans
son grand char sur le champ de bataille, ce qui insuffla un surcroît de courage
et de joie dans les cœurs des soldats Kauravas. Il se murmura dans l’armée
que le grand Bhishma ne voulait pas tuer les fils de Pandu et que par
conséquent, il n’avait pas mis tout son cœur dans la bataille, mais à présent
que Karna était sur le champ de bataille, il était certain que les Pandavas
seraient anéantis.
Dronacharya dirigea les combats pendant cinq jours. Bien qu’il était d’un
âge déjà assez avancé, il était partout sur le champ de bataille et il affichait
l’énergie farouche d’un jeune guerrier. Chaque fois qu’il dirigeait une
attaque, les troupes des Pandavas se dispersaient en pagaille et il engagea
personnellement le combat contre les plus grands guerriers du côté des
Pandavas. Ainsi, il lutta contre Satyaki, Bhima, Arjuna, Dhrishtadyumna,
Abhimanyu, Drupada et Kasiraja et il les vainquit à plusieurs reprises. Il
harcela et il infligea de sévères déculottées à l’armée des Pandavas pendant
les cinq jours de son commandement.
329
LXXIV. CAPTURER VIVANT YUDHISHTHIRA
Après que Drona ait pris le commandement de l’armée des Kauravas,
Duryodhana, Karna et Duhsasana tinrent conseil et ils décidèrent d’un plan,
puis Duryodhana alla trouver Dronacharya pour le mettre en application.
‘’Acharya, nous désirons que vous capturiez Yudhishthira vivant pour nous le
remettre. Nous ne voulons rien de plus, pas même une victoire totale. Si vous
réussissez à atteindre pour nous cet objectif, nous serons alors tous
excessivement satisfaits de la manière dont vous menez la guerre.’’
Quand Drona entendit Duryodhana qui lui tenait de tels propos, grande fut
sa joie, car il haïssait l’idée même de tuer les frères Pandavas. Quand bien
même, pour s’acquitter de ses obligations, l’acharya avait loyalement rejoint le
camp des Kauravas contre les Pandavas, il aimait les fils de Kunti et
particulièrement Yudhishthira qui avait des intentions pures. Aussi, lorsqu’il
entendit Duryodhana demander que Yudhishthira soit capturé vivant, il se
sentit fort soulagé.
‘’Sois béni, Duryodhana !’’, dit l’acharya. ‘’Tu veux toi aussi t’abstenir de
tuer Yudhishthira et cela réjouit mon cœur ! Vraiment, Yudhishthira n’a pas
d’ennemi et le nom Ajatasatru qu’on a attribué au fils aîné de Kunti est
justifié par ta grande décision. Si même toi tu as décidé qu’il ne devrait pas
être tué, mais capturé vivant, sa gloire incomparable en est encore dix fois
plus rehaussée.’’
‘’Mon cher Duryodhana, je vois quelles sont tes intentions’’, poursuivit
Drona. ‘’Tu désires vaincre au combat les Pandavas avant de leur restituer
leur part du royaume et de vivre en paix et en toute amitié avec eux. Je le vois
très clairement à ton désir de capturer vivant Yudhishthira.’’
330
Drona était excessivement satisfait et il ajouta :
‘’Yudhishthira est réellement l’homme le plus fortuné de cette terre. Les dieux
fort pleuvoir leurs bénédictions sur le bon fils de Kunti qui a même gagné le
cœur de ses ennemis.’’
Mais les motifs de Duryodhana pour capturer vivant Yudhishthira étaient
fort différents et après que Drona ait adhéré à sa proposition et qu’il ait
donné sa parole qu’il ferait de son mieux pour capturer vivant Yudhisthira, il
révéla ses intentions réelles.
Avec la mort de Yudhishthira, ils ne gagneraient rien et la colère des
Pandavas n’en serait que d’autant plus grande. La bataille ferait rage plus
férocement que jamais et Duryodhana savait que cela ne pourrait signifier
que la destruction totale de son armée. Même si la lutte devait se poursuivre
implacablement jusqu’à ce que les deux armées soient détruites, Krishna, Lui,
resterait encore en vie et Il rendrait la souveraineté du royaume à Draupadi
ou à Kunti. Alors, quel était l’intérêt de tuer Yudhishthira ? D’un autre côté,
si Yudhishthira était capturé vivant, Duryodhana pensait que la guerre
pourrait finir beaucoup plus vite et victorieusement pour les Kauravas. Il
pourrait alors certainement jouer sur la bonté de Yudhishthira et sa loyauté à
l’égard du code de conduite traditionnel des kshatriyas et il était quasiment
persuadé qu’il pourrait de nouveau être attiré dans une partie de dés et
renvoyé dans la forêt. Dix jours de combats avaient démontré à Duryodhana
que prolonger ceux-ci n’aboutirait qu’à la destruction de la race et non à
l’accomplissement de ses désirs. Après que Duryodhana ait clarifié ses
motifs à Drona, l’acharya était particulièrement amer et il maudit
Duryodhana intérieurement, mais quelle qu’en soit la raison, il était heureux
que Yudhishthira ne soit pas tué.
331
La nouvelle de l’assurance solennelle de Drona qu’il ferait prisonnier
Yudhishthira fut colportée à l’armée des Pandavas par leurs espions. Les
Pandavas savaient que si l’acharya était résolu et que s’il donnait sa parole
pour mettre quelque chose à exécution, son éminence incomparable dans l’art
de la guerre et sa bravoure rendaient l’affaire particulièrement grave. Ils
prirent alors toutes les mesures pour disposer leurs forces de manière à ce
que Yudhishthira ne reste jamais sans soutien. Quels que soient les
mouvements et les manœuvres possibles, ils prirent bien soin de laisser des
défenses et une protection suffisantes contre toute attaque surprise à
l’encontre de Yudhishthira.
Le premier jour de la bataille sous le commandement de Drona, l’acharya fit
amplement la démonstration de sa grande habileté et de son énergie. Il semait
la destruction dans les rangs des Pandavas, comme un feu de forêt ravage un
bois sec. Ses déplacements vifs, tranchants et rapides donnaient
l’impression à l’armée des Pandavas que Drona était partout simultanément
tout en faisant pleuvoir ses flèches comme un orage, transformant ainsi le
champ de bataille en une scène où dansait le dieu de la mort.
Il coupa en deux l’armée des Pandavas, là où se trouvait Dhrishtadyumna et il
y eut de nombreux combats singuliers entre des guerriers réputés. La lutte
fut âpre entre Sahadeva et Sakuni, habile dans l’art de l’illusion. Leurs deux
chars furent pulvérisés et ils sautèrent sur le sol et se battirent de toutes
leurs forces avec leurs masses, comme deux montagnes vivantes.
Il y eut un grand combat entre Bhima et Vivimsati. Salya lutta contre son
neveu, Nakula, et le harcela comme un bataillon de moustiques en lui souriant
de manière narquoise, mais à la fin, le char de Salya fut démoli, son étendard
arraché et il se retira en admettant sa défaite. Kripacharya et Dhrishtaketu
s’affrontèrent aussi et ce dernier eut le dessous. Il y eut encore de rudes
combats entre Satyaki et Kritavarma et Virata et Karna. Abhimanyu fit
332
l’ample démonstration de toute sa bravoure en combattant d’une seule main
Paurava, Kritavarma, Jayadratha et Salya et en repoussant leurs assauts.
Puis Salya et Bhimasena s’affrontèrent et Salya fut de nouveau vaincu et
contraint de se retirer. Les troupes des Kauravas commençaient à perdre
courage et l’armée des Pandavas qui s’en rendit compte contre-attaqua avec
un surcroît d’énergie et brisa leurs rangs.
Quand Drona s’en aperçut, il s’employa à restaurer le moral perdu de ses
troupes en menant une attaque directe sur Yudhishthira. Son char doré tiré
par quatre nobles destriers de Sind s’approcha à toute allure de
Yudhishthira. Yudhishthira répondit par une volée de flèches acérées
empennées de plumes d’aigle, mais Drona n’en avait cure et il continua
d’avancer. Il parvint à briser l’arc de Yudhishthira et il s’approchait de plus en
plus près… Dhrishtadyumna tenta désespérément d’intercepter Drona, mais
en vain. Toute l’armée s’écria alors : ‘’Yudhishthira va être fait prisonnier,
Yudhisthira va être fait prisonnier !’’
Tout à coup, Arjuna apparut, la terre tremblant sous les roues de son char,
tandis qu’il se frayait adroitement un chemin parmi les os et les corps qui
jonchaient le sol par monceaux. Drona fut contraint d’interrompre sa
progression, car Arjuna se montrait pressant.
Son arc, Gandiva, décochait une pluie incessante de flèches et personne ne
pouvait discerner les flèches qui sortaient de son carquois. C’était comme si
un déluge de flèches sortait du grand arc et le champ de bataille était
assombri par un mur de projectiles volants.
Drona dut battre en retraite sans avoir capturé Yudhishthira. La bataille
cessa pour la nuit et les troupes des Kauravas retournèrent au campement,
quelque peu dégrisées et remises à leur place, tandis que l’armée des
333
Pandavas regagnait le sien, la tête haute. Derrière suivaient Krishna et
Arjuna qui conversaient. Ainsi se termina le onzième jour de la bataille.
334
LXXV. LE DOUZIÈME JOUR
La tentative pour capturer vivant Yudhishthira avait échoué et Drona
s’entretint avec Duryodhana à ce sujet.
‘’Il est clair que nos efforts pour capturer Yudhishthira resteront infructueux
aussi longtemps qu’Arjuna sera tout proche. Ce n’est pas un manque de
volonté de ma part. Si par un stratagème, nous pouvions attirer Arjuna dans
une autre partie du champ de bataille, je pourrais alors transpercer les
défenses des Pandavas et capturer Yudhishthira. Je jure de le capturer et
de vous le livrer, s’il ne s’enfuit pas du champ de bataille en renonçant à son
honneur et si c’était le cas, nous serions aussi gagnants, n’est-ce pas ?’’
Le chef des Trigartadesas qui entendit Drona en discuta avec ses frères et
ils ourdirent un plan. Ils décidèrent de prêter le serment des samsaptakas et
de défier Arjuna au combat, à l’écart de Yudhishthira.
En conséquence, ils réunirent une force importante et s’accroupirent autour
du feu sacré, puis ils s’acquittèrent de leurs offrandes funéraires au cours
d’une cérémonie, comme s’ils étaient déjà morts et prêtèrent serment : ‘’Nous
ne reviendrons pas avant d’avoir tué Dhananjaya. Si nous nous enfuyons
craintivement du champ de bataille, puissions-nous être punis pour ce péché
mortel !’’
Après avoir prêté ainsi serment devant le feu sacré, ils marchèrent vers le sud,
car c’était la direction de la mort et ils crièrent : ‘’Oh, Arjuna !’’, en le mettant
au défi de se battre. C’était un grand escadron suicide mis sur pied pour
atteindre ce que Drona avait souligné être indispensable.
Arjuna se tourna vers Yudhishthira et s’adressa à lui en ces termes : ‘’Ô roi,
les samsaptakas m’appellent au combat et je suis tenu d’accepter ce défi que
335
Susarma et ses hommes me lancent. Je vais les anéantir, puis je reviendrai.
Permettez-moi d’y aller.’’
‘’Mon frère bien-aimé !’’, dit Yudhishthira, tu connais les intentions de Drona.
N’oublie pas cela et fais tout ce que tu penses approprié. Il a promis à
Duryodhana de me capturer vivant. C’est un guerrier hors pair, courageux,
fort, et expert dans tous les secteurs de l’art de la guerre. Il ne connaît point
la fatigue et rien n’échappe à son regard d’aigle.’’
‘’Ô roi, voici Satyajit qui vous apportera tout son soutien’’, répondit Arjuna.
‘’Tant qu’il sera vivant à vos côtés, rien ne pourra vous arriver.’’ Arjuna
demanda au prince Panchala Satyajit de monter la garde sur le flanc de
Yudhishthira avant de s’éloigner comme un lion affamé pour faire face aux
samsaptakas.
‘’Regarde, Krishna, les Trigartas qui baignent dans l’ivresse de leur serment,
alors qu’ils savent qu’ils courent à une mort certaine. Ils exultent,
anticipativement devant leur paradis qui s’approche.’’ Après avoir prononcé
ces quelques mots, Arjuna s’approcha du gros contingent samsaptaka.
C’était le douzième jour de la grande bataille et les combats firent rage. Au
bout d’un moment, les attaques d’Arjuna commencèrent à peser et les
Trigartas étaient fauchés comme des blés devant lui, mais Susarma leur
rappela leur serment.
‘’Héros, nous avons prêté serment devant le feu sacré en présence de toute
l’armée. Désormais, il n’est plus permis de reculer et de sombrer dans
l’ignominie.’’ Les samsaptakas acclamèrent leur chef et ils affrontèrent
Arjuna avec le courage sublime de leurs morts acceptées.
336
‘’Krishna, ils sont bien résolus à combattre jusqu’au tout dernier ! Continue
d’avancer’’, dit Arjuna.
Conduit par Madhusudana, le char d’Arjuna virevoltait comme le char
d’Indra dans la grande guerre des dieux contre les asuras. Il allait ici et là et où
qu’il aille, Gandiva, le grand arc d’Arjuna semait la mort parmi les Trigartas
condamnés. Le sang qui jaillissait dans leurs rangs serrés faisait penser à la
floraison printanière des fleurs écarlates dans une forêt d’arbres à laque du
Malabar. La lutte était épique. A un moment donné, on ne distinguait plus ni
le char d’Arjuna ni son étendard sous le déluge de flèches.
‘’Tu es toujours là, Arjuna ?’’, cria Krishna.
‘’Oui !’’, répondit Arjuna et ses projectiles dispersèrent le nuage de flèches.
La danse de la dissolution était en cours. Le champ de bataille était parsemé
de membres coupés et de corps sans têtes et il offrait un terrible spectacle.
Pendant qu’Arjuna affrontait les samsaptakas, Drona ordonna un violent
assaut contre les troupes des Pandavas à l’endroit où se trouvait
Yudhishthira. Yudhishthira s’en aperçut et il s’adressa au prince Panchala,
Dhrishtadyumna :
‘’Drona arrive pour essayer de me capturer. Surveille sa progression avec
vigilance.’’
Le fils de Drupada n’attendit pas que Drona s’approche trop près et il prit
les devants pour contrer Drona.
Dronacharya évita Dhrishtadyumna, sachant qu’il était destiné à mourir de
ses mains, mais que sa mort n’était pas encore à l’ordre du jour et il se tourna
337
vers Drupada et son contingent. Les hommes de Drupada subirent de
lourdes pertes et le sang coula à flot sur le champ de bataille. Puis, Drona
reporta de nouveau son attention sur Yudhishthira. Les Pandavas tinrent
bon et répondirent aux assauts de Drona par des pluies de flèches. Satyajit
lança une attaque contre le char de Drona et il s’ensuivit une lutte à mort où
la silhouette de Drona avait pris l’aspect lugubre et macabre de la Grande
Faucheuse. Beaucoup de guerriers succombèrent, successivement. Vrika, un
prince de Panchala, puis Satyajit, s’écroulèrent.
Satanika, un des fils de Virata s’approcha de Drona, mais sa tête tranchée
roula sur le sol avec ses boucles d’oreilles en or qui scintillaient. Ketana, un
autre chef, poursuivit l’attaque, mais lui aussi périt. Puis, Vasudhana se
précipita pour enrayer la progression de Drona, mais il périt également.
Yudhamanyu, Satyaki, Sikhandin et Uttamaujas tentèrent à leur tour de
repousser Drona, mais tous ces grands guerriers furent forcés de battre en
retraite. Drona était sur le point de capturer Yudhishthira.
A ce moment-là, Panchalya, un autre fils de Drupada, se rua pour arrêter
l’acharya et il combattit avec l’énergie du désespoir, mais lui aussi fut
mortellement blessé et il s’écroula hors de son char.
Duryodhana était ravi de la tournure des événements et il dit en exultant à
Karna :
‘’Karna, admire la bravoure et la vaillance de notre puissant chef de guerre !
A lui tout seul, il va dégoûter les Pandavas de la bataille. Regarde comment
leur armée croule et roule sous ses coups de boutoir !’’
Karma secoua la tête. ‘’Ne versez pas dans l’excès de confiance’’, dit-il. ‘’Les
Pandavas ne seront pas vaincus aussi facilement. Ils n’abandonneront jamais.
338
Les torts qu’ils ont subis sont trop grands pour être oubliés. Vous avez
essayé de les empoisonner et de les tuer. Vous avez tenté de les brûler vifs.
Vous les avez peinés, humiliés à l’occasion de la partie de dés et contraints à
vivre en exil durant de longues années. Jamais, ils ne renonceront. D’ailleurs,
regardez, leur armée s’est déjà regroupée et toutes leurs forces combinées
s’attaquent à Drona. Voyez Bhima, Satyaki, Yudhamanyu, Kshatradharma,
Nakula, Uttamaujas, Drupada, Virata Sikhandin, Dhrishtaketu et d’autres
guerriers qui sont tous venus protéger Yudhishthira et ils mettent une terrible
pression sur Drona. Nous ne devrions pas rester comme cela les bras
ballants à regarder nonchalamment, alors qu’un poids aussi lourd pèse sur les
épaules de l’acharya. Aussi fort qu’il est, il y a une limite à ce que lui aussi
peut endurer. Même une meute de loups peut harceler et tuer un puissant
éléphant. Allons-y, ne laissons pas Drona sans soutien une seule seconde
de plus.’’
339
LXXVI. LE VÉNÉRABLE ET VALEUREUX
BHAGADATTA
Drona multiplia les tentatives pour capturer Yudhishthira, mais il échoua.
Duryodhana fit charger une importante division d’éléphants contre Bhima et
Bhima se défendit depuis son char avec des flèches bien ciblées. Il décocha
des flèches à têtes de croissant qui tranchèrent la bannière de Duryodhana
et qui brisèrent l’arc qu’il tenait en main. Constatant la situation délicate
dans laquelle se trouvait le roi, le roi de Mlechchha, Anga, marcha droit sur
Bhimasena, juché sur un énorme éléphant, mais Bhima riposta par une volée
de flèches qui abattirent la bête et qui tuèrent le roi de Mlechchha, ce qui
entraîna l’éparpillement d’une partie des troupes des Kauravas dans la peur
et la confusion.
A la suite de la débandade massive des éléphants, les chevaux se mirent eux
aussi à paniquer et des milliers de fantassins furent piétinés sous les pattes
des éléphants et des chevaux qui s’enfuyaient éperdument.
Le roi de Pragjyothisha, le vénérable et valeureux Bhagadatta vit la grande
confusion qui régnait et les troupes des Kauravas qui se dispersaient, ce qui
l’exaspéra. Il se dressa sur son célèbre éléphant, Supratika pour charger
Bhimasena. La monstrueuse bête se rua en avant, les oreilles déployées et la
trompe qui tournoyait et elle percuta le char de Bhima et chevaux et véhicule
ne firent plus qu’une seule masse indescriptible, mais Bhima parvint à
esquiver en sautant du char au dernier instant. L’anatomie des éléphants
n’avait plus aucun secret pour lui. Il passa en dessous de la bête féroce et lui
asséna des coups sur les points vitaux jusqu’à ce qu’elle en devienne folle et
qu’elle se mette à tourner comme la roue d’un potier en tentant de se
débarrasser de Bhima qui s’accrochait à ses pattes et qui la harcelait du
dessous. Le mastodonte se baissa et saisit Bhima par la trompe et il était sur
340
le point de l’écraser, mais Vrikodara réussit à se libérer de sa prise et repassa
sous la bête entre ses pattes et tout en s’agrippant à la bête, il lui faisait
endurer une douleur insupportable.
Bhima gagnait du temps dans l’espoir qu’un éléphant du camp des Pandavas
serait amené à attaquer l’éléphant de Bhagadatta et lui permette ainsi de
s’échapper, mais quand Bhima disparut à leur vue, caché entre les pattes du
pachyderme, les soldats crurent que Bhima avait été tué et s’écrièrent :
‘’Bhima est mort ! L’éléphant de Bhagadatta a écrasé Bhimasena !’’ et le cri
se répercuta sur tout le champ de bataille.
Yudhishthira l’entendit et croyant que Bhima était mort, il poussa ses
troupes pour qu’elles détruisent Bhagadatta. Le roi de Dasarna chargea
Bhagadatta. Son éléphant était aussi une fameuse bête et il y eut une
grande lutte entre Supratika et l’éléphant de Dasarna, mais finalement, une
défense de Supratika perfora le flanc de l’éléphant de Dasarna qui
s’écroula, mort. C’est à ce moment-là que Bhima quitta son ‘’refuge’’ sous
Supratika et courut se mettre à l’abri et toute l’armée des Pandavas exulta,
lorsqu’elle vit que Bhima était toujours en vie.
Bhagadatta était maintenant attaqué de toutes parts, mais il ne perdit pas
courage. Resplendissant sur son éléphant, il étincelait comme un feu de forêt
sur une colline et ignorant superbement ses ennemis qui l’encerclaient, il lança
son éléphant sur le char de Satyaki. L’éléphant saisit le char à l’aide de sa
grande trompe et menaça de le projeter au sol et Satyaki sauta en bas juste
à temps pour se sauver. Son conducteur fit la démonstration d’une grande
agilité et d’une fantastique habilité et parvint à sauver et le véhicule et les
chevaux et après avoir repris le contrôle du char, il récupéra Satyaki.
L’éléphant de Bhagadatta provoquait d’énormes dégâts dans l’armée des
Pandavas et semait la terreur sur son passage en tuant les guerriers à la pelle.
341
Bhagadatta se tenait sur son dos, tel Indra montant Airavata, quand il
combattit les asuras. Les oreilles claquant de colère et la trompe tendue vers
l’avant, le pachyderme piétina une kyrielle de chevaux, de chars et de soldats
et semait la destruction dans toute l’armée des Pandavas. Tous les
projectiles lancés contre lui semblaient seulement accroître encore sa fureur.
Bhimasena récupéra un char et repartit à l’offensive contre Bhagadatta. La
bête projeta alors violemment une pluie de mucus, ce qui aveugla les chevaux
de Bhima qui partirent en tous sens et son conducteur fut dans l’incapacité
de les maîtriser.
Un grand nuage de poussière montait du champ de bataille, là où les combats
contre le mastodonte faisaient rage. Arjuna s’en aperçut tout en combattant
les samsaptakas et entendit aussi le tumulte provoqué par l’éléphant de
Bhagadatta. Il craignit que les choses ne tournent mal et dit à Krishna :
‘’Madhusudana, j’entends les barrissements furieux de Supratika, l’éléphant
de Bhagadatta. Ce roi de Pragiyotisha est redoutable avec son éléphant et
il n’a pas d’égal dans ce genre de combats. Il est certain de vaincre et de
semer la déroute chez nos hommes. Nous devons immédiatement nous rendre
sur place pour sauver la situation. Nous avons suffisamment châtié ces
samsaptakas. Conduis-moi là où Drona est aux prises avec Yudhishthira.’’
Krishna dirigea alors le char vers le front principal, mais Susarma et ses
frères coururent derrière leur char et crièrent ‘’Arrêtez, arrêtez !’’, tout en
faisant pleuvoir leurs projectiles sur le char d’Arjuna.
L’esprit d’Arjuna était partagé.
‘’Susarma me défie ici au combat et je déteste décliner ce genre d’invitation,
mais là-bas, au nord, les rangs de notre armée semblent brisés et nos hommes
ont besoin d’un soutien immédiat…’’
342
Tandis qu’Arjuna réfléchissait ainsi, une javeline frôla Arjuna et une autre,
Janardana. Arjuna s’empourpra alors et décocha une volée de flèches qui
contraignirent Susarma et ses hommes à battre en retraite.
Ils ne perdirent plus de temps et filèrent, là où Bhagadatta semait la terreur.
Dès qu’elles aperçurent le char d’Arjuna, les troupes des Pandavas se
reformèrent et aussitôt qu’Arjuna s’approcha de Bhagadatta, Bhagadatta
attaqua Arjuna sur Supratika, mais Vasudeva évita la collision et le choc,
chaque fois que la bête chargea.
Bhagadatta faisait pleuvoir ses projectiles sur Arjuna et Krishna, mais les
flèches d’Arjuna transpercèrent l’armure de l’éléphant et commencèrent à
chatouiller la bête. Bhagadatta se rendit compte que son éléphant ne
pourrait pas résister longtemps à ce régime et il visa Krishna à l’aide d’une
javeline. Arjuna l’intercepta et la brisa en deux. Bhagadatta lança alors une
seconde javeline qui vint frapper le casque de Dhananjaya.
Après avoir réajusté son casque, Arjuna reprit son arc et s’écria :
‘’Bhagadatta, regarde le monde une dernière fois et prépare-toi à mourir !’’.
Bhagadatta était un vétéran d’un âge très respectable. Sa crinière argentée
et les rides de son noble visage lui donnaient un aspect léonin intrépide. En
fait, il était déjà si âgé qu’il avait noué un bandeau autour de son front pour
ne pas que ses paupières tombantes ne gênent trop sa vision. Bhagadatta
était aussi renommé pour sa bravoure que pour la pureté de son caractère et
de sa conduite et parmi les guerriers de son époque, c’était l’un des plus
illustres et les hommes lui avaient attribué le titre d’ « ami d’Indra », en
reconnaissance de sa grandeur.
‘’Regarde le monde une dernière fois !’’, cria Arjuna, et ses flèches brisèrent
son arc, son carquois et fracassèrent les jointures de son armure.
343
A cette époque, tous les guerriers portaient une lourde armure et les
kshatriyas étudiaient particulièrement les secrets de leurs points faibles,
comme les jointures et les parties mobiles. Ceci constituait une partie
importante de leur formation militaire. Dépossédé de toutes ses armes,
Bhagadatta lança alors l’aiguillon à l’aide duquel il dirigeait son éléphant sur
Arjuna avec une précision mortelle et chargé avec le mantra de Vishnu.
Celui-ci aurait tué net Arjuna, si Krishna ne s’était pas interposé et ne
s’était pas présenté comme cible pour le missile. Il vint se loger dans Sa
poitrine, pareil à un collier de choix. Chargé du mantra de Vishnu, il ne
pouvait nuire à Vishnu et devint comme une guirlande autour du cou du
Seigneur.
‘’Janardana, comment se fait-il que Tu Te sois présenté comme cible pour le
missile de l’ennemi ? Tu avais dit que Tu Te contenterais du rôle de
conducteur et que Tu me laisserais tous les combats. Comment as-Tu pu
faire cela ?’’, protesta Arjuna.
‘’Bien-aimé Arjuna, tu ne comprends pas ! Ce projectile t’aurait tué, s’il
t’avait touché et de plus, il m’appartient en propre et il est retourné à son
légitime propriétaire’ ’, dit Krishna en riant. Partha décocha alors une flèche
qui transperça la tête du pachyderme, comme un serpent pénètre dans une
fourmilière.
Bhagadatta tenta bien de pousser l’éléphant vers l’avant, mais il demeura
immobile et son ordre fut ignoré, comme les paroles d’un homme qui a perdu
toutes ses richesses sont ignorées par sa femme.
L’éléphant demeura immobile, comme une colline pendant un moment, puis
s’effondra brusquement et rendit l’âme en plantant ses défenses dans la terre
avec un ultime barrissement agonisant.
344
Arjuna était assez chagriné par la mort du noble animal et de ne pas avoir été
en mesure de tuer Bhagadatta sans tuer sa monture. Une flèche d’Arjuna
arracha le bandeau qui aidait le vieux roi à bien voir, suivie bientôt par une
autre à tête de croissant qui lui transperça la poitrine et Bhagadatta
s’effondra à son tour, tel un grand arbre victime de la tempête, et les troupes
des Kauravas se dispersèrent dans la confusion totale.
Les frères de Sakuni, Vrisha et Achala, firent de leur mieux pour s’opposer
à Arjuna et l’attaquèrent conjointement par l’avant et par l’arrière, mais leurs
chars furent rapidement réduits en pièces et tous les deux périrent. Ils se
ressemblaient fort et ils avaient la même apparence noble. Les corps de ces
deux vaillants héros qui n’avaient pas fui contrairement au reste brillaient avec
un éclat étrange et la colère de Sakuni explosa, lorsqu’il vit ses frères
courageux et incomparables qui gisaient morts sur le champ de bataille. Il
attaqua farouchement Arjuna en utilisant tous ses subterfuges, ce en quoi il
excellait, mais Arjuna déjoua toutes ses manœuvres et Sakuni dut quitter
précipitamment le champ de bataille aussi vite que ses chevaux le lui
permettaient.
Les troupes des Pandavas continuèrent à malmener l’armée de Drona et
provoquèrent de gros dégâts jusqu’au coucher du soleil. Drona donna alors
des ordres pour interrompre les combats et les troupes des Kauravas qui
avaient subi de lourdes pertes se retirèrent dans leur campement, en proie au
désarroi et au découragement. Dans l’autre camp, le moral des troupes des
Pandavas était au zénith et les guerriers se rassemblèrent autour des feux
pour discuter joyeusement et louer Arjuna et les autres héros qui les avaient
conduits à la victoire.
345
LXXVII.
ABHIMANYU
Le lendemain matin, Duryodhana s’approcha de Dronacharya,
particulièrement amer et en colère, et après l’avoir salué comme de coutume, il
s’adressa à lui en ces termes en présence de nombre de ses généraux :
‘’Vénérable brahmane, Yudhishthira était tout à fait à votre portée hier et si
vous aviez réellement voulu le capturer, personne n’aurait pu vous en
empêcher. Mais vous ne l’avez pas fait et pour moi, les évènements d’hier
restent inexplicables. Je n’arrive pas à comprendre ce qui vous empêche de
mettre à exécution la promesse que vous m’avez faite. En vérité, les grands
hommes sont bel et bien insaisissables…’’
Dronacharya se sentit piqué et blessé par cette insinuation insultante.
