HISTOIRES DU MAHABHARATA REMERCIEMENTS Toutes les histoires sont des adaptations du Mahabharata de C. Rajagopalachari, souvent loué comme le gardien de la conscience du Mahatma Gandhi. Pierre-Albert Hayen 2 SOMMAIRE GANAPATI, LE SCRIBE I. DEVAVRATA II. LE VŒU DE BHISHMA III. AMBA ET BHISHMA IV. DEVAYANI ET KACHA V. LE MARIAGE DE DEVAYANI VI. YAYATI VII. VIDURA VIII. KUNTIDEVI IX. LA MORT DE PANDU X. BHIMA XI. KARNA XII. DRONA XIII. LE PALAIS DE LAQUE XIV. LA FUITE DES PANDAVAS XV. LA MISE À MORT DE BAKASURA XVI. LE SWAYAMVARA DE DRAUPADI XVII. INDRAPRASTHA XVIII. JARASANDHA XIX. LA MISE ÀMORT DE JARASANDHA XX. LE PREMIER HONNEUR XXI. SAKUNI ENTRE EN SCÈNE XXII. L’INVITATION XXIII. LES PARIS XXIV. LA DOULEUR DE DRAUPADI XXV. L’ANGOISSE DE DHRITARASHTRA XXVI. LA PROMESSE DE KRISHNA XXVII. PASUPATA, L’ARME DE SHIVA XXVIII. AFFLIGÉS XXIX. AGASTYA XXX. RISHYASRINGA XXXI. YAVAKRIDA XXXII. L’ÉRUDITION SEULE NE SUFFIT PAS XXXIII. ASHTAVAKRA XXXIV. BHIMA ET HANUMAN XXXV. ‘’JE NE SUIS PAS UNE GRUE !’’ XXXVI. LES GENS MAUVAIS NE SONT JAMAIS SATISFAITS XXXVII. LA DÉCONFITURE DE DURYODHANA XXXVIII. LA FAIM DU SEIGNEUR KRISHNA XXXIX. LA MARE ENCHANTÉE 3 4 10 14 18 23 29 36 39 43 46 48 51 57 61 65 70 77 82 89 92 96 100 104 108 114 121 126 129 134 138 143 149 155 158 162 168 172 175 179 184 XL. SERVICES DOMESTIQUES XLI. LA VERTU LÉGITIMÉE XLII. DÉFENDRE MATSYA XLIII. LE PRINCE UTTARA XLIV. PROMESSE TENUE XLV. LA FIN DES ILLUSIONS DU ROI VIRATA XLVI. CHERCHER CONSEIL XLVII. LE CONDUCTEUR DU CHAR D’ARJUNA XLVIII. SALYA CONTRE SES NEVEUX XLIX. VRITRA L. NAHUSHA LI.LA MISSION DE SANJAYA LII. PAS UN CM² DE TERRITOIRE ! LIII. LA MISSION DE KRISHNA LIV. L’ATTACHEMENT ET LE DEVOIR LV. LE GÉNÉRALISSIME DES PANDAVAS LVI. LE GÉNÉRALISSIME DES KAURAVAS LVII. BALARAMA LVIII. RUKMINI LIX. COOPÉRATION MISE À MAL LX. KRISHNA ENSEIGNE LA BHAGAVAD GITA LXI. YUDHISHTHIRA RECHERCHE LA BÉNÉDICTION DES AÎNÉS LXII. LE PREMIER JOUR DE LA BATAILLE LXIII. LE DEUXIÈME JOUR LXIV. LE TROISIÈME JOUR LXV. LE QUATRIÈME JOUR LXVI. LE CINQUIÈME JOUR LXVII. LE SIXIÈME JOUR LXVIII. LE SEPTIÈME JOUR LXIX. LE HUITIÈME JOUR LXX. LE NEUVIÈME JOUR LXXI. LE TRÉPAS DE BHISHMA LXXII. KARNA ET LE VÉNÉRABLE AÏEUL LXXIII. DRONA PREND LE COMMANDMENT LXXIV. CAPTURER VIVANT YUDHISHTHIRA LXXV. LE DOUZIÈME JOUR LXXVI. LE VÉNÉRABLE ET VALEUREUX BHAGADATTA LXXVII. ABHIMANYU LXXVIII. LA MORT D’ABHIMANYU LXXIX. LE CHAGRIN D’UN PÈRE LXXX. LE ROI DU SINDHU 4 193 199 205 210 216 222 228 234 237 240 244 249 254 258 264 268 271 273 275 279 282 285 289 292 296 301 304 308 311 316 319 322 325 328 330 335 340 346 352 355 359 LXXXI. L’ARMURE MAGIQUE 365 LXXXII. L’INQUIÉTUDE DE YUDHISHTHIRA 370 LXXXIII. LE FOL ESPOIR DE YUDHISHTHIRA 375 LXXXIV. KARNA ET BHIMA 378 LXXXV. KARNA TIENT SA PROMESSE 383 LXXXVI. LA DÉCAPITATION DE BHURISRAVAS 386 LXXXVII. LA MORT DE JAYADRATHA 393 LXXXVIII. LA FIN DE DRONA 397 LXXXIX. AU TOUR DE KARNA 401 XC. L’AGONIE DE DURYODHANA 406 XCI. LES PANDAVAS BLÂMÉS 412 XCII. ASWATTHAMA 418 XCIII. VENGÉS ! 423 XCIV. OÙ TROUVER DU RÉCONFORT ? 425 XCV. LA DOULEUR DE YUDHISHTHIRA 430 XCVI. YUDHISHTHIRA RÉCONFORTÉ, TANT BIEN QUE MAL 433 XCVII. LA JALOUSIE 436 XCVIII. UTANGA 441 XCIX. LA VALEUR D’UNE LIVRE DE FARINE 445 C. YUDHISHTHIRA SOUVERAIN 452 CI. LA DÉCISION DE DHRITARASHTRA 455 CII. LES ADIEUX DE DHRITARASHTRA, DE GANDHARI ET DE KUNTI 459 CIII. LA FIN DES YADAVAS 461 CIV. L’ULTIME ÉPREUVE DE YUDHISHTHIRA 464 GLOSSAIRE 470 5 GANAPATI, LE SCRIBE Bhagavan Vyasa, le célèbre compilateur des Védas, était le fils du grand sage, Parasara. C’est lui qui donna au monde l’épopée divine du Mahabharata. Après la conception du Mahabharata, il réfléchit au moyen de donner l’histoire sacrée au monde. Il médita sur Brahma, le Créateur, qui apparut devant lui. Vyasa le salua en incluant la tête et les mains jointes et il pria : ‘’Seigneur, j’ai conçu une œuvre excellente, mais je n’arrive pas à trouver quelqu’un qui pourrait en prendre note sous ma dictée…’’ Brahma loua Vyasa et dit : ‘’Ô sage, invoque Ganapati et supplie-le d’être ton copiste.’’ Après avoir prononcé ces paroles, il disparut. Le sage Vyasa médita sur Ganapati qui apparut devant lui. Vyasa l’accueillit avec le respect qui lui était dû et il requit son aide. ‘’Seigneur Ganapati, je dicterai l’histoire du Mahabharata et je prie pour que vous ayez la bonté de la consigner par écrit.’’ Ganapati répondit : ‘’Très bien. Je ferai comme vous le souhaitez. Mais ma plume ne doit pas s’arrêter pendant que j’écris. Ainsi, vous devez dicter sans marquer de pause ni d’hésitation. Je ne pourrai écrire qu’à cette condition.’’ Vyasa accepta en se prémunissant, néanmoins, par une stipulation contraire : ‘’Qu’il en soit ainsi, mais vous devez d’abord saisir le sens de ce que je dicte avant de le consigner par écrit.’’ 6 Ganapati sourit et accepta la condition. Puis le sage se mit à chanter l’histoire du Mahabharata. Occasionnellement, il composait quelques strophes complexes, ce qui faisait en sorte que Ganapati s’interrompe pour saisir le sens et Vyasa profitait de cet intervalle pour composer beaucoup de strophes dans son esprit. C’est ainsi que le Mahabharata fut écrit par Ganapati sous la dictée de Vyasa. C’était avant l’époque de l’imprimerie, quand la mémoire des érudits était la seule bibliothèque. Vyasa enseigna d’abord la grande épopée à son fils, le sage Suka. Puis, il l’exposa à beaucoup d’autres disciples. Si cela n’avait pas été le cas, le livre aurait pu être perdu pour les générations futures. La tradition veut que Narada raconta l’histoire du Mahabharata aux devas, tandis que Suka l’enseigna aux gandharvas, aux rakshasas et aux yakshas. Il est bien connu que l’érudit et vertueux Vaisampayana, un des principaux disciples de Vyasa, fit connaître l’épopée pour le bénéfice de l’humanité. Janamejaya, le fils du grand roi Parikshit, célébra un grand sacrifice au cours duquel Vaisampayana narra l’histoire, à sa demande. Ensuite, cette histoire, telle qu’elle fut racontée par Vaisampayana, fut récitée par Suta dans la forêt de Naimisa lors d’une assemblée de sages conduits par le rishi Saunaka. Suta s’adressa ainsi à l’assemblée : ‘’J’ai eu la bonne fortune d’entendre l’histoire du Mahabharata composée par Vyasa pour enseigner le dharma et les autres buts de la vie à l’humanité. Je voudrais vous la raconter.’’ A ces mots, les ascètes se regroupèrent avec enthousiasme autour de lui. Suta poursuivit : ‘’J’ai appris la grande histoire du Mahabharata et les divers épisodes qu’elle comporte de la bouche de Vaisampayana lors du sacrifice célébré par le roi Janamejaya. Par la suite, j’ai entrepris un long pèlerinage vers différents lieux saints et j’ai aussi visité le champ de bataille où la grande 7 bataille décrite dans l’épopée fut livrée. Je suis maintenant arrivé ici pour vous rencontrer tous.’’ Il se mit alors à raconter toute l’histoire du Mahabharata à la grande assemblée. Après la mort du grand roi Santanu, Chitrangada devint roi d’Hastinapura et Vichitravirya lui succéda. Ce dernier avait deux fils –Dhritarashtra et Pandu. L’aîné des deux étant né aveugle, le plus jeune frère, Pandu, monta sur le trône. Au cours de son règne, Pandu commit un certain crime et dût se retirer dans la forêt avec ses deux femmes où il passa de nombreuses années en pénitence. Durant leur séjour dans la forêt, les deux femmes de Pandu, Kunti et Madri, mirent au monde cinq fils qui devinrent célèbres sous le nom des cinq Pandavas. Pandu mourut alors qu’ils vivaient toujours dans la forêt. Les sages élevèrent les cinq Pandavas pendant leurs premières années. Lorsque Yudhishthira, l’aîné, eut 16 ans, les rishis les ramenèrent tous à Hastinapura et les confièrent à leur vieux ‘’grand-père’’, Bhishma. En peu de temps, les Pandavas acquirent la maîtrise des Védas, du Védanta et des différents arts, particulièrement ceux qui se rapportaient aux kshatriyas. Les Kauravas, les fils du roi aveugle Dhritarashtra, devinrent jaloux des Pandavas et ils s’efforcèrent de leur nuire, de multiples façons. Finalement Bhishma, le chef de famille intervint pour amener la compréhension mutuelle et la paix entre eux. En conséquence, les Pandavas et les Kauravas commencèrent à régner, chacuns de leur côté, à partir de leurs capitales respectives, Indraprastha et Hastinapura. Quelque temps plus tard se déroula une partie de dés entre les Kauravas et les Pandavas, conformément au code d’honneur kshatriya qui prévalait alors. 8 Sakuni qui jouait au nom des Kauravas vainquit Yudhisthira, en résultat de quoi les Pandavas durent s’exiler pendant une période de 13 ans. Ils quittèrent leur royaume et prirent la direction de la forêt avec leur épouse dévouée, Draupadi. Conformément aux règles du jeu, les Pandavas passèrent 12 ans dans la forêt et une treizième année incognito. A leur retour, quand ils réclamèrent à Duryodhana leur héritage paternel, ce dernier qui entre-temps avait usurpé leur royaume refusa de le leur restituer. Une guerre s’ensuivit, en conséquence. Les Pandavas vainquirent Duryodhana et récupérèrent leur patrimoine. Les Pandavas régnèrent pendant 36 ans sur le royaume. Par la suite, ils transférèrent la couronne à leur petit-fils, Parikshit et se retirèrent dans la forêt avec Draupadi, tous vêtus humblement d’écorces d’arbres. Voilà en substance l’histoire du Mahabharata. Dans cette ancienne et merveilleuse épopée de l’Inde, il y a à côté du récit du destin des Pandavas beaucoup d’histoires très parlantes et d’enseignements sublimes. Le Mahabharata est en fait un océan qui contient des perles et des joyaux innombrables. Il est avec le Ramayana la source vivante de l’éthique et de la culture de l’Inde. 9 I. DEVAVRATA ‘’Tu dois certainement devenir ma femme, qui que tu sois !’’ Ainsi s’adressa le grand roi Santanu à la déesse Ganga qui apparut devant lui sous forme humaine, enivrant ses sens de sa beauté surhumaine. Le roi offrit son royaume, sa richesse, tout ce qu’il avait et sa vie même en échange de son amour. Ganga répondit : ‘’Ô roi, je deviendrai ta femme. Mais à certaines conditions – que ni toi ni personne d’autre ne me demande jamais qui je suis ni d’où je viens. Tu ne devras pas non plus faire obstacle à ce que je fais, que ce soit bien ou mal et tu ne devras jamais te mettre en colère contre moi, quelles que soient les circonstances. Tu ne devras jamais rien dire qui me soit désagréable. Si tu agis autrement, je te quitterai sur le champ. Acceptestu ?’’ Le roi, victime de l’engouement, donna son consentement et elle devint sa femme et vécut avec lui. Le cœur du roi était captif de sa modestie et de sa grâce et de l’amour fidèle qu’elle lui vouait. Le roi Santanu et Ganga vivaient une vie de bonheur parfait, inconscients du passage du temps. Elle mit au monde de nombreux enfants et emportait chaque nouveau-né jusqu’au Gange et le jetait dans le fleuve, puis elle retournait auprès du roi, le visage souriant. Cette conduite aussi monstrueuse remplissait Santanu d’horreur et de douleur, mais il endurait tout cela en silence, soucieux de la promesse qu’il avait faite. Souvent, il se demandait qui elle était, d’où elle était venue et 10 pourquoi elle agissait comme une sorcière criminelle ; cependant, lié par sa promesse et par son amour tout puissant pour elle, il ne lui faisait aucun reproche ni aucune remontrance. Elle tua ainsi 7 enfants. Après la naissance du huitième enfant, alors qu’elle était sur le point de le jeter dans le Gange, Santanu ne put plus le supporter. Il cria : ‘’Arrête, arrête, pourquoi cette détermination horrible et dénaturée à tuer tes propres enfants innocents ?’’ Cet éclat brutal parvint à la contenir. ‘’Ô grand roi’’, répondit-elle, ‘’tu as oublié ta promesse, parce que ton cœur s’est fixé sur ton enfant et tu n’as plus besoin de moi. Je m’en vais. Je ne tuerai pas cet enfant, mais écoute mon histoire avant de me juger. Moi qui suis forcée de jouer ce rôle détestable de par la malédiction de Vasishtha, je suis la déesse Ganga, adorée des dieux et des hommes. Vasishtha a maudit les huit Vasus, de sorte qu’ils durent naître dans le monde des hommes, et ému par leurs supplications, il a dit que je devrais être leur mère. Je les ai portés pour toi et c’est une bonne chose pour toi qu’il en fut ainsi, car tu partiras pour les régions supérieures pour ce service que tu as rendu aux huit Vasus. J’élèverai ton dernier enfant pendant quelque temps et puis je t’en ferai don.’’ Après avoir prononcé ces paroles, la déesse disparut avec l’enfant. C’est cet enfant qui plus tard devint célèbre sous le nom de Bhishma. Voici comment les Vasus en vinrent à encourir la malédiction de Vasishtha : ils partirent en villégiature avec leurs femmes à la montagne, là où se trouvait l’ermitage de Vasishtha. L’un d’eux aperçut la vache de Vasishtha, Nandini, qui paissait là. Sa forme divinement belle l’attira et il la montra aux dames. Celles-ci se répandirent en éloges sur la grâce de l’animal et l’une d’elles demanda à son mari de l’acquérir pour elle. 11 Il répondit : ‘’Quel besoin avons-nous, nous les devas, de lait de vache ? Cette vache appartient au sage Vasishtha qui est le maître de céans. L’homme deviendra certainement immortel en buvant son lait, mais nous n’en retirerons rien, nous qui sommes déjà immortels. Cela vaut-il la peine d’encourir la colère de Vasishtha pour satisfaire un simple caprice ?’’ Mais ceci ne la découragea pas. ‘’J’ai une compagne qui m’est chère dans le monde des mortels. C’est pour elle que je fais cette demande. Avant le retour de Vasishtha, nous aurons fui avec la vache. Tu dois certainement faire ceci pour moi, car ceci est mon vœu le plus cher. ‘’ Son mari finit par céder. Tous les Vasus s’attroupèrent et ils emmenèrent avec eux la vache et son veau. Quand Vasishtha fut de retour dans son ashram, la vache et le veau lui manquaient, car ceux-ci étaient indispensables pour ses rituels quotidiens. Très rapidement, il apprit grâce à son intuition yoguique tout ce qui s’était passé. La colère s’empara de lui et il prononça une malédiction à l’encontre des Vasus. Le sage, dont l’unique bien était son austérité, voulut qu’ils naissent dans le monde des hommes. Quand les Vasus apprirent la malédiction, se repentant trop tard, ils invoquèrent la clémence du sage et implorèrent son pardon. Vasishtha dit : ‘’La malédiction doit absolument prendre effet. Prabhasa, le Vasu qui a pris la vache, vivra longtemps dans le monde, en toute gloire, mais les autres seront délivrés de la malédiction aussitôt qu’ils naîtront. Mes paroles ne peuvent pas rester sans effet, mais j’atténuerai la malédiction dans cette mesure.’’ Après quoi, Vasishtha se reconcentra sur ses austérités, dont les effets avaient été légèrement amoindris par la colère. Les sages qui accomplissent des austérités acquièrent le pouvoir de maudire, mais toute utilisation de ce pouvoir diminue leur stock de mérites. 12 Les Vasus se sentirent soulagés. Ils s’approchèrent de la déesse Ganga et la supplièrent : ‘’Nous te prions de devenir notre mère. Pour nous, nous te supplions de descendre sur Terre et d’épouser un homme de bien. Jettenous à l’eau aussitôt que nous naîtrons et délivre-nous de la malédiction.’’ La déesse exauça leur prière, descendit sur la Terre et devint l’épouse de Santanu. Quand la déesse Ganga quitta Santanu et disparut avec le huitième enfant, le roi renonça à tous les plaisirs sensuels et dirigea le royaume dans un esprit d’ascétisme. Un jour, il se promenait le long du Gange, lorsqu’il vit un garçon dont la beauté et la forme égalaient celle de Devendra, le roi des dieux. L’enfant s’amusait en projetant un barrage de flèches au-dessus du Gange qui était en crue, jouant avec le fleuve puissant comme un enfant avec sa mère indulgente. Au roi qui restait stupéfait devant cette vision, la déesse Ganga apparut et présenta l’enfant comme étant son propre fils. Elle dit : ‘’Ô roi, celui-ci est le huitième enfant que j’ai mis au monde pour vous. Je l’ai élevé jusqu’à maintenant. Il s’appelle Devavrata. Il a maîtrisé l’art des armes et il égale Parasurama en prouesses. Il a appris les Vedas et le Vedanta auprès de Vasishtha et il est versé dans les arts et dans les sciences connus de Sukra. Reprenez avec vous cet enfant qui est un grand archer, un grand héros, ainsi qu’un maître dans l’art de gouverner.’’ Puis elle bénit le garçon, le remit à son père, le roi, et elle disparut. 13 II. LE VŒU DE BHISHMA Avec beaucoup de joie, le roi accueillit dans son cœur et dans son royaume le jeune et resplendissant prince Devavrata et il le couronna yuvaraja, héritier présomptif. Quatre années passèrent. Un jour que le roi se promenait sur la rive de la Yamuna, l’air embauma soudainement un parfum si divinement délicat que le roi se mit immédiatement en quête de son origine et le localisa en la personne d’une jeune fille si belle qu’elle ressemblait à une déesse. Un sage lui avait octroyé cette faveur qu’un parfum divin émanerait d’elle et celui-ci se répandait maintenant dans toute la forêt. Depuis que la déesse Ganga l’avait quitté, le roi avait gardé ses sens sous contrôle, mais la vision de cette jeune fille divinement belle rompit les barrages de retenue et le remplit d’un désir irrésistible. Il lui demanda d’être sa femme. La jeune fille dit : ‘’Je suis la fille du chef des pêcheurs. S’il vous convient de lui demander et d’obtenir son consentement.’’ Sa voix était aussi douce que son apparence. Le père était un homme rusé. Il dit : ‘’Ô roi, il ne fait aucun doute que cette belle jeune fille, comme n’importe quelle autre, doit être mariée et vous êtes certainement digne d’elle. Néanmoins, vous devez me promettre quelque chose avant de pouvoir l’épouser.’’ Santanu répondit : ‘’Si la promesse est juste, j’y consentirai.’’ 14 Le chef des pêcheurs dit : ‘’L’enfant qui naîtra de cette jeune fille devra être roi après vous.’’ Bien que presque rendu fou par la passion, le roi ne pouvait pas promettre cela, puisque cela signifiait écarter le divin Devavrata, le fils de Ganga qui était l’héritier légitime de la couronne. C’était là un prix qu’il ne pouvait songer à payer sans ressentir de la honte. Par conséquent, il retourna dans sa capitale, Hastinapura, malade de désir contenu. Il ne révéla rien à personne et il languit en silence. Un jour, Devavrata demanda à son père : ‘’Père, tu as tout ce que le cœur peut désirer. Alors, pourquoi es-tu si malheureux ? Comment se fait-il que tu sembles te languir d’un chagrin secret ?’’ Le roi répondit : ‘’Mon cher fils ! Ce que tu dis est vrai. Effectivement, une souffrance mentale et l’angoisse me torturent. Tu es mon seul fils et tu es toujours préoccupé par des ambitions militaires. La vie dans le monde est incertaine et les guerres ne cessent jamais. Si jamais il t’arrivait quelque chose de fâcheux, ce serait l’extinction de notre famille. Bien sûr, tu es l’égal de cent fils. Toutefois, ceux qui sont versés dans les Ecritures disent que dans ce monde transitoire, n’avoir qu’un seul fils ou ne pas en avoir revient au même. Il ne convient pas que la perpétuation de notre famille ne dépende que d’une seule vie et je désire par-dessus tout la perpétuation de notre famille. Voilà la cause de mon angoisse.’’ Le père resta évasif, étant honteux de révéler à son fils toute l’histoire. Le sage Devavrata réalisa qu’il devait y avoir une cause secrète à l’état mental de son père et en interrogeant le conducteur du char royal, il fut mis au courant de la rencontre avec la jeune fille du village de pêcheurs sur les rives de la Yamuna. Il se rendit auprès du chef des pêcheurs et sollicita la main de sa fille au nom de son père. 15 Le pêcheur se montra respectueux, mais ferme : ‘’Ma fille est certainement apte à être l’épouse du roi ; alors son fils ne devrait-il pas devenir roi ? Mais il se fait que vous avez été couronné comme l’héritier présomptif et que vous succéderez naturellement à votre père. C’est cela, l’obstacle.’’ Devavrata répondit : ‘’Je vous fais la promesse que le fils qui naîtra de cette jeune fille sera le roi et je renonce en sa faveur à mon droit d’héritier présomptif’’, et il fit un vœu dans ce sens. Le chef des pêcheurs dit : ‘’Ô meilleur de tous les Bharatas, vous avez fait ce qu’aucune personne née de sang royal n’avait fait jusqu’à présent. Vous êtes effectivement un héros. Vous pouvez vous-même conduire ma fille au roi, votre père. Mais écoutez patiemment ce que je vais vous dire en tant que père de la jeune fille. Je n’ai aucun doute que vous tiendrez parole, mais comment puis-je espérer que les enfants que vous aurez renonceront à leur droit de naissance ? Vos fils seront naturellement de puissants héros, tout comme vous, et il sera difficile de leur résister, s’ils tentent de s’emparer du royaume par la force. C’est le doute qui me tourmente.’’ Lorsqu’il entendit cette épineuse question soulevée par le père de la jeune fille, Devavrata qui voulait absolument exaucer le désir du roi fit montre d’un renoncement sublime. Il promit, la main levée, au père de la jeune fille : ‘’Je ne me marierai jamais et je me consacre à une vie de chasteté ininterrompue.’’ Lorsqu’il prononça ces paroles, les dieux firent pleuvoir des fleurs sur sa tête et les cris de ‘’Bhishma’’, ‘’Bhishma’’ résonnèrent dans l’air. ‘’Bhishma’’ signifie celui qui s’engage dans un vœu formidable et qui le tient. Ce nom devint l’épithète célèbre de Devavrata à partir de ce moment-là. Ensuite, le fils de Ganga conduisit la jeune fille, Satyavati, à son père. Satyavati et Santanu eurent deux fils, Chitrangada et Vichitravirya qui montèrent sur le trône, l’un après l’autre. Vichitravirya eut deux fils, 16 Dhritarashtra et Pandu, nés respectivement de ses deux reines, Ambika et Ambalika. Les fils de Dhritarashtra, qui étaient au nombre de cent s’appelaient les Kauravas. Pandu eut cinq fils qui devinrent célèbres sous le nom des Pandavas. Bhishma vécut longtemps, honoré de tous comme le patriarche de la famille, jusqu’au terme de la célèbre bataille de Kurukshetra. L’ARBRE GÉNÉALOGIQUE DE LA FAMILLE SANTANU PAR GANGA BHISHMA PAR SATYAVATI CHITRANGADA VICHITRAVIRYA PAR AMBIKA PAR DHRITARASHTRA LES KAURAVAS 17 AMBALIKA PANDU LES PANDAVAS III. AMBA ET BHISHMA Chitrangada, le fils de Satyavati, fut tué dans une bataille avec un gandharva. Comme il mourut sans enfant, son frère, Vichitravirya, était l’héritier légitime et il fut dûment couronné roi et comme il était mineur, Bhishma gouverna le royaume en son nom jusqu’à ce qu’il devienne majeur. Quand Vichitravirya devint jeune homme, Bhishma se mit en quête d’une épouse qui pourrait lui convenir et comme il apprit que les filles du roi de Kasi devaient choisir leurs maris suivant l’ancienne coutume des kshatriyas, il se rendit là-bas pour les conquérir pour son frère. Les monarques de Kosala, Vanga, Pundra, Kalinga et d’autres princes et potentats s’étaient également rendus à Kasi pour le swayamvara, parés de leurs plus beaux atours. Les princesses étaient tellement réputées pour leur beauté et pour leurs accomplissements que la lutte était féroce pour gagner leurs faveurs. Bhishma avait la réputation d’être un homme d’armes puissant parmi les kshatriyas. Au début, tout le monde pensait que le redoutable héros était simplement venu assister aux festivités du swayamvara, mais lorsqu’ils découvrirent qu’il était aussi un prétendant, les jeunes princes se sentirent abattus et pleins de tristesse. Ils ignoraient qu’il était en fait venu pour son frère, Vichitravirya. Les princes se mirent alors à offenser Bhishma : ‘’Cet excellentissime et sage descendant de la race des Bharatas oublie qu’il est trop âgé et il oublie aussi son vœu de célibat. Qu’est-ce que ce vieil homme a à faire dans ce swayamvara ? Honte à lui !’’ Les princesses qui devaient choisir leurs maris jetèrent à peine un regard au vieil homme et détournèrent les yeux. La colère de Bhishma flamba. Il défia tous les princes rassemblés là et les vainquit tous dans une épreuve destinée à prouver leur virilité et chargeant les 18 trois princesses sur son char, il prit la direction d’Hastinapura. Mais après quelques kilomètres, Salva, le roi du pays de Saubala qui était attaché à Amba, l’intercepta et s’opposa à lui, car la princesse avait intérieurement choisi Salva comme époux. Après une lutte amère, Salva fut vaincu, ce qui n’était pas une surprise, car Bhishma était un archer hors pair, mais à la demande de la princesse, Bhishma épargna sa vie. Après son retour à Hastinapura avec les princesses, Bhishma entama les préparatifs de leur mariage avec Vichitravirya. Quand tout le monde fut réuni pour le mariage, Amba sourit moqueusement à Bhishma et lui adressa ainsi la parole : ‘’Ô fils de Ganga ! Tu as conscience des prescriptions des Ecritures. J’ai mentalement choisi Salva, le roi de Saubala, comme époux. Tu m’as amenée ici par la force. Sachant ceci, toi qui es érudit dans les Ecritures, fais ce que tu devrais faire.’’ Bhishma admit la force de son objection et la renvoya auprès de Salva sous bonne escorte. Puis le mariage d’Ambika et d’Ambalika, les deux sœurs cadettes, et de Vichitravirya fut célébré, comme il se devait. Amba rejoignit gaiement Salva et lui dit ce qui s’était passé : ‘’Je t’ai mentalement choisi comme époux depuis le début. Bhishma m’a renvoyée ici auprès de toi. Epouse-moi conformément aux Shastras.’’ Salva répondit : ‘’Bhishma m’a vaincu au vu et au su de tous et il t’a emmenée. J’ai été disgracié. Donc, il m’est impossible de t’accueillir maintenant comme épouse. Retourne auprès de lui et fais ce qu’il t’ordonnera.’’ C’est avec ces mots que Salva la renvoya chez Bhishma. Elle retourna à Hastinapura et rapporta à Bhishma ce qui s’était passé. L’ancêtre essaya de convaincre Vichitravirya de l’épouser, mais Vichitravirya 19 refusa carrément d’épouser une jeune fille qui avait déjà donné son cœur à un autre. Amba se tourna alors vers Bhishma et elle le supplia de l’épouser, lui-même, puisqu’il n’y avait pas d’autre recours. Il était impossible pour Bhishma de rompre son vœu, aussi désolé qu’il était pour Amba et après quelques vaines tentatives pour faire changer d’avis Vichitravirya, il lui dit qu’il n’y avait pas d’autre solution pour elle que de retourner auprès de Salva et de chercher à le convaincre. Au début, elle fut trop fière pour cela et durant de longues années, elle demeura à Hastinapura. Finalement, par pur désespoir, elle alla trouver Salva qui refusa catégoriquement de l’épouser. La belle Amba aux yeux de lotus passa six années amères dans le chagrin et l’espoir bafoué, et son cœur était déchiré par la souffrance et toute la douceur qu’il renfermait se transforma en fiel et en haine farouche contre Bhishma qui était la cause de sa vie gâchée. Elle rechercha vainement un champion parmi les princes qui combattrait et qui tuerait Bhishma pour la venger des torts qu’elle avait subis, mais même les guerriers les plus vaillants redoutaient Bhishma et ne prêtèrent aucune attention à ses appels. Finalement, elle entreprit de difficiles austérités pour obtenir la grâce du Seigneur Subrahmanya. Celui-ci apparut gracieusement devant elle et lui tendit une guirlande de fleurs qui resteraient toujours fraîches en disant que celui qui porterait cette guirlande deviendrait l’ennemi de Bhishma. Amba prit la guirlande et de nouveau, elle sollicita chaque kshatriya pour qu’il accepte le don du Seigneur aux six visages et pour qu’il soit le champion de sa cause. Mais aucun n’eut la hardiesse de s’opposer à Bhishma. Pour finir, elle se rendit auprès du roi Drupada qui refusa aussi d’exaucer sa prière. 20 Elle suspendit alors la guirlande à la porte du palais de Drupada et elle se retira dans la forêt. Certains ascètes qu’elle rencontra et à qui elle raconta sa triste histoire lui conseillèrent de se rendre auprès de Parasurama et de l’implorer. Elle suivit leur avis. En entendant sa triste histoire, Parasurama fut touché par la compassion et dit : ‘’Que désires-tu, chère enfant ? Je peux demander à Salva qu’il t’épouse, si tu le veux.’’ Amba dit : ‘’Non, je ne le souhaite pas, je ne désire plus ni mariage, ni foyer, ni bonheur. Il n’y a plus qu’une seule chose qui compte pour moi dans la vie – me venger de Bhishma. La seule faveur que je cherche, c’est la mort de Bhishma.’’ Parasurama, autant ému par sa douleur qu’il n’était mû par sa haine tenace envers la race des kshatriyas, épousa sa cause et attaqua Bhishma. Ce fut un combat long et équilibré entre les deux plus grands hommes d’armes de l’époque, mais à la fin, Parasurama dut reconnaître sa défaite. Il dit à Amba : ‘’J’ai fait tout mon possible et j’ai échoué. Rends-toi à la merci de Bhishma. C’est le seul recours qui te reste.’’ Consumée par le chagrin et par la rage et maintenue en vie par la seule obsession de la vengeance, Amba prit le chemin de l’Himalaya et pratiqua de sévères austérités pour obtenir la grâce de Shiva, maintenant que toute aide humaine avait échoué. Shiva apparut devant elle et il lui accorda la faveur que, dans sa prochaine naissance, elle pourfendrait Bhishma. 21 Amba attendait impatiemment cette renaissance qui comblerait le désir de son cœur. Elle érigea un bûcher et se jeta dans les flammes – mêlant la flamme de son cœur au brasier à peine plus chaud du bûcher. Par la grâce du Seigneur Shiva, Amba naquit en tant que fille du roi Drupada. Quelques années après sa naissance, elle vit la guirlande de fleurs toujours fraîches qui était toujours suspendue à la grille du palais et qui était restée là sans que personne ne la touche à cause de la peur. Elle la plaça autour de son cou. Son père, Drupada, était consterné par son audace qui, il le craignait, attirerait sur sa tête la colère de Bhishma. Il exila sa fille dans la forêt. Dans la forêt, elle pratiqua de longues austérités et changea de sexe et elle devint le guerrier Sikhandin. Avec Sikhandin comme conducteur de son char, Arjuna attaqua Bhishma sur le champ de bataille de Kurukshetra. Bhishma savait que Sikhandin était de sexe féminin à la naissance et fidèle à son code de la chevalerie, il ne pouvait le/la combattre en aucune circonstance. C’est ainsi qu’Arjuna put combattre, protégé par Sikhandin et vaincre Bhishma. Spécialement parce que Bhishma savait que son long sursis avec mise à l’épreuve sur la Terre était terminé et qu’il consentit à être vaincu. Tandis que les flèches s’abattaient sur Bhishma lors de son dernier combat, il sélectionna celle qui lui avait porté le coup fatal et il dit : ‘’C’est la flèche d’Arjuna et non celle de Sikhandin.’’ Ainsi tomba le valeureux guerrier. 22 IV. DEVAYANI ET KACHA Dans les temps anciens, une lutte amère opposait les devas ou les dieux aux asuras ou démons pour la souveraineté sur les trois mondes. Chaque clan des belligérants avait son illustre précepteur – Brihaspati, qui se distinguait par sa connaissance des Védas était l’âme directrice des devas, alors que les asuras comptaient sur la profonde sagesse de Sukracharya. Les asuras possédaient un avantage formidable : en effet, seul Sukracharya possédait le secret du sanjivini qui pouvait rappeler les morts à la vie. Ainsi, les asuras qui étaient tombés sur le champ de bataille étaient ramenés à la vie, encore et toujours, et continuaient la lutte contre les devas. Les devas étaient donc particulièrement désavantagés dans leur guerre prolongée contre leurs ennemis naturels. Ils allèrent trouver Kacha, le fils de Brihaspati et sollicitèrent son aide. Ils l’implorèrent d’obtenir les bonnes grâces de Sukracharya et de le convaincre de le prendre comme élève. Une fois admis dans l’intimité et dans la confidence, il devrait s’emparer du secret du sanjivini, par tous les moyens, et supprimer ainsi le grand handicap dont souffraient les devas. Kacha acquiesça à leur requête et se mit en route pour rencontrer Sukracharya qui vivait à Vrishaparva, la capitale du roi des asuras. Kacha se rendit chez Sukra et après l’avoir dûment salué, il s’adressa à lui en ces termes : ‘’Je suis Kacha, le petit-fils du sage Angiras et le fils de Brihaspati. Je suis un brahmacharin qui désire étudier sous votre tutelle.’’ La règle était qu’un instructeur sage ne refuse pas un élève valable qui cherchait à s’instruire auprès de lui. Sukra accepta donc et dit : ‘’Kacha, tu proviens d’une bonne famille. Je t’accepte comme élève et d’autant plus volontiers qu’ainsi, je témoignerai aussi mes respects à Brihaspati. 23 Kacha passa de nombreuses années sous la tutelle de Sukracharya en s’acquittant à la perfection des devoirs prescrits par son maître. Sukracharya avait une fille adorable, Devayani, qu’il aimait beaucoup. Kacha s’évertua à lui plaire : il chantait pour elle, dansait pour elle et passait du temps avec elle et il parvint ainsi à gagner son affection, sans compromettre toutefois son vœu de brahmacharya. Quand les asuras l’apprirent, cela les rendit nerveux, car ils soupçonnaient que l’objectif de Kacha, c’était de soutirer à n’importe quel prix le secret du sanjivini à Sukracharya. Naturellement, ils tentèrent d’empêcher une telle calamité. Un jour, alors que Kacha était occupé à faire paître le bétail de son maître, les asuras se jetèrent sur lui, le mirent en pièces et jetèrent ses restes aux chiens. Le bétail étant rentré sans Kacha, l’angoisse s’empara de Devayani qui se précipita auprès de son père en se lamentant bruyamment : ‘’Le soleil s’est couché’’, gémit-elle ‘’et le feu sacrificiel du soir a été allumé et pourtant, Kacha n’est pas rentré. Le bétail est rentré tout seul. Je crains qu’il ne lui soit arrivé malheur. Je ne peux pas vivre sans lui.’’ Le père compatissant utilisa l’art du sanjivini et il invoqua le jeune trépassé. Immédiatement, Kacha retourna à la vie et il salua son maitre avec un grand sourire. Interrogé par Devayani sur la raison de son retard, il lui dit qu’alors qu’il était en train de faire paître le bétail, des asuras lui étaient tombés dessus et l’avaient tué. Comment il était revenu à la vie, cela, il l’ignorait, mais c’était un fait, car il était là ! Une autre fois, Kacha se rendit dans la forêt pour cueillir des fleurs pour Devayani et de nouveau, les asuras se jetèrent sur lui et le tuèrent. Après avoir réduit son corps en bouillie, ils mélangèrent celle-ci avec de l’eau de mer. Comme il n’était toujours pas rentré après un bon bout de temps, Devayani 24 alla de nouveau trouver son père qui, à l’aide du sanjivini, ramena Kacha à la vie avant d’apprendre de lui tout ce qui s’était produit. Puis, pour la troisième fois, les asuras tuèrent à nouveau Kacha et en faisant preuve d’une réelle ingéniosité qui n’avait d’égal que leur machiavélisme, ils brûlèrent son corps, mélangèrent ses cendres avec du vin et le servirent à Sukracharya qui le but en n’y voyant que du feu ! Une fois encore, les vaches rentrèrent à l’étable sans leur gardien et une fois de plus, Devayani lança un appel de détresse en faveur de Kacha. Sukracharya s’efforça, en vain, de consoler sa fille. ‘’Bien que j’ai maintes fois ramené Kacha à la vie’’, dit-il, ‘’les asuras semblent bien décidés à le tuer. Bien, la mort est le lot de chacun et il ne sied guère à une âme sage comme la tienne de s’en émouvoir. Tu as toute la vie devant toi, la jeunesse, la beauté et la bienveillance du monde.’’ Devayani aimait Kacha profondément et depuis que le monde est monde, ce genre de conseil n’a jamais guéri la douleur du deuil. Elle dit : ‘’Kacha, le petit-fils d’Angiras et le fils de Brihaspati était un garçon irréprochable, dévoué et qui nous servait sans relâche. Je l’aimais tendrement et à présent qu’il est mort, la vie est devenue affreuse et insupportable. Je m’en vais par conséquent suivre ses traces.’’ Et Devayani se mit à jeûner. Sukracharya, accablé par le chagrin de sa fille, commençait à la trouver saumâtre et pensa que le péché ignoble de tuer un brahmane coûterait très cher aux asuras. Il utilisa l’art du sanjivini et il somma Kacha d’apparaître devant lui. Par le pouvoir du sanjivini, Kacha, dilué comme il était dans le vin à l’intérieur du corps de Sukra, retrouva la vie, mais incapable de sortir et de se manifester de par la particularité de sa situation, il ne put répondre à l’appel que de l’endroit où il se trouvait. Sukracharya s’exclama avec une stupéfaction teintée d’irritation : ‘’Ô brahmacharin, comment en es-tu arrivé 25 là ? Est-ce encore l’œuvre des asuras ? C’en est de trop ! J’ai bien envie d’occire les asuras et de rejoindre les rangs des devas. Mais raconte-moi toute l’histoire.’’ Kacha narra tout ce qui s’était passé, en dépit des inconvénients provoqués par sa position. Vaisampayana continua : Le noble et austère Sukracharya, à la grandeur incommensurable, s’irrita de la supercherie dont il avait été victime et proclama pour le bénéfice de l’humanité : ‘’La vertu quittera l’homme qui, par manque de sagesse, boit du vin. Il sera pour tout le monde un objet de risée. Ceci est mon message à l’humanité et il devrait être considéré comme une injonction scripturaire qui fait autorité.’’ Puis, il se tourna vers sa fille, Devayani, et il dit : ‘’Ma chère fille, voici un problème à résoudre pour toi. Si tu veux que Kacha vive, il devra déchirer mon estomac pour en sortir et ceci signifie ma mort. Sa vie ne peut être rachetée que par ma mort.’’ Devayani se mit à pleurer et elle dit : ‘’Hélas ! Deux fois, trois fois hélas ! De toute façon, c’est la mort pour moi – car si l’un de vous deux périt, je ne survivrai pas !’’ Tandis que Sukracharya cherchait une solution au problème, l’explication réelle de tout ceci lui apparut soudainement. Il dit à Kacha : ‘’Ô, fils de Brihaspati, je vois maintenant quel était l’objet de ta venue…et en vérité, tu l’as mérité ! Je dois te ramener à la vie pour Devayani, mais pour elle également, je ne dois pas mourir. Le seul moyen, c’est de t’initier à l’art du sanjivini pour que tu me ramènes à la vie, après que j’eusse péri, quand tu te seras frayé un chemin à travers mes entrailles. Tu devrais utiliser la connaissance que je vais te transmettre et me ressusciter pour que Devayani ne pleure aucun de nous deux.’’ C’est ainsi que Sukracharya communiqua à 26 Kacha l’art du sanjivini. Immédiatement, Kacha s’extrait du corps de Sukracharya, comme la pleine lune qui apparaît brusquement de derrière un nuage, alors que l’auguste précepteur, mutilé, s’écroulait, mort. Mais Kacha ramena immédiatement Sukracharya à la vie grâce au sanjivini. Kacha s’inclina devant Sukracharya et dit : ‘’Le maître qui transmet la sagesse à l’ignorant est un père. De plus, puisque je suis issu de votre corps, vous êtes également ma mère.’’ Kacha resta encore pendant de longues années sous la tutelle de Sukracharya. A l’expiration de la période de son vœu, il prit congé de son maître pour retourner dans le monde des dieux. Alors qu’il était sur le point de partir, Devayani s’adressa humblement à lui en ces termes : ‘’Ô, petit-fils d’Angiras, tu as conquis mon cœur par ta vie irréprochable, tes grands accomplissements et la noblesse de ta naissance. Depuis longtemps, je t’aime tendrement, quand bien même tu étais fidèle à tes vœux de brahmacharin. A présent, tu devrais me rendre mon amour et me rendre heureuse en m’épousant. Brihaspati, comme toi-même, êtes tout à fait dignes d’être honorés par moi.’’ En ce temps-là , il n’était pas inhabituel que des brahmanes sages et cultivées laissent parler leur cœur avec une franchise honorable. Mais Kacha dit : ‘’Ô, toi qui es sans défaut, tu es la fille de mon maître et tu sera toujours digne de mon respect. J’ai retrouvé la vie en renaissant du corps de ton père. Par conséquent, je suis ton frère. Il n’est pas approprié que toi, ma sœur, tu me demandes de t’épouser.’’ Devayani tenta en vain de le convaincre : ‘’Tu es le fils de Brihaspati, pas celui de mon père. Si j’ai été la cause de ton retour à la vie, c’est parce que je t’aimais – car je t’ai toujours aimé et je t’ai toujours voulu comme époux. Il n’est 27 pas juste que tu abandonnes quelqu’un comme moi qui n’a commis aucune faute et qui t’est dévouée.’’ Kacha répondit : ‘’Ne cherche pas à me faire commettre une iniquité. Tu es belle à ravir – encore plus maintenant avec tes joues qui sont empourprées par la colère. Mais je suis ton frère. Je te prie de me dire adieu. Sers à la perfection, encore et toujours, mon maître Sukracharya.’’ C’est avec ces paroles que Kacha se libéra doucement et retourna à la demeure d’Indra, le roi des dieux. 28 V. LE MARIAGE DE DEVAYANI Une après-midi torride, agréablement fourbues après avoir été batifoler dans les bois, Devayani et les filles de Vrishaparva, le roi des asuras, allèrent se baigner dans les eaux fraîches d’un étang sylvestre, non sans avoir déposé sur la rive leurs guirlandes avant d’entrer dans l’eau. Un puissant coup de vent balaya leurs vêtements qui s’amalgamèrent en un tas informe – et lorsqu’elles vinrent les récupérer, certaines erreurs se produisirent, naturellement. Il advint que la princesse Sarmishtha, la fille du roi, s’habilla avec les vêtements de Devayani. Cette dernière en fut contrariée et s’exclama, plutôt sur le ton de la plaisanterie, de l’inconvenance de la fille d’un disciple portant les vêtements de la fille du maître… Ces paroles furent dites plutôt sur le ton de la plaisanterie, mais la princesse Sarmishtha se mit en colère et dit avec arrogance : ‘’Ignores-tu que ton père s’incline tous les jours humblement et respectueusement devant Son Altesse Royale, mon père ? N’es-tu pas la fille d’un mendiant qui vit de la générosité de mon père ? Tu oublies que je suis de la race royale qui donne, avec fierté – alors que tu proviens d’une race qui mendie et qui reçoit – et tu oses me parler ainsi ?’’ Sarmishtha continua dans cette veine et sa colère ne cessa de s’intensifier au fur et à mesure qu’elle parlait. Elle se mit dans tous ses états et finit par gifler Devayani sur la joue avant de la pousser dans un puits qui était à sec. Les jeunes filles asuriques pensèrent que Devayani avait perdu la vie et retournèrent au palais. La chute de Devayani ne fut pas mortelle, mais elle se trouvait dans une situation inconfortable, car elle ne pouvait pas gravir les côtés abrupts. Par un heureux concours de circonstances, l’empereur Yayati, de la race des Bharatas, qui était en train de chasser dans la forêt arriva au puits, en quête d’eau pour étancher sa soif. Il jeta un coup d’œil dans le puits et vit quelque 29 chose qui brillait et en y regardant de plus près, il fut surpris de découvrir une magnifique jeune fille qui gisait au fond du puits. Il demanda : ‘’Qui êtes-vous, ravissante jeune fille aux boucles d’oreilles étincelantes et aux ongles peints ? Qui est votre père ? Quel est votre lignage ? Comment êtes-vous tombée dans ce puits ?’’ Elle répondit : ‘’Je suis la fille de Sukracharya. Il ne sait pas que je suis tombée dans ce puits. Tirez-moi de là.’’ Et elle tendit ses mains. Yayati lui prit la main et l’aida à sortir du puits. Devayani ne souhaitait pas remettre les pieds dans la capitale du roi des asuras. Elle pensa qu’elle n’y serait pas en sécurité, après s’être remémoré la conduite de Sarmishtha. Elle dit à Yayati : ‘’Vous avez pris la main droite d’une jeune fille et vous devez l’épouser. Il me semble que vous êtes tout à fait digne d’être mon époux.’’ Yayati répondit : ‘’Douce âme, je suis un kshatriya et vous êtes une jeune brahmane. Comment pourrais-je vous épouser ? Comment la fille de Sukracharya qui est digne d’être le précepteur du monde entier pourrait-elle subir d’être la femme d’un kshatriya comme moi ? Honorable jeune fille, rentrez chez vous.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Yayati retourna dans sa capitale. Une jeune fille kshatriya pouvait épouser un brahmane, selon l’ancienne tradition, mais il n’était pas bien considéré qu’une jeune brahmane épouse un kshatriya. La chose importante, c’était de ne pas diminuer le statut racial des femmes. Ainsi, anuloma ou la pratique d’épouser un homme d’une caste supérieure était-elle légitime, mais la pratique inverse, connue sous le nom de pratiloma, c’est-à-dire épouser un homme d’une caste inférieure était prohibée par les Shastras. 30 Devayani n’avait pas le cœur à rentrer chez elle. Elle demeura plongée dans la tristesse à l’ombre d’un arbre de la forêt. Sukracharya aimait Devayani plus que sa vie. Après avoir attendu longtemps en vain le retour de sa fille qui était allée s’amuser avec ses compagnes, il envoya une femme à sa recherche. Après de longues recherches fastidieuses, la messagère la retrouva enfin auprès d’un arbre au pied duquel elle s’était laissée aller au découragement, ses yeux rougis par la colère et par le chagrin et elle lui demanda ce qui s’était passé. Devayani dit : ‘’Amie, va tout de suite dire à mon père que je ne remettrai plus les pieds dans la capitale de Vrishaparva’’ et elle la renvoya auprès de Sukracharya. Extrêmement peiné par la détresse de sa fille, Sukracharya se hâta de venir la rejoindre. Il lui dit, tout en la réconfortant du mieux qu’il le put : ‘’C’est par leurs propres actions, bonnes ou mauvaises que les hommes sont rendus heureux ou misérables. Les vertus ou les vices des autres n’auront aucune incidence sur nous.’’ Elle répondit, toujours sous l’emprise du chagrin et de la colère : ‘’Père, peu importent mes mérites et mes fautes qui après tout ne regardent que moi. Mais dis-moi : Sarmishtha, la fille de Vrishaparva, avait-elle raison de me dire que tu n’es qu’un ménestrel chantant les louanges des rois ? Elle a dit que j’étais la fille d’un mendiant qui vivait d’allocations gagnées par la flatterie. Non contente de cet affront, elle m’a giflée et poussée dans un puits tout proche. Je ne peux plus demeurer nulle part sur le territoire de son père !’’ Et Devayani se mit à pleurer. 31 Sukracharya se redressa avec prestance : ‘’Devayani’’, dit-il avec dignité, ‘’tu n’es pas la fille d’un ménestrel de la cour. Ton père ne vit pas du salaire de la flatterie. Tu es la fille de quelqu’un que le monde entier respecte. Indra, le roi des dieux, le sait et Vrishaparva n’ignore pas sa dette envers moi. Mais aucun homme de bien ne vante ses propres mérites et je n’en dirai pas plus à mon sujet. Lève-toi, tu es un joyau hors pair parmi toutes les femmes qui apporte la prospérité à la famille. Sois patiente et rentre à la maison.’’ Dans ce contexte, Bhagavan Vyasa donne à l’humanité en général ces conseils que Sukracharya adressa à sa fille : ‘’Il conquiert le monde, celui qui patiemment supporte les insultes de son entourage. Celui qui contrôle sa colère, comme un cavalier mate un cheval indiscipliné, est certainement un aurige et non celui qui tient seulement les rênes, mais laisse le cheval aller où il veut. Celui qui se défait de sa colère, comme un serpent d’une vieille peau, est le vrai héros. Celui qui n’est pas ému, malgré tous les tourments que les autres lui infligent, réalisera son but. Celui qui ne se met jamais en colère dépasse le ritualiste qui accomplit fidèlement, pendant cent ans, les sacrifices prescrits par les Ecritures. Les serviteurs, les amis, les frères, l’épouse, les enfants, la vertu et la vérité abandonnent l’homme qui cède à la colère. Le sage ne prendra pas à cœur les paroles des enfants.’’ Devayani dit humblement à son père : ‘’Je ne suis certainement qu’une petite fille, mais pas trop jeune, je l’espère, que pour tirer profit des grandes vérités que tu enseignes. Néanmoins, il n’est pas approprié de vivre avec des gens qui n’ont aucun sens de la décence ni des convenances. Le sage ne fréquentera pas ceux qui médisent de sa famille. Quelles que soient leurs richesses, ceux qui ont de mauvaises manières sont les véritables parias et les hors-castes. Les gens vertueux ne devraient pas les fréquenter. Mon esprit brûle de colère à cause des railleries de la fille de Vrishaparva. Les blessures 32 infligées par les armes peuvent se refermer avec le temps, les brûlures peuvent cicatriser graduellement, mais les blessures infligées par les mots restent douloureuses jusqu’au bout de la vie.’’ Sukracharya alla trouver Vrishaparva et lui dit gravement en fixant son regard sur lui : ‘’Ô roi, bien qu’il est possible que les péchés d’une personne n’entraînent pas une punition immédiate, il est sûr et certain que tôt ou tard, ils détruiront toute semence de prospérité. Kacha, le fils de Brihaspati, était un brahmacharin qui avait maîtrisé ses sens et qui n’a jamais commis le moindre péché. Il me servait fidèlement et il n’a jamais dévié du chemin de la vertu. Vos serviteurs ont tenté de le tuer. Je l’ai enduré. Ma fille qui tient à son honneur a dû subir les propos déshonorants tenus par votre fille. Qui plus est, celle-ci l’a poussée au fond d’un puits. Elle ne peut plus vivre dans votre royaume. Sans elle, je ne peux pas vivre ici non plus. Ainsi, je quitte votre royaume.’’ Ces paroles troublèrent fortement le roi des asuras qui dit : ‘’Je ne suis pas au courant des charges qui me sont imputées. Si vous m’abandonnez, je m’immolerai par le feu…’’ Sukracharya répondit : ‘’Je me soucie plus du bonheur de ma fille que de votre sort et de celui des asuras, car elle est tout ce que j’ai et elle m’est plus chère que la vie elle-même. Si vous réussissez à l’apaiser, c’est très bien. Autrement, je m’en vais. ‘’ Vrishaparva se rendit avec sa suite auprès de l’arbre qui abritait Devayani et ils se jetèrent à ses pieds en la suppliant. Devayani n’en démordait pas et dit : ‘’Sarmishtha qui m’a dit que j’étais la fille d’un mendiant devra devenir ma servante et s’occuper de moi dans la demeure où je serai donnée en mariage.’’ 33 Vrishaparva y consentit et demanda à ses serviteurs d’aller chercher sa fille, Sarmishtha. Sarmishtha reconnut son erreur et s’inclina en signe de soumission. Elle dit : ‘’Qu’il en soit comme ma compagne Devayani le désire. Mon père ne perdra pas son précepteur pour une faute que j’ai commise. Je serai sa servante.’’ Devayani fut apaisée et retourna chez elle avec son père. Une autre fois, Devayani rencontra Yayati. Elle lui réitéra sa demande de l’épouser, puisqu’il lui avait pris la main droite. Yayati objecta de nouveau qu’en tant que kshatriya, il ne pouvait légitimement pas épouser une brahmane. Pour finir, tous deux allèrent consulter Sukracharya qui donna son assentiment pour leur mariage. Ceci est un exemple de mariage pratiloma qui n’est célébré qu’en des occasions exceptionnelles. Les Shastras prescrivent sans aucun doute ce qui est correct et interdisent ce qui ne l’est pas, mais un mariage, une fois qu’il a été conclu ne peut plus être invalidé. Yayati et Devayani vécurent longtemps heureux. Sarmishtha demeura avec elle comme servante. Mais un jour, Sarmishtha rencontra secrètement Yayati et elle le supplia pour qu’il la prenne aussi comme épouse. Il céda à sa prière et l’épousa à l’insu de Devayani. Bien entendu, Devayani l’apprit et naturellement, elle devint furieuse. Elle se plaignit à son père et Sukracharya dans sa rage maudit Yayati d’une vieillesse prématurée. Yayati, frappé si brutalement par la vieillesse, alors qu’il se trouvait en pleine force de l’âge, implora si humblement son pardon que Sukracharya qui n’avait pas oublié qu’il avait secouru Devayani au fond du puits finit par s’attendrir. 34 Il dit : ‘’Ô roi, vous avez perdu la splendeur de la jeunesse. La malédiction ne peut pas être annulée, mais si vous pouvez persuader quelqu’un d’échanger sa jeunesse contre votre âge, le changement prendra effet immédiatement.’’ Ainsi bénit-il Yayati et il lui dit adieu. 35 VI. YAYATI L’empereur Yayati était l’un des ancêtres des Pandavas. Il n’avait jamais connu la défaite. Il suivait les prescriptions des Shastras, il vénérait les dieux et il honorait ses ancêtres avec une dévotion intense. Il devint célèbre comme un chef dévoué au bien-être de ses sujets. Mais comme il a déjà été dit, il fut touché prématurément par la vieillesse à cause de la malédiction de Sukracharya pour avoir causé du tort à son épouse, Devayani. Comme le dit le poète du Mahabharata : ‘’Yayati fut frappé par l’âge qui détruit la beauté et qui apporte son cortège de misères.’’ Il est inutile de décrire la souffrance d’une jeunesse gâchée brusquement par l’âge, où les horreurs de la perte sont accentuées par la douleur lancinante du souvenir. Yayati, qui devint brusquement un vieil homme, était toujours hanté par le désir des jouissances sensuelles. Il avait cinq fils magnifiques, tous vertueux et accomplis. Yayati les appela et il fit pitoyablement appel à leur affection : ‘’La malédiction de votre grand-père, Sukracharya, m’a rendu inopinément et prématurément vieux. Je n’ai pas été comblé par les joies de la vie, car ignorant ce qu’il y avait en réserve pour moi, j’ai vécu une vie pleine de retenue en me refusant même des plaisirs légitimes. L’un d’entre vous devrait prendre sur lui le fardeau de ma vieillesse et me donner sa jeunesse en échange. Celui qui acceptera de me transmettre sa jeunesse gouvernera mon royaume. Je désire profiter de la vie dans la pleine vigueur de la jeunesse.’’ Il fit d’abord cette requête à son fils aîné qui répondit : ‘’Ô grand roi, les femmes et les servantes se moqueraient de moi, si je devais prendre sur moi ta vieillesse. Je ne peux pas y consentir. Demande à mes frères cadets qui te sont plus chers que moi-même.’’ 36 Il approcha son deuxième fils qui refusa gentiment en disant : ‘’Père, tu me demandes d’endosser ta vieillesse qui détruit non seulement la force et la beauté, mais également la sagesse, comme je puis le voir. Je ne suis pas assez fort que pour accéder à ta demande.’’ Le troisième fils répondit : ‘’Un vieil homme ne peut pas monter un cheval ni un éléphant. Son discours se fait hésitant. Que pourrais-je faire dans une situation aussi désespérante ? Je ne peux pas accepter.’’ Le roi était fâché et déçu, parce que ses trois fils avaient refusé de faire selon son vœu, mais il espérait qu’il en irait autrement avec son quatrième fils, à qui il dit : ‘’Tu devrais prendre sur toi mon âge. Si tu échanges ta jeunesse pour moi, je te la rendrai après quelque temps et je reprendrai l’âge que m’a valu la malédiction. Le quatrième fils supplia d’être pardonné, car c’était là une chose à laquelle il ne pouvait nullement consentir. Un vieil homme devait chercher l’aide des autres, même pour assurer la propreté de son corps, et c’était là une situation pitoyable. Non, malgré tout l’amour qu’il éprouvait pour son père, il ne pouvait y consentir. Yayati était fort peiné par le refus de ses quatre fils. Néanmoins, continuant à espérer malgré tout, il supplia son dernier fils qui jamais ne s’était encore opposé à aucun de ses souhaits : ‘’Tu dois me sauver. Je suis affligé par cette vieillesse et ses rides, ses débilités et ses cheveux gris à cause de la malédiction de Sukracharya. C’est une épreuve trop pénible ! Si tu prends sur toi ces infirmités, je profiterai de la vie encore un peu, puis je te rendrai ta jeunesse et reprendrai mon âge et toutes ses peines. Je te prie de ne pas refuser, comme l’ont fait tes frères aînés.’’ Puru, le benjamin, ému par l’amour filial dit : ‘’Père, je te donne volontiers ma jeunesse pour te soulager des 37 peines de la vieillesse et des soucis du gouvernement de l’Etat. Sois heureux.’’ Après avoir entendu ces paroles, Yayati l’étreignit. Aussitôt qu’il toucha son fils, Yayati retrouva la jeunesse. Puru, qui avait accepté la vieillesse de son père, dirigea le royaume et acquit une grande renommée. Yayati profita bien de la vie et toujours insatisfait, il se rendit dans le jardin de Kubera où il passa de nombreuses années avec une apsara. Après quelques années gaspillées en vains efforts pour assouvir son désir via tous les plaisirs, la vérité lui apparut enfin. Retournant auprès de Puru, il lui dit : ‘’Cher fils, le désir sensuel n’est jamais assouvi en se livrant aux plaisirs, pas plus qu’on éteint un feu en versant de l’huile dessus. Je l’avais lu et relu, mais jusqu’à maintenant, je ne l’avais pas réalisé. Aucun objet désirable – des terres, de l’or, un cheptel ou des femmes – rien ne peut jamais assouvir le désir de l’homme. Nous ne pouvons trouver la paix qu’en atteignant l’équilibre mental qui se situe au-delà des préférences et des aversions. Tel est l’état de Brahman. Reprends ta jeunesse et règne sagement. Après avoir prononcé ces paroles, Yayati retrouva la vieillesse. Puru qui avait retrouvé sa jeunesse fut proclamé roi par Yayati qui se retira dans la forêt. Il y consacra son temps à des austérités et en temps voulu, il atteignit les régions célestes. 38 VII. VIDURA Le sage Mandavya qui avait la force mentale et la connaissance des Ecritures consacrait son temps à la pénitence et à la pratique de la vérité. Il vivait dans un ermitage dans la forêt, en bordure de la ville. Un jour qu’il était plongé dans une contemplation silencieuse à l’ombre d’un arbre, non loin de sa hutte, une bande de voleurs poursuivis par les soldats du roi traversa les bois. Les fuyards pénétrèrent dans l’enceinte de l’ashram en pensant que le lieu serait commode pour se cacher. Ils planquèrent leur butin dans un coin et se dissimulèrent. Les soldats du roi arrivèrent sur place en suivant leurs traces. Le commandant des soldats interrogea Mandavya qui se trouvait dans un état de méditation profonde sur un ton péremptoire : ‘’Avez-vous vu passer les voleurs ? Où sont-ils allés ? Répondez immédiatement pour que nous puissions les poursuivre et les capturer !’’ Le sage, qui était absorbé en samadhi, resta silencieux et le commandant répéta sa question avec insolence. Mais le sage n’entendait rien. Entre-temps, des serviteurs avaient pénétré à l’intérieur de l’ashram et ils avaient découvert les marchandises volées. Ils en firent rapport à leur commandant. Tous entrèrent dans l’ashram et découvrirent les marchandises volées ainsi que les voleurs qui se dissimulaient. Le commandant pensa : ‘’A présent, je sais pourquoi ce brahmane feignait d’être un sage silencieux. Il est certainement le chef de ces voleurs. C’est lui qui a fomenté ce vol.’’ Il ordonna alors à ses soldats de garder l’endroit, puis il alla trouver le roi et lui signala que le sage Mandavya avait été pris avec des marchandises volées. 39 Le roi fut particulièrement irrité par l’audace du chef des voleurs qui s’était déguisé en brahmane pour mieux tromper le monde. Sans prendre la peine de vérifier les faits, il ordonna que le criminel machiavélique soit empalé. Le commandant retourna à l’ermitage, fit empaler Mandavya avec une lance et restitua la marchandise volée au roi. Quoiqu’empalé, le sage vertueux ne mourut pas. Puisqu’il était en yoga quand il fut empalé, il resta en vie par le pouvoir du yoga. Des sages qui vivaient dans d’autres parties de la forêt arrivèrent à l’ermitage et demandèrent à Mandavya comment il s’était retrouvé dans cette situation horrible. Mandavya répondit : ‘’Qui devrais-je blâmer ? Les soldats du roi qui protègent le monde m’ont infligé cette punition.’’ Le roi fut surpris et effrayé, quand il apprit que le sage empalé était toujours vivant et qu’il était entouré par les autres sages de la forêt. Il se précipita dans la forêt avec ses serviteurs et il ordonna immédiatement que le sage soit désempalé. Puis il se prosterna à ses pieds et il pria humblement pour être pardonné de cette offense involontairement commise. Mandavya n’était pas en colère contre le roi. Il alla directement trouver Dharma, le divin dispensateur de la justice qui était assis sur son trône et il lui demanda : ‘’Quel crime ai-je commis pour avoir mérité cette torture ?’’ Le Seigneur Dharma, qui connaissait le grand pouvoir du sage, répondit en toute humilité : ‘’Ô sage, vous avez torturé des oiseaux et des abeilles. Ignorez-vous donc que tout acte, bon ou mauvais, quelle que soit son importance, produit invariablement des résultats, bons ou mauvais ?’’ 40 Mandavya fut surpris par cette réponse du Seigneur Dharma et lui demanda : ‘’Quand ai-je commis ce crime ?’’ Le Seigneur Dharma répondit : ‘’Quand vous étiez enfant.’’ Mandavya maudit alors le Seigneur Dharma : ‘’Cette punition que vous avez infligée dépasse largement ce que mérite une erreur commise par un enfant ignorant. Par conséquent, vous renaîtrez en tant que mortel dans le monde.’’ Ainsi maudit par le sage Mandavya, le Seigneur Dharma s’incarna sous la forme de Vidura qui fut l’enfant de la servante d’Ambalika, l’épouse de Vichitravirya. Cette histoire est destinée à montrer que Vidura était l’incarnation de Dharma. Les grands hommes du monde considéraient Vidura comme un Mahatma qui n’avait pas son pareil dans la connaissance du dharma, des Shastras et de la politique, et qui était totalement dépourvu d’attachement et imperméable à la colère. Alors qu’il était toujours dans la fleur de l’âge, Bhishma le nomma premier conseiller du roi Dhritarashtra. Vyasa soutient que personne dans les trois mondes ne pouvait égaler Vidura en termes de vertu et de connaissance. Quand Dhritarashtra consentit à la partie de dés, Vidura tomba à ses pieds et protesta solennellement : ‘’Ô roi et seigneur, je ne peux pas approuver cette action qui engendrera des conflits entre vos fils. Je vous supplie de ne pas l’autoriser.’’ Dhritarashtra tenta également de dissuader son fils retors. Il lui dit : ‘’Ne te lance pas dans cette partie de dés. Vidura ne l’approuve pas – le sage et le sagace Vidura qui a toujours à cœur notre bien-être. Il dit que cette partie engendrera une haine féroce qui nous consumera, nous et notre royaume.’’ Mais Duryodhana ne prêta aucune attention à ce conseil. Se laissant égarer 41 par son affection débordante pour son fils, Dhritarashtra renonça à son meilleur jugement et il envoya à Yudhishthira la funeste invitation. 42 VIII. KUNTIDEVI Sura, le grand-père de Sri Krishna, était un digne descendant de la race des Yadavas. Sa fille, Pritha, était réputée pour sa beauté et ses vertus. Comme son cousin, Kuntibhoja, n’avait pas d’enfant, Sura lui donna sa fille, Pritha, en adoption. Depuis lors, elle fut connue sous le nom de Kunti, d’après son père adoptif. Quand Kunti était enfant, le sage Durvasa séjourna quelque temps comme invité dans la maison de son père et elle servit le sage pendant un an avec un soin, une patience et une dévotion totale. Il était si content d’elle qu’il lui donna un mantra divin. Il dit : ‘’Si tu fais appel à n’importe quel dieu en répétant ce mantra, il t’apparaîtra et il te bénira avec un fils égal à lui en splendeur.’’ Il lui accorda cette faveur, car par son pouvoir yoguique, il avait prévu l’infortune de son futur époux.1 La curiosité impatiente de la jeunesse poussa Kunti à tester sur le champ l’efficacité du mantra en le répétant et en invoquant le soleil qu’elle voyait briller dans les cieux. Immédiatement, le ciel se couvrit de nuages et à couvert, le dieu du soleil s’approcha de la belle princesse Kunti et la contempla avec une admiration ardente et brûlante. Kunti, subjuguée la splendide vision de son visiteur divin lui demanda : ‘’Ô dieu, qui es-tu ?’’ Le Soleil répondit : ‘’Chère jeune fille, je suis le Soleil. Tu m’as attiré grâce à l’enchantement du mantra procréateur que tu as prononcé.’’ Kunti était effarée et dit : ‘’Je ne suis pas mariée et je dépends de mon père. Je ne suis pas prête pour la maternité et je ne la désire pas. Je souhaitais juste tester le pouvoir de la faveur que m’a accordée le sage Durvasa. Vat’en et pardonne-moi cette folie enfantine.’’ Mais le dieu du soleil ne pouvait 1 Un sage maudit Pandu pour qu’il ne puisse pas avoir d’enfants. Ceci sera raconté dans le chapitre suivant. 43 pas partir, parce qu’il était tenu par le pouvoir du mantra. Pour sa part, la princesse craignait absolument d’être blâmée par le monde. Néanmoins, le dieu du soleil la rassura : ‘’Nul blâme ne s’attachera à toi. Après avoir porté mon fils, tu retrouveras ta virginité.’’ Kunti conçut par la grâce du soleil, celui qui donne la lumière et la vie au monde entier. Les naissances divines surviennent immédiatement sans le cours épuisant de neuf mois de la gestation des mortels. Elle mit au monde Karna, qui naquit avec une armure divine et des boucles d’oreilles et qui était brillant et beau comme le soleil. En temps voulu, il devint l’un des plus grands héros du monde. Après la naissance de l’enfant, Kunti retrouva sa virginité grâce à la faveur accordée par le Soleil. Elle se demanda ce qu’il fallait faire avec l’enfant. Pour dissimuler sa faute, elle mit l’enfant dans une boite scellée et la confia au flot de la rivière. Il arriva qu’un conducteur de char qui n’avait pas d’enfant repéra le colis flottant et s’en emparant, il fut surpris et il se réjouit de voir à l’intérieur un enfant magnifique. Il l’apporta à sa femme qui lui prodigua tout son amour maternel. C’est ainsi que Karna, le fils du dieu Soleil, fut éduqué comme l’enfant d’un conducteur de char. Quand le moment vint de donner Kunti en mariage, Kuntibhoja invita tous les princes des environs et il organisa un swayamvara pour qu’elle choisisse son époux. Beaucoup de prétendants impatients affluèrent au swayamvara, car la princesse était très réputée pour sa grande beauté et sa grande vertu. Kunti plaça la guirlande autour du cou du roi Pandu, l’illustre représentant de la race des Bharatas, dont la personnalité éclipsait en lustre celle de tous les autres princes assemblés là. Le mariage fut dûment célébré et elle accompagna son époux dans sa capitale, Hastinapur. 44 Suivant l’avis de Bhishma et en accord avec la coutume qui prévalait alors, Pandu prit une seconde épouse, Madri, la sœur du roi de Madra. Anciennement, les rois prenaient deux ou trois épouses pour être sûrs d’avoir une descendance et non par simple désir sensuel. 45 IX. LA MORT DE PANDU Un jour, le roi Pandu chassait. Un sage et son épouse, qui s’étaient transformés en cerfs, batifolaient aussi dans la forêt. Pandu transperça le mâle d’une flèche, ignorant tout du fait qu’il s’agissait d’un sage déguisé. Frappé à mort, le rishi maudit ainsi Pandu : ‘’Toi qui es pécheur, tu mourras au moment où tu goûteras aux plaisirs du lit.’’ Cette malédiction déchira le cœur de Pandu qui se retira dans la forêt avec ses épouses, après avoir confié son royaume à Bhishma et à Vidura, afin d’y vivre une vie d’abstinence parfaite. Voyant que Pandu désirait une descendance qui lui était refusée par la malédiction du rishi, Kunti le mit au courant de l’histoire du mantra qu’elle avait reçu de Durvasa. Il incita Kunti et Madri à utiliser le mantra et c’est ainsi que Kunti et Madri mirent au monde les cinq Pandavas, par l’intermédiaire des dieux. Ils naquirent dans la forêt et ils furent élevés dans la forêt parmi les ascètes. Le roi Pandu vécut durant de nombreuses années dans la forêt avec ses femmes et ses enfants. C’était le printemps. Et un jour, Pandu et Madri oublièrent leurs peines dans l’enchantement de l’empathie avec la vie qui pulsait tout autour d’eux – les fleurs, les plantes grimpantes, les oiseaux et les autres créatures heureuses de la forêt. Malgré les protestations sérieuses et répétées de Madri, la résolution de Pandu flancha sous l’influence exaltante de la saison et la malédiction du sage prit effet immédiatement : Pandu tomba raide mort. Madri fut incapable de contenir son chagrin et comme elle sentait qu’elle était responsable de la mort du roi, elle s’immola sur le bûcher de son mari en implorant Kunti de rester et d’être la mère de ses enfants doublement orphelins. 46 Les sages de la forêt conduisirent la famille endeuillée et accablée de chagrin à Hastinapura et la confièrent à Bhishma. Yudhishthira n’avait que seize ans, à l’époque. Quand les sages arrivèrent à Hastinapura et évoquèrent la mort de Pandu dans la forêt, tout le royaume fut plongé dans la tristesse. Vidura, Bhishma, Vyasa, Dhritarashtra et d’autres accomplirent les rites funéraires. Tous les habitants du royaume se lamentèrent, comme s’il s’agissait d’une perte personnelle. Vyasa dit à Satyavati, la grand-mère : ‘’Le passé a vécu agréablement, mais l’avenir a en réserve de nombreuses peines. Le monde a passé sa jeunesse comme dans un rêve heureux et il entre maintenant dans la désillusion, le péché, la peine et la souffrance. Le temps est inexorable. Il n’est pas nécessaire que vous voyiez les misères et les infortunes qui vont toucher cette race. Il serait bon pour vous que vous quittiez la ville et que vous passiez le restant de vos jours dans un ermitage dans la forêt.’’ Satyavati acquiesça et elle se rendit dans la forêt avec Amba et Ambalika. Ces trois reines âgées, par un saint ascétisme, parvinrent aux régions supérieures de la félicité et s’épargnèrent ainsi les peines de leurs enfants. 47 X. BHIMA Les cinq fils de Pandu et les cent fils de Dhritarashtra grandirent dans la gaieté et les rires à Hastinapura. Bhima les surpassait tous en prouesses physiques. Il avait l’habitude de rudoyer Duryodhana et les autres Kauravas en les traînant par les cheveux et en les boxant. Bon nageur, il plongeait avec un ou plusieurs d’entre eux, qu’il ceinturait, et il restait sous l’eau jusqu’à ce qu’ils soient au bord de l’asphyxie. Chaque fois qu’ils grimpaient dans un arbre, il attendait, donnait des coups à l’arbre qu’il secouait comme un prunier jusqu’à ce qu’ils tombent comme des fruits mûrs. Les corps des fils de Dhritarashtra étaient toujours couverts de bleus avec toutes les farces et les facéties de Bhima. Il n’est dès lors pas étonnant que les fils de Dhritarashtra nourrirent une haine profonde et tenace envers Bhima depuis leur plus tendre enfance. Les princes grandissaient et Kripacharya leur enseigna l’art du tir-à-l’ arc, la pratique des armes et d’autres choses que des princes devaient apprendre. La jalousie qu’éprouvait Duryodhana à l’encontre de Bhima pervertissait son esprit et lui faisait commettre beaucoup d’actes impropres. Duryodhana était très préoccupé. Son père étant aveugle, c’est Pandu qui gouvernait le royaume. Après sa mort, Yudhishthira, son successeur présumé, deviendrait roi en temps voulu. Duryodhana pensait que, puisque son père était totalement impuissant, il devait trouver le moyen de tuer Bhima pour empêcher Yudhishthira d’accéder au trône. Il prit ses dispositions pour exécuter sa résolution, car il pensait que les pouvoirs des Pandavas déclineraient avec la mort de Bhima. Duryodhana et ses frères manigancèrent de jeter Bhima dans le Gange, d’emprisonner Arjuna et Yudhisthira, de s’emparer du royaume, puis de gouverner. Ainsi, Duryodhana accompagna ses frères et les Pandavas pour 48 une partie de natation. Après la pratique du sport, ils s’endormirent, fourbus, dans leurs tentes. Bhima s’était exercé plus que les autres et comme son repas avait été empoisonné, il se sentait plutôt somnolent et il s’allongea au bord de la rivière. Duryodhana en profita pour le ligoter avec des lianes sauvages et le jeta dans la rivière. Préalablement, le vil Duryodhana s’était arrangé pour faire planter des pieux acérés à un endroit bien précis pour que Bhima puisse s’empaler en tombant sur les pieux et périr. Malheureusement pour lui, Duryodhana avait commis une légère erreur d’appréciation et il n’y avait aucun pieu à l’endroit exact de la chute de Bhima. Des serpents d’eau venimeux vinrent mordiller son corps et la nourriture empoisonnée qu’il avait ingérée fut comme neutralisée par le venin et aucun mal n’advint à Bhima qui fut déposé sur la rive par le courant. Duryodhana estima que Bhima devait être mort, puisqu’il avait été jeté dans un endroit du fleuve infesté de serpents venimeux et couvert de pieux. Il retourna donc en ville avec le reste de la troupe, tout guilleret. Lorsque Yudhishthira demanda où se trouvait Bhima, Duryodhana l’informa qu’il les avait précédés en ville. Yudhishthira crut Duryodhana et sitôt rentrés, il demanda à sa mère si Bhima était déjà arrivé. A sa question angoissée, il fut répondu négativement. Yudhisthira soupçonna un acte malveillant commis à l’encontre de son frère et il retourna dans la forêt avec ses frères. Ils fouillèrent partout, mais ils ne purent retrouver Bhima et ils rebroussèrent chemin, accablés par le chagrin. Quelque temps plus tard, Bhima revint à lui et regagna péniblement ses pénates. Kunti et Yudhisthira l’accueillirent à bras ouverts. La bonne chose, c’est qu’en raison du poison qui avait pénétré dans son organisme, Bhima devint encore plus fort qu’auparavant ! Kunti fit appeler Vidura et lui dit discrètement : 49 ‘’Duryodhana est mauvais et il est cruel. Il cherche à tuer Bhima, car il veut gouverner le royaume. Je suis inquiète.’’ Vidura répondit : ‘’Ce que vous dites est la vérité. Néanmoins, gardez pour vous vos pensées, car si le vil Duryodhana est accusé ou blâmé, sa colère et sa haine ne feront qu’augmenter. Vos fils ont été bénis d’une longue vie. Vous n’avez rien à craindre à ce sujet.’’ Yudhisthira alerta aussi Bhima et dit : ‘’Garde le silence sur cette affaire. Désormais, nous devrons être prudents, nous entraider et nous protéger.’’ Duryodhana fut réellement scié de revoir Bhima bel et bien vivant et sa jalousie et sa haine se décuplèrent encore, si possible. Il poussa un profond soupir et il se morfondit dans la morosité. 50 XI. KARNA Les Pandavas et les Kauravas apprirent à manier les armes, d’abord auprès de Kripacharya et puis plus tard, auprès de Drona. Un jour fut déterminé pour un test et pour une démonstration de leur compétence dans le maniement des armes en présence de la famille royale et comme le public avait aussi été invité à assister aux performances de leurs princes bien-aimés, il y avait une foule importante et enthousiaste. Arjuna fit montre d’une adresse surhumaine avec ses armes et toute l’assemblée était éperdue d’émerveillement et d’admiration. Le visage de Duryodhana était assombri par la jalousie et par la haine. A la fin de la journée, à l’entrée de l’arène, on entendit soudainement un son assourdissant et irrésistible comme le tonnerre – le son produit par le claquement d’armes puissantes et provocatrices. Tous les regards se tournèrent dans cette direction. A travers la foule qui s’écarta dans un silence intimidé, un jeune homme à l’aspect divin qui semblait irradier la lumière et la puissance se fraya un chemin. Il jeta un regard fier autour de lui, il salua négligemment Drona et Kripa et il avança à grandes enjambées jusqu’à l’endroit où se trouvait Arjuna. Les frères, parfaitement inconscients, par l’ironie du sort, de leur sang commun, se faisaient face, car c’était Karna. Karna s’adressa à Arjuna d’une voix profonde qui ressemblait à un grondement de tonnerre : ‘’Arjuna, je vais faire preuve d’une habileté supérieure à ce que tu as montré.’’ Avec l’autorisation de Drona, Karna – celui qui aime la bataille – imita sur le champ toutes les prouesses d’Arjuna avec une facilité déconcertante. Duryodhana exultait. Il s’approcha de Karna : 51 ‘’Bienvenue, toi qui as des bras puissants et qu’une heureuse fortune nous a envoyé ! Je suis le roi du royaume des Kurus. Que désires-tu obtenir de moi ?’’ Karna dit : ‘’Je vous suis reconnaissant, Ô roi. Je ne désire que deux choses – votre amour et un combat singulier avec Partha.’’ Duryodhana serra Karna tout contre son cœur : ‘’Tu pourras profiter de toute ma prospérité.’’ Alors que l’affection inondait le cœur de Duryodhana, la colère brûlait celui d’Arjuna qui se sentait insulté. Lançant un regard furieux à Karna qui, aussi imposant et majestueux qu’une montagne, recevait les marques de bienvenue des Kauravas, il dit : ‘’Ô Karna, tu vas périr maintenant de mes mains et aller directement à l’enfer qui est destiné à ceux qui s’imposent sans être invités et qui jacassent !’’ Karna rit dédaigneusement : ‘’Cette arène est ouverte à tout le monde, Arjuna et pas à toi seulement. La puissance sanctionne la souveraineté et la loi est basée sur elle. Mais à quoi servent de simples paroles qui sont l’arme des faibles ? Décoche plutôt tes flèches et non des mots.’’ Ainsi mis au défi, Arjuna, avec la permission de Drona, embrassa rapidement ses frères et se tint prêt pour le combat. Karna prit congé des Kauravas et lui fit face avec ses armes. 52 Et comme si les parents divins des héros cherchaient à encourager leur progéniture et à être les témoins de cette bataille fatidique, Indra, le Seigneur des nuages porteurs d’orage et Bhaskara aux rayons infinis apparurent simultanément dans les cieux. Lorsqu’elle vit Karna, Kunti sut qu’il s’agissait de son premier-né et elle s’évanouit. Vidura ordonna à sa servante de s’occuper d’elle et elle revint à elle. Elle était tétanisée d’angoisse et ne savait pas quoi faire. Alors qu’ils étaient sur le point d’entamer le combat, Kripa, qui était versé dans les règles du combat singulier, s’interposa et s’adressa à Karna : ‘’Ce prince, qui est prêt à se battre contre toi, est le fils de Pritha et de Pandu et c’est un descendant de la race des Kurus. Révèle-nous, ô toi qui es puissamment armé, quelle est ta parenté et quelle est la race qui a été rendue illustre par ta naissance. Ce n’est que lorsqu’il connaîtra ta lignée que Partha pourra livrer combat, car des princes de haute naissance ne peuvent pas s’engager dans un combat singulier avec des aventuriers inconnus.’’ Lorsqu’il entendit ces paroles, Karna baissa la tête, comme un lotus ployant sous l’eau de pluie. Duryodhana se leva et dit : ‘’Si le combat ne peut pas avoir lieu, simplement parce que Karna n’est pas un prince – eh bien, on peut facilement remédier à cela. Je couronne Karna roi d’Anga.’’ Il obtint l’assentiment de Bhishma et de Dhritarashtra, il accomplit tous les rites nécessaires et il investit Karna de la souveraineté du royaume d’Anga en lui remettant la couronne, ses joyaux et les autres insignes royaux. A ce moment-là, alors que le combat entre les jeunes héros était sur le point de commencer, le vieux conducteur de char, Adhiratha, qui était le père adoptif de Karna, arriva en tenant son bâton et tremblant de peur. 53 Aussitôt qu’il le vit, Karna, le nouveau roi d’Anga, inclina la tête et lui rendit humblement hommage en toute piété filiale. Le vieil homme l’appela ‘’fils’’, l’étreignit de ses bras maigres et tremblants et il pleura de joie des larmes d’amour qui avaient déjà mouillé son visage pendant le couronnement. En voyant cela, Bhima se mit à rire à gorge déployée et il dit : ‘’Oh, ce n’est que le fils d’un conducteur de char, après tout ! Prends donc la cravache, comme il sied à ta lignée ! Tu n’es pas digne de mourir aux mains d’Arjuna. Et tu ne devrais pas non plus régner à Anga.’’ En entendant ces paroles outrageantes, les lèvres de Karna tremblèrent d’une douleur rentrée et il fixa muettement le soleil couchant en soupirant profondément. Mais Duryodhana intervint avec indignation : ‘’Il est indigne de toi, Ô Vrikodara, de parler ainsi ! La bravoure caractérise le kshatriya et il n’y a guère de sens à faire remonter les grands héros et les fleuves puissants jusqu’à leurs sources. Je pourrais te citer des centaines d’exemples de grands hommes de naissance modeste et je sais qu’on pourrait poser des questions embarrassantes, quant à tes propres origines ! Considère ce guerrier, sa forme et son maintien dignes d’un dieu, son armure, ses anneaux et son habileté avec les armes. Il y a certainement un mystère qui l’entoure, car comment un tigre pourrait-il naître d’une antilope ? Indigne d’être le roi d’Anga, dis-tu ? Je le considère réellement comme digne de diriger le monde entier.’’ Très en colère, Duryodhana fit monter Karna dans son propre char et il quitta les lieux. Le soleil se coucha et la foule se dispersa dans le brouhaha. A la lumière des lampes, il s’était formé des groupes bruyants – certains glorifiant Arjuna, d’autres Karna et d’autres encore, Duryodhana, selon leurs préférences. 54 Indra prévit qu’un combat des chefs était inévitable entre son fils, Arjuna et Karna. Il se déguisa en brahmane et il s’approcha de Karna qui était réputé pour sa charité et il lui demanda ses anneaux et son armure. Le dieu Soleil avait déjà averti Karna en songe qu’Indra tenterait de le tromper de cette manière. Néanmoins, Karna ne pouvait refuser aucun don qui lui était demandé. Il se sépara donc des anneaux et de l’armure avec lesquels il était né et il en fit don au brahmane. Indra, le roi des dieux, en fut tout surpris et tout joyeux. Après avoir accepté le don, il loua Karna pour avoir fait ce que personne d’autre n’aurait fait et honteux d’une telle générosité, il pria Karna de lui demander toute faveur qu’il désirerait. Karna répondit : ‘’Je désire obtenir votre arme, le Sakti, qui a le pouvoir de tuer les ennemis.’’ Indra lui accorda cette faveur, mais avec une clause fatidique. Il dit : ‘’Tu peux utiliser cette arme contre un seul ennemi et elle le tuera, qui qu’il soit. Mais ensuite, cette arme ne sera plus utilisable pour toi et elle me reviendra.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Indra disparut. Karna se rendit auprès de Parasurama et il devint son disciple en se faisant passer pour un brahmane. Il apprit de Parasurama le mantra pour utiliser l’arme maîtresse connue sous le nom de Brahmastra. Un jour, Parasurama était allongé avec sa tête qui reposait sur les genoux de Karna, quand un insecte le piqua dans la cuisse. Du sang se mit à couler et la douleur était atroce, mais Karna la supporta stoïquement, de peur de troubler le sommeil de son maître. Parasurama s’éveilla et vit le sang qui s’était écoulé de la blessure. Il dit : ‘’Mon cher élève, tu n’es pas un brahmane. Seul un kshatriya peut rester imperturbable face à tous les supplices physiques. Dis-moi la vérité !’’ 55 Karna lui avoua qu’il avait menti en se faisant passer pour un brahmane et qu’il était en fait le fils d’un conducteur de char. Pris de colère, Parasurama prononça alors cette malédiction : ‘’Puisque tu as trompé ton guru, le Brahmastra que tu as appris te fera défaut à l’heure fatidique. Tu ne pourras pas te souvenir du mantra, quand ton heure viendra !’’ C’est à cause de cette malédiction qu’à l’instant critique de son dernier combat avec Arjuna, Karna fut incapable de se rappeler la formule du Brahmastra, bien qu’il s’en était souvenu jusque-là. Karna était l’ami fidèle de Duryodhana et il demeura loyal envers les Kauravas jusqu’au bout. Après la chute de Bhishma et de Drona, Karna devint le chef de l’armée des Kauravas et il combattit brillamment pendant deux jours. A la fin, la roue de son char resta coincée dans le sol et il fut incapable de se dégager et de faire avancer son char. C’est dans cette situation inconfortable qu’Arjuna le tua. Kunti sombra dans le chagrin qui était d’autant plus poignant que sur le moment, elle dut le dissimuler. 56 XII. DRONA Drona, le fils d’un brahmane appelé Bharadwaja, après avoir terminé l’étude des Vedas et des Vedangas, se consacra à l’art du tir-à-l’ arc et il devint un grand instructeur. Drupada, le fils du roi de Panchala, qui était un ami de Bharadwaja, était un condisciple de Drona à l’ermitage et entre eux se développa la complicité généreuse de la jeunesse. Dans son enthousiasme d’adolescent, Drupada répétait souvent à Drona qu’il lui donnerait la moitié de son royaume, quand il monterait sur le trône. Après avoir terminé ses études, Drona épousa la sœur de Kripa et ils eurent un fils, Aswatthama. Drona était passionnément attaché à sa femme et à son fils et pour eux, il désirait acquérir des richesses, ce dont il ne s’était jamais préoccupé auparavant. Apprenant que Parasurama distribuait son patrimoine aux brahmanes, il alla d’abord le trouver, mais il arriva trop tard, car Parasurama avait déjà distribué tous ses biens et il était sur le point de se retirer dans la forêt. Tenant néanmoins beaucoup à faire quelque chose pour Drona, Parasurama lui proposa de lui enseigner l’utilisation des armes qu’il maitrisait parfaitement. Drona accepta avec joie et déjà brillant archer, il devint un maître inégalé de l’art militaire, digne d’être accueilli avec enthousiasme comme précepteur dans n’importe quelle maison princière dans cette époque de guerre. Entre-temps, Drupada était monté sur le trône de Panchala à la mort de son père. Se souvenant de leur ancienne camaraderie et de la volonté de Drupada de vouloir le servir – jusqu’ au point de partager avec lui son royaume – Drona alla le trouver en nourrissant l’espoir confiant d’être généreusement traité. Mais il trouva un roi très différent de l’étudiant. Quand il se présenta comme un vieil ami, Drupada, loin d’être content de le voir, ressentit cela comme une présomption insupportable. Imbu de son 57 pouvoir et de sa richesse, Drupada dit : ‘’Ô brahmane, comment oses-tu t’adresser à moi familièrement comme à un ami ? Quelle amitié peut-il y avoir entre un monarque régnant et un mendiant errant ? Quel sot tu dois être pour te permettre, sur la base d’une relation périmée depuis longtemps, de prétendre à l’amitié d’un roi qui gouverne un royaume ? Comment un indigent peut-il être l’ami d’un homme riche ; un rustre ignorant, l’ami d’un érudit cultivé ; ou un lâche, l’ami d’un héros ? L’amitié ne peut exister qu’entre deux personnes égales. Un vagabond ne peut pas être l’ami d’un souverain.’’ Drona fut mis à la porte du palais avec mépris et la colère brûlait dans son cœur. Il fit mentalement le vœu de punir le roi arrogant pour cette insulte et ce reniement des revendications sacrées d’une ancienne amitié. Sa manœuvre suivante à la recherche d’un emploi fut de se rendre à Hastinapura où il se retira pendant quelques jours chez son beau-frère, Kripacharya. Un jour, les princes jouaient à la balle à l’extérieur des limites de la ville et au cours de leurs jeux, la balle et l’anneau de Yudhishthira tombèrent au fond d’un puits. Les princes s’agglutinèrent autour du puits et ils aperçurent l’anneau qui brillait au fond de l’eau claire, mais ils ne purent trouver aucun moyen de le récupérer. Ils ne virent toutefois pas qu’un brahmane au teint sombre les observait en souriant. ‘’Princes, vous êtes les descendants de la race héroïque des Bharatas !’’, ditil en les surprenant. ‘’Pourquoi ne récupérez-vous pas la balle, comme tout qui est habile avec des armes devrait pouvoir le faire ? Voulez-vous que je le fasse pour vous ?’’ Yudhishthira rit et dit en plaisantant : ‘’Ô brahmane, si tu réussis à récupérer la balle, nous veillerons à ce que tu profites d’un bon repas chez Kripacharya !’’ Ensuite, Drona, le brahmane étranger prit un brin d’herbe 58 qu’il expédia dans le puits après avoir récité certains mantras pour le propulser comme une flèche. Le brin d’herbe fusa et alla se ficher dans la balle. Puis il envoya à la queue-leu-leu des brins d’herbe similaires qui ensemble constituèrent une chaîne avec laquelle Drona récupéra la balle. Les princes étaient stupéfaits, ravis et ils le prièrent de récupérer aussi l’anneau. Drona emprunta un arc, coinça une flèche contre la corde et il l’expédia au centre de l’anneau. Le ricochet de la flèche ramena l’anneau et le brahmane le tendit au prince avec un sourire. Constatant ces prouesses, les princes en furent surpris et dirent : ‘’Nous te rendons hommage, ô brahmane. Qui es-tu ? Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour toi ?’’ et ils s’inclinèrent devant lui. Il dit : ‘’Ô princes, allez trouver Bhishma et apprenez de lui qui je suis.’’ A partir de la description donnée par les princes, Bhishma sut que le brahmane n’était nul autre que le célèbre maître, Drona. Il décida que Drona était la personne la plus compétente pour continuer à instruire les Pandavas et les Kauravas. Ainsi, Bhishma le reçut avec des honneurs particuliers et il l’employa pour instruire les princes au maniement des armes. Après que les Kauravas et que les Pandavas aient acquis la maîtrise de la science des armes, Drona envoya Karna et Duryodhana pour qu’ils capturent Drupada et qu’ils le ramènent vivant et qu’ils s’acquittent ainsi de la dette qu’ils avaient envers lui en tant que maître. Ils firent comme il leur avait été ordonné, mais ils ne purent mener à bien cette tâche. Alors, le maître envoya Arjuna avec la même mission. Il vainquit Drupada sur le champ de bataille, le fit prisonnier, lui et son ministre, et il ramena les captifs à Drona. 59 Alors, Drona s’adressa en souriant à Drupada : ‘’Ne crains pas pour ta vie, grand roi ! Nous étions compagnons durant notre enfance, mais il t’a plu de l’oublier et de me déshonorer. Tu m’as dit que seul un roi pouvait être l’ami d’un roi. A présent, je suis roi, puisque j’ai conquis ton royaume. Néanmoins, je voudrais retrouver notre amitié et donc, je te rends la moitié de ton royaume qui est devenu le mien après sa conquête. Ton credo, c’est que l’amitié n’est possible qu’entre des personnes égales et désormais, nous serons égaux – chacun possédant la moitié de ton royaume.’’ Drona estima que ceci était une revanche suffisante pour laver l’affront dont il avait souffert. Il libéra Drupada et il le traita avec les honneurs. L’orgueil de Drupada avait donc été ramené à de plus justes proportions, mais comme la haine ne s’éteint jamais par le biais de représailles et comme peu de choses sont plus dures à supporter que la douleur de la vanité blessée, la haine de Drona et le vœu de se venger de lui devinrent la passion dominant la vie de Drupada. Le roi entreprit des austérités, endura le jeûne et organisa des sacrifices pour que les dieux propitiés le bénissent d’un fils qui ferait périr Drona et d’une fille qui épouserait Arjuna. Ses efforts furent couronnés de succès avec la naissance de Dhrishtadyumna qui commanda l’armée des Pandavas à Kurukshetra et qui par un étrange concours de circonstances fit périr l’autrement invincible Drona, et avec la naissance de Draupadi, l’épouse des Pandavas. 60 XIII. LE PALAIS DE LAQUE La jalousie de Duryodhana continua à croître à la vue de la force physique de Bhima et de la dextérité d’Arjuna. Karna et Sakuni devinrent les mauvais conseillers de Duryodhana qui ourdissaient des stratagèmes rusés. Quant au pauvre Dhritarashtra, c’était un homme sage, sans aucun doute, et il aimait aussi les fils de son frère, mais il était faible et il tenait à ses propres enfants, comme à la prunelle de ses yeux. Pour l’amour de ses enfants, les pires raisons devinrent les meilleures et il suivait parfois la mauvaise voie, même consciemment. Duryodhana cherchait divers moyens de tuer les Pandavas. Ce fut grâce à l’aide secrète de Vidura qui voulait sauver la famille d’un grand péché que les Pandavas purent sauver leurs vies. Une offense impardonnable des Pandavas, selon Duryodhana, c’était que les citoyens les louaient ouvertement et déclaraient à tout bout de champ que seul Yudhishthira était apte à être roi. Ils se rassemblaient pour discuter : ‘’Dhritarashtra ne pourra jamais être roi, car il est né aveugle. Il ne convient pas qu’il gouverne maintenant le royaume. Bhishma ne pourra pas non plus être roi, parce qu’il respecte la vérité et son vœu de ne pas être roi. Par conséquent, seul Yudhisthira pourrait être couronné roi. Lui seul peut gouverner les Kurus et le royaume avec justice.’’ Partout les gens parlaient ainsi. Ces paroles étaient du poison pour les oreilles de Duryodhana qui le faisaient se tortiller et brûler de jalousie. Il se rendit auprès de Dhritarashtra et il se plaignit amèrement de la rumeur publique : ‘’Père, les citoyens racontent des absurdités impertinentes. Ils n’ont aucun respect pour de vénérables personnes, telles que Bhishma et toi-même. Ils disent que Yudhisthira devrait être couronné roi immédiatement. Ce serait pour nous la catastrophe. Tu as été écarté à cause de ta cécité et 61 ton frère est devenu roi. Si Yudhisthira doit succéder à son père, qu’en serat-il de nous ? Quelle chance aura notre descendance ? Après Yudhishthira, son fils, puis le fils de son fils et puis son fils seront rois. Nous sombrerons dans des relations médiocres et nous dépendrons d’eux, même pour nos repas. Vivre en enfer serait meilleur que cela !’’ Dhritarashtra soupesa ces paroles et dit : ‘’Fils, ce que tu dis est vrai. Néanmoins, Yudhishthira ne déviera pas de la voie de la vertu. Il aime tout le monde. Il a vraiment hérité de toutes les excellentes vertus de son père défunt. Les gens le louent et ils lui accorderont leur soutien et tous les ministres de l’Etat et tous les chefs de l’armée de qui Pandu s’était fait aimé par la noblesse de son caractère épouseront sûrement sa cause. Quant à la population, elle idolâtre les Pandavas. Nous ne pouvons pas nous opposer à elle avec la moindre chance de succès. Si nous commettons des injustices, les citoyens provoqueront une insurrection et ils nous tueront ou ils nous chasseront. Nous ne ferons que nous couvrir d’ignominie.’’ Duryodhana répondit : ‘’Tes craintes sont sans fondement. Bhishma sera neutre, au pire, tandis qu’Aswatthama m’est dévoué, ce qui veut dire que son père, Drona, et que son oncle, Kripa, seront aussi de notre côté. Vidura ne peut pas ouvertement s’opposer à nous, parce qu’il n’en a pas la force, si pour aucune autre raison. Envoie immédiatement les Pandavas à Varanavata. Je te déclare la vérité solennelle que ma coupe de souffrance est pleine et que je ne pourrai pas en supporter davantage. Ceci me brise le cœur, m’empêche de dormir et transforme ma vie en tourment. Après avoir envoyé les Pandavas à Varanavata, nous tenterons de renforcer notre parti.’’ Plus tard, des politiciens furent persuadés de rejoindre le parti de Duryodhana et de conseiller le roi sur la question. Kanika, le ministre de 62 Sakuni était leur chef : ‘’Ô roi’’, dit-il, ‘’prémunissez-vous contre les fils de Pandu, car leur bonté et leur influence sont une menace pour vous et les vôtres. Les Pandavas sont les fils de votre frère, mais plus proche est la famille, plus terrible est le danger. Ils sont très puissants.’’ Le ministre de Sakuni poursuivit : ‘’Ne vous mettez pas en colère contre moi, si je dis qu’un roi devrait être aussi puissant en action qu’en titre, car personne ne croira en une force qui n’est jamais montrée. Les affaires de l’Etat devraient être gardées secrètes et la première indication au public d’un bon plan devrait être son exécution. Les maux devraient aussi être promptement éliminés, car une épine que l’on a laissée dans le corps peut provoquer une blessure qui suppure. Les ennemis puissants devraient être détruits. Même un ennemi faible ne devrait pas être négligé, car une petite étincelle, si on la néglige, peut allumer un feu de forêt. Un ennemi puissant devrait être anéanti par la ruse et ce serait de la folie de faire preuve de miséricorde envers lui. Ô roi, prémunissez-vous contre les fils de Pandu. Ils sont très puissants.’’ Duryodhana parla à Dhritarashtra de son succès dans l’obtention de partisans : ‘’J’ai acheté la bienveillance des serviteurs du roi avec des dons. J’ai gagné ses ministres à notre cause. Si tu persuades habilement les Pandavas de se rendre à Varanavata, la ville et tout le royaume seront de notre côté. Il ne leur restera plus un seul ami ici. Une fois que le royaume sera à nous, ils n’auront plus aucun pouvoir pour nous nuire et il sera peut-être même possible de les laisser revenir.’’ Quand beaucoup commencèrent à dire ce que lui-même voulait croire, l’esprit de Dhritarashtra fut ébranlé et il céda aux conseils de son fils. Il ne restait plus qu’à mettre sur pied l’intrigue. Les ministres se mirent à louer la beauté de Varanavata en présence des Pandavas et ils mentionnèrent le fait qu’une grande fête en l’honneur du Seigneur Shiva devait être célébrée là-bas en 63 grande pompe et avec faste. Les Pandavas qui ne se doutaient de rien furent aisément persuadés, spécialement lorsque Dhritarashtra leur dit avec beaucoup d’affection qu’ils devraient certainement assister aux festivités, non seulement parce qu’elles valaient la peine d’être vues, mais aussi parce que les habitants du lieu étaient impatients de les accueillir. Les Pandavas prirent congé de Bhishma et des autres aînés et partirent pour Varanavata. Duryodhana exultait. Il complota avec Karna et Sakuni pour tuer Kunti et ses fils à Varanavata. Il fit appeler son ministre, Purochana, et il lui donna des instructions secrètes et celui-ci s’engagea à les exécuter fidèlement. Avant que les Pandavas ne se rendent à Varanavata, Purochana, conformément à ses instructions, se hâta de rejoindre l’endroit longtemps à l’avance et il fit construire un somptueux palais pour les accueillir. Des matériaux combustibles, comme de la jute, de la laque, du beurre clarifié, de l’huile et de la graisse furent employés dans la construction du palais. Les matériaux employés pour le plâtrage des murs étaient aussi inflammables. Il bourra habilement divers parties du bâtiment avec de la matière sèche qui prendrait facilement feu et il fit placer des sièges et des lits accueillants aux endroits qui brûleraient le mieux. Toutes les commodités furent offertes aux Pandavas pour qu’ils résident sans crainte dans la ville jusqu’à ce que le palais soit construit. Une fois que les Pandavas se seraient installés dans le palais, l’idée, c’était d’y bouter le feu pendant la nuit, quand ils dormiraient à poings fermés. L’amour et la sollicitude ostentatoires avec lesquels les Pandavas avaient été reçus et traités écarteraient tout soupçon et le feu serait considéré comme un cas malheureux purement accidentel. Personne ne songerait à accuser les Kauravas. 64 XIV. LA FUITE DES PANDAVAS Après avoir pris respectueusement congé des aînés et embrassé leurs camarades, les Pandavas prirent la direction de Varanavata. Les citoyens les accompagnèrent pendant une partie du chemin, puis ils retournèrent en ville, à contrecœur. Vidura mit ostensiblement en garde Yudhishthira en des termes qui n’étaient intelligibles que pour le prince : ‘’Celui-là seul échappera au danger qui devance les intentions d’un ennemi rusé. Il y a des armes qui sont plus redoutables que celles qui sont en métal et l’homme avisé qui veut échapper à l’anéantissement doit connaître le moyen de s’en prémunir. L’incendie qui détruit une forêt ne peut pas nuire à un rat qui s’abrite dans un trou ou à un porc-épic qui creuse une galerie souterraine. L’homme avisé s’oriente en observant les étoiles.’’ Ceci était destiné à indiquer à Yudhishthira et à lui seul l’horrible complot de Duryodhana et le moyen d’échapper au danger. Yudhishthira répondit qu’il avait compris ce que voulait dire Vidura et plus tard, il mit Kuntidevi au courant. Alors qu’ils avaient débuté leur voyage dans la joie, ils faisaient maintenant route dans la tristesse et dans l’angoisse. Les habitants de Varanavata furent très contents d’apprendre la venue des Pandavas dans leur ville et ils les accueillirent. Après un bref séjour dans d’autres demeures pendant qu’on préparait le palais qui leur était spécialement destiné, ils y emménagèrent, guidés par Purochana. On le baptisa ‘’Sivam’’, ce qui signifie ‘’prospérité’’ et ce fut le nom qui, ironiquement, fut donné au piège mortel. Yudhishthira examina consciencieusement tout le palais en gardant à l’esprit l’avertissement de Vidura et il constata que le bâtiment était construit sans l’ombre d’un doute avec des matériaux combustibles. Yudhisthira dit à Bhima : ‘’Quoique nous sachions très bien que le palais est un piège mortel, nous ne devrions pas 65 laisser Purochana soupçonner que nous connaissons son complot. Nous devrions nous enfuir au bon moment, mais la fuite sera difficile, si nous permettons le moindre soupçon.’’ C’est ainsi qu’ils demeurèrent dans la maison, apparemment en toute inconscience. Pendant ce temps-là, Vidura avait envoyé un mineur expérimenté qui les rencontra en secret et qui dit : ‘’Mon mot de passe est l’avertissement voilé que Vidura vous a donné. J’ai été envoyé pour vous assister dans votre protection.’’ Dès lors, le mineur travailla secrètement pendant de nombreux jours, à l’insu de Purochana, et il conçut une issue souterraine à partir du palais de laque sous les murs et sous les douves qui entouraient l’enceinte de la ville. Purochana avait ses quartiers à l’entrée du palais. Les Pandavas montaient la garde pendant la nuit, mais pendant la journée, ils allaient chasser dans la forêt, apparemment pour le plaisir, mais en réalité pour se familiariser avec les sentiers forestiers. Comme déjà dit, ils gardaient prudemment pour eux leur connaissance de l’odieux complot ourdi contre leurs vies. De son côté, Purochana, qui désirait endormir tout soupçon et donner l’apparence d’un accident à l’incendie criminel, attendit une année complète avant de passer à l’action. Enfin, Purochana sentit qu’il avait attendu pendant suffisamment longtemps et le vigilant Yudhisthira, sachant que l’instant fatidique était arrivé, réunit ses frères et leur dit que c’était maintenant ou jamais qu’ils devaient fuir. Kuntidevi organisa ce jour-là un repas somptueux pour les serviteurs. Son idée, c’était de les endormir, après qu’ils aient bien mangé. 66 A minuit, Bhima bouta le feu au palais en différents endroits. Kuntidevi et les frères Pandavas se hâtèrent d’emprunter le passage souterrain et sortirent à tâtons dans l’obscurité. A présent, le feu faisait rage dans tout le palais et une foule de citoyens effrayés, qui ne cessait d’enfler, s’était formée tout autour et se lamentait bruyamment et désespérément. Certains s’affairaient sans but dans des efforts futiles pour éteindre l’incendie et tous pleuraient à l’unisson : ‘’Hélas ! Hélas ! C’est sûrement l’œuvre de Duryodhana : il tue les innocents Pandavas !’’ Le palais fut réduit en cendres. La résidence de Purochana fut cernée par les flammes avant qu’il ne puisse s’échapper et il fut la victime non regrettée de son propre complot cruel. Les habitants de Varanavata envoyèrent le message suivant à Hastinapura : ‘’Le palais où résidaient les Pandavas a complètement brûlé et il n’y a aucun survivant.’’ Vyasa a magnifiquement décrit l’état mental de Dhritarashtra, à ce momentlà : ‘’Tout comme l’eau d’un étang profond est froide au fond et chaude en surface, de même le cœur de Dhritarashtra était partagé entre la joie chaleureuse et les frissons de chagrin.’’ Dhritarashtra et ses fils ôtèrent leurs habits royaux en signe de deuil envers les Pandavas qu’ils croyaient consumés par l’incendie. Ils s’habillèrent avec sobriété, comme il seyait à des parents pleins de tristesse et ils prirent la direction du fleuve pour accomplir les rites funéraires propitiatoires. Aucune manifestation extérieure de chagrin déchirant ne fut omise. Certains remarquèrent que Vidura n’était pas aussi abattu par le chagrin que les autres et ils attribuèrent cela à sa tournure d’esprit philosophique, mais la raison réelle, c’est qu’il savait que les Pandavas s’étaient échappés et qu’ils étaient en sécurité. Quand il paraissait triste, il suivait en fait avec son œil spirituel la progression harassante des Pandavas. Constatant que Bhishma 67 était accablé par le chagrin, Vidura le réconforta discrètement en lui révélant l’histoire de leur évasion réussie. Bhima s’aperçut que sa mère et que ses frères étaient épuisés par leurs veillées nocturnes ainsi que par la peur et par l’anxiété. Il porta donc sa mère sur ses épaules et Nakula et Sahadeva sur ses hanches, tout en soutenant Yudhisthira et Arjuna avec ses deux mains. Aussi lourdement chargé, il avançait sans effort, tel un éléphant royal qui se frayait un chemin dans la forêt en écartant les arbustes et les arbres qui obstruaient son chemin. Quand ils atteignirent le Gange, il y avait une barque qui les attendait avec un passeur qui connaissait leur secret. Ils traversèrent le fleuve dans l’obscurité et de retour dans la forêt, ils continuèrent à marcher toute la nuit dans les ténèbres qui les enveloppaient comme un linceul et dans un silence déchiré par les cris effrayants des animaux sauvages. Finalement, totalement fourbus, ils s’assirent, ne pouvant plus supporter les tiraillements de la soif et vaincus par la somnolence due à la pure fatigue. Kuntidevi dit : ‘’Cela m’est égal, même si les fils de Dhritarashtra sont ici pour s’emparer de moi, mais je dois m’étendre.’’ Elle s’allongea immédiatement et elle plongea dans le sommeil. Bhima se fraya un chemin dans l’enchevêtrement de la forêt à la recherche d’eau dans l’obscurité et après avoir découvert une mare, il fabriqua des récipients avec des feuilles de lotus et il rapporta l’eau à sa mère et à ses frères qui mouraient de soif. Puis, pendant que les autres dormaient dans l’oubli bienheureux de leurs malheurs, Bhima veilla seul, absorbé dans de profondes pensées. ‘’Les plantes et les lianes de la forêt ne cohabitentelles pas et ne vivent-elles pas en paix ?’’, se demandait-il ; ‘’pourquoi les cruels Dhritarashtra et Duryodhana devraient-ils tenter de nous nuire ainsi ?’’ Lui-même étant sans péché, Bhima ne pouvait comprendre les élans immoraux des autres et il était perdu dans la tristesse. Les Pandavas poursuivirent leur marche en affrontant de nombreuses difficultés et en surmontant de nombreux dangers. Pendant une partie du 68 chemin, ils portèrent leur mère pour avancer plus vite ; parfois, fatigués audelà de toute endurance héroïque, ils faisaient une pause et ils se reposaient. Parfois, remplis de vie et de la force glorieuse de la jeunesse, ils luttaient à la course. Ils rencontrèrent en chemin Bhagavan Vyasa. Tous s’inclinèrent devant lui et ils reçurent ses encouragements et de sages conseils. Quant Kunti lui parla des peines qui leur étaient advenues, Vyasa la réconforta avec ces paroles : ‘’Aucun homme vertueux n’est assez fort que pour vivre en permanence dans la vertu et aucun pécheur n’est assez mauvais que pour vivre dans une débauche continue de péchés. La vie est complexe et il n’y a personne dans le monde qui n’ait fait à la fois du bien et du mal. Chacun doit supporter les conséquences de ses actes. Ne cédez pas à la tristesse.’’ Ensuite, ils se déguisèrent en brahmanes, comme le leur conseilla Vyasa, ils se rendirent à Ekachakra et là-bas, ils séjournèrent chez un brahmane en attendant des jours meilleurs. 69 XV. LA MISE À MORT DE BAKASURA Les Pandavas demeurèrent dans la ville d’Ekachakra, déguisés en brahmanes. Ils mendiaient leur nourriture dans les rues et ils rapportaient ce qu’ils recevaient à leur mère qui attendait anxieusement leur retour. S’ils n’étaient pas rentrés à l’heure, elle s’inquiétait, redoutant qu’un mal eut pu leur advenir. Kunti divisait la nourriture qu’ils rapportaient en deux parts égales. Une moitié était destinée à Bhima, tandis que l’autre moitié était partagée entre les autres frères et leur mère. Bhima, qui était le fils du dieu du vent, avait une grande force et un énorme appétit. Vrikodara, un des noms de Bhima, veut dire ‘’ventre de loup’’ et comme vous le savez, un loup a toujours l’air affamé et quoi qu’il puisse manger, sa faim n’est jamais tout à fait rassasiée. La faim insatiable de Bhima et la maigre quantité de nourriture qu’il recevait à Ekachakra allaient mal ensemble et chaque jour, il devenait plus maigre, ce qui chagrinait beaucoup sa mère et ses frères. Un jour, pendant que ses autres frères étaient allés mendier, Bhima était resté avec sa mère et ils entendirent des lamentations bruyantes dans la maison du brahmane. Une grande calamité avait sûrement frappé la pauvre famille et Kunti entra pour apprendre ce qui s’était passé. Le brahmane et sa femme pouvaient à peine parler, tant ils pleuraient, mais finalement, le brahmane dit à sa femme : ‘’Ô femme bornée et malheureuse, bien qu’à de multiples reprises, j’ai voulu que nous quittions cette ville pour du bon, tu n’y as pas consenti. Tu as continué à dire que tu es née ici et que tu as été élevée ici et que tu resterais là où tes parents ont vécu et où ils sont morts. Comment puis-je songer à te perdre, toi qui as été pour moi à la fois ma compagne de vie, une mère affectueuse, la femme qui a porté mes enfants, mon tout et ma totalité ? Je ne puis t’envoyer à la mort, pendant que moimême, je reste en vie. Cette petite fille nous a été confiée par Dieu, comme 70 un crédit à transmettre à temps à un homme de bien. Il est injuste de sacrifier celle qui est un don de Dieu pour perpétuer la race. Il est tout autant impossible de permettre que cet autre enfant, notre fils, soit tué. Comment pourrons-nous vivre après avoir livré à la mort notre seule source de consolation dans la vie et notre espoir pour l’au-delà ? S’il est perdu, qui versera des libations pour nous et pour nos ancêtres ? Hélas ! Tu n’as prêté aucune attention à mes paroles et ceci est la conséquence mortelle de ton caprice. Si je renonce à la vie, cette fille et ce garçon périront certainement sans protecteur. Que dois-je faire ? Il vaut mieux que nous périssions tous ensemble’’ et le brahmane éclata en sanglots. La femme répondit : ‘’J’ai été pour toi une bonne épouse et j’ai fait mon devoir en portant pour toi une fille et un fils. Tu es capable, et pas moi, d’élever et de protéger tes enfants. Tout comme des rapaces se précipitent sur une dépouille et s’en emparent, une pauvre veuve est une proie facile pour des gens méchants et malhonnêtes. Les chiens se battent pour un chiffon imprégné de beurre clarifié, et en le traînant çà et là dans leur avidité, ils le déchirent en loques. Pareillement, une femme sans protecteur devient une source de divertissement pour des hommes vils qui la traînent çà et là. Il est impossible pour moi de protéger deux enfants orphelins de leur père – et ils périront misérablement comme des poissons dans une mare asséchée. Il vaudrait mieux que ce soit moi qui sois livrée au rakshasa. En effet, bénie est la femme qui passe dans l’autre monde, pendant que son mari est en vie. Comme tu le sais, c’est ce que disent les Ecritures. Dis-moi adieu. Prends soin de mes enfants. J’ai été heureuse avec toi. J’ai accompli beaucoup d’actions méritoires. Par ma dévotion fidèle à toi, je suis certaine d’aller au ciel. La mort n’est pas terrifiante pour celle qui a été une bonne épouse. Après mon départ, prends une autre épouse. Réjouis-moi avec un sourire brave, donne-moi ta bénédiction et envoie-moi au rakshasa.’’ Après avoir écouté les paroles de sa femme, le brahmane l’embrassa tendrement et complètement submergé par son amour et par son courage, il 71 pleura comme un enfant. Lorsqu’il put retrouver sa voix, il répondit : ‘’Ô, ma noble bien-aimée ! Quelles sont ces paroles ? Puis-je endurer la vie sans toi ? Le premier devoir d’un homme marié, c’est de protéger sa femme. Je serais certainement un misérable pécheur, si je vivais après t’avoir abandonnée au rakshasa en sacrifiant l’amour et le devoir.’’ La fille qui écoutait cette conversation pénible les interrompit en sanglotant : ‘’Ecoutez-moi, toute enfant que je suis et puis, faites ce qui est approprié. Je suis la seule dont on peut se passer pour le rakshasa. Par le sacrifice d’une seule âme, la mienne, il est possible de sauver les autres. Laissez-moi être la petite embarcation qui vous permettra de traverser la rivière de cette calamité. Si tous les deux, vous mourrez, moi et mon petit frère, nous périrons rapidement, sans protection dans ce monde cruel. Si ma seule mort peut sauver notre famille de la destruction, quelle bonne mort ce serait là pour moi ! Même si vous ne considérez que mon seul intérêt, vous devriez m’envoyer au rakshasa.’’ Après avoir écouté les paroles braves de l’enfant, les parents l’embrassèrent tendrement et pleurèrent de plus belle. Et en les voyant tous pleurer, le garçon qui était à peine plus âgé qu’un bébé se mit à zozoter, les yeux flamboyants : ‘’Papa, pas pleurer. Maman, pas pleurer. Sœur, pas pleurer.’’ Et il s’approcha de chacun d’eux et s’assit sur leurs genoux, à tour de rôle. Puis, il se mit debout, saisit un bâton et en le brandissant bien haut, il dit dans son adorable gazouillis enfantin : ‘’Moi tuer rakshasa avec bâton !’’ L’action et les paroles de l’enfant les firent sourire au beau milieu de leurs larmes, mais elles ne firent qu’ajouter à leur immense tristesse. Sentant que le moment était propice pour intervenir, Kuntidevi entra et elle s’enquit de la cause de leur tristesse et demanda s’il y avait quelque chose qu’elle pouvait faire pour les aider. Le brahmane dit : ‘’Mère, c’est un malheur qui dépasse de loin votre aide. Près de la ville, il y a une caverne où vit un rakshasa cruel et terriblement 72 puissant qui s’appelle Bakasura. Il s’est emparé de cette ville et du royaume par la force, il y a treize ans, et depuis lors, il nous maintient dans une servitude cruelle. Le roi de ce pays a fui dans la ville de Vetrakiya et il est incapable de nous protéger. Autrefois, ce rakshasa sortait de sa caverne à sa guise et affamé, il tuait indistinctement les hommes, les femmes et les enfants de cette ville. Les habitants prièrent le rakshasa pour en arriver à une sorte de traité à la place de cette boucherie aveugle. Ils prièrent : ‘’Ne nous tuez pas comme cela au hasard, selon votre bon plaisir, et chaque semaine nous vous apporterons suffisamment de viande, de riz, de laitages et de liqueurs et beaucoup d’autres mets raffinés. Nous vous apporterons tout cela dans un char tiré par deux bœufs conduits par un humain qui sera choisi dans chacune de nos maisons, à tour de rôle. Vous pourrez manger le tout, mais de grâce, abstenez-vous de cette orgie de massacre inconsidérée.’’ Le rakshasa accepta les termes de la proposition. Depuis ce jour-là, ce puissant rakshasa protège le royaume des raids étrangers et des bêtes sauvages. Cet arrangement est en vigueur depuis de nombreuses années. On n’a trouvé aucun héros pour libérer le pays de ce fléau, car le rakshasa a systématiquement vaincu et tué tous les hommes braves qui ont essayé. Mère, notre souverain légitime est incapable de nous protéger. Les citoyens d’un pays dont le roi est faible ne devraient pas se marier ni avoir d’enfants. Une vie de famille digne avec un bonheur domestique et de la culture n’est possible que sous le règne d’un roi bon et fort. L’épouse, les richesses et le reste, rien n’est en sécurité, s’il n’y a pas un roi digne de ce nom qui nous gouverne, et après avoir longtemps souffert à la vue du chagrin des autres, c’est à présent notre tour d’envoyer une personne comme proie pour le rakshasa. Je n’ai pas les moyens d’acheter un remplaçant. Aucun de nous ne pourra supporter de vivre après l’envoi de l’un d’entre nous à une mort cruelle et donc, j’irai avec toute ma famille. Que cet infâme glouton se goinfre avec nous tous. Je vous ai chagrinée avec toutes ces choses, mais vous avez voulu savoir. Seul Dieu peut nous aider, mais nous avons perdu tout espoir.’’ 73 Les vérités politiques contenues dans cette histoire d’Ekachakra sont remarquables et suggestives. Kunti discuta de la question avec Bhimasena et elle revint auprès du brahmane. Elle dit : ‘’Homme bon, ne désespère pas. Dieu est grand. J’ai cinq fils. L’un d’entre eux apportera la nourriture au rakshasa.’’ Le brahmane sursauta de surprise, mais ensuite, il secoua tristement la tête et il ne voulut rien entendre à propos d’un sacrifice de remplacement. Kunti dit : ‘’Ô brahmane, ne craignez rien. Mon fils est doté de pouvoirs surhumains qui lui viennent de mantras et il tuera certainement ce rakshasa, comme je l’ai moimême vu tuer beaucoup d’autres rakshasas semblables. Mais gardez cela secret, car si vous le révélez, son pouvoir risquerait d’être réduit à néant.’’ Kunti craignait que, si leur histoire était ébruitée à l’étranger, les sbires de Duryodhana y voient la griffe des Pandavas et ne découvrent leur situation. Une joie sans borne et un enthousiasme démesuré envahirent Bhima à la suite des dispositions prises par Kunti. Les autres frères rentrèrent avec leurs aumônes. Dharmaputra vit le visage de Bhimasena qui rayonnait d’une joie qui l’avait déserté depuis longtemps et il en déduisit qu’il avait certainement en tête une aventure périlleuse et il interrogea Kunti qui lui révéla tout. Yudhishthira dit : ‘’Qu’est-ce que c’est que ça ? N’est-ce pas imprudent et irréfléchi ? En comptant sur la force de Bhima, nous dormons sans crainte ni souci. N’est-ce pas par la force et par l’audace de Bhima que nous espérons regagner le royaume dont nos ennemis fourbes se sont emparés ? N’est-ce pas grâce aux prouesses de Bhima que nous avons pu nous échapper du palais de laque ? Et tu es en train de risquer la vie de Bhima qui est notre 74 protection actuelle et notre futur espoir. Je crains que ces multiples épreuves n’aient obscurci ton jugement.’’ Kuntidevi répondit : ‘’Cher fils, nous avons vécu heureux pendant de nombreuses années dans la maison de ce brahmane. Le devoir, nenni, la plus haute vertu de l’homme, c’est de rendre le bien dont il a profité en faisant le bien à son tour. Je connais l’héroïsme de Bhima et je n’ai aucune crainte. Rappelez-vous qui nous a portés depuis Varanavata et qui a tué le démon Hidimba. C’est notre devoir de servir cette famille brahmane.’’ Ensuite, les habitants arrivèrent chez le brahmane avec beaucoup de variétés de viandes, de mets raffinés, de laitages et de liqueurs, placés dans un char tiré par deux bœufs. Bhima monta dans le char et prit la direction de la caverne du rakshasa. Le char avançait, accompagné par de la musique. Quand ils atteignirent l’endroit habituel, les habitants rebroussèrent chemin en laissant Bhima continuer seul. Les alentours de l’antre du rakshasa étaient immondes, avec des os, des cheveux et du sang partout et ils grouillaient de vermine et de fourmis. Bhima vit qu’ils étaient jonchés de bras, de jambes et de têtes arrachés et mutilés et que des charognards décrivaient des cercles, sentant la nourriture. Bhima arrêta le char et se mit à dévorer avec voracité la nourriture destinée au rakshasa en se disant : ‘’Je dois manger la nourriture avant qu’elle ne se perde dans la confusion du combat avec le rakshasa. De plus, après l’avoir tué, je serai souillé par le contact avec son cadavre et je ne pourrai plus la manger.’’ Le rakshasa, dont l’humeur avait déjà été échaudée par une longue attente, devint comme fou, lorsqu’il vit ce que Bhima était en train de faire. Bhima aperçut aussi le rakshasa et il le défia. Le rakshasa, avec son corps énorme, une moustache, une barbe, des poils roux et une gueule qui lui fendait la face 75 se rua sur Bhima qui souriait, imperturbable, et qui en esquivant sa prise, continuait de manger en lui tournant le dos. Le rakshasa asséna une pluie de coups sur le dos qui était tourné vers lui d’une manière aussi arrogante, mais Bhima ne semblait pas s’en apercevoir et ne cessa pas de manger pour autant. Le rakshasa déracina un arbre et le projeta sur Bhima qui même alors ne se tourna pas vers lui, mais écarta simplement le missile d’un revers de sa main gauche, tout en continuant de manger avec la droite. C’est seulement après qu’il ait terminé jusqu’au dernier pot de yaourt et après qu’il se soit rincé la bouche qu’il se leva avec un soupir de satisfaction et qu’il fit face au rakshasa. Un grand combat s’ensuivit. Bhima joua avec le rakshasa, en le projetant au sol à volonté et en le priant de se relever et de continuer à se battre. C’est ainsi que le rakshasa fut secoué par Bhima, comme s’il n’était qu’une simple poupée de chiffons. Pour finir, Bhima le jeta une dernière fois au sol, posa un genou sur son dos et il lui brisa la colonne vertébrale. Le rakshasa poussa un effroyable hurlement de douleur et de désespoir en vomissant du sang et il mourut. Bhima traîna sa carcasse jusqu’aux portes de la ville. Après être rentré chez lui, il prit un bain et puis, il raconta sa journée, pour le plus grand délice de sa mère. 76 XVI. LE SWAYAMVARA DE DRAUPADI Pendant que les Pandavas vivaient déguisés en brahmanes à Ekachakrapura leur parvinrent des nouvelles du swayamvara de Draupadi, la fille de Drupada, le roi de Panchala. De nombreux brahmanes d’Ekachakrapura projetaient de se rendre à Panchala dans l’espoir de recevoir les cadeaux habituels et de voir les festivités et le faste d’un mariage royal. Avec son instinct maternel, Kunti lut le désir de ses fils de se rendre à Panchala et de gagner le cœur de Draupadi. Aussi dit-elle à Yudhisthira : ‘’Nous sommes ici depuis si longtemps qu’il est temps de penser à aller quelque part ailleurs. Nous connaissons par cœur ces collines et ces vallées et nous en sommes las. Les aumônes que l’on nous donne diminuent et il ne serait pas bon de s’éterniser. Gagnons plutôt le royaume de Drupada qui est réputé pour être juste et prospère.’’ Kunti n’avait rien à envier à personne en termes de sagesse du monde et de sagacité et elle put gracieusement deviner les pensées de ses fils et leur épargner le côté gênant de les exprimer. Les brahmanes partirent en groupes pour assister au swayamvara et les Pandavas se mêlèrent à eux. Après une longue marche, ils arrivèrent dans la belle ville de Drupada et ils trouvèrent à se loger dans la maison d’un potier. Bien que Drupada et Drona étaient en paix extérieurement, le premier ne put jamais oublier ou pardonner l’humiliation qu’il avait subie à cause du second. Le vœu de Drupada, c’était de donner sa fille en mariage à Arjuna. Drona aimait tellement Arjuna qu’il pourrait difficilement considérer le beaupère de son élève comme son ennemi juré et s’il y avait une guerre, Drupada serait d’autant plus fort en étant le beau-père d’Arjuna. Quand il apprit la nouvelle de l’anéantissement des Pandavas à Varanavata, il sombra dans la douleur, mais plus tard, la rumeur qu’ils avaient pu s’échapper le soulagea. La salle des mariages était somptueusement décorée et aménagée au milieu d’un parterre de nouvelles maisons d’hôtes conçues pour loger les 77 prétendants du swayamvara et les invités. Des spectacles et des activités avaient été organisés pour le divertissement du public et il y eut des festivités splendides pendant deux semaines d’affilée. Un arc impressionnant avait été installé dans la salle des mariages. Il était demandé à celui qui était candidat à la main de la princesse de garnir l’arc d’une corde et puis, à l’aide de celui-ci, de décocher une flèche d’acier à travers l’ouverture centrale d’un disque qui tournait sur une cible placée en hauteur. Ceci requérait une force et une adresse quasiment surhumaines et Drupada proclama que le héros qui voulait obtenir sa fille devait accomplir cette prouesse. Beaucoup de princes vaillants étaient arrivés de toutes les parties de l’Inde. Les fils de Dhritarashtra étaient là, de même que Karna, Krishna, Sisupala, Jarasandha et Salya. En plus des concurrents, il y avait une foule énorme de spectateurs et de visiteurs. Le bruit qu’ils faisaient ressemblait au tumulte de l’océan, et par-dessus celui-ci s’élevaient les notes propices de la musique festive de centaines d’instruments. Dhrishtadyumna précédait à cheval sa sœur Draupadi qui montait un éléphant. Toute fraîche après avoir pris son bain prénuptial et vêtue de soie flottante, Draupadi mit pied à terre et elle entra dans la salle des mariages en la remplissant presque avec la douceur de sa présence et la perfection de sa beauté. Tenant en main une guirlande et jetant des coups d’œil timides aux princes vaillants qui, pour leur part, la contemplaient avec une admiration muette, elle monta sur l’estrade. Les brahmanes récitèrent les mantras de circonstance et offrirent des oblations au feu. Après avoir psalmodié l’invocation pour la paix et après que la musique se soit tue, Dhrishtadyumna prit Draupadi par la main et il la conduisit au centre de la salle. Puis, il annonça à voix haute : ‘’Oyez, ô vaillants princes réunis au sein de cette assemblée ! Voici un arc, voilà la cible et voici des flèches. Celui qui enverra cinq flèches consécutives 78 dans le trou de la roue et qui sans faillir touchera la cible, à condition qu’il soit aussi d’une bonne famille et qu’il présente bien, obtiendra la main de ma sœur.’’ Puis, il rapporta à Draupadi leur nom, leur lignée et il lui fit une description des différents prétendants qui étaient rassemblés là. De nombreux princes réputés se levèrent, l’un après l’autre, et s’efforcèrent vainement de garnir l’arc d’une corde : il était trop lourd et trop raide pour eux et ils retournèrent à leurs places, confus et honteux. Sisupala, Jarasandha, Salya et Duryodhana faisaient partie de ces candidats malheureux. Quand Karna s’avança, toute l’assemblée s’attendait à ce qu’il réussisse, mais il échoua d’un cheveu La corde retomba et l’arc puissant lui sauta des mains, comme s’il était vivant. Il y eut une grande clameur et des paroles empreintes de colère, certains allant même jusqu’à dire que c’était là un test impossible destiné à embarrasser les rois. Puis, le brouhaha s’estompa, car du groupe des brahmanes s’était levé un jeune homme qui s’avança vers l’arc. C’était Arjuna qui était venu, déguisé en brahmane. Quand il se leva, une clameur sauvage jaillit de nouveau de la foule. Les brahmanes eux-mêmes étaient partagés : certains étaient ravis qu’il y en ait un parmi eux qui avait le courage de concourir, alors que d’autres, plus envieux ou plus au courant des affaires du monde, critiquaient l’impudence de ce brahmacharin d’entrer en lice, quand des héros comme Karna, Salya et d’autres avaient échoué. Mais il y en avait d’autres encore qui tenaient un langage différent, car ils avaient remarqué la noble silhouette du jeune homme. Ils dirent : ‘’D’après son apparence, nous pensons qu’il va gagner. Il a l’air sûr de lui et il sait certainement de quoi il en retourne. Peut-être est-il physiquement plus faible, mais est-ce une question de force brutale ? Qu’en est-il du pouvoir des austérités ? Pourquoi ne devrait-il pas essayer ?’’ Et ils le bénirent. Arjuna s’approcha de l’endroit où l’arc se trouvait et il demanda à Dhrishtadyumna : ‘’Un brahmane peut-il tenter sa chance ?’’ 79 Dhrishtadyumna répondit : ‘’Ô meilleur d’entre les brahmanes, ma sœur deviendra l’épouse de quiconque provient d’une bonne famille, présente bien, parvient à garnir l’arc d’une corde et à abattre la cible. Mes paroles tiennent toujours et il n’est pas question de revenir dessus.’’ Arjuna médita sur Narayana, le Dieu suprême, il saisit l’arc et il garnit l’arc d’une corde avec aisance. Il encocha une flèche et il jeta un coup d’œil à la ronde en souriant, alors que la foule était subjuguée et silencieuse. Puis, sans pause ni hésitation, il décocha cinq flèches d’affilée qui atteignirent la cible à travers le dispositif tournoyant, ce qui provoqua sa chute. La foule rugit et il y eut une salve bruyante de la part des instruments de musique. Les brahmanes, qui étaient nombreux dans l’assemblée, poussaient des cris de joie en agitant leurs peaux de daim et exultaient, comme si la communauté toute entière avait conquis Draupadi. Le tumulte qui s’ensuivit fut indescriptible. Draupadi était resplendissante. Son visage rayonnait d’un bonheur qui brillait dans ses yeux en regardant Arjuna. Elle s’approcha de lui et elle plaça la guirlande autour de son cou. Yudhisthira, Nakula et Sahadeva retournèrent à la hâte dans la maison du potier pour communiquer sur le champ la bonne nouvelle à leur mère. Seul Bhima resta, de peur que les kshatriyas ne constituent un danger pour Arjuna. Comme Bhima l’avait prévu, les princes furent prompt à la colère. Ils dirent : ‘’La pratique du swayamvara, le choix d’un époux ne prévaut pas chez les brahmanes. Si cette jeune fille ne veut pas épouser un prince, elle devrait rester vierge et s’immoler sur le bûcher. Comment un brahmane pourrait-il l’épouser ? Nous devrions nous opposer à un tel mariage et l’empêcher pour protéger la justice et sauver la pratique du swayamvara du danger qui la menace.’’ Une bagarre semblait imminente. Bhima déracina un arbre et après l’avoir dûment élagué, il vint se placer à côté d’Arjuna, armé de cette 80 formidable matraque et prêt à toute éventualité. Draupadi ne prononça pas un mot, mais elle tenait un pan de la peau de daim qui recouvrait Arjuna. Krishna, Balarama et d’autres cherchèrent à calmer les princes qui avaient créé la confusion. Arjuna prit la direction de la maison du potier, accompagné par Draupadi. Pendant que Bhima et Arjuna escortaient Draupadi jusqu’à leur résidence provisoire, Dhrishtadyumna les suivit de loin et discrètement, il observa tout ce qui se passa là-bas. Il fut stupéfait et ravi par ce qu’il vit et dès son retour, il dit secrètement au roi Drupada : ‘’Père, je pense que ce sont les Pandavas. Draupadi les accompagnait en tenant un pan de la peau de daim de ce jeune homme et elle n’était pas du tout décontenancée. Je les ai vus tous les cinq, ainsi qu’une vénérable et auguste dame qui sans doute est Kunti elle-même.’’ A l’invitation de Drupada, Kunti et les Pandavas se rendirent au palais. Dharmaputra confia au roi qu’ils étaient les Pandavas. Il l’informa aussi de leur décision d’épouser tous les cinq Draupadi. Drupada se réjouit de savoir qu’ils étaient les Pandavas, ce qui apaisa toute angoisse concernant l’inimitié de Drona, mais il fut sidéré et dégoûté, lorsqu’il apprit qu’ils épouseraient conjointement Draupadi. Drupada s’y opposa et dit : ‘’C’est contraire à la moralité ! Comment cette idée a-t-elle pu entrer dans votre tête, cette idée immorale qui va à l’encontre de l’usage traditionnel ?’’ Yudhisthira répondit : ‘’Ô roi, veuillez nous excuser. Dans une période de grand péril, nous avons fait le vœu de tout partager en commun et nous ne pouvons pas briser ce vœu. Notre mère nous l’a ordonné.’’ Drupada finit par céder et le mariage fut célébré. 81 XVII. INDRAPRASHTA Quand les nouvelles des incidents qui se produisirent au swayamvara de Panchala parvinrent à Hastinapura, Vidura se réjouit. Il se rendit immédiatement chez Dhritarashtra et dit : ‘’Ô roi, notre famille s’est renforcée, parce que la fille de Drupada est devenue notre belle-fille. Nos étoiles sont bonnes !’’ Dhritarashtra pensa dans son affection aveugle pour son fils que c’était Duryodhana qui avait également pris part au swayamvara, qui avait gagné Draupadi. Sous le coup de cette fausse impression, il répondit : ‘’C’est effectivement un bon moment pour nous, comme tu le dis ! Va immédiatement chercher Draupadi et accueillons joyeusement Panchali.’’ Vidura se hâta de corriger l’erreur. Il dit : ‘’Les Pandavas sont bénis et en vie et c’est Arjuna qui a conquis la fille de Drupada. Les cinq Pandavas l’ont épousée conjointement suivant les rites prescrits par les Shastras. Avec leur mère, Kuntidevi, ils sont heureux et sous la protection de Drupada.’’ Ces paroles de Vidura frustrèrent Dhritarashtra, mais il dissimula sa déception. Il dit à Vidura, avec une joie feinte : ‘’Ô Vidura, tes paroles me réjouissent ! Ces chers Pandavas sont donc réellement vivants ! Et nous les pleurions comme morts ! La nouvelle que tu viens de me transmettre me met du baume au cœur. Ainsi, la fille de Drupada est devenue notre belle-fille ! Bien, bien, très bien !’’ La jalousie et la haine de Duryodhana redoublèrent, lorsqu’il découvrit que les Pandavas avaient réussi à s’échapper du palais de laque et qu’après avoir passé une année incognito, ils étaient maintenant devenus encore plus puissants grâce à leur alliance avec le puissant roi de Panchala. 82 Duryodhana et son frère, Duhsasana allèrent trouver leur oncle, Sakuni et lui dirent tristement : ‘’Mon oncle, nous sommes perdus ! Nous avons été déçus en comptant sur Purochana. Nos ennemis, les Pandavas, sont plus intelligents que nous et la fortune semble aussi les favoriser. Dhritarashtra et Sikhandin sont devenus leurs alliés. Que pouvons-nous faire ?’’ Karna et Duryodhana se rendirent chez Dhritarashtra. Duryodhana dit : ‘’Tu as dit à Vidura que des jours meilleurs nous attendaient. Est-il meilleur pour nous que nos ennemis naturels, les Pandavas, sont tellement montés en puissance qu’ils nous détruiront sûrement ? Nous n’avons pas pu réussir notre complot contre eux et le fait qu’ils sont au courant constitue un danger supplémentaire. Nous en sommes maintenant arrivés à ceci – ou bien nous devons les détruire ici et maintenant ou bien nous périrons nous-mêmes. Faisnous la faveur de tes conseils concernant cette question.’’ Dhritarashtra répondit : ‘’Mon cher fils, ce que tu dis est juste. Cependant, nous ne devrions pas laisser Vidura connaître notre état d’esprit, c’est pourquoi je lui ai parlé ainsi. J’écoute maintenant tes suggestions quant à ce que nous devrions faire.’’ Duryodhana dit : ‘’Je me sens tellement soucieux qu’aucun plan ne me vient à l’esprit. Peut-être que nous devrions prendre avantage du fait que ces Pandavas ne sont pas tous nés de la même mère et créer des dissensions entre les fils de Madri et ceux de Kunti. Nous pourrions aussi tenter de soudoyer Drupada pour qu’il rejoigne notre camp. Le fait qu’il ait donné sa fille en mariage aux Pandavas ne devrait pas faire obstacle à ce qu’il devienne notre allié. Il n’y a rien que ne peut accomplir le pouvoir de l’argent.’’ Karna sourit et dit : ‘’Ce sont là de vaines paroles !’’ 83 Duryodhana poursuivit : ‘’Nous devrions veiller à ce que les Pandavas ne viennent pas ici exiger de nous le royaume qui est maintenant en notre possession. Nous pourrions charger certains brahmanes de propager des rumeurs adéquates dans la ville de Drupada et de raconter que les Pandavas seraient en grand danger, s’ils devaient se rendre à Hastinapura. Alors, les Pandavas craindront de venir ici et nous serons en sécurité.’’ Karna répondit : ‘’Ces paroles sont également vaines ! Vous ne pouvez pas les effrayer ainsi.’’ Duryodhana continua : ‘’Ne pouvons-nous pas créer la discorde chez les Pandavas par l’intermédiaire de Draupadi ? Son mariage polygame est très commode pour nous : nous provoquerons des doutes et des jalousies dans leurs esprits avec les efforts d’expertes dans l’art de l’érotisme. Nous réussirons certainement ! Nous pourrions nous arranger pour qu’une beauté séduise certains fils de Kunti et ainsi, Draupadi se retournera contre eux. Si Draupadi se met à soupçonner l’un d’entre eux, nous pourrions l’inviter à Hastinapura et l’utiliser pour que notre plan prospère.’’ Une nouvelle fois, Karna rit avec dédain. Il dit : ‘’Aucune de vos suggestions ne vaut quoi que ce soit ! Vous ne pouvez pas vaincre les Pandavas avec de tels stratagèmes. Quand ils étaient ici et quand ils étaient encore comme des oiseaux qui n’avaient pas encore développé leurs ailes, nous avons vu que nous ne pouvions pas les tromper et vous pensez pouvoir les tromper maintenant qu’ils ont acquis de l’expérience et qu’ils sont, qui plus est, sous la protection de Drupada. Ils ont vu quels étaient vos desseins. Les stratagèmes ne marcheront plus, maintenant. Vous ne pouvez pas semer la zizanie parmi eux. Vous ne pouvez pas acheter le sage et honorable Drupada. Il n’abandonnera jamais les Pandavas. Draupadi non plus ne se détournera jamais d’eux. Par conséquent, il ne nous reste plus qu’une seule solution et c’est de les attaquer avant qu’ils ne se renforcent encore et que d’autres amis 84 s’allient à eux. Nous devrions attaquer les Pandavas et Drupada par surprise avant que Krishna ne s’unisse à eux avec l’armée des Yadavas. Nous devrions choisir la voie héroïque, comme il convient à des kshatriyas. Toute manigance sera vaine !’’ Ainsi parla Karna. Dhritarashtra n’arrivait pas à se décider. Par conséquent, le roi fit appeler Bhishma et Drona et les consulta. Bhishma fut très heureux d’apprendre que les Pandavas étaient en vie et bien vivants en tant qu’hôtes du roi Drupada de Panchala, dont ils avaient marié la fille. Consulté sur les mesures à prendre, Bhishma qui était sage avec sa connaissance mûrie du bien et du mal, répondit : ‘’Le bon parti serait de les accueillir et de leur donner la moitié du royaume. Les citoyens désirent aussi un tel accord. C’est l’unique manière de préserver la dignité de notre famille. Il y a beaucoup de propos inconsidérés et déshonorants à votre encontre concernant l’incendie du palais de laque. Tous les reproches et même tous les soupçons se dissiperont, si vous invitez les Pandavas et si vous leur remettez la moitié du royaume. C’est ce que je conseille.’’ Drona conseilla la même chose et il suggéra d’envoyer un messager dûment mandaté pour arriver à un arrangement à l’amiable et établir la paix. Karna monta alors sur ses grands chevaux. Il était complètement dévoué à Duryodhana et il ne pouvait absolument pas supporter l’idée de restituer une partie du royaume aux Pandavas. Il dit à Dhritarashtra : ‘’Je suis surpris que Drona qui a reçu de vous richesses et honneurs ait fait une telle suggestion. Un roi devrait examiner avec beaucoup de sens critique l’avis de ses ministres avant de l’accepter ou de le rejeter.’’ 85 Ayant entendu les paroles de Karna, Drona dit, avec des yeux qui lançaient des éclairs : ‘’Ô homme pervers, tu recommandes au roi de suivre le mauvais chemin ! Si Dhritarashtra ne fait pas ce que Bhishma et moi, nous avons conseillé, les Kauravas seront certainement anéantis dans un proche avenir.’’ Alors, Dhritarashtra demanda conseil à Vidura qui répondit : ‘’Les conseils donnés par Bhishma, le chef de notre race et par le maître Drona sont sages et ils ne devraient pas être négligés. Les Pandavas sont aussi vos enfants, comme Duryodhana et ses frères. Vous devriez réaliser que ceux qui vous conseillent de nuire aux Pandavas courent tout droit à la destruction de la race. Drupada et ses fils, ainsi que Krishna et les Yadavas sont les alliés loyaux des Pandavas. Il est impossible de les vaincre au combat. Le conseil de Karna est sot et mauvais. Des bruits courent à l’étranger que nous avons tenté de faire périr les Pandavas dans le palais de laque et nous devrions d’abord essayer de nous laver de cette accusation. Les citoyens du pays tout entier se réjouissent de savoir que les Pandavas sont vivants et ils désirent les revoir. N’écoutez pas les paroles de Duryodhana. Karna et Sakuni ne sont que des jeunes sans expérience qui ignorent comment on dirige un Etat et qui sont incompétents en matière de conseil. Suivez les conseils de Bhishma.’’ Au bout du compte, Dhritarashtra se résolut à établir la paix en donnant la moitié du royaume aux fils de Pandu. Il envoya Vidura dans le royaume de Panchala afin de ramener les Pandavas et Draupadi. Vidura se rendit chez Drupada dans un véhicule rapide en emportant avec lui beaucoup de bijoux précieux et d’autres présents de valeur. Il rendit l’hommage qui lui était dû au roi Drupada et il le pria, au nom de Dhritarashtra, d’envoyer les Pandavas à Hastinapura avec Panchali. 86 Drupada se méfiait de Dhritarashtra, mais il dit simplement : ‘’Les Pandavas peuvent faire, comme ils l’entendent.’’ Vidura alla trouver Kuntidevi et il se prosterna devant elle. Elle dit : ‘’Ô, fils de Vichitravirya, tu as sauvé mes fils. Ils sont par conséquent tes enfants. Je te fais confiance et je ferai ce que tu conseilles.’’ Elle aussi avait des soupçons concernant les intentions de Dhritarashtra. Vidura la rassura : ‘’Il n’arrivera rien de mal à vos enfants. Ils hériteront du royaume et ils acquerront beaucoup de renom. Venez. Partons.’’ Drupada finit par donner son assentiment et Vidura retourna à Hastinapura avec les Pandavas, Kunti et Draupadi. En signe de liesse pour accueillir les princes bien-aimés qui rentraient chez eux après de longues années d’exil, les rues d’Hastinapura avaient été arrosées et ornées de fleurs et comme il en avait été décidé, la moitié du royaume fut transmise aux Pandavas et Yudhishthira fut légitimement couronné roi. Dhritarashtra bénit le nouveau roi, Yudhisthira, et il lui dit adieu en ces termes : ‘’Mon frère Pandu a rendu ce royaume prospère. Puisses-tu être le digne héritier de son renom ! Le roi Pandu se plaisait à respecter mon avis. Aimemoi de la même manière. Mes fils sont mauvais et orgueilleux. J’ai fait cet arrangement pour qu’il n’y ait ni conflit ni haine entre vous. Allez à Khandavaprastha et faites-en votre capitale. Nos ancêtres, Pururavas, Nahusha et Yayati gouvernaient le royaume de là-bas. C’était notre ancienne capitale. Rebâtissez-la avec grandeur.’’ 87 Ainsi parla Dhritarashtra à Yudhishthira. Les Pandavas rénovèrent l’ancienne cité, construisirent des palais et des forts et ils la rebaptisèrent Indraprastha, et elle ne fit que croître en richesse et en beauté et elle fit l’admiration du monde. Les Pandavas y régnèrent avec bonheur pendant trente-six ans avec leur mère et Draupadi sans dévier du chemin du dharma. 88 XVIII. JARASANDHA Les Pandavas régnaient magnifiquement sur Indraprastha et l’entourage de Yudhishthira l’exhorta à célébrer le sacrifice rajasuya et à assumer le titre d’empereur. Il est évident que l’impérialisme exerçait une fascination irrésistible, même à cette époque. Yudhisthira chercha conseil auprès de Sri Krishna. Quand Krishna apprit que Dharmaputra désirait le voir, il se mit en route dans un char rapide et il gagna Indraprastha. Yudhishthira dit : ‘’Mes gens me poussent à accomplir le rajasuya, mais comme tu le sais, seul celui qui peut obtenir le respect et l’allégeance de tous les rois peut accomplir ce sacrifice et obtenir le statut d’empereur. Conseillemoi. Tu ne fais pas partie de ceux dont l’affection les rend aveugles et partiaux. Et tu n’es pas non plus l’un de ceux qui conseillent pour plaire et dont le conseil est plaisant plutôt qu’authentique ou sain.’’ Krishna répondit : ‘’Bien dit, et c’est pourquoi tu ne peux pas être empereur tant que le puissant Jarasandha de Magadha est en vie et invaincu. Il a vaincu de nombreux rois qu’il maintient dans la sujétion. Tous les kshatriyas – y compris le redoutable Sisupala – redoutent sa vaillance et lui sont soumis. N’as-tu pas entendu parler du cruel Kamsa, le fils d’Ugrasena ? Après qu’il soit devenu le beau-fils et l’allié de Jarasandha, moi et les miens, nous avons attaqué Jarasandha. Après trois ans de combats ininterrompus, nous avons dû reconnaître la défaite, nous avons quitté Mathura et nous sommes allés jusqu’à Dwarka, à l’ouest, où nous avons construit une nouvelle cité où nous vivons dans la paix et dans l’abondance. Même si Duryodhana, Karna et d’autres ne s’opposent pas à ce que tu assumes le titre d’empereur, Jarasandha s’y opposera certainement et le seul moyen de surmonter son opposition, c’est de le vaincre et de le tuer. Alors, tu pourras non seulement 89 accomplir le rajasuya, mais tu pourras aussi sauver et obtenir l’adhésion des rois qui se morfondent dans ses prisons.’’ Après avoir entendu ces paroles de Krishna, Yudhisthira dit : ‘’Je suis d’accord. Je ne suis que l’un de ces nombreux rois qui gouvernent leurs royaumes avec équité et justice et qui mènent une vie heureuse dépourvue d’ambition. Ce n’est que de la vanité et de la vaine gloire que de vouloir devenir empereur. Pourquoi un roi ne devrait-il pas se satisfaire de son propre royaume ? Je renonce donc à ce désir d’être empereur et vraiment, ce titre ne me tente pas. Ce sont mes frères qui le souhaitent. Si toi-même, tu crains Jarasandha, que pouvons-nous espérer faire ?’’ Bhima n’appréciait pas du tout cette espèce de contentement pusillanime. Bhima dit : ‘’L’ambition est la plus noble vertu d’un roi. A quoi cela sert-il d’être fort, si l’on ne connaît pas sa propre puissance ? Je ne puis me réconcilier à vivre une vie de facilité et de contentement oisifs. Celui qui rejette la mollesse et qui utilise comme il sied les moyens politiques peut vaincre même de plus forts que lui. La force associée à la stratégie habile peut certainement faire beaucoup. Qu’est-ce que la combinaison de ma force unie à la sagesse de Krishna et à l’adresse d’Arjuna ne pourrait pas accomplir ? Nous pourrons vaincre les forces de Jarasandha, si nous nous unissons tous les trois et si nous procédons sans douter et sans peur.’’ Krishna l’interrompit : ‘’Jarasandha devrait certainement être tué et il le mérite. Il a injustement jeté quatre-vingt-six princes en prison. Il projette d’immoler cent rois et il attend d’en capturer encore quatorze. Si Bhima et Arjuna sont d’accord, je les accompagnerai et ensemble, nous tuerons ce roi par la ruse et nous libérerons les princes emprisonnés. J’apprécie cette suggestion.’’ 90 Ce conseil ne plut pas à Yudhisthira. Il dit : ‘’Ceci pourrait réellement impliquer de sacrifier Bhima et Arjuna qui sont comme mes deux yeux, simplement pour satisfaire le vain désir d’être empereur. Je n’apprécie guère l’idée de les envoyer dans cette mission périlleuse. Il m’apparaît qu’il vaut beaucoup mieux renoncer complètement à cette idée.’’ Arjuna dit : ‘’A quoi cela sert-il de vivre une vie dépourvue d’actes héroïques, à nous qui sommes nés dans une lignée illustre ? Un kshatriya, même s’il est doté de toutes les autres bonnes qualités n'acquerra aucun renom, s’il ne s’emploie pas. L’enthousiasme est la mère de la réussite. Nous pouvons saisir notre chance, si nous accomplissons nos devoirs énergiquement. Même un homme puissant peut échouer de guerre lasse, s’il n’utilise pas les moyens qu’il a. L’échec est dû dans la vaste majorité des cas à l’ignorance de sa propre force. Nous savons que nous sommes forts et nous n’avons pas peur d’utiliser cette force au maximum de nos capacités. Pourquoi Yudhishthira devrait-il supposer que nous sommes incapables de réussir ici ? Quand nous serons vieux, il sera toujours temps de revêtir la robe ocre, de nous rendre dans la forêt et de passer le restant de nos jours dans la pénitence et dans les austérités. A présent, nous devrions mener des vies énergiques et accomplir des actes héroïques dignes de la tradition de notre race.’’ Krishna se réjouit d’entendre ces paroles et dit : ‘’Que pourrait conseiller d’autre Arjuna, fils de Kunti, de la race des Bharatas ? La mort touche tout le monde, le héros comme le zéro, mais le plus noble devoir d’un kshatriya, c’est d’être fidèle à sa race et à sa foi, de vaincre ses ennemis dans un juste combat et d’en tirer gloire.’’ Finalement, Yudhisthira acquiesça à l’opinion unanime que leur devoir impliquait de pourfendre Jarasandha. 91 XIX. LA MISE À MORT DE JARASANDHA Brihadratha régna sur le royaume de Magadha et fut célébré comme un grand héros. Il épousa les filles jumelles du raja de Kasi et il jura d’être impartial envers les deux. Pendant longtemps, Brihadratha n’eut pas d’enfant. Déjà âgé, il remit son royaume à ses ministres, il se rendit dans la forêt avec ses deux épouses et il s’engagea dans des austérités. Il approcha le sage Kausika, du clan de Gautama, car son cœur désirait toujours douloureusement des enfants. Le sage fut ému par la compassion et lui demanda ce qu’il désirait. Il répondit : ‘’Je n’ai pas d’enfant et je suis venu dans la forêt après avoir renoncé à mon royaume. Donnez-moi des enfants.’’ Le sage était rempli de compassion et alors qu’il réfléchissait à un moyen d’aider le roi, une mangue tomba dans son giron. Il la cueillit et il la tendit au roi avec cette bénédiction : ‘’Prenez-la, votre vœu sera exaucé !’’ Le roi coupa le fruit en deux parts égales et en donna une à chacune de ses épouses. Il agit ainsi pour tenir sa promesse de rester impartial envers elles. Quelque temps après avoir mangé le fruit, les femmes tombèrent enceintes. L’accouchement eut lieu en temps voulu, mais au lieu de leur apporter la joie attendue, il ne fit qu’accroître leur douleur, car chacune ne mit au monde qu’une moitié d’enfant – la moitié sanguinolente d’une naissance monstrueuse et révoltante constituée par les deux moitiés égales et parfaitement complémentaires d’un bébé avec un œil, une jambe, un demi-visage, une oreille, etc. Au comble de la douleur, elles ordonnèrent à leurs servantes de placer les parties sanguinolentes dans un linge et de les jeter. Les servantes firent 92 comme on le leur avait ordonné et elles jetèrent le paquet sur un tas d’ordures dans la rue. Par chance, une rakshasi cannibale tomba sur le paquet. En voyant les deux morceaux de chair, elle exulta et en les ramassant, accidentellement, les deux moitiés furent mises côte à côte et elles adhérèrent spontanément et se transformèrent en un enfant complet et vivant, parfait sous toutes les coutures. La rakshasi stupéfaite ne voulut pas tuer l’enfant. Elle prit l’aspect d’une belle jeune femme, elle se rendit chez le roi et elle lui présenta l’enfant en disant : ‘’C’est votre enfant !’’ Le roi en fut comblé et il remit l’enfant à ses deux épouses. Cet enfant devint célèbre sous le nom de Jarasandha. Il devint un homme à la force physique immense, mais son corps avait une faiblesse – en effet, puisqu’il était constitué par la fusion de deux parties distinctes, il pouvait à nouveau être scindé en deux, en employant une force suffisante. Après avoir décidé la mise à mort de Jarasandha, Sri Krishna dit : ‘’Hamsa, Hidimbaka, Kamsa et les autres alliés de Jarasandha ne sont plus là et à présent qu’il est isolé, c’est le bon moment pour s’en débarrasser. Il est inutile d’employer des armées. On doit le provoquer en combat singulier et le tuer.’’ Conformément au code d’honneur en vigueur à l’époque, un kshatriya devait accepter le défi d’un duel – avec ou sans armes. Le duel sans armes était un combat à mort avec des gantelets ou un genre de lutte à mort, du style catch. C’était la tradition kshatriya à laquelle Krishna et les Pandavas eurent recours pour occire Jarasandha. 93 Ils se déguisèrent en religieux vêtus de robes en fibres d’écorce et ils tenaient en main des gerbes d’herbe sacrée, darbha. C’est ainsi qu’ils entrèrent dans le royaume de Magadha et qu’ils arrivèrent à la capitale de Jarasandha. Jarasandha était perturbé par des présages de mauvais augure. Afin d’écarter tout danger, il fit célébrer des rites propitiatoires par les prêtres et lui-même entreprit de jeûner et de faire pénitence. Krishna, Bhima et Arjuna entrèrent sans arme dans le palais. Jarasandha les reçut avec respect, car leur noble maintien semblait indiquer une origine illustre. Bhima et Arjuna ne répondirent pas à ses quelques paroles de bienvenue, car ils souhaitaient éviter d’avoir à dire des mensonges. Krishna parla en leur nom : ‘’Ceux-ci observent actuellement un vœu de silence, comme partie intégrante de leurs austérités. Ils ne pourront parler qu’après minuit.’’ Jarasandha les reçut dans la salle des sacrifices, puis il retourna au palais. Il était dans les habitudes de Jarasandha de rencontrer de nobles âmes qui avaient fait des vœux et de leur parler quand cela leur convenait et donc, il les fit appeler à minuit. Leur comportement avait éveillé ses soupçons et il constata aussi que leurs mains portaient des cicatrices laissées par le tir à l’arc et qu’en plus, ils avaient l’allure fière de kshatriyas. Lorsque Jarasandha leur demanda la vérité, ils dirent ouvertement : ‘’Nous sommes tes ennemis et nous voulons un combat immédiat. Tu peux choisir librement l’un d’entre nous pour se battre avec toi.’’ Après avoir découvert qui ils étaient, Jarasandha dit : ‘’Krishna, tu n’es qu’un vacher et Arjuna n’est qu’un gamin. Bhima est célèbre pour sa force physique. Je souhaite me battre avec lui.’’ Comme Bhima était sans armes, Jarasandha accepta magnanimement de lutter sans armes. 94 Bhima et Jarasandha se valaient tellement en force qu’ils se battirent sans interruption pendant treize jours sans se reposer et sans se restaurer sous les regards tantôt remplis d’espoir et tantôt remplis d’angoisse de Krishna et d’Arjuna. Le quatorzième jour, Jarasandha montra des signes d’épuisement et Krishna souffla à Bhima que le temps était venu d’en finir avec lui. Immédiatement, Bhima le souleva et après l’avoir fait tournoyer une centaine de fois au-dessus de sa tête, il le projeta au sol et en empoignant ses deux jambes, il déchira son corps en deux. Bhima rugit triomphalement. Mais les deux moitiés se resoudèrent immédiatement et Jarasandha, réunifié, se releva vigoureusement et il attaqua de nouveau Bhima. Bhima était abasourdi par ce qu’il venait de voir et il ne savait plus que faire, lorsqu’il vit Krishna ramasser un brin de paille, le déchirer en deux et jeter les morceaux dans des directions opposées. Bhima comprit l’allusion et après avoir de nouveau écartelé Jarasandha, il jeta les deux parties de son corps dans deux directions opposées pour qu’elles ne puissent plus se réunir. C’est ainsi que Jarasandha périt. Les princes prisonniers furent libérés et le fils de Jarasandha fut couronné roi de Magadha, puis Krishna, Bhima et Arjuna rentrèrent à Indraprastha. 95 XX. LE PREMIER HONNEUR Quitter une assemblée en guise de protestation n’est pas neuf et nous apprenons du Mahabharata qu’on avait déjà recours à ce type de départ précipité dans les temps anciens. L’Inde ancienne était constituée par de nombreux Etats indépendants. Bien qu’il y avait un seul dharma et une seule culture dans tout le pays, l’autonomie de chaque Etat était scrupuleusement respectée. Occasionnellement, un monarque fort et ambitieux cherchait à obtenir l’assentiment de ses pairs pour exercer sa suzeraineté. Si ceux-ci marquaient leur accord, il célébrait le grand sacrifice du rajasuya, auquel tous les rois vassaux participaient en signe de reconnaissance de sa suprématie. En accord avec cette coutume, les Pandavas invitèrent les autres rois après la mise à mort de Jarasandha et ils célébrèrent le rajasuya. Le moment de rendre les honneurs arriva. La coutume était de rendre d’abord hommage à l’invité considéré comme le plus digne d’avoir la préséance sur tous les autres. La question de savoir qui devrait être honoré en premier fut soulevée. Le vénérable Bhishma soutenait catégoriquement que Sri Krishna, le roi de Dwaraka, devrait recevoir les honneurs en premier lieu, une opinion que partageait aussi Yudhisthira. Yudhisthira suivit son conseil et Sahadeva qui suivit ses instructions rendit à Sri Krishna les hommages prescrits par la tradition. Sisupala, le roi de Chedi, qui haïssait Krishna, comme seule la méchanceté peut haïr la bonté, ne put le supporter. Il se moqua tout haut et dit : ‘’C’est complètement ridicule et injuste, mais je ne suis guère surpris ! Celui qui a demandé conseil est né dans l’illégitimité. 96 (C’était une allusion insultante pour les fils de Kunti.) Celui qui a donné conseil est né de qui décline toujours du haut vers le bas. (En référence au fait que Bhishma est le fils du Gange, le fleuve s’écoulant naturellement du haut vers le bas). Et celui qui a rendu les honneurs est aussi né illégitimement. Et que dirais-je de l’homme qui a été honoré ! Un vulgaire vacher ! Les membres de cette assemblée sont réellement stupides, s’ils n’ont rien à redire à ceci ! Ce n’est pas un lieu pour des hommes dignes.’’ Quelques princes applaudirent Sisupala. Encouragé par leurs applaudissements, celui-ci s’adressa à Yudhishthira : ‘’Alors qu’il y a tant de rois qui sont rassemblés ici, c’est une honte que vous ayez rendu le premier honneur à Krishna. Ne pas rendre honneur là où celuici est légitimement dû et rendre honneur, quand ce n’est pas mérité sont deux offenses graves. Il est regrettable qu’avec toutes vos prétentions impériales, vous ignoriez ceci !’’ De plus en plus en colère, il poursuivit : ‘’Ignorant les nombreux rois et les nombreux héros qui sont ici, parce que vous les avez invités et les méprisant malicieusement, vous avez rendu les honneurs royaux à un rustre, quelqu’un d’insignifiant ; Vasudeva, le père de Krishna, n’était qu’un serviteur d’Ugrasena. Il n’est même pas de sang royal. Est-ce l’endroit et l’occasion d’exhiber votre partialité vulgaire pour Krishna, le fils de Devaki ? Est-ce digne des fils de Pandu ? Ô, fils de Pandu ! Vous êtes des jeunes novices incultes, complètement ignorants de la manière dont on dirige une assemblée royale. Ce vieux radoteur de Bhishma vous a mal guidés et il vous a ainsi couverts de ridicule. Krishna n’est pas du tout un monarque ! Ô Yudhishthira, pourquoi avoir osé rendre honneur en premier à ce misérable dans cette illustre assemblée de rois ? Il n’a même pas le mérite de l’âge – et si vous respectez les cheveux gris, son père n’est-il pas encore en vie ? Vous n’auriez certainement pas pu l’honorer comme précepteur, car votre précepteur, c’est Drona, qui est ici dans cette assemblée. Est-ce en tant 97 qu’expert dans l’accomplissement des sacrifices que vous l’avez honoré ? Certainement pas, car Vyasa, le grand maître, est présent. Il aurait mieux fallu que vous ayez d’abord rendu hommage à Bhishma, car tout vieux radoteur qu’il est, il a quand même le mérite d’être l’aîné de votre maison. Votre précepteur familial, Kripacharya, est aussi présent dans cette assemblée. Comment avez-vous pu alors rendre honneur en premier à ce vacher ? Aswatthama, le héros qui est expert dans tous les Shastras est ici. Comment avez-vous choisi Krishna en l’oubliant ? Parmi tous les princes qui sont rassemblés ici, il y a Duryodhana. Et il y a aussi Karna, le disciple de Parasurama. N’est-il pas le héros qui a combattu Jarasandha d’une seule main et qui l’a vaincu ? Le négligeant par partialité puérile, vous avez choisi de rendre honneur en premier lieu à Krishna – Krishna qui n’est ni de sang royal, ni héroïque, ni cultivé, ni saint, et qui n’a même pas les cheveux blancs – qui n’est rien d’autre qu’un vulgaire vacher ! Vous nous avez ainsi tous déshonorés, vous qui nous avez invités ici. Ô rois ! Ce n’est pas par crainte que nous avons consenti à ce que Yudhisthira prenne le titre d’empereur. Personnellement, nous ne nous soucions pas beaucoup qu’il soit ami ou ennemi. Mais ayant entendu beaucoup parler de sa rectitude morale, nous voulions le voir soutenir la bannière du dharma. Il nous a maintenant impudemment déshonorés, après tout ce bavardage sur la vertu et le dharma. Quelle vertu, quel dharma y avaitil en honorant prioritairement ce coquin de Krishna qui a tué Jarasandha injustement ? Par conséquent, Yudhisthira devrait être déclaré inique. Ô Krishna, quelle impudence de ta part d’accepter l’honneur immérité que ces jeunes malavisés t’ont conféré ! T’es-tu oublié ? Ou as-tu oublié la décence de la tradition ? Ne vois-tu pas que cette farce n’est qu’une parodie effarante et une disgrâce pour toi ? C’est comme présenter un spectacle de 98 choix à un aveugle ou offrir une jeune fille en mariage à un eunuque ! Similairement, ces honneurs royaux sont un réel affront pour toi. Il est maintenant évident que le prétendu empereur Yudhishthira, que le sénile Bhishma et que ce Krishna sont tous fabriqués à partir du même bois.’’ Après que Sisupala eut prononcé ces paroles dures, il se leva et il sortit tout en appelant les autres rois à faire pareil. Beaucoup le suivirent. Yudhishthira les poursuivit et tenta de les calmer avec des paroles de paix, mais ce fut vain, car ils étaient trop irrités pour être pacifiés. La vanité agressive de Sisupala atteignit alors son paroysme et un terrible combat entre Krishna et Sisupala s’ensuivit dans lequel ce dernier périt. Le rajasuya fut dûment célébré et Yudhishthira fut couronné empereur. 99 XXI. SAKUNI ENTRE EN SCÈNE Au terme du rajasuya, les princes, les prêtres et les aînés qui s’étaient réunis pour l’occasion prirent congé et rentrèrent chez eux. Vyasa vint aussi dire adieu. Dharmaputra se leva et le reçut avec tout le respect qui lui était dû et il s’assit à ses côtés. Le sage dit : ‘’Ô fils de Kunti, tu as reçu le titre d’empereur que tu mérites éminemment. Puisse l’illustre race des Kurus acquérir encore plus de splendeur par ton intermédiaire. Permets-moi de m’en retourner à mon ermitage.’’ Yudhishthira toucha les pieds de son aïeul et guru et il dit : ‘’Ô Maître, toi seul peux supprimer mes appréhensions : des sages ont prédit l’arrivée d’événements catastrophiques. Cette prédiction s’est-elle réalisée avec la mort de Sisupala ou autre chose devrait-il encore suivre ?’’ Bhagavan Vyasa répondit : ‘’Mon cher enfant, il y a en réserve beaucoup de tristesse et de souffrance pour les treize années à venir. Les présages indiquent la destruction de la race des kshatriyas et ils ne se limitent pas à la mort de Sisupala. Loin de là. Des centaines de rois périront et l’ancien ordre des choses sera bouleversé. Cette catastrophe naîtra de l’hostilité qui existe entre toi et tes frères d’un côté, et tes cousins, les fils de Dhritarashtra, de l’autre. Elle aboutira à une guerre qui aura comme résultat pratiquement l’annihilation de la race des kshatriyas. Personne ne peut aller à l’encontre de son destin. Sois ferme et résolu dans la rectitude. Sois vigilant et gouverne le royaume. Adieu.’’ Et Vyasa bénit Yudhisthira. Les paroles de Vyasa remplirent Yudhishthira de tristesse et d’une grande répugnance envers l’ambition matérielle et envers la vie elle-même. Il informa ses frères de la prédiction du désastre inévitable. La vie lui paraissait amère et lassante et son destin lui semblait particulièrement cruel et insupportable. 100 Arjuna dit : ‘’Tu es roi et il n’est pas approprié que tu sois la proie de l’agitation. Faisons front face au destin sans nous laisser démonter et faisons notre devoir.’’ Yudhishthira répondit : ‘’Frères, puisse Dieu nous protéger et nous donner la sagesse. Pour ma part, je fais le vœu de ne jamais parler durement à des membres de notre famille durant les treize prochaines années. J’éviterai tout prétexte de conflit. Je ne céderai jamais à la colère qui est la cause principale de l’hostilité ; mon devoir sera de ne jamais fournir aucune occasion à la colère ou de prétexte à l’hostilité. Nous profiterons ainsi de l’avertissement donné par Bhagavan Vyasa.’’ Ses frères exprimèrent leur accord cordial. Le premier épisode qui aboutit au terrible massacre sur le champ de bataille sanglant de Kurukshetra et l’épisode qui fut le déclencheur diabolique de tout cela fut la partie de jeu de hasard à laquelle Sakuni, le mauvais génie de Duryodhana, parvint à convaincre Yudhishthira de participer. Pourquoi le sage et bon Yudhisthira se laissa-t-il convaincre par une telle initiative dont il devait connaître les potentialités pernicieuses ? La raison principale fut son idée fixe de rester en termes amicaux avec ses cousins en ne s’opposant pas à leurs désirs, et une invitation amicale à une partie de dés ne pouvait pas être sommairement refusée, puisque l’étiquette de l’époque mettait un point d’honneur à accepter ce genre de jeu de hasard. De par son angoisse même de favoriser la bonne volonté, il laissa le champ libre aux semences empoisonnées de la haine et de la mort. C’est une illustration de la futilité des plans humains, fussent-ils bien intentionnés ou ‘’sages’’, sans le secours divin. Notre meilleure sagesse est vaine contre le sort et si la destinée est bonne, nos propres folies tournent à notre avantage. Tandis que Dharmaputra débordait de sollicitude pour éviter à tout prix une querelle, Duryodhana se consumait de jalousie à la pensée de la prospérité 101 des Pandavas qu’il avait pu observer dans leur capitale pendant le sacrifice du rajasuya. Duryodhana vit des richesses sans précédent, de mirifiques portes de cristal qui se dérobaient au regard et de nombreux objets d’art exquis à la cour de Yudhisthira, tout cela suggérant une grande prospérité. Il vit aussi à quel point les rois de nombreux pays étaient heureux de devenir les alliés des Pandavas. Ceci lui causait une peine insupportable. Il était tellement offusqué de la prospérité des Pandavas qu’il n’entendit pas Sakuni qui s’était approché de lui et qui lui parlait. Sakuni demanda : ‘’Pourquoi soupires-tu ? Pourquoi es-tu si tourmenté par la peine ?’’ Duryodhana répondit : ‘’Yudhisthira, entouré par ses frères, est comme Indra, le roi des dieux. Sous les yeux de l’assemblée des rois, Sisupala a été tué et aucun d’eux n’a eu le courage de se lever et de le venger. Comme les vaisyas qui vivent du commerce, ils ont troqué leur honneur, leurs joyaux et leurs richesses en échange de la bienveillance de Yudhishthira. Maintenant, comment pourrais-je m’empêcher d’être chagriné après avoir vu tout cela ? A quoi bon vivre ?’’ Sakuni dit : ‘’Ô, Duryodhana, les Pandavas sont tes frères. Il n’est pas juste de ta part d’être jaloux de leur prospérité. Ils ne font que profiter de leur héritage légitime. De par leur bonne fortune, ils ont prospéré sans causer aucun tort aux autres. Pourquoi devrais-tu être jaloux ? Comment leur force et leur bonheur peuvent-ils diminuer ta grandeur ? Tes frères et tes relations sont à tes côtés et ils t’obéissent. Drona, Aswatthama et Karna sont dans ton camp. Pourquoi être chagriné, alors que Bhishma, Kripa, Jayadratha, Somadatta et moi-même te soutiennent ? Toi-même, tu peux conquérir le monde entier. Ne cède pas à la tristesse.’’ 102 Après avoir entendu ces paroles, Duryodhana dit : ‘’Ô Sakuni, il est vrai que beaucoup me soutiennent. Pourquoi ne ferions-nous pas la guerre et ne chasserions-nous pas les Pandavas d’Indraprastha ?’’ Mais Sakuni dit : ‘’Non. Ce ne serait pas simple. Mais je connais le moyen de chasser Yudhishthira d’Indraprastha sans se battre ni verser une seule goutte de sang.’’ Les yeux de Duryodhana s’allumèrent, mais cela semblait trop beau pour être vrai. Il demanda, incrédule : ‘’Oncle, est-il possible de vaincre les Pandavas sans sacrifier aucune vie ? Quel est ton plan ?’’ Sakuni répondit : ‘’Yudhisthira adore le jeu de dés, mais il est très peu habile et il est complètement ignorant de ses ruses et des opportunités qu’il offre aux plus malins. Si nous l’invitons à une partie, il acceptera, suivant la tradition des kshatriyas. Je connais les ruses du jeu et je jouerai en ton nom. Yudhisthira sera aussi impuissant qu’un enfant contre moi. Je gagnerai pour toi son royaume et sa richesse sans verser une seule goutte de sang.’’ 103 XXII. L’INVITATION Duryodhana et Sakuni se rendirent chez Dhritarashtra. Sakuni entama la conversation. Il dit : ‘’Ô roi, Duryodhana est accablé par la peine et par l’angoisse. Vous ne prêtez aucune attention à son insupportable tristesse. Pourquoi une telle indifférence ?’’ Dhritarashtra, qui adorait son fils embrassa Duryodhana et dit : ‘’Je ne vois pas pourquoi tu devrais être malheureux. Existe-t-il quelque chose dont tu ne profites pas déjà ? Le monde entier est à tes pieds. Alors que tu es entouré par toutes sortes de plaisirs, comme les dieux eux-mêmes, pourquoi devrais-tu te morfondre ? Tu as appris les Vedas, l’archerie et d’autres sciences auprès des meilleurs maîtres. En tant qu’aîné, tu as hérité du trône. Qu’y a-t-il que tu puisses encore désirer ? Dis-moi.’’ Duryodhana répondit : ‘’Père, comme n’importe qui d’autre, riche ou pauvre, je mange et je satisfais à mes besoins, mais je trouve la vie insupportable. A quoi bon mener une telle vie ?’’ Et il révéla alors en détail la jalousie et la haine qui le dévoraient et qui privaient la vie de saveur. Il parla de la prospérité qu’il avait vue dans la capitale des Pandavas et qui pour lui était une plus grande source d’amertume que la perte de tous ses biens ne pourrait l’être. Il explosa : ‘’Se contenter de son lot n’est pas la caractéristique d’un kshatriya. La peur et la pitié abaissent la dignité des rois. Ma richesse et les plaisirs ne me satisfont pas, car j’ai vu la prospérité supérieure de Yudhisthira. Ô roi, les Pandavas grandissent et nous sommes en recul.’’ Dhritarashtra dit : ‘’Mon fils bien-aimé ! Tu es notre fils aîné et l’héritier de la splendeur et de la grandeur de notre race réputée. N’entretiens aucune haine envers les Pandavas. Le chagrin et la mort seront les seuls résultats de la haine à l’encontre des siens, particulièrement quand ils sont irréprochables. Dis-moi, pourquoi haïs-tu l’innocent Yudhisthira ? Sa prospérité n’est-elle 104 pas aussi la nôtre ? Nos amis sont ses amis. Il ne nourrit aucune jalousie ni la moindre haine envers nous. Tu es son égal en héroïsme et en ascendance. Pourquoi devrais-tu être jaloux de ton frère ? Non ! Tu ne devrais pas être jaloux.’’ Ainsi parla le vieux roi qui, bien que trop entiché de son fils, n’hésitait pas à l’occasion à dire ce qui lui semblait juste. Duryodhana n’apprécia pas du tout le conseil de son père et sa réponse ne fut pas très respectueuse. Il répondit : ‘’L’homme qui est dépourvu de bon sens, mais qui est rempli d’érudition ressemble à une cuillère en bois plongée dans une marmite de mets savoureux qu’elle ne goûte pas et dont elle ne profite pas. Tu as beaucoup de connaissances en matière de bonne gouvernance, mais tu n’as aucune sagesse pratique, comme tes conseils me l’indiquent clairement. Les usages du monde sont une chose, mais l’administration d’un Etat, c’est tout à fait différent. Brihaspati a dit : ‘’L’indulgence et le contentement, bien qu’ils soient les devoirs de l’homme ordinaire, ne sont pas des vertus chez les rois.’’ Le devoir du kshatriya, c’est la recherche constante de la victoire.’’ Ainsi parla Duryodhana, en citant des maximes politiques et des exemples et en faisant en sorte que la pire des raisons paraisse la meilleure. Sakuni intervint alors et exposa en détail son plan infaillible d’inviter Yudhishthira à une partie de dés, de le battre à plates coutures et de le dépouiller de tout, sans avoir recours aux armes. Le pernicieux Sakuni termina en disant : ‘’C’est suffisant, si vous envoyez simplement une invitation au fils de Kunti pour une partie de dés. Je m’occupe du reste.’’ 105 Duryodhana ajouta : ‘’Sakuni gagnera pour moi toutes les richesses des Pandavas sans même combattre, si tu acceptes simplement d’inviter Yudhisthira.’’ Dhritarashtra dit : ‘’Ta suggestion ne me paraît pas juste. Demandons à Vidura. Il nous conseillera correctement.’’ Mais Duryodhana ne voulut pas en entendre parler. Il dit à son père : ‘’Vidura ne nous donnera que les platitudes de la moralité ordinaire qui ne nous serviront à rien. La politique des rois doit être très différente des maximes modèles des manuels ; c’est une matière plus grave dont le test est le succès. Qui plus est, Vidura ne m’aime pas et il a un faible pour les Pandavas. Tu le sais aussi bien que moi.’’ Dhritarashtra dit : ‘’Les Pandavas sont forts. Je ne pense pas qu’il soit sage de provoquer leur hostilité et cette partie de dés ne fera qu’y conduire. Les passions qui seront les conséquences du jeu ne connaîtront aucune limite. Nous devrions y renoncer.’’ Mais Duryodhana insista : ‘’Savoir gouverner sagement consiste à se défaire de toute crainte et à se protéger par ses propres efforts. Ne devrions-nous pas forcer le résultat, pendant que nous sommes encore plus puissants qu’eux ? C’est cela, la prévoyance réelle. L’opportunité perdue ne se présentera peut-être plus jamais et ce n’est pas comme si nous avions inventé le jeu de dés pour nuire aux Pandavas. C’est un passe-temps ancien auquel les kshatriyas ont toujours pris part et s’il nous sert maintenant pour gagner notre cause sans effusion de sang, où est le mal ?’’ Finalement, à court d’argument et par pure fatigue et désespérant de dissuader son fils, Dhritarashtra marqua son accord et ordonna aux 106 serviteurs de préparer une salle de jeux. Il ne put pourtant pas s’empêcher de consulter secrètement Vidura sur la question. Vidura dit : ‘’Ô roi, ceci provoquera sans aucun doute la destruction de notre race en suscitant une haine inextinguible.’’ Dhritarashtra, qui ne savait pas s’opposer aux sollicitations de son fils, dit : ‘’Si la fortune nous sourit, je n’ai aucune crainte au sujet de cette partie. Mais si au contraire, la fortune ne nous sourit pas, que pourrions-nous y faire ? Car le destin est tout-puissant. Va et invite de ma part Yudhisthira à cette partie de dés.’’ Après en avoir reçu l’ordre, Vidura se rendit auprès de Yudhisthira, porteur d’une invitation. Le faible Dhritarashtra céda à son fils à cause de son attachement, tout en sachant que c’était ainsi que le destin allait s’accomplir. 107 XXIII. LES PARIS A la vue de Vidura, Yudhisthira demanda anxieusement : ‘’Pourquoi es-tu si sombre ? Est-ce que tout va bien chez nos parents à Hastinapura ? Le roi et les princes vont-ils bien ?’’ Vidura le mit au courant de sa mission : ‘’Tout le monde va bien à Hastinapura. Comment vous portez-vous ? Je suis venu pour vous inviter, au nom du roi Dhritarashtra, à venir voir la nouvelle salle de jeux. Une nouvelle salle magnifique a été construite, aussi belle que la vôtre. Le roi aimerait que tu viennes avec tes frères pour l’inaugurer et pour jouer une partie de dés.’’ Yudhisthira voulut demander conseil à Vidura : ‘’Les jeux où l’on parie suscitent des querelles entre les kshatriyas. Celui qui est sage les évitera, si possible. Nous respectons toujours ton conseil. Que voudrais-tu que nous fassions ?’’ Vidura répondit : ‘’Chacun est conscient que jouer aux dés est la source de nombreux maux. J’ai fait de mon mieux pour m’opposer à cette idée. Mais le roi m’a ordonné de t’inviter et je suis venu. Fais comme tu l’entends.’’ En dépit de cet avertissement, Yudhisthira se rendit à Hastinapura avec ses frères et sa suite. On pourrait se demander pourquoi le sage Yudhishthira répondit à l’invitation. On peut invoquer trois raisons. Les hommes courent consciemment à leur ruine, mus par la luxure, le jeu et l’alcool. Yudhisthira aimait beaucoup les jeux de hasard. La tradition des kshatriyas en faisait un point d’honneur et d’étiquette de ne pas refuser une invitation à un jeu de dés. Il y a une troisième raison. Fidèle au vœu qu’il avait pris, quand Vyasa l’avait mis en garde contre les querelles qui surviendraient et qui conduiraient 108 à la destruction de la race, Yudhishthira ne voulait fournir aucune occasion de déplaisir ou de plainte en refusant l’invitation de Dhritarashtra. Ces causes se combinèrent à son penchant naturel pour faire en sorte que Yudhishthira accepte l’invitation et se rende à Hastinapura. Les Pandavas et leur suite séjournèrent dans un palais somptueux qui avait été réservé pour eux. Yudhishthira se reposa le jour de son arrivée et après la routine des devoirs habituels, il se rendit à la salle de jeux, le lendemain matin. Après l’échange des salutations d’usage, Sakuni annonça à Yudhishthira que le tapis de jeu était prêt et il l’invita à prendre place. Yudhishthira dit d’abord : ‘’Ô roi, les jeux de hasard ne sont pas une bonne chose. Ce n’est ni par héroïsme, ni par le mérite que l’on gagne dans un jeu de hasard. Asita, Devala et d’autres sages rishis versés dans les affaires du monde ont déclaré que les jeux de hasard devraient être évités, car ils offrent la possibilité de tricher. Ils ont aussi dit que la conquête par les armes est la voie juste pour les kshatriyas. En êtes-vous conscient ?’’ Mais une partie de lui-même, affaiblie par sa prédilection pour ce jeu, luttait contre son propre jugement et au fond de lui-même, Yudhishthira désirait jouer. Dans sa discussion avec Sakuni, nous voyons ce conflit intérieur. Le perspicace Sakuni détecta immédiatement cette faiblesse et dit : ‘’Qu’y a-t-il de mal avec le jeu ? Qu’est-ce qu’une bataille, en fait ? Qu’est-ce qu’un débat entre érudits védiques, même ? Celui qui est instruit dispose de l’ignorant. Le meilleur gagne dans tous les cas. C’est juste un test de force, d’adresse ou d’habileté, c’est tout et il n’y a rien de mal à cela. Pour ce qui est du résultat, dans chaque domaine d’activité, l’expert dispose du débutant et c’est aussi ce qui se passe au jeu de dés. Mais si tu as peur, tu ne dois pas jouer, mais ne t’esquive pas avec cette excuse éculée du bien et du mal.’’ Yudhishthira dit : ‘’Bien, qui va jouer avec moi ?’’ 109 Duryodhana dit : ‘’C’est ma responsabilité de déterminer l’enjeu. Mon oncle Sakuni lancera les dés pour moi.’’ Yudhishthira était sûr de vaincre Duryodhana au jeu, mais avec Sakuni, c’était une autre paire de manches, car c’était un expert réputé. Il hésita et il dit : ‘’Je ne pense pas que ce soit la coutume de jouer à la place d’un autre.’’ Sakuni répondit d’un ton railleur : ‘’Je vois que tu essayes de trouver une nouvelle excuse.’’ Yudhishthira rougit et faisant fi de toute prudence, dit : ‘’Bien, je vais jouer.’’ La salle était pleine à craquer. Drona, Kripa, Bhishma, Vidura et Dhritarashtra étaient là. Ils savaient que le jeu finirait mal et ils regardaient pitoyablement ce qu’ils ne pouvaient pas empêcher. Les princes regardaient le jeu avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme. Au début, ils misèrent des bijoux, et plus tard, de l’or, de l’argent, des chars et des chevaux. Yudhishthira perdait continuellement. Après avoir perdu tout cela, Yudhishthira mit en jeu ses serviteurs et il les perdit également. Il misa ses éléphants et ses armées et il les perdit aussi. Les dés jetés par Sakuni paraissaient à chaque coup obéir à sa volonté. Yudhishthira perdit ses vaches, ses moutons, ses villes, ses villages et ses citoyens et l’ensemble de ses biens. Abruti par l’infortune, il ne voulait pas s’arrêter. Il perdit ses ornements et ceux de ses frères, ainsi que les vêtements qu’ils portaient. Mais la malchance ne le lâchait pas ou plutôt la tricherie de Sakuni le dépassait complètement. Sakuni demanda : ‘’Y a-t-il quelque chose d’autre que tu puisses miser ?’’ 110 Yudhishthira dit : ‘’Voici le magnifique Nakula. C’est l’une de mes richesses. Je le mets en jeu.’’ Sakuni répondit : ‘’Vraiment ? Nous serons heureux de gagner ton prince bien-aimé.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Sakuni lança les dés et le résultat fut ce qu’il avait prédit. Toute l’assemblée tremblait. Yudhishthira dit : ‘’Voici mon frère, Sahadeva. Il est réputé pour ses connaissances infinies dans le domaine des arts. C’est mal de le mettre en jeu, mais je le fais. Jouons.’’ Sakuni lança les dés et dit : ‘’Voilà ! J’ai joué et j’ai gagné.’’ Yudhishthira perdit également Sahadeva. Le pervers Sakuni craignait que Yudhishthira puisse s’arrêter là, aussi il fouetta Yudhishthira avec ces paroles : ‘’Pour toi, Bhima et Arjuna étant plus que des demi-frères, ils te sont certainement plus chers que les fils de Madri. Tu ne les mettras pas en jeu, je le sais.’’ Yudhishthira, rendu téméraire et piqué au vif par l’insinuation malveillante qu’il avait peu de considération pour ses demi-frères répondit : ‘’Imbécile ! Tu cherches à nous diviser ? Toi qui mènes une vie perverse, comment pourraistu comprendre la vie vertueuse que nous menons ?’’ Il poursuivit : ‘’Je mets en jeu Arjuna, toujours victorieux et qui traverse avec succès tous les champs de bataille. Jouons !’’ 111 Sakuni répondit : ‘’Je lance les dés’’ et il joua. Yudhishthira perdit aussi Arjuna. La folie frénétique d’infortune ininterrompue emporta encore plus loin Yudhishthira. Les larmes aux yeux, il dit : ‘’Ô roi, Bhima, mon frère, est notre chef de guerre. Il épouvante les démons et il est égal à Indra. Il ne peut jamais souffrir aucun déshonneur et personne ne l’égale dans le monde entier en termes de force physique. Je le mets en jeu’’ et il joua et il perdit également Bhima. Le cruel Sakuni demanda : ‘’Y a-t-il encore autre chose que tu puisses offrir ?’’ Dharmaputra répondit : ‘’Oui ! Moi-même ! Si tu gagnes, je serai ton esclave.’’ ‘’Regardez ! Je vais gagner !’’ Après avoir prononcé ces paroles, Sakuni lança les dés et il gagna. Ensuite, Sakuni se leva, il cria les noms des cinq Pandavas et il proclama à voix haute qu’ils étaient tous devenus ses esclaves légitimes. L’assemblée regardait médusée. Sakuni se tourna alors vers Yudhishthira et dit : ‘’Il y a encore un joyau que tu possèdes et si tu le mets en jeu, tu as encore la possibilité de te libérer. Tu peux encore continuer le jeu en misant ta femme, Draupadi.’’ Yudhishthira dit désespérément : ‘’Je la mets en jeu’’ et il tremblait inconsciemment. La détresse et l’agitation étaient perceptibles dans la partie de l’assemblée où les aînés se trouvaient. Bientôt, de grands cris – ‘’Quelle honte !’’, 112 retentirent de toutes parts. Les plus émotifs pleuraient. D’autres encore transpiraient et sentaient que la fin du monde était proche. Duryodhana, ses frères et Karna exultaient. Dans ce groupe, seul Yuyutsu baissait la tête en signe de honte et de tristesse et il poussa un profond soupir. Sakuni lança les dés et il cria de nouveau : ‘’J’ai gagné !’’ Immédiatement, Duryodhana se tourna vers Vidura et dit : ‘’Va immédiatement chercher Draupadi, l’épouse bien-aimée des Pandavas. Dorénavant, qu’elle balaie et qu’elle nettoie notre palais ! Qu’elle vienne immédiatement !’’ Vidura s’exclama : ‘’Es-tu fou ? Tu es suspendu à un fil au-dessus d’un abîme sans fond ! Ivre de succès, tu ne le vois pas, mais il t’engloutira !’’ Après avoir ainsi réprimandé Duryodhana, Vidura se tourna vers l’assemblée et dit : ‘’Yudhishthira n’avait pas le droit de miser Panchali puisqu’alors, il avait déjà perdu sa liberté et perdu tous ses droits. Je vois que la ruine des Kauravas est imminente et qu’ignorant les conseils de leurs amis et de leurs sympathisants, les fils de Dhritarashtra vont droit en enfer.’’ Ces paroles de Vidura mirent Duryodhana en colère et il dit à Prathikami, son conducteur de char : ‘’Vidura est jaloux de nous et il a peur des Pandavas. Mais tu es différent. Va chercher Draupadi immédiatement.’’ 113 XXIV. LA DOULEUR DE DRAUPADI Prathikami alla trouver Draupadi, comme son maître le lui avait ordonné. Il lui dit : ‘’Ô vénérée princesse, Yudhishthira est tombé sous le charme du jeu de dés et il vous a mise en gage et il vous a perdue. A présent, vous appartenez à Duryodhana. Je suis venu sur l’ordre de Duryodhana pour vous emmener afin que vous le serviez comme domestique dans ses appartements qui seront désormais votre lieu de travail.’’ Draupadi, l’épouse de l’empereur qui avait célébré le rajasuya fut abasourdie par cet étrange message. Elle demanda : ‘’Prathikami, qu’est-ce que tu racontes ? Quel prince mettrait sa femme en gage ? N’avait-il rien d’autre à miser ?’’ Prathikami répondit : ‘’C’est parce qu’il avait déjà perdu toutes ses autres possessions et qu’il ne lui restait plus rien qu’il vous a mise en gage. Il lui raconta alors toute l’histoire : la façon dont Yudhishthira avait perdu toutes ses richesses et dont il l’avait finalement mise en gage, elle, après qu’il eut d’abord perdu ses frères et puis lui-même. Bien qu’une telle nouvelle aurait dû lui briser le cœur et lui arracher l’âme, Draupadi retrouva rapidement ses esprits et, la colère flamboyant dans les prunelles de ses yeux, elle dit : ‘’Retourne là-bas, cocher. Demande à celui qui a joué s’il s’est d’abord perdu lui-même ou si c’est d’abord sa femme qu’il a perdue. Pose cette question devant toute l’assemblée. Rapporte-moi sa réponse et puis, tu pourras m’emmener.’’ Prathikami se présenta devant toute l’assemblée et se tournant vers Yudhishthira, il lui posa la question posée par Draupadi. Yudhishthira demeura sans voix. 114 Puis Duryodhana ordonna à Prathikami d’amener Panchali pour qu’elle interroge elle-même son mari. Prathikami retourna auprès de Draupadi et il dit avec humilité : ‘’Princesse, Duryodhana désire que vous vous présentiez devant l’assemblée et que vous posiez vous-même votre question.’’ Draupadi dit : ‘’Non. Retourne à l’assemblée et pose la question et demande une réponse.’’ Ce que fit Prathikami. Courroucé, Duryodhana se tourna vers son frère, Duhsasana et dit : ‘’Cet homme est un idiot et il a peur de Bhima. Va chercher Draupadi, même si tu dois la traîner ici.’’ Après avoir reçu cet ordre, le mauvais Duhsasana se hâta de faire joyeusement la commission. Il se rendit auprès de Draupadi et cria : ‘’Viens ! Pourquoi traines-tu ? Tu nous appartiens, maintenant. Ne sois pas timide, belle dame ! Montre-toi agréable envers nous, maintenant que nous t’avons gagnée. Viens à l’assemblée’’ et dans son impatience, il fit mine de l’y emmener par la force. Panchali se leva en tremblant, le cœur endolori et elle tenta d’aller chercher refuge dans les appartements privés de la reine de Dhritarashtra. Duhsasana se précipita après elle, la saisit par les cheveux et il la traîna jusqu’à l’assemblée. C’est avec un frisson de répugnance que nous rapportons comment les fils de Dhritarashtra se sont abaissés à commettre cet acte des plus vils. 115 Dès son arrivée à l’assemblée, Draupadi contrôla son angoisse et elle fit appel aux aînés rassemblés là : ‘’Comment avez-vous pu consentir à ce que je sois mise en gage par le roi qui avait lui-même été piégé au jeu et trompé par des personnes perverties, expertes dans cet ‘’art’’ ? Puisqu’il n’était plus un homme libre, comment a-t-il bien pu me mettre en gage ?’’ Tendant les bras et levant ses yeux ruisselants et suppliants vers le ciel, elle cria d’une voix entrecoupée de sanglots : ‘’Si vous avez aimé et respecté les mères qui vous ont portés et qui vous ont donné le sein, si l’honneur de vos femmes, de vos sœurs ou de vos filles vous est cher, si vous croyez en Dieu et au dharma, ne m’abandonnez pas à cette horreur plus cruelle que la mort !’’ Après avoir entendu cet appel déchirant – celui d’une pauvre biche frappée à mort – les aînés baissèrent douloureusement et honteusement la tête. Bhima ne pouvait plus se contenir. Son gros cœur gonflé trouva à se soulager dans un rugissement de colère qui ébranla les murs mêmes, et en se tournant vers Yudhisthira, il dit amèrement : ‘’Même des joueurs professionnels dépravés ne mettraient pas en gage les catins qui vivent avec eux et toi, tu as laissé la fille de Drupada à la merci de ces scélérats. Je ne puis supporter une telle injustice. Tu es la cause de cet énorme crime. Mon frère, Sahadeva, apporte le feu. Je vais brûler les mains qui ont jeté ces dés.’’ Mais Arjuna lui fit doucement une remontrance : ‘’Tu n’as jamais parlé ainsi auparavant. Ce complot ourdi par nos ennemis nous attire aussi dans ses filets et nous incite à de mauvaises actions. Nous ne devrions pas tomber dans le panneau et jouer leur jeu. Prends garde.’’ 116 Avec un effort surhumain, Bhima contrôla sa colère. Vikarna, le fils de Dhritarashtra, ne put supporter la vision de la douleur de Panchali. Il se leva et dit : ‘’Ô héros kshatriyas ! Pourquoi restez-vous silencieux ? Je suis jeune, je le sais, mais votre silence me force à parler. Ecoutez ! Yudhishthira a été attiré dans cette partie par une invitation bien manigancée et il a mis en gage cette dame, alors qu’il n’avait pas le droit de le faire, parce qu’elle n’appartient pas au seul Yudhisthira. Déjà pour cette raison, la mise est illégale. De plus, étant donné que Yudhishthira avait déjà perdu sa liberté et qu’il n’était plus un homme libre, comment pouvait-il avoir le droit de l’offrir en gage ? Et il y a encore une objection supplémentaire. C’est Sakuni qui l’a suggérée comme enjeu, ce qui est contraire à la règle du jeu qui veut qu’aucun joueur ne puisse demander de mise spécifique. Si nous considérons tous ces points, nous devons admettre que Panchali n’a pas été légalement gagnée. C’est mon opinion.’’ Après que le jeune Vikarna ait ainsi courageusement parlé, la sagesse donnée par Dieu aux membres de l’assemblée éclaira soudainement leurs esprits. Il y eut de grandes salves d’applaudissements. Ils crièrent : ‘’Le dharma est sauf ! Le dharma est sauf !’’ A ce moment-là, Karna se leva et dit : ‘’Ô Vikarna, oubliant qu’il y a des aînés dans cette assemblée, tu professes la loi, bien que tu ne sois qu’un jouvenceau ! Par ton ignorance et par ton imprudence, tu nuis à la famille même qui t’a mis au monde, tout comme la flamme qui est produite par deux bouts de bois détruit sa source. C’est un oiseau de bien mauvais augure, celui qui souille son propre nid. Au départ, quand Yudhishthira était un homme libre, il a perdu tout ce qu’il possédait, ce qui inclut Draupadi, bien sûr. Donc, Draupadi était déjà devenue la propriété de Sakuni. Il n’y a rien d’autre à ajouter concernant cette question. 117 Même les vêtements qu’ils portent appartiennent maintenant à Sakuni. Ô Duhsasana, saisis les vêtements des Pandavas et le sari de Draupadi et remet-les à Sakuni.’’ En entendant les paroles cruelles et perverses de Karna, les Pandavas, sentant qu’ils devaient subir le test du dharma jusqu’à l’extrême limite, se dépouillèrent de leurs vêtements du haut pour montrer qu’ils étaient prêts à suivre le chemin de l’honneur et du droit, à n’importe quel prix. Duhsasana s’approcha alors de Draupadi et s’apprêta à saisir ses vêtements par la force. Toute aide terrestre avait échoué et dans l’angoisse du pur désespoir, elle implora la miséricorde divine : ‘’Ô Seigneur du monde’’, gémit-elle, ‘’Dieu que j’adore et en qui j’ai confiance, ne m’abandonne pas dans cette terrible situation. Tu es mon unique refuge. Protège-moi.’’ Et elle s’évanouit. Alors, tandis que le vil Duhsasana se mettait à tirer honteusement sur le sari de Draupadi et que les hommes de bien tremblaient et détournaient leurs regards, alors même, un miracle se produisit grâce à la miséricorde du Seigneur. C’est en vain que Duhsasana s’efforça de la dépouiller de son sari, car chaque fois qu’il en tirait une longueur, on voyait de nouvelles épaisseurs couvrir son corps et bientôt un énorme tas se forma devant l’assemblée jusqu’à ce que Duhsasana renonce et s’asseye, vaincu par la fatigue. L’assemblée en fut toute émerveillée et les hommes de bien louèrent Dieu et pleurèrent. Bhima, les lèvres tremblantes, prononça alors à haute voix ce terrible serment : ‘’Puissé-je ne jamais rejoindre la demeure bénie de mes ancêtres, si je ne déchire pas la poitrine et si je ne bois pas le sang du cœur de cette immonde Duhsasana, la honte de la race des Bharatas.’’ 118 Brusquement, on put entendre le hurlement des chacals. Des ânes se mirent à braire et des corbeaux se mirent à pousser des cris stridents et dissonants de tous côtés, présageant des calamités à venir. Dhritarashtra qui réalisait que cet incident serait la cause de la perte de sa race agit pour une fois avec sagesse et courage. Il appela Draupadi auprès de lui et il tenta de l’apaiser avec des paroles pleines de douceur et d’affection. Puis, il retourna vers Yudhishthira et il dit : ‘’Tu es tellement irréprochable que tu ne peux pas avoir d’ennemis. Pardonne, dans ta magnanimité, le mal commis par Duryodhana et chasses-en tout souvenir de ton esprit. Reprends ton royaume, tes richesses et tout le reste et sois libre et prospère. Retourne à Indraprastha.’’ Et les Pandavas quittèrent cette salle maudite, déconcertés et abasourdis, voyant un miracle dans ce brusque revirement du sort. Mais c’était trop beau pour durer. Après le départ de Yudhishthira et de ses frères, il y eut une discussion longue et véhémente dans le palais des Kauravas. Poussé par Duhsasana, Sakuni et d’autres, Duryodhana critiqua son père pour avoir réduit à néant leurs plans bien élaborés au seuil même de leur triomphe. Il cita l’aphorisme de Brihaspati selon lequel nul stratagème ne devrait être considéré comme mauvais, s’il a comme objet la destruction d’ennemis formidables. Il s’étendit sur les prouesses des Pandavas et il exprima la conviction que leur unique espoir de vaincre les Pandavas se situait dans la ruse, en prenant avantage de leur fierté et de leur sens de l’honneur. Aucun kshatriya qui se respecte ne pouvait refuser une invitation à une partie de dés. Duryodhana réussit à obtenir le consentement fort réticent et qui ne présageait rien de bon de son père à son nouveau plan pour attirer à nouveau Yudhishthira dans une partie de dés. En conséquence, un messager fut envoyé à la poursuite de Yudhishthira qui avait pris le chemin du retour vers Indraprastha. Il rattrapa Yudhishthira avant 119 que celui-ci ne soit arrivé à destination et il l’invita à revenir, au nom du roi Dhritarashtra. Après avoir entendu l’invitation, Yudhishthira dit : ‘’Le bien et le mal viennent du destin et sont inévitables. Si nous devons à nouveau jouer – nous devons, c’est tout. Un défi aux dés ne peut pas honorablement être refusé. Je dois l’accepter.’’ Vraiment, comme Sri Vyasa dit : ‘’Il n’y a jamais eu et il ne peut pas y avoir de cerf doré. Et cependant, Rama partit vainement à la poursuite de ce qui ressemblait à un tel cerf. Il est certain que lorsque des calamités sont imminentes, le jugement est d’abord détruit.’’ Dharmaputra revint à Hastinapura et se remit à jouer avec Sakuni, bien que tout le monde dans l’assemblée tenta de l’en dissuader. Il semblait juste être un pion poussé par Kali pour alléger le fardeau du monde. L’enjeu cette fois, c’était que la partie vaincue devrait s’exiler dans la forêt avec ses frères, y rester douze ans et passer une treizième année incognito ; s’ils étaient reconnus au cours de la treizième année, ils devraient s’exiler à nouveau pour une période de douze ans. Inutile de dire que Yudhishthira fut à nouveau battu en cette occasion et les Pandavas prirent les vœux de ceux qui doivent s’exiler dans la forêt. Tous les membres de l’assemblée baissèrent honteusement la tête. 120 XXV. L’ANGOISSE DE DHRITARASHTRA Quand les Pandavas prirent la direction de la forêt, une grande clameur et des lamentations jaillirent de la population qui avait envahi les rues et qui était montée sur les toits, les tours et les arbres pour les voir partir. Les princes qui, hier encore circulaient dans des chars ornés de pierres précieuses ou sur des éléphants majestueux sous les accents d’une musique auspicieuse s’en allaient maintenant, à pied, accompagnés par une foule en larmes. Des cris fusaient de toutes parts : ‘’Hélas ! Hélas ! Dieu ne voit-Il pas ceci, de làhaut ? Dhritarashtra fit appeler Vidura et il lui demanda de décrire le départ en exil des Pandavas. Vidura répondit : ‘’Yudhishthira, le fils de Kunti, est parti, un voile dissimulant ses yeux qui lançaient des éclairs ; Bhima suivait, le regard fixé sur ses deux bras formidables qui le démangeaient ; Arjuna avançait en faisant pleuvoir du sable, comme une pluie de flèches ; Nakula et Sahadeva avaient enduit leurs corps de poussière et suivaient de près. Draupadi accompagnait Dharmaputra, ses cheveux en bataille recouvrant son visage et ses yeux ruisselant de larmes. Dhaumya, le prêtre, les accompagnait en chantant des hymnes du Sama Veda invoquant Yama, le Seigneur de la mort.’’ Lorsqu’il entendit ces paroles, Dhritarashtra fut rempli d’une crainte et d’une angoisse qui ne faisaient que croître. Il demanda : ‘’Que disent les citoyens ?’ Vidura répondit : ‘’Ô, grand roi, je vais vous dire ce que les citoyens de toutes les castes et de tous les credo disent, avec leurs propres mots :’’Nos dirigeants nous ont abandonnés. Honte aux aînés de la race des Kurus qui ont permis qu’une telle chose se produise ! Le cupide Dhritarashtra et ses fils ont chassé les fils de Pandu dans la forêt.’’ Tandis que les citoyens nous 121 accusent ainsi, les cieux mécontents sont striés d’éclairs dans un ciel sans nuage, la terre tremble et il y a d’autres signes de mauvais augure.’’ Alors que Dhritarashtra et que Vidura s’entretenaient ainsi, le sage Narada apparut brusquement devant eux et déclara : ‘’Dans quatorze ans, à partir de ce jour, la race des Kauravas s’éteindra en raison du crime perpétré par Duryodhana’’ et il disparut aussitôt. Duryodhana et ses compagnons étaient remplis de terreur et ils s’approchèrent de Drona en le suppliant de ne jamais les abandonner, quoiqu’il arrive. Drona répondit gravement : ‘’Je crois, avec les sages que les Pandavas sont d’origine divine et qu’ils sont invincibles ; néanmoins, mon devoir est de combattre pour les fils de Dhritarashtra qui s’en remettent à moi et à la table de qui je mange. Je lutterai pour eux, cœur et âme, mais le destin est toutpuissant. Les Pandavas reviendront sûrement d’exil, enflammés par la colère. Je sais ce qu’est la colère, car j’ai détrôné et déshonoré Drupada à cause de ma colère à son égard. Implacablement revanchard, il a accompli un sacrifice pour pouvoir être béni d’un fils qui me tuerait et on dit que Dhrishtadyumna est ce fils. Comme le destin le veut, il est le beau-frère et l’ami fidèle des Pandavas et les choses se déroulent comme il a été ordonné à l’avance. Vos actions abondent dans la même direction et vos jours sont comptés. Ne perdez pas votre temps : faites le bien, tant que vous le pouvez encore, accomplissez un grand sacrifice, jouissez de plaisirs sans tache, faites la charité aux nécessiteux. Un juste châtiment vous frappera dans quatorze ans. Duryodhana, fais la paix avec Yudhishthira – c’est mon conseil – mais bien entendu, tu feras ce que tu voudras.’’ Ces paroles de Drona n’eurent pas l’heur de plaire à Duryodhana. 122 Sanjaya demanda à Dhritarashtra : ‘’Ô roi, pourquoi êtes-vous anxieux ? Le roi aveugle répondit : ‘’Comment pourrais-je connaître la paix après avoir fait du mal aux Pandavas ?’’ Sanjaya dit : ‘’Ce que vous dites est tout à fait exact. La victime d’un destin adverse deviendra d’abord pervertie en perdant son sens du bien et du mal. Le Temps, le grand Destructeur, ne s’arme pas d’un bâton pour fracasser la tête d’un homme, mais en détruisant son jugement, il le fait agir follement jusqu’à son propre anéantissement. Vos fils ont grossièrement insulté Panchali et ils ont emprunté le chemin de la destruction.’’ Dhritarashtra dit : ‘’Je n’ai pas suivi la voie sage du dharma et d’un homme d’Etat qualifié, mais j’ai toléré d’être égaré par mon propre fils stupide et comme tu le dis, nous filons tout droit vers l’abîme.’’ Vidura conseillait Dhritarashtra avec ardeur. Il lui disait souvent : ‘’Ton fils a commis un tort immense. Dharmaputra a été spolié. N’était-ce pas ton devoir de conduire tes enfants sur la voie de la vertu et de les détourner du vice ? Tu devrais ordonner encore maintenant que le royaume que tu as octroyé aux Pandavas leur soit restitué. Rappelle Yudhishthira de la forêt et fais la paix avec lui. Tu devrais même contenir Duryodhana par la force, s’il n’écoute pas la voix de la raison.’’ Au début, Dhritarashtra écoutait tristement et silencieusement, quand Vidura lui parlait ainsi, car il savait que Vidura était plus sage que lui-même et qu’il lui voulait du bien, mais sa patience s’éroda graduellement avec la répétition de ses homélies. Un jour, Dhritarashtra ne put plus le supporter : ‘’Ô Vidura’’, explosa-t-il, ‘’tu parles toujours en faveur des Pandavas et contre mes fils ! Tu ne 123 cherches pas notre bien. Duryodhana est né de ma propre chair. Comment pourrais-je l’abandonner ? A quoi cela sert-il de conseiller cette ligne de conduite qui n’est pas naturelle ? J’ai perdu ma foi en toi et je n’ai plus besoin de toi. Tu es libre de rejoindre les Pandavas, si tu le veux !’’ Et tournant le dos à Vidura, il se retira dans ses appartements. Plein de tristesse, Vidura sentit que la destruction de la race des Kurus était certaine et prenant Dhritarashtra au mot, il monta dans son char tiré par des chevaux rapides et il se dirigea vers la forêt où les Pandavas vivaient. Dhritarashtra fut bientôt envahi par le remords : ‘’Qu’ai-je fait ?’’, se lamentat-il. ‘’Je n’ai fait que renforcer encore les Pandavas en leur livrant le sage Vidura.’’ Et ruminant ainsi, il fit venir Sanjaya et il lui demanda d’apporter à Vidura un message qui portait le sceau du repentir et qui l’implorait de pardonner les paroles irréfléchies d’un père malheureux et de revenir. Sanjaya se hâta de se rendre à l’ermitage où séjournaient les Pandavas et il les trouva vêtus de peaux de daim et entourés de sages. Il vit également Vidura et il lui communiqua le message de Dhritarashtra en ajoutant que le roi aveugle mourrait, le cœur brisé, s’il ne revenait pas. Vidura, qui était le dharma incarné, avait le cœur tendre. Il fut fortement ému et il rentra à Hastinapura. Dhritarashtra étreignit Vidura et le différend qui les séparait fut noyé dans des larmes d’affection mutuelle. Un jour, le sage Maitreya se rendit à la cour de Dhritarashtra et il fut accueilli avec beaucoup de respect. 124 Dhritarashtra implora sa bénédiction et lui demanda : ‘’Vénérable, vous avez certainement rencontré mes enfants bien-aimés, les Pandavas, à Kurujangala. Vont-ils bien ? L’affection mutuelle prévaudra-t-elle dans notre famille, sans aucune diminution ?’’ Maitreya dit : ‘’J’ai rencontré Yudhishthira, par hasard, dans la forêt de Kamyaka. Les sages de l’endroit étaient venus le voir. J’ai été mis au courant des événements qui se sont déroulés à Hastinapura et j’ai été fortement étonné que de telles choses aient pu se produire, alors que Bhishma et vousmême étiez en vie.’’ Plus tard, Maitreya vit Duryodhana qui était présent à la cour et il lui conseilla pour son propre bien de ne pas nuire aux Pandavas qui non seulement étaient eux-mêmes aussi puissants, mais qui étaient aussi apparentés à Krishna et à Drupada, et de faire la paix avec eux. L’obstiné et stupide Duryodhana se contenta de rire en se frappant les cuisses et sans daigner répondre, il tourna les talons. Maitreya se mit en colère et toisant Duryodhana, il lui dit : ‘’Tu es si arrogant et tu te frappes les cuisses en te moquant de quelqu’un qui te veut du bien ? Tes cuisses seront brisées par la masse de Bhima et tu mourras sur le champ de bataille !’’ Ceci fit bondir Dhritarashtra qui tomba aux pieds du sage et qui implora son pardon. Maitreya dit : ‘’Ma malédiction n’opérera pas, si votre fils fait la paix avec les Pandavas. Autrement, elle agira’’ et il s’éloigna de l’assemblée avec indignation. 125 XXVI. LA PROMESSE DE KRISHNA Dès que la nouvelle de la mise à mort de Sisupala par Krishna parvint à son ami Salva, il fut très en colère et il fit le siège de Dwaraka avec une puissante armée. Comme Krishna n’était pas encore revenu à Dwaraka, c’est l’ancien, Ugrasena, qui était chargé de défendre la cité. Dwaraka était une forteresse construite sur une île, qui disposait d’une forte garnison et qui était bien pourvue en moyens de défense. De grandes casernes avaient été construites et il y avait un stock abondant de nourriture et d’armes, et la garnison comprenait dans ses rangs beaucoup de guerriers illustres. Ugrasena interdit formellement la boisson et les amusements pour toute la période du siège. Tous les ponts furent démolis et il fut interdit aux bateaux d’entrer dans les ports du royaume. Des pointes métalliques furent plantées dans les douves autour de la forteresse et les murs de la ville furent réparés. Tous les accès de la ville étaient gardés avec des fils barbelés et les entrées et sorties étaient strictement contrôlées à l’aide de permis et de mots de passe. Ainsi, aucune disposition ne fut négligée qui pouvait encore renforcer la ville qui était déjà de nature imprenable. Le salaire des soldats fut doublé. Les volontaires étaient rigoureusement testés avant d’être acceptés comme soldats. Le siège fut si rigoureusement mené que la garnison endura beaucoup de privations. Lorsqu’il revint, Krishna fut touché au cœur par la souffrance de sa ville chérie et il força immédiatement Salva à lever le siège en l’attaquant et en lui infligeant une cuisante défaite. Ce n’est qu’après que Krishna fut pour la première fois mis au courant des événements qui s’étaient passés à Hastinapura : la partie de dés et l’exil des Pandavas. Il prit aussitôt le chemin de la forêt où vivaient les Pandavas. Beaucoup de monde accompagna Krishna, dont les hommes des tribus Bhoja et Vrishni, Dhristaketu, le roi du pays de Chedi, et les Kekayas qui étaient tous dévoués aux Pandavas. 126 Ils furent remplis d’indignation, quand ils apprirent la perfidie de Duryodhana et ils clamèrent que la Terre boirait certainement le sang de ces gens cruels. Draupadi s’approcha de Sri Krishna et d’une voix noyée par les larmes et entrecoupée de sanglots, elle lui raconta toute l’histoire de ses maux. Elle dit : ‘’J’ai été traînée jusqu’à l’assemblée, à peine vêtue. Les fils de Dhritarashtra m’ont copieusement outragée et ils se délectaient de ma douleur. Ils pensaient que j’étais devenue leur esclave et ils m’ont accostée et traitée comme telle. Même Bhishma et Dhritarashtra avaient oublié ma naissance, mes origines et notre parenté. Ô Janardhana, même mes époux ne m’ont pas protégée des railleries et des insultes libidineuses de ces scélérats immondes. A quoi servirent la force physique de Bhima et l’arc Gandiva d’Arjuna ? Avec une telle provocation, même des lavettes auraient trouvé la force et le courage de pourfendre les auteurs d’un tel affront ! Les Pandavas sont des héros reconnus de par le monde et pourtant, Duryodhana vit toujours. Moi, la belle-fille de l’empereur Pandu, j’ai été traînée par les cheveux. Moi, l’épouse de cinq héros, j’ai été déshonorée. Ô Madhusudana, même toi, tu m’avais abandonnée.’’ Elle tremblait, totalement incapable de continuer, car elle était prise de convulsions. Krishna était profondément ému et il tenta de consoler Draupadi. Il dit : ‘’Ceux qui t’ont mise au supplice seront frappés à mort dans le bourbier sanglant d’une bataille perdue. Essuie tes larmes. Je fais la promesse solennelle que tout le mal cruel qui t’a été fait sera totalement vengé. J’aiderai les Pandavas, comme il se doit et tu deviendras impératrice. Le ciel peut tomber sur la terre, la chaîne de l’Himalaya peut se briser en deux, la terre se désagréger et les océans peuvent s’assécher, mais je te le dis, en vérité, je tiendrai parole. Je te le jure.’’ Cette promesse, comme on le verra, s’accordait parfaitement avec la mission des Avatars du Seigneur, comme le déclarent les Ecritures : ‘’Pour protéger 127 les vertueux, pour détruire les méchants et pour soutenir fermement la Loi, Je m’incarne d’âge en âge.’’ Dhrishtadyumna réconforta aussi sa sœur et il lui dit comment un juste châtiment rattraperait les Kauravas. Il lui dit : ‘’Je tuerai Drona et Sikhandin causera la chute de Bhishma. Bhima prendra les vies du vil Duryodhana et de ses frères. Arjuna tuera Karna, le fils du conducteur de char.’’ Sri Krishna dit : ‘’Quand cette calamité est arrivée, je n’étais pas à Dwaraka. Si j’avais été là, jamais je n’aurais permis que cette partie de dés malhonnête ait lieu. Je me serais rendu là-bas spontanément et j’aurais attisé le sens du devoir de Drona, de Kripa et des autres aînés. J’aurais à tout prix empêché cette partie de dés destructrice. Pendant que Sakuni trichait, je luttais contre le roi Salva qui faisait le siège de ma ville. Ce n’est qu’après l’avoir vaincu que j’ai été mis au courant de la partie de dés et de l’histoire sordide qui l’a suivie. Cela me chagrine de ne pas pouvoir immédiatement effacer ta peine, mais tu sais qu’il y a toujours de l’eau qui coule avant qu’une digue brisée ne soit restaurée.’’ Krishna prit ensuite congé et il rentra à Dwaraka avec Subhadra, la femme d’Arjuna et leur enfant, Abhimanyu. Dhrishtadyumna rentra à Panchala en emmenant avec lui les fils de Draupadi. 128 XXVII. PASUPATA, L’ARME DE SHIVA Au début de leur séjour dans la forêt, Bhima et Draupadi se disputaient à l’occasion avec Yudhishthira. Ils soutenaient que seule une sainte colère était appropriée pour un kshatriya et que la patience et l’indulgence sous les affronts et les insultes n’étaient pas dignes de lui. Ils citaient des autorités de poids et ils discutaient avec véhémence pour soutenir leurs arguments. Yudhishthira répondait fermement qu’ils devaient respecter leurs promesses et que l’indulgence était la plus haute vertu de toutes. Bhima brûlait d’impatience d’attaquer et de tuer Duryodhana immédiatement et de regagner le royaume. Il pensait qu’il était indigne de la part de guerriers de continuer à résider docilement dans la forêt. Bhima dit à Yudhishthira : ‘’Tu parles comme ceux qui récitent des mantras védiques et qui se satisfont du son des mots, bien qu’ils en ignorent le sens. Ton esprit est embrouillé. Tu es né comme un kshatriya, mais tu ne penses pas et tu ne te comportes pas comme un kshatriya. Tu es devenu pareil à un brahmane, par tempérament. Tu sais que les Ecritures prescrivent la sévérité et l’initiative au kshatriya. Nous ne devrions pas laisser agir les mauvais fils de Dhritarashtra à leur guise. Vaine est la naissance d’un kshatriya qui ne conquiert pas ses ennemis fourbes. C’est mon opinion et pour moi, si nous allons en enfer pour avoir tué un ennemi fourbe, cet enfer, c’est le paradis. Ton indulgence nous brûle plus que les flammes. Elle nous fait bouillir, Arjuna et moi-même, jour et nuit et elle nous prive de sommeil. Ces scélérats se sont emparés de notre royaume par la tricherie, ils en jouissent et toi, tu restes apathique, comme un python gavé. Tu dis que nous devrions respecter notre promesse. Comment Arjuna qui est connu de tous peut-il vivre incognito ? Les Himalayas peuvent –ils se cacher sous une touffe d’herbe ? Comment Arjuna au cœur de lion, Nakula et Sahadeva peuventils vivre en se cachant ? La célèbre Draupadi peut-elle circuler sans être reconnue par autrui ? Même en faisant l’impossible, les fils de Dhritarashtra 129 nous repéreront avec leurs espions. Donc, il n’est pas possible de tenir une telle promesse qui nous a été extorquée dans le simple but de nous chasser à nouveau pour une nouvelle période de treize ans. Les Shastras me soutiennent encore, quand je dis qu’une promesse qui est dérobée n’est pas une promesse. Une poignée d’herbes lancée à un taureau fatigué devrait être une expiation suffisante pour réparer la rupture d’une telle promesse. Tu devrais te résoudre à tuer nos ennemis immédiatement. Il n’existe aucun devoir supérieur pour un kshatriya.’’ Bhima ne se lassait jamais de défendre avec insistance son opinion. Draupadi aussi parlait du déshonneur qu’elle avait subi des mains de Duryodhana, de Karna et de Duhsasana et elle citait des autorités scripturaires qui donnaient des maux de tête à Yudhishthira. Parfois, celui-ci répondait par de banales maximes de politique et il évoquait les forces relatives des deux clans. Il disait : ‘’Notre ennemi possède des partisans, tels que Bhurisravas, Bhishma, Drona, Karna et Aswatthama. Duryodhana et ses frères sont des experts dans l’art de la guerre. Beaucoup de princes feudataires et des monarques puissants sont maintenant de leur côté. Bhishma et Drona n’ont certainement aucun respect pour le caractère de Duryodhana, mais ils ne l’abandonneront pas et ils sont prêts à sacrifier leurs vies à son côté sur le champ de bataille. Karna est un combattant brave et habile et il connaît l’utilisation de toutes les armes. Le cours de la guerre est imprévisible et le succès est incertain. Il n’y a pas de raison de se précipiter.’’ C’est ainsi que Yudhishthira parvenait avec difficulté à réfréner l’impatience des jeunes Pandavas. Plus tard, conseillé par Vyasa, Arjuna prit la direction des Himalayas pour pratiquer des austérités dans le but d’obtenir de nouvelles armes auprès des devas. Arjuna prit congé de ses frères et se rendit auprès de Panchali pour 130 lui dire adieu. Elle dit : ‘’Ô Dhananjaya, puisse ta mission prospérer ! Puisse Dieu te donner tout ce que Kuntidevi a espéré et désiré, quand tu es né. Notre bonheur, notre vie, notre honneur et notre prospérité dépendent de toi. Retourne après avoir obtenu de nouvelles armes.’’ C’est ainsi que Panchali le dépêcha avec ces paroles auspicieuses. Il est à noter que, bien que la voix était celle de Draupadi, l’épouse, la bénédiction était celle de Kunti, la mère, car les paroles étaient : ‘’Puisse Dieu te donner tout ce que Kuntidevi a espéré et souhaité, quand tu es né.’’ Arjuna traversa d’épaisses forêts et il atteignit la montagne d’Indrakila, où il rencontra un vieux brahmane. L’ascète sourit et parla affectueusement à Arjuna : ‘’Enfant, tu as revêtu une armure et tu portes des armes. Qui es-tu ? Les armes ne servent à rien, ici. Que cherches-tu avec l’attirail d’un kshatriya, là où résident les ascètes et les saints qui ont conquis la colère et la passion ?’’ C’était Indra, le roi des dieux qui était venu pour avoir le plaisir de rencontrer son fils. Arjuna s’inclina devant son père et dit : ‘’Je suis à la recherche d’armes ; bénis-moi avec des armes.’’ Indra répondit : ‘’Ô Dhananjaya, à quoi servent les armes ? Demande des plaisirs ou cherche à atteindre les mondes supérieurs pour en profiter.’’ Arjuna répondit : Ô roi des dieux, je ne cherche pas les plaisirs des mondes supérieurs. Je suis arrivé ici après avoir laissé Panchali et mes frères dans la forêt. Je recherche uniquement des armes.’’ Indra dit : ‘’Si tu es béni par la vision du dieu Shiva, le dieu au troisième œil et si tu obtiens sa grâce, tu recevras des armes divines. Fais pénitence à Shiva.’’ 131 Indra disparut. Arjuna se rendit alors dans les Himalayas et il fit pénitence pour obtenir la grâce de Shiva. Déguisé en chasseur et accompagné par son épouse divine, Umadevi, Shiva entra dans la forêt à la poursuite d’un gibier. La chasse s’intensifia et finalement un sanglier sauvage se mit à charger Arjuna qui le transperça d’une flèche avec son arc, Gandiva, tandis que simultanément, le chasseur – Shiva – le transperçait d’une flèche de son arc, Pinaka. Arjuna cria : ‘’Qui es-tu ? Pourquoi circules-tu dans cette forêt avec ta femme ? Comment as-tu osé tirer sur le gibier que j’avais pris pour cible ?’’ Le chasseur répliqua avec mépris : ‘’Cette forêt qui est pleine de gibier nous appartient à nous qui y vivons. Tu ne me parais pas assez robuste que pour être un forestier. Tes membres et ton allure trahissent une vie douce et voluptueuse. C’est plutôt à moi de te demander ce que tu fabriques ici !’’ Il ajouta encore que c’était sa flèche qui avait tué le sanglier et que si Arjuna pensait différemment, il était le bienvenu pour se battre. Rien ne pouvait plus plaire à Arjuna. Il bondit et il se mit à faire pleuvoir des flèches sur Shiva. A sa grande stupéfaction, elles ne parurent avoir aucun effet sur le chasseur et elles retombaient sans avoir provoqué le moindre dégât. Quand son carquois fut vide, il se mit à frapper Shiva avec son arc, mais le chasseur ne paraissait pas s’en soucier et il arracha facilement l’arc de la main d’Arjuna et il éclata de rire. Arjuna qui avait été désarmé avec une aisance humiliante par quelqu’un qui n’avait l’air que d’un chasseur ordinaire de la forêt était sidéré et tout près de douter, mais il ne se laissa pas démonter ; il tira son épée de son fourreau et il continua le combat. Hélas ! Son épée ne parvint même pas à égratigner le corps invulnérable du chasseur et elle vola en éclats ! Il n’y avait plus rien d’autre à faire que d’en venir à la 132 lutte avec le formidable inconnu, mais là encore, il n’était pas de taille. Le chasseur l’attrapa dans une étreinte d’acier et Arjuna faillit étouffer. Vaincu et surpassé, Arjuna implora humblement l’aide divine et il médita sur Shiva et ce faisant, la lumière se fit dans son esprit troublé et immédiatement, il sut qui était réellement le chasseur ! Il tomba aux pieds du Seigneur et d’une voix brisée par le repentir et l’adoration, il implora son pardon. ‘’Je te pardonne’’, dit Shiva en souriant et Il lui rendit Gandiva ainsi que les autres armes, dont il avait été dépossédé. Il confia également à Arjuna l’arme merveilleuse appelée Pasupata. Le corps d’Arjuna qui avait été meurtri dans ce combat inégal se rétablit parfaitement grâce au contact divin du dieu au troisième œil et il devint cent fois plus fort et plus brillant qu’avant. ‘’Rends-toi au ciel et présente tes respects à ton père, Indra’’, dit Shiva et il disparut comme le soleil couchant. Arjuna était ivre de joie et il s’exclama : ‘’Ai-je réellement vu le Seigneur face à face et ai-je été béni par son contact divin ? Que me faut-il de plus ?’’ A ce moment-là, Matali, le conducteur du char d’Indra arriva sur place avec son char et il emmena Arjuna jusqu’au royaume des dieux. 133 XXVIII. AFFLIGÉS Balarama et Krishna se rendirent avec leur suite là où résidaient les Pandavas dans la forêt. Profondément chagriné par ce qu’il vit, Balarama dit à Krishna : ‘’Ô Krishna, il semblerait que la vertu et que le vice portent des fruits contraires dans cette vie, car observe que le vicieux Duryodhana gouverne son royaume, vêtu d’or et de soieries, tandis que le vertueux Yudhishthira vit dans la forêt, vêtu d’écorce d’arbre. En voyant d’une part, une telle prospérité imméritée et d’autre part, de telles privations tout autant imméritées, les hommes ont perdu la foi en Dieu. L’éloge de la vertu des Shastras ressemble à une mascarade, lorsque l’on voit les résultats réels du bien et du mal dans ce monde. Comment Dhritarashtra justifiera-t-il sa conduite et comment se défendra-t-il, quand il sera face à face avec le dieu de la mort ? Même les montagnes et la Terre pleurent à la vue des irréprochables Pandavas qui vivent dans la forêt avec la merveilleuse Draupadi, née du feu sacrificiel.’’ Satyaki, qui était assis tout près, dit : ‘’Ô Balarama, ce n’est pas le moment de se lamenter. Devrions-nous attendre jusqu’à ce que Yudhishthira nous demande de faire notre devoir auprès des Pandavas ? Pendant que toi et Krishna et tous les autres vivent bien, pourquoi les Pandavas devraient-ils gaspiller leurs précieuses années dans la forêt ? Rassemblons nos forces et attaquons Duryodhana. Avec l’armée des Vrishnis, nous sommes certainement assez forts que pour anéantir les Kauravas. Tuons Duryodhana et ses partisans sur le champ de bataille et remettons le royaume à Abhimanyu, si les Pandavas désirent tenir leur promesse et rester dans la forêt. Ce sera bon pour eux et cela nous honore, en tant qu’hommes de valeur.’’ 134 Vasudeva, qui écoutait attentivement ces paroles, dit : ‘’Ce que tu dis est vrai. Mais les Pandavas n’apprécieraient pas de recevoir d’autrui ce qu’ils n’ont pas gagné par leurs propres efforts. Draupadi, qui provient d’une race héroïque, ne voudra pas en entendre parler. Yudhishthira n’abandonnera jamais la voie de la rectitude par amour ou par peur. Au terme de la période d’exil stipulée, les rois de Panchala, de Kekaya et de Chedi, et nous-mêmes, unirons nos forces pour aider les Pandavas à vaincre leurs ennemis.’’ Ces paroles de Krishna ravirent Yudhishthira. ‘’Sri Krishna connaît mon cœur’’, dit-il. ‘’La vérité est supérieure au pouvoir ou à la prospérité et il faut la protéger à tout prix, et non pas le royaume. Lorsqu’il voudra que nous combattions, il nous trouvera prêts. Les héros de la race des Vrishnis peuvent maintenant rentrer chez eux avec la certitude que nous nous rencontrerons à nouveau, lorsque les temps seront mûrs.’’ C’est avec ces paroles que Yudhishthira les laissa partir. Arjuna était toujours dans les Himalayas et l’anxiété et l’impatience de Bhima devinrent quasiment insupportables. Il dit à Yudhishthira : ‘’Tu sais que notre vie dépend d’Arjuna. Cela fait longtemps qu’il est parti et nous n’avons pas de nouvelles de lui. Si nous devions le perdre, alors ni le roi de Panchala, ni Satyaki ni même Sri Krishna ne pourront nous sauver et pour ma part, je ne pourrais pas survivre à cette perte. Tout ceci, nous le devons à cette stupide partie de dés – nos malheurs et nos souffrances ainsi que l’augmentation de la puissance de nos ennemis. Résider dans la forêt n’est pas le devoir qui est prescrit au kshatriya. Nous devrions immédiatement rappeler Arjuna et livrer bataille aux fils de Dhritarashtra avec l’aide de Sri Krishna. Je ne serai satisfait que lorsque ces gredins de Sakuni, Karna et Duryodhana seront pourfendus. Après l’accomplissement de ce devoir, tu pourras si tu le veux, retourner dans la forêt et vivre une vie d’ascète. Ce 135 n’est pas un péché de tuer en ayant recours à un stratagème un ennemi qui a eu recours à un stratagème. J’ai appris que l’Atharvana Veda possède des incantations qui peuvent comprimer le temps et réduire sa durée. Si par un tel moyen, nous pouvions raccourcir treize années à treize jours, nous serions tout à fait en droit de le faire et le quatorzième jour, tu me permettrais de tuer Duryodhana.’’ Après avoir entendu ces paroles de Bhima, Dharmaputra l’étreignit affectueusement et il chercha à calmer son impétuosité. ‘’Mon frère bienaimé, au terme de la période de treize ans, Arjuna, le héros, son arc Gandiva et toi-même, vous combattrez et vous tuerez Duryodhana. Sois patient jusque-là. Duryodhana et ses comparses qui sont plongés dans le péché ne pourront pas nous échapper. Sois certain de cela.’’ Tandis que les frères discutaient ainsi, le grand sage Brihadaswa arriva à l’ermitage des Pandavas et il fut reçu avec les honneurs dus à son rang. Au bout d’un moment, Yudhishthira lui dit : ‘’Vénérable sage, nos ennemis fourbes nous ont attirés dans une partie de dés par la tricherie, ils nous ont dépouillés de notre royaume et de nos richesses et ils nous ont exilés, mes frères héroïques, Panchali et moi-même, dans la forêt. Arjuna, qui est parti il y a longtemps en quête d’armes divines, n’est toujours pas rentré et il nous manque terriblement. Reviendra-t-il avec des armes divines ? Et quand reviendra-t-il ? Sans aucun doute, il n’y a sûrement personne dans ce monde qui ait dû subir autant de malheurs que moi-même.’’ Le grand sage répondit : ‘’Ne permettez pas à votre esprit de s’attarder sur le malheur. Arjuna reviendra avec des armes divines et vous vaincrez vos ennemis, le moment venu. Vous dites que dans ce monde, personne n’est aussi malheureux que vous. Ce n’est pas vrai, bien que tous ceux qui sont éprouvés 136 par l’adversité ont tendance à prétendre qu’ils sont les plus touchés par le malheur, au vu de leur ressenti des choses. Avez-vous entendu parler du roi Nala de Nishada ? Il a subi plus de malheurs que vous, même dans la forêt. Il fut abusé par Pushkara au jeu de dés. Il perdit son royaume et ses richesses et dut s’exiler dans la forêt. Moins chanceux que vous, il n’avait pas ses frères avec lui, ni la compagnie de brahmanes. L’influence de Kali, l’esprit de cet âge obscur, le priva de discernement et de bon sens et ne sachant pas ce qu’il faisait, il quitta sa femme qui l’accompagnait pour errer dans la forêt, solitaire et presque fou. Comparez votre situation avec la sienne. Vous avez la compagnie de vos frères héroïques et de votre femme dévouée et vous disposez du soutien de quelques brahmanes instruits dans votre adversité. Votre esprit est sain et posé. S’apitoyer sur son sort est naturel, mais vous ne vous en tirez pas si mal que cela. Ô Pandava, Nala fut éprouvé par des malheurs bien pires que les vôtres, mais il les a tous surmontés et il a terminé sa vie heureux. Vous disposez d’une intelligence limpide et de la compagnie de ceux qui vous sont les plus chers. Vous passez une bonne partie de votre temps dans la contemplation exaltante du dharma, à converser avec des brahmanes qui connaissent les Vedas et le Vedanta. Supportez avec courage vos épreuves et vos tribulations, car elles sont le lot de tout homme et elles ne vous sont pas réservées.’’ C’est ainsi que Brihadaswa réconforta Yudhisthira. 137 XXIX. AGASTYA Les brahmanes qui étaient avec Yudhishthira à Indraprastha l’avaient suivi dans la forêt. Il était difficile de garder une suite aussi imposante. Après qu’Arjuna soit parti en quête d’armes divines, un brahmane appelé Lomasa vint trouver les Pandavas. Il conseilla à Yudhishthira de réduire son escorte avant de partir en pèlerinage, car il serait difficile de se déplacer librement avec une telle suite. Yudhishthira, qui s’était rendu compte du problème depuis longtemps annonça à ses partisans que ceux parmi eux qui n’étaient pas habitués à la vie dure et aux privations et ceux qui ne les avaient suivis que par loyauté pouvaient retourner auprès de Dhritarashtra ou, s’ils préféraient, ils pouvaient se rendre chez Drupada, le roi de Panchala. Plus tard, avec une suite réduite, les Pandavas entreprirent un pèlerinage vers les lieux saints et se familiarisèrent avec les histoires et les traditions qui s’y rapportaient, dont celle d’Agastya. On raconte qu’une fois, Agastya aperçut des esprits ancestraux suspendus la tête en bas. Il leur demanda qui ils étaient et comment ils s’étaient retrouvés dans une situation aussi déplaisante. Ils répondirent : ‘’Cher enfant ! Nous sommes tes ancêtres ! Si tu ne t’acquittes pas de ta dette envers nous en te mariant et en engendrant une descendance, il n’y aura personne après toi pour nous offrir des oblations. C’est ainsi que nous avons eu recours à de pareilles austérités pour te persuader de nous sauver de ce péril.’’ Agastya décida alors de se marier. Le roi du pays de Vidarbha n’avait pas de descendance et il était fort soucieux. Il alla trouver Agastya pour obtenir sa bénédiction. En lui octroyant la faveur demandée, Agastya annonça que le roi deviendrait le père d’une belle jeune fille qui devrait lui être donnée en mariage, précisa-t-il. 138 Bientôt, la reine mit au monde une fille qui fut nommée Lopamudra. Avec les années, elle se transforma en une jeune fille à la beauté et au charme si rares que tous les kshatriyas en étaient amoureux, mais aucun prince n’osait la courtiser, car ils redoutaient Agastya. Ultérieurement, le sage Agastya se rendit à Vidarbha et il demanda la main de la jeune fille au roi. Le roi répugnait à donner en mariage la princesse délicatement soignée à un sage vivant la vie primitive d’un forestier, mais il redoutait aussi l’ire du sage, s’il refusait et il était plongé dans la détresse. Très soucieuse, Lopamudra découvrit la raison du chagrin de son père et elle manifesta son enthousiasme et même son désir d’épouser le sage. Le roi en fut soulagé et le mariage d’Agastya et de Lopamudra fut célébré en temps voulu. Lorsque la princesse s’apprêta à accompagner le sage, il lui intima de renoncer à ses vêtements coûteux et à ses bijoux précieux. Sans discuter, Lopamudra distribua ses bijoux inestimables et ses parures à ses compagnes et à ses servantes et s’étant vêtue d’une peau de daim et d’écorces, elle suivit joyeusement le sage. Pendant que Lopamudra et qu’Agastya passèrent du temps en tapas et en méditation à Gangadwara, un amour fort et durable se développa entre eux. Mais concernant la vie conjugale, la modestie de Lopamudra faiblit en raison du manque d’intimité de l’ermitage forestier et un jour, toute rougissante et avec humilité, elle exprima son point de vue à son époux. Elle dit : ‘’Je désire jouir de la literie royale, des robes magnifiques et des bijoux précieux que j’avais, lorsque j’étais chez mon père et que toi aussi tu 139 puisses avoir des vêtements et des ornements splendides. Et alors, nous profiterons pleinement de la vie.’’ Agastya sourit et répondit : ‘’Je n’ai ni la richesse ni les moyens de te fournir ce que tu désires. Ne sommes-nous pas des mendiants vivant dans la forêt ?’’ Mais Lopamudra connaissait les pouvoirs yoguiques de son Seigneur et dit : ‘’Seigneur, tu es tout-puissant de par la force de tes austérités. Tu peux obtenir toute la richesse du monde en un claquement de doigts, si tu le désires.’’ Agastya dit que c’était effectivement le cas, mais que s’il dilapidait le produit de ses austérités pour obtenir des choses aussi futiles que la richesse, il se réduira bientôt à rien. Elle répondit : ‘’Ce n’est pas mon vœu. Ce que je désire, c’est que tu gagnes à la manière ordinaire assez de richesses pour que nous vivions à notre aise et confortablement.’’ Agastya y consentit et entreprit à la manière d’un brahmane ordinaire d’aller mendier auprès de plusieurs rois. Agastya se rendit alors chez un roi réputé fort riche. Le sage dit au roi : ‘’Je suis venu en quête de richesses. Donnez-moi ce que je recherche, mais sans causer aucune perte ni aucun préjudice à autrui.’’ Le roi lui présenta un tableau authentique des revenus et des dépenses de l’Etat et il lui dit qu’il était libre de prendre ce qu’il estimait approprié. D’après les comptes, le sage découvrit qu’il n’y avait pas de solde. Il appert que les dépenses d’un Etat sont toujours au moins égales à ses revenus. Ceci semble avoir aussi été le cas dans les temps anciens. 140 Constatant ceci, Agastya dit : ‘’Accepter le moindre don de la part de ce roi éprouverait les citoyens. J’irai donc chercher ailleurs’’, et le sage s’apprêta à partir. Le roi dit qu’il voulait l’accompagner et tous les deux se rendirent dans un autre Etat où ils découvrirent une situation analogue. Vyasa établit donc et illustre la formule selon laquelle un roi ne devrait pas taxer ses sujets plus qu’il n’en faut pour des dépenses publiques justifiées et que si l’on accepte en cadeau quoi que ce soit qui provient des deniers publics, on ajoute à la charge des citoyens dans cette mesure. Agastya pensa alors qu’il valait mieux tenter sa chance auprès du cruel asura, Ilvala. Ilvala et son frère Vatapi nourrissaient une haine implacable à l’encontre des brahmanes. Ils avaient conçu une curieuse méthode pour les tuer. Ilvala, en faisant preuve de sa très généreuse hospitalité, invitait un brahmane pour un somptueux repas. Grâce à ses pouvoirs magiques, il transformait en chèvre son frère Vatapi, il tuait cette fausse chèvre et il la servait à son invité. (A cette époque, les brahmanes mangeaient encore de la viande.) Au terme du festin, Ilvala ordonnait à son frère de sortir, car il possédait aussi l’art de ramener à la vie ceux qu’il avait tués. Et Vatapi qui sous la forme de nourriture s’était immiscé dans les entrailles du malheureux brahmane, se reconstituait et se frayait un passage à l’air libre avec un rire démoniaque, en tuant ainsi son invité, bien entendu. De nombreux brahmanes avaient ainsi perdu la vie. Ilvala se réjouit beaucoup, lorsqu’il apprit qu’Agastya était dans les environs, car il savait qu’un autre brahmane allait de nouveau tomber entre ses mains. Il le reçut donc avec tous les égards et il prépara le festin habituel. Le sage mangea avec un appétit vorace Vatapi transformé en chèvre. Ilvala n’avait plus qu’à invoquer Vatapi pour la dernière scène. Comme à son habitude, Ilvala répéta la formule magique et cria : ‘’Sors de là, Ô Vatapi !’’ 141 Agastya sourit et il dit en tapotant doucement son estomac : ‘’Ô Vatapi, permets à mon estomac de te digérer pour la paix et pour le bien du monde.’’ Alors, Ilvala cria frénétiquement de plus belle : ‘’Ô Vatapi, sors de là ! Sors de là, Vatapi !’’ Il n’y eut aucune réponse et le sage en expliqua la raison : Vatapi venait d’être digéré ! L’asura s’inclina devant Agastya et lui céda toutes les richesses qu’il recherchait. C’est ainsi que le sage put combler au mieux le désir de Lopamudra. Agastya lui demanda ce qu’elle préférerait : dix bons fils ordinaires ou un fils extraordinaire qui en valait dix. Lopamudra répondit qu’elle aimerait avoir un fils exceptionnellement vertueux et instruit. L’histoire raconte ensuite qu’elle fut bénie par un tel fils. Une fois, les Vindhyas devinrent jalouses du Mont Meru et elles tentèrent de croître, obscurcissant par là le soleil, la lune et les étoiles. Incapables de faire face à un tel péril, les dieux sollicitèrent l’aide d’Agastya. Le sage se rendit jusqu’aux Vindhyas et il leur dit : ‘’Ô meilleures d’entre les montagnes ! Cessez de grandir jusqu’à ce que je vous traverse en allant vers le sud et jusqu’à ce que je revienne dans le nord. Après mon retour, vous pourrez continuer à croître, si tel est votre désir. Attendez jusque-là.’’ Etant donné que les Vindhyas respectaient beaucoup Agastya, elles accédèrent à sa requête. Agastya ne revint plus jamais dans le nord, mais il se fixa dans le sud et c’est ainsi que les Vindhyas ont arrêté leur croissance jusqu’à ce jour ! C’est du moins l’histoire, telle qu’elle est racontée dans le Mahabharata… 142 XXX. RISHYASRINGA C’est une erreur de penser qu’il est simple pour une personne de mener une vie de chasteté, si cette personne est élevée dans l’ignorance totale des plaisirs sensuels. La vertu qui n’est protégée que par l’ignorance est très fragile, comme l’histoire qui suit l’illustre fort bien. Vibhandaka, qui avait la splendeur de Brahma, le Créateur, vivait dans une forêt avec son fils, Rishyasringa. Ce dernier n’avait jamais rencontré aucun mortel, homme ou femme, hormis son père. Le pays d’Anga était touché par une terrible famine. Les cultures s’étaient desséchées par manque de pluie et les hommes mouraient de faim. Tout ce qui vivait était dans la détresse. Romapada, le roi du pays, alla trouver les brahmanes pour qu’ils lui conseillent un moyen pour sauver le royaume de la famine. Les brahmanes répondirent : ‘’Ô meilleur d’entre les rois ! Il y a un jeune sage appelé Rishyasringa qui vit une vie de chasteté parfaite. Invitez-le dans notre royaume. Par ses austérités, il a gagné le pouvoir d’apporter la pluie et l’abondance partout où il va.’’ Avec ses courtisans, le roi discuta du moyen par lequel Rishyasringa pourrait être amené depuis l’ermitage du sage Vibhandaka. Suivant leurs conseils, il convoqua les plus charmantes courtisanes de la ville à qui il confia la mission d’attirer à Anga Rishyasringa. Les demoiselles étaient dans l’embarras. D’un côté, elles craignaient de désobéir au roi et de l’autre, elles craignaient aussi la colère du sage. Finalement, elles décidèrent d’y aller en comptant sur l’aide de la Providence pour accomplir la bonne œuvre de sauver le pays frappé par la famine. Elles s’équipèrent comme il fallait pour leur entreprise avant d’être envoyées à l’ermitage. 143 La meneuse transforma un grand bateau en un magnifique jardin avec des arbres et des plantes artificielles et un ashram en son centre. Elle fit amarrer le bateau sur le fleuve tout près de l’ermitage de Vibhandaka et les courtisanes se rendirent à l’ermitage, le cœur battant. Fort heureusement pour elles, le sage était absent. Sentant que le moment était propice, une de ces belles demoiselles s’approcha du fils du sage. Elle s’adressa ainsi à Rishyasringa : ‘’Ô grand sage, comment allez-vous ? Avez-vous des racines et des fruits en suffisance ? Les austérités des rishis de la forêt se déroulent-elles de manière satisfaisante ? La gloire de votre père croît-elle ? Vos propres études des Vedas avancent-elles ?’’ C’est ainsi que les rishis s’abordaient à cette époque. Jamais auparavant, le jeune anachorète n’avait vu une forme humaine aussi belle ou entendu une voix aussi douce. Le désir instinctif de compagnie, particulièrement celle du sexe opposé, bien qu’il n’avait jamais vu de femme auparavant, se mit à opérer sur son esprit , aussitôt qu’il contempla cette forme gracieuse. Il crut qu’elle était un jeune sage, comme lui-même et il ressentit une curieuse joie irrépressible qui gagnait son âme. Il répondit en fixant son interlocutrice : ‘’Vous m’avez l’air d’un brillant brahmachari ! Qui êtes-vous ? Je m’incline devant vous. Où se trouve votre ermitage ? Quelles sont les austérités que vous pratiquez ?’’, et il lui rendit les offrandes habituelles. Elle lui dit : ‘’Mon ashram se situe à une quarantaine de kilomètres d’ici. Je vous ai apporté des fruits. Je ne suis pas digne de recevoir vos prosternations, mais en retour, je vais vous saluer de la manière qui nous est coutumière.’’ 144 Elle l’étreignit chaleureusement, elle lui offrit des sucreries qu’elle avait apportées, elle le para de guirlandes parfumées et elle lui servit des boissons. Elle l’étreignit encore une fois en disant que c’était leur manière de saluer des invités d’honneur. Il pensa que c’était une coutume très agréable… Peu de temps après, craignant le retour du sage Vibhandaka, la courtisane prit congé de Rishyasringa en disant qu’il était temps pour elle d’accomplir l’agnihotra et elle quitta tranquillement l’ermitage. Quand Vibhandaka rentra à l’ermitage, il fut choqué de voir un tel désordre avec des restes dispersés partout, car l’ermitage n’avait pas été nettoyé. Les arbustes et les plantes avaient l’air d’avoir souffert. Le visage de son fils n’avait pas son éclat habituel, mais paraissait troublé par une tempête passionnelle. Les simples devoirs habituels de l’ermitage avaient été négligés. Vibhandaka était troublé et il demanda à son fils : ‘’Mon cher garçon ! Pourquoi n’as-tu pas encore ramassé le bois pour le feu sacré ? Qui a cassé ces belles plantes et ces beaux arbustes ? La vache a-t-elle été traite ? Quelqu’un est-il venu ici pour te servir ? Qui t’a donné cette curieuse guirlande ? Pourquoi sembles-tu si perturbé ?’’ Le simple et innocent Rishyasringa répondit : ‘’Un brahmachari à la forme éblouissante était ici. Il m’est impossible de décrire son éclat et sa beauté ou la douceur de sa voix. Mon être était rempli d’un bonheur et d’une affection indescriptibles en écoutant sa voix et en regardant ses yeux. Quand il m’a étreint – ce qui semble être sa manière particulière de saluer – j’ai éprouvé une joie que je n’avais jamais ressentie auparavant – pas même en mangeant les fruits les plus doux et les plus sucrés’’, et il décrivit à son père la forme, la beauté, et les agissements de sa belle visiteuse. 145 Rishyasringa ajouta mélancoliquement : ‘’Mon corps semble brûler de désir pour la compagnie de ce brahmachari et je voudrais le retrouver et l’amener ici. Comment puis-je te donner une idée de sa dévotion et de son éclat ? Mon cœur aspire à le voir !’’ Après que Rishyasringa ait ainsi ouvertement exprimé des désirs et des troubles qui lui étaient étrangers jusqu’ici, Vibhandaka sut ce qui était arrivé. Il dit : ‘’Mon enfant ! Ce n’était pas un brahmachari que tu as vu, mais un démon malfaisant qui a tenté de te leurrer et de gêner tes austérités, comme le font les démons. Ils ont recours à toutes sortes de manigances et de stratagèmes pour cela. Ne leur permets pas de s’approcher de toi.’’ Après cela, Vibhandaka fouilla vainement la forêt pendant trois jours pour découvrir les misérables qui avaient commis ces dommages, mais il rentra bredouille. Une autre fois, alors que Vibhandaka avait quitté l’ermitage pour rapporter des racines et des fruits, la courtisane revint retrouver Rishyasringa. Dès qu’il l’aperçut, Rishyasringa bondit et courut l’accueillir avec l’enthousiasme d’une eau qui jaillit brusquement d’une fontaine. Sans se faire prier, Rishyasringa s’approcha d’elle et après les salutations d’usage, il lui dit : ‘’Ô lumineux brahmachari ! Avant que mon père ne rentre, allons visiter ton ermitage !’’ C’est précisément ce qu’elle avait espéré et ce pour quoi elle avait œuvré et ensemble, ils montèrent dans le bateau qui avait été décoré comme un ermitage. Dès que le jeune sage fut monté à bord, on largua les amarres et le bateau prit la direction du royaume d’Anga avec son précieux chargement à bord. Comme on pouvait s’y attendre, le jeune sage connut un voyage agréable et intéressant et en arrivant à Anga, il en savait certainement plus sur le monde et sur ses mœurs que ce n’était le cas dans la forêt. 146 L’arrivée de Rishyasringa réjouit au plus haut point Romapada et il conduisit son hôte dans des appartements luxueux qui avaient été spécialement aménagés pour lui. Comme les brahmanes l’avaient prévu, la pluie se mit à tomber en abondance à l’instant où Rishyasringa mit le pied dans le royaume, les rivières et les lacs se remplirent et les gens baignaient dans l’allégresse. Romapada donna sa fille Santa en mariage à Rishyasringa. Bien que tout s’était terminé, comme il l’avait espéré, le roi n’était pas à l’aise, car il redoutait que Vibhandaka puisse venir à la recherche de son fils et qu’il ne prononce une malédiction à son encontre. Il chercha donc à amadouer Vibhandaka en bordant la route qu’il utiliserait avec du bétail et en ordonnant aux vachers de dire qu’ils étaient les serviteurs de Rishyasringa et qu’ils étaient venus accueillir et honorer le père de leur maître et se placer à son service. En ne retrouvant pas son fils à l’ermitage, il était venu à l’esprit de Vibhandaka que ce pouvait être l’œuvre du roi d’Anga. Courroucé, il traversa les rivières et les villages qui les séparaient et il marcha droit sur la capitale du roi, comme pour le foudroyer de sa colère, mais comme à chaque étape de son voyage, il voyait un magnifique cheptel qui appartenait à son fils et qu’il était très respectueusement accueilli par les serviteurs de son fils, son humeur colérique se dissipa progressivement en se rapprochant de la capitale. Quand il arriva à la capitale, on le reçut avec de grands honneurs et il fut conduit au palais du roi, où il vit son fils assis, comme le roi des dieux au ciel. A son côté, il vit sa femme, la princesse Santa, dont la grande beauté l’apaisa. 147 Vibhandaka bénit le roi et il ordonna à son fils : ‘’Fais tout ce qui plaira au roi. Après la naissance d’un fils, viens me rejoindre dans la forêt.’’ Rishyasringa fit comme son père le lui avait ordonné. Lomasa termina l’histoire avec ces paroles qui étaient adressées à Yudhishthira : ‘’Comme Damayanti et Nala, Sita et Rama, Arundhati et Vasishtha, Lopamudra et Agastya et Draupadi et vous-même, Santa et Rishyasringa prirent le chemin de la forêt à point nommé et passèrent leurs vies dans l’amour de l’autre et l’adoration de Dieu. Voici l’ermitage où vécut Rishyasringa. Baignez-vous dans ces eaux et soyez purifié.’’ Les Pandavas s’y baignèrent et accomplirent leurs dévotions. 148 XXXI. YAVAKRIDA Au cours de leurs pérégrinations, les Pandavas parvinrent à l’ermitage de Raibhya sur la rive du Gange. Lomasa leur raconta l’histoire du lieu : ‘’Voici le ghat où Bharata, le fils de Dasaratha se baignait. Indra fut purifié du péché d’avoir tué injustement Vritra par ces eaux. Ici aussi, Sanatkumara trouva l’union avec Dieu. Aditi, la mère des dieux a offert des oblations sur cette montagne et y a prié pour être bénie d’un fils. Ô Yudhishthira, gravis cette montagne sacrée et les malheurs qui ont projeté un nuage sur ta vie disparaîtront. La colère et la passion seront emportées, si tu te baignes dans l’eau courante de ce fleuve.’’ Ensuite, Lomasa s’attarda encore sur la sainteté des lieux et commença son récit : ‘’Yavakrida, le fils d’un sage, a péri ici même. Deux brahmanes éminents qui étaient bons amis, Bharadwaja et Raibhya, vivaient dans leurs ermitages. Raibhya et ses deux fils, Paravasu et Arvavasu apprirent les Vedas et ils devinrent des érudits très renommés. Bharadwaja, lui, se consacrait totalement à l’adoration de Dieu. Il avait un fils, Yavakrida, qui voyait avec jalousie et haine que les brahmanes ne respectaient pas son père ascétique, comme ils respectaient Raibhya qui était plus instruit. Yavakrida pratiqua de dures austérités afin d’obtenir la grâce d’Indra. Il tortura son corps et il finit par éveiller la compassion d’Indra qui lui apparut et qui lui demanda pourquoi il mortifiait autant sa chair. Yavakrida répondit : ‘’Je désire être plus versé dans les Vedas que quiconque auparavant. Je désire être un grand érudit. J’accomplis de telles austérités pour réaliser ce désir. Cela prend beaucoup de temps et cela 149 implique beaucoup de difficultés pour apprendre les Vedas auprès d’un maître. Je pratique ces austérités afin d’obtenir directement cette connaissance. Bénis-moi.’’ Indra sourit et dit : ‘’Ô brahmane ! Tu suis le mauvais chemin ! Retourne chez toi et cherche un précepteur approprié et apprends les Vedas auprès de lui. Les austérités ne sont pas la voie qui mène à l’érudition. La voie est l’étude et l’étude seulement.’’ Et Indra disparut après avoir prononcé ces mots. Mais le fils de Bharadwaja ne voulait pas renoncer. Il poursuivit ses austérités avec encore plus de rigueur, à la grande consternation des dieux. Alors à nouveau Indra apparut devant Yavakrida et réitéra : ‘’Tu as pris le mauvais chemin pour acquérir la connaissance. Tu ne peux obtenir la connaissance que par l’étude. Ton père a appris les Vedas en étudiant patiemment et tu peux aussi le faire. Va étudier les Vedas. Abstiens-toi de mortifier inutilement ton corps.’’ Yavakrida ne prêta pas la moindre attention à ce deuxième avertissement d’Indra et il annonça sur un air de défi que si sa prière n’était pas exaucée, il trancherait ses membres un par un et il les offrirait en oblation au feu. Non, il ne renoncerait jamais ! Il poursuivit ses austérités. Un matin, alors qu’il se baignait dans le Gange, il aperçut sur la rive un vieux brahmane décharné qui jetait laborieusement dans l’eau des poignées de sable. Yavakrida demanda : ‘’Ô vieil homme ! Qu’es-tu en train de faire ?’’ Le vieil homme répondit : ‘’Je veux construire un barrage…Lorsque, poignée après poignée, j’aurai construit une digue de sable, les gens pourront 150 facilement traverser le fleuve. Vois comme il est très difficile de le traverser maintenant. C’est un travail utile, n’est-ce pas ?’’ Yavakrida éclata de rire et il dit : ‘’Quelle idiotie de penser que tu peux construire un barrage sur ce fleuve puissant à l’aide de tes ridicules poignées de sable ! Sors de ta lubie et engage-toi dans un travail plus utile !’’ Le vieil homme dit alors : ‘’Mon projet est-il plus stupide que le tien de maîtriser les Vedas, non par l’étude, mais par la pénitence ?’’ Yavakrida se rendit compte que le vieil homme n’était nul autre qu’Indra. Avec plus d’humilité, cette fois, Yavakrida implora sincèrement Indra de lui accorder le savoir comme une faveur personnelle. Indra le bénit et il réconforta Yavakrida : ‘’Eh bien, je t’accorde la faveur que tu désires. Va étudier les Vedas et instruis-toi.’’ Yavakrida étudia les Vedas et il devint érudit. Il tirait vanité de la pensée qu’il avait obtenu la connaissance des Vedas grâce à la faveur d’Indra et non via le tutorat humain. Ceci heurta Bharadwaja qui craignait que son fils ne se perde en dénigrant Raibhya. Il jugea nécessaire de l’avertir. ‘’Les dieux’’, dit-il, ‘’accordent des faveurs aux sots qui pratiquent des austérités avec persistance, comme on vend aux sots des boissons alcoolisées pour de l’argent. Elles provoquent la perte du contrôle de soi, et ceci conduit à la perversion de l’esprit et à l’anéantissement.’’ Il illustra son propos par une histoire ancienne : Autrefois, il y avait un célèbre sage appelé Baladhi. Il avait un fils dont la mort prématurée le plongea dans le chagrin. Il pratiqua alors de sévères austérités pour avoir un fils qui serait immortel. 151 Les dieux dirent au sage que c’était impossible, car la race humaine était nécessairement mortelle et il devait y avoir une limite à la vie humaine. Ils lui demandèrent de fixer sa propre limite. Le sage répondit : ‘’Dans ce cas, faites en sorte que la vie de mon fils puisse durer autant que cette montagne.’’ Cette faveur lui fut accordée et il fut dûment béni avec un fils qu’il nomma Medhavi. Medhavi s’enorgueillit à la pensée qu’il n’avait rien à craindre de la mort, puisqu’il vivrait aussi longtemps que la montagne et il se conduisait d’une manière arrogante envers tout le monde. Un jour, cet homme vaniteux manifesta un total manque de respect à un grand sage nommé Dhanushaksha. Le sage le maudit immédiatement et tenta de le réduire en cendres, mais la malédiction resta inopérante et Medhavi resta de marbre. Le sage était perplexe, mais il se souvint alors du don que Medhavi avait reçu à sa naissance. Dhanushaksha prit la forme d’un buffle sauvage et par le pouvoir de ses austérités, à l’aide de sa tête, il ébranla la montagne et la pulvérisa, ce qui entraîna la fin de Medhavi. Bharadwaja conclut l’histoire avec un avertissement solennel à son fils : ‘’Retire la sagesse de cette histoire ancienne. Ne permets pas à la vanité de te perdre. Cultive la retenue. Ne franchis pas la limite de la bonne conduite et ne sois pas irrespectueux envers le grand Raibhya.’’ C’était le printemps. Les arbres et les plantes grimpantes étaient en fleurs et la forêt entière s’était parée de mille couleurs et bruissait du chant des oiseaux. 152 Toute la terre semblait être sous le charme du dieu de l’amour. L’épouse de Paravasu se promenait seule dans le jardin tout près de l’ermitage de Raibhya. Elle semblait plus qu’humaine et unissait en elle la beauté, le courage et la pureté. C’est à ce moment-là que Yavakrida arriva et il fut tellement subjugué par sa beauté qu’il perdit complètement la raison et le contrôle de lui-même et il devint comme une bête vorace et concupiscente. Il s’approcha d’elle et profitant brutalement de sa crainte, de sa honte et de l’effet de surprise, il la traîna jusqu’à un endroit isolé et la viola. Raibhya rentra à l’ermitage. Il vit sa belle-fille en larmes, le cœur brisé et inconsolable, et après avoir été mis au courant de l’outrage atroce dont elle avait été la victime, il fut saisi par une colère implacable, il arracha un cheveu de sa propre tête et il l’offrit au feu en récitant un mantra. Immédiatement, une jeune fille aussi belle que sa belle-fille apparut devant lui. Le sage arracha un autre cheveu de sa tête et il l’offrit au feu en oblation. Un terrible spectre apparut à son tour. Le sage leur ordonna de tuer Yavakrida. Tous les deux le saluèrent et entreprirent de mettre son ordre à exécution. Pendant que Yavakrida accomplissait les rites du matin, l’esprit féminin s’approcha de lui et avec moult sourires et enjôleries, elle parvint à le distraire et pendant qu’elle s’enfuyait avec son pot à eau, le spectre se précipita sur lui en brandissant une lance. Yavakrida bondit de terreur. Sachant que ses mantras seraient inutiles avant qu’il ne se soit purifié avec de l’eau, il chercha frénétiquement son pot à eau. Constatant son absence, il courut chercher de l’eau à une mare, mais la mare était à sec. Il se précipita alors vers un ruisseau tout proche, mais le ruisseau était lui aussi à sec. Il n’y avait d’eau pour lui nulle part. Le terrible démon le pourchassait partout et Yavakrida fuyait pour sauver sa peau avec le démon à ses trousses. Son grave péché avait consumé tous ses mérites. Pour finir, il 153 alla chercher refuge dans l’ermitage de son père. L’homme quasiment aveugle qui servait de gardien l’arrêta, car il ne put reconnaître Yavakrida, méconnaissable sous l’emprise d’une terreur mortelle et qui tentait de forcer le passage. Pendant ce temps-là, le démon le rattrapa et le tua avec sa lance. Quand Bharadwaja rentra à l’ermitage, il tomba sur le corps de son fils et il en conclut que le manque de respect à l’égard de Raibhya devait l’avoir conduit à ce destin tragique. ‘’Hélas, mon enfant ! Tu es mort à cause de ton orgueil et de ta vanité. Quelle grossière erreur tu as commise en voulant à tout prix apprendre les Vedas d’une manière aussi inappropriée pour un brahmane ! Pourquoi t’es-tu conduit de la sorte pour encourir une telle malédiction ? Puisse Raibhya qui a causé la mort de mon unique fils être lui-même tué par un de ses fils !’’ C’est ainsi qu’emporté par la rage et par le chagrin, le sage maudit Raibhya. Retrouvant rapidement le contrôle de lui-même, il s’exclama dans la douleur : ‘’Hélas ! Seuls sont bénis ceux qui n’ont pas de fils ! J’ai non seulement perdu mon unique fils, mais dans la folie de mon chagrin, j’ai aussi maudit mon ami et mon compagnon. A quoi cela me servirait-il de continuer à vivre ?’’ Il incinéra alors le corps de son fils et il mourut en se jetant lui-même dans le bûcher funéraire. 154 XXXII. L’ÉRUDITION SEULE NE SUFFIT PAS Le roi Brihadyumna, qui était un disciple du sage Raibhya, célébra un grand sacrifice pour lequel il demanda à son maître de permettre à ses deux fils, Paravasu et Arvavasu d’officier. Avec la permission de leur père, tous les deux prirent joyeusement la direction de la capitale du roi. Pendant que toutes les dispositions étaient prises pour le sacrifice, Paravasu désira un jour aller voir sa femme et après avoir marché pendant toute la nuit, il arriva à l’ermitage avant l’aube. Tout près de l’ermitage, il aperçut dans la pénombre ce qui ressemblait pour lui à un prédateur tapi, prêt à bondir et à l’aide de son arme, il le tua. Mais à sa grande consternation, il s’aperçut qu’il avait tué son propre père, vêtu d’une peau de bête, en le prenant par erreur pour une bête sauvage de la forêt. Il comprit que l’erreur fatale était le produit de la malédiction de Bharadwaja. Après avoir célébré à la hâte les rites funéraires de son père, il alla retrouver Arvavasu et il lui raconta l’épisode malheureux. Il ajouta : ‘’Mais cet accident ne devrait pas interférer avec le sacrifice du roi. Je te prie d’accomplir les rites, en mon nom, en guise d’expiation du péché que j’ai involontairement commis. Il y a, Dieu merci, une rédemption possible pour les péchés commis dans l’ignorance. Si tu pouvais me remplacer ici en endurant l’expiation, je serais en mesure d’aller diriger le sacrifice du roi. Je peux officier sans aucune aide, ce qui est une chose que tu n’es pas encore en mesure de faire.’’ Le frère vertueux y consentit et dit : ‘’Tu peux t’occuper du sacrifice du roi. Je ferai pénitence pour te délivrer du terrible péché d’avoir tué un père et un brahmane.’’ Le vertueux Arvavasu prit donc sur lui d’endurer les rites expiatoires au nom de son frère avant de retourner à la cour du roi pour aider son frère à célébrer le sacrifice. 155 Le péché de Paravasu n’avait pas pour autant disparu, puisque l’expiation ne peut faire l’objet d’une procuration. Il souillait son esprit avec des vues mauvaises. Jaloux de l’éclat du visage de son frère, Paravasu entreprit de le déshonorer en le discréditant injustement et donc, lorsqu’Arvavasu pénétra dans la salle, Paravasu s’écria à voix haute pour que le roi l’entende : ‘’Cet homme a commis le péché d’avoir tué un brahmane. Comment peut-il entrer dans l’enceinte sacrée du sacrifice ?’’ Arvavasu nia cette accusation avec indignation, mais personne ne prêta attention à lui et il fut ignominieusement expulsé de l’enceinte du sacrifice sous l’ordre du roi. Arvavasu protesta de son innocence : ‘’C’est mon frère qui a commis ce péché et encore, c’était par erreur ! Je l’ai sauvé en accomplissant pour lui les rites expiatoires.’’ Ceci ne fit qu’empirer les choses, car personne ne crut que l’expiation endurée ne concernait pas son propre crime et tout le monde pensait qu’il ajoutait de fausses accusations à l’encontre d’un frère irréprochable à ses autres péchés. Le vertueux Arvavasu qui en plus d’avoir été faussement accusé d’un crime monstrueux était aussi traité de menteur se retira dans la forêt, désespérant de trouver une justice dans ce monde et il se livra à des austérités rigoureuses. Les dieux furent impressionnés et lui demandèrent : ‘’Ô âme vertueuse, quelle faveur recherches-tu ?’’ Entre-temps, ses nobles pensées et sa méditation profonde avaient purifié son cœur de toute colère consécutive à la mauvaise conduite de son frère et donc, il pria seulement pour que la vie puisse être rendue à son père et pour que son frère puisse être délivré du mal et des péchés qu’il avait commis. 156 Les dieux exaucèrent sa prière. Lomasa raconta cette histoire à Yudhishthira dans un lieu proche de l’ermitage de Raibhya et dit : ‘’Ô Pandavas ! Baignez-vous ici et purifiez-vous de vos passions dans ce fleuve sacré.’’ Arvavasu et Parvavasu étaient tous les deux les fils d’un grand érudit. Tous les deux furent ses élèves et tous les deux devinrent eux-mêmes d’éminents érudits. Mais les études sont une chose et la vertu, tout autre chose ! Il est vrai que l’on devrait connaître la différence entre le bien et le mal, si l’on doit rechercher le bien et éviter le mal, mais cette connaissance devrait imprégner chacune de nos pensées et influencer chacun des actes de notre vie. Alors, la connaissance devient effectivement vertu. Le savoir qui n’est que de l’information non digérée et du bourrage de crâne ne peut pas instaurer la vertu. Il n’est qu’une façade extérieure, comme nos vêtements, qui ne fait pas réellement partie de nous. 157 XXXIII. ASHTAVAKRA Pendant que les Pandavas voyageaient parmi les lieux saints de la forêt, ils parvinrent un jour à l’ermitage de personnages immortalisés par les Upanishads. Lomasa raconta à Yudhishthira l’histoire du lieu. Uddalaka, un grand sage instructeur du Vedanta avait un disciple appelé Kagola qui était vertueux et dévoué, mais qui n’était pas très instruit. Aussi les autres disciples avaient-ils pour habitude de rire et de se moquer de lui. Toutefois, Uddalaka n’attachait pas beaucoup d’importance au manque d’érudition de son disciple, mais il aimait réellement ses vertus, sa dévotion et sa bonne conduite et il lui donna sa fille Sujata en mariage. Le couple engendra un fils. Généralement, un enfant hérite des caractéristiques de ses deux parents, mais heureusement, le petit-fils d’Uddalaka tenait plutôt de son grand-père que de son père et il connaissait déjà les Vedas, alors qu’il se trouvait encore dans la matrice de sa mère. Lorsque Kagola commettait des erreurs, ce qui arrivait fréquemment, quand il récitait les Vedas, l’enfant se tordait douloureusement dans la matrice, ce qui explique que son corps était huit fois difforme au moment de sa naissance. Ces difformités lui valurent le nom d’Ashtavakra. Un jour funeste, Kagola provoqua une joute polémique avec Vandi, l’érudit de la cour de Mithila et vaincu, il fut contraint à la noyade. Pendant ce temps-là, Ashtavakra devint un érudit hors norme, même dans sa jeunesse, et à l’âge de douze ans, il avait déjà terminé ses études des Vedas et du Vedanta. 158 Un jour, Ashtavakra apprit que Janaka, le roi de Mithila, célébrait un grand sacrifice au cours duquel une assemblée d’érudits débattrait sur les Shastras, comme de coutume. Ashtavakra prit la route de Mithila, accompagné de son oncle, Swetaketu. En chemin, tout près du lieu du sacrifice à Mithila, ils rencontrèrent le roi et sa suite. Les serviteurs du roi marchaient devant en criant : ‘’Ecartez-vous ! Faites place au roi !’’ A la place de s’exécuter, Ashtavakra dit aux serviteurs : ‘’Ô serviteurs royaux, même le roi, s’il est juste, doit s’écarter et céder le passage aux aveugles, aux personnes difformes, à la gente féminine, aux personnes qui portent des fardeaux et aux brahmanes versés dans les Vedas. Telle est la loi prescrite par les Ecritures.’’ Le roi, surpris par ces paroles sages du jeune brahmane, accepta la justesse de la réprimande et céda le passage, en faisant remarquer à ses serviteurs : ‘’Ce que dit ce jeune brahmane est correct. Le feu est du feu ! Que ce soit une simple flammèche ou à un brasier, il a le pouvoir de brûler.’’ Ashtavakra et Swetaketu voulurent ensuite pénétrer dans le hall sacrificiel, mais un garde les en empêcha et dit : ‘’Les enfants ne peuvent pas entrer. Seuls les anciens instruits dans les Vedas peuvent entrer dans le hall sacrificiel.’’ Ashtavakra répondit : ‘’Nous ne sommes pas des enfants ! Nous avons observé les vœux et nous avons appris les Vedas. Quiconque a maîtrisé les vérités du Vedanta ne jugera pas un autre sur de simples considérations d’âge ou d’apparence.’’ 159 Le garde dit : ‘’Cesse tes vantardises inutiles ! Comment toi, un simple enfant, pourrais-tu avoir appris et compris le Vedanta ?’’ Le garçon dit : ‘’Tu veux dire que je manque de stature ? La taille n’est pas l’indice de la connaissance, ni l’âge. Un vieillard de grande taille peut aussi être sénile ! Laisse-moi passer.’’ Le garde dit : ‘’Tu n’es certainement ni vieux, ni grand, bien que tu parles comme un sage blanchi ! Va-t’en !’’ Ashtavakra répondit : ‘’Garde ! Les cheveux gris ne prouvent pas la maturité de l’âme. La personne réellement mûre, c’est celle qui a appris les Vedas et les Vedangas, qui a maîtrisé leur substance et qui a réalisé leur essence. Je suis ici pour rencontrer le pandit de la cour, Vandi. Informe le roi Janaka de mon vœu.’’ A cet instant, le roi lui-même apparut et il reconnut facilement Ashtavakra, le garçon à la sagesse précoce qu’il venait tout juste de rencontrer. Le roi demanda : ‘’Sais-tu bien que Vandi, le pandit de ma cour, a vaincu nombre de grands érudits en débat, par le passé, qui ont ensuite été jetés à la mer ? Ceci n’est-il pas suffisant pour te dissuader de te lancer dans cette périlleuse aventure ?’’ Ashtavakra répondit : ‘’Votre éminent érudit n’a jusqu’à présent jamais rencontré d’hommes comme moi, qui maîtrisent les Vedas et le Vedanta. Il est devenu arrogant et vaniteux grâce à des victoires faciles sur des hommes de bien qui n’étaient pas de vrais érudits. Je suis venu ici pour rembourser la dette due à mon père, qui a été vaincu par cet homme et qui a été obligé de se noyer, comme je l’ai appris de ma mère. Je ne nourris aucun doute quant au 160 fait que je vaincrai Vandi que vous verrez s’effondrer comme une charrette aux roues brisées. Convoquez-le, je vous prie.’’ Ashtavakra rencontra Vandi. Ils se mirent d’accord sur un thème de discussion, puis ils entamèrent les débats, chacun utilisant tout son savoir et toutes ses ressources pour confondre l’autre et à la fin, l’assemblée proclama à l’unanimité la victoire d’Ashtavakra et la défaite de Vandi. Le pandit de la cour de Mithila s’inclina et il paya sa déchéance en se noyant dans l’océan et en rejoignant le royaume de Varuna. Alors enfin, l’esprit de Kagola, le père d’Ashtavakra, trouva la paix et la joie dans la gloire de son fils. ‘’Un fils ne doit pas ressembler à son père. Un père physiquement faible peut avoir un fils très fort et un père ignorant peut avoir un fils savant. Il est sot de juger de la grandeur d’un homme d’après son apparence physique ou son âge. Les apparences sont trompeuses.’’ Ce qui démontre que le peu cultivé Kagola n’était certainement pas dépourvu de bon sens ! 161 XXXIV. BHIMA ET HANUMAN Draupadi se lamentait fréquemment : ‘’Cette forêt de Kamyaka n’est pas belle sans Arjuna. Je n’ai aucune joie de vivre en l’absence d’Arjuna.’’ Les autres Pandavas partageaient la détresse de Draupadi d’être séparés d’Arjuna, parti dans les Himalayas en quête d’armes divines. Bhimasena dit à Draupadi : ‘’Gente dame, je partage ton sentiment à propos d’Arjuna et ce que tu dis me fait vibrer d’amour et de sympathie. Sans Arjuna, cette magnifique forêt paraît bien désolée. Mon esprit ne peut connaître la paix sans voir Arjuna. Sahadeva, que ressens-tu ?’’ Sahadeva dit : ‘’Cet ermitage semble vide sans Arjuna. Pourquoi ne pas voir si un changement d’environnement ne nous aiderait pas à mieux supporter la douleur de la séparation ?’’ Yudhishthira s’adressa alors au prêtre Dhaumya : ‘’J’ai envoyé mon jeune frère, Arjuna, à la recherche d’armes divines. Ce héros intrépide et habile n’est pas encore rentré. Nous l’avons envoyé dans les Himalayas pour obtenir d’Indra, le roi des dieux, des armes avec lesquelles nous pourrons vaincre Bhishma, Drona, Kripa et Aswatthama, puisqu’il est certain que ces héros combattront aux côtés des fils de Dhritarashtra. Karna connaît le secret des armes divines et son désir suprême est de se battre avec Arjuna. J’ai envoyé Arjuna pour obtenir la grâce d’Indra et pour obtenir de lui des armes, puisque les héros Kauravas ne peuvent être vaincus par aucun autre moyen. Après l’avoir envoyé pour cette très périlleuse mission, nous ne pouvons pas vivre ici dans la joie, car il nous manque dans notre lieu de résidence habituel. Je voudrais aller ailleurs, car cela pourrait nous permettre de mieux supporter la séparation. Pourrais-tu nous suggérer où aller ?’’ 162 Dhaumya lui fit la description de nombreuses forêts et lieux saints. Les Pandavas visitèrent tous ces endroits pour diminuer dans une certaine mesure la douleur de la séparation. Ils passèrent plusieurs années en pèlerinage, écoutant les traditions qui sanctifiaient chaque sanctuaire. Draupadi était souvent épuisée par ces pérégrinations à travers les montagnes et les forêts. Bhima, parfois aidé par son fils Ghatotkacha les soutenait, les encourageait et leur facilitait la vie. Au cours de leurs pérégrinations dans les régions himalayennes, ils parvinrent dans une sinistre forêt où le chemin était accidenté et escarpé. Yudhishthira était soucieux et dit à Bhima que ce chemin serait très pénible pour Draupadi et qu’il continuerait avec Nakula et le sage Lomasa. Il suggéra que Bhima et Sahadeva restent en arrière à Gangadwara avec Draupadi. Bhima n’y consentit pas. Il dit que la douleur de la séparation avec Arjuna aurait dû avoir appris à son frère à quel point il souffrirait, s’il était séparé de Sahadeva, de Draupadi et de lui-même. De plus, Bhima ne pouvait pas laisser Yudhishthira seul dans cette forêt infestée de rakshasas, de démons et d’animaux sauvages. Le chemin était pénible, mais il pourrait facilement porter Draupadi sur les portions les plus difficiles et il pourrait également porter Nakula et Sahadeva. Après que Bhima ait prononcé ces mots, Yudhishthira l’étreignit, le bénit et lui souhaita de devenir encore plus fort. Draupadi sourit et dit en s’adressant à Yudhishthira : ‘’Personne n’a besoin de me porter ! Je sais marcher ! Ne vous inquiétez pas pour moi.’’ Ils arrivèrent à Kulinda, le royaume de Subahu, dans les Himalayas. Ils acceptèrent les honneurs que le roi leur rendit et ils se reposèrent un peu. 163 Ensuite, ils se rendirent dans la charmante forêt de Narayanasrama où ils firent halte. Un jour, une brise qui soufflait du nord-est apporta une fleur magnifique aux pieds de Draupadi. Draupadi la ramassa et elle fut tellement charmée par son parfum et par sa beauté qu’elle la montra avec enthousiasme à Bhima. ‘’Regarde cette fleur ! Quel merveilleux parfum ! Quelle délicatesse ! Je vais l’offrir à Yudhishthira. Ramène quelques fleurs de cette variété ! Nous devrions les cultiver dans notre forêt de Kamyaka.’’ Draupadi courut apporter la fleur à Yudhishthira. Soucieux de plaire à sa bien-aimée Draupadi, Bhima partit à la recherche de la plante. Il partit seul dans la direction d’où semblait provenir le parfum porté par la brise, sans même penser aux bêtes sauvages qui traversaient le sentier. Il arriva bientôt à un jardin de plantains, au pied d’une montagne et là, il vit un singe gigantesque couleur de feu allongé en travers du chemin et qui le bloquait. Il tenta d’effrayer l’animal en criant, mais celui-ci leva à peine nonchalamment une paupière et dit d’une voix traînante : ‘’Je suis indisposé et je me suis allongé ici. Pourquoi m’as-tu réveillé ? Tu es un sage être humain et je ne suis qu’un simple animal. Il convient que l’homme rationnel témoigne de la miséricorde envers les animaux qui sont des créatures inférieures. Je crains que tu ignores ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Qui es-tu ? Où vas-tu ? Tu ne peux pas aller plus loin sur ce chemin de montagne qui est le chemin des dieux. Les hommes ne peuvent pas franchir cette limite. Mange ce que tu veux parmi les fruits du lieu et si tu es sage, retourne en paix.’’ Bhima, qui n’était pas habitué qu’on le prenne aussi à la légère se mit en colère et cria : ‘’Qui es-tu toi-même, le singe, qui tiens là de si grands propos ? Je suis un héros kshatriya, descendant de la race des Kurus et un fils de 164 Kunti. Sache que je suis le fils du dieu du vent. A présent, écarte-toi du chemin ou arrête-moi à tes risques et périls !’’ En entendant ces paroles, le singe se contenta de sourire et dit : ‘’Je ne suis, comme tu l’as dit, qu’un singe, mais tu cours à la destruction, si tu tentes de forcer le passage !’’ Bhima dit : ‘’Je me moque de ton avis et ce n’est pas ton problème, si je cours à la destruction ! Lève-toi et écarte-toi du chemin avant que je ne t’y oblige.’’ Le singe répondit : ‘’Je n’ai plus la force de me lever, je suis très vieux ! Si tu veux passer à tout prix, tu devras sauter par-dessus mon corps.’’ Bhima dit : ‘’Rien de plus simple, mais les Ecritures l’interdisent. Sinon, je sauterais par-dessus toi et la montagne en un seul bond, comme Hanuman, quand il a traversé l’océan. Le singe feignit la surprise : ‘’Ô, meilleur d’entre les hommes ! Qui est donc cet Hanuman qui a traversé l’océan ? Si tu connais son histoire, raconte-la moi !’’ Bhima gronda et dit : ‘’N’as-tu jamais entendu parler de Hanuman, mon frère aîné, qui a bondi par-dessus l’océan pour retrouver Sita, l’épouse de Rama ? Je suis son égal en force et en héroïsme. Bien ! Assez parlé ! A présent, lève-toi, cède-moi le passage et ne m’oblige pas à te faire du mal.’’ Le singe répondit : ‘’Sois patient, ô puissant héros ! Sois aussi doux que tu es fort et fais preuve de miséricorde envers les anciens et les faibles. Je n’ai plus la force de me lever, étant décrépit par l’âge. Puisque tu as des scrupules à sauter par-dessus mon corps, déplace doucement ma queue et fraie-toi un passage.’’ 165 Fier de sa force énorme, Bhima pensa tirer le singe en dehors du chemin en exerçant une traction sur sa queue, mais à sa grande stupéfaction, il n’y parvint pas, quand bien même il y mit toute sa force. Il serra les mâchoires, banda chacun de ses muscles jusqu’au bord de la rupture et il était trempé de sueur et cependant, il était dans l’incapacité de mouvoir la queue, que ce soit de haut en bas ou sur le côté. Honteux, il baissa la tête, puis il demanda sur un ton beaucoup plus modéré : ‘’Qui es-tu ? Pardonne-moi et révèle-moi si tu es un siddha, un dieu ou un gandharva.’’ Bhima, comme la majorité des hommes forts, était rempli de respect, quand il voyait quelqu’un de plus fort que lui et il parla comme un élève qui s’adresse à son maître. Hanuman répondit : ‘’Ô puissant Pandava ! Sache que je suis ton frère, ce même Hanuman, le fils du dieu du vent, que tu viens juste de mentionner. Si tu empruntes ce chemin qui est la route qui conduit au monde des esprits où demeurent les yakshas et les rakshasas, tu seras en danger et c’est pourquoi je t’arrête. Aucun homme ne peut aller plus loin et continuer à vivre. Mais voici le ruisseau près duquel tu peux trouver la plante saugandhika que tu es venu chercher.’’ Bhima était enchanté : ‘’Je m’estime le plus fortuné d’entre les hommes d’avoir été béni de pouvoir rencontrer mon frère. Je souhaite voir la forme avec laquelle tu as franchi l’océan’’, et il se prosterna devant Hanuman. Hanuman sourit. Il augmenta sa taille pour devenir aussi inébranlable qu’une montagne et il paraissait remplir le paysage. Bhima était ravi de pouvoir contempler la forme divine de son frère aîné, dont la simple description l’avait jusqu’alors rempli d’émerveillement. Mais il se couvrit les yeux, incapable de supporter la lumière éblouissante qui émanait de cette figure. Hanuman dit : ‘’Bhima, en présence de mes ennemis, mon corps peut encore grandir.’’ 166 Puis Hanuman diminua de volume, reprit sa taille normale et il étreignit tendrement Bhimasena. Bhagavan Vyasa affirme que Bhima se sentit complètement rafraîchi et qu’il devint beaucoup plus fort qu’avant, après avoir été étreint par Hanuman. Hanuman dit : ‘’Ô héros, rentre chez toi. Pense à moi, si tu es dans le besoin. J’ai ressenti la même joie en t’étreignant que jadis, lorsque j’ai eu la chance de toucher le corps divin de Sri Rama. Demande-moi n’importe quelle faveur.’’ Bhima dit : ‘’Bénis sont les Pandavas, car j’ai eu l’heureuse fortune de te voir. Inspirés par ta force, nous sommes certains de vaincre nos ennemis.’’ Hanuman transmit une dernière bénédiction d’adieu à son frère : ‘’Lorsque tu rugiras comme un lion sur le champ de bataille, ma voix s’unira à la tienne et elle provoquera la terreur dans les cœurs de tes ennemis. Je serai présent sur l’étendard du char de ton frère, Arjuna. Vous vaincrez !’’ Hanuman indiqua à Bhima l’endroit où poussaient les fleurs saugandhika qu’il était venu chercher, ce qui lui rappela immédiatement Draupadi qui attendait son retour. Il cueillit les fleurs et retourna auprès d’elle sans plus tarder. 167 XXXV. ‘’JE NE SUIS PAS UNE GRUE !’’ Une fois, le sage Markandeya rendit visite aux Pandavas et il se trouve que Yudhishthira parlait des vertus du beau sexe et dit : ‘’Quelle plus grande merveille y a-t-il dans ce monde que la patience et la chasteté de la femme ? Elle met l’enfant au monde, après l’avoir chéri dans son ventre plus que la vie elle-même. Elle accouche dans la douleur et ensuite, son unique pensée concerne sa santé et son bonheur. Généreuse, magnanime, la femme pardonne et continue d’aimer même un mauvais mari qui la néglige, qui la déteste et qui lui fait subir toutes sortes de misères ! Comme c’est étrange !’’ Markandeya lui raconta alors cette histoire : ‘’Autrefois, il y avait un brahmane appelé Kausika qui observait le vœu de célibat avec beaucoup de constance et de dévotion. Un jour, il s’assit sous un arbre et il se mit à réciter les Vedas. Une grue, qui était perchée sur une branche au sommet de l’arbre, souilla sa tête avec ses déjections. Il leva alors la tête et son regard furieux tua l’oiseau instantanément. Le brahmane fut très chagriné, lorsqu’il vit l’oiseau qui gisait par terre. Ne serait-ce pas terrible, si tous nos vœux étaient exaucés instantanément et si chacun de nos souhaits hâtifs ou chacune de nos pensées colériques avait des répercussions immédiates ? Combien de regrets ne nourririons-nous pas par la suite ! Il est heureux pour nous que nos vœux dépendent des circonstances extérieures pour être exaucés, car ceci nous épargne beaucoup de péchés et de chagrins. 168 Kausika regrettait que la mauvaise pensée qui lui avait traversé l’esprit dans un moment de colère ait tué un oiseau innocent. Un peu plus tard, il partit mendier, comme de coutume. Il attendit devant la porte d’une maison pour recevoir l’aumône. La maîtresse des lieux était en train de faire le ménage, pendant ce temps-là. Kausika attendait dans l’espoir qu’elle s’occuperait enfin de lui, quand elle aurait terminé son travail. Entre-temps, le maître des lieux rentra chez lui, fourbu et affamé, et sa femme dut veiller à ses besoins, lui laver et lui sécher les pieds et lui servir son repas. Avec toutes ces préoccupations, elle semblait bien avoir oublié le mendiant qui attendait à l’extérieur. Après s’être occupée du mari, elle sortit servir le mendiant et dit : ‘’Je regrette de vous avoir fait attendre. Pardonnez-moi.’’ Kausika, qui bouillonnait à l’intérieur, dit : ‘’Madame, vous m’avez fait attendre pendant si longtemps ! Une telle indifférence n’est pas juste.’’ La femme dit au brahmane : ‘’Ô meilleur des brahmanes, je vous prie de me pardonner. J’étais en train de servir mon mari, d’où ce retard.’’ Le brahmane observa : ‘’Il est juste et approprié de s’occuper de son mari, mais le brahmane ne devrait pas être négligé. Vous me semblez bien arrogante !’’ Elle dit : ‘’Ne soyez pas en colère contre moi et rappelez-vous que je ne vous ai fait attendre que parce que je servais légitimement mon époux. Je ne suis pas une grue qu’une pensée colérique peut tuer et votre ire ne peut nuire à une femme qui se dévoue au service de son mari.’’ Le brahmane était stupéfait et il se demandait bien comment la femme pouvait être au courant de l’incident de la grue. 169 Elle poursuivit : ‘’Vous ignorez le secret du devoir et vous n’êtes pas non plus conscient que la colère est le plus grand ennemi qui couve en l’homme. Pardonnez le retard et de vous avoir fait attendre. Allez à Mithila et apprenez le secret de la bonne manière de vivre auprès de Dharmavyadha qui vit là-bas.’’ Le brahmane était pantois ! Il dit : ‘’Je mérite cette juste réprimande. Elle me fera du bien. Puisse tout le bien vous advenir !’’ Et il partit pour Mithila. Kausika arriva à Mithila et il se mit à chercher le lieu de résidence de Dharmavyadha qui devait être, selon lui, un ermitage isolé, éloigné du bruit et de l’agitation de la vie ordinaire. Il emprunta de magnifiques rues entre de belles maisons et de beaux jardins et pour finir, il arriva dans une boucherie où un homme vendait de la viande. Sa stupéfaction fut totale, lorsqu’il apprit qu’il s’agissait de Dharmavyadha. Le brahmane était en état de choc et il gardait ses distances, dégoûté. Le boucher se tourna vers lui, s’approcha et demanda : ‘’Vénérable, allez-vous bien ? C’est cette chaste brahmane qui vous a envoyé chez moi ?’’ Le brahmane était pétrifié. ‘’Vénérable ! Je sais pourquoi vous êtes venu ! Je vous emmène chez moi’’, dit le boucher et il conduisit chez lui le brahmane où il vit une famille heureuse et où il fut frappé par la dévotion avec laquelle le boucher servait ses parents. Kausika prit ses leçons du boucher concernant le dharma, la vocation et le devoir de l’homme. Suite à cela, le brahmane rentra chez lui et il entreprit de s’occuper de ses parents, un devoir qu’il avait plutôt négligé jusque-là. La morale de cette histoire frappante de Dharmavyadha, si bien concoctée par Vedavyasa, est identique à l’enseignement de la Bhagavad Gita : 170 l’homme atteint la perfection en suivant honnêtement la vocation qui lui échoit dans cette vie et ceci est l’adoration réelle de Dieu, Créateur de tout et qui imprègne tout. Il peut être né dans des circonstances qui favorisent cette occupation ou elle peut avoir été imposée par les circonstances ou il peut s’agir d’un choix personnel, mais ce qui compte réellement, c’est la sincérité et la loyauté avec lesquelles il fait son travail. Vedavyasa insiste sur cette grande vérité en décrivant un brahmane érudit qui l’ignorait et qui l’apprend d’un boucher qui la vivait dans sa vie humble, qu’il méprisait. 171 XXXVI. LES GENS MAUVAIS NE SONT JAMAIS SATISFAITS De nombreux brahmanes rendirent visite aux Pandavas pendant leur exil et l’un d’entre eux qui s’en retournait à Hastinapura alla voir Dhritarashtra qui le reçut avec les honneurs qui lui étaient dus. Le brahmane lui raconta comment les Pandavas, de naissance princière, étaient par un destin peu clément à la merci des éléments et qu’ils enduraient de grandes privations. Dhritarashtra était peut-être désolé de l’apprendre, mais ce qui le troublait le plus, c’étaient les conséquences pour ses propres fils. Yudhishthira pourraitil continuer à garder sous contrôle l’irascible Bhima ? Dhritarashtra craignait que la colère des Pandavas, longtemps contenue, puisse un jour dépasser les bornes, déborder et jaillir d’une manière dévastatrice. Le roi songea avec angoisse : ‘’Arjuna et Bhima essayeront sûrement de nous punir. Sakuni, Karna, Duryodhana et Duhsasana sont précairement perchés sur un arbre à la recherche de miel, alors qu’en dessous, il y a le précipice béant de la colère de Bhima qui est prêt à les engloutir.’’ Le roi aveugle songea encore : ‘’Hélas ! Pourquoi sommes-nous devenus la proie de la convoitise ? Ce n’est pourtant pas la pauvreté qui nous y a conduits ! Pourquoi avoir suivi la voie de l’injustice ? A la place de jouir tranquillement de nos richesses illimitées, nous avons succombé à la soif de pouvoir et nous avons convoité ce qui ne nous appartenait pas. L’injustice ne peut qu’engendrer une récolte amère. Arjuna est revenu des cieux avec des armes divines. Qu’est-ce qui pourrait faire revenir quelqu’un du ciel sur la terre, hormis la soif de vengeance ? Et nous l’avons bien mérité !’’ De telles pensées le hantaient et ne le laissaient pas en paix. Alors que Dhritarashtra se tracassait ainsi, Sakuni, Karna et Duryodhana étaient frivolement heureux et trouvaient beaucoup de plaisir à se congratuler de leur prospérité. 172 Karna et Sakuni dirent à Duryodhana : ‘’Le royaume qui appartenait jadis à Yudhishthira est maintenant à nous. Nous n’avons plus rien à lui envier.’’ Duryodhana répondit : ‘’Ô Karna ! Tout cela est bien vrai, mais ne serait-ce pas un plaisir sublime de voir de mes propres yeux les souffrances des Pandavas et d’attiser encore leur peine en étalant devant eux notre bonheur ? Le seul moyen d’obtenir le bonheur parfait, c’est de nous rendre dans la forêt et de jouir de la détresse des Pandavas, mais mon père ne nous accordera pas sa permission’’ et Duryodhana versa des larmes à cause de la cruauté de son père qui lui refusait ce plaisir. Il dit encore : ‘’Le roi craint les Pandavas, car il pense qu’ils sont dotés du pouvoir des austérités et il nous interdit de nous rendre dans la forêt et de les rencontrer à cause du danger, mais je vous le dis : tout ce que nous avons fait jusqu’ici est peine perdue, si nous ne contemplons pas la souffrance de Draupadi, de Bhima et d’Arjuna dans la forêt. Cette vie oisive est un tourment pour moi sans cette grande joie. Sakuni et toi, vous devez trouver le moyen d’obtenir le consentement du roi pour que nous puissions nous rendre dans la forêt et voir les Pandavas dans leur misère.’’ Le lendemain, Karna s’approcha joyeusement de Duryodhana et annonça qu’il avait trouvé un moyen de contourner la difficulté. Il dit : ‘’Pourquoi n’allons-nous pas visiter notre élevage à Dwaitavana pour le comptage annuel des vaches ? Le roi ne pourra certainement pas objecter à cela.’’ Sakuni et Duryodhana applaudirent cette excellente idée et ils envoyèrent le chef des vachers chez le roi pour obtenir sa permission. Mais le roi refusa et dit : ‘’La chasse est certainement bénéfique aux princes et il est souhaitable de procéder au comptage des vaches, mais j’ai appris que les Pandavas résidaient dans cette forêt. Il n’est donc pas prudent que vous vous y rendiez. Je ne puis consentir à vous envoyer dans un endroit proche 173 du lieu où résident Bhima et Arjuna, alors qu’il y a toujours matière à colère et à conflit.’’ Duryodhana dit : ‘’Nous ne nous approcherons pas d’eux. Que du contraire, nous serons très prudents et nous les éviterons !’’ Le roi dit : ‘’Même si vous faites preuve d’une grande prudence, le danger sera toujours là dans la simple proximité. Il n’est pas non plus approprié d’interférer avec les malheurs des Pandavas dans leur vie forestière. N’importe lequel de vos soldats pourrait commettre un impair ou une offense, ce qui pourrait entraîner des conséquences fâcheuses. D’autres pourront aller à votre place compter le bétail.’’ Sakuni dit : ‘’Ô roi ! Yudhishthira connaît et suit la voie dharmique. Il a donné sa promesse publiquement et les Pandavas suivront ses ordres. Les fils de Kunti ne manifesteront aucune hostilité à notre égard. Ne contrariez pas Duryodhana qui adore la chasse et permettez-lui de revenir après avoir procédé au décompte du bétail. Je l’accompagnerai et je veillerai à ce qu’aucun d’entre nous ne s’approche des Pandavas.’’ Le roi se laissa persuader, comme à son habitude et dit : ‘’Eh bien, qu’il en soit ainsi !’’ Le cœur rempli de haine n’est jamais satisfait. La haine est un feu cruel qui s’attise pour continuer à vivre et à croître. 174 XXXVII. LA DÉCONFITURE DE DURYODHANA Les Kauravas se rendirent à Dwaitavana avec une grande armée et toute une suite. Duryodhana et Karna ne dissimulaient par leur joie à l’idée de pouvoir se délecter du triste sort des Pandavas. Eux-mêmes campaient dans de luxueuses tentes à quelques kilomètres du lieu de résidence des Pandavas. Ils inspectèrent les troupeaux et ils procédèrent au comptage du bétail. Après avoir compté les vaches, les taureaux et les veaux, ils prirent du bon temps. Au programme : danses, chasse, sports sylvestres et autres divertissements. Alors qu’ils chassaient, Duryodhana et son groupe se retrouvèrent tout près d’un bel étang proche de l’ermitage des Pandavas et il ordonna qu’on dresse le camp sur sa rive. Chitrasena, le roi des gandharvas, et sa suite campaient déjà tout près de cet étang et ils empêchèrent les hommes de Duryodhana de monter leur camp. Ceux-ci s’en retournèrent auprès de Duryodhana pour lui faire part qu’un petit prince qui était là avec sa suite leur causait des problèmes. Une telle audace agaça Duryodhana et il ordonna à ses hommes de chasser le prince et de monter les tentes. Ceux-ci reprirent la direction du lac pour tenter d’exécuter les ordres, mais les gandharvas étaient trop nombreux pour eux et ils durent battre en retraite dans la précipitation. Quand Duryodhana l’apprit, il entra dans une rage folle et avec toute son armée, il se mit en route pour anéantir l’ennemi téméraire qui osait s’opposer à son bon plaisir. 175 Un grand combat s’ensuivit entre les gandharvas et l’armée de Duryodhana. Au début, le combat tourna à l’avantage de Duryodhana, mais la situation s’inversa rapidement, quand Chitrasena, le roi des gandharvas rallia ses troupes et quand il se mit à utiliser ses armes magiques. Karna et les autres héros Kauravas perdirent leurs chars et leurs armes et ils durent battre en retraite précipitamment dans l’ignominie. Seul Duryodhana resta sur le champ de bataille, mais il fut vite fait prisonnier par Chitrasena qui le mit dans son char, pieds et poings liés et qui souffla dans sa conque en signe de victoire. Les gandharvas capturèrent beaucoup de chefs Kauravas et l’armée des Kauravas s’éparpilla dans toutes les directions. Certains fugitifs se réfugièrent même dans l’ermitage des Pandavas. Bhima apprit la nouvelle de la défaite et de la capture de Duryodhana avec délice et amusement. Il dit à Yudhishthira : ‘’Ces gandharvas ont fait tout le travail à notre place ! Duryodhana qui était sans doute venu ici pour se moquer de nous a eu ce qu’il mérite. J’ai bien envie d’aller remercier notre ami gandharva !’’ Mais Yudhishthira désapprouva. ‘’Cher frère, ce n’est pas le moment de se réjouir. Les Kauravas sont notre famille et leur humiliation aux mains d’étrangers est la nôtre. Nous ne pouvons pas nous abstenir et accepter ceci sans broncher. Nous devons aller les secourir.’’ Bhima ne pensait pas que c’était très raisonnable. Il dit : ‘’Pourquoi devrions-nous sauver ce criminel vicieux qui a tenté de nous brûler vifs dans la maison de cire ? Pourquoi devrions-nous nous désoler pour celui qui a empoisonné ma nourriture, qui m’a ligoté et qui voulait me noyer dans la rivière ? Quels sentiments fraternels pouvons-nous réellement entretenir envers ces vils vauriens qui ont tiré Draupadi par les cheveux jusqu’à l’assemblée pour la disgracier ?’’ 176 A ce moment-là, Duryodhana poussa un terrible cri d’angoisse qui leur parvint faiblement et très sensible, Yudhishthira rejeta les objections de Bhima et ordonna à son frère d’aller secourir les Kauravas. Obéissant à son ordre, Bhima et Arjuna rassemblèrent l’armée des Kauravas en déroute et s’apprêtèrent à livrer bataille aux gandharvas. Mais Chitrasena ne souhaita pas se battre avec les Pandavas et à leur approche, il relâcha Duryodhana et les autres prisonniers en disant que tout ce qu’il voulait, c’était donner une leçon à ces arrogants Kauravas. Déshonorés, les Kauravas retournèrent précipitamment à Hastinapura avec Karna, qui après avoir été chassé du champ de bataille, les rejoignit en chemin. Duryodhana, honteux et abattu, pensa qu’il aurait mieux valu que Chitrasena l’ait tué et il proclama son vœu de jeûner jusqu’à la mort. Il dit à Duhsasana : ‘’Sois couronné et gouverne le royaume. Je ne peux plus continuer à vivre après avoir été la risée de mes ennemis.’’ Duhsasana protesta et dit qu’il était indigne d’être roi. Il tomba aux pieds de son frère et se mit à pleurer. Karna ne pouvait supporter de voir la peine du frère et dit : ‘’Une telle attitude ne sied pas aux héros de la race des Kurus. A quoi bon se laisser aller sous le poids de la peine ? Cela ne fera que réjouir nos ennemis. Regardez les Pandavas. Eux ne se sont pas mis à jeûner malgré la disgrâce qu’ils ont subie.’’ Sakuni l’interrompit et dit : ‘’Ecoutez les paroles de Karna. Pourquoi parler de renoncer à la vie, alors que vous pouvez jouir du royaume pris aux Pandavas ? Jeûner ne sert à rien, car si vous vous repentiez vraiment de ce que vous avez fait, vous devriez faire la paix avec les Pandavas et leur restituer leur royaume.’’ 177 Quand Duryodhana entendit cela, sa nature mauvaise reprit le dessus, car restituer leur royaume aux Pandavas était pour lui cent fois pire que la défaite ou la disgrâce. Il cria : ‘’Je vaincrai ces Pandavas !’’ Karna dit : ‘’C’est ainsi qu’un roi doit parler !’’ Et avant de rentrer chez lui, il ajouta : ‘’Je vous jure sur tout ce qui est saint qu’au terme de la période de treize ans stipulée, je tuerai Arjuna au combat.’’ Et il toucha son épée pour sceller sa promesse. 178 XXXVIII. LA FAIM DU SEIGNEUR KRISHNA Pendant que les Pandavas vivaient dans la forêt, Duryodhana célébra un grand sacrifice avec beaucoup de faste et de splendeur. Il aurait voulu célébrer le sacrifice rajasuya, mais les brahmanes lui dirent qu’il ne pouvait pas le faire tant que Yudhishthira et Dhritarashtra étaient en vie et ils lui conseillèrent de faire à la place un sacrifice en l’honneur de Vishnu. Il accepta leur conseil et il célébra le sacrifice avec un maximum de faste. Cependant, au terme de la cérémonie, les citoyens se mirent à murmurer entre eux que le sacrifice de Duryodhana n’arrivait pas à la cheville du rajasuya de Yudhishthira en termes de magnificence. Les amis de Duryodhana, eux, ne se privèrent pas de louer celui-ci ainsi que le sacrifice qu’il avait célébré et le mirent sur le même pied que ceux qui avaient été accomplis par Yayati, Mandhata, Bharata et d’autres auparavant. Les flagorneurs de la cour n’étaient pas en reste. Karna dit à Duryodhana que ce n’était que partie remise pour son rajasuya jusqu’à ce que les Pandavas soient vaincus et pourfendus sur le champ de bataille et il répéta que son rôle serait de tuer Arjuna. ‘’Jusqu’à ce que j’ai tué Arjuna, je ne mangerai plus de viande, je ne boirai plus de vin et je ne refuserai aucune prière de toute personne qui me sollicitera pour quelque chose’’, dit-il. Karna fit ce vœu solennel devant toute l’assemblée. Les fils de Dhritarashtra exultèrent en entendant le vœu du grand héros Karna et ils hurlèrent leur joie. Pour eux, c’était comme si les Pandavas étaient déjà morts. Des espions transmirent la nouvelle du serment de Karna aux Pandavas et Yudhishthira devint très soucieux, car il avait beaucoup d’estime pour la 179 vaillance de Karna. Karna était né avec une armure divine et c’était sans conteste un puissant héros. Un matin, peu avant l’heure du réveil, Yudhishthira eut un rêve. Beaucoup de nos rêves surviennent soit au début, soit à la fin de notre sommeil. Il rêva que les animaux sauvages de la forêt firent pitoyablement appel à lui pour ne pas qu’il les détruise tous et pour qu’il aille vivre dans une autre forêt. Ils invoquèrent sa clémence avec beaucoup de larmes et de supplications. Fort ému, il décida d’aller vivre avec ses frères dans une autre forêt. Nos ancêtres étaient très conscients du fait que la vie sauvage de la forêt devait être préservée. Un jour, le sage Durvasa se rendit dans la capitale de Duryodhana avec ses dix mille disciples. Connaissant le tempérament du sage, Duryodhana s’occupa soigneusement de toutes les questions liées à l’accueil des invités et son hospitalité fut si généreuse que le sage en fut satisfait et lui permit de demander toute faveur qu’il souhaiterait. Duryodhana se sentit particulièrement soulagé d’être sorti sans encombre de cette épreuve et quand le sage lui octroya une faveur, il songea qu’il y avait là une belle opportunité d’envoyer l’irascible sage chez les Pandavas et il dit alors : ‘’Ô grand sage, vous nous avez bénis en acceptant notre hospitalité. Nos frères sont dans la forêt. Auriez-vous l’extrême obligeance de leur rendre visite pour qu’ils soient aussi honorés par votre présence ?’’ Et il suggéra qu’il leur rende visite, quand il savait pertinemment bien que toute la nourriture préparée aurait été consommée et qu’il ne resterait plus rien pour les invités surprises… Le sage, qui aimait bien tester les gens, y consentit. 180 Duryodhana était certain que les Pandavas qui vivaient précairement dans la forêt seraient totalement incapables de nourrir ou de divertir le sage et sa suite et qu’ils s’exposeraient à quelque terrible malédiction de la part du visiteur irascible pour leur hospitalité défaillante et ceci lui procurerait une joie qui dépasserait tous les bénéfices qu’il aurait pu demander pour luimême, quand le sage lui avait offert une faveur. Accompagné par ses disciples, le sage arriva chez les Pandavas, comme l’avait souhaité Duryodhana, alors que ceux-ci se reposaient après avoir pris leur déjeuner. Les frères accueillirent le sage avec tout le respect dû à son rang. Puis, le sage dit : ‘’Nous reviendrons bientôt !’’ Veillez à ce que le repas soit prêt, car nous sommes affamés’’, et toujours accompagné par ses disciples, ils se hâtèrent d’aller procéder à leurs ablutions dans la rivière. Suite aux austérités de Yudhishthira qu’il avait entreprises à l’entame de leur séjour dans la forêt, le dieu-soleil lui avait fait don de l’akshayapatra, une marmite magique qui contenait une réserve inépuisable de nourriture. En leur faisant ce don, le dieu avait bien précisé : ‘’Avec elle, je mets à votre disposition pendant 12 ans autant de nourriture qu’il en faut pour votre consommation journalière. La marmite ne se videra pas avant que tout le monde n’ait été servi et que Draupadi ait pris sa part.’’ Les brahmanes et les invités étaient servis les premiers. Ensuite, les frères Pandavas prenaient leur repas. Et finalement, Draupadi prenait le sien. Quand Durvasa était arrivé sur place, ils avaient tous pris leur repas, y compris Draupadi, et la marmite était donc vide et elle avait perdu son pouvoir jusqu’au lendemain. Draupadi était extrêmement tracassée et elle se demandait bien où elle allait pouvoir trouver de la nourriture avant que le sage et ses disciples ne reviennent de leurs ablutions. Dans la cuisine, elle priait avec ferveur Sri 181 Krishna pour qu’Il vienne l’aider dans cette situation désespérante et la sauver de l’ire du sage. Sri Krishna lui apparut instantanément. ‘’Ah, Draupadi ! Tu sais, Je meure de faim !’’, dit-Il. ‘’Apporte-Moi tout de suite quelque chose à manger et nous discuterons ensuite.’’ C’était le bouquet à défaut du banquet ! Il semblerait que l’allié dont elle espérait tant le soutien était passé à l’ennemi ! Elle versa un torrent de larmes. ‘’Hélas ! Pourquoi m’éprouves-Tu ainsi, Ô Krishna ? Le pouvoir de la marmite offerte par le dieu-soleil est inopérant pour le reste de la journée et le sage Durvasa est arrivé. Que dois-je faire ? Le sage et ses disciples seront ici d’un instant à l’autre et comme si ce n’était pas suffisant, Tu Te manifestes, Toi aussi en disant que Tu as faim !’’ Sri Krishna dit : ‘’Je meurs de faim et Je veux à manger, pas des excuses ! Apporte-Moi la marmite et Je verrai par Moi-même.’’ Draupadi s’exécuta. Il s’avéra qu’une minuscule particule de nourriture adhérait toujours à la paroi de la marmite et Sri Krishna s’en contenta. Draupadi, elle, était à moitié envahie par la honte, en raison de la négligence dont elle avait fait preuve en récurant la marmite et parce que Sri Krishna avait consommé un tel reste. Sri Krishna sembla rassasié par ce minuscule grain de riz. Il appela Bhima et demanda à celui-ci de se rendre à la rivière et de prévenir le sage vénérable que son repas était servi. Bhima était abasourdi, mais comme il avait une foi totale en Sri Krishna, il se précipita jusqu’à la rivière où Durvasa et ses disciples étaient en train de se 182 baigner. Ceux-ci s’étonnaient que leur faim d’ogre avait cédé la place à une très agréable sensation de satiété. Ils avaient la gaieté et l’enjouement de gens qui avaient bien festoyé. Les disciples dirent au sage : ‘’Nous sommes venus ici après avoir prié Yudhishthira de nous préparer notre repas, mais il s’avère que nous nous sentons rassasiés et que nous ne pourrions rien avaler de plus !’’ Durvasa, lui, comprit ce dont il s’agissait et il dit à Bhima : ‘’Nous sommes rassasiés. Prie Yudhishthira de nous excuser ‘’, et le groupe se remit en route. L’explication réside dans le fait que, puisque tout l’univers est contenu dans Sri Krishna, le fait qu’Il ait été rassasié avec un seul grain de riz a comblé – pour un temps – l’appétit de tous les êtres, y compris le sage. 183 XXXIX. LA MARE ENCHANTÉE La période prescrite de douze ans touchait à sa fin. Un jour, un cerf se frotta contre l’allume-feu d’un pauvre brahmane et en pivotant, celui-ci se prit dans sa ramure et l’animal apeuré s’enfuit avec dans la forêt. A cette époque, on ne connaissait pas les allumettes et on faisait prendre le feu par friction mécanique avec des morceaux de bois. ‘’Hélas ! Le cerf s’enfuit avec l’allume-feu ! Comment vais-je accomplir le sacrifice du feu ?’’, s’écria le brahmane qui se précipita chez les Pandavas pour qu’ils l’aident dans son malheur. Les Pandavas se lancèrent alors à la poursuite de l’animal, mais c’était un cerf magique qui s’enfuit en bondissant, attirant ainsi les Pandavas au cœur de la forêt où il disparut. Ereintés par leur vaine poursuite, les Pandavas s’assirent sous un banian, totalement découragés. Nakula soupira : ‘’Nous ne sommes même plus capables de rendre ce service insignifiant à un brahmane. Comme nous avons dégénéré !’’, dit-il tristement. Bhima dit : ‘’Tout à fait ! C’est lorsque Draupadi a été traînée jusqu’à l’assemblée que nous aurions dû tuer ces scélérats ! N’est-ce pas parce que nous ne l’avons pas fait que nous avons dû endurer toutes ces peines ?’’, et il regarda piteusement Arjuna. Arjuna acquiesça : ‘’J’ai supporté silencieusement les fanfaronnades vulgaires et outrageantes de ce fils de conducteur de char, sans réagir, et c’est à juste titre que nous sommes tombés dans cette situation pitoyable.’’ Yudhishthira constata en se chagrinant qu’ils avaient tous perdu leur enjouement et leur courage et il songea que cela leur ferait du bien d’avoir 184 quelque chose à faire. La soif le tourmentait, aussi dit-il à Nakula : ‘’Frère, grimpe dans cet arbre et regarde s’il n’y a pas une mare ou une rivière tout près d’ici.’’ Nakula grimpa dans l’arbre, scruta les alentours et dit : ‘’A une petite distance d’ici, je distingue des plantes d’eau et des grues. Il doit y avoir de l’eau là-bas.’’ Yudhishthira l’envoya là-bas pour qu’il ramène de l’eau. Nakula se réjouit de voir qu’il y avait une mare en arrivant sur les lieux. Luimême avait très soif, aussi songea-t-il d’abord à étancher sa soif avant de ramener de l’eau dans son carquois pour son frère, mais il avait à peine plongé la main dans l’eau transparente qu’il entendit une voix : ‘’Ne sois pas téméraire, cette mare m’appartient ! Ô, fils de Madri, réponds préalablement à mes questions et ensuite, tu pourras boire.’’ Nakula fut surpris, mais emporté par sa soif intense et négligeant l’avertissement, il but néanmoins. Et immédiatement, terrassé par une torpeur irrésistible, il s’écroula, mort selon toute apparence. Surpris que Nakula n’était pas encore rentré, Yudhishthira envoya Sahadeva pour voir ce qui se passait. Lorsque Sahadeva arriva tout près de la mare et qu’il vit son frère qui gisait par terre, il se demanda s’il lui était arrivé quelque chose, mais avant d’y regarder de plus près, il se précipita vers l’eau pour étancher sa soif brûlante. La voix se fit de nouveau entendre : ‘’Ô Sahadeva, cette mare m’appartient ! Réponds d’abord à mes questions et puis ensuite seulement, tu pourras étancher ta soif.’’ 185 Mais comme Nakula, Sahadeva ne prêta aucune attention à l’avertissement. Il but et il s’écroula. Etonné et inquiet que Sahadeva lui non plus n’était pas revenu, Yudhishthira envoya alors Arjuna pour voir si les frères avaient dû faire face à un quelconque danger. ‘’Et rapporte de l’eau !’’, ajouta-t-il, car il avait très soif. Arjuna partit comme une flèche. Il aperçut ses deux frères qui gisaient, morts, à côté de la mare. Choqué, il songea qu’ils avaient dû être tués par quelque ennemi tapi dans l’ombre. Bien que son cœur était brisé par le chagrin et qu’il brûlait du désir de vengeance, tous ses sentiments furent submergés par une soif monstrueuse qui le poussait irrésistiblement vers la mare fatale. A nouveau, la voix se fit entendre : ‘’Réponds à ma question avant de boire de cette eau. Si tu me désobéis, tu rejoindras tes frères !’’ La fureur d’Arjuna explosa et il s’écria : ‘’Qui es-tu ? Viens donc te mesurer à moi et je te pourfendrai !’’, et il décocha une volée de flèches en direction de la voix. L’être invisible se mit à rire dédaigneusement : ‘’Tes flèches ne font qu’égratigner l’air ! Réponds à mes questions et tu pourras alors étancher ta soif. Autrement, si tu bois l’eau, tu mourras !’’ Profondément vexé, Arjuna se résolut à combattre cet ennemi furtif et insaisissable, mais il devait d’abord étancher cette terrible soif. Oui, la soif était l’ennemi n°1 qu’il devait supprimer en premier et donc, il but et lui aussi s’écroula, mort. Yudhishthira attendait anxieusement et se tourna vers Bhima : ‘’Cher frère, Arjuna, le grand héros, n’est pas encore revenu, lui non plus. Quelque chose de terrible a dû arriver à nos frères ; nos étoiles sont mauvaises. Pars vite à 186 leur recherche et ramène aussi de l’eau ; je meurs de soif !’’ Torturé par l’inquiétude, Bhima se mit en route, sans un mot. On peut imaginer son chagrin et sa rage, lorsqu’il vit ses trois frères qui gisaient, morts. Il songea : ‘’Ceci est certainement l’œuvre des yakshas. Je les traquerai et je les tuerai, mais j’ai si soif que je dois d’abord boire pour mieux les combattre.’’ Et il descendit dans la mare. Une voix cria : ‘’Prends garde à toi, Bhimasena ! Tu n’es autorisé à boire qu’après avoir répondu à mes questions. Et tu mourras, si tu ne tiens pas compte de mes paroles.’’ ‘’Qui es-tu pour me donner des ordres ?’’, hurla Bhima et il but avidement en lançant un regard furieux à la ronde, en signe de défi. Simultanément, sa grande force parut couler comme une pierre et il s’écroula parmi ses frères. Maintenant seul, Yudhishthira se lamentait dans un enfer d’inquiétude et de soif. ‘’Ont-ils encouru une malédiction ? Errent-ils vainement dans la forêt à la recherche d’eau ? Ont-ils été victimes d’un malaise ? Sont-ils morts de soif ?’’ Ne pouvant plus supporter de telles pensées, torturé par une soif accablante, il entreprit de retrouver ses frères et de trouver la mare. Yudhishthira suivit la direction que ses frères avaient prise dans une zone infestée de sangliers et où les cerfs tachetés et où de grands oiseaux forestiers étaient présents en abondance et il arriva dans une jolie prairie verdoyante qui ceinturait une mare d’eau cristalline semblable à du nectar pour lui. Mais lorsqu’ il vit ses frères qui gisaient là comme un tas de bûches, incapable de contenir son chagrin, il se mit à pleurer. Il caressa les visages de Bhima et d’Arjuna qui gisaient, parfaitement immobiles et silencieux et il gémit : ‘’Ceci devait-il être la fin de tous nos 187 vœux ? Alors même que notre exil était sur le point de se terminer, vous avez été emportés ! Même les dieux m’ont abandonné dans mon malheur !’’ Tandis qu’il examinait leurs membres puissants, à présent si inutiles, il se demanda tristement qui pouvait avoir été suffisamment fort pour pouvoir les tuer et il songea : ‘’Pourquoi moi devrais-je continuer à vivre dans ce monde ?’’ Et puis, il fut gagné par un sentiment de mystère, car ceci n’était pas un événement ordinaire. Aucun guerrier au monde ne pouvait vaincre ses frères et leurs corps n’étaient marqués par aucune blessure qui aurait pu être mortelle ; de plus, leurs visages étaient des visages d’hommes qui dormaient paisiblement, pas des visages d’hommes morts en luttant. Il n’y avait aussi ni trace ni empreintes d’ennemis. C’est sûr, il devait y avoir de la magie làdedans. A moins que ce ne soit un coup fourré de Duryodhana ? N’aurait-il pas pu empoisonner l’eau ? Yudhishthira descendit toutefois lui aussi dans la mare pour étancher sa soif brûlante et immédiatement, la voix désincarnée le mit en garde : ‘’Tes frères sont morts, parce qu’ils n’ont pas prêté attention à mes paroles. Ne les suis pas. Réponds d’abord à mes questions et puis, étanche ta soif. Cette mare m’appartient.’’ Yudhishthira savait que ce ne pouvait être là que les paroles d’un yaksha et il devina ce qui était arrivé à ses frères. Il crut voir un moyen possible de sauver la situation et il dit à la voix désincarnée : ‘’Posez vos questions, je vous prie.’’ La voix posa alors toute une batterie de questions : ‘’Qu’est-ce qui chaque jour fait briller le soleil ?’’ ‘’Le pouvoir de Brahman’’, répondit Yudhisthira. 188 ‘’Qu’est-ce qui secourt l’homme en cas de danger ?’’ ‘’Le courage est le salut de l’homme en cas de danger.’’ ‘’Par l’étude de quelle science l’homme devient-il sage ?’’ ‘’Ce n’est par l’étude d’aucun Shastra que l’homme devient sage ; c’est en fréquentant ceux qui ont une grande sagesse qu’il acquiert la sagesse.’’ ‘’Qu’est-ce qui représente un soutien plus noble que la terre ?’’ ‘’La mère qui élève les enfants qu’elle a portés représente un soutien plus noble que la terre.’’ ‘’Qu’est-ce qui est plus grand que le ciel ?’’ ‘’Le père.’’ ‘’Qu’est-ce qui est plus vif que le vent ?’’ ‘’Le mental.’’ ‘’Qu’est-ce qui est plus souillé que de la paille flétrie ?’’ ‘’Un cœur plongé dans la douleur.’’ ‘’Qui est l’amie de celui qui reste chez lui ?’’ ‘’La femme.’’ ‘’Qui accompagne l’homme dans la mort ?’’ 189 ‘’Le dharma. Lui seul accompagne l’âme dans son voyage solitaire après la mort.’’ ‘’Quel est le plus grand vaisseau ?’’ ‘’La Terre, qui contient tout, est le plus grand vaisseau.’’ ‘’Qu’est-ce que le bonheur ?’’ ‘’Le bonheur est le résultat de la bonne conduite.’’ ‘’L’homme sera apprécié par tout le monde, s’il l’abandonne. Qu’est-ce que c’est ? ‘’L’orgueil. Si l’homme s’en défait, il sera apprécié par tous.’’ ‘’Quelle est la perte qui génère de la joie et non le malheur ?’’ ‘’La colère, en la mettant au rebut, on ne sera plus soumis au malheur.’’ ‘’L’homme s’enrichit, quand il y renonce. Qu’est-ce que c’est ?’’ ‘’Le désir. C’est en se dépouillant des désirs que l’homme trouve sa fortune.’’ ‘’Qu’est ce qui fait un vrai brahmane ? La naissance, la bonne conduite ou l’érudition ?’’ ‘’La naissance et l’érudition ne font pas un brahmane, mais bien la bonne conduite. Quel que soit le degré d’érudition d’une personne, cette personne ne sera pas un brahmane, si elle est l’esclave de mauvaises habitudes. Quand 190 bien même connaîtrait-il les quatre Vedas, l’homme qui a une mauvaise conduite est d’une classe inférieure.’’ ‘’De quoi doit-on le plus s’émerveiller dans ce monde ?’’ ‘’Tous les jours, les hommes voient partir des créatures qui rejoignent la demeure de Yama, le dieu de la mort, et pourtant, ceux qui restent aspirent à vivre à tout jamais ! C’est de cela que l’on doit vraiment le plus s’émerveiller.’’ C’est ainsi que le yaksha posa toute une batterie de questions à Yudhishthira qui y répondit avec satisfaction. Au terme de celles-ci, le yaksha demanda : ‘’Ô roi ! Un de vos frères décédés a maintenant la possibilité de revenir à la vie. Lequel choisissez-vous ? Celui-là reviendra à la vie.’’ Yudhishthira réfléchit un peu, puis il répondit : ‘’Puisse Nakula au teint sombre, aux yeux de lotus, à la large poitrine et aux longs membres qui git à présent, tel un ébénier abattu se relever !’’ Le yaksha en fut satisfait et demanda à Yudhishthira : ‘’Pourquoi as-tu choisi Nakula, de préférence à Bhima, qui a la force de seize milles éléphants ? Il m’est revenu que Bhima t’était extrêmement cher ! Et pourquoi pas Arjuna, dont la grande maîtrise des armes est ta protection ? Dis-moi, pourquoi leur as-tu préféré Nakula ?’’ Yudhisthira répondit : ‘’Ô yaksha, le dharma est l’unique bouclier de l’homme et non pas Bhima ou Arjuna. Si le dharma est réduit à rien, l’homme se détruira. Kunti et Madri étaient les deux femmes de mon père. Moi, je suis un fils de Kunti et je survis et donc, elle n’est pas totalement endeuillée. Pour que les deux plateaux de la justice soient en équilibre, je demande que Nakula, un fils de Madri puisse également revivre.’’ 191 Le yaksha fut satisfait de l’impartialité de Yudhishthira et décréta que tous les frères reviendraient à la vie. C’était Yama, le dieu de la mort, qui avait pris la forme du cerf et du yaksha pour pouvoir voir son fils, Yudhishthira et pour le tester. Il embrassa Yudhishthira et il le bénit. Yama dit : ‘’Il ne reste que quelques jours avant d’achever la période stipulée de votre exil dans la forêt. La treizième année passera elle aussi. Aucun de vos ennemis ne pourra vous découvrir. Vous réussirez dans votre entreprise’’, dit-il et il disparut. Incontestablement, les Pandavas durent endurer toutes sortes de problèmes pendant leur exil, mais les gains n’étaient pas marginaux non plus. Ce fut une période de rude discipline et de mise à l’épreuve rigoureuse d’où ils ont émergé plus forts et plus nobles encore. Arjuna est revenu avec des armes divines, fortifié par son contact avec Indra. Bhima a aussi rencontré Hanuman, son frère aîné près du lac où poussent les fleurs saugandhikas et il est revenu dix fois plus fort. Et après avoir rencontré son père, Yama, le dieu du dharma, tout près de la mare enchantée, Yudhishthira resplendissait d’un lustre dix fois supérieur. L’esprit de ceux qui écoutent l’histoire sainte de la rencontre de Yudhishthira avec son père ne suivra jamais le mal. Il ne tentera jamais de provoquer des querelles entre amis et ne convoitera jamais la richesse d’autrui. Il ne sera jamais victime de la concupiscence et ne s’attachera jamais indûment aux choses transitoires.’’ Voilà ce qu’a déclaré Vaisampayana à Janamejaya en racontant l’histoire du yaksha. Puisse le même bien advenir aux lecteurs de cette histoire que nous racontons. 192 XL. SERVICES DOMESTIQUES ‘’Ô brahmanes, nous avons été trompés par les fils de Dhritarashtra, spoliés de notre royaume et réduits à la pauvreté et malgré tout, nous avons passé joyeusement et gaillardement ces années dans la forêt. La treizième année d’exil est arrivée et avec elle, le temps est venu pour nous de nous séparer de vous, puisque nous devons passer les douze prochains mois sans être découverts par les espions de Duryodhana. Dieu seul sait quand le jour viendra où nous nous reverrons sans appréhension et en dehors de la clandestinité. Maintenant, bénissez-nous avant que nous partions, et puissions-nous échapper à l’attention de ceux qui pourraient vouloir nous trahir au profit des fils de Dhritarashtra par peur ou par appât du gain.’’ Yudhishthira s’adressa en ces termes aux brahmanes qui vivaient jusque-là avec les Pandavas et sa voix tremblait d’émotion en prononçant ces paroles. Dhaumya le réconforta. Il dit : ‘’La séparation est pénible et les périls sont nombreux et grands, mais vous êtes trop sages et trop instruits pour pouvoir être ébranlés ou découragés. Harcelé par les démons, Indra, le roi des dieux, s’est déguisé en brahmane pour vivre incognito dans le pays de Nishadha. Sous cette couverture, il est parvenu à détruire ses ennemis. Vous devez faire pareil. Mahavishnu, le Seigneur de l’univers, ne s’est-Il pas incarné dans la matrice d’Aditi, souffrant ainsi une naissance humaine pour enlever son royaume à l’empereur Bali pour le salut du monde ? Le Seigneur Narayana, refuge des hommes, n’est-Il pas entré dans l’arme d’Indra pour vaincre Vritra, le roi asura ? Le dieu du feu lui-même ne s’est-il pas caché dans les eaux dans l’intérêt des dieux ? Le soleil ne devient-il pas invisible tous les jours ? Le Seigneur Vishnu, le Dieu omniprésent n’est-Il pas descendu sous la forme du fils de Dasaratha et n’a-t-Il pas passé de longues années à endurer beaucoup de peines pour tuer Ravana ? Les plus grandes âmes du passé ont sanctifié le déguisement pour mener les choses à bonne fin. Pareillement, vous vaincrez vos ennemis et vous gagnerez la prospérité.’’ 193 Yudhishthira prit congé des brahmanes et laissa les membres de sa suite rentrer chez eux. Les Pandavas se retirèrent ensuite dans un endroit isolé de la forêt pour y discuter de leur futur plan d’action. Yudhishthira demanda tristement à Arjuna : ‘’Toi qui connais bien les voies du monde, où serait-il préférable pour nous de passer cette treizième année ?’’ Arjuna répondit : ‘’Ô grand roi, tu sais que Yama, le dieu de la mort nous a bénis, et nous pourrons facilement passer ces douze mois ensemble sans être repérés. Il y a beaucoup d’Etats agréables où nous pourrions choisir de séjourner – des Etats comme ceux de Panchala, de Matsya, Salva, Videha, Bahlika, Dasharna, Surasena, Kalinga et Magadha. C’est bien sûr à toi de choisir, mais si je puis me permettre de donner mon avis, le pays de Matsya du roi Virata est le meilleur, prospère et agréable comme il est.’’ Yudhishthira répondit : ‘’Virata, le roi de Matsya est très puissant et nous apprécie beaucoup. Il a un jugement mûr et il est dévoué à la pratique de la vertu. Il ne se laissera ni séduire, ni effrayer par Duryodhana. Je suis d’accord que le meilleur serait pour nous de vivre incognito dans le royaume de Virata.’’ Arjuna dit : ‘’Bien, alors quel travail chercheras-tu à la cour de Virata ?’’ En posant cette question, Arjuna était rempli de tristesse à la pensée que Yudhishthira, le grand roi dépourvu de malice qui avait accompli le sacrifice du rajasuya devrait se déguiser et entrer au service d’un roi. Yudhishthira répondit : ‘’Je songe à demander à Virata de me prendre à son service comme courtisan. Je pourrais le divertir avec ma conversation et mon adresse au jeu de dés. Je prendrai l’habit d’un sannyasin et je l’occuperai d’une manière plaisante avec mon talent à lire les augures et ma connaissance de l’astrologie, des Vedas, des Vedangas, de l’éthique, de la politique et 194 d’autres sciences. Bien entendu, je devrai être prudent, mais ne vous tracassez pas pour moi. Je lui dirai que j’étais un ami intime de Yudhishthira et que j’ai appris toutes ces choses, quand j’ai eu le privilège de jouir de sa compagnie. Ô Bhima, toi qui as vaincu et pourfendu Baka et Hidimba, quel travail t’occupera-t-il donc sous le patronage de Virata ? Tu nous as sauvés en tuant Jatasura. La bravoure et l’énergie bouillonnent en toi. Quel déguisement pourra dissimuler ton impétueuse personnalité et te permettre de vivre incognito dans le pays de Matsya ?’’ Yudhishthira était lui-même au bord des larmes en interrogeant Bhima. Bhima répondit, hilare : ‘’Ô roi ! Je pense à postuler comme cuisinier à la cour de Virata. Tu connais mon appétit et tu sais que je suis aussi un excellent cuisinier. Je m’efforcerai de plaire à Virata en lui préparant des petits plats auxquels il n’a encore jamais goutés. Et je ferai également du bûcheronnage dans la forêt et je ramènerai du bois. Je compte aussi régaler le roi en défiant et en expédiant les lutteurs qui se présenteront à la cour. Ceci donna des angoisses à Yudhishthira, car il redoutait que le danger ne leur tombe dessus, si Bhima s’engageait dans des tournois de lutte. Bhima parla immédiatement pour apaiser ses craintes : ‘’Oh, je ne tuerai personne ! Je secouerai peut-être un peu un lutteur qui le méritera, mais je ne tuerai personne. Et je dompterai aussi des taureaux et des buffles sauvages et d’autres animaux pour divertir le roi Virata.’’ Ensuite, Yudhishthira s’adressa à Arjuna : ‘’Quel travail te proposes-tu de prendre ? Comment pourras-tu masquer ton impressionnante vaillance ?’’ En posant cette question, Yudhisthira ne put s’empêcher de narrer les brillants exploits d’Arjuna et de faire l’apologie de la gloire de son frère. Qui mérite des louanges, sinon Arjuna ? 195 Arjuna répondit : ‘’Mon frère vénéré ! Je me cacherai sous le déguisement d’un eunuque et je servirai les dames de la cour. Je dissimulerai sous un vêtement long les cicatrices dues au frottement constant de la corde de mon arc. Quand j’ai rejeté les avances amoureuses d’Urvasi sur la base qu’elle était comparable à une mère pour moi, elle m’a maudit, ce qui a entraîné la perte de ma virilité, mais par la grâce d’Indra, la malédiction ne vaudra que pour un an et je pourrai choisir la période. Je compte m’acquitter maintenant de cette année de perte de virilité. Je porterai des bracelets de conques blanches, je tresserai mes cheveux, et je me vêtirai comme une femme et je pourrai ainsi m’occuper de travaux domestiques dans les appartements de la reine de Virata. J’enseignerai le chant et la danse aux femmes. Je tenterai d’entrer à leur service en arguant du fait que j’étais le serviteur de Draupadi à la cour du roi Yudhishthira’’, et Arjuna se tourna vers Draupadi en souriant. Yudhishthira était en larmes. ‘’Hélas ! Comment le destin a-t-il pu décréter que lui qui est l’égal de Sri Krishna Lui-même en renommée et en valeur, un noble descendant de la lignée de Bharata d’une stature identique à celle du Mont Meru doive aller mendier un emploi chez Virata en tant qu’eunuque dans les appartements de la reine !’’, dit-il d’une voix brisée. Yudhishthira se tourna ensuite vers Nakula et lui demanda quel travail l’occuperait, et en songeant à Madri, la mère de Nakula, des larmes perlèrent à nouveau dans ses yeux. Nakula répondit : ‘’Je travaillerai dans les étables du roi Virata. J’adore dresser et m’occuper des chevaux, car je connais leur cœur et leurs maladies et je sais comment les guérir. Je sais les monter, les dompter et je sais aussi les harnacher et conduire un attelage. Je dirai que je m’occupais des chevaux des Pandavas et je ne doute pas que Virata me prendra à son service.’’ 196 Yudhishthira demanda alors à Sahadeva : ‘’Toi qui as l’intelligence de Brihaspati, le prêtre et le précepteur des dieux, et la connaissance de Sukra, l’instructeur des asuras, que feras-tu ?’’ Sahadeva répondit : ‘’Si Nakula s’occupera des chevaux, moi je m’occuperai du bétail. Je protégerai le cheptel de Virata des ravages des maladies et des attaques des bêtes sauvages.’’ ‘’Ô Draupadi…’’, mais Yudhishthira ne put trouver les mots pour lui demander ce qu’elle se proposait de faire. Elle lui était plus chère que la vie elle-même et elle était digne de toute sa vénération et de sa protection et parler de service constituait presque un sacrilège, car c’était une princesse de naissance noble, la fille d’un roi élevée avec délicatesse. Yudhishthira était étranglé par la honte et par le désespoir. Draupadi remarqua sa peine et prononça ces paroles courageuses : ‘’Ô meilleur des rois ! Ne te chagrine pas et ne t’angoisse pas à mon sujet. Je travaillerai comme servante à la cour de la reine de Virata. Je ferai partie de sa suite et je serai sa compagne. Je conserverai ainsi ma liberté et le célibat, car la servante et la compagne d’une princesse jouit de ce droit et peut l’exercer. Je passerai mes journées à m’occuper de tâches légères, comme coiffer et divertir les femmes de la cour avec de menus bavardages. Je ferai valoir que j’ai ainsi servi la princesse Draupadi à la cour du roi Yudhishthira en cherchant de l’embauche auprès de la reine. Ainsi pourrai-je demeurer incognito.’’ Yudhishthira loua le courage de Draupadi et il dit : ‘’Ô très chère, tu parles comme il sied à quelqu’un de ta famille.’’ 197 Après que les Pandavas se soient ainsi décidés, Dhaumya les bénit et il leur fit ces recommandations : ‘’Ceux qui sont au service d’un roi devraient toujours être sur leurs gardes et doivent le servir sans être trop bavards. Ils ne peuvent prodiguer leurs conseils qu’après y avoir été invités et ne jamais les imposer. Ils devraient louer le roi, si l’occasion le justifie. Rien ne peut être entrepris sans en informer préalablement le roi. Comme d’un feu brûlant, il ne faut ni trop s’en approcher, ni rester trop à l’écart. Même si une personne jouit de la confiance du roi et d’une grande autorité, elle devrait néanmoins toujours se conduire, comme si elle pouvait être remerciée sur le champ. Il serait sot de faire trop confiance à un roi. On ne peut siéger aux côtés d’un roi et présumer de son affection. Le serviteur d’un roi devrait toujours s’activer, tout en étant maître de lui. Il ne devrait jamais ni trop se réjouir ni trop déprimer, si le roi l’honore ou refuse de l’honorer. Il ne pourra révéler les secrets qui lui sont confiés ni rien recevoir sous la forme de cadeaux de la part des citoyens. Il ne devrait pas se montrer jaloux des autres serviteurs. Il est possible que le roi place des sots à des postes d’autorité, tout en ignorant des personnes compétentes. On ne relèvera pas ce genre de caprices. Avec les dames de la cour, on ne sera jamais trop prudent. Il ne devrait pas y avoir la moindre suggestion d’indélicatesse dans la conduite envers elles. Vivez ainsi patiemment durant un an au service du roi Virata et ensuite, vous passerez le reste de vos jours dans le bonheur et vous regagnerez votre trône perdu.’’ 198 XLI. LA VERTU LÉGITIMÉE Yudhishthira s’accoutra en sannyasin, Arjuna se métamorphosa en eunuque et les autres aussi se transformèrent, mais aucun déguisement ne pouvait supprimer leur charme, leur grâce et leur noblesse innée. Lorsqu’ils cherchèrent audience auprès du roi Virata pour se faire engager, il lui apparut qu’ils étaient nés pour commander et pour diriger plutôt que pour servir, aussi hésita-t-il d’abord à les prendre à son service, mais face à l’urgence de leurs sollicitations, il finit par les nommer aux places qu’ils souhaitaient obtenir de lui. Yudhishthira devint ainsi le compagnon du roi qu’il distrayait en jouant aux dés avec lui. Bhima devint chef-coq et lui aussi divertissait le roi en se farcissant les lutteurs réputés qui venaient à la cour et en domptant des animaux sauvages. Arjuna opta pour le nom de Brihannala et enseigna la danse, le chant et la musique instrumentale à la princesse Uttara, la fille de Virata, et aux dames, Nakula s’occupait des chevaux et Sahadeva du cheptel. La princesse Draupadi qui, si le destin avait été moins cruel, aurait dû être elle-même servie par tout un bataillon de servantes, passait maintenant ses journées à servir Sudeshna, la reine de Virata. Elle vivait dans les appartements privés du palais où elle était occupée comme servante et où elle jouait le rôle de dame de compagnie. Kichaka, le frère de Sudeshna, commandait l’armée de Virata et le vieux roi lui était redevable de son pouvoir et de son prestige. Kichaka jouissait d’une telle influence que les gens avaient l’habitude de dire que Kichaka était le vrai souverain du pays de Matsya et que le vieux roi Virata ne l’était que de nom. 199 Kichaka tirait une gloire démesurée de sa force et de son influence sur le roi. Par ailleurs, il était tellement ébloui par la beauté de Draupadi qu’il conçut à son égard une passion incontrôlable et il était si sûr de ses propres atouts et de son pouvoir qu’il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle pourrait s’opposer à sa volonté, même si elle n’était qu’une simple servante. Il lui fit ainsi certaines avances qui la gênaient beaucoup. Draupadi n’osa pas en parler à Sudeshna, ni à personne d’autre. Elle laissa entendre que ses époux étaient des gandharvas qui tueraient mystérieusement tous ceux qui essayeraient de la déshonorer. Sa bonne conduite et son lustre incitaient tout le monde à croire son histoire sur les gandharvas, mais Kichaka n’était pas du genre à s’effrayer si facilement et il tenta obstinément de séduire Draupadi. Son harcèlement devint si insupportable qu’elle finit par s’en plaindre à la reine Sudeshna et elle implora sa protection. Kichaka avait aussi bien sûr beaucoup d’influence sur sa sœur et il la mit au courant sans aucune honte de sa passion illégitime pour sa servante et il chercha son aide pour accomplir son désir. Il se décrivit lui-même comme presque mort de désir. ‘’Je suis tellement tourmenté’’, dit-il, ‘’que depuis que j’ai vu ta servante, je n’arrive plus à dormir ni à me reposer. Tu dois me sauver et te débrouiller pour qu’elle réponde favorablement à mes avances.’’ La reine tenta de l’en dissuader, mais Kichaka ne voulut rien entendre et Sudeshna finit par céder. Tous les deux ourdirent un plan pour piéger Draupadi. Un soir, on prépara beaucoup de sucreries et de boissons alcoolisées chez Kichaka et on organisa un grand festin. Sudeshna appela Sairandhri2 et 2 Le nom que portait Draupadi à la cour du roi Virata 200 après lui avoir tendu une carafe en or, elle lui ordonna d’aller chez Kichaka pour la remplir avec du vin. Draupadi hésitait à se rendre chez Kichaka qui s’était entiché d’elle, à cette heure tardive et elle implora pour qu’une autre servante soit envoyée, mais Sudeshna ne l’écouta pas. Elle feignit d’être en colère et lui dit sèchement : ‘’Tu dois y aller ! Je ne puis envoyer personne d’autre.’’ Et la pauvre Draupadi dut obéir. Les craintes de Draupadi étaient justifiées. Une fois arrivée chez Kichaka, ce coquin que l’alcool et la luxure rendaient fou se mit à la harceler avec des propositions et un racolage des plus pressants. Elle rejeta toutes ses sollicitations et elle dit : ‘’Pourquoi vous qui appartenez à une famille royale noble me voulez –vous, moi, qui provient d’une caste inférieure ? Pourquoi voulez-vous suivre la mauvaise voie ? Pourquoi me faites-vous des avances à moi, une femme mariée ? Vous le regretterez. Mes protecteurs, les gandharvas, vous tueront dans leur colère.’’ Comme Draupadi refusait de céder à ses avances, Kichaka la saisit par le bras et il tenta de l’entraîner, mais après avoir lâché la carafe qu’elle tenait, elle parvint à se dégager et elle s’enfuit avec sur ses talons un Kichaka furibard. Elle se réfugia à la cour en pleurant à chaudes larmes, mais même là, enivré par le vin et plus encore par son pouvoir, Kichaka la suivit et l’assaillit d’insultes en présence de tous. Tout le monde craignait le chef de l’armée tout-puissant et personne n’eut le courage de s’opposer à lui. Draupadi ne put supporter la peine et la colère qu’elle éprouva à la pensée de son impuissance face aux outrages intolérables qu’elle dut subir. Sa détresse profonde lui fit oublier les périls qui échoiraient aux Pandavas, s’ils étaient découverts prématurément. Cette nuit-là, elle se rendit auprès de 201 Bhima et après l’avoir réveillé, elle laissa libre cours à son déchirant sentiment d’injustice. Après lui avoir raconté comment Kichaka l’avait poursuivie et outragée, elle en appela pitoyablement à Bhima pour qu’il la protège et pour qu’il la venge et elle lui dit d’une voix étranglée par les sanglots : ‘’Je ne peux plus supporter cela ! Tu dois tuer ce scélérat sur le champ ! Par amour pour vous et pour vous aider à tenir votre promesse, je m’occupe de tâches subalternes et je prépare même la pâte de santal de Virata. Cela ne m’a pas dérangée, moi qui jusqu’il y a peu, n’avais servi que vous ou mère Kunti que j’aime et que j’estime. Mais maintenant, je dois servir ces canailles en redoutant à chaque instant quelque ignoble outrage honteux ou déshonorant. Ce n’est pas le travail pénible qui me dérange – regarde mes mains.’’ Et elle lui montra ses mains qui étaient marquées et tachées par de basses corvées. Bhima lui saisit les mains avec vénération et les porta contre son propre visage et ses yeux et rendu muet par le chagrin, l’apitoiement et l’amour, il sécha les larmes de Draupadi. Finalement, il retrouva sa voix et il dit d’une voix sourde : ‘’La promesse que j’ai faite à Yudhishthira et les conseils d’Arjuna me l’interdisent, mais je me moque de ce qu’il adviendra et je ferai ce que tu dis : je vais tuer Kichaka et toute sa clique ici et maintenant !’’, et il se leva. Draupadi déconseilla à Bhima d’être trop précipité. Ils discutèrent, puis décidèrent finalement que Kichaka devrait être attiré tout seul la nuit dans un lieu à l’écart de la grande salle de danse où il tomberait sur Bhima déguisé en femme, à la place de Draupadi. Le lendemain matin, Kichaka revint à la charge et il fanfaronna : ‘’Ô Sairandhri, je t’ai jetée par terre et je t’ai malmenée en présence du roi. Quelqu’un s’en est-il offusqué et a-t-il pris ta défense ? Virata n’est que le roi virtuel du pays de Matsya ; c’est moi, le chef des armées, qui suis le 202 véritable souverain. Ne sois pas stupide. Viens jouir de la vie avec moi et de tous les honneurs royaux. Je serai ton serviteur attitré et dévoué.’’ Et il se pavana et il joua les matamores en la dévorant de ses yeux bouffis de concupiscence. Draupadi fit semblant de céder et elle dit : ‘’Kichaka, crois-moi, il m’est impossible de refuser tes invitations plus longtemps, mais aucun de tes compagnons ni tes frères ne devraient être au courant de notre relation. Si tu promets de garder fidèlement le secret, je céderai à ton désir.’’ Kichaka accepta avec empressement la condition et s’engagea à venir seul dans un endroit convenu, cette nuit-là. Elle dit : ‘’Les femmes suivent des leçons de danse pendant la journée dans la grande salle de danse, puis elles retournent dans leurs quartiers. La nuit, il n’y aura personne. Je t’y attendrai, cette nuit-même.’’ Le soir venu, Kichaka prit son bain, se parfuma et se fit tout beau, puis il prit le chemin de la salle de danse et constatant joyeusement que la porte n’était pas verrouillée, il se glissa à l’intérieur. Dans la pénombre, il vit une vague forme allongée sur un sofa. Il tâtonna dans l’obscurité et il posa doucement la main sur la personne. Hélas pour lui, ce n’étaient pas les douces formes de Sairandhri qu’il toucha, mais le corps d’acier de Bhima qui se jeta sur lui comme un lion sur sa proie et qui le projeta au sol. Mais tout saisi qu’il fut, Kichaka n’était pas un lâche. Il était prêt à se battre pour sa vie et ils luttèrent avec acharnement, Kichaka en songeant qu’il avait incontestablement affaire à l’un des maris gandharvas ! Tous les deux n’étaient pas mal assortis, car Bhima, Balarama et Kichaka étaient réputés pour se valoir en termes de force et de qualités de lutteur. Le combat entre Bhima et Kichaka fut du même acabit que celui entre Vali et Sugriva. 203 Finalement, Bhima tua Kichaka qu’il transforma et qu’il écrasa dûment en bouillie. Il communiqua ensuite l’heureuse nouvelle du châtiment de Kichaka à Draupadi, puis il rentra chez lui, prit son bain et il appliqua de la pâte de santal sur son corps avant de s’endormir, satisfait. Draupadi réveilla les gardes et elle leur dit : ‘’Kichaka est venu pour me molester, mais comme je l’avais prévenu, les gandharvas, mes époux, l’ont transformé en chair à pâté. Votre commandant qui avait succombé aux assauts de la luxure a été tué.’’ Et elle leur montra le cadavre de Kichaka transformé en bouillie et qui n’avait plus aucune apparence humaine. 204 XLII. DÉFENDRE MATSYA Le sort funeste de Kichaka transforma Draupadi en un objet de crainte pour les habitants du royaume de Virata. ‘’Cette femme qui est si belle qu’elle capture tous les cœurs est aussi dangereuse qu’elle est belle, car les gandharvas la protègent. Elle représente un grand danger pour les habitants de la ville et pour les membres de la famille royale, car les gandharvas pourraient ne pas s’arrêter là dans leur colère. Il serait préférable qu’elle quitte la ville.’’ C’est porteurs de telles craintes que les citoyens allèrent trouver Sudeshna et qu’ils la prièrent de renvoyer Draupadi. Sudeshna dit à Draupadi : ‘’Incontestablement, vous êtes un parangon de vertu, mais il vous faut quitter cette ville. Je ne souhaite plus profiter de votre compagnie, à présent.’’ Il ne lui restait plus qu’un mois à vivre incognito et Draupadi plaida vigoureusement pour pouvoir rester un mois de plus jusqu’à ce que ses amis gandharvas aient réalisé leurs objectifs et qu’ils soient prêts à l’emmener. Les gandharvas se montreraient très reconnaissants à l’égard du roi Virata et du royaume. Qu’ils se montrent reconnaissants ou non, les gandharvas pouvaient être mortels, si on les irritait, et Sudeshna craignait maintenant trop Draupadi pour refuser sa requête. Par ailleurs, dès le début de la treizième année, les espions de Duryodhana s’étaient mis à rechercher les Pandavas partout où ils étaient susceptibles de pouvoir se cacher et après quelques mois de recherches infructueuses, ils firent part de leur échec à Duryodhana et ajoutèrent qu’il était probable que les Pandavas avaient péri à cause des privations. C’est alors que tomba la nouvelle que le puissant Kichaka avait été tué en combat singulier par un gandharva à cause d’une femme. Il n’y avait que deux êtres qui auraient pu tuer Kichaka et Bhima était l’une d’eux, aussi suspectèrent-ils que Bhima 205 aurait pu être le gandharva vengeur qui avait tué Kichaka et Duryodhana subodora aussi que la dame qui était à l’origine de cette mort violente pouvait être Draupadi et il fit part de ses doutes à l’assemblée. Il dit : ‘’Je soupçonne les Pandavas de se trouver dans la ville de Virata, un des rois trop collets montés pour rechercher notre amitié. Ce serait une bonne chose d’envahir son pays et d’emmener ses vaches. Si les Pandavas se cachent là-bas, ils sortiront certainement au grand jour pour se battre et pour rembourser la dette de l’hospitalité de Virata et nous pourrons alors sûrement les repérer et si nous les découvrons avant la période stipulée, ils devront retourner dans la forêt pour douze ans de plus et s’ils n’y sont pas, rien n’est perdu.’’ Le roi Susarma de Trigarta appuya vigoureusement cette idée : ‘’Le roi de Matsya est mon ennemi’’, dit-il, ‘’et Kichaka m’a causé beaucoup de problèmes. La mort de Kichaka doit avoir considérablement affaibli Virata. Permettez-moi d’attaquer Virata immédiatement !’’ Karna appuya aussi cette proposition et tous arrivèrent à la conclusion que Susarma devrait attaquer Matsya dans le sud et y attirer l’armée de Virata.. Duryodhana lancerait alors une attaque surprise dans le nord qui serait relativement peu défendu, avec l’armée des Kauravas. Susarma envahit le sud de Matsya, s’empara du bétail et saccagea les jardins et les champs en cours de route. Les vachers affolés se précipitèrent alors chez Virata qui aurait bien voulu que Kichaka soit encore en vie, car il aurait certainement pu venir à bout de ces pillards. Il en parla à Kanka (le nom d’emprunt de Yudhishthira à la cour du roi Virata) qui répondit : ‘’Ô roi, ne vous inquiétez pas. Même si je suis maintenant un ermite, j’étais un expert dans l’art de la guerre. Donnez-moi et une armure et un char et je repousserai ces envahisseurs. Ordonnez aussi, je vous prie, que votre cuisinier, Valala, 206 votre palefrenier, Dharmagranthi et votre vacher, Tantripala, puissent également avoir des chars pour nous aider. J’ai appris que ce se sont de vaillants combattants. Et donnez, je vous prie, des ordres pour que les chars et les armes nécessaires nous soient données.’’ Virata n’était que trop ravi et désireux d’accepter cette offre. Tous les Pandavas, à l’exception d’Arjuna, accompagnèrent l’armée de Virata pour s’opposer à Susarma et à ses hommes. Un combat féroce s’ensuivit entre les armées de Virata et de Susarma, avec de nombreuses pertes humaines dans chaque camp. Susarma attaqua Virata, encercla son char et le força à descendre et à lutter, pied à pied, il captura Virata et le fit prisonnier dans son char. Avec la capture de Virata, l’armée de Matsya perdit courage et commença à s’éparpiller dans toutes les directions. Yudhishthira ordonna alors à Bhima d’attaquer Susarma, de libérer Virata et de regrouper les forces de Matsya qui s’éparpillaient. A ces mots, Bhima s’apprêta à déraciner un arbre, mais Yudhishthira l’en empêcha et il dit : ‘’Pas avec ce genre de tours, s’il te plaît, et pas de cri de guerre non plus, autrement, ton identité sera révélée. Bats-toi comme n’importe qui d’autre, dans ton char, avec ton arc et tes flèches.’’ Bhima remonta alors dans son char, attaqua l’ennemi, libéra Virata et captura Susarma et les forces dispersées de Matsya qui étaient au bord de la débandade se regroupèrent, lancèrent la charge et vainquirent l’armée de Susarma. Aussitôt que la nouvelle de la défaite de Susarma atteignit la ville, les habitants exultèrent, ils décorèrent la ville et ils sortirent pour accueillir leur roi victorieux. 207 Alors qu’ils se préparaient ainsi, la grande armée de Duryodhana arriva au nord et elle entreprit de piller les élevages situés en bordure de la ville. L’armée des Kauravas progressait massivement et regroupait les bêtes innombrables qu’il y avait là. Le chef des vachers courut en direction de la ville et il dit au prince Uttara : ‘’Ô prince, les Kauravas marchent sur nous et ils sont en train de nous voler toutes nos vaches. Virata est parti dans le sud pour combattre l’armée de Trigarta. Nous sommes en plein désarroi, car il n’y a personne ici pour nous protéger. Vous êtes le fils du roi et nous nous tournons vers vous pour obtenir votre protection. Nous vous prions de venir et de récupérer tout le bétail pour l’honneur de votre famille.’’ Après que le chef des vachers se soit plaint ainsi à Uttara en présence du peuple et plus spécialement des femmes du palais, le prince se sentit regorger de bravoure et il dit fièrement : ‘’Si seulement je puis trouver quelqu’un pour conduire mon char, je récupérai le cheptel d’une seule main et mes faits d’armes vaudront certainement la peine d’être vus. Les gens sauront qu’il n’y a guère de différence entre Arjuna et moi.’’ Lorsqu’Uttara prononça ces paroles, Draupadi était présente et elle devait rire sous cape. Elle courut chez la princesse Uttara et elle dit : ‘’Ô princesse, un grand danger menace le pays. Les vachers se sont plaints au jeune prince que l’armée des Kauravas avance vers la ville depuis le nord et qu’elle a capturé tout notre bétail. Le prince est prêt à mener la contreoffensive, mais il la besoin d’un conducteur de char expérimenté. Une chose aussi dérisoire devrait-elle faire obstacle à la victoire et à la gloire ? Savezvous quoi ? Il s’avère que Brihannala a été le conducteur du char d’Arjuna, autrefois ! Quand j’étais au service de la reine des Pandavas, j’ai appris cela et je sais aussi que Brihannala a appris l’art du tir à l’arc auprès d’Arjuna luimême. Si j’étais vous, j’ordonnerais que Brihannala rejoigne immédiatement le prince pour conduire son char.’’ 208 La princesse courut auprès de son frère et elle dit : ‘’Sairandhri, qui était employée à la cour des Pandavas m’a signalé que Brihannala savait parfaitement conduire un char et qu’il fut même le conducteur du char d’Arjuna, le héros Pandava. Prends-le avec toi, sauve le royaume et couvretoi de gloire, mon frère.’’ Le prince acquiesça et la princesse courut vers la salle de danse pour informer Brihannala qu’on avait besoin de lui pour conduire un char. Elle dit : ‘’Les Kauravas s’enfuient avec le cheptel de mon père. Ces pillards profitent de l’absence du roi. Sairandhri m’a dit que jadis, tu avais été le conducteur du char d’Arjuna et que tu es aussi un archer habile. Je veux que tu conduises le char du prince – et ne crains-rien, le prince te protégera.’’ Réprimant un sourire et affectant un peu d’hésitation et de timidité, Arjuna y consentit. Il feignit aussi le manque d’habitude avec les armures et sa maladresse à en porter une souleva l’hilarité générale. Les femmes du palais se moquèrent de ses craintes et lui répétèrent de ne pas avoir peur, puisque Uttara veillerait sur lui. Arjuna dut endurer toutes leurs railleries, mais au moment de préparer les chevaux, tout le monde put se rendre compte que là au moins, il maîtrisait son sujet et que lorsqu’il tenait les rênes, les chevaux semblaient lui faire confiance et lui obéir. ‘’Le prince sera victorieux. Nous dépouillerons nos ennemis de leurs robes brodées et nous vous les offrirons comme trophée de la victoire !’’ Telles furent les dernières paroles de Brihannala/Arjuna prononcées à l’intention des femmes du palais, alors que le char emmenait rapidement le prince vers le champ de bataille. 209 XLIII. LE PRINCE UTTARA Uttara, le fils de Virata, quitta la ville dans son char, porté par l’enthousiasme, avec Brihannala qui tenait les rênes et il lui ordonna de filer vers l’endroit où les Kauravas avaient regroupé le bétail. Les chevaux furent poussés à leur maximum et l’armée des Kauravas leur apparut bientôt, telle une ligne scintillante enveloppée dans un nuage de poussière qui semblait monter jusqu’au ciel. En s’approchant, Uttara prit conscience de la formidable armée dirigée par Bhishma, Drona, Kripa, Duryodhana et Karna et son courage qui s’était progressivement évaporé au cours du rush initial disparut complètement, sa bouche devint sèche et ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Tous ses membres tremblaient. Il ferma les yeux et il se couvrit le visage des mains pour ne plus voir cette vision terrifiante. Il dit : ‘’Comment moi qui suis seul pourrais-je attaquer toute une armée ? Je ne dispose d’aucune troupe, puisque le roi, mon père, a emmené toutes les forces disponibles en laissant la ville sans protection. Il est absurde de penser qu’un seul homme pourrait s’opposer à une armée bien équipée et dirigée par des hommes de guerre dont la renommée est connue de tous. Je t’ordonne de faire demi-tour, Brihannala !’’ Brihannala gloussa et dit : ‘’Ô prince, vous avez quitté la ville, rempli d’une farouche détermination et les dames de la cour attendent beaucoup de choses de votre part. Les citoyens ont aussi placé leur confiance en vous. Sairandhri a loué mes capacités et je suis venu, à votre demande. Si nous rentrons sans avoir récupéré le bétail, nous serons la risée de tout le monde. Il n’est pas question de faire demi-tour. Nous devons être fermes et nous devons combattre. N’ayez crainte.’’ Brihannala rapprocha encore le char de l’ennemi et la détresse d’Uttara devint palpable. Il dit d’une voix chevrotante : 210 ‘’Je ne peux pas ! Je ne peux tout simplement pas ! Que les Kauravas s’en aillent avec le bétail et si les femmes se gaussent de moi, je n’en ai cure. Quel sens y a-t-il à s’opposer à des gens qui sont incommensurablement plus forts que nous ? Ne sois pas stupide et fais faire demi-tour au char. Autrement, je saute et je rentre à pieds…’’Uttara jeta alors son arc et ses flèches, sauta en bas du char et se mit à courir en direction de la ville, totalement en proie à la panique. Arjuna le poursuivit en lui criant de s’arrêter et de se conduire comme un kshatriya. Les cheveux tressés du conducteur de char se mirent à danser et sa tenue faisait des vagues et ondulait en poursuivant Uttara qui zigzaguait en tentant de l’esquiver. L’armée des Kauravas qui assistait à ce drôle de spectacle s’amusait. La vue de Brihannala qui, fantasquement affublé ressemblait à un homme accoutré comme une femme interloquait Drona, car il lui rappelait curieusement Arjuna. Quand il fit un commentaire dans ce sens, Karna rétorqua : ‘’Comment ceci pourrait-il être Arjuna ? Et même, qu’est-ce que ça peut faire, si c’est Arjuna ? Que peut faire Arjuna tout seul contre nous, en l’absence des autres Pandavas ? Le roi a laissé son fils tout seul en ville. Il est parti se battre contre Susarma avec toute son armée et le jeune prince a pris pour conducteur de son char le serviteur des dames du palais. C’est tout.’’ Le pauvre Uttara suppliait Brihannala de le laisser partir en lui promettant des montagnes d’or, s’il le faisait. Il implora sa pitié : ‘’Je suis l’unique fils de ma mère. J’ai grandi sur ses genoux et je suis mort de peur…’’ Mais Brihannala voulait le sauver de lui-même et il ne le laissa pas fuir. Il le poursuivit, l’attrapa et il le traîna par la force jusqu’au char. 211 Uttara se mit à sangloter et il dit : ‘’Hélas ! Quel sot ai-je été de me vanter ! Que va-t-il advenir de moi ?’’ Arjuna dit doucement pour apaiser le prince : ‘’N’ayez crainte. C’est moi qui me battrai contre les Kauravas. Aidez-moi en vous occupant des chevaux et en conduisant le char et le reste, j’en fais mon affaire. Croyez-moi, il n’est jamais advenu aucun bien de la fuite. Nous allons provoquer la déroute de l’ennemi et nous récupérerons votre bétail. Toute la gloire vous reviendra.’’ Après avoir prononcé ces paroles, Arjuna souleva le prince et le déposa dans son char et après avoir placé les rênes entre ses mains, il lui demanda d’avancer jusqu’à un arbre tout proche du cimetière. Drona qui observait toute la scène intensément savait que le conducteur de char fantasquement vêtu était Arjuna et il en fit part à Bhishma. Duryodhana se tourna vers Karna et il dit : ‘’Pourquoi nous préoccuper de cela ? Même si c’est Arjuna, il fera seulement notre jeu, car en étant découvert, il condamnera les Pandavas à un nouvel exil de douze années supplémentaires dans la forêt.’’ Une fois tout près de l’arbre, Brihannala pria le prince de descendre, de grimper dans l’arbre et de ramener les armes qui étaient cachées là. Le prince effarouché dit : ‘’On raconte que dans cet arbre est pendu le cadavre d’une vieille chasseresse ! Comment pourrais-je toucher un cadavre ? Comment peux-tu me demander de faire une chose pareille ? ‘’ Arjuna dit : ‘’Il n’y a pas de cadavre, prince ! Je sais que c’est un sac qui contient les armes des Pandavas. Montez dans l’arbre et ramenez-les. Ne tergiversez pas.’’ 212 Comprenant qu’il était inutile de résister, Uttara grimpa dans l’arbre, comme Brihannala le lui avait demandé, et avec une moue de dégoût, il saisit le sac attaché à une branche avant de redescendre. Brihannala ouvrit le sac de cuir et il vit des armes aussi étincelantes que le soleil. Uttara fut comme ébloui par la vue des armes et se couvrit les yeux. Il rassembla son courage avant d’oser les toucher et leur contact parut insuffler en lui un courant d’espoir et de bravoure. Il demanda avec ferveur : ‘’Ô cocher, quelle merveille ! Tu dis que ces arcs, ces flèches et ces épées appartiennent aux Pandavas qui ont été dépossédés de leur royaume et qui se sont retirés dans la forêt. Les connaistu ? Où sont-ils ?’’ Arjuna lui raconta alors brièvement comment ils étaient tous présents à la cour de Virata. Il dit : ‘’Kanka, le compagnon du roi, est en réalité Yudhishthira. Valala, le cuisinier qui prépare de si bons petits plats pour le roi, votre père, n’est nul autre que Bhima. Sairandhri, que Kichaka a outragée et qui a péri pour cela, est la princesse Draupadi. Dharmagranthi, qui s’occupe des chevaux et Tantripala, qui s’occupe du bétail sont respectivement Nakula et Sahadeva. Et j suis Arjuna. Ne craignez rien, prince. Vous me verrez bientôt vaincre les Kauravas au nez et à la barbe de Bhishma, Drona et Aswatthama et je récupérerai tout le bétail. Vous en tirerez beaucoup de renom et ce sera pour vous une bonne leçon.'' Alors, Uttara joignit les mains et il dit : ‘’Ô Arjuna, quelle fortune est la mienne de te voir de mes propres yeux ! Arjuna, le héros puissant et victorieux dont le seul contact a insufflé en moi du cœur et du courage. Daigne pardonner toutes les erreurs que j’ai pu commettre de par mon ignorance.’’ 213 Tandis qu’ils se rapprochaient de l’armée des Kauravas, Arjuna lui raconta quelques-uns de ses faits d’armes héroïques pour qu’Uttara ne perde pas le courage tout neuf qui lui avait été insufflé. Faisant face aux Kauravas, il descendit du char, il adressa une prière à Dieu, il ôta ses bracelets de conques qu’il échangea pour des gantelets en cuir, il attacha ses cheveux qui flottaient au vent , il se tourna vers l’orient, il médita sur son armure, puis il remonta dans son char et glorifia son célèbre arc, Gandiva. Puis, il banda son arc et par trois fois vibra la corde dont la note stridente provoqua des échos de tous côtés. En entendant ce son, les héros de l’armée Kaurava murmurèrent : ‘’Par Dieu, on dirait la voix de Gandiva !’’ Et quand Arjuna se dressa sur son char en étalant toute sa stature divine et quand il souffla dans sa conque, Devadatta, l’armée entière des Kauravas s’alarma et des cris frénétiques retentirent en annonçant l’arrivée imminente des Pandavas. L’histoire d’Uttara qui se vantait dans les boudoirs avant de s’enfuir en proie à la panique face à l’ennemi ne se trouve pas dans le Mahabharata comme un simple intermède comique. Il relève de la nature humaine ordinaire de regarder de haut et avec mépris et condescendance tous les niveaux inférieurs de capacité, de compétence ou de qualité. Les riches dédaignent les pauvres, les belles personnes raillent celles qui sont moins gâtées par la nature, les forts méprisent les faibles…Mais Arjuna n’était pas qu’un homme ordinaire, mais une grand âme et un véritable héros qui ressentait qu’il était de son devoir, en tant qu’homme fort et courageux, d’aider les autres à s’élever au-dessus de leurs faiblesses. Sachant que la nature l’avait doté de courage et de bravoure à la naissance et qu’il ne devait ceux-ci à aucun effort particulier de sa part, il possédait l’humilité authentique de ceux qui sont réellement grands et il fit tout son possible pour encourager Uttara et pour le rendre digne de sa lignée. 214 Telle était la noblesse caractéristique d’Arjuna. Il n’abusa jamais de sa force ni de sa puissance. Un de ses surnoms était ‘’Bibhatsu’’, celui qui répugne à commettre tout acte indigne, et il s’en montra réellement digne. 215 XLIV. PROMESSE TENUE Le char d’Arjuna se mit en branle et il parut faire trembler la terre. Les cœurs de tous les Kauravas frémirent, quand ils entendirent la corde de Gandiva qui vibrait. ‘’Notre armée doit être parfaitement déployée et disposée. Arjuna est venu’’, dit Drona, inquiet. Duryodhana n’apprécia pas du tout l’honneur que Drona rendait à Arjuna par son anxiété. Il dit à Karna : ‘’Les Pandavas s’étaient engagés à passer douze ans dans la forêt, plus une treizième année, incognito. La treizième année n’est pas encore achevée. Arjuna s’est montré avant l’heure. Pourquoi devrions-nous céder à la peur ? Les Pandavas vont devoir retourner dans la forêt pour douze années de plus. Drona a la frousse. Laissons-le à l’arrière et préparons-nous à la bataille.’’ Karna acquiesça : ‘’Le cœur de nos soldats n’est pas au combat, car ils tremblent de peur. Ils disent que l’homme qui se tient si fièrement avec son arc en main sur le char qui s’approche de nous à toute allure, c’est Arjuna. Mais pourquoi devrions-nous avoir peur, même s’il s’agissait de Parasurama ? J’arrêterai moi-même ce guerrier qui s’avance, je tiendrai la promesse que je vous ai faite et je l’affronterai, même si tous les autres soldats reculent. Laissez-les emmener les vaches du roi de Matsya. Je les couvrirai d’une seule main tout en livrant bataille à Arjuna’’, dit Karna qui n’hésitait pas à dresser son propre panégyrique. Quand Kripa entendit ces paroles de Karna, il dit : ‘’C’est totalement absurde ! Il faut que nous lancions une attaque commune contre Arjuna. Ce serait notre unique chance de succès. Inutile de fanfaronner et de prétendre t’opposer à lui seul et sans aide, en plus.’’ 216 Karna se mit en colère et il dit : ‘’L’acharya se réjouit toujours de chanter les louanges d’Arjuna et de magnifier ses prouesses. Qu’il le fasse par crainte ou à cause d’une affection excessive pour les Pandavas, je l’ignore. Ceux qui ont peur n’ont pas besoin de combattre et peuvent se contenter de regarder. Et que les autres qui ont quelque chose dans leur pantalon s’engagent dans la bataille. Quant à moi, un simple soldat qui aime ses amis et qui hait ses ennemis, je demeure ici pour me battre. Ceux qui sont instruits dans les Vedas et qui aiment et qui louent leurs ennemis ont-ils quelque chose à faire ici ?’’, ricana-t-il. Aswatthama, le fils de Drona et le neveu de Kripa, ne put écouter sans broncher les sarcasmes lancés à la tête des vénérables instructeurs et dit sèchement à Karna : ‘’Nous n’avons pas encore ramené le roi à Hastinapura et la bataille est loin d’être gagnée. Tes fanfaronnades ne sont que vanité futile. Ne serions-nous pas des kshatriyas et ferions-nous partie de la classe qui récite les Vedas et les Shastras, jamais je n’ai encore lu dans aucun Shastra qu’il était honorable pour les rois de s’emparer d’un royaume en trichant aux dés. Même ceux qui combattent et qui conquièrent un royaume ne crient pas trop fort victoire et je ne vois rien que tu aies accompli et qui puisse te rendre si fier. Le soleil brille, mais pas sur lui-même et pareillement, notre mère la Terre soutient toutes choses sans un murmure. Quel éloge mérite un kshatriya qui s’est emparé illégitimement du royaume d’un autre en jouant aux dés ? Avoir grugé les Pandavas de leur royaume n’est guère plus glorieux que d’avoir posé des pièges pour capturer des oiseaux innocents. Ô Duryodhana, Ô Karna, dans quelle bataille vos héros ont-ils vaincu les Pandavas ? Tu as traîné Draupadi jusqu’à l’assemblée. En es-tu fier ? Tu t’apercevras bien vite que livrer bataille à Arjuna, c’est tout autre chose que de lancer un dé ! Pensez-vous sottement que Sakuni puisse usurper pour vous une victoire sur le champ de bataille ?’’ 217 Les chefs de l’armée des Kauravas avaient perdu toute patience et entamé entre eux une guerre verbale et verbeuse, ce qui chagrina beaucoup le grand aïeul et patriarche, Bhishma qui intervint : ‘’Ceux qui sont sages n’insultent pas leurs instructeurs. On ne devrait s’engager dans la bataille qu’après avoir évalué soigneusement et minutieusement le moment, les lieux et les circonstances. Hérissé par la colère, Duryodhana qui est généralement si perspicace ne réalise pas que le guerrier qui défie bravement notre armée est Arjuna. Son intelligence est obscurcie par le courroux. Ô Aswatthama, ne prête aucune attention aux remarques belliqueuses de Karna qui ne sont destinées qu’à forcer les précepteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes et à les pousser à l’action. Ce n’est guère le moment d’entretenir des inimitiés ni de semer la zizanie. Drona, Kripa et Aswatthama devraient passer l’éponge et pardonner. Où les Kauravas pourraient-ils bien trouver de par le monde des héros supérieurs à l’instructeur Drona et à son fils, Aswatthama, qui combinent en eux l’érudition védique et l’héroïsme des kshatriyas ? Il n’y a que Parasurama qui puisse égaler Drona. Nous ne pourrons vaincre Arjuna que si nous nous unissons tous. Si nous nous querellons entre nous, jamais nous ne pourrons vaincre Arjuna.’’ Ainsi parla le vénérable Bhishma. Apaisés par ses paroles vertueuses et bienveillantes, les sentiments de colère s’estompèrent graduellement. Bhishma se tourna alors vers Duryodhana et poursuivit : ‘’Ô meilleur des rois, Arjuna est venu. La période prescrite de 13 ans s’est achevée hier. Tes calculs ne sont pas justes, comme pourront te le confirmer des astrologues. Je savais que la période était achevée, lorsqu’Arjuna a soufflé dans sa conque. Réfléchis avant de te décider en faveur de la guerre. Si tu veux faire la paix avec les Pandavas, il est encore temps de le faire. Que 218 désires-tu : une paix juste et honorable ou une guerre qui sera mutuellement destructrice ? Réfléchis bien avant de faire ton choix.’’ Duryodhana répondit : ‘’Vénérable, je ne suis pas en faveur de la paix. Je n’accorderai même pas un seul village aux Pandavas. Préparons-nous à la guerre.’’ Drona dit alors : ‘’Que le prince Duryodhana emmène un quart de l’armée pour le protéger et pour rentrer jusqu’à Hastinapura. Un autre quart encerclera le bétail et le capturera. Si nous rentrons sans lui, cela reviendrait à reconnaître notre défaite. Et avec le restant de l’armée, nous cinq, nous livrerons bataille à Arjuna.’’ L’armée des Kauravas se rangea en conséquence en ordre de bataille. Arjuna dit : ‘’Ô Uttara, je n’aperçois pas le char de Duryodhana ni Duryodhana. Je vois Bhishma dans son armure. Je crois que Duryodhana est en train de chasser le bétail en direction d’Hastinapura. Poursuivons-le et récupérons les vaches.’’ Arjuna s’éloigna alors de l’armée des Kauravas pour rattraper Duryodhana et le bétail. Au passage, il salua très respectueusement ses maîtres et le vénérable Bhishma en décochant une volée de flèches qui tombèrent à leurs pieds. Après les avoir salué ainsi révérencieusement et héroïquement, il les laissa sur place pour poursuivre Duryodhana. Arjuna atteignit l’endroit où le bétail était rassemblé et il mit en déroute les pillards. Il se tourna ensuite vers les vachers et leur demanda de faire rentrer les vaches dans leurs étables, ce qu’ils s’empressèrent de faire, puis Arjuna se mit à la poursuite de Duryodhana. 219 Constatant les faits, Bhishma et les autres guerriers Kauravas se précipitèrent à son secours et après avoir encerclé Arjuna, ils firent pleuvoir leurs flèches sur lui. Arjuna riposta vaillamment. Il visa d’abord Karna et le força à quitter le champ de bataille. Puis, il attaqua et vainquit Drona. Remarquant que Drona était en train de s’épuiser, Aswatthama se joignit au combat et attaqua Arjuna, laissant l’opportunité à Arjuna de permettre à Drona de quitter le champ de bataille. Un âpre combat s’ensuivit entre Aswatthama et Arjuna. Une fois qu’Aswatthama commença lui aussi à faiblir, Kripa prit la relève, mais Kripa encourut également la défaite et toute l’armée fut mise en déroute et s’éparpilla. Et même si Bhishma, Drona et d’autres parvinrent à réunifier leurs forces et à les ramener au combat, elle manquait désormais de la pugnacité nécessaire et dut finalement abandonner le champ de bataille après un glorieux combat entre Bhishma et Arjuna auquel les dieux eux-mêmes vinrent assister. La tentative pour empêcher la poursuite de Duryodhana avait ainsi échoué et Arjuna rattrapa vite Duryodhana qu’il attaqua. Duryodhana fut vaincu et s’enfuit du champ de bataille, mais il n’alla pas bien loin car, quand Arjuna l’accusa d’être un lâche, il fit volte-face comme un serpent et il reprit le combat. Bhishma et les autres l’entourèrent alors pour le protéger. Arjuna lutta et pour finir, il utilisa une arme magique et tous tombèrent inconscients sur le champ de bataille. Pendant qu’ils se trouvaient dans cet état, Arjuna en profita pour subtiliser leurs vêtements. La prise des vêtements de l’ennemi était le signe d’une victoire décisive, à l’époque. Par la suite, toute l’armée s’en retourna à Hastinapura après cette humiliante défaite. Arjuna dit : ‘’Ô Uttara, faites faire demi-tour aux chevaux ! Nous avons récupéré notre bétail et nos ennemis ont fui. Ô prince, retournez dans votre capitale en ornant votre personne de pâte de santal et en vous parant de 220 guirlandes.’’ Sur le chemin du retour, Arjuna redissimula les armes dans l’arbre et reprit l’apparence de Brihannala. Puis, il envoya des messagers en éclaireurs afin de proclamer dans la cité qu’Uttara avait remporté une glorieuse victoire. 221 XLV. LA FIN DES ILLUSIONS DE VIRATA Après avoir vaincu Susarma, le roi de Trigarta, Virata reprit le chemin de la capitale sous les acclamations des citoyens. Une fois arrivé au palais, il constata qu’Uttara n’était pas présent et les femmes lui dirent avec beaucoup d’exaltation qu’Uttara était parti affronter les Kauravas. Elles ne nourrissaient aucun doute sur le fait que leur beau prince était en mesure de conquérir le monde entier, mais le cœur du roi commença à palpiter en apprenant la nouvelle, car il savait que la tâche était impossible pour le prince délicat accompagné d’un seul eunuque. ‘’Mon cher fils bien-aimé doit être mort, à présent !’’, se lamenta-t-il, submergé par la douleur. Il ordonna alors à ses ministres de rassembler un maximum de forces pour aller secourir Uttara, s’il était toujours en vie et pour le ramener. Des éclaireurs furent dépêchés pour retrouver Uttara et découvrir son sort. Dharmaputra ou Kanka, le sannyasin, s’efforça de réconforter Virata en lui certifiant qu’aucun mal n’aurait pu advenir au prince avec Brihannala comme conducteur de son char. ‘’Vous ne le connaissez pas’’, dit-il. ‘’Moi, oui ! Quiconque combat sur un char conduit par lui peut être assuré de la victoire. De plus, la nouvelle de la défaite de Susarma doit leur être parvenue et les Kauravas ont sans doute fait demi-tour.’’ Sur ces entrefaites, des courtisans accoururent depuis le champ de bataille, avec la nouvelle réjouissante qu’Uttara avait mis en déroute les forces des Kauravas et qu’il avait récupéré tout le bétail. Cela paraissait trop beau pour être vrai, même pour le père, mais Yudhishthira le rassura en souriant : ‘’Ne doutez pas, ô roi ! Ce que les messagers disent doit être vrai. Avec Brihannala comme conducteur de son char, la victoire était assurée. Il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Il s’avère que je sais que même les conducteurs du char d’Indra et de Krishna ne peuvent égaler Brihannala.’’ Ceci parut 222 complètement absurde à Virata, mais il était trop heureux pour lui en tenir rigueur. Il fit d’importants dons de pierres précieuses et d’autres richesses aux messagers qui avaient apporté la bonne nouvelle et il ordonna des réjouissances publiques. ‘’Ma victoire sur Susarma n’est rien !’’, proclama-t-il. ‘’C’est la victoire du prince, la véritable victoire ! Que des prières spéciales d’actions de grâce aient lieu dans tous les lieux de culte ! Que toutes les rues principales soient décorées avec des drapeaux et que les citoyens défilent en procession sur les accords d’une musique triomphale ! Préparez-vous à recevoir d’une manière seyante mon fils au cœur de lion !’’ Virata envoya des ministres, des soldats et des jeunes filles pour accueillir son fils dans son retour triomphal. Après que le roi se fut retiré dans ses appartements privés, il demanda à Sairandhri d’apporter les dés et il dit à Kanka : ‘’Ma joie est indescriptible ! Viens, jouons !’’ Ils discutèrent tout en jouant et naturellement, le roi maximisa la grandeur et les prouesses de son fils : ‘’Admire la gloire de mon fils, Bhuminjaya, qui a mis en déroute tous les illustres guerriers Kauravas !’’ ‘’Oui !’’, répondit Yudhishthira en souriant, ‘’votre fils a incontestablement de la chance, car sans sa toute bonne fortune, comment aurait-il pu disposer de Brihannala pour conduire son char ?’’ Virata était mécontent de cette glorification persistante de Brihannala aux dépens de son fils Uttara. ‘’Pourquoi ne cesses-tu pas de radoter concernant cet eunuque ?’’, cria-t-il. ‘’Pendant que je te parle de la victoire de mon fils, tu pérores sur les compétences de cet eunuque, comme si elles avaient la moindre importance !’’ La colère du roi ne fit que croître, lorsque Kanka le reprit : ‘’Je sais ce dont je parle. Brihannala n’est pas une personne ordinaire. Le char qu’il conduit 223 ne peut jamais connaître la défaite et quiconque se trouve dans ce char est assuré du succès dans n’importe quelle entreprise, quelle que soit sa difficulté.’’ Un tel bafouement était insupportable et au comble de l’irritation, Virata lança les dés au visage de Yudhishthira et le gifla. Celui-ci en fut meurtri et du sang s’écoula sur son visage. Sairandhri qui se trouvait tout près essuya le sang avec le bord de son vêtement et le tordit dans une coupe en or. ‘’Pourquoi tout ce cirque ? Pourquoi récoltes-tu le sang dans une coupe ?’’, demanda le roi qui ne décolérait pas. ‘’Il ne faut jamais verser le sang d’un sannyasin sur la terre, sire’’, répondit Sairandhri. ‘’Les pluies ignoreront votre royaume pendant autant d’années qu’il y aura eu de gouttes de sang versées sur la terre. C’est la raison pour laquelle j’ai récolté le sang dans cette coupe. Je crains que vous ne connaissiez pas la grandeur de Kanka.’’ Sur ces entrefaites, les gardes annoncèrent : ‘’Uttara et Brihannala sont arrivés ! Le prince attend d’être entendu en audience par le roi.’’ Virata se leva, tout excité, et il dit : ‘’Faites-le entrer ! Faites-le entrer !’’ Et Yudhishthira murmura à l’oreille de la sentinelle : ‘’Qu’Uttara entre seul ! Brihannala devrait attendre à l’extérieur.’’ Il fit ceci pour empêcher une catastrophe, car il savait qu’Arjuna ne pourrait pas contrôler sa fureur, quand il verrait la blessure sur la visage de son frère. Il ne pourrait supporter de voir Dharmaputra blessé par quiconque en dehors d’une juste bataille. 224 Uttara entra et il rendit au roi, son père, l’hommage qui lui était dû. Quand il se tourna pour présenter ses respects à Kanka, il fut horrifié de voir son visage sanguinolent, car il savait maintenant que Kanka était l’illustre Yudhishthira. ‘’Ô roi !’’, s’écria-t-il, comment cette illustre personne a-t-elle encouru cette blessure ?’’ Virata regarda son fils et il dit : ‘’Pourquoi toutes ces manières ? Je l’ai frappé, parce qu’il t’avait minimisé d’une manière tout à fait déplacée, alors que je me trouvais dans un océan de délice après avoir appris la nouvelle de ta glorieuse victoire. Chaque fois que je parlais de toi, ce malheureux brahmane chantait les louanges du conducteur de char, l’eunuque, et lui attribuait la victoire ! C’était vraiment trop absurde et je regrette de l’avoir frappé, mais cela ne vaut vraiment pas la peine qu’on en parle.’’ Uttara fut submergé par la crainte. ‘’Hélas ! Tu as commis là une énorme erreur ! Jette-toi immédiatement à ses pieds, père, et prie pour être pardonné ou nous encourons le risque d’une destruction et d’une ruine immédiates !’’ Virata, pour qui tout ceci était complètement inexplicable, arborait une mimique déconcertée sous des sourcils froncés et ne savait plus sur quel pied danser, et Uttara paraissait si angoissé et se montrait si pressant qu’il finit par céder et par s’incliner devant Yudhishthira et par lui demander pardon. Ensuite, après avoir étreint son fils et l’avoir fait asseoir, Virata dit : ‘’Mon garçon, tu es vraiment un héros ! Je brûle d’impatience d’entendre tout cela ! Comment as-tu vaincu l’armée des Kauravas ? Et comment as-tu récupéré le bétail ?’’ 225 Uttara baissa la tête. ‘’Je n’ai vaincu aucune armée’’, dit-il, ‘’et je n’ai récupéré aucune vache. Tout ceci est l’œuvre d’un prince divin qui a embrassé notre cause, qui m’a sauvé de ma perte, qui a mis l’armée des Kauravas en fuite et qui a récupéré le troupeau. Je n’ai rien fait.’’ Le roi n’en croyait pas ses oreilles. ‘’Où est ce prince divin ?’’, demanda-t-il. Je dois voir et remercier le héros qui a sauvé mon fils et qui a vaincu mes ennemis. Et je veux lui donner ma fille en mariage. Amène-le ici !’’ ‘’Il semble avoir disparu pour le moment’’, répondit le prince, ‘’mais je pense que nous le reverrons aujourd’hui ou demain.’’ Uttara s’exprima ainsi, parce qu’Arjuna était effectivement un prince divin et parce qu’il avait momentanément disparu sous les traits de Brihannala. Tous les citoyens éminents s’étaient rassemblés dans la grande salle de réception de Virata pour célébrer les victoires du roi et du prince. Kanka, Valala, Brihannala, Tantripala et Dharmagranthi, qui avaient joué un rôle prépondérant dans ces victoires arrivèrent également et à la surprise générale, ils allèrent s’asseoir parmi les princes sans y avoir été préalablement invités. Certains expliquèrent leur conduite en disant qu’après tout, ces gens humbles avaient rendu un service inestimable à un moment critique et qu’ils méritaient réellement cette reconnaissance. Virata entra dans la salle. En voyant Kanka, le sannyasin, le cuisinier et les autres assis sur des sièges réservés au prince et à la noblesse, le roi s’emporta et manifesta bruyamment son déplaisir. Les Pandavas sentirent alors qu’ils s’étaient suffisamment amusés et révélèrent leur identité à la stupéfaction de tous ceux qui étaient présents. Virata était sidéré et époustouflé à la pensée que c’était les princes Pandavas et Panchali qui les avaient servis incognito durant tout ce temps. Il 226 étreignit Kanka dans un geste de gratitude exubérante et lui remit tout son royaume qui lui fut bien entendu immédiatement rendu. Virata insista également pour donner sa fille en mariage à Arjuna. Mais Arjuna dit : ‘’Je me dois de refuser. Ce ne serait pas approprié, car la princesse a appris la danse et la musique avec moi et en tant que professeur, je suis comme un père pour elle.’’ Cependant, il accepta qu’elle soit donnée en mariage à son fils, Abhimanyu. Sur ces entrefaites, des émissaires arrivèrent, mandatés par le vil et déloyal Duryodhana, et qui apportaient un message pour Yudhishthira. ‘’Ô, fils de Kunti’’, dirent-ils, ‘’Duryodhana regrette qu’en raison de l’action précipitée de Dhananjaya, il vous faille retourner dans la forêt. Il s’est fait reconnaître avant le terme de la treizième année et en conséquence, conformément à votre engagement, vous êtes tenus de passer douze ans supplémentaires dans la forêt.’’ Dharmaputra éclata de rire et il dit : ‘’Messieurs les messagers, retournez vite auprès de Duryodhana et dites-lui de mieux se renseigner. Le vénérable Bhishma et d’autres qui sont versés dans l’astrologie lui certifieront que treize années complètes s’étaient entièrement écoulées avant que vos forces armées n’aient entendu la vibration de la corde de l’arc de Dhananjaya et ne se soient enfuies, terrorisées !’’ 227 XLVI. CHERCHER CONSEIL La treizième année pendant laquelle les Pandavas devaient rester incognito s’était achevée. N’étant plus contraints d’être déguisés, ils quittèrent la capitale de Virata sous leur véritable identité pour séjourner ouvertement à Upaplavya, une autre ville du pays de Matsya et à partir de cette base, ils envoyèrent des émissaires pour appeler leurs amis et leurs parents. Balarama et Krishna arrivèrent de Dwaraka avec Subhadra, la femme d’Arjuna, et son fils, Abhimanyu. Ils étaient accompagnés par de nombreux guerriers Yadavas. Les conques se firent longuement et bruyamment entendre, tandis que le prince de Matsya et les Pandavas sortirent pour accueillir Janardana. Indrasena et beaucoup d’autres, qui au début de l’année précédente avaient laissé les Pandavas dans la forêt, les rejoignirent avec leurs chars à Upaplavya. Le prince de Kasi et le souverain de Saibya arrivèrent avec leurs forces. Drupada, le prince de Panchala, était également présent avec trois divisions et il amenait avec lui Sikhandin, les fils de Draupadi et son frère, Dhrishtadyumna. Et beaucoup d’autres princes, très attachés aux Pandavas se rassemblèrent encore à Upaplavya. Le mariage d’Abhimanyu avec la princesse Uttara fut célébré conformément aux rites védiques devant ce parterre de héros et au terme des célébrations du mariage, tous se réunirent en conclave dans la grande salle de Virata. Krishna s’assit à côté de Yudhishthira et de Virata et Balarama et Satyaki s’assirent à côté de Drupada. Tous les yeux se tournèrent vers Krishna qui se leva pour prendre la parole. ‘’Vous connaissez tous’’, dit Krishna, ‘’l’histoire de cette grande supercherie – comment Yudhishthira a été dupé au jeu, dépossédé de son royaume, puis exilé avec ses frères et Draupadi dans la forêt. Pendant treize ans, les fils de Pandu ont patiemment supporté leurs difficultés afin de racheter leur parole 228 donnée. Réfléchissez bien avant de conseiller une orientation qui sera conforme au dharma et qui contribuera à la gloire et au bien-être des Pandavas, comme des Kauravas. Car Dharmaputra ne désire rien à quoi il ne peut justement prétendre. Il ne désire que le bien, même pour les fils de Dhritarashtra qui l’ont trompé et qui lui ont causé des torts cruels. En prodiguant vos conseils, gardez à l’esprit, d’une part, la tromperie et la méchanceté des Kauravas et d’autre part, la magnanimité digne des Pandavas. Elaborez un arrangement juste et honorable. Nous ignorons l’état d’esprit actuel de Duryodhana. Je suis d’avis de lui envoyer un émissaire capable et intègre qui essayera de l’amener à un accord de paix en restituant la moitié du royaume à Yudhishthira.’’ Balarama se leva ensuite pour s’adresser à l’assemblée. ‘’Vous venez d’entendre Krishna’’, dit-il. ‘’La solution qu’il propose est sage et juste. Je l’approuve comme étant bonne pour Duryodhana, comme pour Dharmaputra. Si les fils de Kunti peuvent récupérer leur royaume par l’entremise d’un accord pacifique, rien ne pourrait être mieux pour eux, pour les Kauravas et pour tous ceux qui sont concernés. C’est seulement alors que le bonheur et la paix règneront dans le pays. Quelqu’un doit communiquer à Duryodhana le souhait d’un accord pacifique de Yudhishthira et obtenir une réponse de sa part, quelqu’un qui a de l’autorité et la capacité d’apporter la paix et la compréhension mutuelle. L’émissaire devrait obtenir la coopération de Bhishma, de Dhritarashtra, de Drona et de Vidura, de Kripa et d’Aswatthama, et même de Karna et de Sakuni, si possible, et obtenir leur soutien en faveur des fils de Kunti. Ce devrait être une personne qui ne se laissera gagner par la colère sous aucun prétexte. Dharmaputra, qui était tout à fait au courant des conséquences, a misé son royaume et l’a perdu, en négligeant obstinément les protestations de ses amis. Pleinement conscient qu’il n’était pas à même de rivaliser avec 229 l’expert, Sakuni, il a quand même joué contre lui. A présent, il ne peut pas se plaindre, mais seulement prier pour ses droits. L’émissaire adéquat ne devrait pas être un va-t-en-guerre, mais une personne déterminée à obtenir un accord de paix en dépit de toutes les difficultés. Je souhaite que vous approchiez Duryodhana avec beaucoup de tact pour faire la paix avec lui. Evitons de toutes les manières possibles un conflit armé. Seul ce qui génère la paix en vaut la peine. Rien de bon ne peut sortir de la guerre.’’ Le point de vue de Balarama, c’était que Yudhishthira savait ce qu’il faisait, lorsqu’il a perdu au jeu son royaume et qu’il ne pouvait plus maintenant le revendiquer légitimement. Avoir satisfait aux conditions de l’exil ne pouvait rendre aux Pandavas que leur liberté personnelle, pas leur royaume, c’est-àdire qu’ils ne devaient pas subir une nouvelle période d’exil dans la forêt, mais cela ne leur donnait pas le droit de rentrer en possession de leur royaume. Dharmaputra ne pouvait que prier pour la restitution de ce qu’il avait perdu, pas le revendiquer légitimement. Balarama ne prendrait aucun plaisir à un conflit armé entre les descendants d’une même famille et soutenait à juste titre que la guerre ne conduirait qu’au désastre. Satyaki, le guerrier Yadava qui entendit Balarama s’exprimer en ces termes, avait toutes les difficultés à se contenir. Il se leva et il parla avec indignation : ‘’Les paroles de Balarama ne me semblent absolument pas justes ! Si l’on est suffisamment habile, on pourra se fendre d’une plaidoirie plausible pour n’importe quelle affaire, mais toute l’art oratoire du monde ne pourra jamais transformer le mal en bien ni l’injustice en justice. Je dois m’insurger contre la position de Balarama que je trouve détestable. Dans un même arbre, ne peut-on pas distinguer une branche qui est chargée de fruits et une autre qui n’en porte aucun ? Ainsi, parmi ces deux frères, Krishna a prononcé des 230 paroles qui respirent l’esprit du dharma, alors que l’attitude de Balarama est indigne : si vous reconnaissez – ce qui est incontestable – que les Kauravas ont grugé Yudhishthira de sa part du royaume, leur permettre de la conserver est aussi injuste que de conforter un voleur qui est en possession de son butin ! Tout qui jette le blâme sur Dharmaputra le fait lâchement, par crainte de Duryodhana et non pour aucune raison saine. Ô princes, pardonnez-moi mes paroles dures. Ce n’est pas par sa volonté propre, mais sous l’insistance pressante des Kauravas et à la suite de leur invitation que l’inexpérimenté et réticent Dharmaputra a consenti à jouer à ce jeu calamiteux contre un tricheur patenté. Pour quelle raison devrait-il s’incliner et supplier Duryodhana, après avoir respecté son engagement ? Yudhishthira n’est pas un mendiant et il n’a pas besoin de mendier. Il s’en est tenu à sa parole, tout comme ses frères – douze années d’exil dans la forêt, plus douze mois incognito, conformément à leur engagement – et malgré tout cela, Duryodhana et ses sbires remettent malhonnêtement en cause et sans aucune honte cet accomplissement ! Je vaincrai moi-même ces impudents scélérats sur le champ de bataille et ou bien ils mendieront le pardon de Yudhishthira ou bien ils périront. Quel mal pourrait-il y avoir à une guerre juste et justifiée ? On n’encourt pas de péché à pourfendre des ennemis qui prennent les armes pour faire la guerre. Supplier un tel ennemi, c’est encourir la disgrâce. Si Duryodhana désire la guerre, il l’aura et nous serons prêts. Ne tardons pas et occupons-nous des préparatifs, car Duryodhana ne cèdera aucune parcelle de son territoire sans faire la guerre et il serait stupide de perdre du temps.’’ Ces paroles déterminées et résolues de Satyaki eurent l’heur de réjouir le cœur de Drupada. Il se leva et il dit : ‘’Satyaki a raison et il a mon soutien. Aucune parole douce et mesurée ne ramènera Duryodhana à la raison. Continuons nos préparatifs et prévenons nos alliés sans perte de temps afin qu’ils rassemblent leurs forces. Envoyons tout de suite un message à Salya, à Drishtaketu, à Jayatsena et à Kekaya. Bien entendu, nous devons 231 envoyer un émissaire approprié à Dhritarashtra et je suggère d’envoyer en toute confiance à Hastinapura le brahmane cultivé qui dirige les cérémonies religieuses dans mon royaume. Il suffira de bien le briefer sur ce qu’il devrait dire à Duryodhana et sur la manière dont il devrait transmettre le message à Bhishma, à Dhritarashtra et à Dronacharya.’’ Après que Drupada se soit exprimé en ces termes, Krishna se leva et il s’adressa à Drupada : ‘’Ce que vous suggérez est tout à fait réalisable et également conforme au code des rois. Baladeva et moi-même, nous sommes liés aux Kauravas et aux Pandavas par des liens égaux d’affection. Nous sommes venus ici pour le mariage de la princesse Uttara et nous allons maintenant rentrer chez nous. Vous vous distinguez parmi les princes, en âge et en sagesse, aussi est-il légitime que vous nous donniez des conseils à tous. Dhritarashtra vous tient aussi en haute estime. Drona et Kripa sont vos amis d’enfance. Par conséquent, il ne serait qu’approprié et juste que vous briefiez vous-même l’émissaire brahmane pour cette mission de paix et s’il ne réussit pas à convaincre Duryodhana de son erreur, alors préparez-vous au conflit inévitable, mes amis, et avertissez-nous.’’ La réunion prit fin et Krishna reprit la route de Dwaraka avec ses gens. Les Pandavas et leurs alliés poursuivirent leurs préparatifs. Des messagers se rendirent auprès de tous les princes amis qui s’activèrent à mobiliser leurs armées respectives. Pendant ce temps-là, Duryodhana et ses frères ne restèrent pas les bras croisés. Eux aussi entreprirent de se préparer pour le conflit imminent et ils avertirent leurs amis de se tenir prêts pour la guerre. Des nouvelles des préparatifs des deux camps se propagèrent partout. Les déplacements et les 232 allées et venues multiples et incessantes des princes provoquaient beaucoup d’agitation. La terre tremblait sous les pas lourds des légions en marche. Drupada fit appeler le brahmane et il lui dit : ‘’Vous connaissez la tournure d’esprit de Duryodhana ainsi que les qualités des Pandavas. Allez le trouver en tant qu’émissaire des Pandavas. Les Kauravas ont dupé les Pandavas avec la complicité de leur père Dhritarashtra qui n’a pas voulu écouter les sages conseils de Vidura. Indiquez à ce vieux roi faible qui est égaré par son fils la voie du dharma et de la sagesse. Vous trouverez en Vidura un grand allié dans cette tâche. Votre mission pourra conduire à des divergences d’opinions entre des hommes d’état expérimentés, comme Bhishma, Drona et Kripa et les seigneurs de la guerre et si tel est le cas, il faudra un certain temps avant que ces différends ne soient aplanis, ce qui sera du temps de gagné pour l’achèvement des préparatifs de guerre des Pandavas. Tant que vous serez dans la capitale de Duryodhana à parler de paix, leurs préparatifs de guerre connaîtront un contretemps qui sera tout bénéfice du point de vue des Pandavas et si par miracle, vous êtes capable de revenir avec de bonnes conditions de paix, c’est tant mieux. Je ne m’attends pas à ce que Duryodhana accepte un accord à l’amiable, mais envoyer quelqu’un en mission de paix nous avantagera.’’ 233 XLVII. LE CONDUCTEUR DU CHAR D’ARJUNA Après avoir envoyé le brahmane de Drupada en mission de paix à Hastinapura, les Pandavas avertirent simultanément les princes susceptibles d’appuyer leur cause de rassembler leurs forces et de se préparer à la guerre. Arjuna se rendit en personne à Dwaraka. Ayant compris par l’entremise de ses espions la tournure que prenaient les événements, Duryodhana ne resta pas non plus les bras croisés et en apprenant que Vasudeva (Krishna) était rentré chez lui, il fonça dans son char vers Dwaraka aussi vite que ses coursiers les plus rapides le lui permettaient. C’est ainsi qu’Arjuna et Duryodhana arrivèrent tous les deux le même jour à Dwaraka. Krishna dormait à poings fermés. En raison du fait qu’ils étaient de proches parents, Arjuna et Duryodhana furent autorisés à entrer dans sa chambre et tous les deux attendirent là que Krishna s’éveille. Duryodhana, qui était entré le premier, prit place sur une chaise ornée semblable à un trône, à la tête du lit, alors qu’Arjuna prit position au pied du lit, les mains jointes, en signe de respect. Quand Mahadeva s’éveilla, son regard tomba d’abord sur Arjuna qui se tenait en face de lui et il lui souhaita chaleureusement la bienvenue. Se tournant ensuite vers Duryodhana, il fit pareil avec lui et il leur demanda ce qui les avait amenés tous les deux à Dwaraka. Duryodhana fut le premier à s’exprimer. ‘’Il semblerait’’, dit-il, ‘’qu’une guerre soit imminente entre nous. Si tel est le cas, tu dois me soutenir. Tu nous aimes autant, Arjuna et moi. Nous revendiquons tous les deux un lien tout aussi intime avec toi. Tu ne peux pas dire que l’un de nous deux est plus proche de toi que l’autre. Je suis arrivé ici avant Arjuna. La Tradition veut que la préférence soit accordée à celui qui est arrivé le premier. Janardana, tu es le plus grand parmi tous les grands, 234 aussi t’incombe-t-il de montrer l’exemple aux autres. Confirme par ta conduite le dharma traditionnel et rappelle-toi que c’est moi qui suis arrivé le premier.’’ Ce à quoi Krishna répondit : ‘’Fils de Dhritarashtra, il se peut que tu sois arrivé ici le premier, mais c’est le fils de Kunti que j’ai vu immédiatement en m’éveillant. Si tu étais le premier arrivé, c’est Arjuna qui a le premier capté mon regard. Donc, même sous cet angle-là, vos revendications pour moi sont égales et je suis par conséquent tenu d’accorder mon assistance des deux côtés. En ce qui concerne la distribution des faveurs, la coutume traditionnelle, c’est de commencer par le plus jeune des bénéficiaires. Par conséquent, je laisserai d’abord le choix à Arjuna. Les membres de ma tribu, les Narayanas, sont mes égaux au combat et ils constituent une grande armée presque invincible. Dans le partage de mon aide, ils se tiendront dans un camp tandis que moi, je serai individuellement dans l’autre camp, mais sans arme, et je ne participerai pas au combat proprement dit.’’ Se tournant vers Arjuna, il dit : ‘’Partha, réfléchis bien. Me préférerais-tu, seul et sans arme ou bien préférerais-tu la bravoure des Narayanas ? Exerce ton droit de choisir en premier que t’accorde la coutume en tant que cadet.’’ A peine Krishna avait-il terminé qu’Arjuna dit respectueusement et sans aucune hésitation : ‘’Je serais heureux que tu sois avec nous, même si tu ne portes pas d’armes.’’ Duryodhana put difficilement contenir sa joie par rapport à ce qu’il estimait être le choix stupide d’Arjuna. Il s’empressa d’opter pour l’aide de l’armée de Vasudeva et sa requête fut accordée. Satisfait d’avoir acquis une telle force, Duryodhana se rendit auprès de Baladeva et lui raconta l’histoire. Après qu’il eut terminé, le puissant Balarama dit : ‘’Duryodhana, on doit t’avoir raconté tout ce que j’ai dit à l’époque du mariage de la fille du roi Virata. J’ai plaidé ta cause et j’ai dit tout ce qui pouvait être dit pour toi. J’ai souvent dit 235 à Krishna que nous avions des liens égaux avec les Kauravas et les Pandavas, mais mes paroles n’ont guère réussi à le convaincre. Je suis impuissant ! Il m’est impossible de prendre parti pour quelqu’un à qui Krishna s’oppose. Je n’aiderai pas non plus Partha et je ne peux pas te soutenir contre Krishna. Duryodhana, tu proviens d’une lignée illustre, qui est respectée par tous les princes de la Terre. Alors, si la guerre doit avoir lieu, honore le code des kshatriyas’’, dit-il. Duryodhana retourna à Hastinapura le moral au beau fixe en se disant : ‘’Arjuna s’est conduit comme un crétin ! La grande armée de Dwaraka combattra de mon côté, j’ai les bons vœux de Balarama et Vasudeva n’a plus d’armée !’’ ‘’Dhananjaya, pourquoi as-tu fait un choix aussi peu judicieux en me préférant seul et sans armes à mon armée héroïque parfaitement équipée ?’’, demanda Krishna en souriant lorsqu’ils furent tous les deux seuls. Arjuna répondit : ‘’J’ai l’ambition d’acquérir une gloire comme la tienne. Tu as le pouvoir et la vaillance pour affronter au combat d’une seule main tous les princes de la Terre avec toutes leurs hordes. Moi aussi, je sens que je peux y parvenir. Aussi, je désire gagner la guerre avec toi comme conducteur de mon char et sans armes. C’est ce que je désire depuis longtemps et aujourd’hui, tu as exaucé mon vœu.’’ Vasudeva sourit à nouveau et il prononça cette bénédiction : ‘’Essayerais-tu de me concurrencer ? Puisses-tu y parvenir !’’, dit-il, car il était satisfait de la décision d’Arjuna. Et c’est ainsi que Krishna est devenu le conducteur du char d’Arjuna. 236 XLVIII. SALYA CONTRE SES NEVEUX Salya, le souverain de Madradesa, était le frère de Madri, la mère de Nakula et de Sahadeva. Il apprit que les Pandavas campaient dans la ville d’Upaplavya et qu’ils se préparaient à la guerre. Il rassembla une très grande armée et il se mit en route en direction de la ville pour rejoindre les Pandavas. L’armée de Salya était si imposante que chaque fois qu’elle s’arrêtait pour se reposer, le campement s’étirait sur une longueur de plus de vingt kilomètres. Des nouvelles de Salya et de ses troupes qui étaient en marche parvinrent aux oreilles de Duryodhana qui décida que Salya devait à tout prix être persuadé de rejoindre son camp, aussi ordonna-t-il à ses officiers de lui fournir et à sa grande armée toutes les facilités possibles et de les traiter avec une hospitalité somptueuse. Suivant les instructions de Duryodhana, plusieurs zones de repos magnifiquement aménagées jalonnèrent leur route et Salya et ses hommes y jouirent d’une merveilleuse hospitalité. La nourriture et les boissons y étaient servies à profusion. Salya était excessivement satisfait par toutes ces attentions, mais il présupposa que tout ceci avait été organisé par son neveu, Yudhishthira. L’armée de Salya continua sa marche en avant, la terre tremblant sous ses pas. Très satisfait de toute l’hospitalité qui lui avait été rendue, Salya appela un jour les serviteurs et il leur dit : ‘’Je dois vous récompenser, vous tous qui m’avez traité, moi et mes soldats avec tellement d’amour et d’attention. Veuillez dire au fils de Kunti qu’il devrait m’y autoriser et rapportez-moi son consentement.’’ Les serviteurs coururent prévenir leur maître, Duryodhana. Duryodhana qui durant tout ce temps-là vaquait discrètement avec le groupe occupé à servir Salya et ses soldats saisit immédiatement l’opportunité de se 237 présenter devant Salya pour lui dire à quel point il se sentait honoré que Salya ait accepté l’hospitalité des Kauravas, ce qui stupéfia Salya, car jamais il n’avait soupçonné la vérité et il fut tout autant touché par la conduite chevaleresque de Duryodhana qui dispensait une hospitalité sans borne et royale à un partisan des Pandavas. Très ému, il s’exclama : ‘’Quelle noblesse et quelle gentillesse de ta part ! Comment pourrais-je jamais m’acquitter d’une telle dette ?’’ Et Duryodhana de répondre : ‘’Vous et vos troupes, vous devriez combattre à mes côtés. C’est la récompense que je vous demande.’’ Salya était stupéfait. ‘’Vous êtes égal envers nous. Je dois signifier autant pour vous que les Pandavas. Vous devriez accepter de venir à mon aide’’, dit Duryodhana. Salya répondit : ‘’Qu’il en soit ainsi.’’ Flatté par l’accueil somptueux de Duryodhana, Salya abandonna les Pandavas qui méritaient à juste titre son amour et son estime et il donna sa parole qu’il combattrait du côté de Duryodhana, ce qui montre quels dangers sournois l’hospitalité des rois peut recéler. Sentant qu’il ne serait pas correct de rentrer chez lui sans avoir rencontré Yudhishthira, Salya se tourna alors vers Duryodhana et lui dit : ‘’Duryodhana, crois-moi, je t’ai donné ma parole d’honneur. Je dois néanmoins rencontrer Yudhishthira et lui dire ce que j’ai fait.’’ ‘’Allez le voir et revenez vite. Et n’oubliez pas la promesse que vous m’avez faite’’, dit Duryodhana. 238 ‘’Je te souhaite bonne chance. Rentre dans ton palais. Je ne te trahirai pas.’’ Salya se dirigea alors vers la ville d’Upaplavya ou Yudhishthira campait. Les Pandavas accueillirent le souverain de Madri avec beaucoup d’éclat et Nakula et Sahadeva débordaient de joie en voyant leur oncle à qui les Pandavas racontèrent tous leurs déboires et toutes leurs souffrances. Quand ils se mirent à parler d’obtenir son aide en vue de la guerre imminente, Salya leur raconta l’histoire de sa promesse à Duryodhana. Yudhishthira vit tout de suite qu’il s’était fourvoyé en considérant comme acquise l’aide de Salya et en permettant ainsi à Duryodhana de prendre les devants. Masquant sa déception du mieux qu’il le put, Yudhisthira s’adressa ainsi à Salya : ‘’Ô grand guerrier, vous êtes tenu par la promesse que vous avez faite à Duryodhana. Vous êtes l’égal de Vasudeva sur le champ de bataille et Karna vous prendra pour conduire son char, lorsqu’il cherchera à tuer Arjuna sur le champ de bataille. Allez-vous être la cause de la mort d’Arjuna ou le sauverez-vous alors ? Je sais que je ne peux pas vous demander cela impartialement, mais néanmoins je le fais.’’ Salya répondit : ‘’Mon garçon, j’ai été conduit par la ruse à donner ma parole à Duryodhana et je serai contre vous dans la bataille. Mais au moment où Karna entreprendra d’attaquer Arjuna, s’il s’avère que je suis le conducteur de son char, vous pouvez être sûr qu’il ira au combat découragé et qu’Arjuna sera sauvé. Vous n’avez rien à craindre. Toutes les peines et toutes les insultes qui vous ont affectés, Draupadi et vous tous, seront bientôt lavées de votre mémoire. La chance vous accompagne à présent. Personne ne peut empêcher ni changer ce qui a été ordonné par le destin. J’ai mal agi. Soyez indulgent avec moi.’’ 239 XLIX. VRITRA Une fois, Indra, le Seigneur des trois mondes, fut tellement ivre d’orgueil qu’il oublia totalement les manières et les formes courtoises que les dieux avaient observées jusque-là. Quand Brihaspati, précepteur des dieux et le plus éminent dans toutes les branches de la connaissance, tenu en haute estime tant par les dieux que par les asuras se rendit à la cour, Indra ne daigna point se lever pour accueillir l’acharya et l’inviter à prendre place et négligea de lui rendre les honneurs habituels. Dans son arrogance, Indra se persuada même qu’en tant que roi, les Shastras lui accordaient la prérogative de recevoir ses hôtes assis. Brihaspati fut chagriné par le manque de courtoisie d’Indra et attribuant cela à la vanité de la prospérité, il quitta silencieusement l‘assemblée. Sans le grand prêtre des dieux, la cour perdit son éclat et sa dignité pour devenir une assemblée quelconque. Indra réalisa vite la folie de sa conduite et sentant qu’il allait s’attirer des problèmes à cause du déplaisir de l’acharya, il songea à se réconcilier avec lui en se jetant à ses pieds pour lui demander pardon. Ce n’était toutefois plus possible, car dans sa colère, Brihaspati s’était rendu invisible. Indra était tourmenté, et à juste titre car après le départ de Brihaspati, son pouvoir se mit à décliner, alors que celui des asuras augmentait, ce qui encouragea ceuxci à attaquer les dieux. Alors Brahma, qui prit pitié des dieux assiégés, leur conseilla de se chercher un nouvel acharya. Il leur dit ceci: ‘’Vous avez perdu Brihaspati à cause de la folie d’Indra ! Allez maintenant trouver le fils de Twashta, Visvarupa, et priez cette âme noble de devenir votre précepteur et tout ira bien pour vous.’’ Réconfortés par ces paroles, les dieux se rendirent auprès du jeune anachorète, Visvarupa, et lui présentèrent leur requête. Ils dirent : ‘’Bien que 240 vous soyez jeune en termes d’années, vous êtes incomparablement versé dans les Védas. Nous vous prions de nous faire l’honneur de nous instruire.’’ Visvarupa y consentit, pour le plus grand avantage des dieux, car en résultat de ses conseils et de son enseignement, le harcèlement des asuras cessa. La mère de Visvarupa appartenait au clan asurique des daityas et de ce fait, Indra considérait Visvarupa avec suspicion. Il craignait qu’en raison de sa naissance, Visvarupa puisse ne pas être tout à fait loyal et sa suspicion s’accrut graduellement. Redoutant le danger que ce descendant des ennemis des dieux représentait pour lui-même, Indra chercha à le piéger avec l’aide des courtisanes de la cour et à l’affaiblir ainsi spirituellement, mais Visvarupa ne succomba pas. Les flatteries habiles et aguichantes des filles de charme d’Indra ne produisirent aucun effet sur le jeune ascète qui s’en tint rigoureusement à son vœu de célibat. Lorsqu’Indra se rendit compte que son plan ne fonctionnait pas, il se laissa envahir par des pensées meurtrières et un jour, il tua Visvarupa à l’aide du Vajrayudha. Mis en rage et affligé par le meurtre cruel de son fils et désirant venger sa mort, Twashta accomplit alors un grand sacrifice et des flammes sacrificielles jaillit Vritra, ennemi mortel d’Indra que Twashta envoya contre le souverain des dieux en disant : ‘’Ennemi d’Indra, puisses-tu avoir la force de tuer Indra !’’ Une grande bataille s’ensuivit entre les deux dans laquelle Vritra commençait à prendre le dessus. Alors que la bataille tournait en la défaveur d’Indra, les rishis et les dieux se réfugièrent auprès du grand Vishnu qui leur offrit sa protection et leur dit : ‘’Ne craignez rien ! J’entrerai Moi-même dans le Vajrayudha d’Indra et à la fin, il vaincra.’’ Ils s’en retournèrent alors, le cœur léger. 241 Ils s’approchèrent de Vritra et ils lui dirent : ‘’Nous vous enjoignons de vous lier d’amitié avec Indra. Vous êtes tous les deux égaux en force et en vaillance.’’ Vritra répondit respectueusement : ‘’Ô vous qui êtes irréprochables, comment Indra et moi pourrions-nous bien devenir amis ? Pardonnez-moi, mais il ne peut y avoir d’amitié entre des rivaux qui luttent pour la suprématie. Deux grands pouvoirs ne peuvent pas coexister, comme vous le savez.’’ Les rishis insistèrent : ‘’N’entretenez pas de tels doutes ! Deux bonnes âmes peuvent être amies et leur amitié sera d’une qualité durable.’’ Vritra finit par céder et il dit : ‘’J’arrête le combat, mais je n’ai aucune foi en Indra qui pourrait m’attaquer par surprise, à l’improviste, aussi je sollicite cette faveur de votre part, à savoir que ni de nuit, ni de jour, ni avec aucun type d’arme, Indra ne sera en mesure de me prendre la vie.’’ ‘’Qu’il en soit donc ainsi !’’, acquiescèrent les rishis et les dieux. Les hostilités cessèrent, mais les craintes de Vritra s’avérèrent rapidement bien-fondées. Indra feignait simplement d’être ami avec Vritra, mais durant tout ce temps, il n’attendait qu’une opportunité favorable pour le tuer. Un soir, il rencontra Vritra sur la plage et il entreprit de l’attaquer au crépuscule. La bataille faisait rage depuis un long moment, quand Vritra, louant le Seigneur Vishnu, dit à Indra : ‘’Misérable, pourquoi n’utilises-tu pas l’infaillible Vajrayudha ? Sanctifié par Hari, utilise-le contre moi et je serai immanquablement béni par Hari !’’ Indra mutila Vritra en lui tranchant le bras droit, mais celui-ci, nullement découragé, lança violemment sa masse métallique contre son assaillant à 242 l’aide de sa main gauche et Indra lui trancha le bras gauche. Lorsqu’Indra disparut dans la bouche de Vritra, grande fut la consternation des dieux. Mais Indra n’était pas mort. Il éventra Vritra et jaillissant de ses entrailles, il se dirigea vers la rive toute proche et lança sa foudre dans les flots afin que les vagues viennent frapper Vritra et comme Vishnu était entré dans l’écume, elles devinrent une arme mortelle qui acheva le puissant Vritra. La longue bataille était terminée et le monde affligé poussa un profond soupir de soulagement, mais pour Indra lui-même, la fin de la guerre n’apporta que l’ignominie, car la victoire n’avait été remportée que par le péché et par la duperie et il alla se cacher dans la honte. La disparition d’Indra causa beaucoup de remous chez les dieux et chez les rishis, car un peuple qui n’a pas de roi ou de conseil d’état pour le gouverner ne peut pas prospérer et donc, ils allèrent trouver le bon et puissant roi Nahusha et lui proposèrent la couronne. ‘’Pardonnez-moi, mais je ne peux pas être votre roi. Qui suis-je pour aspirer au trône d’Indra ? Comment pourrais-je vous protéger ? Ce n’est pas possible !’’, objecta-t-il humblement. Mais ils insistèrent en disant : ‘’N’hésitez pas à devenir notre roi ! Tout le mérite et toute la puissance de notre pénitence vous reviendront et s’ajouteront à votre propre force et l’énergie de tous ceux sur qui votre regard se posera vous sera transférée et vous serez invincible.’’ Finalement convaincu, il accepta. 243 L. NAHUSHA Le meurtre injuste de Vritra fit vaciller Indra de son trône et fit de lui un fugitif et Nahusha prit sa place comme roi des dieux. Nahusha prit un bon départ, grâce au mérite et au renom qu’il avait gagnés pendant qu’il était roi sur la Terre. Mais par la suite, sa trajectoire dévia. Son entrée en fonction dans le royaume des dieux le remplit d’arrogance. Il perdit son humilité et il devint la proie de désirs illégitimes. Nahusha jouissait librement des plaisirs célestes et s’abandonnait à des pensées volages et libidineuses. Un jour, son regard tomba sur la femme d’Indra et il tomba amoureux d’elle. En proie à de mauvaises pensées, il s’adressa en ces termes à l’assemblée des dieux : ‘’Pour quelle raison Sachidevi, l’épouse du roi des dieux, n’est-elle pas venue à moi ? Ne suis-je pas le roi des dieux, à présent ? Envoyez-la immédiatement chez moi !’’ Lorsqu’elle l’apprit, l’épouse d’Indra fut envahie par l’indignation. Sous l’emprise de la peur et de la détresse, elle se rendit auprès de Brihaspati et elle s’écria : ‘’Cher précepteur, veuillez me sauver des mains de cette vile personne, je vous prie !’’ Brihaspati lui offrit sa protection. ‘’Ne craignez rien’’, dit-il. ‘’Indra reviendra bientôt. Restez ici avec moi. Vous retrouverez votre époux.’’ Quand Nahusha apprit que Sachidevi ne consentait pas à s’aligner sur ses désirs et qu’elle avait cherché refuge sous le toit de Brihaspati, sa colère explosa. 244 Le déplaisir du roi épouvanta les dieux qui protestèrent : Ô roi des dieux ! Ne cédez pas à la colère. Sachidevi est l’épouse d’un autre. Ne la convoitez pas et ne déviez pas de la voie de la rectitude.’’ Nahusha qui s’était entiché d’elle refusa de les écouter et leur répondit sarcastiquement : ‘’Et lorsqu’Indra convoitait Ahalya, où étaient donc vos principes de rectitude et de moralité ? Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté à ce moment-là et pourquoi voudriez-vous m’arrêter, à présent ? Qu’avez-vous fait, quand il a tué Visvarupa sans aucune honte et où était votre horreur vertueuse, quand il a tué Vritra par la tromperie ? L’unique option de Sachidevi, c’est de venir vivre avec moi et il vous avantagera de la réconcilier avec ma proposition et de me la laisser à ma charge. Alors, passez à l’action !’’, tonna-t-il. Les dieux remplis d’effroi se résolurent à discuter de l’affaire avec Brihaspati et à trouver le moyen d’amener Sachidevi à Nahusha. Tous se rendirent chez Brihaspati et lui narrèrent ce que Nahusha avait dit et ils l’implorèrent pour que Sachidevi se soumette aux désirs de Nahusha. La chaste Sachidevi frissonnait de crainte et de honte et elle s’écria : ‘’Mon Dieu ! C’est impossible ! J’ai pris refuge en vous., ô brahmane, protégezmoi !’’ Brihaspati la réconforta et il dit : ‘’Celui qui trahit celle qui a pris refuge est destiné à la destruction. La Terre ne permettra pas qu’aucune graine qu’il sème ne pousse. Je ne vous abandonnerai pas. La fin de Nahusha est proche. Ne craignez rien.’’ Il lui indiqua une échappatoire à sa situation difficile en laissant entendre qu’elle devrait essayer de gagner du temps et Sachidevi qui n’était tout de même pas tombée de la dernière pluie saisit l’allusion et se rendit courageusement au palais de Nahusha. 245 Dès que Nahusha l’aperçut, l’orgueil et la concupiscence l’ayant privé de tout bon sens, il ne put contenir sa joie et il dit : ‘’Ô gente dame, ne tremblez point. Je suis le souverain des trois mondes. Il ne peut y avoir aucun péché à ce que vous deveniez ma femme.’’ Après avoir entendu ces paroles, la vertueuse Sachidevi frémit, mais elle se reprit vite et elle dit : ‘’ Ô, roi des dieux , avant de devenir vôtre, j’ai une requête à vous faire. Indra est-il en vie ou est-il mort ? Et s’il est vivant, où est-il ? Si après avoir procédé à des recherches, je n’arrive pas à le trouver, alors aucun péché ne me souillera et je pourrai devenir votre femme, la conscience tranquille.’’ Nahusha dit : ‘’Ce que vous dites est juste. Procédez à vos recherches et ne manquez pas de revenir. Souvenez-vous de votre promesse.’’ Et il la renvoya chez Brihaspati. Les dieux se rendirent auprès du grand Vishnu et se plaignirent de Nahusha. Ils dirent : ‘’Seigneur ! Votre pouvoir a tué Vritra, mais Indra en encourt le péché. Honteux et craignant d’apparaître dans un tel état d’impureté, il s’est caché. Nous vous prions de lui indiquer la voie de la délivrance.’’ Narayana répondit : ‘’Qu’il Me rende un culte. Il sera alors purifié du péché et Nahusha qui a succombé à la perversion rencontrera sa fin.’’ Sachidevi s’adressa à la déesse de la chasteté et par sa grâce, elle atteignit l’endroit où Indra se dissimulait. Indra s’était réduit à la dimension d’un atome et se cachait dans la fibre de la tige d’un lotus qui poussait à Manasarovar. C’est là qu’il faisait pénitence dans l’attente de jours meilleurs. Sachidevi ne put contenir son chagrin en voyant la situation de son mari et elle éclata en sanglots, puis elle le mit au courant de tous ses problèmes. 246 Indra l’encouragea : ‘’La fin de Nahusha est proche’’, dit-il. ‘’Rejoins-le et dislui que tu consens à sa proposition. Demande-lui de venir jusqu’à ta résidence dans un palanquin qui sera porté par des ascètes. Alors, Nahusha périra.’’ Sachidevi quitta Indra et fit semblant d’accepter la proposition de Nahusha, comme Indra le lui avait suggéré. Fou de joie qu’elle était revenue chez lui si complaisante, l’insensé Nahusha s’exclama : ‘’Mon élue, je suis votre esclave et je suis prêt à satisfaire tous vos souhaits. Vous avez été fidèle à votre parole.’’ ‘’Oui, je suis revenue. Vous serez mon époux et je veux que vous fassiez quelque chose que je désire vraiment. N’êtes-vous pas le souverain des trois mondes ? Je souhaite que vous arriviez majestueusement chez moi dans un faste supérieur encore à celui du grand Vishnu, de Rudra ou des asuras. Venez en palanquin soutenu par les sept rishis. Je serai alors heureuse de vous accueillir et de vous souhaiter la bienvenue’’, dit-elle. Nahusha tomba dans le panneau. ‘’Quelle idée grandiose ! Votre imagination est merveilleuse ! Elle me plaît énormément ! Il est juste et approprié que les grands rishis me portent, moi qui suis béni du pouvoir d’absorber l’énergie de tous ceux sur qui mon regard se porte. Il sera fait selon votre vœu’’, dit-il. Et il la renvoya chez elle. Nahusha fit appeler les rishis et il ordonna que ceux-ci le portent sur leurs épaules. Devant un tel sacrilège inégalé, les trois mondes atterrés tremblèrent. Mais le pire était encore à venir avec le transport du palanquin. Se consumant à la pensée de la belle Sachidevi qui l’attendait, Nahusha brûlait d’arriver chez elle au plus vite et c’est ainsi qu’il se mit à harceler les rishis qui portaient son palanquin pour qu’ils aillent plus vite et dans sa folie, il alla jusqu’à donner un coup de pied à Agastya en répétant ‘’sarpa, sarpa’’ ( ‘’sarpa’’ signifie ‘’avancer’’, mais aussi ‘’serpent’’). La folie de la luxure et de l’arrogance avait atteint son couronnement et la coupe 247 d’iniquité de Nahusha était pleine. ‘’Roi de la vilenie, puisses-tu choir du ciel et devenir un serpent sur la Terre’’, maudit le rishi dans sa colère. Et immédiatement, Nahusha tomba du ciel la tête la première et il devint un python dans la jungle où il dut attendre plusieurs millénaires avant d’être délivré. Indra retrouva son statut. Il redevint le souverain des dieux et les tourments de Sachidevi prirent fin. En racontant cette histoire des souffrances d’Indra et de son épouse, Sachidevi, à Yudhishthira et à Draupadi à Upaplavya, leur oncle, Salya, tenta de les réconforter. ‘’La victoire est remportée par ceux qui savent faire preuve de patience, et ceux que la prospérité rend arrogants courent à la ruine. Toi, tes frères et Draupadi, vous avez enduré d’innombrables souffrances, comme Indra et son épouse. Vos épreuves seront bientôt terminées et vous récupérerez votre royaume. Les malveillants Karna et Duryodhana seront anéantis, tout comme le fut Nahusha’’, dit Salya. 248 LI. LA MISSION DE SANJAYA Les Pandavas campaient à Upaplavya sur le territoire de Virata et de là, ils envoyèrent des émissaires à tous leurs alliés. Des contingents de troupes arrivèrent en provenance de tout le pays et les Pandavas eurent rapidement à leur disposition une force puissante de sept divisions. Les Kauravas firent de même et regroupèrent une armée de onze divisions. A cette époque, une division comptait 21 870 chars, un nombre égal d’éléphants, trois fois autant de chevaux et cinq fois autant de fantassins équipés d’armes et de matériel de guerre de tous types. Les chars étaient les véhicules blindés d’alors, tandis que les éléphants qui étaient spécialement entraînés à la guerre, correspondaient aux tanks des temps modernes. Le messager brahmane de Drupada arriva à la cour de Dhritarashtra. Après l’introduction protocolaire et les vérifications d’usage, le messager s’adressa à l’assemblée au nom des Pandavas : ‘’La Loi est éternelle et d’une validité inhérente. Vous le savez et je n’ai pas besoin de vous le signaler. Dhritarashtra et Pandu sont tous les deux les fils de Vichitravirya et d’après la coutume, ils ont des droits égaux concernant la propriété de leur père. Malgré cela, les fils de Dhritarashtra ont pris possession de tout le royaume et les fils de Pandu n’ont pas leur part de l’héritage commun. Il ne peut y avoir aucune justification à cela. Descendants de la dynastie des Kurus, les Pandavas désirent la paix ! Ils sont prêts à oublier les souffrances qu’ils ont endurées, à passer l’éponge et à oublier le passé. Ils sont peu disposés à avoir recours à la guerre, parce qu’ils savent très bien que la guerre n’apporte jamais aucun bien, mais seulement la destruction. Par conséquent, rendez-leur ce qui leur est dû. Ce 249 sera conforme à la justice et à l’accord auquel on était arrivé précédemment. Qu’il n’y ait pas de tergiversations.’’ Après cet appel du messager, le brave et sage Bhishma parla : ‘’Par la grâce de Dieu’’, dit-il, ‘’les Pandavas sont sains et saufs. Même s’ils ont obtenu le soutien de nombreux princes et s’ils sont suffisamment armés pour la bataille, ils ne sont pas enclins à la guerre. Ils cherchent toujours la paix. Leur rendre ce qui leur appartient est l’unique option correcte.’’ Bhishma n’avait pas encore terminé que Karna l’interrompit rageusement et après s’être tourné vers le messager, il s’exclama : ‘’Ô brahmane, y a-t-il un élément neuf dans ce que vous dites ? A quoi bon toujours répéter la même histoire ? Comment Yudhishthira peut-il prétendre à ce qu’il a perdu à la table de jeux ? Si maintenant Yudhishthira désire obtenir quelque chose, il doit l’implorer comme un don ! De manière arrogante, il préfère cette revendication absurde en s’appuyant purement sur la force de ses alliés – et particulièrement Matsya et Panchala, en l’occurrence. Laissez-moi vous dire clairement qu’il ne pourra rien obtenir de Duryodhana par les menaces. Et puisque la parole donnée d’après laquelle les Pandavas auraient dû vivre incognito pendant la treizième année n’a pas été respectée, ils doivent retourner dans la forêt douze années supplémentaires !’’ Bhishma s’interposa : ‘’Fils de Radha, tu parles sottement ! Si nous ne faisons pas comme le dit ce messager, ce sera la guerre et nous sommes certains d’être vaincus. Duryodhana et nous tous, nous serons condamnés à la destruction !’’ Le désordre et le tumulte qui s’ensuivirent alors au sein de l’assemblée firent intervenir Dhritarashtra. Il dit au messager : ‘’Ayant à cœur le bien du monde 250 et considérant l’intérêt des Pandavas, j’ai pris la décision de leur envoyer Sanjaya. Je vous prie de repartir immédiatement et d’en avertir Yudhishthira.’’ Puis, Dhritarashtra prit à part Sanjaya et lui donna ces instructions : ‘’Sanjaya, rends-toi chez les fils de Pandu et transmets-leur mes sentiments affectueux, ainsi que mes respects à Krishna, à Satyaki et à Virata. Assure tous les princes qui sont rassemblés là de ma considération. Rends-toi là-bas en mon nom et tente une conciliation de manière à éviter la guerre.’’ Sanjaya se rendit auprès de Yudhishthira en mission de paix. Après les salutations initiales, Sanjaya s’adressa ainsi à Yudhishthira au milieu de la cour : ‘’Dharmaputra, c’est ma bonne fortune de pouvoir te revoir de mes yeux ! Entouré par tous ces princes, tu donnes l’image d’Indra lui-même et cette vision réjouit mon cœur. Le roi Dhritarashtra te fait parvenir ses meilleurs vœux et désire savoir que vous vous portez bien et êtes heureux. Le fils d’Ambika abhorre toute idée de guerre. Il désire votre amitié et il aspire à la paix.’’ Lorsque Dharmaputra entendit Sanjaya s’exprimer en ces termes, il en fut réjoui et il répondit : ‘’Si c’est bien ainsi, les fils de Dhritarashtra sont sauvés et nous avons tous échappé à une grande tragédie. Moi aussi, je désire seulement la paix et je déteste la guerre. Si notre royaume nous est rendu, nous effacerons tout souvenir des souffrances que nous avons endurées.’’ Sanjaya reprit la parole : ‘’Les fils de Dhritarashtra sont retors. Ignorant les conseils de leur père et les sages paroles du vénérable Bhishma, ils sont toujours aussi diaboliques que jamais, mais vous ne devriez pas perdre 251 patience. Yudhishthira, tu défends toujours la conduite juste. Evitons ce grand mal qu’est la guerre. Le bonheur peut-il s’obtenir par des biens qui sont obtenus via la guerre ? Quel bien pourrait-on récolter d’un royaume après avoir tué ses propres parents ? Par conséquent, n’entame pas les hostilités. Même si l’on devait conquérir toute la Terre, la vieillesse et la mort sont inexorables. Duryodhana et ses frères sont des idiots, mais ce n’est pas une raison pour que tu dévies de la rectitude ou que tu perdes patience. Même s’ils ne te rendent pas ton royaume, tu ne devrais pas abandonner la voie suprême du dharma.’’ Yudhisthira répondit : ‘’Sanjaya, ce que tu dis est vrai. La rectitude est le meilleur des biens propres, mais commettons-nous une iniquité ? Krishna connaît toutes les subtilités du dharma et désire le bien des deux parties. Je suivrai les instructions de Vasudeva.’’ Krishna dit : ‘’Je désire le bien-être des Pandavas, comme je désire aussi que Dhritarashtra et ses fils soient heureux. C’est une question ardue. Je pense pouvoir régler moi-même le problème en me rendant à Hastinapura. Si je pouvais obtenir la paix des Kauravas en des termes qui ne s’opposeraient pas au bien-être des Pandavas, rien ne me rendrait plus heureux ! Si je réussis là, j’aurai sauvé les Kauravas des mâchoires de la mort. J’aurai accompli quelque chose de bien et de valable. Même si par le biais d’un accord pacifique, les Pandavas récupèrent ce qui leur est dû, ils continueront à servir loyalement Dhritarashtra. Ils ne désirent rien d’autre, mais ils sont également prêts à la guerre, le cas échéant. Entre ces deux alternatives, la paix et la guerre, Dhritarashtra peut choisir celle qui lui plaît.’’ Et Yudhishthira dit à Sanjaya : ‘’Sanjaya, retourne à la cour des Kauravas et dit ceci au fils d’Ambika : ‘’N’est-ce pas grâce à votre générosité que nous avons obtenu une part du royaume, quand nous étions jeunes ? Vous qui m’avez fait roi autrefois, vous ne devriez pas maintenant nous refuser notre 252 part et nous pousser à vivre une vie de mendiants dépendants de la charité d’autrui. Cher oncle, il y a suffisamment de place dans le monde pour nous et pour les Kauravas. Par conséquent, qu’il n’y ait pas d’antagonisme entre nous..’’ C’est la requête que vous devriez faire à Dhritarashtra en mon nom. Transmettez à l’aïeul Bhishma mon amour et mes respects et demandez-lui de trouver le moyen de veiller à ce que ses descendants vivent heureux et dans l’amitié. Transmettez aussi le même message à Vidura. Vidura est celui qui peut le mieux voir ce qui est bon pour nous tous et conseiller en ce sens. Expliquez les choses à Duryodhana et dites-lui de ma part : ‘’Mon cher frère, nous qui étions les princes du royaume, tu nous as fait vivre dans la forêt, vêtus de peaux ; tu as outragé et molesté notre femme qui pleurait devant l’assemblée des princes. Nous avons enduré tout cela patiemment. Rendsnous, au moins maintenant, ce qui nous appartient légitimement. Ne convoite pas ce qui appartient à autrui. Nous sommes cinq. Donne-nous au moins cinq villages et fais la paix avec nous. Nous serons satisfaits.’’ Communique cela à Duryodhana, Sanjaya. Je suis paré et prêt pour la paix, comme pour la guerre.’’ Après que Yudhishthira se soit exprimé ainsi, Sanjaya prit congé de Krishna et des Pandavas et il rentra à Hastinapura. 253 LII. PAS UN CM² DE TERRITOIRE ! Après avoir envoyé Sanjaya chez les Pandavas, Dhritarashtra qui était rempli s’inquiétude ne put fermer l’œil de la nuit. Il fit appeler Vidura et ils passèrent toute la nuit à discuter. ‘’Rendre leur part du royaume aux Pandavas est certainement le plan le plus sûr’’, dit Vidura. ‘’Il n’y a que cette option qui puisse amener le bien des deux parties. Traite les Pandavas et tes propres fils avec une affection égale. Dans ce cas, la bonne voie est aussi la voie de la sagesse.’’ Vidura conseilla Dhritarashtra dans cette veine, en long et en large. Le lendemain matin, Sanjaya rentra à Hastinapura et rapporta tout ce qui s’était passé à la cour de Yudhishthira. ‘’Duryodhana devrait surtout savoir ce qu’a dit Arjuna : ‘’Krishna et moi, nous allons détruire Duryodhana et ses partisans jusqu’à la racine. Ne vous trompez pas ! Gandiva montre des signes d’impatience. Sans même que je la tende, la corde de mon arc vibre et mes flèches se morfondent dans mon carquois en se demandant quand je vais les utiliser. Sanjaya, ses mauvaises étoiles poussent Duryodhana à rechercher la guerre avec Krishna et moimême, mais ni même Indra, ni les dieux ne peuvent nous vaincre.’’ Ainsi s’est exprimé Dhananjaya’’, dit Sanjaya. Bhishma conseilla à Dhritarashtra de ne pas s’opposer à aux forces alliées d’Arjuna et de Krishna. ‘’Karna qui ne cesse de se vanter de pouvoir détruire les Pandavas ne vaut pas une fraction des Pandavas’’, dit Bhishma. ‘’Vos fils courent à leur perte en l’écoutant. Lorsqu’Arjuna a repoussé l’attaque de votre fils contre la capitale de Virata et qu’il a humilié son orgueil, qu’a pu faire Karna ? Et lorsque les gandharvas ont fait prisonnier votre fils, où se 254 cachait l’invincible Karna ? N’est-ce pas Arjuna qui a arrêté les gandharvas ?’’ Bhishma brocarda ainsi Karna pour mettre en garde les Kauravas. ‘’Ce que dit l’aïeul est juste’’, dit Dhritarashtra. ‘’Tous les hommes de bien disent, et je le sais, qu’il vaut mieux rechercher la paix. Mais que puis-je faire ? Ces sots suivront leur idée, quelles que soient mes protestations.’’ Duryodhana, qui avait tout écouté se leva. ‘’Père, ne t’inquiète pas et ne tremble pas par rapport à notre sécurité. Nous connaissons notre force. Notre victoire est certaine et Yudhishthira le sait aussi, car ayant renoncé à tout espoir de royaume, il ne désire plus que cinq villages maintenant. N’estce pas évident qu’il redoute nos onze divisions ? Que peuvent opposer les Pandavas à nos onze divisions ? Pourquoi alors douter de notre victoire ?’’, dit Duryodhana à son père en tentant de lui remonter le moral. ‘’Mon fils, renonce à la guerre’’, dit Dhritarashtra. ‘’Contente-toi de la moitié du royaume. C’est assez de bien gouverner cela.’’ Mais c’en était trop pour Duryodhana qui explosa : ‘’Les Pandavas ne recevront pas même un cm² de notre territoire !’’, s’exclama-t-il et il quitta la cour. Dans l’autre camp, après que Sanjaya ait quitté Upaplavya pour Hastinapura, Yudhisthira dit à Krishna : ‘’Vasudeva, Sanjaya est comme l’alter ego de Dhritarashtra et j’ai deviné d’après ses dires ce que Dhritarashtra a en tête. Dhritarashtra veut obtenir la paix sans nous accorder aucun territoire. Initialement, dans ma simplicité, j’étais heureux d’entendre Sanjaya parler, mais il m’est vite apparu que ma joie n’était pas fondée. Il a parlé de paix, mais les paroles par lesquelles il a conclu son message semblaient recommander la docilité, même si nos droits légitimes sont 255 bafoués. Dhritarashtra n’a pas joué franc jeu avec nous. La crise approche. Il n’y a que Toi qui puisses nous protéger. J’ai fait une proposition – nous pourrions nous contenter de seulement cinq villages, mais même cela, les Kauravas le refuseront ! Comment pourrions-nous supporter ce summum d’intransigeance ? Il n’y a que Toi qui puisses nous conseiller dans cette crise. Toi seul sais quel est notre devoir maintenant. Toi seul peux nous guider dans le dharma et dans la politique.’’ Krishna répondit : ‘’Pour votre bien à tous, j’ai décidé de me rendre à Hastinapura. J’irai à la cour de Dhritarashtra tenter de faire valoir vos droits sans que cela ne débouche sur une guerre. Si ma mission réussit, ce sera pour le bien du monde.’’ Yudhishthira dit : ‘’Krishna, je te supplie de ne pas y aller ! A quoi bon aller chez nos ennemis maintenant ? Duryodhana est buté et il s’en tiendra à sa folie. Je n’aime pas que tu ailles chez des gens aussi peu scrupuleux. Nous ne pouvons pas nous permettre de mettre en péril ta sécurité, car rien n’arrêtera les Kauravas.’’ Krishna répondit : ‘’Dharmaputra, je sais bien combien Duryodhana est mauvais, mais nous devrions quand même tout essayer pour arriver à une solution pacifique pour que le monde ne puisse pas nous accuser de ne pas avoir fait tout ce qui était possible afin d’éviter la guerre. Nous ne devons rien négliger, quelle que soit la minceur de nos espoirs de succès. Et ne crains rien pour Ma sécurité, car si les Kauravas cherchent à Me nuire à Moi, un messager de paix, Je les réduirai en cendres !’’ ‘’Tu es omniscient. Tu connais nos cœurs aussi bien que les leurs’’, dit Yudhishthira. ‘’Nul ne Te surpasse dans l’art d’expliquer les choses et dans l’art de la persuasion.’’ Krishna dit : ‘’Oui, Je vous connais tous ! Ton esprit s’attache toujours à la rectitude et le leur est toujours enclin à la haine, à la jalousie et à l’inimitié. Je 256 ferai de Mon mieux pour obtenir le résultat qui, Je le sais, t’est le plus cher – un accord à l’amiable, même s’il signifie qu’il vous reviendra peu de choses. Les augures ne sont pas bons et laissent présager de la guerre. Toutefois, le devoir exige que nous visions la paix.’’ C’est avec ces mots que Krishna prit congé des Pandavas et qu’il prit la direction d’Hastinapura. 257 LIII. LA MISSION DE KRISHNA Satyaki accompagna Krishna jusqu’à Hastinapura. Avant de se mettre en route, Krishna avait eu une longue discussion avec les Pandavas et chose assez surprenante, même le puissant Bhima penchait en faveur d’un accord pacifique. ‘’La race ne doit pas être détruite. La paix est de loin préférable’’, avait-il dit. Cependant, Draupadi n’avait pas pu oublier son humiliation. Devant Krishna, elle tenait en main ses tresses et la voix tremblante, elle dit : ‘’Madhusudana, regarde mes tresses et fais ce que l’honneur exige. Il ne peut y avoir aucune paix qui soit honorable. Même si Arjuna et Bhima s’opposent à la guerre, mon père, aussi âgé qu’il est, ira sur le champ de bataille, soutenu par mes enfants. Même mon père peut se tenir à l’écart. Mes enfants, avec Abhimanyu, le fils de Subhadra à leur tête, iront combattre les Kauravas. Par amour pour Dharmaputra, pendant treize années, j’ai refoulé en moi la flamme de la colère brûlante. Maintenant, je ne peux plus me contenir.’’ Et elle éclata en sanglots en se remémorant l’horrible outrage. Krishna en fut ému et Il dit : ‘’Ne pleure pas. Les fils de Dhritarashtra n’écouteront pas Mes paroles de paix. Leur chute est certaine et leurs corps serviront de nourriture aux chiens et aux chacals. Tu vivras pour voir notre victoire et l’outrage dont tu as été victime sera totalement lavé et très vite encore.’’ Draupadi était satisfaite. Avec la nouvelle de la visite imminente de Krishna, la ville d’Hastinapura était en effervescence. Dhritarashtra donna des ordres pour que la ville soit décorée et toutes les dispositions furent prises pour accueillir Janardana. Dhritarashtra donna encore des instructions pour que le palais de Duhsasana qui était plus spacieux et plus beau encore que celui de Duryodhana soit prêt et mis à la disposition de Krishna et de son entourage 258 et pour que des shamianas soient érigées en plusieurs endroits en dehors de la ville le long de la route qu’emprunterait le char de Krishna. Dhritarashtra consulta Vidura et lui dit : ‘’Que toutes les dispositions soient prises pour faire don à Govinda de chars et d’éléphants et que d’autres présents soient également préparés !’’ Mais Vidura dit : ‘’On n’achète pas Govinda avec des cadeaux ! Donne-Lui ce pour quoi Il est venu au pays des Kurus. Ne vient-Il pas ici pour obtenir un accord à l’amiable ? Fais en sorte que cela soit possible. Tu ne pourras pas contenter Madhava avec d’autres cadeaux.’’ Quand Govinda arriva à Hastinapura, les habitants grouillaient dans les rues magnifiquement décorées et son char ne pouvait avancer que très lentement. Il se rendit d’abord au palais de Dhritarashtra avant de se rendre ensuite chez Vidura. Kuntidevi l’y accueillit. Songeant aux souffrances de ses fils et accablée par le chagrin, elle fondit en larmes. Krishna la réconforta et après avoir pris congé d’elle, Il se dirigea vers le palais de Duryodhana. Duryodhana reçut Krishna et l’invita à dîner, mais Krishna dit en souriant : ‘’Les émissaires ne prennent leur repas qu’après que leur mission soit accomplie. Tu pourras donner un festin ici, une fois que mon travail sera terminé.’’ Après avoir décliné l’invitation de Duryodhana, Il retourna chez Vidura où il se reposa. Vidura et Krishna firent le point de la situation. Vidura lui dit que l’arrogance de Duryodhana se fondait sur sa confiance que nul ne pourrait le vaincre tant que Bhishma et Drona qui étaient tenus par l’obligation morale de ne pas l’abandonner se tenaient à ses côtés. Vidura dit que Krishna commettrait une erreur en paraissant à la cour, car tous ceux qui connaissaient Duryodhana et ses frères craignaient qu’ils ne complotent par la tromperie et par la ruse contre la vie de Krishna. 259 ‘’Ce que tu dis concernant Duryodhana est juste et Je ne suis pas venu ici dans l’espoir de pouvoir obtenir un accord à l’amiable, mais simplement pour que le monde ne puisse pas Me tenir pour responsable. N’aie aucune crainte pour Ma vie’’, dit Krishna. Le lendemain matin, Duryodhana et Sakuni vinrent trouver Krishna et l’informèrent que Dhritarashtra l’attendait. Govinda se rendit à la cour, accompagné par Vidura. Vasudeva arriva à la cour et toute l’assemblée des rois se leva. Après avoir salué les aînés, les mains jointes et après avoir échangé un mot ou un sourire avec les autres, Krishna gagna son siège. Au terme des préliminaires, Govinda se leva, puis se tournant vers Dhritarashtra, Il lui expliqua le but de sa visite et Il lui dit clairement ce que voulaient les Pandavas. ‘’Dhritarashtra, ne provoque pas la ruine de ton peuple ! Tu considères comme mauvais ce qui est bon pour toi et comme bon ce qui est mauvais. Il t’incombe de contenir tes fils. Les Pandavas sont prêts à la guerre, mais ils désirent la paix. Ils désirent vivre en paix avec vous. Traite-les également comme tes fils, conçois une solution honorable et le monde entier t’acclamera’’, dit Krishna. Dhritarashtra dit : ‘’Mes amis savent que je ne suis pas à blâmer. Je désire précisément ce que veut Madhava, mais je suis impuissant. Mes fils cruels ne m’écoutent pas. Krishna, je t’invite à donner conseil à Duryodhana.’’ Krishna se tourna vers Duryodhana et lui dit : ‘’Tu proviens d’une noble lignée qui suit la voie du dharma ! Les pensées que tu entretiens actuellement sont indignes et ne sont l’apanage que des hommes de basse naissance. A cause de toi, cette remarquable lignée risque de s’éteindre. Tu devrais écouter la voix de la raison et de la justice et faire la paix avec les Pandavas en leur restituant la moitié du royaume.’’ 260 Bhishma et Drona pressèrent aussi Duryodhana d’écouter Govinda, mais Duryodhana resta de marbre. ‘’Je plains sincèrement Dhritarashtra et Gandhari que Duryodhana condamne impitoyablement au deuil et à la désolation par ses méfaits !’’, dit Vidura. Dhritarashtra répéta à son fils : ‘’Si tu n’écoutes pas les conseils de Govinda, notre race périra !’’ Drona et Bhishma s’efforcèrent eux aussi de convaincre Duryodhana et de le détourner de l’erreur. Mais Duryodhana était furieux que tout le monde le pousse et le presse tant et plus à consentir à une solution pacifique. Il se leva et il dit : ‘’Madhusudana, tu me donnes tort et tu me lèses par amour des Pandavas ! Les autres ici m’accusent également, mais je ne pense pas qu’on puisse me reprocher quoi que ce soit dans cette affaire, car c’est de leur propre gré que les Pandavas ont mis en jeu leur royaume et qu’ils y ont justement renoncé après avoir été vaincus. Comment pourrais-je en être tenu pour responsable ? Après avoir perdu au jeu, ils ont pris la direction de la forêt, liés par leur honneur. Pour quelle faute que j’aurais commise veulent-ils maintenant livrer bataille et nous exterminer ? Je ne céderai pas à la menace ! Quand j’étais jeune, les aînés nous ont gravement lésés en remettant aux Pandavas, et j’ignore pourquoi, une part du royaume vis-à-vis duquel ils n’avaient pas l’ombre d’un droit. J’y ai consenti alors. Mais ils l’ont perdu au jeu et je refuse de le leur restituer ! Je suis tout à fait irréprochable et je ne céderai pas aux Pandavas un cm² de notre territoire, pas même une tête d’aiguille !’’ Quand Duryodhana osa prétendre qu’il n’avait commis aucune iniquité, Govinda se mit à rire et il dit : ‘’Tu as triché au jeu avec la complicité de 261 Sakuni, puis tu as outragé Draupadi devant toute l’assemblée des princes et tu as encore l’impudence de prétendre que tu n’as commis aucune iniquité !’’et il lui dressa ensuite la longue liste de toutes les autres iniquités qu’il avait perpétrées à l’encontre des Pandavas. Duhsasana constata que Bhishma et les autres endossaient le réquisitoire de Krishna à charge de Duryodhana et il dit : ‘’Mon frère, on dirait que tous ces gens ont l’intention de faire ton procès et de te livrer pieds et poings liés aux Pandavas. Quittons ces lieux !’’, et Duryodhana, accompagné par tous ses frères quitta la cour. Govinda s’adressa de nouveau à la cour et Il dit : ‘’Messieurs, les Yadavas et les Vrishnis vivent heureux, depuis que Kamsa et que Sisupala sont morts. Pour sauver tout un peuple, il est parfois nécessaire de sacrifier un individu. N’arrive-t-il pas parfois que l’on renonce à un village pour sauver un pays ? J’ai bien peur que vous ne deviez sacrifier Duryodhana, si vous voulez sauver votre race. C’est l’unique moyen !’’ Dhritarashtra dit à Vidura : ‘’Amène Gandhari ici. Il est possible que Duryodhana l’écoute.’’ On alla prévenir Gandhari et dès son arrivée à la cour, Duryodhana fut rappelé. Les yeux rougis par la colère, Duryodhana reparut et Gandhari tenta par tous les moyens qu’elle avait en son pouvoir de lui faire entendre raison, mais ce fut peine perdue. Duryodhana se montra inflexible et il quitta de nouveau la salle. Lui et ses amis avaient manigancé de faire prisonnier Krishna, mais des bruits avaient filtré jusqu’à la cour et Govinda, qui avait prévu le coup, éclata de rire et dévoila Son identité. Par la grâce de Krishna, le roi aveugle, Dhritarashtra, retrouva temporairement la vue et il put voir Krishna dans Son omniprésence. 262 ‘’Pundarikaksha, maintenant que j’ai pu voir Ta forme universelle, je ne désire plus rien voir d’autre. Je demande de pouvoir redevenir aveugle’’, dit Dhritarashtra, et il redevint aveugle. ‘’Tous nos efforts ont échoué. Duryodhana est complètement stupide et borné !’’, dit Dhritarashtra à Govinda. Krishna se leva et accompagné par Satyaki et par Vidura, Il quitta la cour. Il se rendit directement auprès de Kunti et lui raconta tout ce qui s’était passé. Kunti Lui demanda alors de transmettre ses bénédictions à ses fils. ‘’Le moment est venu’’, dit-elle, pour ce pour quoi une femme kshatriya élève des fils. Puisses-Tu protéger mes fils !’’ Une mère kshatriya élève des enfants pour les offrir en sacrifice à la guerre. Krishna remonta dans son char et Il regagna rapidement Upaplavya. La guerre était maintenant une certitude. 263 LIV. L’ATTACHEMENT ET LE DEVOIR Le plus petit rayon d’espoir qu’il aurait pu y avoir au sujet d’un accord pacifique, quand Krishna se rendit à Hastinapura s’éteignit lorsqu’Il revint lui raconter ce qui s’était passé. Kunti fut submergée par le chagrin, quand elle apprit que ce serait une guerre à mort et sans merci. ‘’Comment pourrais-je formuler mes pensées et demander à mes fils de supporter les insultes, de ne réclamer aucun territoire et d’éviter la guerre ?’’, pensa Kunti. ‘’Comment mes fils pourraient-ils accepter ce qui est contraire à la tradition des kshatriyas ? Et en même temps’’, pensa-t-elle, que pourrait-on gagner par une tuerie mutuelle dans cette guerre et quel bonheur pourrait-on trouver après la destruction de la race ? Comment faire face à ce dilemme ?’’ Ainsi était-elle tourmentée par la perspective d’une destruction complète d’une part et par ce que réclamait l’honneur des kshatriyas, d’autre part. ‘’Comment mes fils peuvent-ils vaincre cette triple alliance composée de Bhishma, Drona et Karna ? Ce sont des guerriers qui ensemble n’ont encore jamais connu la défaite. Rien qu’en pensant à eux, mon esprit tremble ! Les autres ne me tracassent pas. Ces trois-là sont les seuls dans l’armée des Kauravas qui sont capables de lutter contre les Pandavas avec un espoir de les vaincre. Dronacharya pourrait s’abstenir de tuer mes enfants par amour ou par réticence à combattre ses propres disciples. L’aïeul ne voudra certainement pas les tuer. C’est Karna le principal ennemi des Pandavas. Il brûle de plaire à Duryodhana en tuant mes fils. Karna est un grand homme d’armes. Rien qu’en songeant à lui en train de livrer bataille contre mes autres fils, mon cœur est consumé par l’angoisse comme un fagot par le feu. Il est temps maintenant que j’aille trouver Karna et que je lui dise la vérité concernant sa naissance et ainsi, il devra abandonner la cause de Duryodhana.’’ 264 Tourmentée par ces pensées anxieuses concernant ses enfants, Kunti se rendit sur la rive du Gange à l’endroit où Karna priait généralement quotidiennement. Karna était bien là et il accomplissait ses dévotions. Tourné vers l’orient, les paumes levées, il se trouvait dans une profonde méditation. Kunti se tint tranquillement à l’écart et elle attendit. Karna méditait et ne se préoccupait de rien jusqu’à ce qu’il sente les chauds rayons du soleil sur son dos. Au terme de ses prières, Karna se retourna et il aperçut Kunti. Que la reine de Pandu et que la mère des princes Pandavas attende là patiemment qu’il ait terminé ses prières le remplit de confusion et d’étonnement. ‘’Le fils de Radha et du conducteur de char, Adhiratha s’incline devant vous. Je suis à votre service. Que puis-je faire pour vous, ô reine ?’’, demanda Karna, conformément à l’usage en vigueur de la salutation respectueuse. ‘’Karna’’, dit Kuntidevi, ‘’tu n’es pas le fils de Radha et le conducteur de char n’est pas ton père. Ne pense pas que tu proviens de la caste des conducteurs de chars. Tu es le fils de Surya et tu es de sang royal, issu de la matrice de Pritha, autrement connue sous le nom de Kunti. Que la bonne fortune t’accompagne !’’ Elle lui raconta alors l’histoire de sa naissance. ‘’Toi qui es né portant armure et boucles d’oreilles en or, ignorant que les Pandavas sont tes frères, tu t’es lié à Duryodhana et tu en es arrivé à les haïr. Vivre sous la dépendance des fils de Dhritarashtra est indigne de toi. Rejoins Arjuna et deviens l’un des rois du royaume. Que toi et Arjuna matiez ces gens cruels et le monde entier sera à vos pieds ! Ta renommée s’étendra alors aussi loin que celle des frères Balarama et Krishna. Entouré par tes cinq frères, ton éclat rayonnera comme celui de Brahma parmi les dieux. Dans ce genre de situation, on doit faire ce qui procure satisfaction à ses parents. C’est le plus haut dharma, selon nos Ecritures.’’ 265 Lorsque sa mère lui parla ainsi au terme de ses dévotions au soleil, Karna eut le pressentiment dans son cœur que le dieu du soleil avalisait la requête de Kunti, mais il se contrôla et considéra que le dieu du soleil éprouvait sa loyauté et sa force d’esprit. Il devait se montrer à la hauteur. Par un effort de la volonté, il contrôla les tentations de l’intérêt personnel et les encouragements de l’affection naturelle. Il dit tristement, mais fermement : ‘’Ce que tu as dit, chère mère, est contraire au dharma. Si je m’écarte du chemin du devoir, je me ferai à moi-même plus de mal que n’importe quel ennemi pourrait m’infliger sur le champ de bataille. Tu m’as privé de tout ce qui était mon droit de naissance en tant que kshatriya, quand tu m’as jeté, moi un bébé impuissant, dans la rivière et à présent, tu me parles de mes devoirs de kshatriya ! Tu m’as refusé l’amour maternel qui bénit toute vie et à présent, songeant au bien de tes autres enfants, tu me racontes cette histoire. Si je rejoins maintenant les Pandavas, le monde ne proclamera-t-il pas que je l’ai fait par peur ? J’ai mangé le pain des fils de Dhritarashtra, j’ai gagné leur confiance, je suis devenu leur champion et je jouis de toute la considération et de toute la bonté dont ils me témoignent et à présent, alors que la guerre est sur le point de commencer, tu veux que je leur sois infidèle et que je rejoigne le camp des Pandavas. Les fils de Dhritarashtra me considèrent comme l’arche qui leur permettra de traverser le déluge de la guerre. C’est moi-même qui les ai incités à faire cette guerre. Comment pourrais-je les abandonner maintenant ? Pourrait-il y avoir pire trahison, plus vile ingratitude ? Qu’est-ce qui dans la vie ou au-delà vaudrait un tel prix ? Chère mère, il me faut m’acquitter de ma dette – avec ma vie, si nécessaire, sinon, je ne vaudrai pas plus qu’un voleur ordinaire et pique-assiette pendant toutes ces années. Je mobiliserai certainement toutes mes forces contre tes fils dans la guerre à venir, je ne peux pas te tromper. Je te prie de me pardonner.’’ ‘’Néanmoins’’, continua-t-il, ‘’ il m’est impossible de laisser ma mère me supplier totalement en vain. Fais ton deuil d’Arjuna ou de moi. L’un ou 266 l’autre devra mourir dans cette guerre. Je ne tuerai pas tes autres fils, quoi qu’ils me fassent. Mère de guerriers, il te restera encore cinq fils. Soit je survivrai, soit Arjuna survivra à cette guerre et avec les quatre autres, tu auras toujours cinq fils. ‘’ Lorsque Kunti entendit son fils aîné lui parler aussi fermement en adhérant au code kshatriya, son cœur fut rempli de sentiments tumultueux et contradictoires, et incapable de parler, elle l’embrassa et elle partit en silence. ‘’Qui peut s’opposer à ce que le destin a ordonné ?’’, songea-t-elle. ‘’Il m’a au moins offert de ne pas nuire à quatre de mes fils. C’est assez. Que Dieu le bénisse !’’, et elle rentra chez elle. 267 LV. LE GÉNÉRALISSIME DES PANDAVAS Krishna rentra à Upaplavya et raconta aux Pandavas ce qui s’était passé à Hastinapura. ‘’Je leur ai parlé en insistant sur ce qui était juste et également bon pour eux, mais en vain. Il n’y a maintenant plus aucune autre alternative que la guerre. Ce sot de Duryodhana n’a pas voulu écouter les conseils des aînés de l’assemblée. Maintenant, nous devons nous préparer pour la guerre sans tarder. Kurukshetra est prêt pour l’holocauste.’’ ‘’Il n’y a plus aucun espoir de paix’’, dit Yudhishthira en s’adressant à ses frères et il donna des ordres pour rassembler leurs forces en ordre de bataille. Ils répartirent l’armée en sept divisions et désignèrent Drupada, Virata, Dhrishtadyumna, Sikhandin, Satyaki, Chetikana et Bhimasena à la tête de chaque division, puis ils envisagèrent qui devrait être choisi comme généralissime. S’adressant à Sahadeva, Yudhishthira dit : ‘’Nous devrions choisir parmi les sept qui devrait être notre commandant en chef. Celui-ci devrait être capable de faire face au grand Bhishma qui peut réduire ses ennemis en cendres. Il devrait savoir comment disposer ses forces, comme les circonstances l’exigent régulièrement. Qui est le plus apte à remplir cette responsabilité, selon toi ?’’ Autrefois, la coutume était de prendre d’abord en compte l’opinion des plus jeunes avant de consulter les aînés. Cela générait de l’enthousiasme et de la confiance en soi chez les jeunes. Si les aînés étaient consultés en premier, il ne serait pas possible pour les autres de parler librement et même d’honnêtes différences d’opinion pourraient avoir le parfum de l’irrespect. 268 ‘’Prenons comme commandant en chef le roi Virata. Il nous a aidés quand nous vivions déguisés et c’est avec son soutien que nous réclamons maintenant notre part du royaume’’, répondit Sahadeva. ‘’Il me paraît le plus approprié de désigner Drupada comme généralissime, car en termes d’âge, de sagesse, de courage, de naissance et de force, il est supérieur’’, dit Nakula. ‘’Drupada, le père de Draupadi, qui apprit l’art du tir à l’arc auprès de Bharadwaja, qui attend depuis si longtemps de croiser Drona, qui est respecté par tous les rois et qui nous soutient tous, comme si nous étions ses propres fils, devrait diriger notre armée contre Drona et Bhishma.’’ Dharmaputra demanda alors à Dhananjaya son opinion. ‘’Je pense que Dhrishtadyumna, le héros qui a ses sens sous contrôle et qui est né pour être l’instrument de la fin de Drona devrait être notre chef sur le champ de bataille. Seul Dhrishtadyumna est en mesure de résister aux flèches de Bhishma dont l’excellence au tir à l’arc retint même le grand Parasurama. Il est le seul qui soit apte à être notre commandant en chef. Je ne peux songer à personne d’autre’’, répondit Arjuna. Bhimasena dit : ‘’Ô roi, ce que dit Arjuna est vrai, mais les rishis et les aînés ont dit que Sikhandin était venu au monde pour tuer Bhishma. Je pencherais donc pour attribuer le commandement à Sikhandin, dont le visage rayonnant est pareil à celui de Parasurama. Je ne pense pas que quelqu’un d’autre puisse vaincre Bhishma.’’ Et pour finir, Yudhishthira demanda son avis à Krishna. ‘’Tous les guerriers cités seraient dignes d’être choisis’’, dit Krishna. ‘’N’importe lequel d’entre eux remplirait de crainte les Kauravas. Tenant 269 toutes choses en compte, J’adhère au choix d’Arjuna. Par conséquent, consacrez Dhrishtadyumna comme votre commandant suprême.’’ C’est ainsi que Dhrishtadyumna, l’illustre fils de Drupada, qui amena Draupadi au swayamvara, qui la remit à Arjuna, qui pendant treize longues années rumina l’outrage que sa sœur avait subi à la cour de Duryodhana et qui attendait l’opportunité de venger ce mal, fut consacré commandant suprême de l’armée des Pandavas. Les rugissements de lions des guerriers, les mugissements des conques et les barrissements des éléphants fendirent l’air. Avec des cris de guerre qui touchèrent la voûte céleste, l’armée des Pandavas arriva à Kurukshetra en ordre martial. 270 LVI. LE GÉNÉRALISSIME DES KAURAVAS Bhishma commandait l’armée des Kauravas. Duryodhana s’inclina respectueusement devant lui et il dit : ‘’Puisse-t-il vous plaire de nous guider pour remporter la victoire et la renommée, tout comme Karttikeya dirigea les devas. Nous vous suivrons comme un seul homme.’’ ‘’Alors, qu’il en soit ainsi !’’, dit l’aïeul. ‘’Mais vous devriez comprendre ceci – qui ne fait aucun doute pour moi. Pour moi, les fils de Pandu sont pareils à vous, ô fils de Dhritarashtra ! Pour tenir ma promesse à votre égard, je dirigerai l’armée et m’acquitterai de mon devoir. Des dizaines de milliers de guerriers périront quotidiennement sous mes flèches sur le champ de bataille, mais il m’est impossible de tuer les fils de Pandu. Cette guerre n’a pas reçu mon approbation. Hormis tuer les Pandavas, je m’acquitterai de toutes mes obligations dans cette guerre. Encore une chose : le fils de Surya, qui vous est cher, n’apprécie guère mon leadership, ni mes idées. Si cela devait être votre souhait, vous pouvez lui demander de reprendre la direction de l’armée et de diriger la bataille depuis le début. Je n’y verrai aucune objection’’, conclut l’aïeul. Bhishma n’aimait pas du tout les manières de Karna. ‘’Je m’en abstiendrai tant que Bhishma est en vie et je n’interviendrai que lorsqu’il ne sera plus là. Alors, je ferai face à Arjuna et je le tuerai’’, fanfaronna Karna. Jadis aussi, même parmi les grands hommes, il y avait de l’envie et de la jalousie. 271 Duryodhana accepta les conditions de Bhishma et il le consacra généralissime de ses forces armées qui inondèrent bientôt la plaine de Kurukshetra. 272 LVII. BALARAMA Balarama, l’illustre frère de Krishna, rendit visite aux Pandavas dans leur campement. Tandis que Halayudha, vêtu de soie bleue, entrait majestueusement avec la prestance d’un lion, Yudhisthira, Krishna et les autres accueillirent chaleureusement le grand guerrier. S’inclinant devant Drupada et Virata, le visiteur s’assit à côté de Dharmaputra. ‘’Je suis venu à Kurukshetra’’, dit-il, ‘’après avoir appris que les descendants de Bharata s’étaient laissés envahir par l’avidité, par la colère et par la haine, que les pourparlers de paix avaient été interrompus et que la guerre avait été déclarée.’’ Lui-même envahi par l’émotion, il marqua une pause et il se reprit : ‘’Dharmaputra, quelle terrible dévastation nous attend ! La terre va devenir un bourbier sanguinolent jonché de cadavres mutilés. Quel cruel destin a rendu fou le monde des kshatriyas pour qu’ils se rassemblent ici et qu’ils courent à leur perte ! J’ai maintes fois dit à Krishna : ‘’ Pour nous, Duryodhana est pareil aux Pandavas ; nous ne pouvons pas prendre parti dans leurs querelles idiotes’’, mais il n’a pas voulu m’écouter. Sa grande affection pour Dhananjaya a égaré Krishna et il vous accompagne dans cette guerre qu’il a approuvée, comme je peux le voir. Comment Krishna et moi pourrions-nous être dans des camps opposés ? Pour Bhima et pour Duryodhana qui sont tous deux mes élèves, j’ai la même considération, le même amour. Comment alors pourrais-je accorder mon soutien à l’un contre l’autre ? Et je ne puis non plus supporter de voir l’anéantissement des Kauravas. Je n’aurai donc rien à faire avec cette guerre qui va tout consumer. Cette tragédie m’a fait perdre tout intérêt pour le monde, aussi je m’en vais errer parmi les lieux saints.’’ 273 Après s’être prononcé ainsi contre cette guerre calamiteuse, le frère de Krishna quitta les lieux, le cœur chargé de tristesse et l’esprit cherchant le réconfort en Dieu. 274 LVIII. RUKMINI Bhishmaka, le roi de Vidharba, avait cinq fils et une seule fille, Rukmini, une princesse à la beauté, au charme et au caractère incomparables. Après avoir entendu parler de Krishna et de sa réputation, elle souhaita l’épouser et son désir s’accrut quotidiennement en intensité. Sa famille approuvait l’idée, sauf son frère aîné, Rukma, l’héritier présomptif : entre lui et Krishna, on ne se lançait pas des fleurs. Rukma pressait son père de ne pas donner Rukmini en mariage au souverain de Dwaraka, mais plutôt à Sisupala, le roi de Chedi et puisque le roi se faisait vieux, la voix dominante devint celle de Rukma et il semblait bien que Rukmini se verrait forcée d’épouser Sisupala. Rukmini, dont le cœur appartenait entièrement à Krishna, car elle était l’incarnation de Lakshmi, était malheureuse. Elle appréhendait que son père ne soit impuissant contre son frère autoritaire et qu’il soit incapable d’empêcher un mariage malheureux. Rassemblant toute sa force mentale, Rukmini résolut cependant de trouver le moyen de se sortir de sa situation délicate. Renonçant à toute réserve et à toute modestie, elle prit conseil auprès d’un brahmane qu’elle envoya comme émissaire à Krishna en le chargeant d’expliquer les choses à son bien-aimé et de requérir son aide. En conséquence, le brahmane se rendit à Dwaraka et transmit à Krishna la détresse de Rukmini ainsi que sa prière. Il lui remit la lettre que Rukmini lui envoyait par son entremise et cette lettre disait : ‘’Mon cœur t’a déjà accepté comme seigneur et maître. Je te supplie dès lors de venir à mon secours avant que Sisupala ne m’emmène par la force. Cette affaire ne peut souffrir aucun retard et donc, tu devras être ici demain. Les forces de Sisupala et de Jarasandha s’opposeront à toi et tu devras triompher d’elles avant de pouvoir m’avoir. Puisses-tu être le héros salvateur et me capturer ! Mon frère a décidé de me marier à Sisupala et dans le cadre 275 des cérémonies du mariage, je me rendrai au temple avec ma suite pour honorer Parvati. Ce sera le moment idéal pour que tu viennes à mon secours. Si tu ne viens pas, je mettrai un terme à mes jours pour que je puisse au moins m’unir à toi dans ma prochaine naissance.’’ Après avoir lu la lettre, Krishna monta immédiatement dans son char. Le roi ordonna que Kundinapura, la capitale de Vidharba soit somptueusement décorée et les préparatifs du mariage de la princesse avec Sisupala battaient leur plein. Le futur marié et ses alliés, tous des ennemis jurés de Krishna, s’étaient déjà rassemblés dans la capitale. Balarama apprit le départ inopiné, secret et discret de Krishna. Subodorant qu’il devait s’agir de la fille du roi de Vidharba et inquiet que Krishna ne soit cerné, seul, par des ennemis mortels assoiffés de son sang, il se hâta de rassembler ses troupes et marcha en direction de Kundinapura. Après avoir quitté ses appartements, Rukmini, accompagnée par toute sa suite, se rendit en procession jusqu’au temple où le culte était célébré. ‘’Ô Devi’’, implora Rukmini qui priait pour son intercession. ‘’Je me prosterne devant Toi qui connais ma dévotion. Puisses-Tu m’accorder que Krishna m’épouse !’’ A la sortie du temple, Rukmini aperçut le char de Krishna et comme une aiguille attirée par un aimant, elle courut vers lui et monta dans son char et Krishna l’emporta, à la stupéfaction de tout son entourage. Les serviteurs se précipitèrent chez Rukma, l’héritier présomptif et lui rapportèrent tout ce qui s’était passé. 276 ‘’Je ne reviendrai pas sans avoir tué Janardana !’’, jura Rukma et il se lança à la poursuite de Krishna avec des troupes importantes, mais entre-temps, Balarama était lui aussi arrivé avec son armée et une grande bataille s’ensuivit entre les opposants et l’ennemi fut totalement mis en déroute. Balarama et Krishna rentrèrent ensuite chez eux triomphalement et le mariage de Rukmini avec Krishna fut célébré selon les rites. Vaincu, Rukma était trop honteux pour retourner à Kundinapura et sur le site même de la bataille entre lui et Krishna, il construisit une nouvelle ville, Bhojakata, sur laquelle il régna. Ayant pris connaissance de la bataille de Kurukshetra, Rukma arriva là-bas avec toute son armée et songeant qu’il pourrait ainsi s’offrir l’amitié de Vasudeva, il proposa son aide aux Pandavas. ‘’Ô Pandavas !’’, dit-il en s’adressant à Dhananjaya, ‘’les forces ennemies sont très importantes. Je suis venu pour vous aider. Vous n’avez qu’un mot à dire et j’attaquerai le secteur de la formation ennemie le plus approprié. J’ai suffisamment de force pour attaquer Drona, Kripa , voire même Bhishma et je vous apporterai la victoire. Dites-moi simplement quel est votre souhait.’’ Dhananjaya se tourna vers Vasudeva et il se mit à rire. ‘’Ô souverain de Bhojakata !’’, dit Arjuna. ‘’Le volume des forces de nos ennemis ne nous effraye pas. Nous n’avons pas besoin de votre aide et nous ne la désirons pas particulièrement. Vous pouvez soit partir, soit rester, comme il vous plaira.’’ Rukma s’empourpra de colère et de honte et il s’approcha alors du camp de Duryodhana avec son armée. 277 ‘’Les Pandavas ont refusé l’aide que je leur ai généreusement offerte’’, dit-il à Duryodhana. ‘’Mes forces sont à votre disposition !’’ ‘’N’est-ce pas après que les Pandavas aient refusé votre aide que vous êtes venu ici ?’’, s’exclama Duryodhana. Et il ajouta : ‘’Je ne suis pas dans le besoin au point de solliciter leurs restes !’’ Et c’est ainsi que Rukma, en disgrâce dans les deux camps, retourna dans son royaume sans prendre part à la guerre. La neutralité en temps de guerre peut être de différents ordres. Elle peut émaner d’une objection de conscience envers la guerre ou elle peut être le fruit de la vanité et de l’intérêt personnel. D’autres encore pourront s’abstenir par lâcheté ou par inertie. Balarama fut neutre dans la guerre du Mahabharata à cause de son amour de la paix. Mais Rukma, lui, n’y participa pas en raison de sa vanité. Au lieu d’agir conformément à son dharma de kshatriya, il ne songeait qu’à sa gloire personnelle et aucun des deux camps ne voulut de lui. 278 LIX. COOPÉRATION MISE À MAL C’était le jour qui précédait le début de la grande bataille. Le patriarche, généralissime des Kauravas, se trouvait en compagnie de Duryodhana et il tentait de lui insuffler son propre esprit héroïque et son entrain. Bhishma évoqua la force, l’habileté et la bravoure des guerriers disposés du côté des Kauravas. Mais Karna devint l’objet de la discussion. ‘’Karna a gagné ton affection’’, dit Bhishma, ‘’mais je n’ai pas beaucoup d’estime pour lui. Je n’apprécie guère sa haine immense des Pandavas et il est trop fanfaron. Son arrogance est sans limite et il est fort enclin à décrier les autres. Je ne le situerais pas au rang le plus élevé parmi les guerriers du pays. De plus, il s’est séparé de l’armure divine avec laquelle il était né. Par conséquent, il est peu probable qu’il me soit d’une grande utilité dans cette bataille. Il a également encouru la malédiction de Parasurama, ce qui veut dire que sa maîtrise des armes surnaturelles disparaîtra lorsqu’ il en aura le plus besoin, parce qu’il ne pourra pas se rappeler les mantras et la bataille qui s’ensuivra entre lui et Arjuna s’avérera fatale pour Karna.’’ Ainsi parla Bhishma qui ne mâcha pas ses mots et Duryodhana et Karna les trouvèrent particulièrement indigestes. Et pour envenimer un peu plus les choses, Drona approuva l’aïeul et il dit : ‘’Karna déborde d’orgueil et d’excès de confiance, ce qui entraînera sa négligence des points les plus subtils de la stratégie et son insouciance provoquera sa défaite.’’ Mis en rage par ces paroles dures, Karna se tourna vers l’aïeul avec des yeux flamboyants : ‘’Monsieur, vous m’avez toujours dénigré par simple aversion et par jalousie et vous n’avez jamais négligé aucune opportunité pour m’humilier sans raison. J’ai enduré toutes ces railleries et ces brocards pour le bien de Duryodhana. Vous prétendez que je ne serai pas d’une grande utilité dans 279 cette guerre qui est imminente. Permettez-moi de partager avec vous ma ferme et intime conviction : c’est vous – et non pas moi – qui faillirez et qui décevrez les Kauravas. Pourquoi dissimulez-vous vos sentiments réels ? Le fait est que vous n’avez aucune véritable affection pour Duryodhana, et celui-ci l’ignore. Vous me haïssez, vous cherchez à vous interposer entre moi et Duryodhana et à empoisonner son esprit en ce qui me concerne. Pour arriver à vos fins perverses, vous minimisez ma force et vous me dégradez. Vous vous abaissez dans une conduite qui est indigne d’un kshatriya. L’âge seul ne confère aucun titre d’honneur ni de respect chez les guerriers, mais uniquement la bravoure. Je vous prie de vous abstenir d’empoisonner nos relations.’’ Se tournant ensuite vers Duryodhana, Karna dit : ‘’Illustre guerrier ! Réfléchissez bien et veillez à votre propre bien. Ne vous fiez pas de trop à Bhishma qui tente de semer la dissension dans nos rangs. L’absence d’estime qu’il a pour moi nuira à votre cause. En me dénigrant, il essaye de refroidir mon enthousiasme. Il est devenu sénile , son temps est venu. Son arrogance ne l’autorise pas à avoir de la considération pour qui que ce soit d’autre. L’âge doit être respecté et l’expérience est utile, mais comme nous préviennent les Shastras, il y a un moment où l’âge progresse vers la sénilité et où la maturité se transforme en déclin et en décrépitude. Vous avez fait de Bhishma votre généralissime et il gagnera une certaine renommée grâce aux actions héroïques des autres, cela je n’en doute pas, mais en ce qui me concerne, je refuse de porter les armes tant qu’il sera commandant suprême. Ce n’est qu’après sa chute que je revêtirai les armes.’’ L’homme arrogant n’est jamais conscient de sa propre arrogance. Si on la lui reproche, il chargera son accusateur du défaut. Son jugement est faussé et il considère comme un crime que quiconque lui signale ses manquements. 280 Maîtrisant sa colère, Bhishma répondit : ‘’Fils de Surya, nous sommes en période de crise et c’est la seule raison pour laquelle tu vis toujours en cet instant ! Tu as été le mauvais génie des Kauravas.’’ Duryodhana était désemparé. ‘’Ô fils de Ganga’’, dit-il, ‘’j’ai besoin de votre aide à tous les deux. Tous les deux, vous accomplirez des actes de grand héroïsme, je n’ai aucun doute làdessus. La bataille va débuter à l’aube. Je souhaite qu’il n’y ait point de querelles entre alliés, alors que notre ennemi parade avec toutes ses forces devant nous !’’ Mais Karna se montra intraitable. Il refusa de prendre les armes tant que Bhishma serait le commandant suprême. C’est ainsi que Karna demeura en dehors des combats pendant les dix premiers jours de la bataille, alors que tous ses hommes y participèrent. A la fin du dixième jour, alors que le grand Bhishma gisait sur le champ de bataille, perclus de flèches, Karna s’approcha de lui et il s’inclina respectueusement et il demanda le pardon et les bénédictions de Bhishma, ce qu’il obtint. Par la suite, Karna coopéra et proposa lui-même que Drona soit désigné comme commandant suprême des Kauravas pour succéder à Bhishma. Et quand Drona tomba lui aussi, c’est Karna qui reprit le commandement et qui dirigea l’armée des Kauravas. 281 LX. KRISHNA ENSEIGNE LA BHAGAVAD GITA Tout le monde était prêt pour la bataille. Les guerriers des deux camps se rassemblèrent et s’engagèrent solennellement à respecter les règles traditionnelles de la guerre. Le code de conduite en temps de guerre et les techniques varient selon les époques. Ce n’est que si l’on garde à l’esprit ce qui était en vogue à l’époque de la guerre du Mahabharata que l’on peut comprendre l’épopée, sinon l’histoire serait parfois déconcertante. Le lecteur pourra se faire une idée des règles de guerre suivies dans la bataille de Kurukshetra avec ce qui suit. Chaque jour, les combats finissaient au coucher du soleil et les ennemis se côtoyaient librement, comme des amis. Il ne pouvait y avoir de combats singuliers qu’entre égaux et on ne pouvait pas utiliser des méthodes qui n’étaient pas conformes au dharma. Ainsi, ne pouvait-on pas attaquer ceux qui avaient quitté le champ de bataille ou qui avaient déserté. Un cavalier ne pouvait attaquer qu’un autre cavalier, et pas un fantassin. De même, les conducteurs de chars, ceux qui montaient les éléphants et les fantassins ne pouvaient s’engager dans des combats qu’avec leurs vis-à-vis dans les rangs ennemis. Ceux qui regagnaient leurs quartiers ou qui se rendaient ne risquaient pas d’être massacrés. Et quelqu’un qui s’était momentanément retiré des combats ne pouvait pas diriger ses armes sur quelqu’un qui était engagé dans les combats. On ne pouvait pas tuer quelqu’un de désarmé, quelqu’un dont l’attention était ailleurs, quelqu’un qui battait en retraite ou quelqu’un qui avait perdu son armure. Et on ne pouvait pas cibler les auxiliaires non combattants ni ceux qui soufflaient dans les conques ou qui battaient du tambour. Les Kauravas et les Pandavas déclarèrent solennellement suivre ces règles. 282 Avec le passage des siècles, on a constaté beaucoup de changements dans la mentalité des hommes à propos du bien et du mal. Rien n’est à l’abri des attaques dans la guerre moderne. Non seulement les munitions sont la cible des attaques, mais de malheureuses bêtes, comme les chevaux, les chameaux, et les mules, les fournitures médicales et des non-combattants de tous âges sont anéantis sans le moindre scrupule. Parfois, même dans la guerre du Mahabharata, on piétinait allègrement les règles établies. Nous voyons clairement dans l’histoire que des transgressions occasionnelles avaient parfois lieu pour une raison ou l’autre, mais globalement, les règles acceptées d’une guerre honorable et humaine furent observées par les deux camps dans la bataille de Kurukshetra et les violations occasionnelles étaient mal considérées et jugées honteuses. S’adressant aux princes qui étaient sous ses ordres, Bhishma dit : ‘’Héros, une opportunité glorieuse vous attend ! Devant vous s’ouvrent les portes du ciel ! La joie de vivre avec Indra et avec Brahma est à votre portée. Suivez la voie de vos ancêtres et le dharma des kshatriyas. Luttez dans la joie et gagnez la renommée et la grandeur ! Le vœu d’un kshatriya n’est pas de mourir de maladie ou de vieillesse dans son lit, mais il préfère mourir sur le champ de bataille’’, et les princes répondirent en faisant résonner leurs trompettes et en criant victoire pour les Kauravas. On distinguait clairement le palmier et cinq étoiles sur la bannière de Bhishma. Sur celle d’Aswatthama, flottait la queue d’un lion. Sur l’étendard aux teintes dorées de Drona, le bol de l’ascète et l’arc miroitaient, et le cobra de la bannière renommée de Duryodhana dansait fièrement avec son capuchon déployé. Sur l’emblème de Kripa était représenté un taureau, tandis que celle de Jayadratha arborait un sanglier et ainsi de suite, si bien que le champ de bataille ressemblait à un cortège d’étendards. 283 Yudhishthira observait l’armée des Kauravas déployée en ordre de bataille et il donna ses ordres à Arjuna : ‘’Les forces ennemies sont particulièrement imposantes et notre armée étant plus modeste en taille, notre tactique devrait être la concentration plutôt que le déploiement qui ne ferait que nous affaiblir. Par conséquent, dispose nos forces en formation d’aiguille.’’ Maintenant qu’Arjuna voyait tous ces hommes disposés des deux côtés pour un massacre mutuel, il fut gagné par l’agitation et Krishna lui parla pour l’apaiser et éradiquer ses doutes. Son exhortation est devenue la Bhagavad Gita conservée religieusement dans des millions de cœurs comme la parole de Dieu et reconnue comme l’un des plus grands trésors de la littérature humaine. Son évangile de dévouement au devoir, sans attachement ni désir de récompense, a montré la voie de la vie à tous ceux qui, riches ou pauvres, érudits ou ignorants, ont recherché la lumière, quand ils étaient plongés dans les problèmes obscurs de la vie. 284 LXI. YUDHISHTHIRA RECHERCHE LA BÉNÉDICTION DES AÎNÉS Tout était fin prêt pour que la bataille commence. En cet instant tendu, les deux armées virent avec stupéfaction Yudhishthira, l’inébranlable et brave fils de Pandu, retirer soudainement son armure, ranger ses armes et après être descendu de son char, se rendre pédestrement auprès du commandant suprême de l’armée des Kauravas. ‘’Mais qu’est-ce que Yudhishthira est en train de faire ?’’, fut la question que tout le monde se posa, chacun étant déconcerté par cette manœuvre inopinée et silencieuse de la part du chef des Pandavas. Dhananjaya était également perplexe. Il sauta en bas de son char et il courut après Yudhishthira. Ses autres frères et Krishna le rejoignirent. Ils redoutaient que Yudhishthira, cédant peut-être à son penchant naturel, n’ait brusquement décidé de rechercher la paix à tout prix et qu’il ne s’avance seul pour l’annoncer. ‘’Ô, roi ! Pourquoi vous dirigez-vous vers les lignes ennemies d’une manière aussi curieuse ? Vous ne nous avez averti de rien ! L’ennemi est paré pour la bataille, leurs soldats ont revêtu leurs armures, ils brandissent leurs armes, mais vous avez retiré votre armure, rangé vos armes et vous vous avancez maintenant à pied et seul. Dites-nous ce que vous avez l’intention de faire’’ dit Arjuna à Dharmaputra. Mais Yudhishthira était plongé dans une profonde réflexion et il continua d’avancer silencieusement. Alors Vasudeva, qui connaît le cœur de chaque homme, sourit et dit : ‘’Il se rend auprès des aînés pour leur demander leurs bénédictions avant d’entamer cette guerre terrible. Il sent qu’il n’est pas correct de se lancer dans des agissements aussi graves sans solliciter préalablement et solennellement leur bénédiction et leur permission. Il se rend auprès de l’aïeul pour recevoir sa bénédiction ainsi que celle de Dronacharya. C’est pourquoi il s’avance sans armes. C’est tout à 285 fait approprié de sa part. Il sait ce qui est juste. C’est la bonne manière pour que nous puissions nous en tirer au mieux dans cette bataille.’’ Les soldats de l’armée de Duryodhana, quand ils virent Yudhishthira s’avancer humblement les mains jointes, se dirent : ‘’Ce Pandava accourt pour demander la paix , épouvanté qu’il est par nos forces ! Cet homme apporte réellement la disgrâce à la race des kshatriyas. Pourquoi un tel lâche est-il né parmi nous ?’’ Ainsi murmuraient-ils entre eux en vilipendant Dharmaputra, même s’ils étaient secrètement ravis à la perspective d’obtenir la victoire sans avoir porté le moindre coup. Yudhishthira traversa les lignes des soldats ennemis qui étaient armés jusqu’aux dents et il se rendit directement auprès de Bhishma et après s’être incliné et avoir touché ses pieds pour le saluer, il dit : ‘’Vénérable aïeul, permettez-nous d’entamer les hostilités. Nous osons vous livrer bataille, à vous, notre aïeul inconquérable et incomparable. Nous sollicitons votre bénédiction avant d’entamer les combats.’’ ‘’Mon enfant’’, répondit l’aïeul, ‘’issu de la race des Bharatas, tu as agi dignement et conformément à notre code de conduite, ce qui me réjouit. Combats et tu obtiendras la victoire. Je n’agis pas librement, car je suis lié par mes obligations envers le roi et je dois combattre du côté des Kauravas. Mais tu ne seras pas vaincu.’’ Après avoir obtenu la permission et les bénédictions de l’aïeul, Yudhishthira s’approcha de Drona. Il s’inclina devant l’acharya qui lui aussi lui donna sa bénédiction en disant : ‘’Je suis inexorablement redevable aux Kauravas, ô fils du Dharma. Nos intérêts particuliers nous assujettissent et ils deviennent nos maîtres. Ainsi 286 me suis-je lié aux Kauravas. Je combattrai de leur côté, mais la victoire t’appartiendra.’’ Yudhishthira se rendit encore auprès de Kripacharya et de son oncle, Salya,. Il reçut leurs bénédictions, puis il rejoignit les lignes des Pandavas. La bataille commença par des combats singuliers entre les chefs, à armes égales. Bhishma contre Partha, Satyaki contre Kritavarma, Abhimanyu contre Brihatbala, Duryodhana contre Bhima, Yudhishthira contre Salya et Dhrishtadyumna contre Drona. Ils se livrèrent ainsi de grands combats et similairement, des milliers d’autres guerriers combattirent farouchement, conformément aux règles de guerre en vigueur à l’époque. A côté de ces nombreux combats singuliers entre des guerriers renommés, il y avait également des combats aveugles entre soldats ordinaires qui donnaient lieu à des mêlées homériques et à des carnages. La bataille de Kurukshetra fut le théâtre d’innombrables luttes où des hommes combattirent et périrent dans l’ivresse de la guerre et sur le champ de bataille, des piles énormes de soldats, de conducteurs de chars, d’éléphants et de chevaux massacrés s’amoncelèrent et le sol se transforma en un bourbier sanglant où les chars avaient de plus en plus de mal à circuler. Les Kauravas combattirent sous les ordres de Bhishma durant dix jours. Ensuite, Drona reprit le commandement et à la mort de Drona, c’est Karna qui lui succéda. Karna chuta vers la fin du dix-septième jour de la bataille et Salya dirigea l’armée des Kauravas le dix-huitième et ultime jour. Vers la fin de la bataille, beaucoup d’actes sauvages et antichevaleresques furent commis. La chevalerie et les règles de l’art de la guerre ont la vie dure, car il y a une noblesse innée dans la nature humaine, mais des situations difficiles et des tentations surgissent et les hommes sont trop faibles pour 287 leur résister, particulièrement quand ils sont épuisés par les combats et dénaturés par la haine et par cette boucherie. Même de grands hommes commettent des fautes et leurs écarts de conduite montrent alors le mauvais exemple aux autres et le dharma en arrive à être de plus en plus négligé et fréquemment. C’est ainsi que la violence engendre et nourrit l’adharma et plonge le monde dans la cruauté. 288 LXII. LE PREMIER JOUR DE LA BATAILLE C’est Duhsasana qui emmenait les forces des Kauravas et Bhimasena faisait de même pour les Pandavas. Le tohu-bohu de la bataille roulait et déchirait l’air. Les timbales, les trompettes, les cors et les conques faisaient résonner la voûte céleste. Les chevaux hennissaient, les éléphants qui chargeaient barrissaient et les guerriers poussaient des rugissements de lions. Les flèches pleuvaient, tel des météores brûlants. Pères et fils, oncles et neveux se pourfendaient en faisant abstraction de leur ancienne affection et des liens du sang. C’était un carnage dément et horrible. Le matin du premier jour de la bataille, l’armée des Pandavas fut violemment secouée. Là où passait le char de Bhishma, il semait la destruction et la dévastation. Abhimanyu ne put le supporter plus longtemps et il attaqua le vénérable patriarche. Quand le plus ancien et le plus jeune guerrier se croisèrent ainsi dans la bataille, les dieux en personnes vinrent assister au combat. L’étendard d’Abhimanyu au karnikara doré ondulait en scintillant sur son char. Kritavarma fut touché par l’une de ses flèches et Salya fut touché cinq fois. Bhishma lui-même fut touché par neuf flèches d’Abhimanyu. Une des flèches acérées d’Abhimanyu atteignit le conducteur du char de Durmukha et lui trancha la tête qui roula par terre. Une autre brisa l’arc de Kripa. Les prouesses d’Abhimanyu sidéraient les dieux qui étaient spectateurs. Bhishma s’exclama même : ‘’Voilà bien le digne fils de Dhananjaya !’’ A ce moment-là, les guerriers Kauravas lancèrent une attaque combinée sur le jeune prodige qui tint bon contre eux tous. Il parait avec ses propres flèches toutes les flèches décochées par Bhishma. Une de ses flèches bien ciblées trancha l’étendard de Bhishma sous les yeux de Bhimasena qui laissa éclater sa joie et qui poussa un tel rugissement qu’il inspira encore plus son vaillant neveu. 289 Grande aussi était la joie de l’aïeul qui appréciait la valeur du jeune héros. C’est à contrecœur qu’il lui fallut utiliser toute sa puissance contre le jeune garçon. Virata, son fils Uttara, Dhrishtadyumna et Bhima vinrent alors relayer le jeune héros et ils s’attaquèrent au patriarche qui tourna toute son attention sur eux. Uttara, le fils de Virata, montait un éléphant et il chargea le char de Salya. Les chevaux du char de Salya furent piétinés à mort, à la suite de quoi Salya lança une javeline en direction d’Uttara avec une précision diabolique et elle lui transperça la poitrine. Uttara laissa tomber l’aiguillon qu’il tenait dans sa main et il s’écroula, mort. Mais l’éléphant ne recula pas. Il continua à charger jusqu’à ce que Salya lui tranche la trompe et le perce en de multiples endroits à l’aide de ses flèches, avant de pousser un ultime barrissement et de s’effondrer définitivement. Salya bondit alors dans le char de Kritavarma. Sveta, le fils de Virata, vit Salya pourfendre son jeune frère. Sa fureur fusa comme le feu nourri par les libations de beurre et il tourna son char en direction de Salya. Sept chars se positionnèrent alors tout autour de Salya et le protégèrent de tous côtés. Les flèches plurent sur Sveta, les missiles filaient comme des éclairs dans les nuées. Sveta se défendit superbement. Il parait toutes les flèches avec les siennes propres et il tranchait leurs javelines qui le prenaient pour cible. Les guerriers des deux camps étaient admiratifs devant toute l’adresse dont il faisait preuve. Duryodhana ne perdit pas de temps. Il envoya des forces fraîches pour relayer Salya et une grande bataille s’ensuivit. Des milliers de soldats périrent. On ne comptait plus ni les chars brisés ni les chevaux et les éléphants tués. Sveta parvint à mettre en déroute les hommes de Duryodhana et il s’attaqua à Bhishma. De nouveau, l’étendard de Bhishma fut brisé par Sveta. Bhishma riposta et il tua les chevaux et le conducteur du char de Sveta. Sveta se saisit d’une masse qu’il fit tournoyer et il la projeta de toutes ses forces contre le char de Bhishma qui vola en éclats, mais avant même que la masse n’ait touché le char, Bhishma avait anticipé, bondi au sol. De là, il tira la corde de son arc jusqu’à son 290 oreille et il décocha une flèche fatale vers Sveta qui s’écroula, mort. Duhsasana souffla dans son cor et il se mit à danser de joie. Bhishma lança encore une grande offensive contre l’armée des Pandavas. Les troupes des Pandavas souffrirent énormément en ce premier jour de la bataille et une certaine appréhension s’empara de Dharmaputra, pendant que Duryodhana exultait. Tous les frères entourèrent alors Krishna pour Le consulter. ‘’Premier d’entre les Bharatas’’, dit Krishna à Yudhishthira, ‘’tu n’as absolument rien à craindre ! Dieu t’a béni de frères vaillants . Pourquoi devrais-tu entretenir le moindre doute ? Il y a aussi Satyaki, Virata, Drupada et Dhrishtadyumna, en plus de moi-même. Pourquoi devrais-tu alors te décourager ? Tu oublies que Sikhandin attend son heure pour sa victime prédestinée, Bhishma.’’ Krishna parvint ainsi à rasséréner Yudhishthira. 291 LXIII. LE DEUXIÈME JOUR Etant donné que l’armée des Pandavas s’en était plutôt mal tirée le premier jour de la bataille, Dhrishtadyumna, le généralissime prit toutes les mesures possibles pour éviter que cela ne se reproduise. Le deuxième jour de la bataille, son armée était soigneusement disposée et tout avait été fait pour insuffler la confiance. Duryodhana, gonflé de suffisance suite à son succès du premier jour, se pavanait au milieu de son armée et il haranguait ses soldats : ‘’Ô vaillants héros !’’, lança-t-il à voix haute, ‘’nous sommes certains de la victoire ! Combattez et soyez prêts à offrir votre vie !’’ L’armée des Kauravas emmenée par Bhishma se rua sur celle des Pandavas et brisa leur formation en tuant beaucoup d’hommes. Arjuna se tourna alors vers Krishna et Lui dit : ‘’Si cela continue, notre armée sera bientôt totalement anéantie par Bhishma. Si nous ne le mettons pas rapidement hors d’état de nuire, j’ai bien peur que nous ne puissions sauver notre armée.’’ ‘’Alors, prépare-toi, Dhananjaya, car voilà son char qui approche’’, répondit Krishna et Il fonça droit sur lui. L’aïeul envoya ses flèches et releva le défi. Duryodhana avait donné des ordres pour que ses hommes le protègent avec le plus grand zèle et pour qu’ils ne le laissent jamais s’exposer au danger. En conséquence, tous les guerriers à l’entour s’interposèrent immédiatement et attaquèrent Arjuna qui continua de combattre, comme si de rien n’était. 292 Tout le monde savait pertinemment bien qu’il n’y avait que trois guerriers dans le camp des Kauravas qui pouvaient s’opposer à Arjuna avec une chance de succès – en l’occurrence l’aïeul, Bhishma, Drona et Karna. Arjuna se joua des guerriers qui s’étaient avancés pour soutenir Bhishma. La manière dont il utilisa son grand arc, Gandiva, en cette occasion, suscita l’admiration de tous les grands généraux de l’armée. Son char filait çà et là en déchirant les rangs ennemis comme les zigzags de l’éclair et les regards peinaient pour suivre ses déplacements. Le cœur de Duryodhana battait maintenant la chamade en observant ce combat des chefs et toute sa confiance qu’il avait placée dans le grand Bhishma commençait à être ébranlée. ‘’Fils de Ganga’’, dit Duryodhana, ‘’il semble qu’alors même que toi et Drona êtes vivants et combattiez, le duo irrésistible que forment Arjuna et Krishna va anéantir toute notre armée ! Karna, dont le dévouement et la loyauté à mon égard sont authentiques se tient à l’écart et ne combat pas uniquement à cause de toi ! Je crains d’avoir été dupé et que tu ne prennes pas suffisamment rapidement des mesures pour supprimer Arjuna.’’ Les dieux apparurent alors pour contempler la lutte entre Bhishma et Arjuna, deux des plus grands guerriers sur Terre. Les deux chars étaient tirés par des destriers blancs. Des deux côtés pleuvaient d’innombrables flèches qui se croisaient et se heurtaient et il arriva qu’un trait décoché par l’aïeul touche Arjuna ou Krishna. Le sang qui s’écoulait sur la poitrine de Krishna le rendait plus resplendissant que jamais, car il se dressait comme un arbre à laque du Malabar en pleine floraison avec ses fleurs écarlates. La colère d’Arjuna explosa, quand il s’aperçut que son conducteur sacré avait été touché et lui non plus ne rata pas sa cible en visant Bhishma. Les deux combattants se valaient et le combat fit rage pendant longtemps. Finalement, les deux chars étaient si proches et se déplaçaient tellement vite qu’il était 293 impossible de dire où était Arjuna et où était Bhishma. Seuls les étendards pouvaient être distingués. Tandis que cette scène grandiose et spectaculaire se jouait sur une partie du champ de bataille, plus loin, un autre combat féroce mettait aux prises Drona et son ennemi juré, Dhrishtadyumna, le fils du roi de Panchala et frère de Draupadi. Drona lança une puissante attaque et Dhrishtadyumna fut vilainement touché, mais il contre-attaqua avec autant de hargne, et avec un sourire haineux, il décocha ses flèches et d’autres projectiles en direction de Drona. Drona se défendit avec superbe. Il para les missiles acérés et les lourdes masses avec ses flèches et les pulvérisa en plein ciel. L’arc de Dhrishtadyumna fut brisé à plusieurs reprises, fracassé par les flèches de Drona. Une de ses flèches tua même le conducteur du char du prince de Panchala. Alors, Dhrishtadyumna se saisit d’une masse et sautant en bas du char, il continua d’avancer à pied. Drona lui décocha une flèche qui fit choir sa masse. Dhrishtadyumna sortit son épée et se précipita comme un lion prêt à bondir sur sa proie, mais Drona le désarma une fois encore et l’empêcha d’avancer. Juste alors, Bhima qui avait remarqué la situation précaire dans laquelle se trouvait le guerrier de Panchala fit pleuvoir un déluge de flèches sur Drona avant de ramener ensuite Dhrishtadyumna en sécurité dans son char. Ceci s’était passé sous les yeux de Duryodhana qui envoya le contingent de Kalinga contre Bhima. Bhimasena décima les guerriers de Kalinga. Comme la Mort, il circulait dans les rangs ennemis qu’il fauchait à ras de terre. La dévastation était telle que toute l’armée ennemie tremblait de peur. Bhishma s’en rendit compte et accourut pour prêter main forte aux guerriers de Kalinga, tandis que Satyaki, Abhimanyu et d’autres guerriers rappliquaient pour soutenir Bhima. Un des projectiles de Satyaki abattit le conducteur du char de Bhishma et les destriers du char de Bhishma 294 brusquement incontrôlables s’emballèrent et éloignèrent Bhishma du champ de bataille. L’armée des Pandavas laissa éclater sa joie. Elle en profita pour tirer le plus grand avantage possible de la situation en lançant une attaque meurtrière contre l’armée des Kauravas. Grandes furent les pertes que l’armée des Kauravas subit ce jour-là à la suite des prouesses d’Arjuna. Les généraux de l’armée des Kauravas étaient fortement perturbés et l’enthousiasme de la veille avait disparu. Ils attendaient maintenant impatiemment le coucher du soleil et que les combats cessent. Tandis que le soleil plongeait à l’ouest, Bhishma murmura à Drona : ‘’C’est une bonne chose que les combats s’arrêtent maintenant, car notre armée est démoralisée et lasse.’’ Du côté des Pandavas, Dhananjaya et les autres rejoignirent leur campement avec le moral au zénith. Au terme du deuxième jour de la bataille, les Kauravas baignaient à présent dans l’humeur qui était celle des Pandavas, le soir précédent. 295 LXIV. LE TROISIÈME JOUR Le matin du troisième jour, Bhishma disposa son armée dans la formation de l’aigle à la tête de laquelle il se plaça, tandis que Duryodhana et ses forces protégeaient l’arrière. Si grande fut l’attention portée au moindre détail que les Kauravas étaient sûrs qu’aucun malheur ne pourrait leur arriver ce jour-là. Les Pandavas organisèrent également leur armée avec méthode. Dhananjaya et Dhrishtadyumna optèrent pour la formation du croissant pour pouvoir contrer plus efficacement la formation de l’aigle de l’ennemi. Sur le côté droit du croissant, il y avait Bhima et sur le côté gauche, Arjuna, qui dirigeaient leurs divisions respectives. Les combats reprirent. L’engagement était total, le sang coulait à flot et la poussière qui était soulevée par les chars, par les chevaux et par les éléphants masquait maintenant le soleil. L’attaque d’Arjuna était puissante, mais l’ennemi tenait bon. Les Kauravas contre-attaquèrent en se focalisant sur Arjuna. Les javelines, les lances et d’autres projectiles fusaient en scintillant dans l’air comme des éclairs zébrant le ciel durant l’orage. Telle une nuée de locustes, les projectiles plurent sur le char d’Arjuna, mais avec une habileté déconcertante, celui-ci érigea un barrage mobile autour de son char à l’aide des flèches décochées en continu par son célèbre arc, Gandiva. Ensuite, Sakuni dirigea un important contingent contre Satyaki et Abhimanyu. Le char de Satyaki fut pulvérisé et celui-ci dut grimper tant bien que mal dans le char d’Abhimanyu et tous les deux combattirent dans le même char et parvinrent à anéantir les forces de Sakuni. 296 Drona et Bhishma attaquèrent ensemble la division de Dharmaputra et Nakula et Sahadeva rejoignirent leur frère pour contrer l’offensive de Drona. Ailleurs, Bhima et son fils Ghatotkacha attaquèrent la division de Duryodhana et dans les combats du jour, il s’avéra que le fils surpassa même son valeureux père. Les projectiles de Bhima touchèrent Duryodhana qui perdit conscience et s’écroula dans son char. Son conducteur quitta immédiatement les lieux de peur que l’armée ne se démoralise si elle s’apercevait que leur prince avait été mis hors de combat. Mais même cette manœuvre suscita une grande confusion dont Bhimasena profita au maximum en semant la panique au sein des forces des Kauravas qui fuyaient en s’éparpillant. Drona et Bhishma virent la déconfiture de l’armée des Kauravas et arrivèrent à la rescousse, puis s’employèrent à rétablir la confiance. Ils parvinrent à rassembler leurs forces et Duryodhana revint à lui et put reprendre le commandement de sa division. Il était totalement redevenu lui-même, car il n’hésita pas à déclarer : ‘’Comment peux-tu rester là les bras ballants, quand nos forces sont éparpillées et mises en fuite de manière si disgracieuse ? J’ai bien peur que tu ne sois trop tendre à l’égard des Pandavas. Pourquoi ne pas m’avoir franchement dit que tu aimais les Pandavas, que Dhrishtadyumna et que Satyaki étaient tes amis et que tu ne pouvais pas les attaquer ni les tuer ? Tu aurais dû explicitement définir ta position. Ces hommes-là ne sont certainement pas ton égal et si tu en avais réellement eu l’intention, tu aurais pu facilement en venir à bout. Il n’est pas trop tard pour que toi et Drona me déclariez franchement quel est votre état d’esprit à cet égard.’’ La honte de la défaite et la conscience aiguë que l’aïeul désapprouvait ses méthodes faisaient ressortir toute l’amertume et toute l’aigreur de Duryodhana, mais Bhishma se contenta de sourire et il dit : ‘’N’ai-je pas été 297 assez franc et éloquent, quand je t’ai conseillé ? Mes conseils, tu les as rejetés et tu t’es décidé en faveur de la guerre. J’ai tenté d’empêcher cette guerre et maintenant qu’elle est là, je m’acquitte de mes devoirs envers toi de toutes mes forces. Tu sais, je suis un homme âgé et je fais le maximum.’’ Ceci dit, l’aïeul reprit le combat. La tournure des événements de la matinée avait été tellement en faveur des Pandavas qu’ils étaient quelque peu euphoriques et ils ne s’attendaient certainement pas que Bhishma rassemble ses forces pour de nouveau les attaquer. Mais piqué au vif par les reproches de Duryodhana, l’aïeul sillonna le champ de bataille comme une véritable conflagration destructrice. Il rassembla tous ses hommes et porta la plus terrible attaque que les Pandavas aient dû subir jusque-là. Ceux-ci croyaient même que l’aïeul s’était démultiplié pour combattre en plusieurs endroits à la fois, tant ses déplacements et ses mouvements étaient vifs et rapides, cet après-midi-là. Tous ceux qui tentèrent de s’opposer à lui furent fauchés et périrent comme des papillons dans la flamme. L’armée des Pandavas était totalement enfoncée et commença à se disperser. Vasudeva, Partha et Sikhandin firent tout leur possible pour rétablir l’ordre et la confiance, mais sans succès. ‘’Dhananjaya’’, dit Krishna, ‘’l’instant critique est arrivé ! Tienstoi à ta décision de ne pas te dérober à ton devoir de tuer au combat Bhishma, Drona et tous les autres parents, amis et vénérables aînés. Tu t’y es fermement engagé et tu dois maintenant tenir ton engagement, sinon notre armée est définitivement perdue. Tu dois maintenant attaquer l’aïeul.’’ ‘’Bien !’’, dit Arjuna. Le char de Dhananjaya fonça en direction de Bhishma et il fut chaudement accueilli par l’aïeul sous un orage de flèches. Arjuna décocha trois flèches qui brisèrent l’arc de l’aïeul. Bhishma saisit encore un autre arc qui subit le même sort. Le cœur de l’aïeul se réjouissait de voir toute l’habileté d’Arjuna. 298 ‘’Je salue le brave guerrier !’’, applaudit l’aïeul avant de saisir un nouvel arc et de bombarder Arjuna avec de nouveaux projectiles précis. Krishna n’était pas du tout satisfait de la manière dont Arjuna faisait face à l’attaque. L’arc de l’aïeul vibrait intensément, mais Arjuna ne faisait pas de son mieux, car son cœur n’y était pas, étant donné qu’il avait trop de considération pour son vénérable aïeul. Krishna songea que si Arjuna continuait ainsi, l’armée qui avait déjà pris un fameux coup au moral serait totalement détruite et que tout serait perdu. Krishna manœuvrait son char avec une habileté sans pareil, mais malgré tout, lui et Arjuna furent touchés à plusieurs reprises par les flèches de Bhishma. Alors, la colère de Janardhana éclata : ‘’Je ne tolérerai pas plus longtemps ceci, Arjuna. Je tuerai moi-même Bhishma, si tu ne le fais pas !’’, s’exclama-t-Il et lâchant les rênes, Il saisit son disque, sauta en bas du char et courut en direction de Bhishma. Ceci ne perturba pas Bhishma le moins du monde. Au contraire, son visage s’épanouit dans une joie extatique. ‘’Oh, viens, viens, Toi qui as des yeux de lotus !’’, s’exclama-t-il. ‘’Je m’incline devant Toi, Ô Madhava. Seigneur du monde, es-Tu réellement descendu de Ton char pour moi ? Je T’offre gracieusement ma vie. Si je péris entre Tes mains, je serai glorifié dans les trois mondes. Puisses-Tu m’accorder cette faveur ! Puisses-Tu mettre un terme à cette vie et me sauver pour l’éternité.’’ Arjuna était tout marri de voir cela. Il bondit en bas du char et il courut après Krishna. Arrivant à sa hauteur avec beaucoup de difficultés, il implora Krishna de réintégrer le char. 299 ‘’Ne perds pas patience avec moi ! Reviens et je Te promets de ne pas flancher !’’, dit-il, et il réussit à persuader Krishna de revenir. Krishna reprit les rênes du char. Arjuna attaqua rageusement l’armée des Kauravas et des milliers de guerriers périrent sur le champ de bataille. Les Kauravas subirent une défaite cuisante au soir du troisième jour. Alors qu’ils regagnaient leur campement à la lueur des torches, ils murmuraient entre eux : ‘’Qui peut donc égaler Arjuna ? Il n’y a rien d’étrange à ce qu’il soit victorieux’’, tant les prouesses d’Arjuna furent époustouflantes, ce jour-là. 300 LXV. LE QUATRIÈME JOUR Au lever du jour, Bhishma redéploya l’armée des Kauravas. Entouré de Drona, de Duryodhana et d’autres, l’aïeul ressemblait à Indra portant la foudre entouré des devas. L’armée des Kauravas avec ses chars, ses chevaux et ses éléphants qui étaient disposés en ordre de bataille et prêts à livrer combat avait l’allure d’un ciel d’ouragan. L’aïeul donna ses ordres et depuis son char où la bannière d’Hanuman flottait, Arjuna observait les mouvements de l’ennemi et lui aussi se tint prêt. Les combats commencèrent. Aswatthama, Bhurisravas, Salya, Chitrasena et le fils de Chala encerclèrent Abhimanyu et l’assaillirent et le guerrier lutta comme un lion au prise avec cinq éléphants. Arjuna vit l’attaque combinée sur son fils et c’est avec un terrible rugissement de lion courroucé qu’il rejoignit son fils et le tempo des combats s’accéléra. Dhrishtadyumna arriva lui aussi avec sa division. Le fils de Chala fut tué. Chala lui-même se joignit au combat et avec Salya, ils s’attaquèrent à Dhrishtadyumna. Touché par un missile envoyé par Salya, son arc vola en éclats. Abhimanyu le vit et fit pleuvoir ses flèches sur Salya avec une telle furie que Duryodhana et ses frères accoururent pour secourir Salya. C’est à ce moment-là que Bhima entra lui aussi en scène. Bhima souleva son énorme masse et les frères de Duryodhana se mirent à trembler. Ceci mit en rage Duryodhana qui chargea sur le champ Bhima avec un troupeau d’éléphants. Aussitôt que Bhima vit les éléphants qui chargeaient, il descendit de son char, et en faisant tournoyer sa masse impressionnante, il contre-attaqua si furieusement qu’ils s’éparpillèrent dans une folle débandade et semèrent le désordre au sein même des rangs des Kauravas. Les pachydermes massacrés gisaient sur le champ de bataille comme des taupinières géantes et ceux qui fuyaient provoquaient la panique et des dégâts considérables chez les Kauravas en piétinant les soldats dans leurs courses folles et effrénées. Duryodhana ordonna alors une attaque massive contre Bhima, mais celui-ci tint bon et les 301 guerriers Pandavas accoururent pour lui prêter main forte. Quelques flèches de Duryodhana égratignèrent Bhima, mais il remonta dans son char. ‘’Visoka, l’heure est aux réjouissances, à présent’’, lança Bhima au conducteur de son char. ‘’J’aperçois devant moi plusieurs fils de Dhritarashtra qui sont prêts à choir comme les fruits mûrs d’un arbre. Tiens bien les rênes et en avant ! Je m’en vais expédier tous ces scélérats en enfer !’’ Les flèches de Bhima auraient tué Duryodhana sur le champ, si sa cuirasse ne l’avait pas protégé. Huit frères de Duryodhana périrent, ce jour-là. Duryodhana lutta âprement et l’arc de Bhima fut brisé par l’une de ses flèches. S’emparant d’un nouvel arc, Bhima lui rendit la pareille. Duryodhana ne se laissa pas démonter et décocha une flèche bien ciblée qui toucha Bhima en pleine poitrine avec une telle force que celui-ci vacilla et dut s’asseoir dans son char. Les guerriers Pandavas firent alors pleuvoir un déluge de flèches sur Duryodhana. Ghatotkacha qui vit son père à moitié sonné par la puissance du coup se laissa emporter par la fureur et tomba sur l’armée des Kauravas qui ne put résister à son assaut. ‘’On ne peut pas lutter contre ce rakshasa aujourd’hui !’’, cria Bhishma à Drona. ‘’Le soleil va bientôt se coucher et la force des rakshasas augmente encore avec l’obscurité. Nous nous occuperons de lui demain.’’ L’aïeul ordonna alors que l’armée se retire pour la nuit. Duryodhana était songeur dans sa tente, les yeux inondés de larmes, car il avait perdu de nombreux frères dans les combats de la journée. ‘’Sanjaya !’’, s’exclama Dhritarashtra, ‘’tous les jours, tu ne me donnes que de mauvaises nouvelles. Ton chant n’est qu’un chant de malheur – de défaites et de pertes d’êtres chers ! Je ne peux plus supporter cela. Quel stratagème 302 pourrait sauver les miens ? Comment triompher ? Il semble que le destin soit plus puissant que tous les efforts humains.’’ ‘’Ô roi !’’, répondit Sanjaya. ‘’Tout ceci n’est-il pas le résultat de votre propre folie ? Pourquoi se mettre en peine ? Et comment pourrais-je vous communiquer de bonnes nouvelles ? Vous devriez entendre la vérité avec bravoure.’’ ‘’Ah ! Les paroles de Vidura deviennent réalité !’’, soupira le vieux roi aveugle, plongé dans un profond chagrin. 303 LXVI. LE CINQUIÈME JOUR ‘’Je suis comme un naufragé qui tente de se sauver en nageant dans une mer tempétueuse. Je vais certainement périr englouti dans cet abîme de désolation.’’ Tandis que Sanjaya continuait de lui relater les événements de la bataille, Dhritarashtra ne cessait de se lamenter ainsi, incapable de supporter sa peine. ‘’Bhima va tuer tous mes fils’’, dit-il. ‘’Je ne crois pas que quelqu’un soit suffisamment fort dans notre armée pour sauver mes fils de la mort. Bhishma, Drona, Kripa et Aswatthama s’en sont lavé les mains, quand notre armée était en difficulté. Quel est leur objectif réel ? Quand et comment vont-ils aider réellement Duryodhana ? Comment mes fils vont-ils échapper à la mort ?’’ Après cette nouvelle salve de lamentations, le vieil homme fondit en larmes. ‘’Ô roi, calmez-vous !’’, dit Sanjaya. ‘’Les Pandavas s’appuient sur la force d’une cause juste et donc, il est normal qu’ils gagnent. Vos fils sont courageux, mais ils entretiennent de mauvaises pensées et donc, le destin ne les favorise pas. Ils ont commis de grandes injustices à l’égard des Pandavas, et ils récoltent le fruit de leurs péchés. Les Pandavas ne triomphent pas à l’aide d’enchantements ou d’incantations magiques. Ils luttent conformément aux pratiques des kshatriyas. Et étant donné que leur cause est juste, ils ont la force avec eux. Vos amis vous ont conseillé, mais vous avez négligé tous leurs sages conseils. Vidura, Bhishma, Drona et moi-même, nous avons tenté de vous empêcher de dévier du dharma, mais vous n’avez pas écouté et vous n’en avez fait qu’à votre tête. Comme un malade qui refuse de boire une potion amère, vous avez obstinément refusé de suivre notre avis, ce qui aurait 304 sauvé vos gens, et vous avez préféré agir comme le voulait votre fils et à présent, vous êtes dans la détresse. La nuit passée, Duryodhana a posé à Bhishma cette même question que vous me posez maintenant et Bhishma a donné la même réponse que je vous donne.’’ Quand les combats cessèrent au soir du quatrième jour, Duryodhana se rendit seul jusqu’à la tente de Bhishma et après s’être incliné respectueusement, il dit : ‘’Vénérable aïeul, le monde sait que tu es un guerrier qui ne connais pas la peur et c’est la même chose pour Drona, Kripa, Aswatthama, Kritavarma, Sudakshin, Bhurisravas, Vikarna et Bhagadatta. La mort n’effraye pas ces guerriers chevronnés. Incontestablement, la vaillance de tous ces grands guerriers est infinie, comme la tienne et tous les Pandavas alliés ne pourraient vaincre aucun d’entre vous. Alors, quel est donc le mystère derrière la défaite quotidienne de notre armée des œuvres des fils de Kunti ?’’ Bhishma répondit : ‘’Prince, écoute-moi. Je t’ai conseillé en toute occasion et je t’ai dit ce qui est bon pour toi, mais tu as toujours refusé de suivre ce que tes aînés t’ont conseillé de faire. Et je te répète encore une fois que le mieux pour toi, c’est de faire la paix avec les fils de Pandu. Pour ton propre bien, comme pour celui du monde, c’est l’unique ligne d’action qu’il faut suivre. Vous appartenez à la même maison royale et vous pouvez tous profiter de ce vaste pays. Voilà le conseil que je t’ai donné, mais tu l’as négligé et tu as gravement nui aux Pandavas et maintenant, tu en récoltes les fruits. Les Pandavas sont protégés par Krishna, en personne, alors comment pourrais-tu espérer la victoire ? Encore maintenant, il n’est pas trop tard pour faire la paix et c’est ainsi qu’il faut diriger ton royaume en faisant des Pandavas tes amis plutôt que tes ennemis. C’est l’anéantissement qui t’attend, si tu continues d’insulter Dhananjaya et Krishna qui ne sont nuls autres que Nara et Narayana.’’ 305 Duryodhana prit congé et il se retira dans sa tente, mais il ne put fermer l’œil de la nuit. La bataille reprit, le matin suivant. Bhishma déploya les forces des Kauravas en une formation solide et Dhrishtadyumna, le commandant en chef de l’armée des Pandavas fit de même. Comme à son habitude, Bhima était en première ligne et Sikhandin, Dhrishtadyumna et Satyaki n’étaient pas loin et protégeaient le gros des troupes, aidés par d’autres généraux, tandis que Dharmaputra et les deux jumeaux protégeaient l’arrière. Bhishma banda son arc et dispensa généreusement ses flèches mortelles et l’armée des Pandavas souffrit beaucoup sous l’attaque de l’aïeul. Dhananjaya riposta vigoureusement en visant Bhishma. Duryodhana s’approcha alors de Drona pour se plaindre amèrement, comme à son habitude, et Drona le tança sans ménagement : ‘’Prince borné et buté, tu parles sans aucune compréhension des choses ! Tu ignores manifestement quelle est la force des Pandavas. Nous faisons de notre mieux !’’ Drona lança une attaque puissante contre l’armée des Pandavas que Satyaki ne put contrer et Bhima tourna alors toute son attention sur Drona et les combats gagnèrent en intensité. Drona, Bhishma et Salya attaquèrent ensemble Bhima. De son côté, Sikhandin vint soutenir Bhima en arrosant copieusement Bhishma de ses traits. Dès qu’il vit Sikhandin, Bhishma dut s’éloigner car Sikhandin étant de sexe féminin à la naissance, ses principes ne l’autorisaient pas à attaquer une femme et finalement, c’est cette objection qui s’avérera être plus tard la cause de la mort de Bhishma. Quand Drona vit Bhishma se détourner, lui attaqua férocement Sikhandin et le força à reculer. 306 La bataille fut confuse durant toute la matinée du cinquième jour et il y eut une terrible hécatombe. L’après-midi, Duryodhana envoya un fort contingent pour attaquer Satyaki, mais Satyaki parvint à l’anéantir totalement et poursuivit sur sa lancée en attaquant Bhurisravas. Bhurisravas, qui était un adversaire particulièrement redoutable, sema la déroute parmi les hommes de Satyaki et poussa Satyaki dans ses tous derniers retranchements. Les dix fils de Satyaki se rendirent compte de la situation très délicate dans laquelle se trouvait leur père et tentèrent de lui porter secours en lançant une offensive contre Bhurisravas, mais nullement impressionné par leur nombre, il fit face à leur attaque conjuguée et ne recula pas d’un pouce. Ses projectiles brisèrent leurs armes et tous furent tués comme de grands arbres foudroyés. Satyaki, enragé par la peine, fonça alors à toute allure pour pourfendre Bhurisravas. Les chars des deux guerriers se percutèrent violemment et volèrent en éclats et les deux guerriers se retrouvèrent face à face avec leur épée et leur bouclier pour un ultime combat singulier. C’est à ce moment-là que Bhima arriva et qu’il ramena par la force Satyaki dans son propre char, car Bhima n’ignorait pas que Bhurisravas était presque invincible avec une épée et ne voulait pas que Satyaki soit tué. Arjuna tua des milliers de guerriers en cette fin d’après-midi. Tous les guerriers que Duryodhana envoyaient contre lui périssaient comme des papillons dans les flammes. Au coucher du soleil, Bhishma donna l’ordre d’interrompre les combats et les princes de l’armée des Pandavas entourèrent alors Arjuna et le saluèrent avec des cris bruyants d’admiration et de victoire. Les deux armées se retirèrent dans leurs campements respectifs avec leurs chevaux et leurs éléphants fourbus. 307 LXVII. LE SIXIÈME JOUR Dhrishtadyumna suivit les ordres de Yudhishthira et disposa l’armée des Pandavas dans la formation du makara (un poisson fabuleux avec une tête cornue) au sixième jour de la bataille, alors que l’armée des Kauravas avait adopté la forme du krauncha (héron). Nous savons que des noms sont attribués similairement aux exercices physiques, asanas ou postures. Vyuha était le terme générique qui désignait l’ordre de bataille. Quel vyuha était le meilleur pour telle occasion particulière dépendait de ce qu’exigeaient les plans offensifs ou défensifs du jour et quelles devraient être la puissance et la composition des forces déployées et la position qu’elles devraient prendre se décidait régulièrement au fur et à mesure que la situation se développait. Le sixième jour fut marqué par une terrible hécatombe dès le début de la matinée. Le conducteur du char de Drona fut tué et Drona prit lui-même les rênes des chevaux, tout en utilisant son arc. Les dégâts qu’il provoqua furent considérables, car il se déplaçait comme un incendie au milieu de balles de coton. Les deux formations ennemies furent rapidement démantelées et des combats féroces se poursuivirent pêle-mêle. Le sang coulait à torrent et le champ de bataille était jonché de cadavres de soldats, d’éléphants, de chevaux et de débris de chars. Bhimasena transperça les lignes ennemies pour mettre la main sur les frères de Duryodhana et en terminer avec eux. Ceux-ci, de leur côté, n’attendirent pas les bras croisés et se précipitèrent sur lui de tous les côtés dans une attaque conjointe et conjuguée. C’est ainsi qu’il fut attaqué par Duhsasana, Durvishaha, Durmata, Jaya, Jayatsena, Vikarana, Chitrasena, Sudarsana, Charuchitra, Suvarma, Dushkarna et d’autres encore. Bhimasena, qui ignorait ce qu’est la peur tint bon et lutta contre eux tous à la fois. Eux voulaient le faire prisonnier, tandis que lui voulait les tuer tous sur le champ. La bataille fit rage, comme l’ancienne bataille entre les dieux et les asuras. A 308 un moment donné, le fils de Pandu perdit patience. Il sauta en bas de son char en brandissant sa masse et il fonça sur les fils de Dhritarashtra dans son désir brûlant de les pourfendre. Quand Dhrishtadyumna vit le char de Bhima disparaître dans les lignes ennemies, il fut gagné par l’inquiétude et se précipita pour éviter un désastre. Il arriva jusqu’au char de Bhima, mais il n’y trouva que son conducteur, sans Bhima. Les larmes aux yeux, il demanda à son conducteur : ‘’Visoka, où est Bhima qui m’est plus cher que la vie ?’’ Dhrishtadyumna pensait naturellement que Bhima était tombé. Visoka s’inclina et répondit au fils de Drupada : ‘’Le fils de Pandu m’a demandé de rester ici et sans attendre ma réponse, il s’est précipité en brandissant sa masse au cœur des lignes ennemies.’’ Craignant que Bhima ne soit écrasé par la masse et tué, Dhrishtadyumna engagea son char dans les lignes ennemies à la recherche de Bhimasena, dont les traces étaient marquées par les cadavres d’éléphants tués. Lorsque Dhrishtadyumna repéra Bhima, il vit que celui-ci était encerclé de tous les côtés par l’ennemi qui luttait contre lui du haut de ses chars et Bhima faisait face en faisant tournoyer sa masse, perclus de blessures et soufflant le feu. Dhrishtadyumna l’étreignit et le ramena dans son char, puis il entreprit d’extirper les flèches qui l’avaient blessé. Duryodhana ordonna alors à ses guerriers d’attaquer Bhimasena et Dhrishtadyumna sans attendre que ceux-ci ne soient prêts à relever le défi. Ils lancèrent une attaque conjointe, quand bien même ceux-ci n’étaient pas disposés à poursuivre la lutte. Dhrishtadyumna possédait une arme secrète qu’il avait reçue de Dronacharya et qu’il utilisa, ce qui provoqua littéralement la stupeur de l’ennemi. Duryodhana entra alors en lice et lui aussi fit usage d’une arme secrète pour neutraliser l’arme provoquant l’hébétude de Dhrishtadyumna. C’est alors que des renforts envoyés par Yudhishthira 309 arrivèrent. Douze chars et leur équipage emmenés par Abhimanyu se pointèrent en soutien de Bhima. Dhrishtadyumna poussa un énorme soupir de soulagement et Bhimasena avait maintenant retrouvé un deuxième souffle et il était prêt à reprendre la lutte. Il grimpa dans le char de Kekaya et prit position avec les autres. Drona était réellement déchaîné, ce jour-là. Il tua le conducteur du char de Dhrishtadyumna et ses chevaux et détruisit son char et le fils de Drupada dut chercher refuge dans le char d’Abhimanyu. Les forces des Pandavas commençaient à vaciller et Drona fut encouragé de plus belle par l’armée des Kauravas. La lutte massive et pêle-mêle et l’hécatombe se poursuivirent ce jour-là. A un moment donné, Bhima et Duryodhana se retrouvèrent face à face. Il y eut comme d’habitude un échange de propos peu amènes entre les deux hommes, qui furent suivis par un combat d’archers. Duryodhana fut touché et il s’évanouit. Kripa vint le sortir de sa situation délicate e l’emmena dans son propre char. A ce moment-là, Bhishma arriva pour diriger l’attaque en personne et il réussit à disperser les forces des Pandavas. Le soleil se couchait, mais la bataille se prolongea durant une heure encore dans d’âpres combats et des milliers de soldats périrent. Les hostilités cessèrent alors pour la nuit. Yudhishthira était satisfait que Dhrishtadyumna et Bhima aient pu regagner leur campement en vie. 310 LXVIII. LE SEPTIÈME JOUR Perclus de blessures et souffrant beaucoup, Duryodhana s’approcha de Bhishma et il dit : ‘’Plus les jours passent et plus la guerre nous est défavorable. Nos rangs sont brisés, nos guerriers périssent en grands nombres et tu contemples la situation, indifférent.’’ L’aïeul tenta d’apaiser Duryodhana avec des paroles réconfortantes : ‘’Pourquoi te laisses-tu te décourager ? Nous sommes tous là – Drona, Salya, Kritavarma, Aswatthama, Vikarna, Bhagadatta, Sakuni, les deux frères d’Avanti, le roi de Trigarta, le roi de Magadha et Kripacharya. Avec tous ces grands guerriers ici présents et qui sont prêts à donner leur vie pour toi, pourquoi devrais-tu te décourager ? Ce sentiment de découragement n’a aucune raison d’être.’’ Il donna ses ordres pour la journée. ‘’Regarde’’, dit l’aïeul à Duryodhana. ‘’Ces milliers de chars, de chevaux et de cavaliers, ces grands pachydermes de guerre et tous ces fantassins de divers royaumes prêts à combattre pour toi ! Avec une telle armée, nous pourrions même vaincre les dieux. Ne crains rien !’ Après avoir remonté le moral de Duryodhana, il lui donna un baume spécial pour ses blessures. Duryodhana l’appliqua sur celles-ci et se sentit immédiatement soulagé et il reprit la direction du champ de bataille, fortifié par les paroles de confiance de l’aïeul. Ce jour-là, l’armée était déployée en formation circulaire. Pour chaque éléphant, il y avait sept chars parfaitement 311 équipés, chaque char étant soutenu par sept cavaliers, chaque cavalier étant accompagné par dix écuyers, tous portant une armure. Duryodhana resplendissait comme Indra au centre de cette grande armée bien équipée. Yudhishthira disposa l’armée des Pandavas dans la formation du vajra. La bataille du jour fut féroce et se déroula simultanément sur plusieurs fronts. Bhishma contra personnellement les attaques d’Arjuna. Drona et Virata se mesuraient l’un l’autre dans un autre secteur. Sikhandin et Aswatthama luttaient plus loin. Duryodhana et Dhrishtadyumna combattaient ailleurs. Nakula et Sahadeva s’attaquèrent à leur oncle Salya. Le roi d’Avanti défia Yudhamanu, tandis que Bhimasena faisait face à Kritavarma, Chitrasena, Vikarna et Durmarsha. Il y eut encore de grands combats entre Ghatotkacha et Bhagadatta, Alambasa et Satyaki, Bhurisravas et Dhristaketu, Yudhishthira et Srutayu et Chekitana et Kripa. Dans les combats qui opposèrent Drona et Virata, ce-dernier eut le dessous et il dut se réfugier dans le char de son fils, Sanga, après avoir perdu son propre char, ses chevaux et son conducteur. Les autres fils de Virata, Uttara et Sveta, étaient tombés le premier jour de la bataille. Le septième jour de la bataille, Sanga fut aussi tué, juste au moment où son père grimpait à ses côtés. Sikhandin, le fils de Drupada, fut vaincu par Aswatthama. Son char fut pulvérisé. Il bondit avec son épée et son bouclier en mains. Aswatthama visa l’épée et la brisa. Sikhandin projeta alors son épée brisée de toutes ses forces en direction d’Aswatthama, mais celle-ci fut déviée par une flèche d’Aswatthama. Sikhandin parvint à monter dans le char de Satyaki et dut se retirer des combats. Dans la lutte qui opposa Satyaki et Alambasa, le premier fut d’abord mis en difficulté avant de prendre le dessus et Alambasa fut forcé de fuir. 312 Dans les combats qui opposèrent Dhrishtadyumna et Duryodhana, les chevaux de celui-ci furent tués et il dut quitter son char. Il continua néanmoins à combattre, pied à pied, avec son épée. Sakuni vint le secourir de ce mauvais pas et il emmena le prince dans son char. Kritavarma lança une puissante attaque contre Bhima, mais sans succès. Il perdit son char et ses chevaux et reconnaissant sa défaite, il s’enfuit vers le char de Sakuni avec toutes les flèches de Bhima plantées dans sa cuirasse, ce qui le faisait ressembler à un porc-épic. Vinda et Anuvinda, d’Avanti, furent vaincus par Yudhamanyu et leurs armées furent totalement détruites. Bhagadatta s’attaqua à Ghatotkacha et mit en déroute tous ceux qui le suivaient. Isolé, Ghatotkacha tint bon pendant longtemps et combattit bravement, mais finalement, lui aussi ne trouva son salut que dans la fuite, ce qui réjouit toute l’armée des Kauravas. Salya n’hésita pas à s’attaquer à ses neveux. Les chevaux de Nakula furent tués et il dut se réfugier dans le char de son frère. Tous les deux continuèrent à combattre dans le même char et Salya fut touché par une flèche de Sahadeva et s’évanouit. Son conducteur éloigna rapidement son char pour sauver Salya. Quand elle vit le roi de Madra quitter ainsi le champ de bataille, l’armée de Duryodhana perdit courage et les deux fils de Madri soufflèrent dans leur conque en signe de triomphe et ils profitèrent de la situation en infligeant de lourdes pertes aux forces de Salya. Vers midi, Yudhisthira lança une attaque contre Srutayu. Les flèches bien calibrées de ce dernier interceptèrent les projectiles de Dharmaputra, dont la cuirasse fut endommagée et il encourut une blessure sérieuse. L’ire de Yudhishthira fusa alors et il riposta en décochant une terrible flèche qui transperça le plastron de Srutayu. Ce jour-là, Yudhishthira n’était pas lui313 même, car il brûlait de colère. Le conducteur du char de Srutayu et ses chevaux furent tués, son char détruit et il dut quitter à pied le champ de bataille, ce qui démoralisa encore un peu plus l’armée des Kauravas. Suite à son attaque sur Kripa, Chekitana perdit son char et son conducteur. Il bondit à terre, attaqua le conducteur du char de Kripa et ses chevaux à l’aide de sa masse et les tua. Kripa descendit lui aussi de son char et décocha ses traits à partir de là. Chekitana fut vilainement touché, mais il fit tournoyer sa masse et la projeta en direction de Kripacharya qui réussit à l’intercepter avec une de ses flèches. Ensuite, ils se rapprochèrent l’un de l’autre en brandissant leurs épées. Tous deux étaient blessés et tombèrent sur le sol, quand Bhima arriva et éloigna Chekitana dans son char. Bhurisravas fut touché par 96 flèches de Dhrishtaketu et le grand guerrier ressemblait à l’astre rayonnant, avec toutes ces flèches étincelantes plantées dans son plastron autour de son visage flamboyant. Mais même dans cet état, il força Dhrishtaketu à reconnaître sa défaite et à quitter le champ de bataille. Trois des frères de Duryodhana s’en prirent à Abhimanyu qui leur infligea une correction, mais il épargna leurs vies, car Bhima avait juré de les tuer. Ensuite, Bhishma s’attaqua à Abhimanyu. Arjuna le vit et il pria l’illustre conducteur de son char de bien vouloir se rapprocher de Bhishma. Les autres Pandavas vinrent eux aussi donner un coup de main à Arjuna, mais l’aïeul tint bon contre eux cinq jusqu’au coucher du soleil et les combats s’interrompirent pour la nuit. Les guerriers des deux camps, las, exténués et blessés, se retirèrent alors dans leurs tentes pour se reposer et pour panser leurs blessures. Pendant une heure, on joua de la musique douce qui berça les 314 guerriers dans leur repos, une heure sans une parole à propos de la guerre ni une parole de haine, une heure de pure félicité céleste. 315 LXIX. LE HUITIÈME JOUR A l’aube du huitième jour, Bhishma disposa son armée dans la formation de la tortue. Yudhishthira dit alors à Dhrishtadyumna : ‘’Regarde ! L’ennemi est en kurma vyuha. Tu dois réagir immédiatement avec un déploiement de nos forces approprié.’’ Dhrishtadyumna s’exécuta et les forces des Pandavas furent déployées en trident. Bhima occupait une pointe extérieure, Satyaki l’autre et Yudhishthira celle du milieu et ils dirigeaient leurs divisions respectives. (Nos ancêtres avaient bien développé l’art et la science de la guerre qui n’étaient pas consignés par écrit, mais qui étaient traditionnellement préservés et transmis à la génération suivante dans les familles des kshatriyas. Nous ne pouvons pas nous attendre, dans les livres des poètes et d’auteurs littéraires, à des détails précis et complets concernant les armes et les tactiques utilisées, même si le sujet de l’histoire comporte une bataille. Jadis, les affaires militaires concernaient uniquement la classe des guerriers, les kshatriyas. Leur culture et leur formation étaient entièrement à leur charge. Les principes et les secrets de la guerre ainsi que la science et l’art de l’utilisation des armes militaires étaient transmis de génération en génération par la tradition et par instruction personnelle. Il n’y avait pas de manuels militaires et il n’y avait pas beaucoup de place pour cela dans les œuvres des poètes et des rishis. Si un roman moderne a pour sujet le traitement et la guérison d’un malade dans un chapitre, nous ne pouvons pas nous attendre à y trouver le genre de détails qui pourraient intéresser un médecin Nul auteur ne se soucierait d’inclure des détails scientifiques dans son histoire, même s’il le pouvait. Pareillement, on ne peut espérer trouver dans l’épopée de Vyasa des détails précis sur ce qu’est la formation de la tortue ou la formation du lotus. Nous 316 n’avons aucune explication sur la manière dont on pouvait ériger un barrage autour de soi en faisant pleuvoir un flot continu de flèches ou intercepter et briser des projectiles ou comment on pouvait continuer à vivre tout en étant perclus de flèches ou jusqu’à quel point l’armure que portaient les soldats et les officiers pouvait les protéger contre les missiles ou encore quelles étaient les dispositions pour le transport et l’évacuation des cadavres. Ces choses qui relèvent de la guerre ancienne, quoiqu’intéressantes, resteront une inconnue). Bhima tua huit fils de Dhritarashtra dès le début des combats, ce jour-là et le cœur de Duryodhana trembla. Il apparaissait que Bhimasena pourrait assouvir sa vengeance ce jour-là même, comme il en avait fait le serment devant l’assemblée, quand fut commis le monstrueux outrage. Arjuna connut aussi une grande perte, car son fils, Iravan, fut également tué. Ce fils d’Arjuna issu de son union avec son épouse naga était venu rejoindre les forces des Pandavas à Kurukshetra. Duryodhana envoya son ami, le rakshasa Alambasa pour affronter le guerrier naga et Iravan succomba après un terrible combat. Lorsqu’Arjuna l’apprit, il éclata en sanglots. ‘’Vidura nous avait bien prévenus que les deux camps seraient plongés dans un chagrin insupportable ! Pourquoi nous faisons-nous subir mutuellement toute cette maudite destruction ?’’, dit-il en se tournant vers Vasudeva. ‘’Rien que pour des biens matériels ! Après tous ces massacres, quelle joie allons-nous pouvoir y trouver finalement ? Ô Madhusudhana, je vois maintenant pourquoi le clairvoyant Yudhishthira avait dit qu’il serait satisfait si Duryodhana nous accordait cinq villages en gardant tout le reste pour luimême et qu’il se résoudrait à ne pas combattre, si cela lui était accordé. Mais dans sa folie obstinée, Duryodhana a refusé de nous accorder ces cinq villages et donc, de grands péchés ont dû être commis dans les deux camps. Je continue à combattre simplement parce qu’autrement, on me considérerait comme un lâche qui se soumettrait docilement à l’iniquité. Quand je vois tous ces guerriers morts qui gisent sur le champ de bataille, mon cœur est rempli 317 d’une peine insupportable. Comme nous sommes cruels de poursuivre les choses d’une manière aussi misérable et coupable !’’ Voyant le sort qui était advenu à Iravan, Ghatotkacha poussa un terrible cri de guerre qui fit trembler tous les soldats qui étaient rassemblés autour et à la tête de sa division, il se lança furieusement à l’assaut de l’armée des Kauravas. Les dégâts qu’il occasionna furent si importants que la formation ennemie fut brisée en de multiples endroits. Duryodhana se décida alors à mener personnellement une contre-offensive contre le fils de Bhima et le roi de Vanga se joignit à Duryodhana avec tous ses éléphants. Duryodhana lutta valeureusement en ce huitième jour de la bataille et tua beaucoup de guerriers du clan de Ghatotkacha. Ghatotkacha lança une javeline qui aurait dû mettre un terme aux velléités de Duryodhana, si le roi de Vanga n’était pas promptement intervenu avec un de ses éléphants. Le projectile tua la bête qui s’écroula et Duryodhana fut sauvé. Bhishma s’inquiétait du sort de Duryodhana et il envoya un gros contingent avec Drona pour soutenir le prince des Kauravas. Beaucoup étaient des vétérans chevronnés qui s’en prirent à Ghatotkacha. Les combats devinrent alors si épiques et si féroces dans le secteur que Yudhisthira se mit à craindre pour la sécurité de Ghatotkacha. Il envoya Bhimasena pour lui prêter main forte et la bataille devint encore plus acharnée qu’auparavant. Seize frères de Duryodhana périrent ce jour-là. 318 LXX. LE NEUVIÈME JOUR Le matin du neuvième jour, avant que la bataille ne commence, Duryodhana s’enferma avec l’aïeul pour donner libre cours à ses sentiments amers de déception quant à la manière dont la bataille était menée. Il prononça des paroles pareilles à des flèches acérées qui peinèrent beaucoup l’aïeul, mais celui-ci était patient et il dit tristement : ‘’Comme le beurre clarifié dans les flammes sacrificielles, je verse ma vie pour toi. Pourquoi cherches-tu à me mortifier, moi qui fais tout mon possible pour toi ? Tu parles comme celui qui ignore ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Tu ne vois pas les choses, telles qu’elles sont. Ta vision est troublée et obscurcie. Tu récoltes à présent la moisson de la haine que tu as délibérément semée. La meilleure ligne d’action pour toi maintenant, c’est de continuer à te battre du mieux que tu le peux. C’est également la voie simple du devoir. Je ne peux pas m’opposer à Sikhandin, car je ne pourrai jamais lever la main contre une femme, pas plus que je ne pourrais tuer les Pandavas de mes propres mains, car mon esprit se révolte à cette idée, mais je suis prêt à tout en dehors de cela et je combattrai tous les guerriers qui s’opposeront à toi. Tu n’obtiendras rien en perdant courage. Combats, comme c’est le devoir d’un kshatriya et tu en seras honoré, quelle que soit la tournure des événements.’’ Après avoir ainsi parlé à Duryodhana et après l’avoir encouragé avec ses paroles avisées et affectueuses, Bhishma entreprit de donner ses ordres quant à la manière de disposer leurs forces pour les combats du jour. Duryodhana avait retrouvé le moral. Il fit appeler Duhsasana et il lui dit : ‘’Mon frère, mettons toutes nos forces dans la bataille aujourd’hui ! Je suis maintenant persuadé que l’aïeul se bat à nos côtés de tout son cœur. Il n’y a que contre Sikhandin qu’il ne peut pas utiliser ses armes. Nous devrons 319 veiller à ce qu’il ne soit pas exposé aux attaques de Sikhandin, car même un chien sauvage peut tuer un lion si ce dernier dédaigne sa proie.’’ Il y eut un grand combat entre Abhimanyu et Alambasa et Abhimanyu démontra que sa bravoure n’avait rien à envier à celle de son illustre père et Alambasa dut s’enfuir à pied pour se sauver. D’autres combats acharnés suivirent entre Satyaki et Aswatthama, puis entre Drona et Arjuna. Ensuite, tous les Pandavas prirent l’aïeul pour cible et Duryodhana envoya Duhsasana prêter main forte au vieux guerrier. Bhishma se battit tel un fou furieux et repoussa les Pandavas. Les troupes des Pandavas prirent alors un sacré coup au moral et elles s’éparpillèrent dans toutes les directions. Krishna stoppa le char et dit à Arjuna : ‘’Partha, toi et tes frères, vous rongiez votre frein depuis treize ans ! Tu ne dois pas tergiverser et tu dois tuer l’aïeul. Souviens-toi de ton devoir de soldat !’’ Arjuna baissa la tête et il dit : ‘’J’aurais de loin préféré continuer à vivre en exil dans la forêt plutôt que de tuer l’aïeul et les maîtres que j’aime, mais je T’obéirai. Retournons-y.’’ Le cœur d’Arjuna n’était pas au combat. C’est avec réticence et dans le désarroi qu’il reprit la lutte. De son côté, Bhishma flamboyait, comme l’astre de midi dardant ses implacables rayons. Quand l’armée vit le char d’Arjuna se rapprocher de nouveau de Bhishma, elle reprit courage et l’ordre prévalut de nouveau. Les flèches de Bhishma plurent et s’abattirent comme une masse compacte pour recouvrir si parfaitement le char qui s’avançait qu’on ne pouvait plus distinguer ni les chevaux, ni le véhicule. Krishna resta imperturbable et poursuivit sa 320 progression vers l’avant avec circonspection et une grande dextérité. Les flèches d’Arjuna atteignirent et brisèrent l’arc de Bhishma à plusieurs reprises, mais l’aïeul avait chaque fois assez de temps pour s’emparer d’une nouvelle arme. ‘’Tu ne combats pas, comme tu le devrais, Arjuna !’’, s’écria Krishna et il sauta en bas du char en manifestant Sa colère et après avoir pris Son disque, Il s’avança vers l’aïeul. Bhishma vit Vasudeva qui s’approchait. ‘’Salut à Toi qui as des yeux de lotus !’’, s’exclama-t-il. ‘’Comme je suis béni d’être séparé du corps, de Tes mains ! Approche, approche !’’ Arjuna sauta également en bas du char, courut et rattrapa Krishna et il Le ceintura presque. ‘’Arrête, Krishna !’’, cria-t-il. ‘’Ne reviens pas sur Ta parole. Tu as promis de ne pas utiliser d’armes dans cette bataille. C’est mon travail et je n’échouerai pas. Ce sont mes flèches qui tueront l’aïeul bien-aimé. Remonte dans le char et reprends les rênes, je T’en prie !’’ Les combats reprirent. Les troupes des Pandavas avaient été très sérieusement malmenées, mais à présent, le soleil se couchait, ce qui mit un terme aux combats pour la journée. 321 LXXI. LE TRÉPAS DE BHISHMA C’était le dixième jour de la bataille. Avec Sikhandin devant lui, Arjuna attaqua Bhishma. Quand quelques flèches de Sikhandin transpercèrent sa chair, des étincelles jaillirent des yeux de l’aïeul. Durant un bref instant, l’ire du vieux guerrier monta comme une flamme vers le ciel et ses yeux étincelèrent comme pour foudroyer et consumer Sikhandin, mais l’aïeul se contrôla immédiatement. Il se résolut à ne pas riposter et à ne pas répondre à la provocation, puisque Sikhandin était né femme et qu’il l’estimait indigne d’être un guerrier. Il savait que sa fin était proche et il se calma. Sikhandin continuait de l’arroser de ses flèches en ne se souciant pas de la bataille émotionnelle qui avait brièvement submergé l’esprit de son ennemi. Arjuna lui se cuirassa le cœur et à l’abri derrière Sikhandin, il prit pour cible tous les points faibles de l’armure de Bhishma. Bhishma souriait maintenant, tandis que les flèches continuaient de pleuvoir violemment sur lui et se tournant vers Duhsasana, il dit : ‘’Ah, ce sont les flèches d’Arjuna ! Ce ne peut pas être celles de Sikhandin, puisqu’elles me brûlent la chair.’’ C’est ainsi que l’aïeul considérait les flèches de son cher pupille et il s’empara d’une javeline qu’il projeta en direction d’Arjuna. Arjuna la contra avec trois flèches qui la pulvérisèrent, alors qu’elle fusait vers lui. Bhishma décida alors de mettre un terme au combat et entreprit de descendre de son char avec son épée et son bouclier, mais avant même qu’il n’ait pu le faire, son bouclier fut détruit par les flèches d’Arjuna et c’est avec des flèches plantées partout sur son corps que Bhishma s’effondra devant son char de tout son long. Les dieux qui contemplaient la scène depuis le ciel joignirent les mains en guise de salutation respectueuse et une petite brise qui embaumait et quelques gouttes de pluie rafraîchirent le champ de bataille. Ainsi tomba le grand et valeureux Bhishma, le fils de Ganga – Ganga qui était descendue sur la Terre pour sanctifier celle-ci et tout ce qu’elle porte. 322 Le héros indéfectible qui, de son propre chef, avait consenti à un immense renoncement pour donner de la joie à son père, l’archer invaincu qui avait égratigné l’amour-propre de Parasurama lui-même, le travailleur désintéressé et dévoué à la cause de la vertu remboursa ainsi sa dette à l’égard de Duryodhana, gisant, blessé à mort et sanctifiant de son sang le champ de bataille. Le corps de Bhishma ne touchait pas le sol en vertu de toutes les flèches qui étaient plantées partout sur son corps. Son corps luisait plus que jamais en reposant sur ce lit honorifique, soutenu par les flèches qui transperçaient sa chair. Les deux armées interrompirent les combats et tous les guerriers accoururent et entourèrent le grand héros qui reposait sur son lit de flèches. Tous les rois de la Terre s’inclinèrent devant lui, comme les dieux autour de Brahma. ‘’Ma tête n’est pas soutenue’’, dit l’aïeul. Des princes qui n’étaient pas loin s’empressèrent d’aller lui chercher quelques coussins, mais le vieux guerrier les refusa en souriant. Il se tourna vers Arjuna et il dit : ‘’Partha, cher fils, donne-moi un coussin qui est digne d’un guerrier !’’ Quand Arjuna, dont les flèches brûlaient la chair de l’aïeul, entendit ces paroles qui lui étaient adressées, il sortit trois flèches de son carquois et il les disposa de sorte que la tête de l’aïeul trouve un soutien sur leurs pointes. ‘’Princes !’’, dit Bhishma en s’adressant à tous les chefs qui s’étaient rassemblés autour de lui. ‘’Les flèches d’Arjuna étaient bien ce dont ma tête avait besoin pour la soutenir. Cet oreiller me donne entière satisfaction ! Maintenant, il me faut reposer ainsi jusqu’à ce que le soleil oblique vers le 323 nord, car mon âme ne partira pas jusqu’alors. Quand je partirai, tous ceux d’entre vous qui pourraient être encore en vie pourront venir me voir.’’ Ensuite, l’aïeul se tourna à nouveau vers Arjuna et lui dit : ‘’Fils, je meurs de soif ! Pourrais-tu me donner un peu d’eau ?’’ Arjuna souleva immédiatement son arc et décocha une flèche en pleine terre, juste à droite de l’aïeul et suite à la perforation ou au forage de la flèche, une source d’eau pure et douce jaillit jusqu’aux lèvres du mourant. Ganga est venue étancher la soif brûlante de son cher fils et Bhishma but, comblé. ‘’Duryodhana, puisses-tu faire preuve de sagesse !’’, dit Bhishma en s’adressant au prince Kaurava. ‘’As-tu vu comment Arjuna m’a versé de l’eau pour étancher ma soif ? Qui d’autre dans ce monde pourrait accomplir une telle prouesse ? Fais la paix avec lui sans plus tarder. Puisse la guerre cesser avec mon départ de ce monde. Ecoute-moi, fils, fais la paix avec les Pandavas.’’ Les paroles de l’aïeul ne plurent pas à Duryodhana. Même lorsqu’il est mourant, le patient n’apprécie guère le remède et désapprouve son goût amer. Tous les princes se retirèrent ensuite dans leurs camps. 