‘’Duryodhana’’, dit-il, ‘’je manifeste et je déploie pour vous toute la force et
toute l’habileté qui sont les miennes. Vous entretenez des pensées qui sont
indignes d’un roi. Aussi longtemps qu’Arjuna sera présent pour soutenir
Yudhishthira, nous ne pourrons pas le capturer, je vous l’ai déjà dit. Ce n’est
que si nous réussissons à éloigner Arjuna du champ de bataille que nous
pouvons espérer exécuter le plan que vous désirez et je m’évertue à trouver
les solutions pour atteindre cet objectif.’’
Drona parvint ainsi difficilement à maîtriser sa juste col ère et à réconforter
quelque peu Duryodhana dans son désarroi.
Le treizième jour, les samsaptakas défièrent à nouveau Arjuna et il se dirigea
donc là où ils étaient disposés en ordre de bataille au sud du front principal.
Les combats que les samsaptakas et qu’Arjuna se livrèrent furent les plus
acharnés jusqu’à ce jour.
346
Quand Dhananjaya s’éloigna du front principal pour livrer bataille aux
samsaptakas, Drona redéploya son armée dans la formation du lotus et
attaqua Yudhishthira. Bhima, Satyaki, Chekitana, Dhrishtadyumna,
Kuntibhoja, Drupada, Ghatotkacha, Yudhamanyu, Sikhandin, Uttamaujas,
Virata, les Kekayas, Srinjayas et beaucoup d’autres s’opposèrent à lui, mais
la violence de l’offensive de Drona était telle qu’elle semblait paralyser et
annihiler leur résistance.
Abhimanyu, le fils d’Arjuna et de Subhadra était encore un adolescent, mais
il était déjà reconnu comme un homme d’armes formidable et l’égal même de
son père et de son oncle au combat. Yudhishthira appela Abhimanyu et lui
dit :
‘’Cher fils, Dronacharya est en train de malmener durement notre armée.
Arjuna n’est pas là et si nous devions connaître la défaite en son absence, il
en serait peiné au-delà de toute mesure. Aucun d’entre nous n’a pu briser le
dispositif de Drona. Tu sais que tu en es capable et personne d’autre. Je te
demande de t’acquitter de cette tâche.’’
‘’Je peux certainement y arriver’’, répondit Abhimanyu. ‘’Mon père m’a appris
comment m’infiltrer dans un tel dispositif et je pourrai sûrement y parvenir,
mais si après avoir forcé le passage, il deviendrait malheureusement
nécessaire pour moi de ressortir, je risque de ne pas pouvoir le faire, n’ayant
pas encore été instruit dans l’art d’une telle manœuvre.’’
‘’Vaillant garçon, brise le dispositif et ouvre une brèche pour nous. Nous te
suivrons directement. Nous serons avec toi pour faire face à n’importe quel
danger et il n’y a pas lieu de t’inquiéter pour la suite.’’
Bhimasena acquiesça à la proposition de Yudhishthira : ‘’Je te suivrai
directement et je m’infiltrerai aussi, une fois que tu auras réussi à briser le
347
dispositif de l’ennemi. Et après moi suivront Dhrishtadyumna, Satyaki, les
Panchalas, les Kekayas et les forces de Matsyadesa. Tu n’auras qu’à
simplement briser le dispositif, comme toi seul peux le faire, et nous nous
occuperons du reste et nous écraserons l’armée des Kauravas.’’
Abhimanyu songea à son père et à Krishna, et se sentant grandement
encouragé par les paroles de Bhimasena et de Yudhishthira et poussé par
sa propre nature courageuse, il se résolut à entreprendre l’aventure.
‘’J’honorerai mon père et mon oncle’’, dit-il avec enthousiasme.
‘’Puisse ta vaillance s’accroître encore !’’, dit Yudhisthira et il bénit le jeune
homme.
‘’Sumitra ! Tu vois l’étendard de Drona, là-bas ? Fonce droit dessus !’’, dit
Abhimanyu à son conducteur.
‘’Plus vite, plus vite !’’, lui cria Abhimanyu, alors qu’ils fonçaient déjà.
‘’Que les dieux nous protègent !’’, dit le conducteur du char. ‘’Yudhishthira a
mis un poids énorme sur vos jeunes épaules. Réfléchissez bien avant de
forcer le dispositif de Drona. L’acharya est sans égal en termes d’habileté et
d’expérience, tandis que vous, même si vous êtes d’une valeur égale, vous
n’avez pas toutes ces longues années derrière vous...’’
Abhimanyu sourit et répondit : ‘’Mon ami ! Ne suis-je pas le neveu de
Krishna et le fils d’Arjuna ? Qui d’autre possède un tel avantage ? Ces
ennemis n’ont pas le quart de ma force. Rapproche-toi vite de Drona et
n’hésite pas !’’
Le conducteur du char obéit.
348
Alors que le char doré auquel étaient attelés de splendides jeunes coursiers
s’approchait à bride abattue, les soldats de l’armée des Kauravas
s’écrièrent : ‘’Abhimanyu arrive ! Abhimanyu arrive !’’ Et les Pandavas
suivaient de très près Abhimanyu.
Les guerriers Kauravas étaient troublés. ‘’Sa bravoure et sa vaillance
dépassent encore celle d’Arjuna !’’, songèrent-ils et ils commençaient déjà à
perdre courage.
Abhimanyu se précipita comme un jeune lion sur un troupeau d’éléphants et
des vagues se formèrent dans les rangs des Kauravas qui plièrent sous cet
assaut frontal, avant de rompre brutalement sous le regard même de Drona.
Abhimanyu avait brisé son dispositif et avait réussi à s’infiltrer. Mais la
brèche se referma tout aussitôt avec le soutien de Jayadratha, le roi des
Sindhus, avant même que les autres guerriers Pandavas ne puissent le suivre
conformément au plan - et Abhimanyu était donc tout seul !
Les guerriers des Kauravas s’opposèrent à lui, mais ils tombèrent comme des
mouches, les uns après les autres. Les flèches d’Abhimanyu cherchaient les
points faibles dans leurs armures et les corps des soldats jonchèrent bientôt
le champ de bataille. Partout étaient éparpillés des arcs, des flèches, des
épées, des boucliers, des javelines, des haches, des masses, des lances, des
cravaches, des conques, ainsi que des têtes et des membres coupés de
guerriers morts…
Constatant les dégâts, Duryodhana piqua une énorme colère et se précipita
lui-même pour contrer le jeune guerrier, mais Drona s’étant aperçu que le roi
en personne avait engagé la lutte contre Abhimanyu, devint nerveux et
envoya quelques vieux durs à cuire pour protéger Duryodhana et c’est avec
toutes les peines du monde qu’ils parvinrent à arracher le roi au jeune héros
349
qui vraiment déçu par le sauvetage de Duryodhana passa toute sa
frustration sur les guerriers venus le secourir et les mit en fuite.
Alors, faisant fi de tout sentiment de honte et de chevalerie, un groupe de
vétérans aguerris procéda à une attaque combinée et simultanée sur le jeune
héros qui était seul et cerné de toutes parts par ses ennemis. Mais à l’image
d’un roc entouré de tous côtés par la marée montante, le fils d’Arjuna tint
bon et résista à ce multiple et unique assaut. Drona, Aswatthama, Kripa,
Karna, Sakuni, Salya et beaucoup d’autres grands guerriers équipés de
toutes leurs armes, déferlèrent dans leurs chars sur le jeune héros et furent
repoussés et mis en déroute. Asmaka lança son char à toute allure contre
celui d’Abhimanyu, mais celui-ci disposa de lui en deux temps et trois
mouvements. L’armure de Karna fut perforée et Salya fut sérieusement
blessé et demeurait assis, totalement incapable de bouger dans son char.
Très en colère, le frère de Salya vint lui porter secours pour venger sa
disgrâce, mais il tomba au combat et son char fut pulvérisé.
C’est ainsi qu’Abhimanyu, seul et sans soutien, s’opposa à une kyrielle de
guerriers chevronnés et fit la démonstration de toute l’habileté dans l’usage
des armes qu’il avait apprise de son illustre père et de Vasudeva, son oncle.
Sous le charme de ce phénomène, les yeux de Dronacharya se remplirent de
larmes d’admiration affectueuse.
‘’Y a-t-il jamais eu un combattant de la trempe de ce garçon, Abhimanyu ?’’,
s’exclama-t-il en direction de Kripa et à portée d’oreilles de Duryodhana qui
ne put contenir sa colère :
‘’La partialité de l’acharya à l’égard d’Arjuna l’empêche de tuer
Abhimanyu !’’, hurla Duryodhana, ‘’ et il chante ses louanges au lieu de lutter
contre lui. Si l’acharya avait vraiment l’intention de disposer d’Abhimanyu, lui
faudrait-il autant de temps pour le faire ?’’
350
Duryodhana se montra fréquemment soupçonneux et se plaignit de Bhishma
et de Drona. Ayant entrepris une guerre qui allait à l’encontre du dharma, il
était souvent amené à parler ainsi et blessait les sentiments des acharyas qui
demeuraient loyaux, même en constatant sa cruauté.
Duhsasana rugit de colère et s’écria : ‘’Ce gamin présomptueux va périr
maintenant !’’ et il poussa son char pour attaquer Abhimanyu.
Les chars d’Abhimanyu et de Duhsasana entamèrent alors un genre de
ballet et la bataille fit rage pendant longtemps et finalement, Duhsasana fut
assommé dans son char et son conducteur parvint juste à temps à l’éloigner
du champ de bataille, sauvant ainsi la vie de Duhsasana.
Karna attaqua alors Abhimanyu et le harcela à l’aide de ses projectiles, mais
une flèche d’Abhimanyu brisa l’arc de Karna et le jeune guerrier poussa
Karna dans ses derniers retranchements et l’obligea à fuir. Les troupes des
Kauravas qui assistèrent à cette passe d’armes étaient totalement
démoralisées.
L’armée baignait dans la confusion totale et les hommes s’éparpillèrent dans
toutes les directions, malgré les remontrances de Drona et Abhimanyu
anéantit tous ceux qui passaient à sa portée, comme un feu détruit une jungle
desséchée en été.
351
LXXVIII.
LA MORT D’ABHIMANYU
Se conformant à leur plan, les Pandavas suivaient de près Abhimanyu,
lorsqu’il perça le dispositif des Kauravas, mais le beau-fils de Dhritarashtra,
Jayadratha, le vaillant roi des Sindhus, se rua sur les Pandavas avec toutes
ses troupes et réussit à colmater la brèche juste avant que les Pandavas ne
s’y engouffrent. Yudhishthira lança une javeline qui brisa l’arc de
Jayadratha, mais Jayadratha s’empara immédiatement d’un autre arc et
riposta. Les flèches de Bhimasena s’avérèrent fatales pour le toit de son
char et la hampe de son étendard, mais le roi des Sindhus était habile et
parvint à se réarmer, chaque fois que ses armes étaient mises hors d’état de
nuire et réussit à tuer les chevaux du char de Bhima qui fut contraint de se
réfugier dans le char de Satyaki et c’est ainsi que le valeureux et pugnace roi
parvint à stopper l’élan des Pandavas et à les empêcher de suivre
Abhimanyu. Le jeune héros était donc isolé et cerné par l’armée des
Kauravas.
Le fils de Subhadra ne se démonta pas pour autant. Il s’en prit à tous les
guerriers qui l’entouraient et les pourfendit. Comme des rivières qui se
perdaient dans la mer, les soldats qui l’attaquaient disparaissaient sous ses
flèches. L’armée des Kauravas tanguait sous les assauts d’Abhimanyu et le
fils de Duryodhana, Lakshmana, un jeune guerrier courageux, lança alors son
char contre Abhimanyu. Quand ils s’en aperçurent, des soldats qui battaient
en retraite revinrent soutenir Lakshmana et firent pleuvoir leurs flèches sur
Abhimanyu, mais le fils d’Arjuna n’en avait cure et avec une flèche bien
ciblée, il transperça Lakshmana. Le beau jeune homme gisait désormais sur le
champ de bataille et les guerriers Kauravas étaient remplis de tristesse.
‘’Qu’Abhimanyu aille en enfer !’’, hurla Duryodhana et les six grands
guerriers, Drona, Kripa, Karna, Aswatthama, Brihatbala et Kritavarma
encerclèrent Abhimanyu.
352
‘’Il est impossible de transpercer son armure !’’, dit Drona à Karna. ‘’Vise les
rênes de ses chevaux et tranche-les. Immobilise-le ainsi et attaque-le par
l’arrière.’’
C’est ce que fit le fils de Surya. L’arc d’Abhimanyu fut brisé et ses chevaux
et son conducteur de char furent tués. Immobilisé, le jeune guerrier était à
présent debout sur le champ de bataille avec son épée et son bouclier et il
faisait face à ses ennemis. Intrépide comme le kshatriyadharma incarné, il
éblouissait les guerriers à l’entour. Ainsi, en faisant tournoyer son épée, il
tenait tête à la masse des guerriers qui l’encerclaient avec une adresse
confondante et il leur semblait que ses pieds ne touchaient plus terre et que
des ailes le portaient.
Drona envoya un projectile qui brisa l’épée d’Abhimanyu et les flèches
acérées de Karna réduisirent en miettes son bouclier.
Alors, Abhimanyu se baissa et après avoir saisi une des roues du char, il la
fit tournoyer comme un disque et fit face à tous les ennemis qui l’encerclaient.
La poussière de la roue du char le recouvrait et sublimait la beauté naturelle
du jeune héros qui luttait comme un second Vishnu avec son disque.
Néanmoins, assez rapidement, l’assaut combiné de tous les guerriers qui
l’encerclaient le fit suffoquer et la roue du char fut pulvérisée. Le fils de
Duhsasana s’approcha de lui pour un ultime combat. Tous les deux
chutèrent lourdement, mais le fils de Duhsasana se releva le premier et
pendant qu’Abhimanyu en faisait autant, il le frappa à l’aide de sa masse et le
tua.
‘’C’est ainsi que le fils de Subhadra, après avoir fait des ravages à lui tout
seul dans l’armée des Kauravas, fut submergé par le nombre et cruellement
tué’’, dit Sanjaya à Dhritarashtra. ‘’Et après l’avoir ainsi tué, vos sbires ont
dansé autour de son cadavre, comme des chasseurs exultant au-dessus de
353
leur proie. Tous les hommes de bien de l’armée étaient chagrinés et versèrent
des larmes et même les oiseaux de proie qui tournoyaient dans le ciel
poussaient des cris qui ressemblaient à des lamentations.’’
Alors que le bruit des conques et que les cris de victoire se faisaient partout
entendre dans l’armée des Kauravas, Yuyutsu, le fils de Dhritarashtra
n’approuvait pas du tout ceci : ‘’Quelle ignominie !’’, s’écria-t-il avec colère.
‘’Soldats, vous avez oublié votre code de conduite ! Vous devriez être
honteux et à la place, vous lancez des cris de victoire impudents et
imprudents ! Après avoir commis un acte aussi vil, vous vous délectez d’une
joie stupide, aveugles que vous êtes face au danger qui est imminent !’’
Après avoir prononcé ces paroles, Yuyutsu jeta les armes, dégoûté, et il
quitta le champ de bataille. Ce jeune fils de Dhritarashtra redoutait le péché.
Ses paroles ne firent pas plaisir aux oreilles des Kauravas, mais c’était un
homme bon qui disait ce qu’il pensait.
354
LXXIX. LE CHAGRIN D’UN PÈRE
Yudhishthira était plongé dans le chagrin. ‘’Il a gagné le sommeil duquel on ne
se réveille jamais, lui qui au combat a terrassé Drona, Aswatthama et
Duryodhana et qui ressemblait à un brasier destructeur pour les forces
ennemies. Ô, toi le guerrier qui a mis en fuite Duhsasana, es-tu réellement
mort ? Pourquoi alors continuer à se battre ? Qu’y a-t-il à gagner ? Pourquoi
vouloir un royaume, maintenant ? Quelles paroles de réconfort pourrai-je
bien prodiguer à Arjuna ? Et que dirai-je à Subhadra ? Comment pourraisje leur dire de si vaines et inutiles paroles de consolation ? L’ambition détruit
réellement la compréhension des hommes. Dans mon désir de vaincre, j’ai
poussé sur le front du champ de bataille un garçon qui avait encore toute une
vie d’amour et de joie devant lui. Il n’y a pas deux crétins comme moi dans le
monde. J’ai tué le fils bien-aimé d’Arjuna au lieu de le protéger en l’absence
de son père.’’
C’est ainsi que Yudhishthira se morfondait dans sa tente entouré par
quelques guerriers silencieux qui songeaient tristement à la bravoure du jeune
héros et à sa mort cruelle.
Vyasa avait pris l’habitude de venir réconforter les Pandavas, chaque fois
qu’une grande peine les affligeait. Il était leur maître et leur parent. Ainsi
apparut-il devant Yudhishthira et le sage fut reçu avec tous les honneurs qui
lui étaient dus.
‘’Tu es un homme avisé’’, dit Vyasa, ‘’et il ne convient pas que tu te laisses
aspirer par le chagrin de cette manière. Puisque tu connais la nature de la
mort, il n’est pas approprié que tu te lamentes ainsi comme une personne
inculte.’’ Vyasa entreprit de réconforter le malheureux Dharmaputra.
‘’Quand Brahma créa les êtres vivants, il commença à être inquiet. ‘’Toutes
ces vies vont se multiplier et leur nombre dépassera vite la capacité de la
355
Terre et il ne semble y avoir aucun moyen pour gérer cela.’’ Cette pensée de
Brahma se mua en une flamme qui grandit et qui s’étendit de plus en plus au
point de menacer de détruire immédiatement toute la création. Rudra plaida
alors pour qu’il apaise ce feu destructeur. Brahma contrôla l’immense feu et
l’assujettit en une loi maintenant connue sous le nom de mort parmi les
mortels. Cette loi du Créateur assume des formes multiples, comme les
guerres, les maladies et les accidents et elle préserve l’équilibre entre les
naissances et les morts. La mort est donc une loi inévitable de l’existence et
elle est ordonnée pour le bien du monde. Il n’est pas sage de se montrer
impatient avec elle ni de pleurer exagérément ceux qui meurent. Il n’y a aucune
raison de plaindre ceux qui passent dans l’au-delà. En fait, nous pourrions
même avoir des raisons de plaindre ceux qui restent.’’
Après avoir prononcé ces quelques paroles de réconfort, Vyasa se retira.
Dhananjaya et Krishna retournaient au campement après avoir vaincu et tué
les samsaptakas.
‘’Krishna, je ne sais pas pourquoi’’, dit-Arjuna, ‘’mais je ne suis pas tranquille.
J’ai la bouche sèche et mon cœur est troublé par un pressentiment de perte.
Je me demande si quelque calamité n’est pas advenue à Yudhishthira.
Quelque chose me rend nerveux, Krishna.’’
‘’Tu ne dois pas t’inquiéter au sujet de Yudhishthira’’, répondit Krishna. ‘’Lui
et tes autres frères sont sains et saufs.’’
Ils firent halte en chemin pour la prière du soir et après être remontés dans
leur char, ils reprirent la direction du campement et en s’en rapprochant, la
prémonition de calamité d’Arjuna s’intensifia.
356
‘’Janardana, on n’entend pas la musique habituelle dans le camp. Et les
soldats qui m’aperçoivent baissent la tête et ils évitent mon regard. Quel
comportement étrange de leur part ! Ô Madhava, j’ai des craintes. Es-Tu
bien sûr que mes frères sont sains et saufs ? Et comment se fait-il
qu’Abhimanyu ne vienne pas à notre rencontre avec ses frères aujourd’hui,
comme à son habitude?’’
Ils arrivèrent au campement.
‘’Pourquoi avez-vous tous l’air si tristes ? Et je n’aperçois pas Abhimanyu.
Comment se fait-il que je ne voie personne qui sourit ? Si j’ai bien compris,
Drona a déployé son armée dans la formation du lotus et aucun d’entre vous
n’a su briser son dispositif, pour autant que je sache. Abhimanyu a-t-il forcé
le passage ? Si c’est le cas, alors il est mort, car je n’ai pas encore pu lui
enseigner comment sortir d’une telle situation. A-t-il été tué ?’’
Le silence morose et les regards baissés qui n’osaient pas rencontrer le sien
ayant confirmé ses pires craintes, le père affligé au cœur brisé se perdit dans
des lamentations :
‘’Hélas ! Mon cher enfant est-il devenu l’hôte de Yama ? Yudhishthira,
Bhimasena, Dhrishtadyumna, Satyaki ! Comment avez-vous pu permettre
au fils de Subhadra d’être tué par l’ennemi ? Hélas ! Comment pourrai-je
jamais consoler Subhadra ? Et que dirai-je à Draupadi ? Et quel réconfort
pourrai-je bien apporter à Uttara ?’’
Vasudeva parla à son ami accablé par le chagrin : ‘’Bien-aimé Arjuna’’, dit-Il.
‘’Ne te laisse pas emporter comme cela par le chagrin. En tant que
kshatriyas, nous devons vivre et mourir par l’entremise des armes. La mort est
toujours la compagne de ceux qui prennent les armes et qui vont combattre,
déterminés à ne pas reculer. Les guerriers doivent toujours être prêts à
357
mourir jeunes. Le jeune Abhimanyu a gagné les régions célestes que les
vétérans aspirent à rejoindre dans la bataille. La fin d’Abhimanyu est le but
prescrit et tant désiré par tous les kshatriyas. Si tu te laisses emporter par le
chagrin d’une manière excessive, alors tes frères et les autres rois perdront
courage. Cesse donc de pleurer et réinsuffle du courage et de la force d’âme
dans les cœurs d’autrui.’’
Arjuna souhaita qu’on lui raconte toute l’histoire de la fin de son fils
courageux et Yudhishthira s’exécuta : ‘’J’ai poussé Abhimanyu à briser la
formation de l’ennemi, car je savais que lui seul pouvait le faire parmi nous.
‘’Brise le dispositif ennemi et nous suivrons immédiatement derrière. Une
telle prouesse réjouira les cœurs de ton père et de ton oncle’’, ai-je dit. Le
jeune héros a brisé le dispositif de l’ennemi et s’est immiscé au sein de leur
formation et nous le suivions, conformément au plan. Mais à ce moment-là,
Jayadratha est arrivé et il a pu nous stopper. Il a refermé la brèche et nous
avons été dans l’incapacité de suivre Abhimanyu. Et alors – quelle honte
pour les kshatriyas qui ont pu faire cela – profitant de son isolement, une
meute de redoutables guerriers l’ont cerné et l’ont sauvagement tué.’’
Après avoir entendu toute l’histoire, Arjuna fut de nouveau submergé par le
chagrin et il s’évanouit.
Il retrouva rapidement ses esprits et il fit cette promesse : ‘’Demain, avant le
coucher du soleil, je tuerai ce Jayadratha qui a provoqué la mort de mon fils.
Et si Drona et Kripa s’interposent entre lui et moi, j’écraserai aussi ces
acharyas et je les tuerai !’’ Ceci dit, il pinça la corde de son arc, Gandiva, et
Krishna souffla dans sa conque, Panchajanya, et Bhima dit : ‘’Ce
claquement de la corde de l’arc d’Arjuna et ce coup de conque de Krishna
sont des convocations mortifères pour les fils de Dhritarashtra !’’
358
LXXX. LE ROI DU SINDHU
Des nouvelles du serment d’Arjuna parvinrent aux oreilles de l’ennemi. Des
espions informèrent les alliés de Duryodhana qu’Arjuna, ayant appris que
Jayadratha avait provoqué la mort d’Abhimanyu, avait fait le serment de tuer
le roi du Sindhu le lendemain avant le coucher du soleil.
Vriddhakshatra, l’illustre roi des Sindhus, fut béni par un fils que l’on nomma
Jayadratha, mais au moment de la naissance du prince, une voix se fit
entendre et dit : ‘’Ce prince acquerra beaucoup de gloire. Il atteindra les
régions célestes au cours de la bataille. Un des plus grands guerriers, toutes
époques confondues, le décapitera sur le champ de bataille.’’
Tous les êtres vivants doivent mourir, mais il n’y en a pas beaucoup, qu’ils
soient sages ou braves, qui accueillent leur mort à bras ouverts.
Vriddhakshatra fut chagriné d’entendre cette voix proclamer la mort de son
fils et dans un état d’esprit perturbé, il prononça cette malédiction : ‘’Celui
qui fera en sorte que la tête de mon fils roule par terre, que sa tête éclate en
morceaux sur le moment même !’’
Jayadratha grandit et quand son fils atteignit l’âge adulte, Vriddhakshatra
remit les rênes de l’Etat au prince et se retira dans la forêt où il passa le
crépuscule de sa vie à pratiquer des austérités dans un ashram proche de la
plaine qui deviendrait plus tard le champ de bataille de Kurukshetra.
Quand Jayadratha fut mis au courant du serment d’Arjuna, il se rappela la
prédiction concernant sa mort et il appréhenda sa fin :
‘’Maintenant, je ne souhaite plus prendre part à la bataille. Permettez-moi de
rentrer dans mon pays’’, dit-il à Duryodhana.
359
‘’Vous n’avez rien à craindre, Sindhu. Regardez tous ces guerriers
chevronnés qui s’interposeront entre vous et tout péril. Karna, Chitrasena,
Vivimsati, Bhurisravas, Salya, Vrishasena, Purumitra, Jaya, Bhoja,
Kamboja, Sudakshina, Satyavrata, Vikarna, Durmukha, Duhsasana,
Subahu, Kalinga, les princes d’Avanti, Drona, son illustre fils, Sakuni, tous
ces guerriers et moi-même sont tous ici et vous ne pouvez pas être en danger
car demain, toute mon armée n’aura qu’une seule tâche – vous défendre
contre Arjuna. Vous ne devriez pas partir maintenant.’’ Jayadratha accepta
de rester. Il se rendit auprès de Drona et l’interrogea :
‘’Maître, vous nous avez instruits, Arjuna et moi, et vous nous connaissez
donc bien, tous les deux. Comment nous départageriez-vous ?’’
‘’Mon fils, je me suis acquitté de mes devoirs, en tant qu’instructeur, et je vous
ai traités tous les deux d’une manière impartiale. Mes instructions furent les
mêmes pour tous les deux, mais Arjuna excelle en raison de sa discipline
supérieure et de son propre entraînement. Mais ceci ne devrait pas vous
décourager. Vous serez à l’abri derrière une force puissante qu’Arjuna ne
pourra pas facilement contrer. Combattez conformément à la tradition de vos
ancêtres. La mort touche tout le monde, les lâches comme les guerriers
courageux, et le guerrier qui meurt sur le champ de bataille atteint facilement
les régions célestes, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde. Renoncez à
toute peur et combattez !’’
Après s’être adressé ainsi à Jayadratha, Drona songeait déjà comment il
disposerait ses troupes, le lendemain.
Jayadratha et son détachement se retrouvèrent à une vingtaine de kilomètres
derrière le tronc principal de l’armée dans une position particulièrement bien
gardée. Bhurisravas, Karna, Aswatthama, Salya, Vrishasena et Kripa
étaient là-bas avec toutes leurs forces. Entre eux et l’armée des Pandavas,
360
Dronacharya avait disposé le tronc principal de l’armée des Kauravas en une
formation circulaire qui était suivie et soutenue par une formation en lotus,
elle-même suivie par une formation en pointe. Et derrière tout cela, se
trouvait Jayadratha ! Drona avait pris la tête de la formation circulaire. Il était
resplendissant avec son armure et son casque scintillant dans son grand char
tiré par de magnifiques chevaux alezans et sa bannière flottait bien haut avec
dessus l’autel sacrificiel et la peau de daim qui inspiraient le sacrifice ultime
et la bravoure aux Kauravas. Duryodhana vit comment toute l’armée était
déployée et sa confiance fut restaurée.
Avec une force constituée de mille chars armés, d’une centaine d’éléphants,
de trois mille cavaliers, de dix mille fantassins et de mille cinq cents archers,
Durmarshana, l’un des fils de Dhritarashtra, s’avança devant l’armée
principale, souffla dans sa conque et défia Arjuna :
‘’Où se trouve Dhananjaya dont la vaillance est tant vantée par les hommes ?
Qu’il s’avance donc, et comme un pot de terre contre un pot de fer, qu’il se
brise en morceaux devant les yeux de tous les guerriers !’’
Arjuna arrêta son char à une portée d’arc et en guise de réponse, il souffla
dans sa conque. Alors, des conques résonnèrent partout dans l’armée des
Kauravas.
‘’Kesava, rapproche-toi de Durmarshana’’, dit Arjuna. ‘’Nous allons
transpercer les rangs des éléphants.’’
L’armée de Durmarshana fut battue à plates coutures. Comme des nuages
chassés par la tempête, les forces des Kauravas se dispersèrent et fuirent
dans toutes les directions. Duhsasana assista à cette déroute et sa colère
fusa. A la tête d’une immense horde d’éléphants, il encercla Arjuna.
Duhsasana était un homme très vicieux, mais il était aussi très courageux. Il se
361
battit furieusement et le champ de bataille était parsemé de cadavres. Mais
au bout du compte, vaincu, il dut battre en retraite et il alla réintégrer le noyau
principal de l’armée.
Le char d’Arjuna continua de progresser rapidement et il arriva à la hauteur
de Drona.
‘’Ô, illustre acharya, je déplore la perte de mon fils et je suis venu pour une
juste vengeance sur le roi du Sindhu et je sollicite vos bénédictions pour
l’accomplissement de mon vœu’’, dit Arjuna à l’acharya. Drona sourit et dit :
‘’Arjuna, il te faudra d’abord combattre contre moi et me vaincre avant de
pouvoir atteindre Jayadratha.’’ Et il décocha une pluie de flèches sur le char
d’Arjuna. Arjuna répliqua avec ses propres flèches, mais l’acharya les évita
facilement et décocha des flèches enflammées qui touchèrent Krishna et
Arjuna. Arjuna décida alors de briser l’arc de Drona, mais alors même qu’il
tendait la corde de son arc, Gandiva, dans cette optique, une flèche bien
ciblée de Drona coupa la corde de son arc ! L’acharya, qui souriait toujours,
continua à faire pleuvoir un déluge de flèches sur Arjuna, sur ses chevaux et
sur son char.
Arjuna riposta de son mieux, mais l’orage était tel que les flèches de l’acharya
plongèrent bientôt Arjuna et son char dans les ténèbres.
Krishna comprit que les choses ne se déroulaient pas comme il le fallait et il
dit : ‘’Arjuna, ne gaspillons pas notre temps et continuons à avancer. Il est
inutile et vain de lutter contre ce brahmane qui ne semble pas connaître la
fatigue’’ et Krishna conduisit le char d’Arjuna sur la gauche de l’acharya et
continua sa progression.
‘’Arrêtez ! Vous ne pouvez pas continuer à avancer sans avoir vaincu votre
ennemi !’’
362
‘’Vous êtes mon guru, pas mon ennemi, acharya ! Je suis comme un fils pour
vous. Il n’y a personne au monde qui puisse vous vaincre’’, dit Arjuna et ils
continuèrent à avancer rapidement en ignorant Drona.
Ensuite, Arjuna perfora l’armée de Bhoja. Kritavarma et Sudakshina qui
tentèrent de lui barrer le passage furent vaincus. Srutayudha tenta lui aussi
d’enrayer la progression d’Arjuna et il y eut un combat intense dans lequel
Srutayudha perdit ses chevaux et il lança sa masse en direction de Krishna.
Sa mère avait reçu cette masse à la suite d’austérités qu’elle avait faites, mais
la condition qui était liée à la bénédiction opéra et la masse rebondit et
retourna à l’expéditeur comme un boomerang pour frapper à mort
Srutayudha.
Parnasa avait pratiqué des austérités qui avaient plu à Varuna et elle avait
obtenu du dieu la bénédiction que son fils, Srutayudha, ne puisse être tué
par aucun ennemi.
‘’Je ferai don à ton fils d’une arme divine qu’il pourra utiliser dans tous ses
combats. Aucun ennemi ne sera en mesure de le vaincre ou de le tuer. Mais il
ne devrait pas utiliser cette arme contre quelqu’un qui ne combat pas. S’il le
fait, l’arme agira avec un effet boomerang et elle le tuera.’’ Après avoir
prononcé ces paroles, le dieu Varuna lui remit la masse. Mais Srutayudha,
dans son combat contre Arjuna, négligea l’injonction et lança sa masse en
direction de Krishna qui ne combattait pas et qui ne faisait que conduire le
char d’Arjuna. En conséquence, le projectile vint frapper la poitrine de
Janardana avant de rebondir avec autant de force sur Srutayudha et comme
un démon qui se retourne funestement contre le magicien qui commet une
erreur en prononçant le sortilège qui le maintient sous sa coupe, il frappa
Srutayudha qui s’effondra sur le champ de bataille, comme un arbre abattu
par la tempête.
363
Ensuite, le roi de Kamboja lança ses troupes contre Arjuna et après une
lutte intense, lui aussi vint s’ajouter au nombre des victimes qui jonchaient déjà
le champ de bataille.
Après avoir observé que ces deux puissants guerriers, Srutayudha et le roi
de Kamboja, avaient péri, les troupes des Kauravas étaient au bord de la
débandade. Srutayu et son frère, Asrutayu, attaquèrent alors
conjointement Arjuna de chaque côté pour tenter de sauver la situation et ils
le harcelèrent de toutes leurs forces. A un moment donné, Arjuna s’appuya
contre le mat de sa bannière, un peu sonné par tous les coups qu’il recevait,
mais Krishna l’exhorta à se ressaisir et Arjuna reprit le combat et finit par
venir à bout des deux frères et de leurs deux fils qui avaient repris le
flambeau.
Arjuna continua sa marche en avant et après avoir tué beaucoup d’autres
guerriers, il parvint enfin à s’approcher de Jayadratha.
364
LXXXI. L’ARMURE MAGIQUE
En entendant Sanjaya narrer le succès d’Arjuna, Dhritarashtra s’exclama :
‘’Ô Sanjaya, quand Janardana est venu à Hastinapura pour trouver un
accord, j’ai dit à Duryodhana qu’il s’agissait d’une très grande opportunité et
qu’il ne devrait pas la gaspiller. Je lui ai dit de faire la paix avec ses cousins.
‘’Kesava est venu pour nous faire une faveur. Tu ne devrais pas négliger
Ses conseils’’, lui ai-je dit. Mais Duryodhana ne m’a pas écouté. Les
conseils que Karna et que Duhsasana lui ont prodigués lui ont paru meilleurs.
Drona désapprouvait la guerre, comme Bhishma, Bhurisravas, Kripa et
d’autres, mais mon fils obstiné n’a pas voulu écouter. Mû par une ambition
démesurée, il s’est laissé envahir par la colère et par la haine et il a invité cette
guerre calamiteuse !’’
Aux lamentations de Dhritarashtra, Sanjaya répondit : ‘’A quoi bon tous
vos regrets, maintenant ? Pourquoi n’avez-vous pas empêché de jouer le fils
de Kunti ? Si vous aviez agi correctement à l’époque, tous ces malheurs
auraient pu être évités. Et même plus tard, si vous aviez fait preuve de
fermeté et si vous vous étiez opposé à votre fils, cette catastrophe aurait
encore pu être évitée. Vous saviez ce qui était mal et pourtant, vous avez fait
abstraction de votre propre jugement sain et vous avez suivi les conseils
stupides de Karna et de Sakuni. Kesava, Yudhishthira et Drona ne vous
respectent plus comme avant. Vasudeva sait désormais que votre rectitude
apparente n’est que pure hypocrisie. Les Kauravas font tout ce qu’ils
peuvent en tant que guerriers, mais ils ne valent pas la force combinée
d’Arjuna, de Krishna, de Satyaki et de Bhima. Duryodhana n’a pas failli. Il
donne le maximum. Il n’est pas juste que vous l’accusiez maintenant lui ou ses
soldats dévoués.’’
‘’Mon cher Sanjaya, j’admets bien volontiers avoir négligé mon devoir ! Ce
que tu dis est juste. Personne ne peut modifier le cours du destin. Raconte365
moi ce qui s’est passé. Raconte-moi tout, même si cela est déplaisant’’, dit le
vieux roi rongé par le chagrin. Sanjaya s’exécuta et poursuivit sa narration.
Quand Duryodhana vit le char d’Arjuna qui poursuivait imperturbablement
et inébranlablement sa route vers le roi sindhu, il en fut grandement troublé et
il se précipita auprès de Drona pour se plaindre amèrement :
‘’Arjuna a réussi à faire une percée au sein même de notre grande armée et il
s’approche de la position de Jayadratha. Avec une telle déconfiture, les
guerriers qui protègent le roi du Sindhu risquent de perdre courage. Ils
avaient cru impossible qu’Arjuna franchisse l’obstacle que vous représentiez,
et ceci s’est avéré faux. Il est passé sous votre nez et vous n’avez rien fait
pour l’en empêcher ! Vous semblez bien décidé à aider les Pandavas et cela
me chagrine et me choque...
Vénérable, dites-moi. En quoi vous ai-je offensé ? Pourquoi me laissez-vous
tomber ainsi ? Si j’avais su que vous auriez agi ainsi, je n’aurais pas demandé à
Jayadratha de rester ici. J’ai commis une grossière erreur en ne l’autorisant
pas à retourner dans son pays, comme il le désirait. Si Arjuna s’en prend à
lui, alors la mort sera inévitable pour lui… Pardonnez-moi si je parle ainsi
sottement sous l’emprise de la tristesse. Je vous prie d’aller en personne
sauver le roi du Sindhu.’’ Drona répondit en ces termes à cet appel marqué
du sceau du désespoir :
‘’Ô roi, je ne m’offusquerai pas de vos remarques irréfléchies et non
pertinentes, car vous êtes pareil à un fils pour moi – Aswatthama ne m’est pas
plus cher. Faites ce que je vous dis. Prenez cette armure, revêtez-la et allez
vous-même stopper Arjuna ! Je ne puis le faire, car ma présence est
indispensable ici dans cette partie du champ de bataille. Regardez ce nuage
de flèches ! L’armée des Pandavas nous attaque avec toute sa puissance !
Et de plus, Yudhishthira est ici, sans le soutien d’Arjuna. N’est-ce pas là
366
l’opportunité dont nous rêvions tant ? Notre plan est en train de porter ses
fruits et il m’incombe maintenant de faire prisonnier Yudhishthira et de vous le
livrer et je ne pourrai y parvenir en poursuivant Phalguna maintenant. Si je
poursuis Arjuna, notre ordre de bataille sera complètement et
irrémédiablement brisé et tout sera perdu. Laissez-moi vous revêtir de cette
armure. Soyez confiant et ne craignez rien, car vous êtes brave et habile et
vous avez de l’expérience. Cette armure vous protégera contre toutes les
armes, elle ne laissera rien passer. Je vous enjoins d’aller vous battre,
Duryodhana, comme le fit Indra, revêtu de l’armure donnée par Brahma.
Puisse la victoire vous appartenir !’’
Duryodhana retrouva toute sa confiance et comme l’acharya le lui avait
suggéré, accoutré de son armure magique et accompagné par un important
contingent de soldats, il partit attaquer Arjuna.
Arjuna avait traversé les lignes de l’armée ennemie et s’était rapproché de
l’endroit où Jayadratha était protégé. Constatant que les chevaux étaient
quelque peu fatigués, Krishna arrêta le char et s’apprêta à dételer les
animaux, lorsque les deux frères, Vinda et Anuvinda apparurent
soudainement et entreprirent d’attaquer Arjuna. Tous les deux furent
vaincus et Arjuna dispersa leurs troupes et les tua tous les deux. Puis
Krishna détela les chevaux et les laissa se rouler dans la boue et ceux-ci
purent ainsi se reposer et se rafraîchir. Ils s’apprêtaient à repartir, quand
soudain…
‘’Dhananjaya, regarde donc derrière toi ! Voilà le téméraire Duryodhana !
Quelle aubaine pour toi ! Pendant si longtemps, tu as dû réprimer ta colère et
celle-ci va maintenant pouvoir trouver un exutoire et exploser ! Voici l’homme
qui a provoqué tout ce drame et qui se livre lui-même entre tes mains. N’oublie
cependant pas que c’est un excellent archer et un valeureux combattant’’, dit
Krishna et ils s’apprêtèrent à livrer bataille à Duryodhana.
367
Duryodhana s’approcha sans aucune crainte.
‘’Arjuna, tu es, paraît-il, célèbre pour tes actes de bravoure, mais moi-même je
n’en ai jamais été le témoin ! Laisse-moi donc voir si ton courage et si ton
habileté sont effectivement aussi grands que ta réputation !’’, lança
Duryodhana à Arjuna en entamant les hostilités.
Le combat fut furieux et intense et Krishna était quelque peu ‘’surpris’’.
‘’Partha, comme c’est étrange !’’, dit Krishna. ‘’Comment se fait-il que tes
flèches ne semblent pas toucher Duryodhana ? C’est bien la première fois
que je vois les flèches décochées par Gandiva atteindre leur cible sans
produire le moindre effet. C’est vraiment curieux ! Tes armes ont-elles perdu
tout leur pouvoir ? Gandiva a-t-il perdu toutes ses qualités ? Pourquoi tes
flèches frappent-elles donc Duryodhana sans pouvoir le transpercer ?
Quelle étrange affaire ! ’’
Arjuna sourit et répondit : ‘’Ah, je comprends ! Cet homme a revêtu l’armure
magique de Drona ! L’acharya m’a appris le secret de cette armure, mais
Duryodhana la porte comme un buffle ! Regarde, on va s’amuser un peu !
Ceci dit, Arjuna décocha quelques flèches qui privèrent d’abord
Duryodhana de ses chevaux, puis de son conducteur et de son char.
Ensuite, Arjuna brisa son arc et le désarma complètement. Et enfin, Arjuna
décocha des flèches aussi fines que des aiguilles et qui piquèrent précisément
les parties du corps de Duryodhana qui n’étaient pas protégées par son
armure jusqu’à ce que ceci devienne insupportable pour lui et il dut tourner
les talons et s’enfuir à pied...
Après la déconfiture de Duryodhana, Krishna souffla dans sa conque, ce
qui fit frissonner d’appréhension l’armée de Jayadratha. Les guerriers qui
entouraient le roi du Sindhu s’apprêtèrent immédiatement à livrer bataille et
368
Bhurisravas, Chala, Karna, Vrishasena, Kripa, Salya, Aswatthama et
Jayadratha disposèrent leurs forces pour arrêter Arjuna.
369
LXXXII.
L’INQUIÉTUDE DE YUDHISHTHIRA
Quand les Pandavas virent Duryodhana partir à la poursuite d’Arjuna, ils
attaquèrent en force l’armée des Kauravas afin de contenir Drona et de
l’empêcher de partir à la rescousse de Jayadratha. Ainsi, Dhrishtadyumna
conduisit ses troupes à l’assaut de Drona et en conséquence, l’armée des
Kauravas dut se battre sur trois fronts simultanément en étant fortement
déforcée.
Dhrishtadyumna lança son char contre celui de Drona et l’attaqua
violemment. Les chevaux alezans de Drona et ceux, gris pâle, du Panchala
s’étaient emmêlés et ils offraient un spectacle saisissant, comme des nuages
au coucher du soleil. Dhrishtadyumna lâcha son arc et après s’être emparé de
son épée et de son bouclier, il sauta dans le char de Drona. Virevoltant sur le
véhicule, il harcela Drona tout en semblant vouloir le foudroyer avec des
regards menaçants et des yeux injectés de sang. Le combat dura longtemps.
Finalement, Drona saisit son arc et furieux, il décocha une flèche qui aurait
dû achever le Panchala, sans l’intervention millimétrée de Satyaki qui réussit
à détourner la flèche de l’acharya à l’aide d’un projectile. Drona se tourna
alors vers Satyaki pour l’attaquer, ce qui permit aux guerriers Panchalas
d’éloigner Dhrishtadyumna. Les yeux rougis par la colère et sifflant comme
un cobra noir, Drona s’avança vers Satyaki qui faisait partie des meilleurs
guerriers du clan des Pandavas et quand celui-ci vit que Drona souhaitait en
découdre, il s’avança lui aussi pour relever le défi.
‘’Voici l’homme qui après avoir renoncé à sa vocation de brahmane a pris le
métier d’homme d’armes et qui cause tant de détresse aux Pandavas !’’, dit
Satyaki au conducteur de son char. ‘’Cet homme est la source principale de
l’arrogance de Duryodhana. Cet homme s’imagine être un soldat hors pair et
il est gonflé de suffisance. Je vais lui donner une bonne leçon. Accélère !’’
370
Le conducteur du char de Satyaki fouetta ses chevaux blancs argentés et
augmenta l’allure. Satyaki et Drona s’échangèrent alors de manière très vive
et drue des volées de flèches qui obscurcirent bientôt l’astre du jour et le
champ de bataille fut plongé dans les ténèbres.
Les toits de leurs chars et les mâts de leurs étendards furent défoncés et
Drona et Satyaki saignaient profusément. Les guerriers des deux camps
observaient ce duel à couper le souffle sans souffler dans leurs conques, ni
pousser leurs cris de guerre ou des rugissements et les devas, les
vidyadharas, les gandharvas et les yakshas observaient la scène depuis les
cieux.
A l’aide d’une flèche particulièrement bien ciblée, Satyaki parvint à briser
l’arc de Drona et le fils de Bharadwaja dut en prendre un autre et tandis qu’il
le tendait, Satyaki le brisa lui aussi. Drona se saisit d’un autre arc qui à son
tour fut brisé. Et ceci continua jusqu’à ce que Drona perde 101 arcs sans
avoir pu décocher une seule flèche ! Alors, l’acharya se dit en lui-même : ‘’Ce
Satyaki est un guerrier de la classe des Sri Rama, Kartavirya, Dhananjaya
et Bhishma !’’, tout en se réjouissant d’avoir un adversaire digne de lui.
C’était la joie professionnelle d’un artiste face à l’adresse et l’habilité
démontrée dans l’art qu’il appréciait par-dessus tout. Pour chaque flèche
décochée par Drona, Satyaki avait une réponse toute prête d’une qualité
équivalente.
Cette lutte équilibrée dura longtemps. Puis, Drona, dont l’habileté au tir à
l’arc était sans égal, se résolut à tuer Satyaki à l’aide de l’Agni astra3, mais
Satyaki s’en aperçut et sans perdre une seconde, il utilisa le Varuna astra4
pour le contrer !
3
4
Une arme dont l’impact pourrait être comparé à celui d’un lance-flammes.
Et celle-ci pourrait être comparée à un canon à eau !
371
Maintenant, Satyaki commençait à faiblir et les guerriers Kauravas s’en
aperçurent et se réjouirent et manifestèrent alors toute leur satisfaction.
Quand Yudhisthira se rendit compte que Satyaki commençait à peiner, il
demanda à tous ceux qui étaient tout près de se porter à son secours :
‘’Drona est en train de prendre le dessus sur notre grand et valeureux héros.
Tu devrais immédiatement aller l’aider !’’, cria-t-il à Dhrishtadyumna. ‘’Sinon,
ce satané brahmane aura tué Satyaki d’ici quelques minutes. Pourquoi
hésites-tu ? Vas-y tout de suite ! Drona joue avec Satyaki comme un chat
joue avec une souris et Satyaki est entre les griffes de la mort !’’ Yudhisthira
ordonna que l’armée assaille Drona.
Satyaki put finalement être sauvé d’extrême justesse, mais non sans mal et
juste alors, le son de la conque de Krishna se fit entendre, là où Arjuna se
battait.
‘’Ô Satyaki ! J’entends Panchajanya, mais sans l’accompagnement du
claquement de la corde de Gandiva. J’ai bien peur qu’Arjuna ne soit
encerclé par les amis de Jayadratha et ne soit en danger. Arjuna doit faire
face à des troupes qui l’entourent. Ce matin, il a transpercé les lignes des
Kauravas et il n’est toujours pas revenu, alors qu’une bonne partie de la
journée s’est déjà écoulée. Comment se fait-il que seulement la conque de
Krishna se fasse entendre ? Je redoute que Dhananjaya n’ait été tué et que
par conséquent, Krishna ait pris les armes. Satyaki ! Il n’y a rien que tu ne
puisses accomplir ! Arjuna, ton ami cher qui t’a tout appris, se trouve en
danger de mort. Arjuna m’a souvent parlé de ta grande habileté et de ta
vaillance avec admiration. ‘’Il n’existe pas d’autre soldat comme Satyaki !’’,
m’a-t-il dit quand nous étions dans la forêt. Regarde là-bas ! La poussière
s’élève de ce côté-là ! Je suis sûr qu’Arjuna doit être encerclé. Jayadratha
est un puissant guerrier et il y a beaucoup de guerriers ennemis qui l’aident et
qui sont bien résolus à mourir pour le protéger. Vas-y tout de suite,
Satyaki !’’ Ainsi s’exprima Dharmaputra qui était en proie à l’anxiété.
372
Satyaki qui était tout de même fatigué après son long combat contre Drona
répondit : ‘’Ô roi, j’obéirai à votre ordre. Que ne ferai-je pas pour
Dhananjaya ? Ma vie n’a pas la moindre importance, pour moi. Si vous me
l’ordonniez, je serais prêt à aller combattre les dieux eux-mêmes. Mais
permettez-moi de vous dire ce que le sage Vasudeva et ce qu’Arjuna m’ont
dit juste avant de partir : ‘’Tant que nous ne sommes pas revenus après avoir
tué Jayadratha, tu ne devrais pas quitter Yudhishthira. Veille bien à le
protéger. Nous te faisons entièrement confiance pour cela. Il n’y a qu’un seul
guerrier dans toute l’armée des Kauravas que nous redoutons et c’est Drona
et tu connais ses intentions. Nous partons, en laissant entre tes mains la
sécurité de Dharmaputra.’’ Voilà ce que m’ont dit Vasudeva et Arjuna juste
avant de partir. Arjuna m’a fait confiance en me croyant digne de cette
confiance. Comment pourrais-je alors négliger son ordre ? Vous n’avez rien à
craindre concernant la sécurité d’Arjuna, car personne ne peut le vaincre. Le
roi du Sindhu et tous les autres ne pourraient pas disposer d’une fraction
d’Arjuna ! Dharmaputra, à qui confierai-je alors votre sécurité, si je dois vous
quitter ? Je ne vois personne ici qui pourrait résister à Drona, s’il fait tout
pour vous faire prisonnier. Ne me demandez pas de vous abandonner !
Réfléchissez bien avant de m’ordonner de partir.’’
‘’Satyaki’’, répondit Yudhishthira, j’ai déjà réfléchi à tout cela. J’ai bien
soupesé le pour et le contre et j’en ai conclu que tu dois y aller. Tu ne dois
nourrir aucune arrière-pensée et tu peux partir complètement libéré. C’est le
puissant Bhima qui veillera à ma sécurité avec Dhrishtadyumna et encore
beaucoup d’autres guerriers. Tu n’as absolument aucun souci à te faire à
mon sujet.’’
Yudhishthira déposa alors des caisses remplies de flèches et d’autres armes
dans le char de Satyaki, fit atteler des chevaux frais et il dépêcha Satyaki
après l’avoir béni.
373
‘’Bhimasena, tu as maintenant la responsabilité de la sécurité de
Yudhishthira. Sois vigilant !’’, dit Satyaki et il partit rejoindre Dhananjaya.
Satyaki rencontra une résistance acharnée, quand il entreprit de se frayer un
chemin à travers l’armée des Kauravas et sa progression fut lente et pénible
et quand Drona s’aperçut que Satyaki s’était éloigné de Yudhishthira, il
décida de partir à l’assaut de la formation du Pandava sans lui laisser le
moindre répit et jusqu’à ce que celle-ci commence à céder et à battre en
retraite. Yudhishthira commença à s’agiter.
374
LXXXIII.
LE FOL ESPOIR DE YUDHISHTHIRA
‘’Arjuna n’est pas revenu, ni Satyaki que j’avais envoyé à sa suite. Bhima,
mon inquiétude augmente encore, si possible. J’entends Panchajanya, mais
pas le claquement de la corde de Gandiva. Satyaki, le plus courageux et le
plus loyal ami d’Arjuna ne m’a rapporté aucune nouvelle’’, se lamenta
Yudhishthira à l’adresse de Bhima.
‘’Jamais je ne t’ai vu aussi agité’’, répondit Bhimasena. ‘’Ne te laisse pas
abattre et prends toutes les dispositions nécessaires. Ne permets pas aux
rouages de ton esprit de s’embourber dans la boue de l’anxiété.’’
‘’Très cher Bhima ! Je redoute que ton frère n’ait été tué et il me semble que
Madhava a maintenant pris les armes en personne, car j’entends la conque de
Madhava, mais plus le claquement de la corde de l’arc d’Arjuna Je crains
que Dhananjaya, ce héros incomparable en qui tous nos espoirs étaient
concentrés n’ait été tué. Je suis quelque peu désorienté. Rends-toi
immédiatement là où se trouve Arjuna. Rejoins-le, lui et Satyaki, fait ce qu’il y
a à faire et puis reviens. Satyaki a suivi mes ordres : il a transpercé les lignes
des Kauravas pour aller rejoindre Arjuna. A présent, fais pareil et si tu les
retrouves bel et bien vivants, je le saurai par ton rugissement.’’
‘’Il n’y a aucune raison de t’affliger. Je pars tout de suite pour te confirmer
qu’ils sont sains et saufs’’, dit Bhima, et se tournant vers Dhrishtadyumna, il
lui dit : ‘’Panchala, tu sais fort bien que Drona cherche par tous les moyens à
capturer Dharmaputra. Notre premier devoir est de protéger le roi, mais je
dois aussi lui obéir et exécuter son ordre. Je pars donc et je te le confie.’’
‘’N’aie aucune inquiétude, Bhima. Pars, l’esprit tranquille et rassuré. Drona
ne pourra pas capturer Yudhishthira sans me tuer d’abord’’, répondit le fils
375
héroïque de Drupada, l’ennemi juré de Drona. Et Bhima put ainsi s’éloigner,
l’esprit léger.
Les Kauravas encerclèrent Bhima et tentèrent bien de l’empêcher d’aller
rejoindre Arjuna, mais tel un lion dispersant des bêtes moins puissantes, il mit
tous ses ennemis en fuite en tuant pas moins de onze fils de Dhritarashtra.
Bhima s’approcha alors de Drona lui-même. ‘’Arrête !’’, lui cria Drona. ‘’Je
suis ton ennemi et tu ne pourras pas aller plus loin sans d’abord me vaincre.
Ton frère, Arjuna, a pu passer avec mon consentement, mais je ne peux pas
t’autoriser à le rejoindre.’’
Drona lui adressa ainsi la parole en pensant bien qu’il recevrait la même
courtoisie de la part de Bhima que d’Arjuna, mais ses paroles vexèrent
Bhima et il lui répondit avec dédain :
‘’Ô brahmane, ce n’est pas avec votre autorisation qu’Arjuna est parti. Il a
brisé votre résistance et il a transpercé vos lignes de défense de haute lutte
et c’est par pitié qu’il ne vous a pas fait de mal. A l’inverse d’Arjuna, moi, je
serai sans merci, car je suis votre ennemi. Il fut un temps où vous étiez notre
précepteur et où vous étiez comme un père pour nous. Nous vous
respections, en tant que tel. Mais à présent, vous avez-vous-même dit que
vous étiez notre ennemi. Qu’il en soit donc ainsi !’’ Ceci dit, Bhima s’empara
d’une masse et il la projeta violemment sur le char de Drona qui fut pulvérisé
et Drona dut prendre un autre char. Le deuxième char fut aussi réduit en
miettes et Bhima força le passage en venant à bout de toute l’opposition.
Drona perdit huit chars ce jour-là et l’armée des Bhojas qui tenta d’arrêter
Bhima fut totalement détruite. Il balaya toute opposition avant de parvenir là
où Arjuna luttait contre les troupes de Jayadratha.
Aussitôt qu’il aperçut Arjuna, Bhima rugit comme un lion et en entendant
son rugissement, Krishna et Arjuna en furent enchantés et poussèrent eux
376
aussi des cris de joie. Yudhishthira entendit le rugissement de Bhima et enfin
soulagé de tous ses doutes et de toutes ses inquiétudes, il bénit Arjuna et il
songea en lui-même : ‘’Avant que le soleil se couche, la promesse d’Arjuna
sera tenue. Il tuera l’homme qui a provoqué la mort d’Abhimanyu et il
reviendra triomphalement. Il se peut que Duryodhana désire la paix après la
mort de Jayadratha. En voyant tous les cadavres de ses frères, il est
possible que cet imbécile voie enfin la lumière. Les vies de nombreux rois et
grands guerriers ont été sacrifiées sur le champ de bataille et il est possible
que même le borné et peu lucide Duryodhana puisse maintenant voir sa faute
et demander la paix. Cela se produira-t-il ? Bhishma, le vénérable aïeul a été
offert en sacrifice. Cette vilaine inimitié cessera-t-elle et d’autres pertes
cruelles nous seront-elles épargnées ?’’
Tandis que Yudhishthira rêvait et espérait follement la paix, la bataille faisait
rage là où Bhima, Satyaki et Arjuna luttaient contre l’ennemi. Seul le
Seigneur sait par l’entremise de quelles épreuves le monde doit évoluer et
Ses modes sont insondables.
377
LXXXIV.
KARNA ET BHIMA
Arjuna avait laissé Yudhishthira derrière lui pour repousser les attaques de
Drona et il était parti pour respecter le serment qu’il avait fait : avant le
coucher du soleil, Jayadratha serait mort sur le champ de bataille.
Jayadratha était la principale cause de la mort d’Abhimanyu. C’était lui qui
avait empêché que les Pandavas portent secours à Abhimanyu et qui avait
ainsi provoqué l’isolement d’Abhimanyu, son engloutissement sous le nombre
et sa mort. Nous avons vu comment dans son inquiétude, Yudhishthira avait
d’abord envoyé Satyaki et puis Bhima pour aider Arjuna dans son combat
contre Jayadratha. Bhima atteignit l’endroit où Arjuna était aux prises avec
son ennemi et il poussa un terrible rugissement que Dharmaputra entendit et
il sut qu’Arjuna était bel et bien vivant.
C’était le quatorzième jour de la bataille qui faisait rage en de nombreux
endroits, ici entre Satyaki et Bhurisravas, et là entre Bhima et Karna et
Arjuna et Jayadratha. Drona se trouvait sur le front principal et faisait face
à l’attaque des Panchalas et des Pandavas avant de mener une contreoffensive.
Duryodhana arriva avec ses troupes dans le secteur où Arjuna attaquait
Jayadratha, mais il fut rapidement vaincu et repoussé.
La bataille fit donc rage pendant longtemps et furieusement sur plus d’un
front et les armées étaient ainsi déployées de sorte que chaque côté était
exposé au danger à l’arrière.
Duryodhana s’adressa à Drona :
‘’Arjuna, Bhima et Satyaki nous ont traités avec mépris et ils ont réussi à
rejoindre le secteur de Jayadratha et ils mettent la pression sur le roi du
378
Sindhu. Il est certes étrange que sous votre commandement, notre ordre de
bataille ait été ainsi brisé et que nos plans aient été magistralement
contrecarrés. Tout le monde se demande comment il est possible que le
grand Drona et sa maîtrise de la science de la guerre aient pu si facilement
être déjoués. Quelle réponse vais-je bien pouvoir leur donner, maintenant ?
Je me sens ô combien trahi par vous !’’