324 LXXII. KARNA ET LE VÉNÉRABLE AÏEUL Lorsqu’il apprit que Bhishma gisait blessé et mourant, Karna se précipita et il se prosterna à ses pieds en disant : ‘’Aîné de la race, le fils de Radha qui bien involontairement a encouru votre grand déplaisir, s’incline humblement devant vous.’’ Aussitôt qu’après ces salutations remplies d’humilité, Karna se fut relevé, le vénérable aïeul, très ému, posa affectueusement sa main sur la tête de Karna pour le bénir. ‘’Tu n’es pas le fils de Radha, jeune homme’’, dit-il. ‘’Tu es le premier né de Kuntidevi. Narada, qui connaît tous les secrets du monde, me l’a lui-même révélé. Fils de Surya, je n’ai jamais vraiment entretenu d’aversion à ton égard, mais cela m’attristait de voir ta haine à l’égard des Pandavas qui augmentait sans raison de leur part. Je connais et j’admire ta bravoure et ta générosité et je sais aussi que tu appartiens à la classe d’Arjuna et de Krishna en termes de vaillance. Je pense qu’il serait approprié que tu te lies d’amitié avec les Pandavas. C’est là que réside la voie juste pour toi qui es leur frère. Avec mon rôle qui s’achève dans cette guerre, puisse le chapitre de votre inimitié également se clôturer. Tel est mon vœu, Karna.’’ Karna écouta respectueusement et répondit : ‘’Vénérable aïeul, je sais que je suis le fils de Kunti et que je ne suis pas le fils d’un conducteur de char. Mais j’ai mangé le pain de Duryodhana et je dois lui être fidèle pour être fidèle à ma propre lignée. Il m’est impossible de passer maintenant du côté des Pandavas. Vous devez me permettre de rembourser avec ma vie la dette que je dois à Duryodhana pour son amour et pour sa confiance, le cas échéant. J’ai commis beaucoup d’erreurs en termes de paroles et d’actions. Vous devez me pardonner pour tout cela et m’accorder vos bénédictions.’’ 325 Le grand acharya qui connaissait toutes les lois de la conduite juste réfléchit quelques instants aux paroles de Karna, puis il répondit : ‘’Fais donc selon ton vœu, car c’est la voie juste.’’ Alors même que Bhishma gisait, mortellement blessé et mourant, la bataille ne s’interrompit pas. Négligeant les paroles du vénérable aïeul, les Kauravas reprirent les hostilités. Mais privés du commandement de Bhishma, les troupes des Kauravas ressemblaient à des moutons sans berger et les hommes s’écrièrent : ‘’Ô Karna, tu es celui qui reste pour nous guider et pour nous défendre !’’ Les guerriers Kauravas pensaient que si Karna acceptait de prendre le commandement, la victoire était assurée. Durant les dix premiers jours, quand Bhishma dirigeait les troupes, le fils de Surya se tint à l’écart de la bataille. Comme cela a déjà été mentionné, profondément blessé par le mépris de l’aïeul, Karna avait dit : ‘’Aussi longtemps que vous serez en mesure de combattre, je demeurerai à l’écart. Si vous tuez les Pandavas et si vous apportez la victoire à Duryodhana, je m’en réjouirai et je prendrai alors congé du roi pour me retirer dans la forêt. Mais dans le cas où vous seriez vaincu et où vous retourneriez à la demeure des braves, moi pour qui vous n’avez aucune estime en tant qu’adhiratha, je prendrai mon char et je m’opposerai à ceux que vous estimez être d’une bravoure supérieure à la mienne et après les avoir vaincus, j’apporterai la victoire à Duryodhana.’’ Telle fut la promesse de Karna et c’est avec le consentement de Duryodhana qu’il demeura à l’écart de la bataille durant les dix premiers jours. A présent, il s’était approché à pied de Bhishma qui gisait sur son lit de flèches en attendant sa fin et après l’avoir salué, il s’adressa à lui en ces termes : 326 ‘’Ô vénérable aïeul, vainqueur de Parasurama qui gisez là sur le champ de bataille ! Si vous qui étiez parvenu au summum de la vie droite et juste et qui incarniez la pureté même, vous devez vous retrouver ainsi gisant et blessé à mort de cette manière, il est évident que personne ne peut atteindre dans ce monde ce qu’il mérite par son propre mérite. Vous étiez le navire dont les princes Kauravas dépendaient pour traverser le déluge de leurs problèmes. Lourds et puissants seront en effet maintenant les coups que les Pandavas vont asséner aux Kauravas et grande sera leur détresse conséquente. Tel le feu et le vent qui réduisent la forêt en cendres, Arjuna et Krishna détruiront l’armée des Kauravas, c’est une certitude. Tournez vers moi votre regard plein de grâce et bénissez-moi, moi qui ai accepté le commandement de l’armée.’’ Bhishma accorda ses bénédictions à Karna : ‘’Tu es comme de la bonne terre pour les semences, comme un nuage de pluie pour les êtres vivants, quelqu’un sur qui on peut toujours compter, solide et ferme dans sa loyauté. Sers Duryodhana et sauve-le. Pour lui, tu as vaincu les Kambojas. Pour lui, tu as terrassé les Kiratas des bastions himalayens. En son nom, tu as lutté contre les Girivrajas et tu les as vaincus. Et tu as encore accompli beaucoup d’autres choses pour lui. Prends maintenant la responsabilité de l’armée des Kauravas, comme si celle-ci était ton bien propre et veille bien sur elle. Puisses-tu conduire à la victoire les troupes de Duryodhana ! Va maintenant combattre tes ennemis !’’ Après avoir ainsi reçu les bénédictions de l’aïeul, Karna remonta dans son char et prit la direction du champ de bataille, et quand le valeureux Karna arriva sur le champ de bataille dans son char de guerre, le moral de Duryodhana remonta en flèche et sa peine d’avoir perdu Bhishma fut quelque peu allégée. 327 LXXIII. DRONA PREND LE COMMANDEMENT Duryodhana et Karna tinrent conseil pour déterminer qui devrait avoir la charge du commandement suprême de toute l’armée. ‘’Je pense que chacun de ces princes guerriers qui combat à vos côtés est suffisamment remarquable pour diriger nos troupes en tant que commandant suprême’’, dit Karna. ‘’Tous ces rois sont égaux en vaillance, en force, en énergie, en habileté, en courage, en bravoure, en lignée et en sagesse, mais ils ne peuvent pas tous partager le commandement et si l’un d’entre eux était choisi, les autres se sentiraient blessés et il serait alors possible qu’ils ne mettent pas toutes leurs forces dans notre cause. Par conséquent, nous aurions à en souffrir. Je recommanderais donc de nommer Dronacharya, l’instructeur de tous ces princes et de tous ces guerriers, comme commandant suprême, car il est effectivement le plus grand homme d’armes de notre époque. Aucun kshatriya ne peut l’égaler en ce qui concerne les qualités qui sont requises pour diriger notre armée.’’ Duryodhana convint que c’était la meilleure chose à faire et il fut donc décidé qu’il en serait ainsi. Duryodhana s’approcha de Dronacharya et devant tous les guerriers et tous les princes, il s’inclina et s’adressa à lui en ces termes : ‘’Vénérable maître ! Parmi tous ceux qui sont rassemblés ici, vous n’avez pas d’égal en termes de caste, d’ascendance, de connaissances scientifiques, d’âge, de sagesse, de bravoure et d’adresse. Je vous prie dès lors d’accepter le commandement suprême. Sous votre commandement, cette armée sera victorieuse !’’ 328 L’ensemble des rois accueillit la proposition avec un enthousiasme bruyant et des cris de guerre qui réjouirent le cœur de Duryodhana. Drona fut installé dans ses fonctions en bonne et due forme sous un tonnerre d’acclamations. Les éloges des courtisans et le son des trompettes qui accompagnaient la cérémonie laissèrent aux Kauravas l’impression qu’ils avaient déjà vaincu l’ennemi, si grands étaient leur enthousiasme et leur confiance dans le commandement de Drona. Drona disposa l’armée en formation circulaire et Karna qui jusqu’ici s’était tenu à l’écart était maintenant bien présent et on pouvait le voir circuler dans son grand char sur le champ de bataille, ce qui insuffla un surcroît de courage et de joie dans les cœurs des soldats Kauravas. Il se murmura dans l’armée que le grand Bhishma ne voulait pas tuer les fils de Pandu et que par conséquent, il n’avait pas mis tout son cœur dans la bataille, mais à présent que Karna était sur le champ de bataille, il était certain que les Pandavas seraient anéantis. Dronacharya dirigea les combats pendant cinq jours. Bien qu’il était d’un âge déjà assez avancé, il était partout sur le champ de bataille et il affichait l’énergie farouche d’un jeune guerrier. Chaque fois qu’il dirigeait une attaque, les troupes des Pandavas se dispersaient en pagaille et il engagea personnellement le combat contre les plus grands guerriers du côté des Pandavas. Ainsi, il lutta contre Satyaki, Bhima, Arjuna, Dhrishtadyumna, Abhimanyu, Drupada et Kasiraja et il les vainquit à plusieurs reprises. Il harcela et il infligea de sévères déculottées à l’armée des Pandavas pendant les cinq jours de son commandement. 329 LXXIV. CAPTURER VIVANT YUDHISHTHIRA Après que Drona ait pris le commandement de l’armée des Kauravas, Duryodhana, Karna et Duhsasana tinrent conseil et ils décidèrent d’un plan, puis Duryodhana alla trouver Dronacharya pour le mettre en application. ‘’Acharya, nous désirons que vous capturiez Yudhishthira vivant pour nous le remettre. Nous ne voulons rien de plus, pas même une victoire totale. Si vous réussissez à atteindre pour nous cet objectif, nous serons alors tous excessivement satisfaits de la manière dont vous menez la guerre.’’ Quand Drona entendit Duryodhana qui lui tenait de tels propos, grande fut sa joie, car il haïssait l’idée même de tuer les frères Pandavas. Quand bien même, pour s’acquitter de ses obligations, l’acharya avait loyalement rejoint le camp des Kauravas contre les Pandavas, il aimait les fils de Kunti et particulièrement Yudhishthira qui avait des intentions pures. Aussi, lorsqu’il entendit Duryodhana demander que Yudhishthira soit capturé vivant, il se sentit fort soulagé. ‘’Sois béni, Duryodhana !’’, dit l’acharya. ‘’Tu veux toi aussi t’abstenir de tuer Yudhishthira et cela réjouit mon cœur ! Vraiment, Yudhishthira n’a pas d’ennemi et le nom Ajatasatru qu’on a attribué au fils aîné de Kunti est justifié par ta grande décision. Si même toi tu as décidé qu’il ne devrait pas être tué, mais capturé vivant, sa gloire incomparable en est encore dix fois plus rehaussée.’’ ‘’Mon cher Duryodhana, je vois quelles sont tes intentions’’, poursuivit Drona. ‘’Tu désires vaincre au combat les Pandavas avant de leur restituer leur part du royaume et de vivre en paix et en toute amitié avec eux. Je le vois très clairement à ton désir de capturer vivant Yudhishthira.’’ 330 Drona était excessivement satisfait et il ajouta : ‘’Yudhishthira est réellement l’homme le plus fortuné de cette terre. Les dieux fort pleuvoir leurs bénédictions sur le bon fils de Kunti qui a même gagné le cœur de ses ennemis.’’ Mais les motifs de Duryodhana pour capturer vivant Yudhishthira étaient fort différents et après que Drona ait adhéré à sa proposition et qu’il ait donné sa parole qu’il ferait de son mieux pour capturer vivant Yudhisthira, il révéla ses intentions réelles. Avec la mort de Yudhishthira, ils ne gagneraient rien et la colère des Pandavas n’en serait que d’autant plus grande. La bataille ferait rage plus férocement que jamais et Duryodhana savait que cela ne pourrait signifier que la destruction totale de son armée. Même si la lutte devait se poursuivre implacablement jusqu’à ce que les deux armées soient détruites, Krishna, Lui, resterait encore en vie et Il rendrait la souveraineté du royaume à Draupadi ou à Kunti. Alors, quel était l’intérêt de tuer Yudhishthira ? D’un autre côté, si Yudhishthira était capturé vivant, Duryodhana pensait que la guerre pourrait finir beaucoup plus vite et victorieusement pour les Kauravas. Il pourrait alors certainement jouer sur la bonté de Yudhishthira et sa loyauté à l’égard du code de conduite traditionnel des kshatriyas et il était quasiment persuadé qu’il pourrait de nouveau être attiré dans une partie de dés et renvoyé dans la forêt. Dix jours de combats avaient démontré à Duryodhana que prolonger ceux-ci n’aboutirait qu’à la destruction de la race et non à l’accomplissement de ses désirs. Après que Duryodhana ait clarifié ses motifs à Drona, l’acharya était particulièrement amer et il maudit Duryodhana intérieurement, mais quelle qu’en soit la raison, il était heureux que Yudhishthira ne soit pas tué. 331 La nouvelle de l’assurance solennelle de Drona qu’il ferait prisonnier Yudhishthira fut colportée à l’armée des Pandavas par leurs espions. Les Pandavas savaient que si l’acharya était résolu et que s’il donnait sa parole pour mettre quelque chose à exécution, son éminence incomparable dans l’art de la guerre et sa bravoure rendaient l’affaire particulièrement grave. Ils prirent alors toutes les mesures pour disposer leurs forces de manière à ce que Yudhishthira ne reste jamais sans soutien. Quels que soient les mouvements et les manœuvres possibles, ils prirent bien soin de laisser des défenses et une protection suffisantes contre toute attaque surprise à l’encontre de Yudhishthira. Le premier jour de la bataille sous le commandement de Drona, l’acharya fit amplement la démonstration de sa grande habileté et de son énergie. Il semait la destruction dans les rangs des Pandavas, comme un feu de forêt ravage un bois sec. Ses déplacements vifs, tranchants et rapides donnaient l’impression à l’armée des Pandavas que Drona était partout simultanément tout en faisant pleuvoir ses flèches comme un orage, transformant ainsi le champ de bataille en une scène où dansait le dieu de la mort. Il coupa en deux l’armée des Pandavas, là où se trouvait Dhrishtadyumna et il y eut de nombreux combats singuliers entre des guerriers réputés. La lutte fut âpre entre Sahadeva et Sakuni, habile dans l’art de l’illusion. Leurs deux chars furent pulvérisés et ils sautèrent sur le sol et se battirent de toutes leurs forces avec leurs masses, comme deux montagnes vivantes. Il y eut un grand combat entre Bhima et Vivimsati. Salya lutta contre son neveu, Nakula, et le harcela comme un bataillon de moustiques en lui souriant de manière narquoise, mais à la fin, le char de Salya fut démoli, son étendard arraché et il se retira en admettant sa défaite. Kripacharya et Dhrishtaketu s’affrontèrent aussi et ce dernier eut le dessous. Il y eut encore de rudes combats entre Satyaki et Kritavarma et Virata et Karna. Abhimanyu fit 332 l’ample démonstration de toute sa bravoure en combattant d’une seule main Paurava, Kritavarma, Jayadratha et Salya et en repoussant leurs assauts. Puis Salya et Bhimasena s’affrontèrent et Salya fut de nouveau vaincu et contraint de se retirer. Les troupes des Kauravas commençaient à perdre courage et l’armée des Pandavas qui s’en rendit compte contre-attaqua avec un surcroît d’énergie et brisa leurs rangs. Quand Drona s’en aperçut, il s’employa à restaurer le moral perdu de ses troupes en menant une attaque directe sur Yudhishthira. Son char doré tiré par quatre nobles destriers de Sind s’approcha à toute allure de Yudhishthira. Yudhishthira répondit par une volée de flèches acérées empennées de plumes d’aigle, mais Drona n’en avait cure et il continua d’avancer. Il parvint à briser l’arc de Yudhishthira et il s’approchait de plus en plus près… Dhrishtadyumna tenta désespérément d’intercepter Drona, mais en vain. Toute l’armée s’écria alors : ‘’Yudhishthira va être fait prisonnier, Yudhisthira va être fait prisonnier !’’ Tout à coup, Arjuna apparut, la terre tremblant sous les roues de son char, tandis qu’il se frayait adroitement un chemin parmi les os et les corps qui jonchaient le sol par monceaux. Drona fut contraint d’interrompre sa progression, car Arjuna se montrait pressant. Son arc, Gandiva, décochait une pluie incessante de flèches et personne ne pouvait discerner les flèches qui sortaient de son carquois. C’était comme si un déluge de flèches sortait du grand arc et le champ de bataille était assombri par un mur de projectiles volants. Drona dut battre en retraite sans avoir capturé Yudhishthira. La bataille cessa pour la nuit et les troupes des Kauravas retournèrent au campement, quelque peu dégrisées et remises à leur place, tandis que l’armée des 333 Pandavas regagnait le sien, la tête haute. Derrière suivaient Krishna et Arjuna qui conversaient. Ainsi se termina le onzième jour de la bataille. 334 LXXV. LE DOUZIÈME JOUR La tentative pour capturer vivant Yudhishthira avait échoué et Drona s’entretint avec Duryodhana à ce sujet. ‘’Il est clair que nos efforts pour capturer Yudhishthira resteront infructueux aussi longtemps qu’Arjuna sera tout proche. Ce n’est pas un manque de volonté de ma part. Si par un stratagème, nous pouvions attirer Arjuna dans une autre partie du champ de bataille, je pourrais alors transpercer les défenses des Pandavas et capturer Yudhishthira. Je jure de le capturer et de vous le livrer, s’il ne s’enfuit pas du champ de bataille en renonçant à son honneur et si c’était le cas, nous serions aussi gagnants, n’est-ce pas ?’’ Le chef des Trigartadesas qui entendit Drona en discuta avec ses frères et ils ourdirent un plan. Ils décidèrent de prêter le serment des samsaptakas et de défier Arjuna au combat, à l’écart de Yudhishthira. En conséquence, ils réunirent une force importante et s’accroupirent autour du feu sacré, puis ils s’acquittèrent de leurs offrandes funéraires au cours d’une cérémonie, comme s’ils étaient déjà morts et prêtèrent serment : ‘’Nous ne reviendrons pas avant d’avoir tué Dhananjaya. Si nous nous enfuyons craintivement du champ de bataille, puissions-nous être punis pour ce péché mortel !’’ Après avoir prêté ainsi serment devant le feu sacré, ils marchèrent vers le sud, car c’était la direction de la mort et ils crièrent : ‘’Oh, Arjuna !’’, en le mettant au défi de se battre. C’était un grand escadron suicide mis sur pied pour atteindre ce que Drona avait souligné être indispensable. Arjuna se tourna vers Yudhishthira et s’adressa à lui en ces termes : ‘’Ô roi, les samsaptakas m’appellent au combat et je suis tenu d’accepter ce défi que 335 Susarma et ses hommes me lancent. Je vais les anéantir, puis je reviendrai. Permettez-moi d’y aller.’’ ‘’Mon frère bien-aimé !’’, dit Yudhishthira, tu connais les intentions de Drona. N’oublie pas cela et fais tout ce que tu penses approprié. Il a promis à Duryodhana de me capturer vivant. C’est un guerrier hors pair, courageux, fort, et expert dans tous les secteurs de l’art de la guerre. Il ne connaît point la fatigue et rien n’échappe à son regard d’aigle.’’ ‘’Ô roi, voici Satyajit qui vous apportera tout son soutien’’, répondit Arjuna. ‘’Tant qu’il sera vivant à vos côtés, rien ne pourra vous arriver.’’ Arjuna demanda au prince Panchala Satyajit de monter la garde sur le flanc de Yudhishthira avant de s’éloigner comme un lion affamé pour faire face aux samsaptakas. ‘’Regarde, Krishna, les Trigartas qui baignent dans l’ivresse de leur serment, alors qu’ils savent qu’ils courent à une mort certaine. Ils exultent, anticipativement devant leur paradis qui s’approche.’’ Après avoir prononcé ces quelques mots, Arjuna s’approcha du gros contingent samsaptaka. C’était le douzième jour de la grande bataille et les combats firent rage. Au bout d’un moment, les attaques d’Arjuna commencèrent à peser et les Trigartas étaient fauchés comme des blés devant lui, mais Susarma leur rappela leur serment. ‘’Héros, nous avons prêté serment devant le feu sacré en présence de toute l’armée. Désormais, il n’est plus permis de reculer et de sombrer dans l’ignominie.’’ Les samsaptakas acclamèrent leur chef et ils affrontèrent Arjuna avec le courage sublime de leurs morts acceptées. 336 ‘’Krishna, ils sont bien résolus à combattre jusqu’au tout dernier ! Continue d’avancer’’, dit Arjuna. Conduit par Madhusudana, le char d’Arjuna virevoltait comme le char d’Indra dans la grande guerre des dieux contre les asuras. Il allait ici et là et où qu’il aille, Gandiva, le grand arc d’Arjuna semait la mort parmi les Trigartas condamnés. Le sang qui jaillissait dans leurs rangs serrés faisait penser à la floraison printanière des fleurs écarlates dans une forêt d’arbres à laque du Malabar. La lutte était épique. A un moment donné, on ne distinguait plus ni le char d’Arjuna ni son étendard sous le déluge de flèches. ‘’Tu es toujours là, Arjuna ?’’, cria Krishna. ‘’Oui !’’, répondit Arjuna et ses projectiles dispersèrent le nuage de flèches. La danse de la dissolution était en cours. Le champ de bataille était parsemé de membres coupés et de corps sans têtes et il offrait un terrible spectacle. Pendant qu’Arjuna affrontait les samsaptakas, Drona ordonna un violent assaut contre les troupes des Pandavas à l’endroit où se trouvait Yudhishthira. Yudhishthira s’en aperçut et il s’adressa au prince Panchala, Dhrishtadyumna : ‘’Drona arrive pour essayer de me capturer. Surveille sa progression avec vigilance.’’ Le fils de Drupada n’attendit pas que Drona s’approche trop près et il prit les devants pour contrer Drona. Dronacharya évita Dhrishtadyumna, sachant qu’il était destiné à mourir de ses mains, mais que sa mort n’était pas encore à l’ordre du jour et il se tourna 337 vers Drupada et son contingent. Les hommes de Drupada subirent de lourdes pertes et le sang coula à flot sur le champ de bataille. Puis, Drona reporta de nouveau son attention sur Yudhishthira. Les Pandavas tinrent bon et répondirent aux assauts de Drona par des pluies de flèches. Satyajit lança une attaque contre le char de Drona et il s’ensuivit une lutte à mort où la silhouette de Drona avait pris l’aspect lugubre et macabre de la Grande Faucheuse. Beaucoup de guerriers succombèrent, successivement. Vrika, un prince de Panchala, puis Satyajit, s’écroulèrent. Satanika, un des fils de Virata s’approcha de Drona, mais sa tête tranchée roula sur le sol avec ses boucles d’oreilles en or qui scintillaient. Ketana, un autre chef, poursuivit l’attaque, mais lui aussi périt. Puis, Vasudhana se précipita pour enrayer la progression de Drona, mais il périt également. Yudhamanyu, Satyaki, Sikhandin et Uttamaujas tentèrent à leur tour de repousser Drona, mais tous ces grands guerriers furent forcés de battre en retraite. Drona était sur le point de capturer Yudhishthira. A ce moment-là, Panchalya, un autre fils de Drupada, se rua pour arrêter l’acharya et il combattit avec l’énergie du désespoir, mais lui aussi fut mortellement blessé et il s’écroula hors de son char. Duryodhana était ravi de la tournure des événements et il dit en exultant à Karna : ‘’Karna, admire la bravoure et la vaillance de notre puissant chef de guerre ! A lui tout seul, il va dégoûter les Pandavas de la bataille. Regarde comment leur armée croule et roule sous ses coups de boutoir !’’ Karma secoua la tête. ‘’Ne versez pas dans l’excès de confiance’’, dit-il. ‘’Les Pandavas ne seront pas vaincus aussi facilement. Ils n’abandonneront jamais. 338 Les torts qu’ils ont subis sont trop grands pour être oubliés. Vous avez essayé de les empoisonner et de les tuer. Vous avez tenté de les brûler vifs. Vous les avez peinés, humiliés à l’occasion de la partie de dés et contraints à vivre en exil durant de longues années. Jamais, ils ne renonceront. D’ailleurs, regardez, leur armée s’est déjà regroupée et toutes leurs forces combinées s’attaquent à Drona. Voyez Bhima, Satyaki, Yudhamanyu, Kshatradharma, Nakula, Uttamaujas, Drupada, Virata Sikhandin, Dhrishtaketu et d’autres guerriers qui sont tous venus protéger Yudhishthira et ils mettent une terrible pression sur Drona. Nous ne devrions pas rester comme cela les bras ballants à regarder nonchalamment, alors qu’un poids aussi lourd pèse sur les épaules de l’acharya. Aussi fort qu’il est, il y a une limite à ce que lui aussi peut endurer. Même une meute de loups peut harceler et tuer un puissant éléphant. Allons-y, ne laissons pas Drona sans soutien une seule seconde de plus.’’ 339 LXXVI. LE VÉNÉRABLE ET VALEUREUX BHAGADATTA Drona multiplia les tentatives pour capturer Yudhishthira, mais il échoua. Duryodhana fit charger une importante division d’éléphants contre Bhima et Bhima se défendit depuis son char avec des flèches bien ciblées. Il décocha des flèches à têtes de croissant qui tranchèrent la bannière de Duryodhana et qui brisèrent l’arc qu’il tenait en main. Constatant la situation délicate dans laquelle se trouvait le roi, le roi de Mlechchha, Anga, marcha droit sur Bhimasena, juché sur un énorme éléphant, mais Bhima riposta par une volée de flèches qui abattirent la bête et qui tuèrent le roi de Mlechchha, ce qui entraîna l’éparpillement d’une partie des troupes des Kauravas dans la peur et la confusion. A la suite de la débandade massive des éléphants, les chevaux se mirent eux aussi à paniquer et des milliers de fantassins furent piétinés sous les pattes des éléphants et des chevaux qui s’enfuyaient éperdument. Le roi de Pragjyothisha, le vénérable et valeureux Bhagadatta vit la grande confusion qui régnait et les troupes des Kauravas qui se dispersaient, ce qui l’exaspéra. Il se dressa sur son célèbre éléphant, Supratika pour charger Bhimasena. La monstrueuse bête se rua en avant, les oreilles déployées et la trompe qui tournoyait et elle percuta le char de Bhima et chevaux et véhicule ne firent plus qu’une seule masse indescriptible, mais Bhima parvint à esquiver en sautant du char au dernier instant. L’anatomie des éléphants n’avait plus aucun secret pour lui. Il passa en dessous de la bête féroce et lui asséna des coups sur les points vitaux jusqu’à ce qu’elle en devienne folle et qu’elle se mette à tourner comme la roue d’un potier en tentant de se débarrasser de Bhima qui s’accrochait à ses pattes et qui la harcelait du dessous. Le mastodonte se baissa et saisit Bhima par la trompe et il était sur 340 le point de l’écraser, mais Vrikodara réussit à se libérer de sa prise et repassa sous la bête entre ses pattes et tout en s’agrippant à la bête, il lui faisait endurer une douleur insupportable. Bhima gagnait du temps dans l’espoir qu’un éléphant du camp des Pandavas serait amené à attaquer l’éléphant de Bhagadatta et lui permette ainsi de s’échapper, mais quand Bhima disparut à leur vue, caché entre les pattes du pachyderme, les soldats crurent que Bhima avait été tué et s’écrièrent : ‘’Bhima est mort ! L’éléphant de Bhagadatta a écrasé Bhimasena !’’ et le cri se répercuta sur tout le champ de bataille. Yudhishthira l’entendit et croyant que Bhima était mort, il poussa ses troupes pour qu’elles détruisent Bhagadatta. Le roi de Dasarna chargea Bhagadatta. Son éléphant était aussi une fameuse bête et il y eut une grande lutte entre Supratika et l’éléphant de Dasarna, mais finalement, une défense de Supratika perfora le flanc de l’éléphant de Dasarna qui s’écroula, mort. C’est à ce moment-là que Bhima quitta son ‘’refuge’’ sous Supratika et courut se mettre à l’abri et toute l’armée des Pandavas exulta, lorsqu’elle vit que Bhima était toujours en vie. Bhagadatta était maintenant attaqué de toutes parts, mais il ne perdit pas courage. Resplendissant sur son éléphant, il étincelait comme un feu de forêt sur une colline et ignorant superbement ses ennemis qui l’encerclaient, il lança son éléphant sur le char de Satyaki. L’éléphant saisit le char à l’aide de sa grande trompe et menaça de le projeter au sol et Satyaki sauta en bas juste à temps pour se sauver. Son conducteur fit la démonstration d’une grande agilité et d’une fantastique habilité et parvint à sauver et le véhicule et les chevaux et après avoir repris le contrôle du char, il récupéra Satyaki. L’éléphant de Bhagadatta provoquait d’énormes dégâts dans l’armée des Pandavas et semait la terreur sur son passage en tuant les guerriers à la pelle. 341 Bhagadatta se tenait sur son dos, tel Indra montant Airavata, quand il combattit les asuras. Les oreilles claquant de colère et la trompe tendue vers l’avant, le pachyderme piétina une kyrielle de chevaux, de chars et de soldats et semait la destruction dans toute l’armée des Pandavas. Tous les projectiles lancés contre lui semblaient seulement accroître encore sa fureur. Bhimasena récupéra un char et repartit à l’offensive contre Bhagadatta. La bête projeta alors violemment une pluie de mucus, ce qui aveugla les chevaux de Bhima qui partirent en tous sens et son conducteur fut dans l’incapacité de les maîtriser. Un grand nuage de poussière montait du champ de bataille, là où les combats contre le mastodonte faisaient rage. Arjuna s’en aperçut tout en combattant les samsaptakas et entendit aussi le tumulte provoqué par l’éléphant de Bhagadatta. Il craignit que les choses ne tournent mal et dit à Krishna : ‘’Madhusudana, j’entends les barrissements furieux de Supratika, l’éléphant de Bhagadatta. Ce roi de Pragiyotisha est redoutable avec son éléphant et il n’a pas d’égal dans ce genre de combats. Il est certain de vaincre et de semer la déroute chez nos hommes. Nous devons immédiatement nous rendre sur place pour sauver la situation. Nous avons suffisamment châtié ces samsaptakas. Conduis-moi là où Drona est aux prises avec Yudhishthira.’’ Krishna dirigea alors le char vers le front principal, mais Susarma et ses frères coururent derrière leur char et crièrent ‘’Arrêtez, arrêtez !’’, tout en faisant pleuvoir leurs projectiles sur le char d’Arjuna. L’esprit d’Arjuna était partagé. ‘’Susarma me défie ici au combat et je déteste décliner ce genre d’invitation, mais là-bas, au nord, les rangs de notre armée semblent brisés et nos hommes ont besoin d’un soutien immédiat…’’ 342 Tandis qu’Arjuna réfléchissait ainsi, une javeline frôla Arjuna et une autre, Janardana. Arjuna s’empourpra alors et décocha une volée de flèches qui contraignirent Susarma et ses hommes à battre en retraite. Ils ne perdirent plus de temps et filèrent, là où Bhagadatta semait la terreur. Dès qu’elles aperçurent le char d’Arjuna, les troupes des Pandavas se reformèrent et aussitôt qu’Arjuna s’approcha de Bhagadatta, Bhagadatta attaqua Arjuna sur Supratika, mais Vasudeva évita la collision et le choc, chaque fois que la bête chargea. Bhagadatta faisait pleuvoir ses projectiles sur Arjuna et Krishna, mais les flèches d’Arjuna transpercèrent l’armure de l’éléphant et commencèrent à chatouiller la bête. Bhagadatta se rendit compte que son éléphant ne pourrait pas résister longtemps à ce régime et il visa Krishna à l’aide d’une javeline. Arjuna l’intercepta et la brisa en deux. Bhagadatta lança alors une seconde javeline qui vint frapper le casque de Dhananjaya. Après avoir réajusté son casque, Arjuna reprit son arc et s’écria : ‘’Bhagadatta, regarde le monde une dernière fois et prépare-toi à mourir !’’. Bhagadatta était un vétéran d’un âge très respectable. Sa crinière argentée et les rides de son noble visage lui donnaient un aspect léonin intrépide. En fait, il était déjà si âgé qu’il avait noué un bandeau autour de son front pour ne pas que ses paupières tombantes ne gênent trop sa vision. Bhagadatta était aussi renommé pour sa bravoure que pour la pureté de son caractère et de sa conduite et parmi les guerriers de son époque, c’était l’un des plus illustres et les hommes lui avaient attribué le titre d’ « ami d’Indra », en reconnaissance de sa grandeur. ‘’Regarde le monde une dernière fois !’’, cria Arjuna, et ses flèches brisèrent son arc, son carquois et fracassèrent les jointures de son armure. 343 A cette époque, tous les guerriers portaient une lourde armure et les kshatriyas étudiaient particulièrement les secrets de leurs points faibles, comme les jointures et les parties mobiles. Ceci constituait une partie importante de leur formation militaire. Dépossédé de toutes ses armes, Bhagadatta lança alors l’aiguillon à l’aide duquel il dirigeait son éléphant sur Arjuna avec une précision mortelle et chargé avec le mantra de Vishnu. Celui-ci aurait tué net Arjuna, si Krishna ne s’était pas interposé et ne s’était pas présenté comme cible pour le missile. Il vint se loger dans Sa poitrine, pareil à un collier de choix. Chargé du mantra de Vishnu, il ne pouvait nuire à Vishnu et devint comme une guirlande autour du cou du Seigneur. ‘’Janardana, comment se fait-il que Tu Te sois présenté comme cible pour le missile de l’ennemi ? Tu avais dit que Tu Te contenterais du rôle de conducteur et que Tu me laisserais tous les combats. Comment as-Tu pu faire cela ?’’, protesta Arjuna. ‘’Bien-aimé Arjuna, tu ne comprends pas ! Ce projectile t’aurait tué, s’il t’avait touché et de plus, il m’appartient en propre et il est retourné à son légitime propriétaire’ ’, dit Krishna en riant. Partha décocha alors une flèche qui transperça la tête du pachyderme, comme un serpent pénètre dans une fourmilière. Bhagadatta tenta bien de pousser l’éléphant vers l’avant, mais il demeura immobile et son ordre fut ignoré, comme les paroles d’un homme qui a perdu toutes ses richesses sont ignorées par sa femme. L’éléphant demeura immobile, comme une colline pendant un moment, puis s’effondra brusquement et rendit l’âme en plantant ses défenses dans la terre avec un ultime barrissement agonisant. 344 Arjuna était assez chagriné par la mort du noble animal et de ne pas avoir été en mesure de tuer Bhagadatta sans tuer sa monture. Une flèche d’Arjuna arracha le bandeau qui aidait le vieux roi à bien voir, suivie bientôt par une autre à tête de croissant qui lui transperça la poitrine et Bhagadatta s’effondra à son tour, tel un grand arbre victime de la tempête, et les troupes des Kauravas se dispersèrent dans la confusion totale. Les frères de Sakuni, Vrisha et Achala, firent de leur mieux pour s’opposer à Arjuna et l’attaquèrent conjointement par l’avant et par l’arrière, mais leurs chars furent rapidement réduits en pièces et tous les deux périrent. Ils se ressemblaient fort et ils avaient la même apparence noble. Les corps de ces deux vaillants héros qui n’avaient pas fui contrairement au reste brillaient avec un éclat étrange et la colère de Sakuni explosa, lorsqu’il vit ses frères courageux et incomparables qui gisaient morts sur le champ de bataille. Il attaqua farouchement Arjuna en utilisant tous ses subterfuges, ce en quoi il excellait, mais Arjuna déjoua toutes ses manœuvres et Sakuni dut quitter précipitamment le champ de bataille aussi vite que ses chevaux le lui permettaient. Les troupes des Pandavas continuèrent à malmener l’armée de Drona et provoquèrent de gros dégâts jusqu’au coucher du soleil. Drona donna alors des ordres pour interrompre les combats et les troupes des Kauravas qui avaient subi de lourdes pertes se retirèrent dans leur campement, en proie au désarroi et au découragement. Dans l’autre camp, le moral des troupes des Pandavas était au zénith et les guerriers se rassemblèrent autour des feux pour discuter joyeusement et louer Arjuna et les autres héros qui les avaient conduits à la victoire. 345 LXXVII. ABHIMANYU Le lendemain matin, Duryodhana s’approcha de Dronacharya, particulièrement amer et en colère, et après l’avoir salué comme de coutume, il s’adressa à lui en ces termes en présence de nombre de ses généraux : ‘’Vénérable brahmane, Yudhishthira était tout à fait à votre portée hier et si vous aviez réellement voulu le capturer, personne n’aurait pu vous en empêcher. Mais vous ne l’avez pas fait et pour moi, les évènements d’hier restent inexplicables. Je n’arrive pas à comprendre ce qui vous empêche de mettre à exécution la promesse que vous m’avez faite. En vérité, les grands hommes sont bel et bien insaisissables…’’ Dronacharya se sentit piqué et blessé par cette insinuation insultante. ‘’Duryodhana’’, dit-il, ‘’je manifeste et je déploie pour vous toute la force et toute l’habileté qui sont les miennes. Vous entretenez des pensées qui sont indignes d’un roi. Aussi longtemps qu’Arjuna sera présent pour soutenir Yudhishthira, nous ne pourrons pas le capturer, je vous l’ai déjà dit. Ce n’est que si nous réussissons à éloigner Arjuna du champ de bataille que nous pouvons espérer exécuter le plan que vous désirez et je m’évertue à trouver les solutions pour atteindre cet objectif.’’ Drona parvint ainsi difficilement à maîtriser sa juste col ère et à réconforter quelque peu Duryodhana dans son désarroi. Le treizième jour, les samsaptakas défièrent à nouveau Arjuna et il se dirigea donc là où ils étaient disposés en ordre de bataille au sud du front principal. Les combats que les samsaptakas et qu’Arjuna se livrèrent furent les plus acharnés jusqu’à ce jour. 346 Quand Dhananjaya s’éloigna du front principal pour livrer bataille aux samsaptakas, Drona redéploya son armée dans la formation du lotus et attaqua Yudhishthira. Bhima, Satyaki, Chekitana, Dhrishtadyumna, Kuntibhoja, Drupada, Ghatotkacha, Yudhamanyu, Sikhandin, Uttamaujas, Virata, les Kekayas, Srinjayas et beaucoup d’autres s’opposèrent à lui, mais la violence de l’offensive de Drona était telle qu’elle semblait paralyser et annihiler leur résistance. Abhimanyu, le fils d’Arjuna et de Subhadra était encore un adolescent, mais il était déjà reconnu comme un homme d’armes formidable et l’égal même de son père et de son oncle au combat. Yudhishthira appela Abhimanyu et lui dit : ‘’Cher fils, Dronacharya est en train de malmener durement notre armée. Arjuna n’est pas là et si nous devions connaître la défaite en son absence, il en serait peiné au-delà de toute mesure. Aucun d’entre nous n’a pu briser le dispositif de Drona. Tu sais que tu en es capable et personne d’autre. Je te demande de t’acquitter de cette tâche.’’ ‘’Je peux certainement y arriver’’, répondit Abhimanyu. ‘’Mon père m’a appris comment m’infiltrer dans un tel dispositif et je pourrai sûrement y parvenir, mais si après avoir forcé le passage, il deviendrait malheureusement nécessaire pour moi de ressortir, je risque de ne pas pouvoir le faire, n’ayant pas encore été instruit dans l’art d’une telle manœuvre.’’ ‘’Vaillant garçon, brise le dispositif et ouvre une brèche pour nous. Nous te suivrons directement. Nous serons avec toi pour faire face à n’importe quel danger et il n’y a pas lieu de t’inquiéter pour la suite.’’ Bhimasena acquiesça à la proposition de Yudhishthira : ‘’Je te suivrai directement et je m’infiltrerai aussi, une fois que tu auras réussi à briser le 347 dispositif de l’ennemi. Et après moi suivront Dhrishtadyumna, Satyaki, les Panchalas, les Kekayas et les forces de Matsyadesa. Tu n’auras qu’à simplement briser le dispositif, comme toi seul peux le faire, et nous nous occuperons du reste et nous écraserons l’armée des Kauravas.’’ Abhimanyu songea à son père et à Krishna, et se sentant grandement encouragé par les paroles de Bhimasena et de Yudhishthira et poussé par sa propre nature courageuse, il se résolut à entreprendre l’aventure. ‘’J’honorerai mon père et mon oncle’’, dit-il avec enthousiasme. ‘’Puisse ta vaillance s’accroître encore !’’, dit Yudhisthira et il bénit le jeune homme. ‘’Sumitra ! Tu vois l’étendard de Drona, là-bas ? Fonce droit dessus !’’, dit Abhimanyu à son conducteur. ‘’Plus vite, plus vite !’’, lui cria Abhimanyu, alors qu’ils fonçaient déjà. ‘’Que les dieux nous protègent !’’, dit le conducteur du char. ‘’Yudhishthira a mis un poids énorme sur vos jeunes épaules. Réfléchissez bien avant de forcer le dispositif de Drona. L’acharya est sans égal en termes d’habileté et d’expérience, tandis que vous, même si vous êtes d’une valeur égale, vous n’avez pas toutes ces longues années derrière vous...’’ Abhimanyu sourit et répondit : ‘’Mon ami ! Ne suis-je pas le neveu de Krishna et le fils d’Arjuna ? Qui d’autre possède un tel avantage ? Ces ennemis n’ont pas le quart de ma force. Rapproche-toi vite de Drona et n’hésite pas !’’ Le conducteur du char obéit. 348 Alors que le char doré auquel étaient attelés de splendides jeunes coursiers s’approchait à bride abattue, les soldats de l’armée des Kauravas s’écrièrent : ‘’Abhimanyu arrive ! Abhimanyu arrive !’’ Et les Pandavas suivaient de très près Abhimanyu. Les guerriers Kauravas étaient troublés. ‘’Sa bravoure et sa vaillance dépassent encore celle d’Arjuna !’’, songèrent-ils et ils commençaient déjà à perdre courage. Abhimanyu se précipita comme un jeune lion sur un troupeau d’éléphants et des vagues se formèrent dans les rangs des Kauravas qui plièrent sous cet assaut frontal, avant de rompre brutalement sous le regard même de Drona. Abhimanyu avait brisé son dispositif et avait réussi à s’infiltrer. Mais la brèche se referma tout aussitôt avec le soutien de Jayadratha, le roi des Sindhus, avant même que les autres guerriers Pandavas ne puissent le suivre conformément au plan - et Abhimanyu était donc tout seul ! Les guerriers des Kauravas s’opposèrent à lui, mais ils tombèrent comme des mouches, les uns après les autres. Les flèches d’Abhimanyu cherchaient les points faibles dans leurs armures et les corps des soldats jonchèrent bientôt le champ de bataille. Partout étaient éparpillés des arcs, des flèches, des épées, des boucliers, des javelines, des haches, des masses, des lances, des cravaches, des conques, ainsi que des têtes et des membres coupés de guerriers morts… Constatant les dégâts, Duryodhana piqua une énorme colère et se précipita lui-même pour contrer le jeune guerrier, mais Drona s’étant aperçu que le roi en personne avait engagé la lutte contre Abhimanyu, devint nerveux et envoya quelques vieux durs à cuire pour protéger Duryodhana et c’est avec toutes les peines du monde qu’ils parvinrent à arracher le roi au jeune héros 349 qui vraiment déçu par le sauvetage de Duryodhana passa toute sa frustration sur les guerriers venus le secourir et les mit en fuite. Alors, faisant fi de tout sentiment de honte et de chevalerie, un groupe de vétérans aguerris procéda à une attaque combinée et simultanée sur le jeune héros qui était seul et cerné de toutes parts par ses ennemis. Mais à l’image d’un roc entouré de tous côtés par la marée montante, le fils d’Arjuna tint bon et résista à ce multiple et unique assaut. Drona, Aswatthama, Kripa, Karna, Sakuni, Salya et beaucoup d’autres grands guerriers équipés de toutes leurs armes, déferlèrent dans leurs chars sur le jeune héros et furent repoussés et mis en déroute. Asmaka lança son char à toute allure contre celui d’Abhimanyu, mais celui-ci disposa de lui en deux temps et trois mouvements. L’armure de Karna fut perforée et Salya fut sérieusement blessé et demeurait assis, totalement incapable de bouger dans son char. Très en colère, le frère de Salya vint lui porter secours pour venger sa disgrâce, mais il tomba au combat et son char fut pulvérisé. C’est ainsi qu’Abhimanyu, seul et sans soutien, s’opposa à une kyrielle de guerriers chevronnés et fit la démonstration de toute l’habileté dans l’usage des armes qu’il avait apprise de son illustre père et de Vasudeva, son oncle. Sous le charme de ce phénomène, les yeux de Dronacharya se remplirent de larmes d’admiration affectueuse. ‘’Y a-t-il jamais eu un combattant de la trempe de ce garçon, Abhimanyu ?’’, s’exclama-t-il en direction de Kripa et à portée d’oreilles de Duryodhana qui ne put contenir sa colère : ‘’La partialité de l’acharya à l’égard d’Arjuna l’empêche de tuer Abhimanyu !’’, hurla Duryodhana, ‘’ et il chante ses louanges au lieu de lutter contre lui. Si l’acharya avait vraiment l’intention de disposer d’Abhimanyu, lui faudrait-il autant de temps pour le faire ?’’ 350 Duryodhana se montra fréquemment soupçonneux et se plaignit de Bhishma et de Drona. Ayant entrepris une guerre qui allait à l’encontre du dharma, il était souvent amené à parler ainsi et blessait les sentiments des acharyas qui demeuraient loyaux, même en constatant sa cruauté. Duhsasana rugit de colère et s’écria : ‘’Ce gamin présomptueux va périr maintenant !’’ et il poussa son char pour attaquer Abhimanyu. Les chars d’Abhimanyu et de Duhsasana entamèrent alors un genre de ballet et la bataille fit rage pendant longtemps et finalement, Duhsasana fut assommé dans son char et son conducteur parvint juste à temps à l’éloigner du champ de bataille, sauvant ainsi la vie de Duhsasana. Karna attaqua alors Abhimanyu et le harcela à l’aide de ses projectiles, mais une flèche d’Abhimanyu brisa l’arc de Karna et le jeune guerrier poussa Karna dans ses derniers retranchements et l’obligea à fuir. Les troupes des Kauravas qui assistèrent à cette passe d’armes étaient totalement démoralisées. L’armée baignait dans la confusion totale et les hommes s’éparpillèrent dans toutes les directions, malgré les remontrances de Drona et Abhimanyu anéantit tous ceux qui passaient à sa portée, comme un feu détruit une jungle desséchée en été. 351 LXXVIII. LA MORT D’ABHIMANYU Se conformant à leur plan, les Pandavas suivaient de près Abhimanyu, lorsqu’il perça le dispositif des Kauravas, mais le beau-fils de Dhritarashtra, Jayadratha, le vaillant roi des Sindhus, se rua sur les Pandavas avec toutes ses troupes et réussit à colmater la brèche juste avant que les Pandavas ne s’y engouffrent. Yudhishthira lança une javeline qui brisa l’arc de Jayadratha, mais Jayadratha s’empara immédiatement d’un autre arc et riposta. Les flèches de Bhimasena s’avérèrent fatales pour le toit de son char et la hampe de son étendard, mais le roi des Sindhus était habile et parvint à se réarmer, chaque fois que ses armes étaient mises hors d’état de nuire et réussit à tuer les chevaux du char de Bhima qui fut contraint de se réfugier dans le char de Satyaki et c’est ainsi que le valeureux et pugnace roi parvint à stopper l’élan des Pandavas et à les empêcher de suivre Abhimanyu. Le jeune héros était donc isolé et cerné par l’armée des Kauravas. Le fils de Subhadra ne se démonta pas pour autant. Il s’en prit à tous les guerriers qui l’entouraient et les pourfendit. Comme des rivières qui se perdaient dans la mer, les soldats qui l’attaquaient disparaissaient sous ses flèches. L’armée des Kauravas tanguait sous les assauts d’Abhimanyu et le fils de Duryodhana, Lakshmana, un jeune guerrier courageux, lança alors son char contre Abhimanyu. Quand ils s’en aperçurent, des soldats qui battaient en retraite revinrent soutenir Lakshmana et firent pleuvoir leurs flèches sur Abhimanyu, mais le fils d’Arjuna n’en avait cure et avec une flèche bien ciblée, il transperça Lakshmana. Le beau jeune homme gisait désormais sur le champ de bataille et les guerriers Kauravas étaient remplis de tristesse. ‘’Qu’Abhimanyu aille en enfer !’’, hurla Duryodhana et les six grands guerriers, Drona, Kripa, Karna, Aswatthama, Brihatbala et Kritavarma encerclèrent Abhimanyu. 352 ‘’Il est impossible de transpercer son armure !’’, dit Drona à Karna. ‘’Vise les rênes de ses chevaux et tranche-les. Immobilise-le ainsi et attaque-le par l’arrière.’’ C’est ce que fit le fils de Surya. L’arc d’Abhimanyu fut brisé et ses chevaux et son conducteur de char furent tués. Immobilisé, le jeune guerrier était à présent debout sur le champ de bataille avec son épée et son bouclier et il faisait face à ses ennemis. Intrépide comme le kshatriyadharma incarné, il éblouissait les guerriers à l’entour. Ainsi, en faisant tournoyer son épée, il tenait tête à la masse des guerriers qui l’encerclaient avec une adresse confondante et il leur semblait que ses pieds ne touchaient plus terre et que des ailes le portaient. Drona envoya un projectile qui brisa l’épée d’Abhimanyu et les flèches acérées de Karna réduisirent en miettes son bouclier. Alors, Abhimanyu se baissa et après avoir saisi une des roues du char, il la fit tournoyer comme un disque et fit face à tous les ennemis qui l’encerclaient. La poussière de la roue du char le recouvrait et sublimait la beauté naturelle du jeune héros qui luttait comme un second Vishnu avec son disque. Néanmoins, assez rapidement, l’assaut combiné de tous les guerriers qui l’encerclaient le fit suffoquer et la roue du char fut pulvérisée. Le fils de Duhsasana s’approcha de lui pour un ultime combat. Tous les deux chutèrent lourdement, mais le fils de Duhsasana se releva le premier et pendant qu’Abhimanyu en faisait autant, il le frappa à l’aide de sa masse et le tua. ‘’C’est ainsi que le fils de Subhadra, après avoir fait des ravages à lui tout seul dans l’armée des Kauravas, fut submergé par le nombre et cruellement tué’’, dit Sanjaya à Dhritarashtra. ‘’Et après l’avoir ainsi tué, vos sbires ont dansé autour de son cadavre, comme des chasseurs exultant au-dessus de 353 leur proie. Tous les hommes de bien de l’armée étaient chagrinés et versèrent des larmes et même les oiseaux de proie qui tournoyaient dans le ciel poussaient des cris qui ressemblaient à des lamentations.’’ Alors que le bruit des conques et que les cris de victoire se faisaient partout entendre dans l’armée des Kauravas, Yuyutsu, le fils de Dhritarashtra n’approuvait pas du tout ceci : ‘’Quelle ignominie !’’, s’écria-t-il avec colère. ‘’Soldats, vous avez oublié votre code de conduite ! Vous devriez être honteux et à la place, vous lancez des cris de victoire impudents et imprudents ! Après avoir commis un acte aussi vil, vous vous délectez d’une joie stupide, aveugles que vous êtes face au danger qui est imminent !’’ Après avoir prononcé ces paroles, Yuyutsu jeta les armes, dégoûté, et il quitta le champ de bataille. Ce jeune fils de Dhritarashtra redoutait le péché. Ses paroles ne firent pas plaisir aux oreilles des Kauravas, mais c’était un homme bon qui disait ce qu’il pensait. 354 LXXIX. LE CHAGRIN D’UN PÈRE Yudhishthira était plongé dans le chagrin. ‘’Il a gagné le sommeil duquel on ne se réveille jamais, lui qui au combat a terrassé Drona, Aswatthama et Duryodhana et qui ressemblait à un brasier destructeur pour les forces ennemies. Ô, toi le guerrier qui a mis en fuite Duhsasana, es-tu réellement mort ? Pourquoi alors continuer à se battre ? Qu’y a-t-il à gagner ? Pourquoi vouloir un royaume, maintenant ? Quelles paroles de réconfort pourrai-je bien prodiguer à Arjuna ? Et que dirai-je à Subhadra ? Comment pourraisje leur dire de si vaines et inutiles paroles de consolation ? L’ambition détruit réellement la compréhension des hommes. Dans mon désir de vaincre, j’ai poussé sur le front du champ de bataille un garçon qui avait encore toute une vie d’amour et de joie devant lui. Il n’y a pas deux crétins comme moi dans le monde. J’ai tué le fils bien-aimé d’Arjuna au lieu de le protéger en l’absence de son père.’’ C’est ainsi que Yudhishthira se morfondait dans sa tente entouré par quelques guerriers silencieux qui songeaient tristement à la bravoure du jeune héros et à sa mort cruelle. Vyasa avait pris l’habitude de venir réconforter les Pandavas, chaque fois qu’une grande peine les affligeait. Il était leur maître et leur parent. Ainsi apparut-il devant Yudhishthira et le sage fut reçu avec tous les honneurs qui lui étaient dus. ‘’Tu es un homme avisé’’, dit Vyasa, ‘’et il ne convient pas que tu te laisses aspirer par le chagrin de cette manière. Puisque tu connais la nature de la mort, il n’est pas approprié que tu te lamentes ainsi comme une personne inculte.’’ Vyasa entreprit de réconforter le malheureux Dharmaputra. ‘’Quand Brahma créa les êtres vivants, il commença à être inquiet. ‘’Toutes ces vies vont se multiplier et leur nombre dépassera vite la capacité de la 355 Terre et il ne semble y avoir aucun moyen pour gérer cela.’’ Cette pensée de Brahma se mua en une flamme qui grandit et qui s’étendit de plus en plus au point de menacer de détruire immédiatement toute la création. Rudra plaida alors pour qu’il apaise ce feu destructeur. Brahma contrôla l’immense feu et l’assujettit en une loi maintenant connue sous le nom de mort parmi les mortels. Cette loi du Créateur assume des formes multiples, comme les guerres, les maladies et les accidents et elle préserve l’équilibre entre les naissances et les morts. La mort est donc une loi inévitable de l’existence et elle est ordonnée pour le bien du monde. Il n’est pas sage de se montrer impatient avec elle ni de pleurer exagérément ceux qui meurent. Il n’y a aucune raison de plaindre ceux qui passent dans l’au-delà. En fait, nous pourrions même avoir des raisons de plaindre ceux qui restent.’’ Après avoir prononcé ces quelques paroles de réconfort, Vyasa se retira. Dhananjaya et Krishna retournaient au campement après avoir vaincu et tué les samsaptakas. ‘’Krishna, je ne sais pas pourquoi’’, dit-Arjuna, ‘’mais je ne suis pas tranquille. J’ai la bouche sèche et mon cœur est troublé par un pressentiment de perte. Je me demande si quelque calamité n’est pas advenue à Yudhishthira. Quelque chose me rend nerveux, Krishna.’’ ‘’Tu ne dois pas t’inquiéter au sujet de Yudhishthira’’, répondit Krishna. ‘’Lui et tes autres frères sont sains et saufs.’’ Ils firent halte en chemin pour la prière du soir et après être remontés dans leur char, ils reprirent la direction du campement et en s’en rapprochant, la prémonition de calamité d’Arjuna s’intensifia. 356 ‘’Janardana, on n’entend pas la musique habituelle dans le camp. Et les soldats qui m’aperçoivent baissent la tête et ils évitent mon regard. Quel comportement étrange de leur part ! Ô Madhava, j’ai des craintes. Es-Tu bien sûr que mes frères sont sains et saufs ? Et comment se fait-il qu’Abhimanyu ne vienne pas à notre rencontre avec ses frères aujourd’hui, comme à son habitude?’’ Ils arrivèrent au campement. ‘’Pourquoi avez-vous tous l’air si tristes ? Et je n’aperçois pas Abhimanyu. Comment se fait-il que je ne voie personne qui sourit ? Si j’ai bien compris, Drona a déployé son armée dans la formation du lotus et aucun d’entre vous n’a su briser son dispositif, pour autant que je sache. Abhimanyu a-t-il forcé le passage ? Si c’est le cas, alors il est mort, car je n’ai pas encore pu lui enseigner comment sortir d’une telle situation. A-t-il été tué ?’’ Le silence morose et les regards baissés qui n’osaient pas rencontrer le sien ayant confirmé ses pires craintes, le père affligé au cœur brisé se perdit dans des lamentations : ‘’Hélas ! Mon cher enfant est-il devenu l’hôte de Yama ? Yudhishthira, Bhimasena, Dhrishtadyumna, Satyaki ! Comment avez-vous pu permettre au fils de Subhadra d’être tué par l’ennemi ? Hélas ! Comment pourrai-je jamais consoler Subhadra ? Et que dirai-je à Draupadi ? Et quel réconfort pourrai-je bien apporter à Uttara ?’’ Vasudeva parla à son ami accablé par le chagrin : ‘’Bien-aimé Arjuna’’, dit-Il. ‘’Ne te laisse pas emporter comme cela par le chagrin. En tant que kshatriyas, nous devons vivre et mourir par l’entremise des armes. La mort est toujours la compagne de ceux qui prennent les armes et qui vont combattre, déterminés à ne pas reculer. Les guerriers doivent toujours être prêts à 357 mourir jeunes. Le jeune Abhimanyu a gagné les régions célestes que les vétérans aspirent à rejoindre dans la bataille. La fin d’Abhimanyu est le but prescrit et tant désiré par tous les kshatriyas. Si tu te laisses emporter par le chagrin d’une manière excessive, alors tes frères et les autres rois perdront courage. Cesse donc de pleurer et réinsuffle du courage et de la force d’âme dans les cœurs d’autrui.’’ Arjuna souhaita qu’on lui raconte toute l’histoire de la fin de son fils courageux et Yudhishthira s’exécuta : ‘’J’ai poussé Abhimanyu à briser la formation de l’ennemi, car je savais que lui seul pouvait le faire parmi nous. ‘’Brise le dispositif ennemi et nous suivrons immédiatement derrière. Une telle prouesse réjouira les cœurs de ton père et de ton oncle’’, ai-je dit. Le jeune héros a brisé le dispositif de l’ennemi et s’est immiscé au sein de leur formation et nous le suivions, conformément au plan. Mais à ce moment-là, Jayadratha est arrivé et il a pu nous stopper. Il a refermé la brèche et nous avons été dans l’incapacité de suivre Abhimanyu. Et alors – quelle honte pour les kshatriyas qui ont pu faire cela – profitant de son isolement, une meute de redoutables guerriers l’ont cerné et l’ont sauvagement tué.’’ Après avoir entendu toute l’histoire, Arjuna fut de nouveau submergé par le chagrin et il s’évanouit. Il retrouva rapidement ses esprits et il fit cette promesse : ‘’Demain, avant le coucher du soleil, je tuerai ce Jayadratha qui a provoqué la mort de mon fils. Et si Drona et Kripa s’interposent entre lui et moi, j’écraserai aussi ces acharyas et je les tuerai !’’ Ceci dit, il pinça la corde de son arc, Gandiva, et Krishna souffla dans sa conque, Panchajanya, et Bhima dit : ‘’Ce claquement de la corde de l’arc d’Arjuna et ce coup de conque de Krishna sont des convocations mortifères pour les fils de Dhritarashtra !’’ 358 LXXX. LE ROI DU SINDHU Des nouvelles du serment d’Arjuna parvinrent aux oreilles de l’ennemi. Des espions informèrent les alliés de Duryodhana qu’Arjuna, ayant appris que Jayadratha avait provoqué la mort d’Abhimanyu, avait fait le serment de tuer le roi du Sindhu le lendemain avant le coucher du soleil. Vriddhakshatra, l’illustre roi des Sindhus, fut béni par un fils que l’on nomma Jayadratha, mais au moment de la naissance du prince, une voix se fit entendre et dit : ‘’Ce prince acquerra beaucoup de gloire. Il atteindra les régions célestes au cours de la bataille. Un des plus grands guerriers, toutes époques confondues, le décapitera sur le champ de bataille.’’ Tous les êtres vivants doivent mourir, mais il n’y en a pas beaucoup, qu’ils soient sages ou braves, qui accueillent leur mort à bras ouverts. Vriddhakshatra fut chagriné d’entendre cette voix proclamer la mort de son fils et dans un état d’esprit perturbé, il prononça cette malédiction : ‘’Celui qui fera en sorte que la tête de mon fils roule par terre, que sa tête éclate en morceaux sur le moment même !’’ Jayadratha grandit et quand son fils atteignit l’âge adulte, Vriddhakshatra remit les rênes de l’Etat au prince et se retira dans la forêt où il passa le crépuscule de sa vie à pratiquer des austérités dans un ashram proche de la plaine qui deviendrait plus tard le champ de bataille de Kurukshetra. Quand Jayadratha fut mis au courant du serment d’Arjuna, il se rappela la prédiction concernant sa mort et il appréhenda sa fin : ‘’Maintenant, je ne souhaite plus prendre part à la bataille. Permettez-moi de rentrer dans mon pays’’, dit-il à Duryodhana. 359 ‘’Vous n’avez rien à craindre, Sindhu. Regardez tous ces guerriers chevronnés qui s’interposeront entre vous et tout péril. Karna, Chitrasena, Vivimsati, Bhurisravas, Salya, Vrishasena, Purumitra, Jaya, Bhoja, Kamboja, Sudakshina, Satyavrata, Vikarna, Durmukha, Duhsasana, Subahu, Kalinga, les princes d’Avanti, Drona, son illustre fils, Sakuni, tous ces guerriers et moi-même sont tous ici et vous ne pouvez pas être en danger car demain, toute mon armée n’aura qu’une seule tâche – vous défendre contre Arjuna. Vous ne devriez pas partir maintenant.’’ Jayadratha accepta de rester. Il se rendit auprès de Drona et l’interrogea : ‘’Maître, vous nous avez instruits, Arjuna et moi, et vous nous connaissez donc bien, tous les deux. Comment nous départageriez-vous ?’’ ‘’Mon fils, je me suis acquitté de mes devoirs, en tant qu’instructeur, et je vous ai traités tous les deux d’une manière impartiale. Mes instructions furent les mêmes pour tous les deux, mais Arjuna excelle en raison de sa discipline supérieure et de son propre entraînement. Mais ceci ne devrait pas vous décourager. Vous serez à l’abri derrière une force puissante qu’Arjuna ne pourra pas facilement contrer. Combattez conformément à la tradition de vos ancêtres. La mort touche tout le monde, les lâches comme les guerriers courageux, et le guerrier qui meurt sur le champ de bataille atteint facilement les régions célestes, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde. Renoncez à toute peur et combattez !’’ Après s’être adressé ainsi à Jayadratha, Drona songeait déjà comment il disposerait ses troupes, le lendemain. Jayadratha et son détachement se retrouvèrent à une vingtaine de kilomètres derrière le tronc principal de l’armée dans une position particulièrement bien gardée. Bhurisravas, Karna, Aswatthama, Salya, Vrishasena et Kripa étaient là-bas avec toutes leurs forces. Entre eux et l’armée des Pandavas, 360 Dronacharya avait disposé le tronc principal de l’armée des Kauravas en une formation circulaire qui était suivie et soutenue par une formation en lotus, elle-même suivie par une formation en pointe. Et derrière tout cela, se trouvait Jayadratha ! Drona avait pris la tête de la formation circulaire. Il était resplendissant avec son armure et son casque scintillant dans son grand char tiré par de magnifiques chevaux alezans et sa bannière flottait bien haut avec dessus l’autel sacrificiel et la peau de daim qui inspiraient le sacrifice ultime et la bravoure aux Kauravas. Duryodhana vit comment toute l’armée était déployée et sa confiance fut restaurée. Avec une force constituée de mille chars armés, d’une centaine d’éléphants, de trois mille cavaliers, de dix mille fantassins et de mille cinq cents archers, Durmarshana, l’un des fils de Dhritarashtra, s’avança devant l’armée principale, souffla dans sa conque et défia Arjuna : ‘’Où se trouve Dhananjaya dont la vaillance est tant vantée par les hommes ? Qu’il s’avance donc, et comme un pot de terre contre un pot de fer, qu’il se brise en morceaux devant les yeux de tous les guerriers !’’ Arjuna arrêta son char à une portée d’arc et en guise de réponse, il souffla dans sa conque. Alors, des conques résonnèrent partout dans l’armée des Kauravas. ‘’Kesava, rapproche-toi de Durmarshana’’, dit Arjuna. ‘’Nous allons transpercer les rangs des éléphants.’’ L’armée de Durmarshana fut battue à plates coutures. Comme des nuages chassés par la tempête, les forces des Kauravas se dispersèrent et fuirent dans toutes les directions. Duhsasana assista à cette déroute et sa colère fusa. A la tête d’une immense horde d’éléphants, il encercla Arjuna. Duhsasana était un homme très vicieux, mais il était aussi très courageux. Il se 361 battit furieusement et le champ de bataille était parsemé de cadavres. Mais au bout du compte, vaincu, il dut battre en retraite et il alla réintégrer le noyau principal de l’armée. Le char d’Arjuna continua de progresser rapidement et il arriva à la hauteur de Drona. ‘’Ô, illustre acharya, je déplore la perte de mon fils et je suis venu pour une juste vengeance sur le roi du Sindhu et je sollicite vos bénédictions pour l’accomplissement de mon vœu’’, dit Arjuna à l’acharya. Drona sourit et dit : ‘’Arjuna, il te faudra d’abord combattre contre moi et me vaincre avant de pouvoir atteindre Jayadratha.’’ Et il décocha une pluie de flèches sur le char d’Arjuna. Arjuna répliqua avec ses propres flèches, mais l’acharya les évita facilement et décocha des flèches enflammées qui touchèrent Krishna et Arjuna. Arjuna décida alors de briser l’arc de Drona, mais alors même qu’il tendait la corde de son arc, Gandiva, dans cette optique, une flèche bien ciblée de Drona coupa la corde de son arc ! L’acharya, qui souriait toujours, continua à faire pleuvoir un déluge de flèches sur Arjuna, sur ses chevaux et sur son char. Arjuna riposta de son mieux, mais l’orage était tel que les flèches de l’acharya plongèrent bientôt Arjuna et son char dans les ténèbres. Krishna comprit que les choses ne se déroulaient pas comme il le fallait et il dit : ‘’Arjuna, ne gaspillons pas notre temps et continuons à avancer. Il est inutile et vain de lutter contre ce brahmane qui ne semble pas connaître la fatigue’’ et Krishna conduisit le char d’Arjuna sur la gauche de l’acharya et continua sa progression. ‘’Arrêtez ! Vous ne pouvez pas continuer à avancer sans avoir vaincu votre ennemi !’’ 362 ‘’Vous êtes mon guru, pas mon ennemi, acharya ! Je suis comme un fils pour vous. Il n’y a personne au monde qui puisse vous vaincre’’, dit Arjuna et ils continuèrent à avancer rapidement en ignorant Drona. Ensuite, Arjuna perfora l’armée de Bhoja. Kritavarma et Sudakshina qui tentèrent de lui barrer le passage furent vaincus. Srutayudha tenta lui aussi d’enrayer la progression d’Arjuna et il y eut un combat intense dans lequel Srutayudha perdit ses chevaux et il lança sa masse en direction de Krishna. Sa mère avait reçu cette masse à la suite d’austérités qu’elle avait faites, mais la condition qui était liée à la bénédiction opéra et la masse rebondit et retourna à l’expéditeur comme un boomerang pour frapper à mort Srutayudha. Parnasa avait pratiqué des austérités qui avaient plu à Varuna et elle avait obtenu du dieu la bénédiction que son fils, Srutayudha, ne puisse être tué par aucun ennemi. ‘’Je ferai don à ton fils d’une arme divine qu’il pourra utiliser dans tous ses combats. Aucun ennemi ne sera en mesure de le vaincre ou de le tuer. Mais il ne devrait pas utiliser cette arme contre quelqu’un qui ne combat pas. S’il le fait, l’arme agira avec un effet boomerang et elle le tuera.’’ Après avoir prononcé ces paroles, le dieu Varuna lui remit la masse. Mais Srutayudha, dans son combat contre Arjuna, négligea l’injonction et lança sa masse en direction de Krishna qui ne combattait pas et qui ne faisait que conduire le char d’Arjuna. En conséquence, le projectile vint frapper la poitrine de Janardana avant de rebondir avec autant de force sur Srutayudha et comme un démon qui se retourne funestement contre le magicien qui commet une erreur en prononçant le sortilège qui le maintient sous sa coupe, il frappa Srutayudha qui s’effondra sur le champ de bataille, comme un arbre abattu par la tempête. 363 Ensuite, le roi de Kamboja lança ses troupes contre Arjuna et après une lutte intense, lui aussi vint s’ajouter au nombre des victimes qui jonchaient déjà le champ de bataille. Après avoir observé que ces deux puissants guerriers, Srutayudha et le roi de Kamboja, avaient péri, les troupes des Kauravas étaient au bord de la débandade. Srutayu et son frère, Asrutayu, attaquèrent alors conjointement Arjuna de chaque côté pour tenter de sauver la situation et ils le harcelèrent de toutes leurs forces. A un moment donné, Arjuna s’appuya contre le mat de sa bannière, un peu sonné par tous les coups qu’il recevait, mais Krishna l’exhorta à se ressaisir et Arjuna reprit le combat et finit par venir à bout des deux frères et de leurs deux fils qui avaient repris le flambeau. Arjuna continua sa marche en avant et après avoir tué beaucoup d’autres guerriers, il parvint enfin à s’approcher de Jayadratha. 364 LXXXI. L’ARMURE MAGIQUE En entendant Sanjaya narrer le succès d’Arjuna, Dhritarashtra s’exclama : ‘’Ô Sanjaya, quand Janardana est venu à Hastinapura pour trouver un accord, j’ai dit à Duryodhana qu’il s’agissait d’une très grande opportunité et qu’il ne devrait pas la gaspiller. Je lui ai dit de faire la paix avec ses cousins. ‘’Kesava est venu pour nous faire une faveur. Tu ne devrais pas négliger Ses conseils’’, lui ai-je dit. Mais Duryodhana ne m’a pas écouté. Les conseils que Karna et que Duhsasana lui ont prodigués lui ont paru meilleurs. Drona désapprouvait la guerre, comme Bhishma, Bhurisravas, Kripa et d’autres, mais mon fils obstiné n’a pas voulu écouter. Mû par une ambition démesurée, il s’est laissé envahir par la colère et par la haine et il a invité cette guerre calamiteuse !’’ Aux lamentations de Dhritarashtra, Sanjaya répondit : ‘’A quoi bon tous vos regrets, maintenant ? Pourquoi n’avez-vous pas empêché de jouer le fils de Kunti ? Si vous aviez agi correctement à l’époque, tous ces malheurs auraient pu être évités. Et même plus tard, si vous aviez fait preuve de fermeté et si vous vous étiez opposé à votre fils, cette catastrophe aurait encore pu être évitée. Vous saviez ce qui était mal et pourtant, vous avez fait abstraction de votre propre jugement sain et vous avez suivi les conseils stupides de Karna et de Sakuni. Kesava, Yudhishthira et Drona ne vous respectent plus comme avant. Vasudeva sait désormais que votre rectitude apparente n’est que pure hypocrisie. Les Kauravas font tout ce qu’ils peuvent en tant que guerriers, mais ils ne valent pas la force combinée d’Arjuna, de Krishna, de Satyaki et de Bhima. Duryodhana n’a pas failli. Il donne le maximum. Il n’est pas juste que vous l’accusiez maintenant lui ou ses soldats dévoués.’’ ‘’Mon cher Sanjaya, j’admets bien volontiers avoir négligé mon devoir ! Ce que tu dis est juste. Personne ne peut modifier le cours du destin. Raconte365 moi ce qui s’est passé. Raconte-moi tout, même si cela est déplaisant’’, dit le vieux roi rongé par le chagrin. Sanjaya s’exécuta et poursuivit sa narration. Quand Duryodhana vit le char d’Arjuna qui poursuivait imperturbablement et inébranlablement sa route vers le roi sindhu, il en fut grandement troublé et il se précipita auprès de Drona pour se plaindre amèrement : ‘’Arjuna a réussi à faire une percée au sein même de notre grande armée et il s’approche de la position de Jayadratha. Avec une telle déconfiture, les guerriers qui protègent le roi du Sindhu risquent de perdre courage. Ils avaient cru impossible qu’Arjuna franchisse l’obstacle que vous représentiez, et ceci s’est avéré faux. Il est passé sous votre nez et vous n’avez rien fait pour l’en empêcher ! Vous semblez bien décidé à aider les Pandavas et cela me chagrine et me choque... Vénérable, dites-moi. En quoi vous ai-je offensé ? Pourquoi me laissez-vous tomber ainsi ? Si j’avais su que vous auriez agi ainsi, je n’aurais pas demandé à Jayadratha de rester ici. J’ai commis une grossière erreur en ne l’autorisant pas à retourner dans son pays, comme il le désirait. Si Arjuna s’en prend à lui, alors la mort sera inévitable pour lui… Pardonnez-moi si je parle ainsi sottement sous l’emprise de la tristesse. Je vous prie d’aller en personne sauver le roi du Sindhu.’’ Drona répondit en ces termes à cet appel marqué du sceau du désespoir : ‘’Ô roi, je ne m’offusquerai pas de vos remarques irréfléchies et non pertinentes, car vous êtes pareil à un fils pour moi – Aswatthama ne m’est pas plus cher. Faites ce que je vous dis. Prenez cette armure, revêtez-la et allez vous-même stopper Arjuna ! Je ne puis le faire, car ma présence est indispensable ici dans cette partie du champ de bataille. Regardez ce nuage de flèches ! L’armée des Pandavas nous attaque avec toute sa puissance ! Et de plus, Yudhishthira est ici, sans le soutien d’Arjuna. N’est-ce pas là 366 l’opportunité dont nous rêvions tant ? Notre plan est en train de porter ses fruits et il m’incombe maintenant de faire prisonnier Yudhishthira et de vous le livrer et je ne pourrai y parvenir en poursuivant Phalguna maintenant. Si je poursuis Arjuna, notre ordre de bataille sera complètement et irrémédiablement brisé et tout sera perdu. Laissez-moi vous revêtir de cette armure. Soyez confiant et ne craignez rien, car vous êtes brave et habile et vous avez de l’expérience. Cette armure vous protégera contre toutes les armes, elle ne laissera rien passer. Je vous enjoins d’aller vous battre, Duryodhana, comme le fit Indra, revêtu de l’armure donnée par Brahma. Puisse la victoire vous appartenir !’’ Duryodhana retrouva toute sa confiance et comme l’acharya le lui avait suggéré, accoutré de son armure magique et accompagné par un important contingent de soldats, il partit attaquer Arjuna. Arjuna avait traversé les lignes de l’armée ennemie et s’était rapproché de l’endroit où Jayadratha était protégé. Constatant que les chevaux étaient quelque peu fatigués, Krishna arrêta le char et s’apprêta à dételer les animaux, lorsque les deux frères, Vinda et Anuvinda apparurent soudainement et entreprirent d’attaquer Arjuna. Tous les deux furent vaincus et Arjuna dispersa leurs troupes et les tua tous les deux. Puis Krishna détela les chevaux et les laissa se rouler dans la boue et ceux-ci purent ainsi se reposer et se rafraîchir. Ils s’apprêtaient à repartir, quand soudain… ‘’Dhananjaya, regarde donc derrière toi ! Voilà le téméraire Duryodhana ! Quelle aubaine pour toi ! Pendant si longtemps, tu as dû réprimer ta colère et celle-ci va maintenant pouvoir trouver un exutoire et exploser ! Voici l’homme qui a provoqué tout ce drame et qui se livre lui-même entre tes mains. N’oublie cependant pas que c’est un excellent archer et un valeureux combattant’’, dit Krishna et ils s’apprêtèrent à livrer bataille à Duryodhana. 367 Duryodhana s’approcha sans aucune crainte. ‘’Arjuna, tu es, paraît-il, célèbre pour tes actes de bravoure, mais moi-même je n’en ai jamais été le témoin ! Laisse-moi donc voir si ton courage et si ton habileté sont effectivement aussi grands que ta réputation !’’, lança Duryodhana à Arjuna en entamant les hostilités. Le combat fut furieux et intense et Krishna était quelque peu ‘’surpris’’. ‘’Partha, comme c’est étrange !’’, dit Krishna. ‘’Comment se fait-il que tes flèches ne semblent pas toucher Duryodhana ? C’est bien la première fois que je vois les flèches décochées par Gandiva atteindre leur cible sans produire le moindre effet. C’est vraiment curieux ! Tes armes ont-elles perdu tout leur pouvoir ? Gandiva a-t-il perdu toutes ses qualités ? Pourquoi tes flèches frappent-elles donc Duryodhana sans pouvoir le transpercer ? Quelle étrange affaire ! ’’ Arjuna sourit et répondit : ‘’Ah, je comprends ! Cet homme a revêtu l’armure magique de Drona ! L’acharya m’a appris le secret de cette armure, mais Duryodhana la porte comme un buffle ! Regarde, on va s’amuser un peu ! Ceci dit, Arjuna décocha quelques flèches qui privèrent d’abord Duryodhana de ses chevaux, puis de son conducteur et de son char. Ensuite, Arjuna brisa son arc et le désarma complètement. Et enfin, Arjuna décocha des flèches aussi fines que des aiguilles et qui piquèrent précisément les parties du corps de Duryodhana qui n’étaient pas protégées par son armure jusqu’à ce que ceci devienne insupportable pour lui et il dut tourner les talons et s’enfuir à pied... Après la déconfiture de Duryodhana, Krishna souffla dans sa conque, ce qui fit frissonner d’appréhension l’armée de Jayadratha. Les guerriers qui entouraient le roi du Sindhu s’apprêtèrent immédiatement à livrer bataille et 368 Bhurisravas, Chala, Karna, Vrishasena, Kripa, Salya, Aswatthama et Jayadratha disposèrent leurs forces pour arrêter Arjuna. 369 LXXXII. L’INQUIÉTUDE DE YUDHISHTHIRA Quand les Pandavas virent Duryodhana partir à la poursuite d’Arjuna, ils attaquèrent en force l’armée des Kauravas afin de contenir Drona et de l’empêcher de partir à la rescousse de Jayadratha. Ainsi, Dhrishtadyumna conduisit ses troupes à l’assaut de Drona et en conséquence, l’armée des Kauravas dut se battre sur trois fronts simultanément en étant fortement déforcée. Dhrishtadyumna lança son char contre celui de Drona et l’attaqua violemment. Les chevaux alezans de Drona et ceux, gris pâle, du Panchala s’étaient emmêlés et ils offraient un spectacle saisissant, comme des nuages au coucher du soleil. Dhrishtadyumna lâcha son arc et après s’être emparé de son épée et de son bouclier, il sauta dans le char de Drona. Virevoltant sur le véhicule, il harcela Drona tout en semblant vouloir le foudroyer avec des regards menaçants et des yeux injectés de sang. Le combat dura longtemps. Finalement, Drona saisit son arc et furieux, il décocha une flèche qui aurait dû achever le Panchala, sans l’intervention millimétrée de Satyaki qui réussit à détourner la flèche de l’acharya à l’aide d’un projectile. Drona se tourna alors vers Satyaki pour l’attaquer, ce qui permit aux guerriers Panchalas d’éloigner Dhrishtadyumna. Les yeux rougis par la colère et sifflant comme un cobra noir, Drona s’avança vers Satyaki qui faisait partie des meilleurs guerriers du clan des Pandavas et quand celui-ci vit que Drona souhaitait en découdre, il s’avança lui aussi pour relever le défi. ‘’Voici l’homme qui après avoir renoncé à sa vocation de brahmane a pris le métier d’homme d’armes et qui cause tant de détresse aux Pandavas !’’, dit Satyaki au conducteur de son char. ‘’Cet homme est la source principale de l’arrogance de Duryodhana. Cet homme s’imagine être un soldat hors pair et il est gonflé de suffisance. Je vais lui donner une bonne leçon. Accélère !’’ 370 Le conducteur du char de Satyaki fouetta ses chevaux blancs argentés et augmenta l’allure. Satyaki et Drona s’échangèrent alors de manière très vive et drue des volées de flèches qui obscurcirent bientôt l’astre du jour et le champ de bataille fut plongé dans les ténèbres. Les toits de leurs chars et les mâts de leurs étendards furent défoncés et Drona et Satyaki saignaient profusément. Les guerriers des deux camps observaient ce duel à couper le souffle sans souffler dans leurs conques, ni pousser leurs cris de guerre ou des rugissements et les devas, les vidyadharas, les gandharvas et les yakshas observaient la scène depuis les cieux. A l’aide d’une flèche particulièrement bien ciblée, Satyaki parvint à briser l’arc de Drona et le fils de Bharadwaja dut en prendre un autre et tandis qu’il le tendait, Satyaki le brisa lui aussi. Drona se saisit d’un autre arc qui à son tour fut brisé. Et ceci continua jusqu’à ce que Drona perde 101 arcs sans avoir pu décocher une seule flèche ! Alors, l’acharya se dit en lui-même : ‘’Ce Satyaki est un guerrier de la classe des Sri Rama, Kartavirya, Dhananjaya et Bhishma !’’, tout en se réjouissant d’avoir un adversaire digne de lui. C’était la joie professionnelle d’un artiste face à l’adresse et l’habilité démontrée dans l’art qu’il appréciait par-dessus tout. Pour chaque flèche décochée par Drona, Satyaki avait une réponse toute prête d’une qualité équivalente. Cette lutte équilibrée dura longtemps. Puis, Drona, dont l’habileté au tir à l’arc était sans égal, se résolut à tuer Satyaki à l’aide de l’Agni astra3, mais Satyaki s’en aperçut et sans perdre une seconde, il utilisa le Varuna astra4 pour le contrer ! 3 4 Une arme dont l’impact pourrait être comparé à celui d’un lance-flammes. Et celle-ci pourrait être comparée à un canon à eau ! 371 Maintenant, Satyaki commençait à faiblir et les guerriers Kauravas s’en aperçurent et se réjouirent et manifestèrent alors toute leur satisfaction. Quand Yudhisthira se rendit compte que Satyaki commençait à peiner, il demanda à tous ceux qui étaient tout près de se porter à son secours : ‘’Drona est en train de prendre le dessus sur notre grand et valeureux héros. Tu devrais immédiatement aller l’aider !’’, cria-t-il à Dhrishtadyumna. ‘’Sinon, ce satané brahmane aura tué Satyaki d’ici quelques minutes. Pourquoi hésites-tu ? Vas-y tout de suite ! Drona joue avec Satyaki comme un chat joue avec une souris et Satyaki est entre les griffes de la mort !’’ Yudhisthira ordonna que l’armée assaille Drona. Satyaki put finalement être sauvé d’extrême justesse, mais non sans mal et juste alors, le son de la conque de Krishna se fit entendre, là où Arjuna se battait. ‘’Ô Satyaki ! J’entends Panchajanya, mais sans l’accompagnement du claquement de la corde de Gandiva. J’ai bien peur qu’Arjuna ne soit encerclé par les amis de Jayadratha et ne soit en danger. Arjuna doit faire face à des troupes qui l’entourent. Ce matin, il a transpercé les lignes des Kauravas et il n’est toujours pas revenu, alors qu’une bonne partie de la journée s’est déjà écoulée. Comment se fait-il que seulement la conque de Krishna se fasse entendre ? Je redoute que Dhananjaya n’ait été tué et que par conséquent, Krishna ait pris les armes. Satyaki ! Il n’y a rien que tu ne puisses accomplir ! Arjuna, ton ami cher qui t’a tout appris, se trouve en danger de mort. Arjuna m’a souvent parlé de ta grande habileté et de ta vaillance avec admiration. ‘’Il n’existe pas d’autre soldat comme Satyaki !’’, m’a-t-il dit quand nous étions dans la forêt. Regarde là-bas ! La poussière s’élève de ce côté-là ! Je suis sûr qu’Arjuna doit être encerclé. Jayadratha est un puissant guerrier et il y a beaucoup de guerriers ennemis qui l’aident et qui sont bien résolus à mourir pour le protéger. Vas-y tout de suite, Satyaki !’’ Ainsi s’exprima Dharmaputra qui était en proie à l’anxiété. 372 Satyaki qui était tout de même fatigué après son long combat contre Drona répondit : ‘’Ô roi, j’obéirai à votre ordre. Que ne ferai-je pas pour Dhananjaya ? Ma vie n’a pas la moindre importance, pour moi. Si vous me l’ordonniez, je serais prêt à aller combattre les dieux eux-mêmes. Mais permettez-moi de vous dire ce que le sage Vasudeva et ce qu’Arjuna m’ont dit juste avant de partir : ‘’Tant que nous ne sommes pas revenus après avoir tué Jayadratha, tu ne devrais pas quitter Yudhishthira. Veille bien à le protéger. Nous te faisons entièrement confiance pour cela. Il n’y a qu’un seul guerrier dans toute l’armée des Kauravas que nous redoutons et c’est Drona et tu connais ses intentions. Nous partons, en laissant entre tes mains la sécurité de Dharmaputra.’’ Voilà ce que m’ont dit Vasudeva et Arjuna juste avant de partir. Arjuna m’a fait confiance en me croyant digne de cette confiance. Comment pourrais-je alors négliger son ordre ? Vous n’avez rien à craindre concernant la sécurité d’Arjuna, car personne ne peut le vaincre. Le roi du Sindhu et tous les autres ne pourraient pas disposer d’une fraction d’Arjuna ! Dharmaputra, à qui confierai-je alors votre sécurité, si je dois vous quitter ? Je ne vois personne ici qui pourrait résister à Drona, s’il fait tout pour vous faire prisonnier. Ne me demandez pas de vous abandonner ! Réfléchissez bien avant de m’ordonner de partir.’’ ‘’Satyaki’’, répondit Yudhishthira, j’ai déjà réfléchi à tout cela. J’ai bien soupesé le pour et le contre et j’en ai conclu que tu dois y aller. Tu ne dois nourrir aucune arrière-pensée et tu peux partir complètement libéré. C’est le puissant Bhima qui veillera à ma sécurité avec Dhrishtadyumna et encore beaucoup d’autres guerriers. Tu n’as absolument aucun souci à te faire à mon sujet.’’ Yudhishthira déposa alors des caisses remplies de flèches et d’autres armes dans le char de Satyaki, fit atteler des chevaux frais et il dépêcha Satyaki après l’avoir béni. 373 ‘’Bhimasena, tu as maintenant la responsabilité de la sécurité de Yudhishthira. Sois vigilant !’’, dit Satyaki et il partit rejoindre Dhananjaya. Satyaki rencontra une résistance acharnée, quand il entreprit de se frayer un chemin à travers l’armée des Kauravas et sa progression fut lente et pénible et quand Drona s’aperçut que Satyaki s’était éloigné de Yudhishthira, il décida de partir à l’assaut de la formation du Pandava sans lui laisser le moindre répit et jusqu’à ce que celle-ci commence à céder et à battre en retraite. Yudhishthira commença à s’agiter. 374 LXXXIII. LE FOL ESPOIR DE YUDHISHTHIRA ‘’Arjuna n’est pas revenu, ni Satyaki que j’avais envoyé à sa suite. Bhima, mon inquiétude augmente encore, si possible. J’entends Panchajanya, mais pas le claquement de la corde de Gandiva. Satyaki, le plus courageux et le plus loyal ami d’Arjuna ne m’a rapporté aucune nouvelle’’, se lamenta Yudhishthira à l’adresse de Bhima. ‘’Jamais je ne t’ai vu aussi agité’’, répondit Bhimasena. ‘’Ne te laisse pas abattre et prends toutes les dispositions nécessaires. Ne permets pas aux rouages de ton esprit de s’embourber dans la boue de l’anxiété.’’ ‘’Très cher Bhima ! Je redoute que ton frère n’ait été tué et il me semble que Madhava a maintenant pris les armes en personne, car j’entends la conque de Madhava, mais plus le claquement de la corde de l’arc d’Arjuna Je crains que Dhananjaya, ce héros incomparable en qui tous nos espoirs étaient concentrés n’ait été tué. Je suis quelque peu désorienté. Rends-toi immédiatement là où se trouve Arjuna. Rejoins-le, lui et Satyaki, fait ce qu’il y a à faire et puis reviens. Satyaki a suivi mes ordres : il a transpercé les lignes des Kauravas pour aller rejoindre Arjuna. A présent, fais pareil et si tu les retrouves bel et bien vivants, je le saurai par ton rugissement.’’ ‘’Il n’y a aucune raison de t’affliger. Je pars tout de suite pour te confirmer qu’ils sont sains et saufs’’, dit Bhima, et se tournant vers Dhrishtadyumna, il lui dit : ‘’Panchala, tu sais fort bien que Drona cherche par tous les moyens à capturer Dharmaputra. Notre premier devoir est de protéger le roi, mais je dois aussi lui obéir et exécuter son ordre. Je pars donc et je te le confie.’’ ‘’N’aie aucune inquiétude, Bhima. Pars, l’esprit tranquille et rassuré. Drona ne pourra pas capturer Yudhishthira sans me tuer d’abord’’, répondit le fils 375 héroïque de Drupada, l’ennemi juré de Drona. Et Bhima put ainsi s’éloigner, l’esprit léger. Les Kauravas encerclèrent Bhima et tentèrent bien de l’empêcher d’aller rejoindre Arjuna, mais tel un lion dispersant des bêtes moins puissantes, il mit tous ses ennemis en fuite en tuant pas moins de onze fils de Dhritarashtra. Bhima s’approcha alors de Drona lui-même. ‘’Arrête !’’, lui cria Drona. ‘’Je suis ton ennemi et tu ne pourras pas aller plus loin sans d’abord me vaincre. Ton frère, Arjuna, a pu passer avec mon consentement, mais je ne peux pas t’autoriser à le rejoindre.’’ Drona lui adressa ainsi la parole en pensant bien qu’il recevrait la même courtoisie de la part de Bhima que d’Arjuna, mais ses paroles vexèrent Bhima et il lui répondit avec dédain : ‘’Ô brahmane, ce n’est pas avec votre autorisation qu’Arjuna est parti. Il a brisé votre résistance et il a transpercé vos lignes de défense de haute lutte et c’est par pitié qu’il ne vous a pas fait de mal. A l’inverse d’Arjuna, moi, je serai sans merci, car je suis votre ennemi. Il fut un temps où vous étiez notre précepteur et où vous étiez comme un père pour nous. Nous vous respections, en tant que tel. Mais à présent, vous avez-vous-même dit que vous étiez notre ennemi. Qu’il en soit donc ainsi !’’ Ceci dit, Bhima s’empara d’une masse et il la projeta violemment sur le char de Drona qui fut pulvérisé et Drona dut prendre un autre char. Le deuxième char fut aussi réduit en miettes et Bhima força le passage en venant à bout de toute l’opposition. Drona perdit huit chars ce jour-là et l’armée des Bhojas qui tenta d’arrêter Bhima fut totalement détruite. Il balaya toute opposition avant de parvenir là où Arjuna luttait contre les troupes de Jayadratha. Aussitôt qu’il aperçut Arjuna, Bhima rugit comme un lion et en entendant son rugissement, Krishna et Arjuna en furent enchantés et poussèrent eux 376 aussi des cris de joie. Yudhishthira entendit le rugissement de Bhima et enfin soulagé de tous ses doutes et de toutes ses inquiétudes, il bénit Arjuna et il songea en lui-même : ‘’Avant que le soleil se couche, la promesse d’Arjuna sera tenue. Il tuera l’homme qui a provoqué la mort d’Abhimanyu et il reviendra triomphalement. Il se peut que Duryodhana désire la paix après la mort de Jayadratha. En voyant tous les cadavres de ses frères, il est possible que cet imbécile voie enfin la lumière. Les vies de nombreux rois et grands guerriers ont été sacrifiées sur le champ de bataille et il est possible que même le borné et peu lucide Duryodhana puisse maintenant voir sa faute et demander la paix. Cela se produira-t-il ? Bhishma, le vénérable aïeul a été offert en sacrifice. Cette vilaine inimitié cessera-t-elle et d’autres pertes cruelles nous seront-elles épargnées ?’’ Tandis que Yudhishthira rêvait et espérait follement la paix, la bataille faisait rage là où Bhima, Satyaki et Arjuna luttaient contre l’ennemi. Seul le Seigneur sait par l’entremise de quelles épreuves le monde doit évoluer et Ses modes sont insondables. 