Une nouvelle fois, Duryodhana accabla amèrement Drona de reproches,
mais imperturbable, celui-ci répondit :
‘’Duryodhana, vos accusations sont aussi indignes qu’elles ne sont contraires
à la vérité. Il n’y a rien à gagner à évoquer ce qui s’est passé et qui est
irrémédiable. Réfléchissez plutôt à ce qui doit être fait maintenant.’’
‘’Monsieur, il vous appartient de me conseiller. Dites-moi donc ce qui devrait
être fait. Donnez-moi votre meilleur avis concernant les difficultés de la
situation, décidons et agissons le plus rapidement possible’’, lâcha
Duryodhana qui était complètement désorienté.
Drona répondit : ‘’Mon fils, la situation est grave, sans aucun doute. Trois
grands généraux de l’armée ennemie ont effectué une percée et leur
manœuvre a réussi. Mais ils ont autant de raisons d’être inquiets que nous,
car leurs arrières sont maintenant aussi exposés aux attaques que les nôtres.
Nous les entourons et leurs positions ne sont par conséquent pas sûres.
J’espère que vous trouverez là un motif de satisfaction et d’encouragement.
Retournez auprès de Jayadratha et faites tout votre possible pour le
soutenir. Il est inutile et vain de vous laisser aller en vous attardant sur des
échecs passés et des difficultés révolues. Il est préférable que je reste ici et
que je vous envoie des renforts quand et si cela s’avère nécessaire. Il faut que
j’arrête ici l’armée des Panchalas et des Pandavas, autrement nous serons
totalement anéantis.’’
379
Duryodhana acquiesça et il retourna avec des renforts frais là où Arjuna
livrait bataille à Jayadratha.
De son côté, Bhima ne souhaitait pas se battre contre Karna et il était
impatient de rejoindre Arjuna, mais Karna était bien décidé à ne pas le lui
permettre et il fit pleuvoir ses flèches sur Bhimasena et il l’empêcha ainsi de
continuer.
Le contraste entre les deux guerriers était frappant avec le beau visage de
Karna radieux et tout sourires, lorsqu’il attaqua Bhima en lui disant ‘’Ne me
tourne pas le dos et ne t’enfuis pas comme un poltron ! ’’, etc., etc.., et Bhima
furieux qu’on le raillât et qu’on l’insultât de cette façon et les sourires
moqueurs de Karna le rendaient fou. La lutte fut féroce, acharnée et Karna
faisait tout avec une aise souriante, tandis que Bhima lui bouillonnait de rage
et ses mouvements étaient violents. Karna gardait prudemment ses distances
et décochait des flèches bien ciblées, mais Bhima se souciait peu des flèches
et des javelines qui tombaient dru sur lui et tentait de se rapprocher coûte
que coûte de Karna. Karna agissait calmement et avec grâce et Bhimasena
fulminait et trépignait d’impatience en faisant la démonstration de sa force
formidable et exceptionnelle.
Bhima était écarlate à cause des blessures sanguinolentes et il ressemblait à
un arbre ashoka en pleine floraison, mais il n’en avait cure et il attaqua Karna,
brisa son arc et pulvérisa son char. Lorsque Karna dut courir pour trouver
refuge dans un nouveau char, les sourires avaient disparu de son visage et la
colère monta elle aussi en lui, comme la mer un jour de pleine lune et il se remit
à harceler Bhima. Tous les deux étaient puissants comme des tigres, vifs et
rapides comme des aigles et leur colère sifflait maintenant comme des
serpents furieux. Bhima se remémora toutes les insultes et tous les outrages
que lui, ses frères et Draupadi avaient dû subir et combattit avec l’énergie du
désespoir sans songer à sa propre vie. Les deux chars se précipitèrent l’un
380
vers l’autre et les chevaux blancs du char de Karna et les chevaux noirs du
char de Bhima se bousculèrent comme des nuages d’orage.
L’arc de Karna fut une nouvelle fois brisé et le conducteur de son char vacilla
et tomba. Karna lança alors une javeline en direction de Bhima, mais Bhima
para le coup et il continua à arroser de flèches Karna qui avait saisi un autre
arc.
Karna perdit une nouvelle fois son char. Duryodhana se rendit compte de la
situation périlleuse dans laquelle se trouvait Karna et il appela son frère,
Durjaya, et lui dit : ‘’Ce Pandava va tuer Karna ! Va tout de suite attaquer
Bhima et sauve ainsi la vie de Karna !’’
Durjaya s’exécuta et attaqua Bhima qui décocha rageusement sept flèches
qui expédièrent les chevaux et le conducteur du char de Durjaya au royaume
de la mort de Yama et Durjaya lui-même s’effondra, mortellement blessé. En
voyant son corps qui se tordait encore sur le sol comme un serpent blessé,
Karna fut envahi par la tristesse et il fit le tour du héros en rendant ainsi
hommage au mourant.
Bhima ne s’arrêta pas pour autant et poursuivit le combat en harcelant à son
tour Karna et Karna dut de nouveau trouver refuge dans un nouveau char.
A l’aide d’une flèche bien ciblée, il réussit à toucher Bhima qui, ivre de colère,
projeta sa ma masse en direction de Karna et celle-ci s’écrasa sur le char de
Karna en tuant son conducteur et ses chevaux et en brisant la hampe de
l’étendard. Karna se retrouvait encore une fois au sol.
Duryodhana envoya un autre de ses frères secourir Karna et Durmukha prit
Karna dans son char.
381
En voyant un autre fils de Dhritarashtra s’offrir ainsi quasiment en sacrifice,
Bhima se pourlécha les babines et décocha neuf flèches sur le nouvel arrivant
et alors que Karna montait dans le char, l’armure de Durmukha fut perforée
et il s’effondra sur son siège, mortellement touché. Quand Karna vit que le
guerrier baignait dans son sang et gisait mort à ses côtés, il fut de nouveau
envahi par la tristesse et il demeura immobile pendant quelques instants.
Bhima continuait de faire pleuvoir ses flèches sur Karna et certaines de
celles-ci transpercèrent l’armure de Karna. Celui-ci fut piqué au vif : il se
ressaisit et à son tour, il répondit à l’attaque et blessa également Bhima. La
pression exercée par Bhima devenait malgré tout de plus en plus
insupportable et la vision des frères de Duryodhana qui sacrifièrent leurs
vies pour lui le hantait. Ceci, ajouté à la douleur physique de ses propres
blessures lui fit perdre momentanément courage et il s’éloigna, vaincu, mais
quand Bhima posa sur le champ de bataille de manière flamboyante, tout
perclus de blessures écarlates et sanguinolentes, et quand il poussa son cri
de triomphe, cela, il ne put le tolérer et il retourna au combat.
382
LXXXV.
KARNA TIENT SA PROMESSE
En apprenant le massacre de ses fils et l’échec de Karna, Dhritarashtra se
lamenta : ‘’Ô Sanjaya, tels des papillons de nuit se précipitant dans les
flammes, tous mes fils sont en train de périr ! Cette tête de mule de
Duryodhana a conduit à leur perte mes fils, Durmukha et Durjaya. Hélas,
ce sot disait : ‘’Karna est inégalable en termes de courage et d’aptitudes
guerrières et il est dans notre camp. Qui pourrait donc nous vaincre ? Même
les dieux ne pourraient pas remporter la guerre contre moi avec Karna de
notre côté. Que pourraient faire alors ces Pandavas contre moi ?’’ Mais à
présent, il a vu Karna battre en retraite, quand Bhimasena l’a attaqué. Voitil au moins clair, maintenant ? Hélas, Sanjaya, mon fils a gagné la haine
tenace du fils de Vayu, Bhima, qui a la force du dieu de la mort lui-même.
Nous sommes certainement perdus !’’
Sanjaya répondit : ‘’Ô roi, n’est-ce pas vous qui avez suscité cette haine
inextinguible et insatiable en écoutant les paroles de votre fils buté et têtu ?
C’est donc à vous que l’on doit un tel désastre. Vous récoltez maintenant le
fruit d’avoir négligé les conseils de Bhishma et des autres aînés. Blâmez-vous
vous-même, ô roi, et ne rejetez pas la faute sur Karna ni sur les braves
guerriers qui font de leur mieux sur le champ de bataille.’’
Après avoir ainsi sermonné le roi aveugle, Sanjaya continua de lui raconter
ce qui s’était passé.
Constatant que Karna avait été mis en fuite par Bhima, cinq fils de
Dhritarashtra, Durmarsha, Dussaha, Durmata, Durdhara et Jaya se
ruèrent sur lui. Karna s’en rendit compte, fut quelque peu réconforté et
retourna au combat. Au début, Bhimasena ignora les fils de Dhritarashtra
pour se concentrer sur Karna, mais leur assaut devint tellement violent et
383
fougueux que Bhima s’en irrita et finit par tourner son attention sur eux et il
les tua tous, ainsi que leurs chevaux et les conducteurs de leurs chars.
Alors, quand Karna vit qu’un nouveau lot de princes avait été massacré pour
lui, il combattit avec encore plus d’ardeur et d’acharnement qu’auparavant.
Bhima aussi, car il songeait à tout le mal que Karna avait infligé aux Pandavas
et il parvint à désarmer complètement Karna et il abattit ses chevaux et le
conducteur de son char. Karna sauta en bas du char et projeta sa masse en
direction de Bhima, mais Bhima para le coup, arrosa Karna de flèches et le
força à reculer à pied.
Duryodhana qui observait la lutte était très chagriné et il envoya sept de ses
frères, Chitra, Upachitra, Chitraksha, Charuchitra, Sarasana,
Chitrayudha et Chitravarman pour porter secours à Karna. Ceux-ci se
battirent contre Bhima en déployant beaucoup d’habileté et d’énergie, mais
ils s’écroulèrent l’un après l’autre, car Bhima était tout simplement irrésistible.
Karna vit que tant de fils de Dhritarashtra se sacrifiaient pour lui et son
visage se mouilla de larmes. Il grimpa dans un nouveau char et il se remit à
attaquer Bhima de toutes ses forces. Les deux combattants se heurtèrent
comme deux nuages d’orage. Kesava, Satyaki et Arjuna étaient pleins
d’admiration et de joie en voyant Bhima combattre. Bhurisravas,
Kripacharya, Aswatthama, Salya, Jayadratha et beaucoup d’autres
guerriers de l’armée des Kauravas laissèrent eux aussi échapper quelques
exclamations bruyantes, sidérés qu’ils étaient par la façon dont Bhima
combattait.
Duryodhana fut piqué au vif et il bouillonnait de rage et la situation délicate
de Karna lui causait beaucoup de soucis, car il craignait que Bhima ne le tue
ce jour-là et il envoya de nouveau sept de ses frères en leur ordonnant
d’encercler Bhima et de l’attaquer conjointement et simultanément.
384
Les sept frères envoyés par Duryodhana attaquèrent Bhima, mais ils
s’écroulèrent l’un après l’autre, victimes de ses flèches. Vikarna, qui fut tué le
dernier, était aimé de tous. Quand Bhima le vit tomber après s’être battu
courageusement, il fut profondément ému et il s’exclama : ‘’Hélas, ô Vikarna,
tu étais juste et tu n’ignorais pas ce qu’est le dharma ! Tu as combattu en
obéissant loyalement à l’appel du devoir, mais même toi, il a fallu que je te tue.
Cette bataille est une véritable malédiction pour nous, car même des hommes
comme toi et comme le vénérable Bhishma ont dû être tués.’’
Et en voyant tous les frères de Duryodhana qui étaient venus le secourir
tués à la queue-leu-leu de cette manière, Karna fut submergé par la peine. Il
s’appuya contre le dossier de son char et il ferma les yeux, incapable de
supporter davantage une telle vision. Il parvint néanmoins à reprendre le
dessus sur ses émotions et il durcit son cœur et se remit à attaquer Bhima.
Les projectiles expédiés par Bhimasena brisèrent les arcs de Karna qui en
perdit dix-huit d’affilée. Karna avait depuis longtemps perdu son sourire et
son visage affichait désormais une fureur et une furie sauvages identiques à
celles de Bhima. Ils s’échangeaient des regards féroces, tout en combattant.
Yudhisthira entendit parfois les rugissements de Bhima qui s’élevaient pardessus le tumulte de la bataille et encouragé par ceux-ci, il lutta contre Drona
avec une vigueur encore accrue.
Au cours de la lutte acharnée entre Bhima et Karna, Bhima perdit ses
chevaux et le conducteur de son char et bientôt son char fut lui aussi détruit.
Alors, Bhima jeta sa lance en direction de Karna qui se trouvait dans son
char, mais Karna para le coup et Bhima s’avança avec son épée et son
bouclier. Karna détruisit immédiatement le bouclier à l’aide de ses projectiles.
Alors, Bhima fit tournoyer son épée, lâcha celle-ci et elle fracassa l’arc de
Karna avant de retomber sur le sol, mais Karna s’empara d’un nouvel arc et il
arrosa copieusement Bhima de ses flèches encore plus furieusement
qu’auparavant. Dans un accès de colère incontrôlable, Bhima s’élança vers
385
Karna qui s’abrita derrière le mât de son étendard pour échapper à la
destruction. Bhima bondit alors hors du char de Karna et privé d’armes, il
utilisa les carcasses des éléphants morts pour se protéger des flèches de
Karna et poursuivit le combat. Il ramassa tout ce sur quoi il pouvait mettre la
main : des roues de chars brisés, des membres de chevaux et d’éléphants qui
gisaient sur le champ de bataille qu’il projeta violemment en direction de
Karna pour le harceler, mais ceci ne pouvait guère durer et Bhima se
retrouva bientôt en grand péril. Karna exultait : ‘’Glouton vorace et stupide
qui ignore la science de la guerre ! Pourquoi participes-tu à cette bataille ?
Retourne donc dans la jungle t’empiffrer de fruits et de racines ! Tu n’es
qu’un sauvage indigne d’une bataille de kshatriyas ! Va-t’en !’’ En le raillant
de cette manière aussi outrageante et insultante, il fit bouillonner de rage
Bhima qui était à présent impuissant, mais respectueux de sa parole donnée
à Kunti, il s’abstint de tuer Bhima.
‘’Regarde, Arjuna, comment ce malheureux Bhima est en train d’être mis en
boite par Karna !’’, dit Krishna.
Les yeux de Dhananjaya flamboyaient en voyant le sort de son valeureux
frère. Il saisit son arc, Gandiva, et décocha une pluie de flèches sur Karna qui
tourna alors toute son attention vers Arjuna. Il avait donné sa parole à Kunti
qu’il ne tuerait pas plus d’un Pandava et il réservait cette option pour le seul
Arjuna.
386
LXXXVI.
LA DÉCAPITATION DE BHURISRAVAS
‘’Voilà le valeureux Satyaki !’’, s’écria Krishna, le conducteur du char
d’Arjuna. ‘’Ton disciple et ami est en marche et franchit triomphalement les
lignes ennemies !’’
‘’Je n’aime pas cela, Madhava !’’, répondit Arjuna. ‘’Ce n’est pas juste qu’il
ait quitté Dharmaputra pour venir me rejoindre ici. Drona est toujours en
quête de la moindre opportunité de faire prisonnier Dharmaputra. Satyaki
aurait dû rester à son poste pour le protéger et en lieu et place, il est venu
jusqu’ici et le vieux Bhurisravas va l’intercepter. Yudhishthira a commis une
grossière erreur en envoyant Satyaki ici.’’
Une querelle de famille existait entre Bhurisravas et Satyaki qui faisait
d’eux des ennemis invétérés et elle tire ici son origine : lorsque Devaki, qui
devait être la mère bénie de Sri Krishna était une jeune fille, beaucoup de
princes rivalisèrent pour obtenir sa main et il y eut une grande lutte entre
Somadatta et Sini dans cette optique. Sini l’emporta et au nom de
Vasudeva, il plaça Devaki dans son char pour l’emmener et c’est depuis cet
incident que les deux clans sont en conflit. Satyaki était le petit-fils de Sini
et Bhurisravas était le fils de Somadatta. Quand ils se retrouvèrent dans
des camps opposés sur le champ de bataille de Kurukshetra, il était naturel
qu’aussitôt que Bhurisravas ait repéré Satyaki, le vieux guerrier défie
Satyaki au combat.
‘’Ô Satyaki !’’, s’écria Bhurisravas, ‘’je vois que tu te pavanes en croyant que
tu es un homme d’une grande bravoure, mais à présent, je t’ai à ma merci et
j’entends bien en finir avec toi ! Cela fait longtemps que j’aspire à cette
rencontre. Prépare-toi à rejoindre aujourd’hui encore la demeure de Yama en
réjouissant par là le cœur de nombreuses veuves !’’
387
Satyaki se mit à rire et l’interrompit : ‘’Trêve de fanfaronneries ! Les belles
paroles ne sont pas des actes et n’effraient point les guerriers. Démontre
plutôt ta valeur au combat au lieu de pétarader comme un orage automnal !’’
Après cet échange d’amabilités, le combat put débuter entre ces deux lions
féroces et leurs chevaux furent tués, leurs arcs brisés et leurs chars détruits.
Bientôt, ils se retrouvèrent sur la terre ferme à combattre avec leurs épées et
leurs boucliers jusqu’à ce que leurs boucliers soient hachés menus et leurs
épées brisées. Dépourvus de leurs armes, ils tentèrent alors de se broyer
mutuellement dans une étreinte mortelle et roulèrent par terre avant de se
redresser et de se jeter à nouveau l’un sur l’autre et de se retrouver au sol et
la lutte se prolongea ainsi durant un bon moment.
A ce moment-là, l’esprit d’Arjuna se focalisait uniquement sur les
mouvements de Jayadratha et il ne regardait pas la lutte entre Satyaki et le
fils de Somadatta, mais Krishna lui était très préoccupé par le sort de
Satyaki, car il était bien sûr au courant de la querelle de famille.
‘’Dhananjaya’’, dit Krishna, ‘’Satyaki est épuisé et Bhurisravas va le tuer,
maintenant ! ’’
Mais Arjuna n’avait d’yeux pour l’instant que pour les manœuvres de
Jayadratha.
‘’Satyaki est arrivé après des combats exténuants contre les Kauravas et il a
été contraint d’accepter le défi de Bhurisravas’’, dit encore Krishna. Le
combat est très inégal et si nous ne l’aidons pas, il va être tué !’’
Alors même que Krishna prononçait ces paroles, Bhurisravas souleva
Satyaki et le projeta au sol de toutes ses forces et tous les guerriers de
l’armée des Kauravas qui l’entouraient exultèrent : ‘’Yuyudhana est mort !’’
388
Krishna insista une nouvelle fois : ‘’Satyaki, le meilleur du clan des Vrishnis
est à terre et presque mort… Lui qui est venu précisément pour t’aider est en
train d’être tué sous tes yeux et tu l’ignores complètement et tu ne fais rien !’’
Bhurisravas saisit Satyaki et le traîna par terre, comme un lion promène sa
proie.
De son côté, Arjuna avait l’esprit troublé. ‘’Je n’ai pas appelé Bhurisravas à
se battre avec moi et il ne m’a pas non plus défié au combat. Comment
pourrais-je le pourfendre, alors qu’il est aux prises avec un autre guerrier ?
Mon esprit répugnerait à un tel acte, même s’il est vrai qu’un ami qui est venu
spécialement pour m’aider est en train d’être tué sous mes yeux.’’
Arjuna finissait à peine de s’adresser à Krishna que le ciel fut obscurci par
une nuée de projectiles expédiés par Jayadratha et Arjuna riposta par une
pluie de flèches, mais il se retournait désormais constamment vers l’endroit où
Satyaki était aux prises avec Bhurisravas.
Krishna l’exhorta une nouvelle fois à prendre en considération la situation
critique dans laquelle se trouvait Satyaki : ‘’Ô Partha, Satyaki a perdu
toutes ses armes et il est maintenant totalement à la merci de Bhurisravas...’’
Quand Arjuna se retourna, il vit qu’en effet Bhurisravas tenait son pied sur
le corps prostré de Satyaki et qu’il s’apprêtait à l’achever avec une épée.
Avant que Bhurisravas n’ait pu asséner le coup fatal, Arjuna décocha une
flèche cinglante qui siffla et l’instant suivant, le bras levé qui tenait encore
l’épée fut tranché net et tomba par terre. N’en croyant pas ses yeux,
Bhurisravas se retourna pour voir qui avait fait cela.
‘’Ô fils de Kunti’’, s’exclama-t-il, ‘’je ne me serais jamais attendu à ceci de ta
part ! Il est indigne de la part d’un guerrier d’agir par derrière de cette
389
manière. J’étais en lutte avec quelqu’un d’autre et tu m’as tiré dessus sans
aucune sommation. Manifestement, nul homme ne peut résister à l’influence
néfaste de ses fréquentations, comme ta conduite antichevaleresque vient de
le démontrer. Dhananjaya, quand tu retourneras auprès de ton frère,
Dharmaputra, comment expliqueras-tu cet acte de bravoure glorieux que tu
viens juste d’accomplir ? Qui t’a appris cela, Arjuna ? Est-ce ton père, Indra,
ou sont-ce tes instructeurs, Drona et Kripa ? Quel est le code de conduite
qui t’autorise à décocher une flèche sur un homme occupé à lutter avec un
autre et qui ne pouvait même pas te voir ? Tu as commis un acte misérable et
méprisable et tu as complètement souillé ton honneur. Très certainement,
c’est le fils de Vasudeva qui y a dû t’y pousser, car ce n’est pas dans ta
nature. Aucun homme qui a du sang princier dans les veines n’aurait songé à
commettre un acte aussi lâche. Je ne doute pas que c’est cet infâme Krishna
qui a dû t’y inciter.’’ C’est ainsi que Bhurisravas, l’homme au bras droit
tranché, dénonça amèrement Krishna et Arjuna sur le champ de bataille de
Kurukshetra.
Partha répondit : ‘’Bhurisravas, tu te fais vieux et l’âge semble avoir affecté
ton jugement. C’est sans raison que tu accuses Krishna et moi-même.
Comment aurais-je pu rester à regarder, les bras ballants, alors que sous mes
yeux, tu étais sur le point de tuer mon ami venu risquer sa vie pour moi, ami qui
est mon véritable bras droit et que tu t’apprêtais à pourfendre, alors qu’il
gisait impuissant par terre ? J’aurais mérité l’enfer si je n’étais pas intervenu.
Tu laisses sous-entendre que j’ai été ruiné et gâché par la compagnie de
Madhava. C’est ta compréhension qui pèche complètement. Tu n’as eu
aucun remord à défier Satyaki qui était éreinté, exténué, lorsqu’ il est arrivé
ici, sans parler du fait qu’il était inadéquatement armé et tu en as bien profité
pour le vaincre. Il gisait donc par terre, complètement impuissant. Quel est
alors le code d’honneur que tu respectais et qui t’autorisait à utiliser ton épée
pour achever ce guerrier au sol ? Penses-tu que j’ai oublié comment tu as
390
encouragé l’homme qui a tué mon fils, Abhimanyu, alors même qu’il vacillait,
seul, épuisé et sans armes ?’’
Bhurisravas écouta très attentivement les arguments d’Arjuna et ne répondit
pas, mais il étendit ses flèches sur le sol à l’aide de sa main gauche et il s’en fit
un siège pour méditer. Le vieux guerrier était assis en yoga et cette vision
émut profondément tous les guerriers Kauravas. Ils saluèrent Bhurisravas et
conspuèrent Krishna et Arjuna.
Arjuna parla à nouveau : ‘’Ô, soldats ! J’ai juré de protéger chaque ami qui se
trouve à portée de mon arc. C’est une promesse sacrée. Pour quelle raison
me blâmez-vous ? Il est injuste et vain de faire des reproches et des
remontrances sans aucune réflexion préalable.’’
Après s’être adressé ainsi à tous les guerriers qui le blâmaient, il se tourna
vers Bhurisravas et il dit : ‘’Ô toi qui excelles parmi les braves, tu as protégé
tant de personnes qui ont sollicité ton aide. Tu sais pertinemment bien que
ce qui t’est advenu n’est dû qu’à ta propre erreur. Il est tout à fait injuste de
m’en faire le reproche. Si tu le souhaites, nous pouvons tous blâmer la
violence qui régit la vie des kshatriyas.’’
Bhurisravas baissa la tête en guise d’acquiescement.
C’est à ce moment-là que Satyaki reprit conscience et se redressa et
emporté par toute l’impétuosité de son ardeur guerrière, il s’empara d’une
épée, se précipita vers Bhurisravas qui était toujours assis en yoga sur son
siège constitué de flèches et alors même que tout le monde autour de lui
poussait des exclamations horrifiées et avant même que Krishna et Arjuna
n’aient eu le temps d’intervenir, il trancha la tête du vieux guerrier qui roula par
terre, alors que son corps était toujours en posture de méditation. Les dieux
391
et les siddhas qui contemplaient la scène prononcèrent des bénédictions en
faveur de Bhurisravas et tout le monde condamna l’acte de Satyaki.
Satyaki continua de soutenir que c’était son droit en affirmant : ‘’Pendant
que je perdais conscience, cet ennemi juré de ma famille a posé le pied sur moi
et il a tenté de me tuer et j’avais donc le droit de le tuer, peu importe la
posture dans laquelle il se trouvait.’’ Mais personne n’approuva sa conduite.
La décapitation de Bhurisravas représente une des nombreuses situations
de conflit moral qui émaillent le Mahabharata et qui démontrent qu’une fois
que la haine et que la colère ont été attisées, les codes d’honneur et le
dharma sont impuissants pour les contrôler.
392
LXXXVII.
LA MORT DE JAYADRATHA
‘’Le moment est décisif, Karna’’, dit Duryodhana. ‘’Si aujourd’hui avant la
tombée de la nuit, Jayadratha n’est pas mort, Arjuna encourra la disgrâce et
il se supprimera lui-même pour ne pas avoir tenu son serment et avec la mort
d’Arjuna, la destruction des Pandavas est assurée et le royaume nous
appartiendra en toute souveraineté. Dhananjaya a fait cette promesse
impossible dans un moment d’étourderie, parce que les dieux ont décidé qu’il
se détruise ainsi de sa propre main. Nous ne devrions pas laisser passer une
telle opportunité et nous devons tout faire pour qu’il échoue. Tout dépend
de toi ! Ta formidable aptitude guerrière va être testée jusqu’au bout
aujourd’hui. Regarde, le soleil plonge lentement vers l’occident et il ne reste
pas beaucoup de temps avant que la nuit ne tombe. Je ne crois pas que
Partha puisse être en mesure de tuer Jayadratha. Toi, Aswatthama, Salya,
Kripa et moi, nous devons protéger Jayadratha et faire tout ce qui est en
notre pouvoir pour ne pas qu’il tombe entre les mains d’Arjuna au cours des
prochaines heures qui précèdent le coucher du soleil.’’
‘’Ô roi’’, répondit Karna, ‘’je suis perclus de blessures à cause de Bhimasena
et je suis si éreinté que mes membres n’ont plus guère de force, mais je
donnerai tout ce qu’il me reste. C’est mon privilège de vous servir.’’
Alors que Karna et Duryodhana tiraient ainsi des plans sur la comète,
Arjuna assaillait l’armée des Kauravas et faisait le maximum pour pouvoir
occire Jayadratha avant le coucher du soleil.
Krishna saisit sa conque, Panchajanya et il en tira une note particulière qui
était un signal pour que son propre conducteur, Daruka, arrive
immédiatement avec son char. Satyaki prit place à l’intérieur du char et il
attaqua vigoureusement et habilement Karna, tout en le maintenant
pleinement occupé.
393
La dextérité de Daruka combinée à la maîtrise du tir à l’arc de Satyaki
faisaient tellement merveille que les dieux eux-mêmes vinrent assister au
combat. Les quatre chevaux du char de Karna furent abattus, le conducteur
de son char désarçonné, la hampe de l’étendard brisée et le char totalement
détruit. Le grand Karna était maintenant sur le plancher des vaches et
l’événement causa pas mal d’agitation dans le clan des Kauravas. Karna dut
même courir et grimper en catastrophe dans le char de Duryodhana. Sanjaya
précisa ici à Dhritarashtra à qui il rapportait l’épisode : ‘’Les plus grands
experts en tir-à-l ’arc sont Krishna, Partha et Satyaki et dans cet art,
personne d’autre n’arrive à leur hauteur !’’
Arjuna perfora les lignes ennemies pour atteindre Jayadratha. Bouillant
intérieurement en songeant au massacre d’Abhimanyu et à tous les autres
maux infligés par les Kauravas, Arjuna combattait avec fureur. Ambidextre, à
l’aide de son arc Gandiva, il décochait ses flèches acérées en utilisant tantôt
une main et tantôt l’autre et il semait la terreur en provoquant la confusion
chez ses ennemis qui tombaient comme des mouches et comme si la Mort ellemême était descendue sur le champ de bataille avec sa faucille.
Les combats entre Arjuna et Aswatthama et tous les autres grands
guerriers qui protégeaient le roi du Sindhu furent titanesques. Ils luttèrent
tous vaillamment et ardemment, mais ils furent tous vaincus et ils ne purent
empêcher Arjuna d’atteindre Jayadratha.
Arjuna s’en prit alors à Jayadratha et la bataille fit rage pendant longtemps.
Tous les deux jetaient constamment des regards vers l’occident, car la fin du
jour était proche. Le Sindhu n’était certes pas un manchot et il poussa
Arjuna dans ses derniers retranchements. Le soleil était sur le point de
basculer sous la ligne d’horizon en rougissant et la bataille n’était toujours
pas gagnée.
394
‘’Il ne reste que très peu de temps. Il semble que Jayadratha soit bel et bien
sauvé et qu’Arjuna ait lamentablement échoué. Arjuna n’a pas tenu son
serment et il va encourir la disgrâce’’, se dit Duryodhana en jubilant.
Le ciel s’assombrit alors et une clameur se fit entendre :’’ Le soleil s’est
couché et Jayadratha est toujours en vie. Arjuna a perdu !’’ Les Pandavas
baissèrent alors la tête et les Kauravas exultaient.
Jayadratha se tourna vers l’occident et il songea en lui-même : ‘’Je suis
sauvé !’’, car il n’apercevait plus le soleil et car il pensait que l’intervalle de
temps dont disposait Arjuna pour tenir son serment était passé.
Mais Krishna murmura à Arjuna : ‘’Dhananjaya, le roi du Sindhu a le regard
fixé sur l’horizon. C’est Moi qui ai fait en sorte que le soleil soit obscurci, mais
il n’est pas encore couché. Fais ce que tu as à faire. C’est maintenant le
moment ou jamais, car Jayadratha a baissé sa garde.’’
Gandiva décocha ses flèches fatidiques et tel un vautour fondant sur sa
proie, celles-ci emportèrent au loin la tête de Jayadratha.
‘’Ecoute-moi bien, Arjuna !’’, dit Krishna, ‘’décoche successivement tes
flèches, de manière à ce que la tête ne puisse pas toucher le sol et qu’elle
parvienne dans le giron de Vriddhakshatra.’’
La scène était étrange et quelque peu surréaliste. Vriddhakshatra était dans
son ashram, absorbé dans sa méditation du soir et les yeux clos, quand la tête
de son fils atterrit doucement dans son giron. Le vieux roi termina sa
méditation avant de se lever et la tête roula par terre... Et comme il l’avait luimême décrété, il y a longtemps, sa tête explosa et c’est ainsi que Jayadratha
et que son père atteignirent ensemble le paradis des guerriers.
395
Kesava, Dhananjaya, Bhima, Satyaki, Yudhamanyu et Uttamaujas
soufflèrent dans leurs conques et Dharmaraja qui entendit le vacarme
triomphant sut que cela signifiait qu’Arjuna avait tenu sa promesse et que le
Sindhu avait été tué. Yudhishthira mena alors une nouvelle offensive
rageuse contre Drona. La nuit tombait, mais en ce quatorzième jour de la
bataille, la règle du cessez-le-feu au coucher du soleil ne fut pas respectée.
Avec les passions qui augmentaient de jour en jour, les règles et la retenue
avaient tendance à être de plus en plus négligées.
396
LXXXVIII.
LA FIN DE DRONA
Tous ceux à qui l’histoire du Mahabharata est familière connaissent bien
Ghatotkacha, le fameux fils que Bhimasena a eu de sa femme asurique. Il y a
deux jeunes hommes parmi tous les personnages du Mahabharata qui
incarnent toutes les qualités d’héroïsme, de bravoure, de force, de courage et
d’amabilité et ce sont les fils d’Arjuna et de Bhima, Abhimanyu et
Ghatotkacha qui ont tous les deux fait offrande de leurs vies sur le champ de
bataille de Kurukshetra.
A la fin de la guerre du Mahabharata, la haine qui prévalait dans les deux
camps ne pouvait plus trouver un exutoire suffisant dans les combats diurnes
et le quatorzième jour, après le coucher du soleil, les guerriers
n’interrompirent pas les hostilités et continuèrent à se battre à la lumière de
leurs torches. Le champ de bataille de Kurukshetra offrait là un spectacle
sidérant et encore inédit. Les généraux et les soldats des deux camps se
livraient bataille à la lumière de milliers de torches en utilisant des signaux tout
spécialement adaptés pour l’obscurité.
Ghatotkacha et ses troupes asuriques qui peuvent donner le maximum de
leurs forces pendant la nuit trouvèrent dans cette obscurité un avantage
supplémentaire et ils attaquèrent violemment l’armée de Duryodhana. Le
sang de Duryodhana se glaça, lorsqu’il vit des milliers de ses hommes tués par
Ghatotkacha et son armée qui se déplaçaient dans les airs et qui les
attaquaient de manière soudaine et inattendue.
‘’Tue-le immédiatement, Karna, autrement c’est toute notre armée qui va y
passer. Termines-en avec lui sur le champ !’’ , l’implorèrent tous les guerriers
Kauravas qui étaient complétement désorientés.
397
Karna était lui-même en colère et perplexe, après qu’une des flèches de
l’asura vienne de le blesser. Il possédait sans aucun doute un missile
imparable qu’Indra lui avait donné, mais il ne pouvait l’utiliser qu’une seule fois
et il l’avait prudemment conservé à l’intention exclusive d’Arjuna avec lequel
un clash futur était inévitable. Mais dans la confusion et l’ivresse furieuse de
cette grande mêlée nocturne, mû par une impulsion aussi brusque que
soudaine, Karna propulsa son missile sur le jeune géant.
Et c’est ainsi qu’Arjuna fut sauvé, mais à un prix particulièrement élevé. Le
fils bien-aimé de Bhima, Ghatotkacha, qui depuis les airs bombardait de ses
flèches mortelles l’armée des Kauravas s’effondra en plongeant tous les
Pandavas dans le chagrin.
La bataille ne s’interrompit pas pour autant et Drona sema à son tour la peur
et la destruction dans les rangs des Pandavas par ses attaques incessantes.
‘’Ô Arjuna’’, dit Krishna, ‘’il n’y a personne qui soit en mesure de vaincre
Drona en se conformant aux règles strictes de la guerre. Nous ne pourrons
pas venir à bout de lui, à moins que le dharma ne soit contourné. Nous
n’avons pas d’autre alternative. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse le faire
renoncer à se battre. S’il entend jamais qu’Aswatthama est mort, Drona
perdra tout intérêt dans la vie et il abandonnera les armes. Il faut donc que
quelqu’un dise à Drona qu’Aswatthama a été tué.’’
Arjuna frémit d’horreur en entendant cela car il ne pouvait certainement pas
s’apprêter à dire un mensonge et tous ceux qui se trouvaient autour de lui
rejetèrent aussi cette idée, puisque personne ne voulait être complice d’une
duperie.
Seul Yudhishthira réfléchit longuement à cette proposition. ‘’C’est moi qui
porterai tout le fardeau et toute la charge de ce péché’’, finit-il par dire.
398
Bhima souleva alors son énorme masse métallique qu’il abattit sur la tête d’un
énorme éléphant qui s’appelait justement Aswatthama qui s’écroula, mort et
après avoir tué le pachyderme, Bhima s’approcha de la division que Drona
commandait et il rugit bien fort pour que tout le monde puisse l’entendre : ‘’Je
viens de tuer Aswatthama !’’ Bhimasena qui jusqu’ici n’avait jamais commis ni
même seulement imaginé commettre un acte aussi ignoble était profondément
gêné et honteux en prononçant ces paroles.
Celles-ci firent mouche – mais se pouvait-il qu’elles soient vraies ? Drona les
entendit, alors qu’il s’apprêtait à envoyer son missile le plus destructeur et le
plus dévastateur, le brahmastra. ‘’Yudhishthira, est-il bien vrai que mon fils a
été tué ?’’, demanda l’acharya à Dharmaputra. L’acharya pensait que jamais
Yudhishthira ne dirait un mensonge, fût-ce même pour la souveraineté sur les
trois mondes.
Krishna affectait d’être terriblement troublé. ‘’Si Yudhishthira échoue
maintenant, nous sommes perdus, car le brahmastra de Drona est une arme
irrésistible et toute l’armée des Pandavas sera détruite !’’, dit-il.
Yudhishthira lui-même frémit de dégoût par rapport à ce qu’il s’apprêtait à
faire, mais il nourrissait aussi en lui le désir de remporter la victoire. ‘’C’est
moi seul qui endosserai la responsabilité de ce péché’’, se dit-il en lui-même et
il durcit son cœur pour dire : ‘’Oui, c’est bien vrai qu’Aswatthama a été tué !’’,
dit-il à voix haute, et en prononçant ces paroles, il en sentit toute la disgrâce
et il ajouta à voix basse et d’une voix chevrotante : ‘’Aswatthama, l’éléphant’’
– paroles qui furent noyées dans tout le bruit ambiant et que Drona ne put
entendre.
‘’Et c’est ainsi, ô roi, qu’un grand péché a été commis’’, dit Sanjaya au roi
aveugle, Dhritarashtra, en lui rapportant les événements de la bataille.
399
Au moment même où ces paroles sortirent de la bouche de Yudhishthira, les
roues de son char qui jusqu’ici survolaient la terre de quelques centimètres
sans jamais la toucher retombèrent sur le sol. Yudhishthira qui jusqu’ici
s’était distingué du monde rempli de fausseté et de non-vérité était devenu
trop terre à terre, puisque lui aussi désirait la victoire et qu’il s’était laissé
aller à des paroles qui n’étaient pas le pur reflet de la vérité et son char avait
donc repris le chemin ordinaire des hommes.
Quand il fut confirmé à Drona que son fils avait été tué, tout son
attachement à la vie fut tranché net et le désir disparut comme s’il n’avait
jamais existé. C’est alors qu’il se trouvait dans cet état d’esprit que
Bhimasena le condamna sans ambages :
‘’Ô, brahmane, en abandonnant les fonctions légitimes de votre caste pour le
métier des armes des kshatriyas, vous avez provoqué la ruine et la perte des
princes. Si vous, brahmane, vous ne vous étiez pas écarté des devoirs qui
étaient les vôtres, de par votre naissance, les princes n’auraient jamais dû
encourir une telle destruction. Vous enseignez que ne pas tuer est le plus
haut dharma et que le brahmane soutient et préserve ce dharma et
cependant, vous avez rejeté cette sagesse qui vous appartient de naissance
et sans vergogne, vous avez entrepris la profession de tuer ! C’est pour notre
malheur que vous êtes descendu si bas dans cette vie impie.’’
Ces piques de Bhima furent atrocement douloureuses pour Drona qui avait
déjà perdu la volonté de vivre. Il jeta toutes ses armes et il s’assit en yoga sur
le sol de son char pour méditer. C’est alors que Dhrishtadyumna grimpa
dans son char en brandissant son épée et complètement insensible aux cris
d’horreur et de désapprobation de tout le monde, il accomplit sa destinée
funeste en tranchant la tête de Drona, et l’âme du fils de Bharadwaja
s’échappa dans un éclat de lumière pour monter dans les cieux.
400
LXXXIX.
AU TOUR DE KARNA
Après la mort de Drona, les princes de l’armée des Kauravas nommèrent
Karna généralissime. Karna était debout dans son magnifique char de
guerre conduit par Salya et la confiance intrépide de son maintien et sa
renommée illustre en tant que guerrier encouragèrent les Kauravas et la
bataille put recommencer.
Après avoir consulté les astres et les augures, les Pandavas profitèrent de
l’heure propice et Arjuna s’attaqua à Karna, bien soutenu par Bhimasena
qui suivait immédiatement derrière. Duhsasana se concentra sur Bhima en lui
envoyant une volée de flèches, ce qui fit glousser Bhima qui se dit en luimême : ‘’Ce scélérat est enfin à ma portée ! Aujourd’hui même, je tiendrai ma
promesse à l’égard de Draupadi. Cela fait bien trop longtemps que mon
serment attend d’être tenu.’’
Tandis que Bhima songeait en lui-même à tout ce que Duhsasana avait fait
subir à Draupadi, sa colère se mit à bouillonner incontrôlablement et après
avoir lâché toutes ses armes, il sauta en bas de son char avant de bondir sur
Duhsasana comme un tigre sur sa proie, puis il le projeta au sol et lui brisa les
membres. ‘’Vil animal ! Est-ce là la main immonde qui a tiré Draupadi par les
cheveux ? Je m’en vais l’arracher à ton corps ! S’il y a bien quelqu’un qui
désire t’aider, qu’il s’avance et qu’il essaye !’’ Après avoir jeté un regard
haineux en direction de Duryodhana pendant qu’il rugissait son défi,
Bhimasena arracha le bras de Duhsasana et jeta le membre sanguinolent sur
le champ de bataille et il tint la terrible promesse qu’il avait faite treize ans
auparavant : il but le sang du corps de son ennemi, comme une bête de proie
et il dansa sur le champ de bataille, ivre de passion. ‘’Je l’ai fait !’’, rugit-il. ‘’La
promesse faite à l’encontre de ce grand pécheur a été tenue. Il ne me reste
qu’à tenir mon serment concernant Duryodhana. Le feu du sacrifice est prêt.
Que la victime se prépare !’’
401
La scène fit tressaillir tout le monde. Même le grand Karna fut ébranlé en
voyant Bhima dans cette colère extatique.
‘’Ne flanche pas !’’, lui dit Salya. ‘’Il ne siérait pas que tu montres le moindre
signe qui puisse être considéré comme de la crainte. Même si Duryodhana
tremble de désespoir, il n’est pas approprié que tu perdes toi aussi courage.
Après la mort de Duhsasana, tous les espoirs de notre armée ne reposent
plus que sur toi et tu dois maintenant en supporter le poids. Tu es un
guerrier vaillant et valeureux : défie donc Arjuna en combat singulier et gagne
une gloire éternelle sur Terre ou le paradis des guerriers !’’
Après avoir entendu ces paroles, Karna retrouva toute sa pugnacité. Les
yeux rougis par la colère et par les larmes qu’il avait retenues, il demanda à
Salya de rapprocher son char de celui d’Arjuna.
‘’Mettons un terme à la guerre !’’, dit Aswatthama en s’adressant à
Duryodhana. ‘’Mettons un terme à cette inimitié désastreuse. Ami bien-aimé,
fais la paix avec les Pandavas. Arrêtons cette guerre !’’
‘’Quoi ? N’as-tu donc pas entendu les paroles que Bhima a prononcées
quand, comme une bête assoiffée, il a bu du sang humain avant de danser sur
le corps mutilé de mon frère ? Comment pourrions-nous bien parler de paix
maintenant ? Pourquoi ces paroles aussi futiles qu’inutiles ?’’, dit
Duryodhana.
Il donna le signal de l’attaque. Le fils de Surya décocha une flèche
fulgurante et qui crachait le feu en direction d’Arjuna et Krishna enfonça
prestement le char dans la boue, d’une dizaine de centimètres et le projectile
frôla la tête d’Arjuna, mais lui arracha son casque ! Arjuna était rouge de
honte et de colère et il arma son bras pour en finir avec Karna. L’heure
fatidique était arrivée pour Karna car, comme il avait été prédit, la roue
402
gauche de son char se bloqua brusquement dans la boue et il dut quitter son
char pour l’en extraire.
‘’Attends une minute !’’, cria-t-il. ‘’Mon char est bloqué dans la boue. Comme
tu es un grand guerrier bien au courant du dharma, tu ne prendras
certainement pas injustement avantage de cet incident. Je vais redresser mon
char et ensuite, je t’offrirai tout le combat que tu désires.’’
Arjuna hésita et Karna était perturbé par l’incident. Il se rappelait la
malédiction dont il fut l’objet et il plaida de nouveau en faveur du sens de
l’honneur d’Arjuna.
C’est alors que Krishna intervint. ‘’Ha, ha, ha, Karna !’’, s’exclama-t-il. ‘’C’est
une bonne chose que toi aussi tu te souviennes qu’il existe des choses comme
le fair-play et l’esprit chevaleresque ! A présent que tu es noyé dans les
problèmes, tu te les rappelles, certes, mais lorsque toi, Duryodhana,
Duhsasana et Sakuni, vous avez traîné Draupadi dans la salle d’assemblée
et lorsque vous l’avez outragée, comment se fait-il que tu les avais
complètement oubliés ? Tu as contribué à embobiner Dharmaputra qui adore
jouer aux dés, mais qui n’est pas très adroit, à miser gros, et vous avez triché.
Où se cachait ton fairplay, alors ? Était-ce bien fair-play de refuser de
rendre son royaume à Yudhishthira alors que, conformément à l’engagement
pris, les douze années d’exil dans la forêt et la treizième année incognito
s’étaient dûment écoulées ? Qu’est-il advenu au dharma en vertu duquel tu
fais appel maintenant ? Tu as comploté avec des hommes mauvais qui ont
cherché à empoisonner et à tuer Bhima. Tu as approuvé la conspiration
destinée à brûler vifs les Pandavas, quand ils dormaient dans le palais de cire
où ils avaient été attirés. Qu’était-il arrivé au dharma, alors ? Que te
murmurait le dharma, lorsque des mains viles et violentes s’étaient posées sur
Draupadi et que tu admirais le spectacle ? Ne t’es-tu pas moqué d’elle en lui
disant : ‘’Maintenant que tous tes époux t’ont laissée sans protection,
403
épouses-en donc un autre !’’ Et la langue qui n’a pas eu honte de prononcer
ces paroles parle à présent d’esprit chevaleresque ! Ah, le bel esprit
chevaleresque ! Et quand la meute que vous formiez a encerclé le jeune
Abhimanyu pour le pourfendre impitoyablement, était-ce cela, ton esprit de
chevalerie ? Comment oses-tu parler maintenant d’esprit de chevalerie et de
fair-play, toi qui les as toujours bafoués !’’
Tandis que Krishna le fustigeait ainsi pour pousser Arjuna à agir, Karna
baissa honteusement la tête sans dire un mot. Il remonta silencieusement
dans son char en laissant la roue bloquée dans la boue, saisit son arc et
décocha une nouvelle flèche bien ciblée en direction d’Arjuna qui le toucha
avec une telle force qu’elle l’étourdit durant un moment. Karna utilisa ce bref
instant de répit pour redescendre de son char et tenter d’extraire la roue de
la boue, mais la malédiction était trop lourde et la bonne fortune avait déserté
le grand guerrier. La roue ne bougea pas d’un millimètre, quand bien même il y
appliqua toute sa force. Il tenta alors de se remémorer les mantras des
missiles puissants qu’il avait appris auprès de Parasurama, mais sa mémoire lui
fit défaut au moment où il en avait le plus besoin, comme Parasurama l’avait
prédit.
‘’Il n’y a pas de temps à perdre, Arjuna’’, cria Madhava. ‘’Termines-en avec
ton ennemi.’’
L’esprit d’Arjuna était agité, car ses mains répugnaient à commettre un acte
aussi peu chevaleresque. Mais comme le dit le poète, Arjuna ne put refuser
l’ordre du Seigneur et il décocha une flèche qui trancha la tête de Karna. Le
poète n’avait pas le cœur d’imputer un tel acte à Arjuna qui était la noblesse
même. C’est le Seigneur Krishna qui incita Arjuna à tuer Karna, alors que
celui-ci tentait vainement d’extraire la roue de son char embourbé. D’après le
code d’honneur et les lois de la guerre qui prévalaient à l’époque, ce n’était
404
pas moral. Qui pouvait endosser la responsabilité de faire cette entorse au
dharma hormis le Seigneur Lui-même ?
La leçon que l’on peut tirer de tout cela, c’est qu’il est vain d’espérer
soumettre le mal par la violence et par la guerre. La bataille pour le bien qui
est menée par la force physique conduit à de multiples maux avec comme
corollaire que l’absence de droiture et de rectitude augmente.
405
XC. L’AGONIE DE DURYODHANA
Duryodhana contempla la mort de Karna et sa peine était incommensurable.
Kripacharya fut profondément ému par la douleur de Duryodhana et il dit :
‘’Poussés par l’ambition et par la convoitise, nous avons placé une charge
trop lourde sur les épaules de nos amis. Ceux-ci l’ont supportée sans se
plaindre : ils ont sacrifié leurs vies sur le champ de bataille et ils ont gagné les
régions célestes. Il ne vous reste plus qu’une seule ligne d’action - faire la
paix avec les Pandavas. Ô roi, ne continuez plus cette guerre désastreuse.’’
Mais même en ces instants de profond désespoir, Duryodhana n’apprécia
pas ce conseil :
‘’Peut-être que la possibilité existait pour cela, mais elle a disparu depuis
longtemps. Comment pourrait-on parler de paix entre les Pandavas et nous
avec tout ce sang inexpiable qui nous sépare – le sang de nos amis et parents
les plus chers et les leurs ? Et si je me rendais pour échapper à la mort,
comment pourrais-je échapper au mépris du monde ? De quel bonheur
pourrais-je espérer jouir avec une vie sauvée aussi honteusement ? Et quelle
joie pourrais-je encore espérer trouver dans la souveraineté récupérée par la
paix après que tous mes frères et parents aient été tués ?’’
Ces paroles de Duryodhana furent acclamées à grands cris par tous les
autres qui soutinrent sa position et ils choisirent Salya et lui attribuèrent le
commandement suprême de l’armée. Salya était un guerrier puissant aussi
brave que tous les guerriers qui avaient été tués. L’armée fut redéployée
sous sa supervision et bientôt, la bataille fit à nouveau rage.
Du côté des Pandavas, Yudhishthira conduisit personnellement l’attaque
contre Salya. Cela surprit tout le monde de voir comment cet homme qui
406
jusqu’alors avait été l’incarnation même de la placidité combattre aussi
furieusement.
Durant un long moment, le combat fut équilibré jusqu’à ce que Yudhishthira
ne projette de toutes ses forces sa lance contre Salya qui le transperça et
tel un grand mât au terme d’une célébration festive, le corps de Salya gisait à
présent sans vie sur le champ de bataille, tout ensanglanté et sanguinolent.
Une fois que Salya, le dernier des grands généraux s’écroula, mort, l’armée
des Kauravas perdit tout espoir. Néanmoins, tous les fils survivants de
Dhritarashtra se liguèrent et attaquèrent Bhima de toutes parts. Il les
pourfendit tous. Le fils de Vayu avait attisé sa haine dévorante treize années
durant depuis cette fois où Draupadi avait été outragée dans la salle
d’assemblée et il se dit en lui-même : ‘’Je n’aurai pas vécu en vain, mais
Duryodhana vit toujours’’, et il sourit sinistrement.
Sakuni conduisit une attaque contre la division de Sahadeva. Peu de temps
s’écoula avant que Sahadeva ne décoche une flèche acérée en criant : ‘’Fou
que tu es, voici ta récompense pour tous tes grands péchés !’’ La flèche
trancha la gorge de Sakuni et sa tête qui était à la racine de tous les méfaits
des Kauravas roula sur le sol, comme un dé.
Désormais sans chefs, ce qui subsistait de cette armée brisée se dispersa
pour fuir dans toutes les directions et fut bientôt poursuivie et massacrée
jusqu’au dernier par les vainqueurs qui exultaient. ‘’ C’est ainsi que toute
votre armée d’onze akshauhinis a complètement été anéantie, ô roi. Parmi les
milliers de rois qui avaient épousé votre cause dans l’orgueil de leur
puissance, on n’aperçoit plus guère que Duryodhana sur le champ de
bataille, au bord du malaise et perclus de blessures’’, dit Sanjaya en
décrivant la débâcle au roi aveugle.
407
Après avoir vainement tenté de rassembler autour de lui le reliquat de son
armée vaincue, Duryodhana, quasiment seul, saisit sa masse et s’approcha
d’une mare. Tout son corps brûlait et cette eau l’attirait. ‘’Le sage Vidura
savait ce qui arriverait et il nous avait bien prévenus’’, se dit-il en entrant dans
l’eau.
A quoi sert la sagesse trop tardive ? Ce qui a été fait doit produire ses
effets qui doivent être endurés. Telle est la loi.
Yudhishthira et ses frères arrivèrent sur place, à la poursuite de leur plus
grand ennemi.
‘’Duryodhana !’’, s’écria Yudhishthira, ‘’après avoir détruit la famille et le clan,
espères-tu échapper à la mort en te cachant dans cette mare ? Où est ton
orgueil maintenant ? N’as-tu pas honte ? Sors de là et bats-toi ! Tu es un
kshatriya de naissance, fuis-tu la bataille et la mort ?’’
Piqué au vif par ces paroles, Duryodhana répondit dignement :
‘’Dharmaputra, je ne suis point arrivé ici comme un fuyard. Ce n’est pas la
peur qui m’a amené jusqu’ici. Je suis entré dans cette eau pour apaiser le feu
qui me brûle. Je ne crains pas la mort et je ne désire pas vivre ; alors pourquoi
devrais-je me battre ? La Terre ne possède plus rien de ce pour quoi je
luttais ! Tous ceux qui étaient à mes côtés ont été tués. Mon désir à l’égard
du royaume a disparu. Je te laisse le monde sans plus aucun rival. Jouis-en, si
tu veux dans une souveraineté incontestable.’’
‘’Oh, c’est vraiment très généreux de ta part, particulièrement après que tu
aies déclaré que tu ne nous laisserais même pas un cm² de territoire ! Quand
nous avons plaidé en faveur de la paix et quand nous t’avons prié de de nous
en remettre une partie, tu as repoussé notre proposition et maintenant, tu
408
déclares que nous pouvons tout prendre ! Ce n’est ni pour un royaume ni
pour des terres que nous combattons. Dois-je te rappeler toutes tes fautes ?
Les torts commis à notre égard et l’outrage perpétré à l’égard de Draupadi
ne peuvent pas être expiés autrement que par ta vie !’’
Sanjaya qui rapporta ceci au vieux roi aveugle dit : ‘’Quand votre fils,
Duryodhana, entendit ces paroles dures et implacables prononcées par
Dharmaputra, il sortit immédiatement de l’eau, masse en main.
Une fois en dehors de la mare, l’infortuné Duryodhana dit : ‘’Venez tous, un
par un, car je suis tout seul. Vous n’allez sûrement pas vous mettre à cinq pour
m’attaquer, moi qui suis tout seul, sans armure, éreinté et perclus de
blessures…’’
Yudhishthira répliqua sèchement : ‘’Si c’est effectivement mal que beaucoup
se liguent pour attaquer une seule personne, alors je te prie bien de nous dire
comment Abhimanyu a été attaqué et tué ? N’as-tu pas consenti à ce qu’une
kyrielle de guerriers se liguent et s’attaquent à ce pauvre garçon qui était tout
seul parmi vous ? Il est un fait certain que lorsque les hommes font face à
l’infortune, ils reconnaissent alors et prêchent le dharma et la chevalerie à
autrui. Mets ton armure, choisis n’importe lequel d’entre nous et bas-toi !
Meurs et tu iras peut-être au paradis des guerriers ou sois vainqueur et tu
seras roi !’’
En conséquence, un nouveau combat débuta entre Bhima et Duryodhana.
Des étincelles jaillirent, lorsque leurs masses se percutèrent. Duryodhana et
Bhima étaient tous deux d’une force et d’une adresse égales. Le combat fit
rage pendant longtemps et l’issue était incertaine.
Ceux qui assistaient au combat tentaient de déterminer qui en sortirait
vainqueur et Krishna dit à Arjuna que Bhima serait fidèle au serment qu’il
409
avait fait dans le hall d’assemblée et qu’il briserait les cuisses de Duryodhana.
Bhima l’entendit et c’est alors que le souvenir du terrible outrage lui revint
brusquement en mémoire. Il bondit comme un fauve et asséna un formidable
coup sur les cuisses de Duryodhana à l’aide de sa masse et les brisa et
Duryodhana tomba lourdement sur le sol, blessé à mort. Bhima sauta sur son
corps prostré, lui piétina la tête et entama une danse macabre.
‘’Arrête, Bhima !’’, s’écria Dharmaraja. ‘’Sa dette est remboursée.
Duryodhana est un prince et un cousin. Il n’est ni correct, ni approprié que tu
lui piétines la tête.’’ Krishna dit : ‘’L’âme de cet homme cruel va bientôt
quitter son corps. Fils de Pandu, Duryodhana et toute sa clique ont été
anéantis. Pourquoi traîner ici ? Rejoignons nos chars.’’
Après que Krishna se fut exprimé ainsi, le visage de Duryodhana se mit à
luire du feu de la colère et de la haine. Tournant les yeux vers Krishna, il dit :
‘’C’est par de viles ruses que tu as ourdi la mort de mes guerriers qui se sont
bravement battus conformément au code de la guerre. Jamais tu n’aurais pu
rêver de la victoire dans un combat loyal avec Karna, Bhishma ou Drona.
N’as-tu donc même pas un soupçon de honte ?’’
Alors qu’il gisait mourant, Duryodhana ne ressentait pas le moindre regret
par rapport à tout ce qu’il avait fait.
‘’Duryodhana’’, répondit Krishna, ‘’c’est vainement et futilement que tu
accuses autrui. La convoitise et l’orgueil du pouvoir t’ont poussé à
d’incalculables méfaits et tu récoltes maintenant ce que tu as semé.’’
‘’Canaille !’’, répondit Duryodhana. ‘’De mon vivant, j’ai été un grand prince,
un ami généreux et un formidable ennemi. Tous les plaisirs humains auxquels
même des rois aspirent en vain et que même les dieux ne méprisent pas, je les
410
ai connus pleinement dans leur totalité et mourir en guerrier est le
couronnement approprié d’une telle vie. A présent, je m’en vais
triomphalement rejoindre le paradis des guerriers pour retrouver tous mes
amis et mes frères qui sont déjà arrivés là-bas et qui s’impatientent de
m’accueillir, tandis que vous, vous demeurez ici-bas et vous serez l’objet du
mépris de tous les kshatriyas. Cela m’est bien égal que Bhima pose ses pieds
sur ma tête alors que je gis impuissant sur le champ de bataille avec les jambes
brisées. Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? D’ici quelques minutes, les
pattes des corneilles et des vautours ne se poseront-elles pas elles aussi sur
ma tête ?’’ Les dieux répandirent alors des fleurs depuis les cieux. Des désirs
démesurés et excessifs avaient entraîné Duryodhana sur la mauvaise voie, ce
qui avait provoqué de multiples violations du dharma, mais personne ne put
remettre en cause l’esprit indomptable du fils de Dhritarashtra.
411
XCI. LES PANDAVAS BLÂMÉS
Alors que la guerre touchait à sa fin, Balarama arriva à Kurukshetra après
avoir fait le tour des lieux saints. Il arriva précisément au moment où Bhima et
Duryodhana étaient engagés dans un dernier combat mortel. Il vit Bhima
asséner le coup fatal qui brisa les cuisses de Duryodhana et sa colère fusa
face à cette grande violation des règles du combat singulier.
‘’Honte à vous tous ! Un pur kshatriya frapperait-il en dessous de la
ceinture ? Ce Bhima a insulté notre code de la façon la plus disgracieuse qui
soit !’’, s’exclama-t-il. S’approchant impatiemment de son frère, Krishna, il
clama : ‘’Vous regardez tous, vous acceptez tout cela, mais moi, je ne puis
supporter de voir une façon de combattre aussi scandaleuse !’’ Et il s’avança
en direction de Bhima avec son pic levé et menaçant. Le pic était l’une des
armes fétiches de Balarama, tout comme le disque était celle de Krishna.
Krishna s’alarma lorsqu’il vit son frère aîné qui s’avançait avec fureur en
direction de Bhima. Il se hâta de l’intercepter et Il dit : ‘’Les Pandavas sont
nos amis et nos plus proches parents. Ce sont eux les victimes d’injustices
insupportables commises par Duryodhana. Quand Draupadi a été outragée
dans le hall d’assemblée, Bhima a juré : ‘’Un jour, je briserai les deux cuisses
de Duryodhana à l’aide de cette masse et je le tuerai en combattant.’’ Il a
prononcé ce serment solennel à l’époque et tout le monde est au courant. Le
devoir d’un kshatriya est d’être fidèle au serment qu’il a solennellement
prononcé. Ne te laisse pas égarer par la colère et ne sois pas injuste envers
les Pandavas qui sont innocents. Avant de condamner Bhima, tu devrais
prendre en compte toutes les injustices que les Kauravas ont commises à leur
égard. Il ne peut résulter que des erreurs, si l’on entreprend de juger la
conduite de quelqu’un sans prendre en considération la chaîne des
événements qui a conduit à cela. Tu ne peux isoler un acte particulier en
dehors de son contexte et prononcer un jugement sur base d’uniquement cela
412
sans commettre une injustice grossière. L’Âge de Kali est arrivé et les lois de
l’ère précédente ne sont plus applicables. Il n’était pas injuste de la part de
Bhima de frapper sous la ceinture un ennemi qui avait comploté
diaboliquement contre sa vie à maintes reprises. C’est à l’instigation perfide
de Duryodhana que Karna a décoché une flèche de derrière qui a brisé la
corde de l’arc d’Abhimanyu qui se défendait contre vents et marées. Le
jeune fils d’Arjuna était assailli par une kyrielle de guerriers qui l’avaient
encerclé et il était livré à lui-même sur le champ de bataille, dépourvu d’arc et
de char et on l’a tué de la plus lâche des manières. Duryodhana pensait le mal
et il a pratiqué la fourberie depuis sa naissance et c’est lui qui a provoqué la
destruction de son peuple. Bhima n’a commis aucun péché en tuant cet
homme. Bhima a enduré toutes les injustices commises à son égard et il a
contenu sa colère pendant treize longues années. Duryodhana savait
parfaitement que Bhima avait fait le serment de lui briser les jambes et de le
tuer. Quand il l’a défié au combat, il savait pertinemment bien qu’il invitait parlà Bhima à valider son serment. Comment peux-tu penser qu’il est injuste de
la part de Bhima de l’avoir fait ?’’
Ces paroles de Krishna ne firent pas changer d’avis Balarama, mais sa
colère se calma.
‘’Duryodhana va gagner les régions célestes qui sont réservées aux braves et
la renommée de Bhima sera ternie à tout jamais ! Les hommes diront que le
fils de Pandu a enfreint le code de la guerre en attaquant ainsi Duryodhana
et cela souillera sa réputation à jamais. Il me déplaît de rester ici une minute
de plus !’’ Et indigné, Balarama reprit immédiatement la route de Dwaraka.
‘’Yudhishthira, pourquoi te confines-tu dans ce silence ?’’, demanda Krishna.
‘’Ô Madhava, cela m’a fait mal de voir Bhima sauter sur le corps mortellement
blessé de notre cousin, Duryodhana, et piétiner sa tête. J’y vois là la fin de la
413
splendeur de notre race. Nous avions été floués et molestés par les
Kauravas. Je connais toute l’ampleur de la peine et de la colère du cœur de
Vrikodara et ne puis le blâmer déraisonnablement. Nous avons tué
Duryodhana qui était affligé par une cupidité démesurée et par l’absence de
compréhension. A quoi bon maintenant discuter d’éthique ou soupeser
l’adéquation de la vengeance d’un homme à qui l’on avait fait tant de mal ?’’
Yudhishthira était bouleversé. Quand les hommes transgressent la loi, les
excuses et les justifications ne procurent aucune satisfaction mentale. Arjuna
garda le silence. Il ne témoigna aucune approbation à l’égard de l’acte de
Bhima et il ne le condamna pas non plus. Mais tous les autres qui étaient
présents critiquèrent violemment Duryodhana en se remémorant toutes ses
exactions et toutes ses fautes. Krishna se tourna vers eux et leur dit :
‘’Ô guerriers ! Il ne sied pas que nous continuions à vilipender un ennemi qui a
été vaincu et qui git là, mortellement blessé. Nous ne devrions pas parler en
mal d’un mourant. Il était insensé et il a provoqué sa propre fin. Il a baigné
dans de mauvaises fréquentations et il a couru à sa déchéance. Partons !’’
Quand il entendit Krishna prononcer ces paroles, Duryodhana qui gisait par
terre et qui souffrait atrocement explosa de rage. En dépit de la douleur
insupportable, il réussit à se soulever un peu sur ses bras et il dit :
‘’Canaille ! Fils d’esclave ! Ton père, Vasudeva, n’était-il pas l’esclave de
Kamsa ? Tu n’as aucun droit de t’asseoir ou de te mouvoir parmi des princes !
Tu parles comme un infâme scélérat ! Je t’ai vu pousser Bhima à diriger sa
masse vers mes cuisses. Crois-tu que je ne t’ai pas vu parler comme si de rien
n’était avec Arjuna en indiquant ta cuisse, alors que tu indiquais par-là à
Bhima que c’est bien là qu’il devait frapper, au mépris des règles du combat
singulier ? Jusque-là, le combat avait été égal. Tu n’as aucune pitié, aucune
honte ! N’as-tu pas manigancé la mort de l’aïeul, Bhishma avec tes
414
stratagèmes ? C’est toi qui a conseillé d’utiliser Sikhandin pour attaquer
Bhishma, car tu savais pertinemment bien que l’aïeul dédaignerait de
s’opposer à une femme et qu’il se laisserait mortellement blesser, sans
résister. Tu as causé la mort de Dronacharya en t’arrangeant pour que
Dharmaputra dise un mensonge. Tu es l’instigateur du mensonge fatidique
proféré par Yudhisthira et qui a fait en sorte que Dronacharya laisse tomber
les armes. N’as-tu pas regardé sans protester et ne t’es-tu pas même réjoui,
quand cette fripouille de Dhrishtadyumna a attaqué et tué l’acharya qui avait
pourtant cessé le combat, jeté les armes et qui s’était assis en posture de
yoga pour méditer sur le Suprême ? N’est-ce pas toi qui as malicieusement
comploté pour que Karna utilise son arme fatale contre Ghatotkacha plutôt
que de la réserver contre Arjuna, ce qu’il avait résolu de faire depuis
toujours ? Ô, grand pécheur que tu es ! C’est encore assurément toi qui as
incité Satyaki à décapiter Bhurisravas après que son bras droit ait été
ignoblement tranché et qu’il ait cessé de combattre et étendu ses flèches
pour se faire un siège pour méditer. C’est toi qui as provoqué la mort de
Karna en poussant Arjuna à l’attaquer lâchement, alors qu’il était occupé à
soulever la roue de son char embourbé sur le champ de bataille. Ô vaurien
que tu es ! Tu es la seule cause de notre destruction ! Le monde entier a
condamné ton acte, quand par pure sorcellerie, tu as laissé entrevoir que le
soleil s’était couché et fait en sorte que Jayadratha, le roi du Sindhu croie
que la fin du jour était arrivée et qu’il était hors de danger et c’est ainsi qu’il a
été tué après avoir baissé sa garde.’’
Duryodhana vomit toute sa vindicte à l’encontre de Krishna, puis exténué
par la douleur de ses blessures et par la violence de sa crise de fureur, il
retomba prostré.
‘’Fils de Gandhari’’, dit Krishna, pourquoi permettre à la colère d’ajouter à la
douleur de tes derniers instants ? Ce sont tes propres exactions qui ont
provoqué ta fin. Ne Me les attribue pas ! Bhishma et Drona ont dû mourir en
415
résultat de tes péchés. De même as-tu été la cause de la mort de Karna et
des autres. Dois-Je récapituler tous les maux dont tu t’es rendu coupable à
l’égard des fils de Pandu ? Quel châtiment pourrait être trop dur par rapport
à l’énorme outrage que tu as fait subir à Draupadi ? Toutes les animosités et
les passions qui résultent de tes méfaits ne peuvent pas servir à condamner
autrui. C’est toi-même qui nous as contraints à user de tous les stratagèmes
dont tu nous accuses à cause de ta mauvaise conduite. Tu as payé sur le
champ de bataille la dette encourue par ta cupidité et par ta convoitise et tu
meurs comme un brave, c’est pourquoi tu gagneras les régions célestes
réservées aux kshatriyas qui ont perdu la vie sur le champ de bataille.’’
‘’Krishna, j’ai gagné les régions célestes avec mes amis et mes proches, mais
toi et tous tes amis, vous continuerez à vivre sur la terre et à souffrir !’’, lâcha
encore le pugnace et opiniâtre Duryodhana.
‘’J’ai étudié les Védas. J’ai été charitable, comme la loi le prescrit, et j’ai régné
sans partage sur toute la terre entourée des mers. Vivant, j’ai marché sur la
tête de mes ennemis. Toutes les joies humaines – des joies que même les
dieux ne méprisent pas et après lesquelles les rois soupirent vainement et le
summum de la puissance, je les ai connus. En mourant maintenant d’une telle
mort que les guerriers louent comme le couronnement de la vie d’un kshatriya,
je m’en vais rejoindre au ciel mes amis et mes frères qui m’ont précédé et qui
sont impatients de m’accueillir. Alors, qui est donc le plus béni, moi ou toi qui
es condamné à rester ici dans de tristes demeures à regretter tes amis tués et
qui ne trouveras pour tout triomphe si âprement disputé que des cendres
dans la bouche ?’’, cracha Duryodhana et les dieux firent pleuvoir des fleurs
sur le guerrier qui agonisait, les gandharvas jouèrent de la musique et le ciel
s’illumina.
416
‘’Il y a certes une part de vérité dans les paroles de Duryodhana’’, dit
Krishna. ‘’Vous n’auriez pas pu le vaincre par des moyens normaux. Cet
homme cruel était réellement invincible sur un champ de bataille.’’
417
XCII. ASWATTHAMA
Quand Aswatthama entendit que Duryodhana gisait mortellement blessé et
quand il apprit tous les détails du combat, sa colère enfla comme l’océan
secoué par la tempête. La supercherie à laquelle s’étaient livrés les Pandavas
pour provoquer la chute de son père lui était déjà restée en travers de la
gorge et à présent qu’il avait appris comment Duryodhana avait été lui aussi
mortellement frappé à l’encontre de toutes les règles de la chevalerie, il se
dirigea droit vers l’endroit où Duryodhana gisait et jura que cette nuit-là, il
expédierait tous les Pandavas dans la demeure de Yama.
Duryodhana qui vivait l’ultime agonie physique de la vie qui le quittait fut tout
rasséréné, lorsqu’il entendit Aswatthama prononcer ce serment et il ordonna
immédiatement à ceux qui l’entouraient encore de proclamer Aswatthama
commandant en chef de son armée avec la cérémonie appropriée et au terme
de celle-ci, il lui dit : ‘’Tous mes espoirs reposent désormais sur toi.’’
Le soleil s’était couché et il faisait nuit noire dans la forêt quand
Kripacharya, Kritavarma et Aswatthama firent halte pour se reposer sous un
grand banian. Ils étaient tellement fatigués que Kripacharya et Kritavarma
s’endormirent aussitôt qu’ils s’allongèrent, mais Aswatthama, lui, ne trouva
pas le sommeil, car le chagrin, l’indignation et la haine brûlaient en lui. Il
écoutait les bruits des oiseaux nocturnes et des prédateurs avec la nuit qui
avançait et retournait dans son esprit comment tenir la promesse qu’il avait
faite à Duryodhana.
Sur les branches du banian sous lequel les trois guerriers se reposaient,
perchaient des centaines de corneilles. Elles étaient tranquilles et dormaient
jusqu’à ce qu’un grand hibou n’arrive et ne se mette à attaquer les oiseaux,
l’un après l’autre et ne les tue. Lorsqu’Aswatthama aperçut l’oiseau de proie
nocturne qui s’en prenait aux corneilles impuissantes, une idée jaillit dans son
418
esprit. Les corneilles qui ne pouvaient rien voir la nuit voletaient vainement
de-ci de-là et devenaient les victimes du hibou qui les attaquait violemment.
‘’Nous pouvons aisément tuer ces abjects Pandavas et ce Panchala qui a tué
mon père et tous leurs partisans, si nous les surprenons pendant la nuit,
quand ils dorment dans leurs tentes, tout comme ce hibou attaque ces
corneilles aveugles. Je pourrai ainsi venger tous les actes criminels perpétrés
à notre égard. Je suis hautement redevable à cet oiseau de proie qui m’a
transmis cet enseignement. Il n’y a aucun mal à adopter des tactiques
conformes à des circonstances exceptionnelles. Si nous pouvons
légitimement attaquer un ennemi, lorsque son armée est épuisée ou lorsque
ses forces se dispersent, alors, nous qui avons perdu nos armées, pourquoi
ne pourrions-nous pas attaquer nos ennemis, quand ils dorment ? Je n’y vois
aucun mal. C’est même seulement ainsi que nous pourrons punir et vaincre
ces Pandavas qui ont triomphé irrégulièrement. Nous n’avons pas d’autre
choix.’’
Aswatthama se décida et réveilla immédiatement Kripacharya pour l’informer
de son plan. Kripacharya qui l’écouta était sidéré.
‘’On ne peut pas faire une chose pareille !’’, dit-il. ‘’C’est abominable !
Jamais auparavant, on n’a attaqué des hommes qui s’étaient retirés pour
dormir. Ce serait un crime sans précédent à l’encontre du code de conduite
des kshatriyas. Aswatthama ! Pour qui nous battons-nous ? Celui pour qui
nous avons pris part à cette guerre git mortellement blessé et son heure est
arrivée. Nous avons rempli toutes nos obligations à son égard le plus
loyalement possible. Nous avons fait de notre mieux pour cet entêté et
cupide Duryodhana, mais nous avons échoué irrémédiablement. Cela ne sert
plus à rien désormais de poursuivre la lutte et ce serait folie que de vouloir le
faire. Rendons-nous auprès de Dhritarashtra et de l’irréprochable Gandhari
419
et mettons-nous à leur disposition. Et prenons également conseil auprès du
sage Vidura. Eux nous diront quelles futures tâches nous attendent.’’
Après que Kripacharya se soit exprimé ainsi, la peine et l’indignation
d’Aswatthama s’accrurent encore et il parla avec amertume :
‘’Chacun est sûr que ce qu’il pense est la seule chose juste et correcte à
faire. La compréhension de chacun délimite naturellement sa vision. Ces
Pandavas se sont rendus coupables de la conduite la plus ignoble. Ils ont tué
mon noble et trop confiant père à l’aide d’un mensonge ; ils ont tué
Duryodhana en bafouant les règles de la chevalerie. Je n’entretiens aucun
doute dans mon esprit par rapport au fait que ce que je me propose de faire
est une vengeance tout à fait adéquate et adaptée pour tous ces actes
odieux. Ce n’est que si je puis mettre ce plan à exécution que je serai jamais
en mesure de rembourser ma dette à l’égard de mon roi et de mon père. Je
suis bien décidé et je n’ai aucune intention de modifier mon plan. Je me
rendrai cette nuit même à l’endroit où ils dorment et je tuerai les Pandavas et
Dhrishtadyumna dans leur sommeil.’’
Kripacharya fut profondément chagriné d’entendre Aswatthama s’exprimer
ainsi : ‘’Tu t’es forgé une grande renommée parmi les hommes’’, plaida-t-il.
‘’Ceci va souiller ton caractère immaculé, comme un linge immaculé est souillé
par du sang. Jamais ce ne sera juste de tuer des hommes durant leur sommeil.
Abstiens-toi de cet acte horrible !’’
‘’Cà, par exemple ! Ces Pandavas ont abattu mon père qui avait déposé les
armes et qui s’était assis en prière. Ce sont ces gens qui ont ouvert des
brèches dans le barrage du dharma et qui ont permis aux flots de s’écouler et
il ne reste plus maintenant la moindre goutte de dharma ! Ces voyous
irrespectueux des lois ont tué Karna qui était à terre et qui redressait la roue
de son char. Bhima a tué Duryodhana par un coup sous la ceinture. Quel
420
dharma subsiste-t-il, alors ? Les Pandavas ont une fois pour toute détruit la
digue du dharma. Pourquoi devrions-nous nous préoccuper de loi et de
chevalerie en traitant avec des voyous qui n’ont triomphé qu’à leur détriment ?
Si en tuant le Panchala endormi qui a abattu mon illustre père, je suis
condamné à renaître dans le corps d’un oiseau de proie ou d’un ver de terre,
je n’en n’ai cure et j’aspire à une telle renaissance !’’ Ceci dit et sans attendre
de réponse, Aswatthama entreprit d’harnacher ses chevaux et de préparer
son char. Alors qu’il s’apprêtait à partir, Kripacharya et Kritavarma
s’écrièrent : ‘’Arrête ! Ce que tu as l’intention de faire, Aswatthama, nous ne
pouvons pas l’approuver, mais nous ne t’abandonnerons pas non plus dans
ton action désespérée. La voie que tu te proposes de suivre, nous la suivrons
également et le péché que tu as décidé de commettre, nous le partagerons.’’
Et c’est ainsi qu’ils l’accompagnèrent.
Et c’est ainsi que le mal se développe. Une transgression en amène une
autre et ainsi, le mal se développe à partir du mal et submerge la droiture. Le
mal se nourrit de vengeances et de représailles.
Ils arrivèrent au campement des Pandavas. Dhrishtadyumna avait retiré son
armure et il était plongé dans un profond sommeil à l’intérieur de sa tente.
Aswatthama bondit sur le guerrier endormi et avant qu’il ne puisse
entreprendre de se défendre, il le tua.
Le même processus se répéta implacablement jusqu’à ce que tous les
Panchalas et que tous les fils de Draupadi soient tués, un par un, alors qu’ils
étaient tous endormis dans leurs tentes. Après avoir perpétré ces atrocités
qu’aucun kshatriya n’aurait imaginées possibles, Kripacharya, Kritavarma et
Aswatthama sortirent des tentes et mirent le feu au campement. Avec le feu
qui se propageait, les soldats qui dormaient furent brutalement réveillés et
s’enfuirent dans la panique à l’image des corneilles perchées sur le banian à
421
l’ombre duquel elles se reposaient dans la forêt et Aswatthama les abattit
sans merci.
‘’Nous avons fait notre devoir’’, dit le fils de Dronacharya. ‘’Partons
annoncer la bonne nouvelle à Duryodhana, si nous pouvons le rejoindre
avant qu’il ne rende son dernier soupir. Qu’il meure en paix !’’
422
XCIII. VENGÉS !
Ô Duryodhana, vous êtes béni d’être encore en vie : écoutez ces bonnes
nouvelles et réjouissez-vous ! Tous les Panchalas ont été tués, de même que
les fils des Pandavas et toute leur armée a été anéantie. Nous les avons
attaqués pendant la nuit, pendant qu’ils dormaient. Il ne reste plus
maintenant que sept survivants dans le clan des Pandavas et de notre côté,
seuls Kripacharya, Kritavarma et moi-même demeurent.’’
Ainsi s’adressa Aswatthama à Duryodhana qui se mourait et qui ouvrit
alors lentement les yeux, chercha sa respiration et réussit à dire dans un
dernier souffle : ‘’Aswatthama, tu as vraiment fait pour moi ce que ni le grand
Bhishma et ni le vaillant Karna n’ont réussi à accomplir ! Tu as réjoui mon
cœur et je meurs heureux !’’, et Duryodhana rendit son dernier soupir.
Quand il se rendit compte de la destruction inopinée de toute son armée à la
suite de l’attaque nocturne, Yudhishthira céda à la tristesse et craqua :
‘’A l’instant même où nous triomphions, nous avons été totalement vaincus.
En raison de notre manque de prudence, les fils de Draupadi qui tinrent tête
aux assauts du formidable Karna ont été écrasés et détruits comme de la
vermine. Nous nous sommes permis de nous laisser détruire à l’image d’un
navire marchand qui après avoir traversé sans encombres les plus formidables
mers rentre chez lui pour chavirer à portée du port et couler corps et bien.’’
Draupadi fut submergée par un chagrin inconsolable. Elle s’approcha de
Dharmaputra et fondit en larmes : ‘’N’y a-t-il donc personne pour venger le
massacre de mes enfants en détruisant ce grand pécheur qu’est
Aswatthama ?’’, cria-t-elle.
423
Tous les Pandavas se mirent alors immédiatement en quête du meurtrier. Ils
remuèrent ciel et terre et finirent par le découvrir sur la rive du Gange
derrière Vyasa. Quand il aperçut les Pandavas et Janardana, Aswatthama
cueillit tranquillement un brin d’herbe, qu’il chargea de puissance à l’aide d’un
mantra destructeur et il dit : ‘’Puisse-t-il anéantir la race des Pandavas et il
alla se ficher dans la matrice d’Uttara qui portait le fils d’Abhimanyu. La race
des Pandavas aurait été détruite sans l’intervention in extremis de Sri
Krishna qui sauva l’enfant dans la matrice de sa mère. C’était le futur
Parikshit qui plus tard serait couronné par Yudhishthira, quand les Pandavas
se retirèrent dans la forêt.
Aswatthama se départit alors du joyau étincelant qui ornait sa tête et l’offrit
à Bhima, reconnaissant par là sa défaite, puis il se retira dans la forêt. Bhima
accepta le précieux joyau, s’approcha de Draupadi et il dit : ‘’Mon ange à la
pureté immaculée, ceci est pour toi ! L’homme qui a tué tes fils bien-aimés a
été vaincu, Duryodhana a été détruit et j’ai bu le sang de Duhsasana. J’ai
vengé l’outrage et remboursé ma dette.’’
Draupadi prit le joyau et après s’être approchée de Yudhishthira, elle
s’inclina et dit : ‘’Ô souverain irréprochable, il siérait que vous portiez ceci
dans votre couronne.’’
424
XCIV. OÙ TROUVER DU RÉCONFORT ?
Au terme de la bataille, Hastinapura était une ville en deuil avec toutes les
femmes et les enfants qui pleuraient et regrettaient leurs morts. C’est
accompagné par des milliers de femmes endeuillées que Dhritarashtra se
rendit sur le champ de bataille. A Kurukshetra, sur la scène de la terrible
destruction, le roi aveugle songea à tout ce qui s’était passé et il éclata en
sanglots, mais à quoi servaient encore les larmes ?
‘’Ô roi, toutes les paroles de consolation adressées à une personne
endeuillée ne lui suppriment pas son chagrin. Des milliers de souverains ont
donné leurs vies sur le champ de bataille pour vos fils. Le temps est
maintenant venu pour que vous preniez vos dispositions afin d’organiser des
funérailles appropriées pour les défunts’’, dit Sanjaya à Dhritarashtra.
‘’Il n’est pas indiqué de se lamenter pour ceux qui sont morts au combat. Une
fois que les âmes ont quitté leurs corps, il ne reste plus rien en termes de
relation, il n’y a plus de ‘’frère’’, de ‘’fils’’ ou de ‘’parent’’. Vos fils n’ont
réellement plus aucun lien avec vous. La relation s’achève avec la mort, n’étant
qu’une simple connexion corporelle et un épisode mineur dans la vie éternelle
de l’âme. Les vies jaillissent du néant et retournent au néant avec la mort.
Pourquoi se lamenter pour cela ? Ceux qui meurent au combat après une
lutte héroïque sont reçus comme des hôtes par Indra. En vous chagrinant
pour le passé, vous n’y gagnerez rien en termes de dharma, de joie ou de
richesse.’’ Et c’est ainsi et par d’autres moyens encore que le sage et bon
Vidura s’efforça de tempérer le chagrin du roi.
Vyasa s’approcha aussi affectueusement de Dhritarashtra et lui dit : ‘’Mon
cher fils, vous n’ignorez rien et vous ne devez rien apprendre de moi. Vous
savez très bien que tous les êtres vivants doivent mourir. Cette grande
bataille est survenue pour soulager le fardeau de la Terre, comme je l’ai
425
entendu dire par le Seigneur Vishnu Lui-même. C’est la raison pour laquelle
une telle calamité n’a pas pu être évitée. Dorénavant, Yudhisthira est votre
fils et vous devriez vous efforcer de l’aimer et de supporter ainsi le poids de la
vie en renonçant au chagrin.’’
Après s’être frayé un chemin à travers la foule des femmes qui pleuraient,
Yudhishthira s’approcha de Dhritarashtra et s’inclina devant lui.
Dhritarashtra étreignit Yudhishthira, mais il n’y avait aucun amour dans cette
étreinte.
C’est alors qu’on annonça Bhimasena au roi aveugle.
‘’Approche !’’, dit Dhritarashtra.
Mais Vasudeva était avisé. Il repoussa doucement Bhimasena sur le côté et Il
plaça une statue de bronze devant le roi aveugle, car Il mesurait bien l’excès
de colère du vieux roi. Dhritarashtra étreignit la statue métallique contre sa
poitrine et la pensée lui vint que c’était cet homme-là qui avait tué tous ses fils
et sa colère fusa à un tel degré que la statue fut pulvérisée.
‘’Oh ! J’ai été abusé par ma colère !’’, s’écria Dhritarashtra. ‘’J’ai tué notre
cher Bhima…’’
Krishna s’adressa alors au roi aveugle : ‘’Ô roi, Je savais que cela arriverait
et J’ai empêché ce désastre. Vous n’avez pas tué Bhimasena. Vous avez
simplement broyé une statue de métal que J’avais placée devant vous. Puisse
votre colère être apaisée par ce que vous avez fait à cette statue. Bhima est
toujours en vie !’’
Le roi retrouva un peu de calme et bénit Bhima et les autres Pandavas qui
prient alors congé de lui pour se rendre auprès de Gandhari.
426
Vyasa se trouvait avec Gandhari. ‘’Ô reine’’, dit le rishi, ‘’ne soyez pas en
colère contre les Pandavas. Ne leur aviez-vous pas dit avant même que la
bataille ne commence : ‘’Là où est le dharma sera certainement la victoire !’’ et
c’est ce qui est arrivé. Il est inadéquat de laisser l’esprit s’attarder sur le
passé et de nourrir sa colère. Vous devez maintenant faire appel à toute
votre fortitude.’’
‘’Bhagavan, je n’envie pas la victoire des Pandavas. Il est vrai que le chagrin
que j’éprouve à l’égard de la mort de mes fils m’a privée de ma compréhension.
Ces Pandavas sont aussi mes fils. Je sais que Duhsasana et Sakuni ont
provoqué la destruction de notre peuple et qu’Arjuna et Bhima sont
innocents. C’est l’orgueil qui a provoqué cette guerre et mes fils ont mérité
leur sort. Je ne me lamente pas à propos de cela. Néanmoins, en présence de
Vasudeva, Bhima a défié Duryodhana au combat, ils ont lutté et sachant que
Duryodhana était le plus fort et qu’il ne pourrait pas le vaincre en combat
singulier, Bhima l’a frappé sous le niveau de la ceinture et l’a tué. Et
Vasudeva regardait en spectateur. C’est injuste et c’est cela que je trouve
impossible à pardonner.’’
Bhima qui entendit ces paroles s’approcha et dit :
‘’Mère, j’ai agi de la sorte pour me sauver. Que ceci soit juste ou pas, vous
devriez témoigner de l’indulgence à mon égard. Votre fils était invincible au
combat et j’ai donc agi pour me protéger d’une manière incontestablement
inappropriée. Votre fils a attiré Yudhisthira au jeu et l’a dupé et votre fils
nous avait nui à maintes reprises. Il refusait de nous restituer le royaume dont
il s’était emparé illégitimement. Et vous savez pertinemment bien ce qu’il a fait
à l’irréprochable Draupadi. Si nous l’avions tué sur place, quand il s’est
égaré dans le grand hall d’assemblée, vous ne nous l’auriez certainement pas
reproché. Liés par le vœu de Dharmaraja, nous nous sommes contenus avec
toutes les peines du monde, à ce moment-là. Depuis lors, nous nous sommes
427
acquittés de notre dette d’honneur et nous avons trouvé l’apaisement dans la
bataille. Mère, vous devriez me pardonner.’’
‘’Cher fils, si tu n’avais laissé qu’un seul de mes cent fils et tué les autres et
apaisé ta colère, moi et mon vieil époux, nous aurions pu trouver une
consolation dans ce fils survivant pour le restant de nos jours. Où est
Dharmaputra ? Appelle-le !’’, dit-elle.
Ayant entendu tout cela, Yudhisthira tremblait et les mains jointes, il
s’approcha de Gandhari dont les yeux étaient recouverts par un bandeau en
signe d’une pénitence loyale d’une vie entière à l’égard de l’infirmité de son
époux. Il s’inclina devant elle et il dit doucement :
‘’Ô reine, ce cruel Yudhishthira qui a tué vos fils se tient maintenant devant
vous, prêt à être maudit. Maudissez-moi pour avoir commis ce grand péché.
La vie et le royaume m’importent peu.’’ Après avoir prononcé ces paroles, il
se prosterna et il toucha ses pieds.
Gandhari poussa un profond soupir et elle garda le silence. Elle détourna la
tête, car elle savait que si à travers le tissu son regard se posait sur
Yudhishthira, il serait immédiatement réduit en cendres. Mais à travers un
infime interstice, alors même qu’elle détournait son visage, son regard se posa
sur un orteil de Yudhisthira et celui-ci fut sur le champ carbonisé.
Arjuna connaissait bien le pouvoir de l’ire de Gandhari et se dissimula
derrière Vasudeva.
La sage et bonne Gandhari réprima sa colère, puis bénit les Pandavas et les
envoya auprès de Kunti.
428
Gandhari se tourna alors vers Draupadi qui se lamentait après avoir perdu
tous ses fils. ‘’Ma chère fille’’, lui dit Gandhari, ‘’ne pleure plus. Qui peut
nous réconforter, toi et moi ? C’est par ma faute que cette grande tribu a été
complètement anéantie.’’
429
XCV.
LA DOULEUR DE YUDHISHTHIRA
Les Pandavas accomplirent les rites pour la paix des âmes des guerriers
défunts et campèrent sur la rive du Gange pendant un mois.
Un jour, Narada apparut devant Yudhishthira et lui demanda : ‘’Fils, de par
la grâce de Krishna, la vaillance d’Arjuna et la force de ton dharma, tu as pu
triompher et tu es maintenant le souverain incontesté de ce pays. Es-tu
heureux ?’’
Yudhishthira répondit : ‘’Bhagavan, il est vrai que le royaume est revenu en
ma possession, mais tous mes parents ont disparu et nous avons perdu des
fils qui nous étaient chers. Cette victoire m’apparaît être une grande défaite.
Ô Narada, notre propre frère, nous l’avons considéré comme un ennemi et
nous l’avons tué, ce même Karna qui était inébranlable comme un roc dans
son honneur et dont la bravoure émerveillait le monde entier ! Cet acte
épouvantable de tuer nos propres frères fut la conséquence de notre
attachement coupable à l’égard de nos biens matériels. De son côté, Karna,
lui, a tenu la promesse qu’il avait faite à notre mère de s’abstenir de nous tuer.
Quel pécheur je suis ! Quelle infamie d’avoir tué son propre frère ! Mon
esprit est hanté par cette pensée…Les pieds de Karna qui étaient tant
comme ceux de notre mère... Dans le grand hall d’assemblée, quand ce grand
outrage a été perpétré et quand ma colère montait, j’ai regardé ses pieds
semblables à ceux de Kunti et ma colère s’est calmée. Je m’en souviens,
maintenant et ma tristesse augmente.’’ Yudhishthira poussa un profond
soupir et Narada lui parla alors de Karna et des malédictions qu’il avait
encourues en plusieurs occasions.
Une fois, quand Karna constata qu’Arjuna lui était supérieur au tir à l’arc, il
approcha Drona et le pria de lui apprendre comment manier le Brahmastra.
Drona refusa en prétextant qu’il ne pouvait instruire qu’un brahmane à la
430
conduite irréprochable ou un kshatriya qui s’était purifié par de grandes
pénitences. Par la suite, Karna se rendit dans les collines de Mahendra et
trompa Parasurama en lui disant qu’il était un brahmane pour devenir son
disciple et il reçut de lui des instructions pour le tir à l’arc et de nombreuses
armes.
Un jour, alors que Karna s’exerçait au tir à l’arc dans la forêt toute proche de
l’ashram de Parasurama, il toucha accidentellement la vache d’un brahmane et
la tua. Le brahmane se mit en colère et prononça une malédiction à son
encontre : ‘’Durant la bataille, les roues de ton char s’embourberont et
comme cette vache innocente que tu viens de tuer, tu mourras !’’
Parasurama appréciait beaucoup Karna et lui enseigna tout ce qu’il savait sur
le tir à l’arc et l’instruisit parfaitement dans l’utilisation et la récupération du
Brahmastra. Toutefois, un jour, il découvrit que son disciple n’était pas un
brahmane et c’est arrivé ainsi : un après-midi, alors que le maître s’était
assoupi tout contre Karna, un insecte piqua la cuisse de Karna. Celui-ci
supporta stoïquement la douleur aiguë et n’osa pas bouger, de crainte que
son maître ne se réveille, mais le sang chaud qui s’écoulait de la blessure le
réveilla et quand il se rendit compte de ce qui s’était passé, il explosa :
‘’Tu es un kshatriya, sinon tu n’aurais pas su supporter cette douleur sans
bouger ! Dis-moi la vérité ! Tu n’es pas un brahmane, tu as menti à ton maître !
Sot que tu es ! Quand l’heure fatidique viendra pour toi, tu oublieras tout ce
qui concerne les armes spéciales et ce que tu as appris de moi par la ruse ne
pourra jamais te servir !’’
La colère de Parasurama à l’encontre des kshatriyas était bien connue et
quand il découvrit que Karna était un kshatriya, c’est ainsi qu’il le maudit dans
sa colère.
431
Karna était aussi quelqu’un de très généreux. Un jour, Indra (qui était le père
d’Arjuna) se présenta à lui, déguisé en brahmane, et le pria de lui faire
l’aumône des boucles d’oreilles et de l’armure divines avec lesquelles il était
né. Karna les enleva et en fit don en conséquence et c’est depuis lors que la
force de Karna avait sensiblement diminué.
‘’La promesse faite à sa mère, Kunti qu’il ne tuerait pas plus qu’un seul
d’entre vous, la malédiction de Parasurama, celle du brahmane dont la vache
avait été tuée par Karna, la façon dont Salya, le conducteur de son char
l’avait peiné en mésestimant sa bravoure et les stratagèmes de Vasudeva,
c’est la combinaison de tous ces facteurs qui a provoqué la fin de Karna. Ne
te lamente donc pas en croyant que toi seul as causé sa mort.’’ Ainsi parla
Narada, mais Yudhishthira ne fut pas consolé par ses paroles.
‘’Ne te reproche pas la mort de Karna, mon fils’’, dit Kunti. ‘’Son père, le
dieu du soleil lui-même, l’a imploré, supplié de laisser tomber ce cruel
Duryodhana et de se joindre à vous. Moi aussi, j’ai essayé de toutes mes
forces, mais il n’a pas voulu m’écouter. C’est lui-même qui s’est attiré cette fin
malheureuse.’’
‘’Mère, tu nous as trompés en nous cachant le secret de sa naissance’’, dit
Yudhishthira, ‘’et tu es devenue par-là même la cause de ce grand péché.
Puissent donc les femmes ne plus jamais être en mesure de dissimuler un
secret, désormais !’’
432
XCVI. YUDHISHTHIRA RÉCONFORTÉ,
TANT BIEN QUE MAL
Le chagrin de Yudhishthira augmentait de jour en jour, maintenant qu’il
pouvait penser à tous ses parents et amis qui étaient morts. Il était envahi par
un remords intense et il résolut de renoncer au monde et de se rendre dans la
forêt pour y pratiquer la pénitence et y expier ses péchés.
‘’Je ne vois aucune joie ni aucun bien à reprendre la fonction de roi ni dans
les réjouissances matérielles. Gouvernez vous-mêmes le pays et permettezmoi de prendre refuge dans la forêt’’, dit-il à ses frères.’’
Arjuna parla de la noblesse de la vie de famille et de tout le bien que l’on
pouvait accomplir sans devenir un renonçant. Bhimasena s’exprima dans la
même veine et plutôt rudement :
‘’Hélas, tu parles comme un demeuré qui a appris par cœur, comme un
perroquet, les textes des shastras sans en comprendre le sens !’’, dit-il. Le
sanyasa n’est pas le dharma des kshatriyas. Le devoir d’un kshatriya, c’est de
vivre une vie active et d’accomplir son devoir spécifique et pas de prendre
refuge dans la forêt et de renoncer à tout.’’
Nakula remit également en cause la pertinence du projet de Dharmaputra et
insista sur le fait que la voie des œuvres était la voie correcte à suivre pour lui
et non celle du renoncement qui était truffée de difficultés. Sahadeva fit de
même et renchérit : ‘’Tu es mon père, ma mère, mon maître, ainsi que mon
frère. Ne nous abandonne pas et montre-toi indulgent à notre égard !’’
Draupadi s’exprima également : ‘’Tuer Duryodhana et toute sa clique était
juste. Pourquoi devrions-nous le regretter ? Parmi les devoirs d’un roi, il est
inclus d’infliger un juste châtiment. C’est inéluctable et c’est une part
433
essentielle du devoir d’un roi. Tu as administré le châtiment mérité à ces êtres
malfaisants. Il n’y a aucune raison de nourrir des regrets. Et maintenant, la
tâche sacrée de gouverner le royaume conformément au dharma te revient.
Cesse donc de te lamenter !’’
Vyasa s’entretint ensuite longuement avec Yudhishthira en lui précisant bien
quel était son devoir, lui fit remarquer les précédents et le convainquit de
retourner en ville et de s’acquitter de la charge de gouverner le pays.
Yudhishthira fut légitimement couronné à Hastinapura, mais avant de
reprendre les rênes de l’Etat, il se rendit là où Bhishma gisait sur son lit de
flèches en attendant la mort et reçut de lui sa bénédiction et des instructions
complémentaires sur le dharma.
Au terme de son discours, l’âme de Bhishma s’envola. Le roi se rendit alors
jusqu’au Gange et il offrit des libations conformément à la coutume pour la
paix de l’âme. Au terme de la cérémonie, Yudhishthira s’éloigna et fit
quelques pas sur la rive. Alors qu’il s’était arrêté et qu’il se tenait immobile,
tous les événements tragiques lui revinrent en mémoire et submergé par un
profond chagrin, il se laissa choir sur le sol, comme un éléphant abattu par un
chasseur. Bhima accourut auprès de son frère aîné. Il lui caressa tendrement
le visage et lui prodigua quelques mots de réconfort. Dhritarashtra
s’approcha aussi et dit à Yudhishthira : ‘’Tu ne devrais pas t’affliger de la
sorte. Relève-toi et assisté par tes frères et par tes amis, gouverne le
royaume qui attend d’être repris en mains. Ton devoir consiste maintenant à
faire ce qui relève de l’administration royale. Laisse-moi toute la peine ainsi
qu’à Gandhari. Tu as remporté la victoire sur le champ de bataille
conformément au dharma des kshatriyas et tous les devoirs qui suivent cette
victoire attendent désormais toute ton attention. Quel homme stupide j’ai été
de ne pas avoir écouté les paroles du sage Vidura et quelle erreur
monstrueuse j’ai commise ! Que du contraire, j’ai écouté cet ignorant de
434
Duryodhana et je me suis moi-même berné ! Comme un mirage, la gloire a
disparu et mes cent fils sont morts et retournés au néant...Mais vous êtes mes
fils, dorénavant. Ne te lamente donc pas.’’
435
XCVII. LA JALOUSIE
Au terme de la cérémonie accomplie en l’honneur de Bhishma, Vyasa narra à
Yudhishthira cet épisode tiré de la vie de Brihaspati.
Les plus sages d’entre les hommes sont parfois infectés par la jalousie et ils
en souffrent. Brihaspati qui était l’instructeur des dieux eux-mêmes, maîtrisait
toute la connaissance. Il était instruit dans tous les Védas et toutes les
sciences, ce qui n’empêcha pas qu’il fut une fois la victime de cette émotion
dégradante et qu’il subit la disgrâce.
Brihaspati avait un frère cadet, Samvarta, qui était lui aussi très érudit et
c’était de plus un homme très bon. C’est la raison pour laquelle Brihaspati
jalousait son frère. Dans le monde, les hommes deviennent jaloux des autres
simplement parce que ceux-ci sont bons, tandis qu’eux-mêmes ne le sont pas
autant, ce qu’ils ne peuvent supporter. Il est étrange et surréaliste que les
hommes ne savent même pas chérir la vertu en autrui ! Ainsi, Brihaspati
tarabustait Samvarta à l’envi. Lorsque celui-ci fut à bout et qu’il ne put plus
le supporter, il revêtit l’apparence d’un yogi excentrique et il erra de-ci de-là
et passa ainsi ses jours pour échapper à la tyrannie de son frère aîné.
Le roi Marutta de la dynastie Ikshvaku pratiquait la pénitence et obtint du
Seigneur du Kailash une importante mine d’or dans les Himalayas et à l’aide
de ses ressources ainsi accrues, il décida d’accomplir un grand yajna. Marutta
pria Brihaspati de célébrer le yajna, mais Brihaspati craignait qu’en résultat
du yajna, Marutta ne fasse de l’ombre aux dieux eux-mêmes qu’il instruisait et
refusa l’invitation du roi, malgré ses demandes pressantes. Sur ce, le roi
Marutta qui avait appris l’existence de Samvarta réussit à découvrir où celuici se trouvait et l’approcha en l’invitant à célébrer son yajna. Tout d’abord, il
refusa et tenta d’esquiver cet honneur, mais il finit par accepter, ce qui ne fit
qu’augmenter la jalousie de Brihaspati à l’égard de son frère.
436
‘’Ainsi mon rival, Samvarta, va célébrer le grand yajna du roi Marutta ! Que
puis-je donc y faire ?’’ Et Brihaspati rumina des pensées négatives jusqu’à
ce que sa jalousie n’affecte sa santé qui se mit à décliner rapidement et il
devint émacié et pâle. Son état se détériorait un peu plus chaque jour et il
finit par attirer l’attention d’Indra lui-même.
Indra, le chef des dieux, s’approcha du précepteur et le salua : ‘’Maître,
pourquoi êtes-vous si malade ? Pourquoi dépérissez-vous ? Votre sommeil
est-il agité ? Vos serviteurs s’occupent-ils de vous, comme il se doit ? Font-ils
preuve de toute prévenance à votre égard ? Les dieux se comportent-ils de
manière courtoise à votre égard ou vous témoignent-ils un manque de
respect ?’’
Brihaspati répondit à la question anxieuse d’Indra : ‘’Devaraja, je dors toutes
mes heures sur un bon lit et mes serviteurs s’occupent de moi avec un
maximum de dévotion et rien ne laisse à désirer dans la conduite des dieux à
mon égard.’’ Sa voix se cassa alors et il s’interrompit.
‘’Qu’est-ce qui vous chagrine alors ?’’, demanda Indra affectueusement.
‘’Pourquoi devenez-vous aussi émacié et livide ? Dites-moi donc ce qui
trouble votre esprit.’’
Brihaspati le lui raconta : ‘’Samvarta va célébrer un grand yajna. C’est cela
qui me chagrine au plus au point et qui me ronge et je ne puis m’en empêcher !’’
Indra parut surpris.
‘’Vénérable brahmane, il n’y a aucun objet désirable qui ne vous appartienne
déjà. Vous êtes sage et érudit et les dieux eux-mêmes vous ont pris comme
prêtre et comme conseiller. Comment Samvarta pourrait-il alors vous nuire ?
437
Il n’y a rien que vous puissiez perdre à son avantage. Pourquoi vous chargezvous vainement de toute cette souffrance qui n’est due qu’à la jalousie ?’’
Il était amusant qu’Indra oublie ainsi si humainement sa propre histoire jusqu’à
offrir des conseils de bonne conduite, mais Brihaspati lui rafraîchit la
mémoire : ‘’Vous réjouiriez-vous donc de voir grandir le pouvoir de votre rival ?
Jugez-moi seulement à l’aune de ce que vous auriez ressenti si vous étiez à ma
place ! Je vous prie de me soutenir contre ce Samvarta, par tous les
moyens.’’
Indra envoya alors Agni et lui dit : ‘’Va et arrange-toi pour mettre un terme à
ce yajna !’’
Le dieu du feu acquiesça et il partit en mission. Tous les arbres et toutes les
plantes s’embrasèrent à sa suite et la terre trembla. Il se présenta devant le roi
sous sa forme divine.
Le roi était ravi de voir Agni qui se tenait devant lui et il ordonna à ses
serviteurs de lui rendre tous les honneurs habituels, eu égard à son rang.
Agni expliqua ensuite la raison de sa visite et il conclut : ‘’Ne faites pas appel
à Samvarta. Si vous avez besoin d’un prêtre, je ferai venir Brihaspati luimême qui vous assistera !’’
Samvarta qui l’entendit en fut soufflé d’indignation et l’ire de celui qui mène
une vie stricte de brahmacharya (célibat) pouvait être dévastatrice…
‘’Arrêtez ce non-sens !’’, dit-il à Agni ‘’et ne permettez pas à ma colère de
vous consumer !’’
Le feu réduit les objets en cendres, mais le brahmacharya peut consumer le
feu lui-même !
438
Devant la colère de Samvarta, Agni qui tremblotait comme une flamme se
retira rapidement. Il s’en retourna auprès d’Indra et lui raconta tout ce qui
s’était passé. Le roi des dieux n’en crut pas ses oreilles. ‘’Agni, toi qui as le
pouvoir de tout consumer dans le monde, comment quoi que ce soit pourrait-il
donc te consumer ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de regard
incendiaire et flamboyant de Samvarta qui aurait pu te réduire en cendres ?’’
‘’Turlututu !’’, répondit Agni. ‘’ Le pouvoir issu du brahmacharya ne vous est
certes pas inconnu…’’ Agni rappela ainsi à Indra ce qu’il avait dû souffrir en
encourant la colère de certains brahmanes.
Indra n’en disconvint pas, mais fit appeler un gandharva et dit : ‘’Agni a
échoué. Je souhaite que vous vous rendiez chez Marutta en tant que
messager et que vous lui intimiez d’écarter Samvarta. Et dites-lui bien que s’il
refuse, alors il encourra ma colère et il sera détruit !’’
Le gandharva se rendit donc auprès du roi Marutta pour lui transmettre
fidèlement le message et l’avertissement d’Indra.
Mais le roi refusa d’écouter. ‘’Je ne puis me rendre coupable du péché mortel
qui consisterait à abandonner un ami qui m’a fait confiance’’, dit le roi. Je
n’abandonnerai pas Samvarta !’’
Le gandharva dit alors : ‘’Ô roi, comment survivrez-vous quand Indra lancera
sa foudre contre vous ?’’
A ce moment-là, les nuages en surplomb tonnèrent et chacun sut que le dieu
de la foudre arrivait et se mit à trembler.
Le roi avait lui aussi très peur et il pria Samvarta de le sauver.
439
‘’Ne craignez rien’’, dit Samvarta au roi et il entreprit alors d’utiliser les
pouvoirs issus de sa pénitence. Indra qui était venu livrer bataille fut contraint
bien malgré lui de modifier ses dispositions et même de prendre part au yajna.
Il reçut l’offrande brûlante en bonne et due forme avant de se retirer.
Les manigances envieuses de Brihaspati avaient lamentablement et
piteusement échoué et le brahmacharya avait triomphé !
La jalousie est un péché mortel et c’est une maladie universelle. Si
Brihaspati qui, en termes d’érudition était l’égal de la déesse de la
connaissance, est lui-même devenu la proie de la jalousie, que dire alors du
commun des mortels ?
440
XCVIII. UTANGA
Après la bataille, Krishna dit au-revoir aux Pandavas, puis reprit le chemin de
Dwaraka et en cours de route, Il rencontra son vieil ami, le brahmane Utanga.
Krishna descendit de son char et salua le brahmane. Utanga lui rendit son
salut et s’enquit de la santé de ses parents.
‘’Madhava, vos cousins, les Pandavas et les Kauravas s’aiment-ils comme des
frères ? Sont-ils en bonne santé et prospères ?’’, demanda-t-il.
L’innocent reclus n’avait reçu aucune nouvelle de la grande bataille qui venait
de se dérouler. La question de son ami brahmane interpella Krishna. Durant
un moment, il demeura silencieux en ignorant comment répondre. Puis, Il révéla
doucement ce qui s’était passé.
‘’Ami, une terrible bataille vient d’avoir lieu entre les Pandavas et les
Kauravas. J’ai absolument tout tenté pour empêcher cette guerre et pour
qu’ils fassent la paix entre eux, mais ils ont refusé de M’écouter. Presque
tous ont péri sur le champ de bataille. Qui peut s’opposer au destin ?’’ Et Il
lui raconta tout ce qui s’était passé.
Après avoir entendu la narration du récit, Utanga était ulcéré. Les yeux
rougis d’indignation, il s’adressa ainsi à Madhava :
‘’Vasudeva, vous êtes donc resté les bras ballants en laissant tout cela se
produire ? Alors, vous avez certainement failli à votre devoir ! Vous les avez
certainement bluffés et conduits à l’anéantissement ! Apprêtez-vous donc à
recevoir ma malédiction !’’
Vasudeva sourit et dit : ‘’Paix, paix, calmez-vous ! N’utilisez pas les fruits de
votre pénitence qui est grande dans un accès de colère aussi vain qu’inutile.
441
Ecoutez-Moi et ensuite, si vous le souhaitez encore, vous pourrez prononcer
votre malédiction.’’
Krishna tenta d’apaiser le brahmane indigné et lui apparut sous Sa forme
universelle.
‘’Je M’incarne régulièrement dans des corps différents pour sauver le monde
et rétablir le bien. Quel que soit le corps dans lequel Je M’incarne, Je dois
agir en conformité avec la nature de ce corps. Quand Je M’incarne en deva,
J’agis en deva. Quand Je M’incarne en yaksha ou en rakshasa, J’agis
comme un yaksha ou un rakshasa. Et quand Je M’incarne sous la forme d’un
être humain ou d’un animal, J’agis comme il est naturel pour cette naissance et
J’accomplis Ma tâche. J’ai quasiment supplié ces Kauravas ignorants. Ils se
sont montrés arrogants et ivres de pouvoir et n’ont prêté aucune attention à
Mes conseils. J’ai tenté de les intimider, mais là encore, J’ai échoué. J’étais
en colère, Je leur ai montré Ma forme universelle, mais même cela n’a pas
marché et n’a eu aucun effet. Ils ont continué leurs méfaits. Ils ont voulu faire
la guerre et ils ont péri. Ô meilleur d’entre les brahmanes, vous n’avez aucune
raison d’être en colère contre Moi.’’
Après les explications convaincantes de Krishna, Utanga retrouva son
calme pour la plus grande joie de Krishna.
‘’J’aimerais beaucoup vous faire une faveur. Qu’est-ce que vous
apprécieriez ?’’, demanda Krishna.
‘’Achyuta !’’, répondit Utanga, ‘’ne suffit-il pas que je Vous aie vu et Votre
forme universelle ? Je ne désire aucune autre faveur.’’
Mais Krishna insista et ce simple brahmane qui arpentait souvent le désert
dit : ‘’Eh bien, Seigneur, si Vous devez absolument me faire une faveur,
442
permettez alors que je puisse trouver de l’eau chaque fois que la soif se fera
sentir. Accordez-moi cette faveur !’’
Krishna sourit : ‘’C’est tout ? Eh bien, qu’il en soit ainsi !’’, dit-Il avant de
reprendre la route.
Un jour, Utanga eut très soif et comme il ne pouvait trouver de l’eau nulle
part dans le désert, il pensa à la précieuse faveur qui lui avait été faite et
aussitôt, un nishada apparut devant lui, vêtu de loques crasseuses. Il tenait
cinq chiens en laisse et portait une outre remplie d’eau. Le nishada sourit à
Utanga et lui dit : ‘’Vous me paraissez avoir bien soif ! Tenez, voici de l’eau’’
et il tendit l’outre au brahmane.
Utanga considéra l’homme et ses chiens et masquant tant bien que mal sa
répulsion, il lui dit : ‘’Mon ami, je n’en ai pas besoin, merci !’’
Il songea alors à Krishna et mentalement, il Lui reprocha : ‘’Est-ce bien là
toute la ‘’faveur’’ que Vous me faites ?’’
Le paria revint à la charge et pressa Utanga d’étancher sa soif et Utanga
sentait de plus en plus la moutarde qui lui montait au nez, déclina et le
chasseur et ses chiens finirent pas s’éloigner.
Après la disparition en ces circonstances étranges du nishada, Utanga
réfléchit : ‘’Qui était-ce ? Certainement pas un vrai nishada ! Je parie qu’il
s’agissait d’un test et j’ai lamentablement échoué. Ma philosophie m’a
déserté. J’ai refusé l’eau offerte par cet homme en m’imposant comme un
imbécile hautain.’’
Tenaillé par la soif, Utanga était à présent rongé par le remords et un peu
plus tard, Madhava en personne apparut avec Sa conque et Son disque.
443
‘’Ô Purushottama !’’, s’écria Utanga, ‘’Vous me mettez sérieusement à
l’épreuve ! Était-il bien juste de Votre part de me tester ainsi en demandant à
un intouchable de m’offrir de l’eau impure à moi, un brahmane ? Était-ce bien
aimable de Votre part ?’’, demanda Utanga, amer.
Janardana sourit : ‘’Ô Utanga, par amour pour vous, quand vous avez songé
à la faveur que Je vous avais faite, j’ai demandé à Indra de vous apporter de
l’amrita et de vous l’offrir en la faisant passer pour de l’eau. Il a soutenu qu’il
ne pouvait pas donner à un simple mortel ce qui lui procurerait l’immortalité,
mais c’est Ma volonté qui a prévalu et il a consenti à vous apporter de l’amrita
en la faisant passer pour de l’eau, pourvu que Je lui permette de le faire
déguisé en chandala et de tester ainsi votre compréhension. J’ai donc
accepté le défi en pensant que vous aviez atteint la sagesse et dépassé les
apparences, mais vous avez agi comme vous l’avez fait et vous M’avez fait
encourir une défaite aux mains d’Indra !’’ Utanga reconnut son erreur et
honteux, il but le calice jusqu’à la lie.
444
XCIX. LA VALEUR D’UNE LIVRE DE FARINE
Quand Yudhishthira fut couronné et intronisé après la bataille de
Kurukshetra, il accomplit l’ashvamedha yajna et comme le voulait la coutume à
l’occasion d’un tel sacrifice, tous les princes du pays furent invités et le yajna
fut célébré avec beaucoup de faste. Les brahmanes, les pauvres et les
indigents, qui étaient venus nombreux de tous les coins du pays reçurent des
dons à profusion. Tout fut fait somptueusement en pleine conformité avec
les règles relatives au sacrifice.
Une belette apparut soudain au milieu de l’assemblée des prêtres et des
invités dans le grand pavillon et après s’être roulée par terre, elle éclata d’un
rire humain railleur. Une telle apparition aussi étrange qu’inhabituelle alarma
les prêtres qui se demandèrent s’il s’agissait d’un mauvais esprit venu
profaner et perturber le rite sacré.
Le corps de la belette avait un côté doré et luisant. Cette créature
remarquable se retourna pour toiser l’assemblée des princes et des
brahmanes érudits venus de différents pays et qui s’étaient réunis dans ce
grand pavillon. Elle prit la parole :
‘’Auguste assemblée, écoutez-moi ! Vous pensez manifestement avoir célébré
un magnifique yajna ! Jadis, un brahmane indigent qui vivait à Kurukshetra
avait fait le sacrifice d’une livre de farine de maïs. Eh bien, votre ‘’immense’’
sacrifice et tous les dons qui ont été distribués en rapport avec lui n’arrivent
pas à le cheville de ce ‘’modeste’’ sacrifice du brahmane de Kurukshetra !
Vous me paraissez avoir la grosse tête avec votre yajna ! Ne soyez donc pas
si prétentieux à cet égard !’’
445
Le discours impertinent de ce curieux animal eut l’heur d’abasourdir
l’assemblée et les brahmanes et les prêtres qui avaient officié lors du sacrifice
s’approchèrent de la belette et l’interrogèrent :
‘’D’où viens-tu et pourquoi es-tu venue à ce yajna qui a été célébré par des
hommes bons et dignes ? Qui es-tu ? Pourquoi prononces-tu des paroles de
dédain à l’égard de notre sacrifice ? Cet ashvamedha a été parfaitement
célébré dans tous les détails conformément aux injonctions des shastras. Il ne
sied donc pas que tu critiques ainsi notre grand sacrifice. Tous ceux qui ont
participé à ce yajna ont été traités comme il se doit et chacun a reçu des
égards et des dons appropriés. Chacun est satisfait et peut s’en retourner
heureux. Les mantras ont été psalmodiés justement ; toutes les oblations ont
été faites. Les quatre castes sont satisfaites. Pourquoi t’exprimes-tu alors
de la sorte ? Explique-toi !’’
La belette se remit à rire et elle précisa :
‘’Ô brahmanes ! Ce que je dis est la pure vérité. Je n’envie pas la bonne
fortune du roi Yudhishthira ni celle de n’importe lequel d’entre vous. Ce
n’est pas la jalousie qui me fait dire ceci. Ce yajna que vous venez de célébrer
si ostentatoirement n’est en vérité pas un acte aussi noble que celui qui a été
accompli par le brahmane indigent que j’ai vu et en récompense de son
sacrifice, lui et sa femme et leur fils et leur belle-fille ont été immédiatement
conduits au paradis d’Indra. Ecoutez mon récit qui est le reflet parfait de ce
que j’ai moi-même vu :
Longtemps avant que vous n’y livriez bataille, un brahmane qui assurait sa
subsistance quotidienne en glanant dans les champs vivait à Kurukshetra. Lui
et sa femme, ainsi que son fils et sa belle-fille, vivaient tous les quatre ainsi. Et
chaque après-midi, ils s’asseyaient pour prendre leur seul repas de la journée.
Et les jours où ils ne parvenaient pas à trouver suffisamment de grain, ils
446
jeûnaient jusqu’à l’après-midi suivant. Ils ne gardaient rien pour le lendemain,
s’ils trouvaient plus qu’il en fallait pour la journée. Telle était la stricte
discipline qu’ils avaient fait le vœu d’observer.
C’est ainsi qu’ils passèrent leurs journées pendant de nombreuses années,
lorsqu’une grande sécheresse survint et la famine régna sur tout le pays.
Toutes les cultures étaient à l’arrêt et il n’y avait plus le moindre grain à
glaner. Durant de nombreux jours, le brahmane et sa famille souffrirent de la
faim. Un jour, après avoir erré çà et là dans la chaleur, ils rentrèrent
péniblement chez eux avec une petite quantité de maïs qu’ils étaient parvenus
à se procurer. Ils pilèrent le maïs et après avoir récité leurs prières, ils
divisèrent la farine en quatre parts égales, puis ils s’assirent rapidement pour
manger. C’est alors qu’un brahmane arriva chez eux à l’improviste et celui-ci
avait une faim d’ogre ! Constatant l’arrivée de cet hôte inattendu, ils se
levèrent tous, comme un seul homme, le saluèrent et l’invitèrent à se joindre à
eux pour le repas. Le brahmane, sa femme, leur fils et leur belle-fille étaient
ravis d’accueillir un hôte : ‘’Ô meilleur d’entre les brahmanes, je suis un bomme
pauvre. Nous avons pu nous procurer cette farine de maïs en conformité avec
le dharma. Nous vous prions d’accepter votre part. Que toutes les
bénédictions soient avec vous !’’, dit le brahmane de Kurukshetra et il servit
sa propre part de farine à son invité. Celui-ci la mangea avec avidité, mais il
avait toujours faim à la fin de son repas.
Voyant son regard toujours affamé et insatisfait, le brahmane était chagriné
et ne savait que faire, lorsque sa femme dit : ‘’Mon seigneur, donnez-lui
également ma part. Je serai heureuse, si notre hôte peut manger à satiété.’’
Ceci dit, elle tendit sa part de la farine à son époux pour qu’il puisse l’offrir à
son invité.’’
‘’Toi qui m’es fidèle et si dévouée’’, dit le brahmane, ‘’les animaux et les
oiseaux prennent bien soin des femelles de leurs espèces respectives.
447
L’homme pourrait-il faire pire ? Ta proposition m’est intolérable ! Que
pourrais-je y gagner dans ce monde ou dans le suivant en te laissant souffrir
et mourir de la faim, toi qui m’aides et qui me sers pour accomplir tous les
devoirs sacrés qui relèvent de la vie au foyer ? Bien-aimée, tu n’as plus que la
peau sur les os et tu es affamée ! Comment pourrais-je permettre que tu
souffres dans de telles conditions et espérer pouvoir obtenir un bien
quelconque en servant cet invité ? Non, je ne peux pas accepter ta
proposition !’’
‘’Ô meilleur d’entre les brahmanes, tu es versé dans les Ecritures’’, répondit
sa femme. ‘’ N’est-il pas vrai que le dharma et que toutes les richesses que
nous partageons sont destinés à notre bien commun et égal, nous qui avons
été unis ? Considère-moi avec empathie, prends ma part de la farine et veille
aux besoins de notre invité. Tu as aussi faim que moi et tu ne devrais faire
aucune distinction entre nous. Je te prie de ne pas t’opposer à ma requête.’’
Le brahmane finit par céder. Il prit la part de sa femme pour l’offrir à son hôte
qui l’accepta avidement et la mangea, mais il avait encore faim ! Grande était
la détresse du pauvre brahmane de Kurukshetra. Son fils, qui s’en aperçut,
suggéra alors : ‘’Père, voici ma part’’, dit-il. ‘’ Donne-là à notre hôte qui semble
encore affamé. Je serai vraiment heureux si nous parvenons ainsi à nous
acquitter de notre devoir.’’
La détresse du père s’accrut encore. ‘’Mon enfant !’’, s’écria-t-il. ‘’Les
personnes âgées sont mieux à même de supporter la faim. La faim est
excessivement pénible pour la jeunesse. Sincèrement, il m’est impossible
d’accepter ton offre.’’
Le fils insista : ‘’C’est le devoir d’un fils de s’occuper de son père dans sa
vieillesse. Le fils n’est pas différent du père. Ne dit-on pas que le père revit
448
par l’entremise de son fils ? Ma part de farine t’appartient. Je te supplie
d’accepter ce que je donne et de nourrir cet invité affamé.’’
‘’Mon cher garçon, ta noblesse et ta maîtrise des sens me comblent de fierté !
Tu as toutes mes bénédictions. J’accepte ton offre’’, dit le père et il prit la
part de son fils qu’il donna à son invité. Celui-ci la mangea, mais il avait encore
faim ! Le brahmane qui subsistait à partir de grains trouvés çà et là était
confus et déconcerté. Alors qu’il était plongé dans le désarroi et qu’il ne
savait plus quoi faire, sa belle-fille s’adressa à lui en ces termes :
‘’Mon seigneur, permettez que moi aussi je mette un point d’honneur à nourrir
notre invité. Je vous supplie d’y consentir et par là de me bénir, moi qui suis
votre fille, car par-là, un bien éternel me reviendra en récompense.’’
Le beau-père en fut chagriné au-delà de toute mesure. Ô ma fille au
caractère pur et immaculé ! Toi que la malnutrition a rendue si pâle et si
émaciée, tu m’offres aussi de me céder ta part de nourriture pour que je
puisse gagner des mérites en la donnant à cet invité. Mais si j’accepte une
telle offre, je serai incontestablement coupable d’une immense cruauté.
Comment pourrais-je supporter de te voir à ce point torturée par la faim ?’’
La jeune femme n’en démordit pas. ‘’Père ! Vous êtes le seigneur de mon
seigneur et maître, le précepteur de mon précepteur, le dieu de mon dieu ! Je
vous supplie d’accepter aussi ma part. Mon corps n’est-il pas consacré à
servir pleinement mon seigneur ? Vous devriez m’aider à parvenir au bien. Je
vous prie d’accepter cette farine.’’
Imploré de la sorte par sa belle-fille, le brahmane accepta sa part de la farine
et la bénit en disant : ‘’Fille douce et loyale, puissent tous les biens te
revenir !’’
449
L’hôte mangea avec avidité la dernière part et ô miracle, il fut satisfait !
‘’Bénie soit votre hospitalité offerte avec la plus pure des intentions et au
meilleur de vos capacités ! Votre offrande m’a entièrement comblé ! Regardez
là ! Les dieux font pleuvoir des fleurs en signe d’admiration pour votre
extraordinaire sacrifice. Voyez ! Les dieux et les gandharvas, les musiciens
célestes descendent dans leurs chars étincelants accompagnés de leurs
serviteurs pour vous conduire vous et votre famille jusqu’au paradis d’Indra.
Cette offrande que vous m’avez faite vous a valu ainsi qu’à vos ancêtres de
gagner le paradis d’Indra. La faim détruit la compréhension des hommes et les
fait dévier de la voie de la rectitude. Elle les pousse à entretenir de mauvaises
pensées. Même des hommes pieux qui souffrent de la faim perdent leur
endurance et leur persévérance. Néanmoins, même affamé, vous avez
résolument écarté votre attachement à l’égard de votre épouse, de votre fils
et de votre belle-fille et vous avez placé le dharma au-dessus du reste. Les
grands sacrifices rajasuya et ashvamedha font bien pâle figure face à celui
que vous venez d’effectuer par l’entremise de cet acte d’hospitalité unique.
Le char vous attend. Montez, prenez la direction du paradis d’Indra, vous et
votre famille.’’ Après avoir prononcé ces paroles, le mystérieux invité disparut
aussi subrepticement qu’il était venu.
Après avoir raconté l’histoire du brahmane de Kurukshetra qui subsistait en
glanant du grain dans les champs, la belette continua :
‘’J’étais tout près et j’ai pu sentir la fragrance qui émanait de la farine du
brahmane et ce sont ces émanations qui ont rendu ma tête dorée. Je me suis
encore approchée et je me suis gaiement roulée par terre, là où un peu de
farine avait été répandue et c’est ainsi qu’un de mes flancs est devenu doré et
luisant. Je me suis retournée, mais il n’y avait plus de farine et mon autre flanc
est resté comme il était. Comme je voulais que tout mon corps devienne doré
et luisant, je me suis ensuite rendue dans tous les lieux où les hommes
450
accomplissent de grands yajnas et des pénitences. Finalement, j’ai appris
que le grand roi Yudhishthira accomplissait un yajna et je suis donc venue ici
en croyant que ce sacrifice pourrait peut-être arriver à la hauteur de celui du
brahmane de Kurukshetra, mais j’ai bien dû me rendre à l’évidence qu’il n’en
est rien. C’est la raison pour laquelle je prétends que votre grand sacrifice
ne valait pas la livre de farine que le brahmane a offerte à son hôte !’’
Et la belette prit la poudre d’escampette !
451
C.
YUDHISHTHIRA SOUVERAIN
L’homme poursuit frénétiquement l’objet de son désir jusqu’à ce qu’il
l’obtienne. Et quand il entre en sa possession, son contentement est de
courte durée et il devient le sujet et l’esclave de nouvelles envies et de
nouvelles peines et ne trouve jamais la paix.
Même si combattre et tuer ses ennemis est le dharma d’un kshatriya, quelle
joie peut-on trouver dans le pouvoir, le statut et la richesse acquis par le
massacre et des peines infligées à des frères et des relations proches ? C’est
ce qu’Arjuna souligna à Krishna dans son puissant plaidoyer juste avant que
la bataille ne débute. En guise de réponse, Krishna lui expliqua les principes
des activités humaines et l’accomplissement approprié des devoirs. Mais ce
qu’Arjuna éprouvait et ce qu’il soutenait avait également beaucoup de force
et comportait plus de vérité qu’il n’apparaissait superficiellement.
Les Pandavas vainquirent les Kauravas et ils devinrent les souverains
incontestés du pays. Ils occupèrent leurs fonctions et s’acquittèrent de leurs
devoirs conformément au dharma, mais ne purent trouver dans la victoire la
joie qu’ils avaient escomptée.
‘’Après la victoire des Pandavas et l’acquisition du royaume, comment
traitèrent-ils Dhritarashtra ?’’, demanda le roi Janamejaya et Vaisampayana
qui récitait au roi le Mahabharata de Vyasa lui rapporta l’histoire.
Dhritarashtra qui avait sombré dans un océan de chagrin fut traité par les
Pandavas avec le plus grand respect et ils s’efforcèrent de le rendre heureux.
Ils ne firent rien non plus pour qu’il se sente humilié. Yudhishthira ne donnait
aucun ordre sans son approbation. Kuntidevi s’occupait, avec un
dévouement affectueux et comme une sœur de Gandhari, dont les cent fils
avaient péri et Draupadi pourvoyait scrupuleusement à leurs besoins avec un
452
égal respect. Yudhishthira fit somptueusement meubler la résidence de
Dhritarashtra avec tout ce qu’il souhaitait et lui faisait livrer des cuisines
royales les plats les plus raffinés et savoureux expressément préparés pour
lui. Kripacharya lui tenait compagnie et Vyasa le réconfortait avec des
histoires instructives destinées à apaiser son chagrin. En ce qui concerne
l’administration de l’Etat, Yudhishthira consultait Dhritarashtra et se
conduisait de manière à lui procurer le sentiment que le royaume était
réellement gouverné en son nom et qu’en tant que membre le plus âgé de la
famille, il en était toujours l’autorité suprême. Yudhishthira faisait preuve de
la plus grande délicatesse dans ses paroles de façon à ne jamais rien dire qui
pourrait aggraver la peine du vieil homme. Les princes qui affluaient vers
Hastinapura de toutes les parties du monde rendaient à Dhritarashtra les
mêmes honneurs que par le passé, comme si c’était lui qui était toujours
l’empereur. Les servantes de Gandhari ne lui laissaient aucune occasion de
sentir qu’elle avait perdu son rang. Yudhishthira avait insisté auprès de ses
frères pour que rien ne soit fait qui causerait la moindre peine à leur oncle qui
avait perdu tous ses fils. Les frères suivirent à la lettre son injonction, à
l’exception peut-être de Bhima, et Dhritarashtra témoignait aussi de
l’affection à l’égard des Pandavas.
Les Pandavas se conduisaient irréprochablement à l’égard de leur vieil oncle.
Cependant, après quelque temps, Bhima provoqua occasionnellement
quelques vexations. Il passait parfois outre impatiemment des instructions du
vieil homme. Il lâchait à portée d’oreilles de Dhritarashtra des paroles comme
‘’Nos cousins pervertis ne doivent qu’à eux-mêmes leur destruction !’’ Il était
impossible pour Bhima d’oublier ou de pardonner Duryodhana, Karna ou
Duhsasana. Gandhari éprouvait beaucoup de peine, si elle voyait que
Bhima disait des choses qui chagrinaient Dhritarashtra, mais c’était une âme
noble et éclairée. Chaque fois qu’elle s’attristait de ce que disait Bhima, elle
se tournait vers Kunti et retrouvait la paix, car Kunti était une véritable
453
incarnation du dharma et elle inspirait l’indulgence. Quinze années passèrent
ainsi.
454
CI.
LA DÉCISION DE DHRITARASHTRA
Quinze années passèrent ainsi sous le règne de Yudhishthira jusqu’à ce que
le vieil homme ne puisse plus supporter le poids du chagrin. Blessé par les
piques occasionnelles de Bhima, il n’avait plus le cœur à accepter les
courtoisies ni tout le confort qu’on lui fournissait. A l’insu des Pandavas, il
entreprit de jeûner secrètement et endura de sévères pénitences. Gandhari
observait elle aussi le jeûne et s’infligeait de nombreuses privations. Un jour,
Dhritarashtra fit appeler Dharmaputra et lui dit :
‘’Mon fils, je t’accorde mes bénédictions. J’ai passé quinze années heureuses
sous ton toit. Tu t’es occupé de moi avec beaucoup d’affection. J’ai fait des
dons et des offrandes à nos ancêtres et j’ai accompli tous mes devoirs à cet
égard. La pauvre Gandhari qui a su mettre de côté son propre chagrin a bien
pris soin de tous mes besoins physiques durant toutes ces années. Mes fils
cruels qui ont commis des actes impardonnables à l’égard de Draupadi et qui
vous ont privés de votre héritage légitime sont morts en raison de leurs
péchés, mais ils ont combattu comme de braves guerriers. Ils ont donc péri sur
le champ de bataille et ils ont gagné les régions célestes destinées aux
braves. Le temps est venu pour que Gandhari et moi, nous agissions dans
l’optique de notre futur état. Tu sais très bien ce que préconisent les
shastras. Il faut maintenant que nous nous rendions dans la forêt. Ces robes
doivent être remplacées par des écorces et de vieilles loques usées qui sont
appropriées pour la vie des vanaprasthas. Je souhaite aller vivre dans la forêt
et y prier pour votre bien et je veux pour cela ta permission. Permets-moi de
suivre la pratique de nos ancêtres. En tant que roi, tu partageras les fruits de
ma pénitence.’’
Yudhishthira reçut un choc, lorsqu’il vit Dhritarashtra et lorsqu’il l’entendit
dire ceci. ‘’J’ignorais’’, dit-il, ‘’que vous jeûniez et que vous dormiez à même le
sol et que vous vous mortifiiez ainsi. Mes frères n’avaient pas non plus
455
conscience de cela. J’ai été erronément porté à croire que vous étiez bien
soignés et heureux. Père, vous avez souffert un chagrin pour lequel il n’existe
aucun réconfort. Je ne vois aucun intérêt dans ce royaume et les plaisirs. Je
suis un pécheur. Ce sont le désir et l’ambition qui m’ont abusé et poussé à
agir de la sorte. Permettez que votre fils, Yuyutsu, devienne roi ou qui vous
voudrez. Ou si vous le souhaitez, vous pouvez vous-même vous ressaisir des
devoirs d’un roi et veiller sur le peuple. C’est moi qui irai dans la forêt.
Permettez-moi de mettre ainsi un terme à ce chapitre fallacieux. Je vous prie
de m’épargner toute nouvelle disgrâce et honte cuisante. Je ne suis pas le roi.
C’est vous qui êtes le roi. Vous me demandez la permission de partir.
Comment pourrai-je alors vous accorder ou vous refuser cette permission ?
Laissez-moi vous assurer que ma colère à l’égard de Duryodhana appartient
au passé et qu’elle a disparu sans aucune trace. Le destin l’a décidé et nous a
tous plongés dans la confusion et des événements se sont produits qui ont
échappé à notre contrôle. Nous sommes vos fils, au même titre que
Duryodhana et ses frères. Gandhari et Kunti sont toutes les deux des mères
pour moi et elles m’inspirent une considération et une affection filiale égale.
Si vous vous retirez dans la forêt, il me faut vous accompagner et vous servir
là-bas. Si vous vous retirez dans la forêt et si vous me laissez ici, quelle joie
trouverai-je à régner ? Je m’incline à vos pieds et vous supplie de me
pardonner les erreurs dont nous sommes coupables. Vous servir me
procurera une joie authentique et la paix de l’esprit. Accordez-moi cette
opportunité et ce privilège. Ne m’abandonnez pas.’’
Dhritarashtra fut profondément touché, mais il dit : ‘’Fils bien-aimé de Kunti,
mes pensées se tournent maintenant vers la forêt et la pénitence, autrement,
je ne pourrai pas trouver la paix. J’ai vécu sous ton toit durant de nombreuses
années. Toi et tous tes gens, vous m’avez servi avec un dévouement sans
réserve et inconditionnel. Tu dois maintenant me permettre d’accéder à mon
désir et me laisser partir.’’
456
Après s’être ainsi adressé à Yudhishthira qui se tenait les mains jointes et qui
s’agitait nerveusement, Dhritarashtra se tourna vers Vidura et Kripacharya :
‘’Je vous prie de réconforter le roi et de faire en sorte qu’il exauce ma prière.
Mes pensées sont tournées vers la forêt. Je ne puis dire un mot de plus. J’ai
la gorge sèche. Peut-être est-ce dû à mon âge. J’ai trop parlé et je suis
fatigué.’’ Ceci dit, il s’appuya sur Gandhari, vacilla et s’évanouit.
Yudhishthira ne put supporter la détresse du grand vieillard qui possédait la
vigueur d’un éléphant et suffisamment de force que pour pulvériser la statue
de métal substituée à Bhima. Il était devenu si malingre, si émacié avec la
peau sur les os et il était pitoyablement retenu par Gandhari sur laquelle il
s’appuyait comme un infirme.
‘’Est-ce moi la cause de tout ceci ?’’, se blâma-t-il. ‘’Quel misérable et indigne
je suis, ignorant du dharma et dénué de la moindre intelligence. Quelle
terrible malédiction !’’
Il aspergea d’eau le visage de Dhritarashtra qu’il caressa doucement.
Lorsque le vieillard revint à lui, il serra tendrement le Pandava tout contre son
cœur et il murmura : ‘’Mon cher fils, comme tes mains sont douces ! Je suis
heureux.’’
C’est alors que Vyasa entra. Après s’être informé de tout ce qui s’était
passé, il dit à Yudhishthira : ‘’Faites ce que Dhritarashtra, l’aîné des Kurus
désire. Permettez-lui de se rendre dans la forêt. Il est âgé et tous ses fils sont
partis avant lui. Il ne lui est plus possible de supporter plus longtemps ce
chagrin. Gandhari, que le Seigneur a bénie de beaucoup d’entendement, a
supporté vaille que vaille toute sa peine. Ne vous opposez pas à leur vœu.
Ne laissez pas Dhritarashtra dépérir et mourir ici. Permettez-lui d’aller vivre
parmi les fleurs mellifères de la forêt, de respirer leur parfum et de laisser
457
derrière lui les tracas du monde. Le dharma des rois est de mourir sur le
champ de bataille ou de se retirer dans la forêt pour y passer leurs derniers
jours. Dhritarashtra a gouverné le royaume et célébré des yajnas. Pendant
votre exil de treize années, il a su profiter de la terre entière par l’entremise de
ses fils et il s’est montré fort généreux. Il n’y a plus rien qu’il puisse désirer. Le
temps est venu pour lui de faire pénitence. Permettez-lui de partir de bon
cœur et sans le moindre ressentiment.’’
‘’Qu’il en soit donc ainsi !’’, dit Yudhishthira.
Et Vyasa retourna dans son ermitage.
458
CII. LES ADIEUX DE DHRITARASHTRA,
DE GANDHARI ET DE KUNTI
Quand Yudhishthira finit par consentir à ce que Dhritarashtra se retire dans
la forêt, Dhritarashtra et Gandhari retournèrent dans leur résidence et
interrompirent leur jeûne. Kunti s’assit avec Gandhari et elles prirent
ensemble leur repas. Dhritarashtra demanda à Yudhishthira de s’asseoir à
côté de lui et lui accorda ses dernières bénédictions. Puis le vieil homme quitta
définitivement sa résidence et avec une main qui reposait sur l’épaule de
Gandhari, il traversa lentement la ville et prit la direction de la forêt.
Gandhari qui en raison de la cécité de son seigneur et époux avait renoncé à
l’usage de ses propres yeux et les avait recouverts avec un bandeau durant
tout le reste de sa vie posa elle une main sur l’épaule de Kunti et guidée de la
sorte, ils avançaient lentement.
Kunti avait mentalement décidé d’accompagner Gandhari dans la forêt. Elle
s’adressa à Yudhishthira : ‘’Mon fils, ne parle jamais colériquement à
Sahadeva. Souviens-toi avec amour de Karna mort en héros sur le champ de
bataille. Il était lui aussi mon fils, mais j’ai commis l’erreur et le crime de ne pas
vous le révéler. Veille sur Draupadi avec une tendresse de tous les instants.
Et ne donne jamais à Bhima, à Arjuna, à Nakula et à Sahadeva aucune
raison de se chagriner. Garde bien tout cela à l’esprit, mon fils, car la charge
de la famille repose désormais entièrement sur tes épaules.’’
Jusque-là, Dharmaputra avait cru que Kunti n’accompagnait Gandhari que
jusqu’aux limites de la ville pour lui faire ses adieux, mais quand il l’entendit
parler de la sorte, il fut abasourdi et ne put rien dire pendant quelques
minutes. Lorsque finalement il se remit du choc, il dit : ‘’Mère, s’il te plaît, ne
pars pas ainsi ! Tu nous as bénis, tu nous as envoyés sur le champ de bataille.
Il n’est pas juste que maintenant tu nous abandonnes et que tu prennes la
direction de la forêt !’’
459
Les supplications de Yudhishthira ne servirent à rien et Kunti s’en tint à sa
décision irrévocable.
‘’Il me faut maintenant rejoindre mon seigneur et époux là où il se trouve.
J’accompagnerai Gandhari, je suivrai la discipline forestière et je rejoindrai
rapidement ton père. Reprend la direction de la cité et que ton esprit soit
toujours fixé sur le dharma !’’ Kunti bénit ainsi son illustre fils et lui fit ses
adieux.
Dhritarashtra, Gandhari et Kunti passèrent trois années dans la forêt.
Sanjaya les avait rejoints. Un jour, Dhritarashtra avait terminé ses ablutions
et retournait à son ermitage, quand la forêt prit feu. Le vent soufflait en
rafales et les flammes se propageaient partout. Dhritarashtra dit à Sanjaya :
‘’Ce feu va certainement tous nous engloutir ! Vous feriez mieux de vous
sauver, tant qu’il en est encore temps !’’ Le vieux roi aveugle, Gandhari et
Kunti s’assirent tous les trois en posture de yoga face à l’orient et s’offrirent
tranquillement aux flammes.
Sanjaya qui avait été la lumière unique du vieux roi aveugle durant toute sa
vie et qui lui était aussi cher que celle-ci passa le restant de ses jours dans les
Himalayas comme un sannyasin.
460
CIII. LA FIN DES YADAVAS
Krishna régna sur Dwaraka durant trente-six ans après la fin de la bataille de
Kurukshetra. Les Vrishnis, les Bhopas et d’autres branches des Yadavas
qui appartenaient au clan de Krishna passaient leurs journées dans une
autocomplaisance débridée et dans le luxe. Ils perdirent tout sens de la
discipline et de l’humilité.
Un jour, des rishis visitèrent Dwaraka. Les Yadavas qui étaient devenus
arrogants et irrévérencieux osèrent se moquer des rishis. Ils vêtirent un des
leurs comme une femme, ‘’la’’ présentèrent à leurs vénérables invités et dirent :
‘’Ô, hommes de grande sagesse et perspicacité, pourriez-vous prédire si
cette gente dame mettra au monde un garçon ou bien une fille ?’’
Les rishis n’apprécièrent pas du tout la plaisanterie peu raffinée et
irrévérencieuse et les maudirent : ‘’Ce n’est ni un garçon, ni une fille que cette
personne va mettre au monde, mais une massue et cette massue s’avérera être
fatale et mortelle pour votre tribu et vous détruira tous !’’ Les rishis
quittèrent aussitôt les lieux après avoir prononcé cette terrible malédiction.
Les Yadavas étaient plutôt perturbés suite à la tournure déplaisante prise
par ce qu’ils avaient pensé être une bonne plaisanterie. Et le lendemain, ils
furent même consternés de constater que Samba, celui-là même qu’ils avaient
habillé en femme, était la proie de violentes contractions et qu’il mit au monde
une massue ! Ceci les remplit de terreur, car ils pressentaient que leur fin était
proche, puisque les rishis les avait maudits.
Ils délibérèrent pendant longtemps et finalement, ils réduisirent la massue en
une fine poudre qu’ils éparpillèrent dans la mer et pensèrent avoir ainsi pu
disposer du danger. Rien ne se passa pendant longtemps. Les saisons
passèrent. Les pluies vinrent et sur la plage, non loin de l’endroit où ils
461
avaient dispersé les résidus broyés de la massue, surgit un dense amas de
joncs. Les Yadavas avaient tout oublié concernant la malédiction de leurs
vénérables hôtes.
Un jour, les Yadavas se rendirent à la plage pour piqueniquer et ils y
passèrent toute la journée à danser, à boire et à s’amuser. Les boissons
alcoolisées agirent insidieusement. Tout d’abord gais et joyeux, puis
désinhibés et pugnaces, ils commencèrent à s’exprimer sans plus aucune
retenue, à remettre sur la table de vieilles pommes de discorde, et puis
franchement à se quereller.
Parmi les Yadavas, Kritavarma avait combattu du côté des Kauravas et
Satyaki du côté des Pandavas.
‘’Est-ce qu’un kshatriya digne de ce nom se permettrait d’attaquer et de tuer
des soldats endormis, ô Kritavarma ? Il me semble que tu es à l’origine de la
disgrâce durable qui affecte notre clan !’’, dit Satyaki en brocardant
Kritavarma et beaucoup de Yadavas qui étaient ivres l’acclamèrent.
Kritavarma ne put supporter une telle insulte.
‘’Comme un boucher, tu as massacré le grand Bhurisravas qui était assis en
yoga et toi, espèce de lâche, tu oses me railler ainsi !’’, s’exclama-t-il et
d’autres ivrognes se joignirent à lui et persifflèrent Satyaki pour son acte
barbare.
Bientôt, tous les Yadavas prirent part à la querelle, que ce soit dans un camp
ou dans l’autre, et des paroles, on en arriva rapidement aux coups puis à la
lutte pour la vie. Après avoir sorti son épée de son fourreau, Satyaki bondit
sur Kritavarma et lui trancha la tête en s’écriant : ‘’Voici la fin du lâche qui a
tué des kyrielles de vaillants guerriers endormis !’’
462
D’autres se jetèrent immédiatement sur Satyaki avec un bol, un récipient ou
tous les ustensiles qu’ils pouvaient utiliser.
Pradyumna, le fils de Krishna, plongea dans la mêlée pour venir au secours de
Satyaki et une bagarre générale s’ensuivit où Satyaki et Pradyumna qui
furent submergés par le nombre perdirent la vie. Krishna savait que l’heure
fatidique était arrivée et après avoir arraché quelques grands joncs en
bordure de la plage, ils se transformèrent en massues et Il les jeta au milieu de
la masse et un massacre total s’ensuivit. La malédiction des rishis avait fini par
opérer.
Balarama qui contemplait la scène fut submergé par la honte et par le
dégoût. Après avoir adopté une posture de yoga, il renonça à la vie au cours
d’une transe yoguique et il disparut dans un flot de lumière qui émanait de son
front comme un serpent d’argent. Telle fut la fin de cet avatar de Narayana.
Krishna vit que tout son peuple s’était lui-même détruit, comme le destin
l’avait prédit. Après le départ de Balarama, Lui-même se dirigea vers la forêt
avoisinante en songeant à mettre un terme à Son avatar. ‘’Le temps est
également venu pour moi de partir’’, se dit-Il, et après s’être allongé sur le sol,
Il s’endormit.
Un chasseur à l’affût d’un beau gibier repéra la forme de Vasudeva qui gisait
à même le sol dans les hautes herbes et la confondant avec une proie facile, il
décocha une flèche qui transperça son corps5.
5
Il existe de multiples variantes du Mahabharata et dans d’autres versions, l’Avatar Krishna connaît une fin
différente et regagne de Lui-même les cieux, NDT. (Par ailleurs, malgré le très beau travail de vulgarisation
de C. Rajagopalachari, il manque inévitablement des détails qui permettraient de mieux comprendre toutes
les circonvolutions et les subtilités de cette œuvre monumentale qui est beaucoup plus étoffée que cette
version abrégée et beaucoup plus complexe...)
463
CIV. L’ULTIME ÉPREUVE DE YUDHISHTHIRA
La triste nouvelle de la mort de Vasudeva et de la destruction des Yadavas
parvint à Hastinapura. Quand les Pandavas l’apprirent, ils perdirent les
restes d’attachement qui les liaient encore à la vie terrestre. Ils couronnèrent
empereur Parikshit, le fils d’Abhimanyu, puis les cinq frères quittèrent la ville
avec Draupadi. Ils partirent en pèlerinage et visitèrent des lieux saints avant
d’atteindre finalement les Himalayas. Un chien les rejoignit et leur tint
compagnie tout au long du chemin et tous les sept gravirent la montagne. Le
sentier était extrêmement pénible et l’un après l’autre, ils s’écroulèrent
épuisés et m