377 LXXXIV. KARNA ET BHIMA Arjuna avait laissé Yudhishthira derrière lui pour repousser les attaques de Drona et il était parti pour respecter le serment qu’il avait fait : avant le coucher du soleil, Jayadratha serait mort sur le champ de bataille. Jayadratha était la principale cause de la mort d’Abhimanyu. C’était lui qui avait empêché que les Pandavas portent secours à Abhimanyu et qui avait ainsi provoqué l’isolement d’Abhimanyu, son engloutissement sous le nombre et sa mort. Nous avons vu comment dans son inquiétude, Yudhishthira avait d’abord envoyé Satyaki et puis Bhima pour aider Arjuna dans son combat contre Jayadratha. Bhima atteignit l’endroit où Arjuna était aux prises avec son ennemi et il poussa un terrible rugissement que Dharmaputra entendit et il sut qu’Arjuna était bel et bien vivant. C’était le quatorzième jour de la bataille qui faisait rage en de nombreux endroits, ici entre Satyaki et Bhurisravas, et là entre Bhima et Karna et Arjuna et Jayadratha. Drona se trouvait sur le front principal et faisait face à l’attaque des Panchalas et des Pandavas avant de mener une contreoffensive. Duryodhana arriva avec ses troupes dans le secteur où Arjuna attaquait Jayadratha, mais il fut rapidement vaincu et repoussé. La bataille fit donc rage pendant longtemps et furieusement sur plus d’un front et les armées étaient ainsi déployées de sorte que chaque côté était exposé au danger à l’arrière. Duryodhana s’adressa à Drona : ‘’Arjuna, Bhima et Satyaki nous ont traités avec mépris et ils ont réussi à rejoindre le secteur de Jayadratha et ils mettent la pression sur le roi du 378 Sindhu. Il est certes étrange que sous votre commandement, notre ordre de bataille ait été ainsi brisé et que nos plans aient été magistralement contrecarrés. Tout le monde se demande comment il est possible que le grand Drona et sa maîtrise de la science de la guerre aient pu si facilement être déjoués. Quelle réponse vais-je bien pouvoir leur donner, maintenant ? Je me sens ô combien trahi par vous !’’ Une nouvelle fois, Duryodhana accabla amèrement Drona de reproches, mais imperturbable, celui-ci répondit : ‘’Duryodhana, vos accusations sont aussi indignes qu’elles ne sont contraires à la vérité. Il n’y a rien à gagner à évoquer ce qui s’est passé et qui est irrémédiable. Réfléchissez plutôt à ce qui doit être fait maintenant.’’ ‘’Monsieur, il vous appartient de me conseiller. Dites-moi donc ce qui devrait être fait. Donnez-moi votre meilleur avis concernant les difficultés de la situation, décidons et agissons le plus rapidement possible’’, lâcha Duryodhana qui était complètement désorienté. Drona répondit : ‘’Mon fils, la situation est grave, sans aucun doute. Trois grands généraux de l’armée ennemie ont effectué une percée et leur manœuvre a réussi. Mais ils ont autant de raisons d’être inquiets que nous, car leurs arrières sont maintenant aussi exposés aux attaques que les nôtres. Nous les entourons et leurs positions ne sont par conséquent pas sûres. J’espère que vous trouverez là un motif de satisfaction et d’encouragement. Retournez auprès de Jayadratha et faites tout votre possible pour le soutenir. Il est inutile et vain de vous laisser aller en vous attardant sur des échecs passés et des difficultés révolues. Il est préférable que je reste ici et que je vous envoie des renforts quand et si cela s’avère nécessaire. Il faut que j’arrête ici l’armée des Panchalas et des Pandavas, autrement nous serons totalement anéantis.’’ 379 Duryodhana acquiesça et il retourna avec des renforts frais là où Arjuna livrait bataille à Jayadratha. De son côté, Bhima ne souhaitait pas se battre contre Karna et il était impatient de rejoindre Arjuna, mais Karna était bien décidé à ne pas le lui permettre et il fit pleuvoir ses flèches sur Bhimasena et il l’empêcha ainsi de continuer. Le contraste entre les deux guerriers était frappant avec le beau visage de Karna radieux et tout sourires, lorsqu’il attaqua Bhima en lui disant ‘’Ne me tourne pas le dos et ne t’enfuis pas comme un poltron ! ’’, etc., etc.., et Bhima furieux qu’on le raillât et qu’on l’insultât de cette façon et les sourires moqueurs de Karna le rendaient fou. La lutte fut féroce, acharnée et Karna faisait tout avec une aise souriante, tandis que Bhima lui bouillonnait de rage et ses mouvements étaient violents. Karna gardait prudemment ses distances et décochait des flèches bien ciblées, mais Bhima se souciait peu des flèches et des javelines qui tombaient dru sur lui et tentait de se rapprocher coûte que coûte de Karna. Karna agissait calmement et avec grâce et Bhimasena fulminait et trépignait d’impatience en faisant la démonstration de sa force formidable et exceptionnelle. Bhima était écarlate à cause des blessures sanguinolentes et il ressemblait à un arbre ashoka en pleine floraison, mais il n’en avait cure et il attaqua Karna, brisa son arc et pulvérisa son char. Lorsque Karna dut courir pour trouver refuge dans un nouveau char, les sourires avaient disparu de son visage et la colère monta elle aussi en lui, comme la mer un jour de pleine lune et il se remit à harceler Bhima. Tous les deux étaient puissants comme des tigres, vifs et rapides comme des aigles et leur colère sifflait maintenant comme des serpents furieux. Bhima se remémora toutes les insultes et tous les outrages que lui, ses frères et Draupadi avaient dû subir et combattit avec l’énergie du désespoir sans songer à sa propre vie. Les deux chars se précipitèrent l’un 380 vers l’autre et les chevaux blancs du char de Karna et les chevaux noirs du char de Bhima se bousculèrent comme des nuages d’orage. L’arc de Karna fut une nouvelle fois brisé et le conducteur de son char vacilla et tomba. Karna lança alors une javeline en direction de Bhima, mais Bhima para le coup et il continua à arroser de flèches Karna qui avait saisi un autre arc. Karna perdit une nouvelle fois son char. Duryodhana se rendit compte de la situation périlleuse dans laquelle se trouvait Karna et il appela son frère, Durjaya, et lui dit : ‘’Ce Pandava va tuer Karna ! Va tout de suite attaquer Bhima et sauve ainsi la vie de Karna !’’ Durjaya s’exécuta et attaqua Bhima qui décocha rageusement sept flèches qui expédièrent les chevaux et le conducteur du char de Durjaya au royaume de la mort de Yama et Durjaya lui-même s’effondra, mortellement blessé. En voyant son corps qui se tordait encore sur le sol comme un serpent blessé, Karna fut envahi par la tristesse et il fit le tour du héros en rendant ainsi hommage au mourant. Bhima ne s’arrêta pas pour autant et poursuivit le combat en harcelant à son tour Karna et Karna dut de nouveau trouver refuge dans un nouveau char. A l’aide d’une flèche bien ciblée, il réussit à toucher Bhima qui, ivre de colère, projeta sa ma masse en direction de Karna et celle-ci s’écrasa sur le char de Karna en tuant son conducteur et ses chevaux et en brisant la hampe de l’étendard. Karna se retrouvait encore une fois au sol. Duryodhana envoya un autre de ses frères secourir Karna et Durmukha prit Karna dans son char. 381 En voyant un autre fils de Dhritarashtra s’offrir ainsi quasiment en sacrifice, Bhima se pourlécha les babines et décocha neuf flèches sur le nouvel arrivant et alors que Karna montait dans le char, l’armure de Durmukha fut perforée et il s’effondra sur son siège, mortellement touché. Quand Karna vit que le guerrier baignait dans son sang et gisait mort à ses côtés, il fut de nouveau envahi par la tristesse et il demeura immobile pendant quelques instants. Bhima continuait de faire pleuvoir ses flèches sur Karna et certaines de celles-ci transpercèrent l’armure de Karna. Celui-ci fut piqué au vif : il se ressaisit et à son tour, il répondit à l’attaque et blessa également Bhima. La pression exercée par Bhima devenait malgré tout de plus en plus insupportable et la vision des frères de Duryodhana qui sacrifièrent leurs vies pour lui le hantait. Ceci, ajouté à la douleur physique de ses propres blessures lui fit perdre momentanément courage et il s’éloigna, vaincu, mais quand Bhima posa sur le champ de bataille de manière flamboyante, tout perclus de blessures écarlates et sanguinolentes, et quand il poussa son cri de triomphe, cela, il ne put le tolérer et il retourna au combat. 382 LXXXV. KARNA TIENT SA PROMESSE En apprenant le massacre de ses fils et l’échec de Karna, Dhritarashtra se lamenta : ‘’Ô Sanjaya, tels des papillons de nuit se précipitant dans les flammes, tous mes fils sont en train de périr ! Cette tête de mule de Duryodhana a conduit à leur perte mes fils, Durmukha et Durjaya. Hélas, ce sot disait : ‘’Karna est inégalable en termes de courage et d’aptitudes guerrières et il est dans notre camp. Qui pourrait donc nous vaincre ? Même les dieux ne pourraient pas remporter la guerre contre moi avec Karna de notre côté. Que pourraient faire alors ces Pandavas contre moi ?’’ Mais à présent, il a vu Karna battre en retraite, quand Bhimasena l’a attaqué. Voitil au moins clair, maintenant ? Hélas, Sanjaya, mon fils a gagné la haine tenace du fils de Vayu, Bhima, qui a la force du dieu de la mort lui-même. Nous sommes certainement perdus !’’ Sanjaya répondit : ‘’Ô roi, n’est-ce pas vous qui avez suscité cette haine inextinguible et insatiable en écoutant les paroles de votre fils buté et têtu ? C’est donc à vous que l’on doit un tel désastre. Vous récoltez maintenant le fruit d’avoir négligé les conseils de Bhishma et des autres aînés. Blâmez-vous vous-même, ô roi, et ne rejetez pas la faute sur Karna ni sur les braves guerriers qui font de leur mieux sur le champ de bataille.’’ Après avoir ainsi sermonné le roi aveugle, Sanjaya continua de lui raconter ce qui s’était passé. Constatant que Karna avait été mis en fuite par Bhima, cinq fils de Dhritarashtra, Durmarsha, Dussaha, Durmata, Durdhara et Jaya se ruèrent sur lui. Karna s’en rendit compte, fut quelque peu réconforté et retourna au combat. Au début, Bhimasena ignora les fils de Dhritarashtra pour se concentrer sur Karna, mais leur assaut devint tellement violent et 383 fougueux que Bhima s’en irrita et finit par tourner son attention sur eux et il les tua tous, ainsi que leurs chevaux et les conducteurs de leurs chars. Alors, quand Karna vit qu’un nouveau lot de princes avait été massacré pour lui, il combattit avec encore plus d’ardeur et d’acharnement qu’auparavant. Bhima aussi, car il songeait à tout le mal que Karna avait infligé aux Pandavas et il parvint à désarmer complètement Karna et il abattit ses chevaux et le conducteur de son char. Karna sauta en bas du char et projeta sa masse en direction de Bhima, mais Bhima para le coup, arrosa Karna de flèches et le força à reculer à pied. Duryodhana qui observait la lutte était très chagriné et il envoya sept de ses frères, Chitra, Upachitra, Chitraksha, Charuchitra, Sarasana, Chitrayudha et Chitravarman pour porter secours à Karna. Ceux-ci se battirent contre Bhima en déployant beaucoup d’habileté et d’énergie, mais ils s’écroulèrent l’un après l’autre, car Bhima était tout simplement irrésistible. Karna vit que tant de fils de Dhritarashtra se sacrifiaient pour lui et son visage se mouilla de larmes. Il grimpa dans un nouveau char et il se remit à attaquer Bhima de toutes ses forces. Les deux combattants se heurtèrent comme deux nuages d’orage. Kesava, Satyaki et Arjuna étaient pleins d’admiration et de joie en voyant Bhima combattre. Bhurisravas, Kripacharya, Aswatthama, Salya, Jayadratha et beaucoup d’autres guerriers de l’armée des Kauravas laissèrent eux aussi échapper quelques exclamations bruyantes, sidérés qu’ils étaient par la façon dont Bhima combattait. Duryodhana fut piqué au vif et il bouillonnait de rage et la situation délicate de Karna lui causait beaucoup de soucis, car il craignait que Bhima ne le tue ce jour-là et il envoya de nouveau sept de ses frères en leur ordonnant d’encercler Bhima et de l’attaquer conjointement et simultanément. 384 Les sept frères envoyés par Duryodhana attaquèrent Bhima, mais ils s’écroulèrent l’un après l’autre, victimes de ses flèches. Vikarna, qui fut tué le dernier, était aimé de tous. Quand Bhima le vit tomber après s’être battu courageusement, il fut profondément ému et il s’exclama : ‘’Hélas, ô Vikarna, tu étais juste et tu n’ignorais pas ce qu’est le dharma ! Tu as combattu en obéissant loyalement à l’appel du devoir, mais même toi, il a fallu que je te tue. Cette bataille est une véritable malédiction pour nous, car même des hommes comme toi et comme le vénérable Bhishma ont dû être tués.’’ Et en voyant tous les frères de Duryodhana qui étaient venus le secourir tués à la queue-leu-leu de cette manière, Karna fut submergé par la peine. Il s’appuya contre le dossier de son char et il ferma les yeux, incapable de supporter davantage une telle vision. Il parvint néanmoins à reprendre le dessus sur ses émotions et il durcit son cœur et se remit à attaquer Bhima. Les projectiles expédiés par Bhimasena brisèrent les arcs de Karna qui en perdit dix-huit d’affilée. Karna avait depuis longtemps perdu son sourire et son visage affichait désormais une fureur et une furie sauvages identiques à celles de Bhima. Ils s’échangeaient des regards féroces, tout en combattant. Yudhisthira entendit parfois les rugissements de Bhima qui s’élevaient pardessus le tumulte de la bataille et encouragé par ceux-ci, il lutta contre Drona avec une vigueur encore accrue. Au cours de la lutte acharnée entre Bhima et Karna, Bhima perdit ses chevaux et le conducteur de son char et bientôt son char fut lui aussi détruit. Alors, Bhima jeta sa lance en direction de Karna qui se trouvait dans son char, mais Karna para le coup et Bhima s’avança avec son épée et son bouclier. Karna détruisit immédiatement le bouclier à l’aide de ses projectiles. Alors, Bhima fit tournoyer son épée, lâcha celle-ci et elle fracassa l’arc de Karna avant de retomber sur le sol, mais Karna s’empara d’un nouvel arc et il arrosa copieusement Bhima de ses flèches encore plus furieusement qu’auparavant. Dans un accès de colère incontrôlable, Bhima s’élança vers 385 Karna qui s’abrita derrière le mât de son étendard pour échapper à la destruction. Bhima bondit alors hors du char de Karna et privé d’armes, il utilisa les carcasses des éléphants morts pour se protéger des flèches de Karna et poursuivit le combat. Il ramassa tout ce sur quoi il pouvait mettre la main : des roues de chars brisés, des membres de chevaux et d’éléphants qui gisaient sur le champ de bataille qu’il projeta violemment en direction de Karna pour le harceler, mais ceci ne pouvait guère durer et Bhima se retrouva bientôt en grand péril. Karna exultait : ‘’Glouton vorace et stupide qui ignore la science de la guerre ! Pourquoi participes-tu à cette bataille ? Retourne donc dans la jungle t’empiffrer de fruits et de racines ! Tu n’es qu’un sauvage indigne d’une bataille de kshatriyas ! Va-t’en !’’ En le raillant de cette manière aussi outrageante et insultante, il fit bouillonner de rage Bhima qui était à présent impuissant, mais respectueux de sa parole donnée à Kunti, il s’abstint de tuer Bhima. ‘’Regarde, Arjuna, comment ce malheureux Bhima est en train d’être mis en boite par Karna !’’, dit Krishna. Les yeux de Dhananjaya flamboyaient en voyant le sort de son valeureux frère. Il saisit son arc, Gandiva, et décocha une pluie de flèches sur Karna qui tourna alors toute son attention vers Arjuna. Il avait donné sa parole à Kunti qu’il ne tuerait pas plus d’un Pandava et il réservait cette option pour le seul Arjuna. 386 LXXXVI. LA DÉCAPITATION DE BHURISRAVAS ‘’Voilà le valeureux Satyaki !’’, s’écria Krishna, le conducteur du char d’Arjuna. ‘’Ton disciple et ami est en marche et franchit triomphalement les lignes ennemies !’’ ‘’Je n’aime pas cela, Madhava !’’, répondit Arjuna. ‘’Ce n’est pas juste qu’il ait quitté Dharmaputra pour venir me rejoindre ici. Drona est toujours en quête de la moindre opportunité de faire prisonnier Dharmaputra. Satyaki aurait dû rester à son poste pour le protéger et en lieu et place, il est venu jusqu’ici et le vieux Bhurisravas va l’intercepter. Yudhishthira a commis une grossière erreur en envoyant Satyaki ici.’’ Une querelle de famille existait entre Bhurisravas et Satyaki qui faisait d’eux des ennemis invétérés et elle tire ici son origine : lorsque Devaki, qui devait être la mère bénie de Sri Krishna était une jeune fille, beaucoup de princes rivalisèrent pour obtenir sa main et il y eut une grande lutte entre Somadatta et Sini dans cette optique. Sini l’emporta et au nom de Vasudeva, il plaça Devaki dans son char pour l’emmener et c’est depuis cet incident que les deux clans sont en conflit. Satyaki était le petit-fils de Sini et Bhurisravas était le fils de Somadatta. Quand ils se retrouvèrent dans des camps opposés sur le champ de bataille de Kurukshetra, il était naturel qu’aussitôt que Bhurisravas ait repéré Satyaki, le vieux guerrier défie Satyaki au combat. ‘’Ô Satyaki !’’, s’écria Bhurisravas, ‘’je vois que tu te pavanes en croyant que tu es un homme d’une grande bravoure, mais à présent, je t’ai à ma merci et j’entends bien en finir avec toi ! Cela fait longtemps que j’aspire à cette rencontre. Prépare-toi à rejoindre aujourd’hui encore la demeure de Yama en réjouissant par là le cœur de nombreuses veuves !’’ 387 Satyaki se mit à rire et l’interrompit : ‘’Trêve de fanfaronneries ! Les belles paroles ne sont pas des actes et n’effraient point les guerriers. Démontre plutôt ta valeur au combat au lieu de pétarader comme un orage automnal !’’ Après cet échange d’amabilités, le combat put débuter entre ces deux lions féroces et leurs chevaux furent tués, leurs arcs brisés et leurs chars détruits. Bientôt, ils se retrouvèrent sur la terre ferme à combattre avec leurs épées et leurs boucliers jusqu’à ce que leurs boucliers soient hachés menus et leurs épées brisées. Dépourvus de leurs armes, ils tentèrent alors de se broyer mutuellement dans une étreinte mortelle et roulèrent par terre avant de se redresser et de se jeter à nouveau l’un sur l’autre et de se retrouver au sol et la lutte se prolongea ainsi durant un bon moment. A ce moment-là, l’esprit d’Arjuna se focalisait uniquement sur les mouvements de Jayadratha et il ne regardait pas la lutte entre Satyaki et le fils de Somadatta, mais Krishna lui était très préoccupé par le sort de Satyaki, car il était bien sûr au courant de la querelle de famille. ‘’Dhananjaya’’, dit Krishna, ‘’Satyaki est épuisé et Bhurisravas va le tuer, maintenant ! ’’ Mais Arjuna n’avait d’yeux pour l’instant que pour les manœuvres de Jayadratha. ‘’Satyaki est arrivé après des combats exténuants contre les Kauravas et il a été contraint d’accepter le défi de Bhurisravas’’, dit encore Krishna. Le combat est très inégal et si nous ne l’aidons pas, il va être tué !’’ Alors même que Krishna prononçait ces paroles, Bhurisravas souleva Satyaki et le projeta au sol de toutes ses forces et tous les guerriers de l’armée des Kauravas qui l’entouraient exultèrent : ‘’Yuyudhana est mort !’’ 388 Krishna insista une nouvelle fois : ‘’Satyaki, le meilleur du clan des Vrishnis est à terre et presque mort… Lui qui est venu précisément pour t’aider est en train d’être tué sous tes yeux et tu l’ignores complètement et tu ne fais rien !’’ Bhurisravas saisit Satyaki et le traîna par terre, comme un lion promène sa proie. De son côté, Arjuna avait l’esprit troublé. ‘’Je n’ai pas appelé Bhurisravas à se battre avec moi et il ne m’a pas non plus défié au combat. Comment pourrais-je le pourfendre, alors qu’il est aux prises avec un autre guerrier ? Mon esprit répugnerait à un tel acte, même s’il est vrai qu’un ami qui est venu spécialement pour m’aider est en train d’être tué sous mes yeux.’’ Arjuna finissait à peine de s’adresser à Krishna que le ciel fut obscurci par une nuée de projectiles expédiés par Jayadratha et Arjuna riposta par une pluie de flèches, mais il se retournait désormais constamment vers l’endroit où Satyaki était aux prises avec Bhurisravas. Krishna l’exhorta une nouvelle fois à prendre en considération la situation critique dans laquelle se trouvait Satyaki : ‘’Ô Partha, Satyaki a perdu toutes ses armes et il est maintenant totalement à la merci de Bhurisravas...’’ Quand Arjuna se retourna, il vit qu’en effet Bhurisravas tenait son pied sur le corps prostré de Satyaki et qu’il s’apprêtait à l’achever avec une épée. Avant que Bhurisravas n’ait pu asséner le coup fatal, Arjuna décocha une flèche cinglante qui siffla et l’instant suivant, le bras levé qui tenait encore l’épée fut tranché net et tomba par terre. N’en croyant pas ses yeux, Bhurisravas se retourna pour voir qui avait fait cela. ‘’Ô fils de Kunti’’, s’exclama-t-il, ‘’je ne me serais jamais attendu à ceci de ta part ! Il est indigne de la part d’un guerrier d’agir par derrière de cette 389 manière. J’étais en lutte avec quelqu’un d’autre et tu m’as tiré dessus sans aucune sommation. Manifestement, nul homme ne peut résister à l’influence néfaste de ses fréquentations, comme ta conduite antichevaleresque vient de le démontrer. Dhananjaya, quand tu retourneras auprès de ton frère, Dharmaputra, comment expliqueras-tu cet acte de bravoure glorieux que tu viens juste d’accomplir ? Qui t’a appris cela, Arjuna ? Est-ce ton père, Indra, ou sont-ce tes instructeurs, Drona et Kripa ? Quel est le code de conduite qui t’autorise à décocher une flèche sur un homme occupé à lutter avec un autre et qui ne pouvait même pas te voir ? Tu as commis un acte misérable et méprisable et tu as complètement souillé ton honneur. Très certainement, c’est le fils de Vasudeva qui y a dû t’y pousser, car ce n’est pas dans ta nature. Aucun homme qui a du sang princier dans les veines n’aurait songé à commettre un acte aussi lâche. Je ne doute pas que c’est cet infâme Krishna qui a dû t’y inciter.’’ C’est ainsi que Bhurisravas, l’homme au bras droit tranché, dénonça amèrement Krishna et Arjuna sur le champ de bataille de Kurukshetra. Partha répondit : ‘’Bhurisravas, tu te fais vieux et l’âge semble avoir affecté ton jugement. C’est sans raison que tu accuses Krishna et moi-même. Comment aurais-je pu rester à regarder, les bras ballants, alors que sous mes yeux, tu étais sur le point de tuer mon ami venu risquer sa vie pour moi, ami qui est mon véritable bras droit et que tu t’apprêtais à pourfendre, alors qu’il gisait impuissant par terre ? J’aurais mérité l’enfer si je n’étais pas intervenu. Tu laisses sous-entendre que j’ai été ruiné et gâché par la compagnie de Madhava. C’est ta compréhension qui pèche complètement. Tu n’as eu aucun remord à défier Satyaki qui était éreinté, exténué, lorsqu’ il est arrivé ici, sans parler du fait qu’il était inadéquatement armé et tu en as bien profité pour le vaincre. Il gisait donc par terre, complètement impuissant. Quel est alors le code d’honneur que tu respectais et qui t’autorisait à utiliser ton épée pour achever ce guerrier au sol ? Penses-tu que j’ai oublié comment tu as 390 encouragé l’homme qui a tué mon fils, Abhimanyu, alors même qu’il vacillait, seul, épuisé et sans armes ?’’ Bhurisravas écouta très attentivement les arguments d’Arjuna et ne répondit pas, mais il étendit ses flèches sur le sol à l’aide de sa main gauche et il s’en fit un siège pour méditer. Le vieux guerrier était assis en yoga et cette vision émut profondément tous les guerriers Kauravas. Ils saluèrent Bhurisravas et conspuèrent Krishna et Arjuna. Arjuna parla à nouveau : ‘’Ô, soldats ! J’ai juré de protéger chaque ami qui se trouve à portée de mon arc. C’est une promesse sacrée. Pour quelle raison me blâmez-vous ? Il est injuste et vain de faire des reproches et des remontrances sans aucune réflexion préalable.’’ Après s’être adressé ainsi à tous les guerriers qui le blâmaient, il se tourna vers Bhurisravas et il dit : ‘’Ô toi qui excelles parmi les braves, tu as protégé tant de personnes qui ont sollicité ton aide. Tu sais pertinemment bien que ce qui t’est advenu n’est dû qu’à ta propre erreur. Il est tout à fait injuste de m’en faire le reproche. Si tu le souhaites, nous pouvons tous blâmer la violence qui régit la vie des kshatriyas.’’ Bhurisravas baissa la tête en guise d’acquiescement. C’est à ce moment-là que Satyaki reprit conscience et se redressa et emporté par toute l’impétuosité de son ardeur guerrière, il s’empara d’une épée, se précipita vers Bhurisravas qui était toujours assis en yoga sur son siège constitué de flèches et alors même que tout le monde autour de lui poussait des exclamations horrifiées et avant même que Krishna et Arjuna n’aient eu le temps d’intervenir, il trancha la tête du vieux guerrier qui roula par terre, alors que son corps était toujours en posture de méditation. Les dieux 391 et les siddhas qui contemplaient la scène prononcèrent des bénédictions en faveur de Bhurisravas et tout le monde condamna l’acte de Satyaki. Satyaki continua de soutenir que c’était son droit en affirmant : ‘’Pendant que je perdais conscience, cet ennemi juré de ma famille a posé le pied sur moi et il a tenté de me tuer et j’avais donc le droit de le tuer, peu importe la posture dans laquelle il se trouvait.’’ Mais personne n’approuva sa conduite. La décapitation de Bhurisravas représente une des nombreuses situations de conflit moral qui émaillent le Mahabharata et qui démontrent qu’une fois que la haine et que la colère ont été attisées, les codes d’honneur et le dharma sont impuissants pour les contrôler. 392 LXXXVII. LA MORT DE JAYADRATHA ‘’Le moment est décisif, Karna’’, dit Duryodhana. ‘’Si aujourd’hui avant la tombée de la nuit, Jayadratha n’est pas mort, Arjuna encourra la disgrâce et il se supprimera lui-même pour ne pas avoir tenu son serment et avec la mort d’Arjuna, la destruction des Pandavas est assurée et le royaume nous appartiendra en toute souveraineté. Dhananjaya a fait cette promesse impossible dans un moment d’étourderie, parce que les dieux ont décidé qu’il se détruise ainsi de sa propre main. Nous ne devrions pas laisser passer une telle opportunité et nous devons tout faire pour qu’il échoue. Tout dépend de toi ! Ta formidable aptitude guerrière va être testée jusqu’au bout aujourd’hui. Regarde, le soleil plonge lentement vers l’occident et il ne reste pas beaucoup de temps avant que la nuit ne tombe. Je ne crois pas que Partha puisse être en mesure de tuer Jayadratha. Toi, Aswatthama, Salya, Kripa et moi, nous devons protéger Jayadratha et faire tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas qu’il tombe entre les mains d’Arjuna au cours des prochaines heures qui précèdent le coucher du soleil.’’ ‘’Ô roi’’, répondit Karna, ‘’je suis perclus de blessures à cause de Bhimasena et je suis si éreinté que mes membres n’ont plus guère de force, mais je donnerai tout ce qu’il me reste. C’est mon privilège de vous servir.’’ Alors que Karna et Duryodhana tiraient ainsi des plans sur la comète, Arjuna assaillait l’armée des Kauravas et faisait le maximum pour pouvoir occire Jayadratha avant le coucher du soleil. Krishna saisit sa conque, Panchajanya et il en tira une note particulière qui était un signal pour que son propre conducteur, Daruka, arrive immédiatement avec son char. Satyaki prit place à l’intérieur du char et il attaqua vigoureusement et habilement Karna, tout en le maintenant pleinement occupé. 393 La dextérité de Daruka combinée à la maîtrise du tir à l’arc de Satyaki faisaient tellement merveille que les dieux eux-mêmes vinrent assister au combat. Les quatre chevaux du char de Karna furent abattus, le conducteur de son char désarçonné, la hampe de l’étendard brisée et le char totalement détruit. Le grand Karna était maintenant sur le plancher des vaches et l’événement causa pas mal d’agitation dans le clan des Kauravas. Karna dut même courir et grimper en catastrophe dans le char de Duryodhana. Sanjaya précisa ici à Dhritarashtra à qui il rapportait l’épisode : ‘’Les plus grands experts en tir-à-l ’arc sont Krishna, Partha et Satyaki et dans cet art, personne d’autre n’arrive à leur hauteur !’’ Arjuna perfora les lignes ennemies pour atteindre Jayadratha. Bouillant intérieurement en songeant au massacre d’Abhimanyu et à tous les autres maux infligés par les Kauravas, Arjuna combattait avec fureur. Ambidextre, à l’aide de son arc Gandiva, il décochait ses flèches acérées en utilisant tantôt une main et tantôt l’autre et il semait la terreur en provoquant la confusion chez ses ennemis qui tombaient comme des mouches et comme si la Mort ellemême était descendue sur le champ de bataille avec sa faucille. Les combats entre Arjuna et Aswatthama et tous les autres grands guerriers qui protégeaient le roi du Sindhu furent titanesques. Ils luttèrent tous vaillamment et ardemment, mais ils furent tous vaincus et ils ne purent empêcher Arjuna d’atteindre Jayadratha. Arjuna s’en prit alors à Jayadratha et la bataille fit rage pendant longtemps. Tous les deux jetaient constamment des regards vers l’occident, car la fin du jour était proche. Le Sindhu n’était certes pas un manchot et il poussa Arjuna dans ses derniers retranchements. Le soleil était sur le point de basculer sous la ligne d’horizon en rougissant et la bataille n’était toujours pas gagnée. 394 ‘’Il ne reste que très peu de temps. Il semble que Jayadratha soit bel et bien sauvé et qu’Arjuna ait lamentablement échoué. Arjuna n’a pas tenu son serment et il va encourir la disgrâce’’, se dit Duryodhana en jubilant. Le ciel s’assombrit alors et une clameur se fit entendre :’’ Le soleil s’est couché et Jayadratha est toujours en vie. Arjuna a perdu !’’ Les Pandavas baissèrent alors la tête et les Kauravas exultaient. Jayadratha se tourna vers l’occident et il songea en lui-même : ‘’Je suis sauvé !’’, car il n’apercevait plus le soleil et car il pensait que l’intervalle de temps dont disposait Arjuna pour tenir son serment était passé. Mais Krishna murmura à Arjuna : ‘’Dhananjaya, le roi du Sindhu a le regard fixé sur l’horizon. C’est Moi qui ai fait en sorte que le soleil soit obscurci, mais il n’est pas encore couché. Fais ce que tu as à faire. C’est maintenant le moment ou jamais, car Jayadratha a baissé sa garde.’’ Gandiva décocha ses flèches fatidiques et tel un vautour fondant sur sa proie, celles-ci emportèrent au loin la tête de Jayadratha. ‘’Ecoute-moi bien, Arjuna !’’, dit Krishna, ‘’décoche successivement tes flèches, de manière à ce que la tête ne puisse pas toucher le sol et qu’elle parvienne dans le giron de Vriddhakshatra.’’ La scène était étrange et quelque peu surréaliste. Vriddhakshatra était dans son ashram, absorbé dans sa méditation du soir et les yeux clos, quand la tête de son fils atterrit doucement dans son giron. Le vieux roi termina sa méditation avant de se lever et la tête roula par terre... Et comme il l’avait luimême décrété, il y a longtemps, sa tête explosa et c’est ainsi que Jayadratha et que son père atteignirent ensemble le paradis des guerriers. 395 Kesava, Dhananjaya, Bhima, Satyaki, Yudhamanyu et Uttamaujas soufflèrent dans leurs conques et Dharmaraja qui entendit le vacarme triomphant sut que cela signifiait qu’Arjuna avait tenu sa promesse et que le Sindhu avait été tué. Yudhishthira mena alors une nouvelle offensive rageuse contre Drona. La nuit tombait, mais en ce quatorzième jour de la bataille, la règle du cessez-le-feu au coucher du soleil ne fut pas respectée. Avec les passions qui augmentaient de jour en jour, les règles et la retenue avaient tendance à être de plus en plus négligées. 396 LXXXVIII. LA FIN DE DRONA Tous ceux à qui l’histoire du Mahabharata est familière connaissent bien Ghatotkacha, le fameux fils que Bhimasena a eu de sa femme asurique. Il y a deux jeunes hommes parmi tous les personnages du Mahabharata qui incarnent toutes les qualités d’héroïsme, de bravoure, de force, de courage et d’amabilité et ce sont les fils d’Arjuna et de Bhima, Abhimanyu et Ghatotkacha qui ont tous les deux fait offrande de leurs vies sur le champ de bataille de Kurukshetra. A la fin de la guerre du Mahabharata, la haine qui prévalait dans les deux camps ne pouvait plus trouver un exutoire suffisant dans les combats diurnes et le quatorzième jour, après le coucher du soleil, les guerriers n’interrompirent pas les hostilités et continuèrent à se battre à la lumière de leurs torches. Le champ de bataille de Kurukshetra offrait là un spectacle sidérant et encore inédit. Les généraux et les soldats des deux camps se livraient bataille à la lumière de milliers de torches en utilisant des signaux tout spécialement adaptés pour l’obscurité. Ghatotkacha et ses troupes asuriques qui peuvent donner le maximum de leurs forces pendant la nuit trouvèrent dans cette obscurité un avantage supplémentaire et ils attaquèrent violemment l’armée de Duryodhana. Le sang de Duryodhana se glaça, lorsqu’il vit des milliers de ses hommes tués par Ghatotkacha et son armée qui se déplaçaient dans les airs et qui les attaquaient de manière soudaine et inattendue. ‘’Tue-le immédiatement, Karna, autrement c’est toute notre armée qui va y passer. Termines-en avec lui sur le champ !’’ , l’implorèrent tous les guerriers Kauravas qui étaient complétement désorientés. 397 Karna était lui-même en colère et perplexe, après qu’une des flèches de l’asura vienne de le blesser. Il possédait sans aucun doute un missile imparable qu’Indra lui avait donné, mais il ne pouvait l’utiliser qu’une seule fois et il l’avait prudemment conservé à l’intention exclusive d’Arjuna avec lequel un clash futur était inévitable. Mais dans la confusion et l’ivresse furieuse de cette grande mêlée nocturne, mû par une impulsion aussi brusque que soudaine, Karna propulsa son missile sur le jeune géant. Et c’est ainsi qu’Arjuna fut sauvé, mais à un prix particulièrement élevé. Le fils bien-aimé de Bhima, Ghatotkacha, qui depuis les airs bombardait de ses flèches mortelles l’armée des Kauravas s’effondra en plongeant tous les Pandavas dans le chagrin. La bataille ne s’interrompit pas pour autant et Drona sema à son tour la peur et la destruction dans les rangs des Pandavas par ses attaques incessantes. ‘’Ô Arjuna’’, dit Krishna, ‘’il n’y a personne qui soit en mesure de vaincre Drona en se conformant aux règles strictes de la guerre. Nous ne pourrons pas venir à bout de lui, à moins que le dharma ne soit contourné. Nous n’avons pas d’autre alternative. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse le faire renoncer à se battre. S’il entend jamais qu’Aswatthama est mort, Drona perdra tout intérêt dans la vie et il abandonnera les armes. Il faut donc que quelqu’un dise à Drona qu’Aswatthama a été tué.’’ Arjuna frémit d’horreur en entendant cela car il ne pouvait certainement pas s’apprêter à dire un mensonge et tous ceux qui se trouvaient autour de lui rejetèrent aussi cette idée, puisque personne ne voulait être complice d’une duperie. Seul Yudhishthira réfléchit longuement à cette proposition. ‘’C’est moi qui porterai tout le fardeau et toute la charge de ce péché’’, finit-il par dire. 398 Bhima souleva alors son énorme masse métallique qu’il abattit sur la tête d’un énorme éléphant qui s’appelait justement Aswatthama qui s’écroula, mort et après avoir tué le pachyderme, Bhima s’approcha de la division que Drona commandait et il rugit bien fort pour que tout le monde puisse l’entendre : ‘’Je viens de tuer Aswatthama !’’ Bhimasena qui jusqu’ici n’avait jamais commis ni même seulement imaginé commettre un acte aussi ignoble était profondément gêné et honteux en prononçant ces paroles. Celles-ci firent mouche – mais se pouvait-il qu’elles soient vraies ? Drona les entendit, alors qu’il s’apprêtait à envoyer son missile le plus destructeur et le plus dévastateur, le brahmastra. ‘’Yudhishthira, est-il bien vrai que mon fils a été tué ?’’, demanda l’acharya à Dharmaputra. L’acharya pensait que jamais Yudhishthira ne dirait un mensonge, fût-ce même pour la souveraineté sur les trois mondes. Krishna affectait d’être terriblement troublé. ‘’Si Yudhishthira échoue maintenant, nous sommes perdus, car le brahmastra de Drona est une arme irrésistible et toute l’armée des Pandavas sera détruite !’’, dit-il. Yudhishthira lui-même frémit de dégoût par rapport à ce qu’il s’apprêtait à faire, mais il nourrissait aussi en lui le désir de remporter la victoire. ‘’C’est moi seul qui endosserai la responsabilité de ce péché’’, se dit-il en lui-même et il durcit son cœur pour dire : ‘’Oui, c’est bien vrai qu’Aswatthama a été tué !’’, dit-il à voix haute, et en prononçant ces paroles, il en sentit toute la disgrâce et il ajouta à voix basse et d’une voix chevrotante : ‘’Aswatthama, l’éléphant’’ – paroles qui furent noyées dans tout le bruit ambiant et que Drona ne put entendre. ‘’Et c’est ainsi, ô roi, qu’un grand péché a été commis’’, dit Sanjaya au roi aveugle, Dhritarashtra, en lui rapportant les événements de la bataille. 399 Au moment même où ces paroles sortirent de la bouche de Yudhishthira, les roues de son char qui jusqu’ici survolaient la terre de quelques centimètres sans jamais la toucher retombèrent sur le sol. Yudhishthira qui jusqu’ici s’était distingué du monde rempli de fausseté et de non-vérité était devenu trop terre à terre, puisque lui aussi désirait la victoire et qu’il s’était laissé aller à des paroles qui n’étaient pas le pur reflet de la vérité et son char avait donc repris le chemin ordinaire des hommes. Quand il fut confirmé à Drona que son fils avait été tué, tout son attachement à la vie fut tranché net et le désir disparut comme s’il n’avait jamais existé. C’est alors qu’il se trouvait dans cet état d’esprit que Bhimasena le condamna sans ambages : ‘’Ô, brahmane, en abandonnant les fonctions légitimes de votre caste pour le métier des armes des kshatriyas, vous avez provoqué la ruine et la perte des princes. Si vous, brahmane, vous ne vous étiez pas écarté des devoirs qui étaient les vôtres, de par votre naissance, les princes n’auraient jamais dû encourir une telle destruction. Vous enseignez que ne pas tuer est le plus haut dharma et que le brahmane soutient et préserve ce dharma et cependant, vous avez rejeté cette sagesse qui vous appartient de naissance et sans vergogne, vous avez entrepris la profession de tuer ! C’est pour notre malheur que vous êtes descendu si bas dans cette vie impie.’’ Ces piques de Bhima furent atrocement douloureuses pour Drona qui avait déjà perdu la volonté de vivre. Il jeta toutes ses armes et il s’assit en yoga sur le sol de son char pour méditer. C’est alors que Dhrishtadyumna grimpa dans son char en brandissant son épée et complètement insensible aux cris d’horreur et de désapprobation de tout le monde, il accomplit sa destinée funeste en tranchant la tête de Drona, et l’âme du fils de Bharadwaja s’échappa dans un éclat de lumière pour monter dans les cieux. 400 LXXXIX. AU TOUR DE KARNA Après la mort de Drona, les princes de l’armée des Kauravas nommèrent Karna généralissime. Karna était debout dans son magnifique char de guerre conduit par Salya et la confiance intrépide de son maintien et sa renommée illustre en tant que guerrier encouragèrent les Kauravas et la bataille put recommencer. Après avoir consulté les astres et les augures, les Pandavas profitèrent de l’heure propice et Arjuna s’attaqua à Karna, bien soutenu par Bhimasena qui suivait immédiatement derrière. Duhsasana se concentra sur Bhima en lui envoyant une volée de flèches, ce qui fit glousser Bhima qui se dit en luimême : ‘’Ce scélérat est enfin à ma portée ! Aujourd’hui même, je tiendrai ma promesse à l’égard de Draupadi. Cela fait bien trop longtemps que mon serment attend d’être tenu.’’ Tandis que Bhima songeait en lui-même à tout ce que Duhsasana avait fait subir à Draupadi, sa colère se mit à bouillonner incontrôlablement et après avoir lâché toutes ses armes, il sauta en bas de son char avant de bondir sur Duhsasana comme un tigre sur sa proie, puis il le projeta au sol et lui brisa les membres. ‘’Vil animal ! Est-ce là la main immonde qui a tiré Draupadi par les cheveux ? Je m’en vais l’arracher à ton corps ! S’il y a bien quelqu’un qui désire t’aider, qu’il s’avance et qu’il essaye !’’ Après avoir jeté un regard haineux en direction de Duryodhana pendant qu’il rugissait son défi, Bhimasena arracha le bras de Duhsasana et jeta le membre sanguinolent sur le champ de bataille et il tint la terrible promesse qu’il avait faite treize ans auparavant : il but le sang du corps de son ennemi, comme une bête de proie et il dansa sur le champ de bataille, ivre de passion. ‘’Je l’ai fait !’’, rugit-il. ‘’La promesse faite à l’encontre de ce grand pécheur a été tenue. Il ne me reste qu’à tenir mon serment concernant Duryodhana. Le feu du sacrifice est prêt. Que la victime se prépare !’’ 401 La scène fit tressaillir tout le monde. Même le grand Karna fut ébranlé en voyant Bhima dans cette colère extatique. ‘’Ne flanche pas !’’, lui dit Salya. ‘’Il ne siérait pas que tu montres le moindre signe qui puisse être considéré comme de la crainte. Même si Duryodhana tremble de désespoir, il n’est pas approprié que tu perdes toi aussi courage. Après la mort de Duhsasana, tous les espoirs de notre armée ne reposent plus que sur toi et tu dois maintenant en supporter le poids. Tu es un guerrier vaillant et valeureux : défie donc Arjuna en combat singulier et gagne une gloire éternelle sur Terre ou le paradis des guerriers !’’ Après avoir entendu ces paroles, Karna retrouva toute sa pugnacité. Les yeux rougis par la colère et par les larmes qu’il avait retenues, il demanda à Salya de rapprocher son char de celui d’Arjuna. ‘’Mettons un terme à la guerre !’’, dit Aswatthama en s’adressant à Duryodhana. ‘’Mettons un terme à cette inimitié désastreuse. Ami bien-aimé, fais la paix avec les Pandavas. Arrêtons cette guerre !’’ ‘’Quoi ? N’as-tu donc pas entendu les paroles que Bhima a prononcées quand, comme une bête assoiffée, il a bu du sang humain avant de danser sur le corps mutilé de mon frère ? Comment pourrions-nous bien parler de paix maintenant ? Pourquoi ces paroles aussi futiles qu’inutiles ?’’, dit Duryodhana. Il donna le signal de l’attaque. Le fils de Surya décocha une flèche fulgurante et qui crachait le feu en direction d’Arjuna et Krishna enfonça prestement le char dans la boue, d’une dizaine de centimètres et le projectile frôla la tête d’Arjuna, mais lui arracha son casque ! Arjuna était rouge de honte et de colère et il arma son bras pour en finir avec Karna. L’heure fatidique était arrivée pour Karna car, comme il avait été prédit, la roue 402 gauche de son char se bloqua brusquement dans la boue et il dut quitter son char pour l’en extraire. ‘’Attends une minute !’’, cria-t-il. ‘’Mon char est bloqué dans la boue. Comme tu es un grand guerrier bien au courant du dharma, tu ne prendras certainement pas injustement avantage de cet incident. Je vais redresser mon char et ensuite, je t’offrirai tout le combat que tu désires.’’ Arjuna hésita et Karna était perturbé par l’incident. Il se rappelait la malédiction dont il fut l’objet et il plaida de nouveau en faveur du sens de l’honneur d’Arjuna. C’est alors que Krishna intervint. ‘’Ha, ha, ha, Karna !’’, s’exclama-t-il. ‘’C’est une bonne chose que toi aussi tu te souviennes qu’il existe des choses comme le fair-play et l’esprit chevaleresque ! A présent que tu es noyé dans les problèmes, tu te les rappelles, certes, mais lorsque toi, Duryodhana, Duhsasana et Sakuni, vous avez traîné Draupadi dans la salle d’assemblée et lorsque vous l’avez outragée, comment se fait-il que tu les avais complètement oubliés ? Tu as contribué à embobiner Dharmaputra qui adore jouer aux dés, mais qui n’est pas très adroit, à miser gros, et vous avez triché. Où se cachait ton fairplay, alors ? Était-ce bien fair-play de refuser de rendre son royaume à Yudhishthira alors que, conformément à l’engagement pris, les douze années d’exil dans la forêt et la treizième année incognito s’étaient dûment écoulées ? Qu’est-il advenu au dharma en vertu duquel tu fais appel maintenant ? Tu as comploté avec des hommes mauvais qui ont cherché à empoisonner et à tuer Bhima. Tu as approuvé la conspiration destinée à brûler vifs les Pandavas, quand ils dormaient dans le palais de cire où ils avaient été attirés. Qu’était-il arrivé au dharma, alors ? Que te murmurait le dharma, lorsque des mains viles et violentes s’étaient posées sur Draupadi et que tu admirais le spectacle ? Ne t’es-tu pas moqué d’elle en lui disant : ‘’Maintenant que tous tes époux t’ont laissée sans protection, 403 épouses-en donc un autre !’’ Et la langue qui n’a pas eu honte de prononcer ces paroles parle à présent d’esprit chevaleresque ! Ah, le bel esprit chevaleresque ! Et quand la meute que vous formiez a encerclé le jeune Abhimanyu pour le pourfendre impitoyablement, était-ce cela, ton esprit de chevalerie ? Comment oses-tu parler maintenant d’esprit de chevalerie et de fair-play, toi qui les as toujours bafoués !’’ Tandis que Krishna le fustigeait ainsi pour pousser Arjuna à agir, Karna baissa honteusement la tête sans dire un mot. Il remonta silencieusement dans son char en laissant la roue bloquée dans la boue, saisit son arc et décocha une nouvelle flèche bien ciblée en direction d’Arjuna qui le toucha avec une telle force qu’elle l’étourdit durant un moment. Karna utilisa ce bref instant de répit pour redescendre de son char et tenter d’extraire la roue de la boue, mais la malédiction était trop lourde et la bonne fortune avait déserté le grand guerrier. La roue ne bougea pas d’un millimètre, quand bien même il y appliqua toute sa force. Il tenta alors de se remémorer les mantras des missiles puissants qu’il avait appris auprès de Parasurama, mais sa mémoire lui fit défaut au moment où il en avait le plus besoin, comme Parasurama l’avait prédit. ‘’Il n’y a pas de temps à perdre, Arjuna’’, cria Madhava. ‘’Termines-en avec ton ennemi.’’ L’esprit d’Arjuna était agité, car ses mains répugnaient à commettre un acte aussi peu chevaleresque. Mais comme le dit le poète, Arjuna ne put refuser l’ordre du Seigneur et il décocha une flèche qui trancha la tête de Karna. Le poète n’avait pas le cœur d’imputer un tel acte à Arjuna qui était la noblesse même. C’est le Seigneur Krishna qui incita Arjuna à tuer Karna, alors que celui-ci tentait vainement d’extraire la roue de son char embourbé. D’après le code d’honneur et les lois de la guerre qui prévalaient à l’époque, ce n’était 404 pas moral. Qui pouvait endosser la responsabilité de faire cette entorse au dharma hormis le Seigneur Lui-même ? La leçon que l’on peut tirer de tout cela, c’est qu’il est vain d’espérer soumettre le mal par la violence et par la guerre. La bataille pour le bien qui est menée par la force physique conduit à de multiples maux avec comme corollaire que l’absence de droiture et de rectitude augmente. 405 XC. L’AGONIE DE DURYODHANA Duryodhana contempla la mort de Karna et sa peine était incommensurable. Kripacharya fut profondément ému par la douleur de Duryodhana et il dit : ‘’Poussés par l’ambition et par la convoitise, nous avons placé une charge trop lourde sur les épaules de nos amis. Ceux-ci l’ont supportée sans se plaindre : ils ont sacrifié leurs vies sur le champ de bataille et ils ont gagné les régions célestes. Il ne vous reste plus qu’une seule ligne d’action - faire la paix avec les Pandavas. Ô roi, ne continuez plus cette guerre désastreuse.’’ Mais même en ces instants de profond désespoir, Duryodhana n’apprécia pas ce conseil : ‘’Peut-être que la possibilité existait pour cela, mais elle a disparu depuis longtemps. Comment pourrait-on parler de paix entre les Pandavas et nous avec tout ce sang inexpiable qui nous sépare – le sang de nos amis et parents les plus chers et les leurs ? Et si je me rendais pour échapper à la mort, comment pourrais-je échapper au mépris du monde ? De quel bonheur pourrais-je espérer jouir avec une vie sauvée aussi honteusement ? Et quelle joie pourrais-je encore espérer trouver dans la souveraineté récupérée par la paix après que tous mes frères et parents aient été tués ?’’ Ces paroles de Duryodhana furent acclamées à grands cris par tous les autres qui soutinrent sa position et ils choisirent Salya et lui attribuèrent le commandement suprême de l’armée. Salya était un guerrier puissant aussi brave que tous les guerriers qui avaient été tués. L’armée fut redéployée sous sa supervision et bientôt, la bataille fit à nouveau rage. Du côté des Pandavas, Yudhishthira conduisit personnellement l’attaque contre Salya. Cela surprit tout le monde de voir comment cet homme qui 406 jusqu’alors avait été l’incarnation même de la placidité combattre aussi furieusement. Durant un long moment, le combat fut équilibré jusqu’à ce que Yudhishthira ne projette de toutes ses forces sa lance contre Salya qui le transperça et tel un grand mât au terme d’une célébration festive, le corps de Salya gisait à présent sans vie sur le champ de bataille, tout ensanglanté et sanguinolent. Une fois que Salya, le dernier des grands généraux s’écroula, mort, l’armée des Kauravas perdit tout espoir. Néanmoins, tous les fils survivants de Dhritarashtra se liguèrent et attaquèrent Bhima de toutes parts. Il les pourfendit tous. Le fils de Vayu avait attisé sa haine dévorante treize années durant depuis cette fois où Draupadi avait été outragée dans la salle d’assemblée et il se dit en lui-même : ‘’Je n’aurai pas vécu en vain, mais Duryodhana vit toujours’’, et il sourit sinistrement. Sakuni conduisit une attaque contre la division de Sahadeva. Peu de temps s’écoula avant que Sahadeva ne décoche une flèche acérée en criant : ‘’Fou que tu es, voici ta récompense pour tous tes grands péchés !’’ La flèche trancha la gorge de Sakuni et sa tête qui était à la racine de tous les méfaits des Kauravas roula sur le sol, comme un dé. Désormais sans chefs, ce qui subsistait de cette armée brisée se dispersa pour fuir dans toutes les directions et fut bientôt poursuivie et massacrée jusqu’au dernier par les vainqueurs qui exultaient. ‘’ C’est ainsi que toute votre armée d’onze akshauhinis a complètement été anéantie, ô roi. Parmi les milliers de rois qui avaient épousé votre cause dans l’orgueil de leur puissance, on n’aperçoit plus guère que Duryodhana sur le champ de bataille, au bord du malaise et perclus de blessures’’, dit Sanjaya en décrivant la débâcle au roi aveugle. 407 Après avoir vainement tenté de rassembler autour de lui le reliquat de son armée vaincue, Duryodhana, quasiment seul, saisit sa masse et s’approcha d’une mare. Tout son corps brûlait et cette eau l’attirait. ‘’Le sage Vidura savait ce qui arriverait et il nous avait bien prévenus’’, se dit-il en entrant dans l’eau. A quoi sert la sagesse trop tardive ? Ce qui a été fait doit produire ses effets qui doivent être endurés. Telle est la loi. Yudhishthira et ses frères arrivèrent sur place, à la poursuite de leur plus grand ennemi. ‘’Duryodhana !’’, s’écria Yudhishthira, ‘’après avoir détruit la famille et le clan, espères-tu échapper à la mort en te cachant dans cette mare ? Où est ton orgueil maintenant ? N’as-tu pas honte ? Sors de là et bats-toi ! Tu es un kshatriya de naissance, fuis-tu la bataille et la mort ?’’ Piqué au vif par ces paroles, Duryodhana répondit dignement : ‘’Dharmaputra, je ne suis point arrivé ici comme un fuyard. Ce n’est pas la peur qui m’a amené jusqu’ici. Je suis entré dans cette eau pour apaiser le feu qui me brûle. Je ne crains pas la mort et je ne désire pas vivre ; alors pourquoi devrais-je me battre ? La Terre ne possède plus rien de ce pour quoi je luttais ! Tous ceux qui étaient à mes côtés ont été tués. Mon désir à l’égard du royaume a disparu. Je te laisse le monde sans plus aucun rival. Jouis-en, si tu veux dans une souveraineté incontestable.’’ ‘’Oh, c’est vraiment très généreux de ta part, particulièrement après que tu aies déclaré que tu ne nous laisserais même pas un cm² de territoire ! Quand nous avons plaidé en faveur de la paix et quand nous t’avons prié de de nous en remettre une partie, tu as repoussé notre proposition et maintenant, tu 408 déclares que nous pouvons tout prendre ! Ce n’est ni pour un royaume ni pour des terres que nous combattons. Dois-je te rappeler toutes tes fautes ? Les torts commis à notre égard et l’outrage perpétré à l’égard de Draupadi ne peuvent pas être expiés autrement que par ta vie !’’ Sanjaya qui rapporta ceci au vieux roi aveugle dit : ‘’Quand votre fils, Duryodhana, entendit ces paroles dures et implacables prononcées par Dharmaputra, il sortit immédiatement de l’eau, masse en main. Une fois en dehors de la mare, l’infortuné Duryodhana dit : ‘’Venez tous, un par un, car je suis tout seul. Vous n’allez sûrement pas vous mettre à cinq pour m’attaquer, moi qui suis tout seul, sans armure, éreinté et perclus de blessures…’’ Yudhishthira répliqua sèchement : ‘’Si c’est effectivement mal que beaucoup se liguent pour attaquer une seule personne, alors je te prie bien de nous dire comment Abhimanyu a été attaqué et tué ? N’as-tu pas consenti à ce qu’une kyrielle de guerriers se liguent et s’attaquent à ce pauvre garçon qui était tout seul parmi vous ? Il est un fait certain que lorsque les hommes font face à l’infortune, ils reconnaissent alors et prêchent le dharma et la chevalerie à autrui. Mets ton armure, choisis n’importe lequel d’entre nous et bas-toi ! Meurs et tu iras peut-être au paradis des guerriers ou sois vainqueur et tu seras roi !’’ En conséquence, un nouveau combat débuta entre Bhima et Duryodhana. Des étincelles jaillirent, lorsque leurs masses se percutèrent. Duryodhana et Bhima étaient tous deux d’une force et d’une adresse égales. Le combat fit rage pendant longtemps et l’issue était incertaine. Ceux qui assistaient au combat tentaient de déterminer qui en sortirait vainqueur et Krishna dit à Arjuna que Bhima serait fidèle au serment qu’il 409 avait fait dans le hall d’assemblée et qu’il briserait les cuisses de Duryodhana. Bhima l’entendit et c’est alors que le souvenir du terrible outrage lui revint brusquement en mémoire. Il bondit comme un fauve et asséna un formidable coup sur les cuisses de Duryodhana à l’aide de sa masse et les brisa et Duryodhana tomba lourdement sur le sol, blessé à mort. Bhima sauta sur son corps prostré, lui piétina la tête et entama une danse macabre. ‘’Arrête, Bhima !’’, s’écria Dharmaraja. ‘’Sa dette est remboursée. Duryodhana est un prince et un cousin. Il n’est ni correct, ni approprié que tu lui piétines la tête.’’ Krishna dit : ‘’L’âme de cet homme cruel va bientôt quitter son corps. Fils de Pandu, Duryodhana et toute sa clique ont été anéantis. Pourquoi traîner ici ? Rejoignons nos chars.’’ Après que Krishna se fut exprimé ainsi, le visage de Duryodhana se mit à luire du feu de la colère et de la haine. Tournant les yeux vers Krishna, il dit : ‘’C’est par de viles ruses que tu as ourdi la mort de mes guerriers qui se sont bravement battus conformément au code de la guerre. Jamais tu n’aurais pu rêver de la victoire dans un combat loyal avec Karna, Bhishma ou Drona. N’as-tu donc même pas un soupçon de honte ?’’ Alors qu’il gisait mourant, Duryodhana ne ressentait pas le moindre regret par rapport à tout ce qu’il avait fait. ‘’Duryodhana’’, répondit Krishna, ‘’c’est vainement et futilement que tu accuses autrui. La convoitise et l’orgueil du pouvoir t’ont poussé à d’incalculables méfaits et tu récoltes maintenant ce que tu as semé.’’ ‘’Canaille !’’, répondit Duryodhana. ‘’De mon vivant, j’ai été un grand prince, un ami généreux et un formidable ennemi. Tous les plaisirs humains auxquels même des rois aspirent en vain et que même les dieux ne méprisent pas, je les 410 ai connus pleinement dans leur totalité et mourir en guerrier est le couronnement approprié d’une telle vie. A présent, je m’en vais triomphalement rejoindre le paradis des guerriers pour retrouver tous mes amis et mes frères qui sont déjà arrivés là-bas et qui s’impatientent de m’accueillir, tandis que vous, vous demeurez ici-bas et vous serez l’objet du mépris de tous les kshatriyas. Cela m’est bien égal que Bhima pose ses pieds sur ma tête alors que je gis impuissant sur le champ de bataille avec les jambes brisées. Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? D’ici quelques minutes, les pattes des corneilles et des vautours ne se poseront-elles pas elles aussi sur ma tête ?’’ Les dieux répandirent alors des fleurs depuis les cieux. Des désirs démesurés et excessifs avaient entraîné Duryodhana sur la mauvaise voie, ce qui avait provoqué de multiples violations du dharma, mais personne ne put remettre en cause l’esprit indomptable du fils de Dhritarashtra. 411 XCI. LES PANDAVAS BLÂMÉS Alors que la guerre touchait à sa fin, Balarama arriva à Kurukshetra après avoir fait le tour des lieux saints. Il arriva précisément au moment où Bhima et Duryodhana étaient engagés dans un dernier combat mortel. Il vit Bhima asséner le coup fatal qui brisa les cuisses de Duryodhana et sa colère fusa face à cette grande violation des règles du combat singulier. ‘’Honte à vous tous ! Un pur kshatriya frapperait-il en dessous de la ceinture ? Ce Bhima a insulté notre code de la façon la plus disgracieuse qui soit !’’, s’exclama-t-il. S’approchant impatiemment de son frère, Krishna, il clama : ‘’Vous regardez tous, vous acceptez tout cela, mais moi, je ne puis supporter de voir une façon de combattre aussi scandaleuse !’’ Et il s’avança en direction de Bhima avec son pic levé et menaçant. Le pic était l’une des armes fétiches de Balarama, tout comme le disque était celle de Krishna. Krishna s’alarma lorsqu’il vit son frère aîné qui s’avançait avec fureur en direction de Bhima. Il se hâta de l’intercepter et Il dit : ‘’Les Pandavas sont nos amis et nos plus proches parents. Ce sont eux les victimes d’injustices insupportables commises par Duryodhana. Quand Draupadi a été outragée dans le hall d’assemblée, Bhima a juré : ‘’Un jour, je briserai les deux cuisses de Duryodhana à l’aide de cette masse et je le tuerai en combattant.’’ Il a prononcé ce serment solennel à l’époque et tout le monde est au courant. Le devoir d’un kshatriya est d’être fidèle au serment qu’il a solennellement prononcé. Ne te laisse pas égarer par la colère et ne sois pas injuste envers les Pandavas qui sont innocents. Avant de condamner Bhima, tu devrais prendre en compte toutes les injustices que les Kauravas ont commises à leur égard. Il ne peut résulter que des erreurs, si l’on entreprend de juger la conduite de quelqu’un sans prendre en considération la chaîne des événements qui a conduit à cela. Tu ne peux isoler un acte particulier en dehors de son contexte et prononcer un jugement sur base d’uniquement cela 412 sans commettre une injustice grossière. L’Âge de Kali est arrivé et les lois de l’ère précédente ne sont plus applicables. Il n’était pas injuste de la part de Bhima de frapper sous la ceinture un ennemi qui avait comploté diaboliquement contre sa vie à maintes reprises. C’est à l’instigation perfide de Duryodhana que Karna a décoché une flèche de derrière qui a brisé la corde de l’arc d’Abhimanyu qui se défendait contre vents et marées. Le jeune fils d’Arjuna était assailli par une kyrielle de guerriers qui l’avaient encerclé et il était livré à lui-même sur le champ de bataille, dépourvu d’arc et de char et on l’a tué de la plus lâche des manières. Duryodhana pensait le mal et il a pratiqué la fourberie depuis sa naissance et c’est lui qui a provoqué la destruction de son peuple. Bhima n’a commis aucun péché en tuant cet homme. Bhima a enduré toutes les injustices commises à son égard et il a contenu sa colère pendant treize longues années. Duryodhana savait parfaitement que Bhima avait fait le serment de lui briser les jambes et de le tuer. Quand il l’a défié au combat, il savait pertinemment bien qu’il invitait parlà Bhima à valider son serment. Comment peux-tu penser qu’il est injuste de la part de Bhima de l’avoir fait ?’’ Ces paroles de Krishna ne firent pas changer d’avis Balarama, mais sa colère se calma. ‘’Duryodhana va gagner les régions célestes qui sont réservées aux braves et la renommée de Bhima sera ternie à tout jamais ! Les hommes diront que le fils de Pandu a enfreint le code de la guerre en attaquant ainsi Duryodhana et cela souillera sa réputation à jamais. Il me déplaît de rester ici une minute de plus !’’ Et indigné, Balarama reprit immédiatement la route de Dwaraka. ‘’Yudhishthira, pourquoi te confines-tu dans ce silence ?’’, demanda Krishna. ‘’Ô Madhava, cela m’a fait mal de voir Bhima sauter sur le corps mortellement blessé de notre cousin, Duryodhana, et piétiner sa tête. J’y vois là la fin de la 413 splendeur de notre race. Nous avions été floués et molestés par les Kauravas. Je connais toute l’ampleur de la peine et de la colère du cœur de Vrikodara et ne puis le blâmer déraisonnablement. Nous avons tué Duryodhana qui était affligé par une cupidité démesurée et par l’absence de compréhension. A quoi bon maintenant discuter d’éthique ou soupeser l’adéquation de la vengeance d’un homme à qui l’on avait fait tant de mal ?’’ Yudhishthira était bouleversé. Quand les hommes transgressent la loi, les excuses et les justifications ne procurent aucune satisfaction mentale. Arjuna garda le silence. Il ne témoigna aucune approbation à l’égard de l’acte de Bhima et il ne le condamna pas non plus. Mais tous les autres qui étaient présents critiquèrent violemment Duryodhana en se remémorant toutes ses exactions et toutes ses fautes. Krishna se tourna vers eux et leur dit : ‘’Ô guerriers ! Il ne sied pas que nous continuions à vilipender un ennemi qui a été vaincu et qui git là, mortellement blessé. Nous ne devrions pas parler en mal d’un mourant. Il était insensé et il a provoqué sa propre fin. Il a baigné dans de mauvaises fréquentations et il a couru à sa déchéance. Partons !’’ Quand il entendit Krishna prononcer ces paroles, Duryodhana qui gisait par terre et qui souffrait atrocement explosa de rage. En dépit de la douleur insupportable, il réussit à se soulever un peu sur ses bras et il dit : ‘’Canaille ! Fils d’esclave ! Ton père, Vasudeva, n’était-il pas l’esclave de Kamsa ? Tu n’as aucun droit de t’asseoir ou de te mouvoir parmi des princes ! Tu parles comme un infâme scélérat ! Je t’ai vu pousser Bhima à diriger sa masse vers mes cuisses. Crois-tu que je ne t’ai pas vu parler comme si de rien n’était avec Arjuna en indiquant ta cuisse, alors que tu indiquais par-là à Bhima que c’est bien là qu’il devait frapper, au mépris des règles du combat singulier ? Jusque-là, le combat avait été égal. Tu n’as aucune pitié, aucune honte ! N’as-tu pas manigancé la mort de l’aïeul, Bhishma avec tes 414 stratagèmes ? C’est toi qui a conseillé d’utiliser Sikhandin pour attaquer Bhishma, car tu savais pertinemment bien que l’aïeul dédaignerait de s’opposer à une femme et qu’il se laisserait mortellement blesser, sans résister. Tu as causé la mort de Dronacharya en t’arrangeant pour que Dharmaputra dise un mensonge. Tu es l’instigateur du mensonge fatidique proféré par Yudhisthira et qui a fait en sorte que Dronacharya laisse tomber les armes. N’as-tu pas regardé sans protester et ne t’es-tu pas même réjoui, quand cette fripouille de Dhrishtadyumna a attaqué et tué l’acharya qui avait pourtant cessé le combat, jeté les armes et qui s’était assis en posture de yoga pour méditer sur le Suprême ? N’est-ce pas toi qui as malicieusement comploté pour que Karna utilise son arme fatale contre Ghatotkacha plutôt que de la réserver contre Arjuna, ce qu’il avait résolu de faire depuis toujours ? Ô, grand pécheur que tu es ! C’est encore assurément toi qui as incité Satyaki à décapiter Bhurisravas après que son bras droit ait été ignoblement tranché et qu’il ait cessé de combattre et étendu ses flèches pour se faire un siège pour méditer. C’est toi qui as provoqué la mort de Karna en poussant Arjuna à l’attaquer lâchement, alors qu’il était occupé à soulever la roue de son char embourbé sur le champ de bataille. Ô vaurien que tu es ! Tu es la seule cause de notre destruction ! Le monde entier a condamné ton acte, quand par pure sorcellerie, tu as laissé entrevoir que le soleil s’était couché et fait en sorte que Jayadratha, le roi du Sindhu croie que la fin du jour était arrivée et qu’il était hors de danger et c’est ainsi qu’il a été tué après avoir baissé sa garde.’’ Duryodhana vomit toute sa vindicte à l’encontre de Krishna, puis exténué par la douleur de ses blessures et par la violence de sa crise de fureur, il retomba prostré. ‘’Fils de Gandhari’’, dit Krishna, pourquoi permettre à la colère d’ajouter à la douleur de tes derniers instants ? Ce sont tes propres exactions qui ont provoqué ta fin. Ne Me les attribue pas ! Bhishma et Drona ont dû mourir en 415 résultat de tes péchés. De même as-tu été la cause de la mort de Karna et des autres. Dois-Je récapituler tous les maux dont tu t’es rendu coupable à l’égard des fils de Pandu ? Quel châtiment pourrait être trop dur par rapport à l’énorme outrage que tu as fait subir à Draupadi ? Toutes les animosités et les passions qui résultent de tes méfaits ne peuvent pas servir à condamner autrui. C’est toi-même qui nous as contraints à user de tous les stratagèmes dont tu nous accuses à cause de ta mauvaise conduite. Tu as payé sur le champ de bataille la dette encourue par ta cupidité et par ta convoitise et tu meurs comme un brave, c’est pourquoi tu gagneras les régions célestes réservées aux kshatriyas qui ont perdu la vie sur le champ de bataille.’’ ‘’Krishna, j’ai gagné les régions célestes avec mes amis et mes proches, mais toi et tous tes amis, vous continuerez à vivre sur la terre et à souffrir !’’, lâcha encore le pugnace et opiniâtre Duryodhana. ‘’J’ai étudié les Védas. J’ai été charitable, comme la loi le prescrit, et j’ai régné sans partage sur toute la terre entourée des mers. Vivant, j’ai marché sur la tête de mes ennemis. Toutes les joies humaines – des joies que même les dieux ne méprisent pas et après lesquelles les rois soupirent vainement et le summum de la puissance, je les ai connus. En mourant maintenant d’une telle mort que les guerriers louent comme le couronnement de la vie d’un kshatriya, je m’en vais rejoindre au ciel mes amis et mes frères qui m’ont précédé et qui sont impatients de m’accueillir. Alors, qui est donc le plus béni, moi ou toi qui es condamné à rester ici dans de tristes demeures à regretter tes amis tués et qui ne trouveras pour tout triomphe si âprement disputé que des cendres dans la bouche ?’’, cracha Duryodhana et les dieux firent pleuvoir des fleurs sur le guerrier qui agonisait, les gandharvas jouèrent de la musique et le ciel s’illumina. 416 ‘’Il y a certes une part de vérité dans les paroles de Duryodhana’’, dit Krishna. ‘’Vous n’auriez pas pu le vaincre par des moyens normaux. Cet homme cruel était réellement invincible sur un champ de bataille.’’ 417 XCII. ASWATTHAMA Quand Aswatthama entendit que Duryodhana gisait mortellement blessé et quand il apprit tous les détails du combat, sa colère enfla comme l’océan secoué par la tempête. La supercherie à laquelle s’étaient livrés les Pandavas pour provoquer la chute de son père lui était déjà restée en travers de la gorge et à présent qu’il avait appris comment Duryodhana avait été lui aussi mortellement frappé à l’encontre de toutes les règles de la chevalerie, il se dirigea droit vers l’endroit où Duryodhana gisait et jura que cette nuit-là, il expédierait tous les Pandavas dans la demeure de Yama. Duryodhana qui vivait l’ultime agonie physique de la vie qui le quittait fut tout rasséréné, lorsqu’il entendit Aswatthama prononcer ce serment et il ordonna immédiatement à ceux qui l’entouraient encore de proclamer Aswatthama commandant en chef de son armée avec la cérémonie appropriée et au terme de celle-ci, il lui dit : ‘’Tous mes espoirs reposent désormais sur toi.’’ Le soleil s’était couché et il faisait nuit noire dans la forêt quand Kripacharya, Kritavarma et Aswatthama firent halte pour se reposer sous un grand banian. Ils étaient tellement fatigués que Kripacharya et Kritavarma s’endormirent aussitôt qu’ils s’allongèrent, mais Aswatthama, lui, ne trouva pas le sommeil, car le chagrin, l’indignation et la haine brûlaient en lui. Il écoutait les bruits des oiseaux nocturnes et des prédateurs avec la nuit qui avançait et retournait dans son esprit comment tenir la promesse qu’il avait faite à Duryodhana. Sur les branches du banian sous lequel les trois guerriers se reposaient, perchaient des centaines de corneilles. Elles étaient tranquilles et dormaient jusqu’à ce qu’un grand hibou n’arrive et ne se mette à attaquer les oiseaux, l’un après l’autre et ne les tue. Lorsqu’Aswatthama aperçut l’oiseau de proie nocturne qui s’en prenait aux corneilles impuissantes, une idée jaillit dans son 418 esprit. Les corneilles qui ne pouvaient rien voir la nuit voletaient vainement de-ci de-là et devenaient les victimes du hibou qui les attaquait violemment. ‘’Nous pouvons aisément tuer ces abjects Pandavas et ce Panchala qui a tué mon père et tous leurs partisans, si nous les surprenons pendant la nuit, quand ils dorment dans leurs tentes, tout comme ce hibou attaque ces corneilles aveugles. Je pourrai ainsi venger tous les actes criminels perpétrés à notre égard. Je suis hautement redevable à cet oiseau de proie qui m’a transmis cet enseignement. Il n’y a aucun mal à adopter des tactiques conformes à des circonstances exceptionnelles. Si nous pouvons légitimement attaquer un ennemi, lorsque son armée est épuisée ou lorsque ses forces se dispersent, alors, nous qui avons perdu nos armées, pourquoi ne pourrions-nous pas attaquer nos ennemis, quand ils dorment ? Je n’y vois aucun mal. C’est même seulement ainsi que nous pourrons punir et vaincre ces Pandavas qui ont triomphé irrégulièrement. Nous n’avons pas d’autre choix.’’ Aswatthama se décida et réveilla immédiatement Kripacharya pour l’informer de son plan. Kripacharya qui l’écouta était sidéré. ‘’On ne peut pas faire une chose pareille !’’, dit-il. ‘’C’est abominable ! Jamais auparavant, on n’a attaqué des hommes qui s’étaient retirés pour dormir. Ce serait un crime sans précédent à l’encontre du code de conduite des kshatriyas. Aswatthama ! Pour qui nous battons-nous ? Celui pour qui nous avons pris part à cette guerre git mortellement blessé et son heure est arrivée. Nous avons rempli toutes nos obligations à son égard le plus loyalement possible. Nous avons fait de notre mieux pour cet entêté et cupide Duryodhana, mais nous avons échoué irrémédiablement. Cela ne sert plus à rien désormais de poursuivre la lutte et ce serait folie que de vouloir le faire. Rendons-nous auprès de Dhritarashtra et de l’irréprochable Gandhari 419 et mettons-nous à leur disposition. Et prenons également conseil auprès du sage Vidura. Eux nous diront quelles futures tâches nous attendent.’’ Après que Kripacharya se soit exprimé ainsi, la peine et l’indignation d’Aswatthama s’accrurent encore et il parla avec amertume : ‘’Chacun est sûr que ce qu’il pense est la seule chose juste et correcte à faire. La compréhension de chacun délimite naturellement sa vision. Ces Pandavas se sont rendus coupables de la conduite la plus ignoble. Ils ont tué mon noble et trop confiant père à l’aide d’un mensonge ; ils ont tué Duryodhana en bafouant les règles de la chevalerie. Je n’entretiens aucun doute dans mon esprit par rapport au fait que ce que je me propose de faire est une vengeance tout à fait adéquate et adaptée pour tous ces actes odieux. Ce n’est que si je puis mettre ce plan à exécution que je serai jamais en mesure de rembourser ma dette à l’égard de mon roi et de mon père. Je suis bien décidé et je n’ai aucune intention de modifier mon plan. Je me rendrai cette nuit même à l’endroit où ils dorment et je tuerai les Pandavas et Dhrishtadyumna dans leur sommeil.’’ Kripacharya fut profondément chagriné d’entendre Aswatthama s’exprimer ainsi : ‘’Tu t’es forgé une grande renommée parmi les hommes’’, plaida-t-il. ‘’Ceci va souiller ton caractère immaculé, comme un linge immaculé est souillé par du sang. Jamais ce ne sera juste de tuer des hommes durant leur sommeil. Abstiens-toi de cet acte horrible !’’ ‘’Cà, par exemple ! Ces Pandavas ont abattu mon père qui avait déposé les armes et qui s’était assis en prière. Ce sont ces gens qui ont ouvert des brèches dans le barrage du dharma et qui ont permis aux flots de s’écouler et il ne reste plus maintenant la moindre goutte de dharma ! Ces voyous irrespectueux des lois ont tué Karna qui était à terre et qui redressait la roue de son char. Bhima a tué Duryodhana par un coup sous la ceinture. Quel 420 dharma subsiste-t-il, alors ? Les Pandavas ont une fois pour toute détruit la digue du dharma. Pourquoi devrions-nous nous préoccuper de loi et de chevalerie en traitant avec des voyous qui n’ont triomphé qu’à leur détriment ? Si en tuant le Panchala endormi qui a abattu mon illustre père, je suis condamné à renaître dans le corps d’un oiseau de proie ou d’un ver de terre, je n’en n’ai cure et j’aspire à une telle renaissance !’’ Ceci dit et sans attendre de réponse, Aswatthama entreprit d’harnacher ses chevaux et de préparer son char. Alors qu’il s’apprêtait à partir, Kripacharya et Kritavarma s’écrièrent : ‘’Arrête ! Ce que tu as l’intention de faire, Aswatthama, nous ne pouvons pas l’approuver, mais nous ne t’abandonnerons pas non plus dans ton action désespérée. La voie que tu te proposes de suivre, nous la suivrons également et le péché que tu as décidé de commettre, nous le partagerons.’’ Et c’est ainsi qu’ils l’accompagnèrent. Et c’est ainsi que le mal se développe. Une transgression en amène une autre et ainsi, le mal se développe à partir du mal et submerge la droiture. Le mal se nourrit de vengeances et de représailles. Ils arrivèrent au campement des Pandavas. Dhrishtadyumna avait retiré son armure et il était plongé dans un profond sommeil à l’intérieur de sa tente. Aswatthama bondit sur le guerrier endormi et avant qu’il ne puisse entreprendre de se défendre, il le tua. Le même processus se répéta implacablement jusqu’à ce que tous les Panchalas et que tous les fils de Draupadi soient tués, un par un, alors qu’ils étaient tous endormis dans leurs tentes. Après avoir perpétré ces atrocités qu’aucun kshatriya n’aurait imaginées possibles, Kripacharya, Kritavarma et Aswatthama sortirent des tentes et mirent le feu au campement. Avec le feu qui se propageait, les soldats qui dormaient furent brutalement réveillés et s’enfuirent dans la panique à l’image des corneilles perchées sur le banian à 421 l’ombre duquel elles se reposaient dans la forêt et Aswatthama les abattit sans merci. ‘’Nous avons fait notre devoir’’, dit le fils de Dronacharya. ‘’Partons annoncer la bonne nouvelle à Duryodhana, si nous pouvons le rejoindre avant qu’il ne rende son dernier soupir. Qu’il meure en paix !’’ 422 XCIII. VENGÉS ! Ô Duryodhana, vous êtes béni d’être encore en vie : écoutez ces bonnes nouvelles et réjouissez-vous ! Tous les Panchalas ont été tués, de même que les fils des Pandavas et toute leur armée a été anéantie. Nous les avons attaqués pendant la nuit, pendant qu’ils dormaient. Il ne reste plus maintenant que sept survivants dans le clan des Pandavas et de notre côté, seuls Kripacharya, Kritavarma et moi-même demeurent.’’ Ainsi s’adressa Aswatthama à Duryodhana qui se mourait et qui ouvrit alors lentement les yeux, chercha sa respiration et réussit à dire dans un dernier souffle : ‘’Aswatthama, tu as vraiment fait pour moi ce que ni le grand Bhishma et ni le vaillant Karna n’ont réussi à accomplir ! Tu as réjoui mon cœur et je meurs heureux !’’, et Duryodhana rendit son dernier soupir. Quand il se rendit compte de la destruction inopinée de toute son armée à la suite de l’attaque nocturne, Yudhishthira céda à la tristesse et craqua : ‘’A l’instant même où nous triomphions, nous avons été totalement vaincus. En raison de notre manque de prudence, les fils de Draupadi qui tinrent tête aux assauts du formidable Karna ont été écrasés et détruits comme de la vermine. Nous nous sommes permis de nous laisser détruire à l’image d’un navire marchand qui après avoir traversé sans encombres les plus formidables mers rentre chez lui pour chavirer à portée du port et couler corps et bien.’’ Draupadi fut submergée par un chagrin inconsolable. Elle s’approcha de Dharmaputra et fondit en larmes : ‘’N’y a-t-il donc personne pour venger le massacre de mes enfants en détruisant ce grand pécheur qu’est Aswatthama ?’’, cria-t-elle. 423 Tous les Pandavas se mirent alors immédiatement en quête du meurtrier. Ils remuèrent ciel et terre et finirent par le découvrir sur la rive du Gange derrière Vyasa. Quand il aperçut les Pandavas et Janardana, Aswatthama cueillit tranquillement un brin d’herbe, qu’il chargea de puissance à l’aide d’un mantra destructeur et il dit : ‘’Puisse-t-il anéantir la race des Pandavas et il alla se ficher dans la matrice d’Uttara qui portait le fils d’Abhimanyu. La race des Pandavas aurait été détruite sans l’intervention in extremis de Sri Krishna qui sauva l’enfant dans la matrice de sa mère. C’était le futur Parikshit qui plus tard serait couronné par Yudhishthira, quand les Pandavas se retirèrent dans la forêt. Aswatthama se départit alors du joyau étincelant qui ornait sa tête et l’offrit à Bhima, reconnaissant par là sa défaite, puis il se retira dans la forêt. Bhima accepta le précieux joyau, s’approcha de Draupadi et il dit : ‘’Mon ange à la pureté immaculée, ceci est pour toi ! L’homme qui a tué tes fils bien-aimés a été vaincu, Duryodhana a été détruit et j’ai bu le sang de Duhsasana. J’ai vengé l’outrage et remboursé ma dette.’’ Draupadi prit le joyau et après s’être approchée de Yudhishthira, elle s’inclina et dit : ‘’Ô souverain irréprochable, il siérait que vous portiez ceci dans votre couronne.’’ 424 XCIV. OÙ TROUVER DU RÉCONFORT ? Au terme de la bataille, Hastinapura était une ville en deuil avec toutes les femmes et les enfants qui pleuraient et regrettaient leurs morts. C’est accompagné par des milliers de femmes endeuillées que Dhritarashtra se rendit sur le champ de bataille. A Kurukshetra, sur la scène de la terrible destruction, le roi aveugle songea à tout ce qui s’était passé et il éclata en sanglots, mais à quoi servaient encore les larmes ? ‘’Ô roi, toutes les paroles de consolation adressées à une personne endeuillée ne lui suppriment pas son chagrin. Des milliers de souverains ont donné leurs vies sur le champ de bataille pour vos fils. Le temps est maintenant venu pour que vous preniez vos dispositions afin d’organiser des funérailles appropriées pour les défunts’’, dit Sanjaya à Dhritarashtra. ‘’Il n’est pas indiqué de se lamenter pour ceux qui sont morts au combat. Une fois que les âmes ont quitté leurs corps, il ne reste plus rien en termes de relation, il n’y a plus de ‘’frère’’, de ‘’fils’’ ou de ‘’parent’’. Vos fils n’ont réellement plus aucun lien avec vous. La relation s’achève avec la mort, n’étant qu’une simple connexion corporelle et un épisode mineur dans la vie éternelle de l’âme. Les vies jaillissent du néant et retournent au néant avec la mort. Pourquoi se lamenter pour cela ? Ceux qui meurent au combat après une lutte héroïque sont reçus comme des hôtes par Indra. En vous chagrinant pour le passé, vous n’y gagnerez rien en termes de dharma, de joie ou de richesse.’’ Et c’est ainsi et par d’autres moyens encore que le sage et bon Vidura s’efforça de tempérer le chagrin du roi. Vyasa s’approcha aussi affectueusement de Dhritarashtra et lui dit : ‘’Mon cher fils, vous n’ignorez rien et vous ne devez rien apprendre de moi. Vous savez très bien que tous les êtres vivants doivent mourir. Cette grande bataille est survenue pour soulager le fardeau de la Terre, comme je l’ai 425 entendu dire par le Seigneur Vishnu Lui-même. C’est la raison pour laquelle une telle calamité n’a pas pu être évitée. Dorénavant, Yudhisthira est votre fils et vous devriez vous efforcer de l’aimer et de supporter ainsi le poids de la vie en renonçant au chagrin.’’ Après s’être frayé un chemin à travers la foule des femmes qui pleuraient, Yudhishthira s’approcha de Dhritarashtra et s’inclina devant lui. Dhritarashtra étreignit Yudhishthira, mais il n’y avait aucun amour dans cette étreinte. C’est alors qu’on annonça Bhimasena au roi aveugle. ‘’Approche !’’, dit Dhritarashtra. Mais Vasudeva était avisé. Il repoussa doucement Bhimasena sur le côté et Il plaça une statue de bronze devant le roi aveugle, car Il mesurait bien l’excès de colère du vieux roi. Dhritarashtra étreignit la statue métallique contre sa poitrine et la pensée lui vint que c’était cet homme-là qui avait tué tous ses fils et sa colère fusa à un tel degré que la statue fut pulvérisée. ‘’Oh ! J’ai été abusé par ma colère !’’, s’écria Dhritarashtra. ‘’J’ai tué notre cher Bhima…’’ Krishna s’adressa alors au roi aveugle : ‘’Ô roi, Je savais que cela arriverait et J’ai empêché ce désastre. Vous n’avez pas tué Bhimasena. Vous avez simplement broyé une statue de métal que J’avais placée devant vous. Puisse votre colère être apaisée par ce que vous avez fait à cette statue. Bhima est toujours en vie !’’ Le roi retrouva un peu de calme et bénit Bhima et les autres Pandavas qui prient alors congé de lui pour se rendre auprès de Gandhari. 426 Vyasa se trouvait avec Gandhari. ‘’Ô reine’’, dit le rishi, ‘’ne soyez pas en colère contre les Pandavas. Ne leur aviez-vous pas dit avant même que la bataille ne commence : ‘’Là où est le dharma sera certainement la victoire !’’ et c’est ce qui est arrivé. Il est inadéquat de laisser l’esprit s’attarder sur le passé et de nourrir sa colère. Vous devez maintenant faire appel à toute votre fortitude.’’ ‘’Bhagavan, je n’envie pas la victoire des Pandavas. Il est vrai que le chagrin que j’éprouve à l’égard de la mort de mes fils m’a privée de ma compréhension. Ces Pandavas sont aussi mes fils. Je sais que Duhsasana et Sakuni ont provoqué la destruction de notre peuple et qu’Arjuna et Bhima sont innocents. C’est l’orgueil qui a provoqué cette guerre et mes fils ont mérité leur sort. Je ne me lamente pas à propos de cela. Néanmoins, en présence de Vasudeva, Bhima a défié Duryodhana au combat, ils ont lutté et sachant que Duryodhana était le plus fort et qu’il ne pourrait pas le vaincre en combat singulier, Bhima l’a frappé sous le niveau de la ceinture et l’a tué. Et Vasudeva regardait en spectateur. C’est injuste et c’est cela que je trouve impossible à pardonner.’’ Bhima qui entendit ces paroles s’approcha et dit : ‘’Mère, j’ai agi de la sorte pour me sauver. Que ceci soit juste ou pas, vous devriez témoigner de l’indulgence à mon égard. Votre fils était invincible au combat et j’ai donc agi pour me protéger d’une manière incontestablement inappropriée. Votre fils a attiré Yudhisthira au jeu et l’a dupé et votre fils nous avait nui à maintes reprises. Il refusait de nous restituer le royaume dont il s’était emparé illégitimement. Et vous savez pertinemment bien ce qu’il a fait à l’irréprochable Draupadi. Si nous l’avions tué sur place, quand il s’est égaré dans le grand hall d’assemblée, vous ne nous l’auriez certainement pas reproché. Liés par le vœu de Dharmaraja, nous nous sommes contenus avec toutes les peines du monde, à ce moment-là. Depuis lors, nous nous sommes 427 acquittés de notre dette d’honneur et nous avons trouvé l’apaisement dans la bataille. Mère, vous devriez me pardonner.’’ ‘’Cher fils, si tu n’avais laissé qu’un seul de mes cent fils et tué les autres et apaisé ta colère, moi et mon vieil époux, nous aurions pu trouver une consolation dans ce fils survivant pour le restant de nos jours. Où est Dharmaputra ? Appelle-le !’’, dit-elle. Ayant entendu tout cela, Yudhisthira tremblait et les mains jointes, il s’approcha de Gandhari dont les yeux étaient recouverts par un bandeau en signe d’une pénitence loyale d’une vie entière à l’égard de l’infirmité de son époux. Il s’inclina devant elle et il dit doucement : ‘’Ô reine, ce cruel Yudhishthira qui a tué vos fils se tient maintenant devant vous, prêt à être maudit. Maudissez-moi pour avoir commis ce grand péché. La vie et le royaume m’importent peu.’’ Après avoir prononcé ces paroles, il se prosterna et il toucha ses pieds. Gandhari poussa un profond soupir et elle garda le silence. Elle détourna la tête, car elle savait que si à travers le tissu son regard se posait sur Yudhishthira, il serait immédiatement réduit en cendres. Mais à travers un infime interstice, alors même qu’elle détournait son visage, son regard se posa sur un orteil de Yudhisthira et celui-ci fut sur le champ carbonisé. Arjuna connaissait bien le pouvoir de l’ire de Gandhari et se dissimula derrière Vasudeva. La sage et bonne Gandhari réprima sa colère, puis bénit les Pandavas et les envoya auprès de Kunti. 428 Gandhari se tourna alors vers Draupadi qui se lamentait après avoir perdu tous ses fils. ‘’Ma chère fille’’, lui dit Gandhari, ‘’ne pleure plus. Qui peut nous réconforter, toi et moi ? C’est par ma faute que cette grande tribu a été complètement anéantie.’’ 429 XCV. LA DOULEUR DE YUDHISHTHIRA Les Pandavas accomplirent les rites pour la paix des âmes des guerriers défunts et campèrent sur la rive du Gange pendant un mois. Un jour, Narada apparut devant Yudhishthira et lui demanda : ‘’Fils, de par la grâce de Krishna, la vaillance d’Arjuna et la force de ton dharma, tu as pu triompher et tu es maintenant le souverain incontesté de ce pays. Es-tu heureux ?’’ Yudhishthira répondit : ‘’Bhagavan, il est vrai que le royaume est revenu en ma possession, mais tous mes parents ont disparu et nous avons perdu des fils qui nous étaient chers. Cette victoire m’apparaît être une grande défaite. Ô Narada, notre propre frère, nous l’avons considéré comme un ennemi et nous l’avons tué, ce même Karna qui était inébranlable comme un roc dans son honneur et dont la bravoure émerveillait le monde entier ! Cet acte épouvantable de tuer nos propres frères fut la conséquence de notre attachement coupable à l’égard de nos biens matériels. De son côté, Karna, lui, a tenu la promesse qu’il avait faite à notre mère de s’abstenir de nous tuer. Quel pécheur je suis ! Quelle infamie d’avoir tué son propre frère ! Mon esprit est hanté par cette pensée…Les pieds de Karna qui étaient tant comme ceux de notre mère... Dans le grand hall d’assemblée, quand ce grand outrage a été perpétré et quand ma colère montait, j’ai regardé ses pieds semblables à ceux de Kunti et ma colère s’est calmée. Je m’en souviens, maintenant et ma tristesse augmente.’’ Yudhishthira poussa un profond soupir et Narada lui parla alors de Karna et des malédictions qu’il avait encourues en plusieurs occasions. Une fois, quand Karna constata qu’Arjuna lui était supérieur au tir à l’arc, il approcha Drona et le pria de lui apprendre comment manier le Brahmastra. Drona refusa en prétextant qu’il ne pouvait instruire qu’un brahmane à la 430 conduite irréprochable ou un kshatriya qui s’était purifié par de grandes pénitences. Par la suite, Karna se rendit dans les collines de Mahendra et trompa Parasurama en lui disant qu’il était un brahmane pour devenir son disciple et il reçut de lui des instructions pour le tir à l’arc et de nombreuses armes. Un jour, alors que Karna s’exerçait au tir à l’arc dans la forêt toute proche de l’ashram de Parasurama, il toucha accidentellement la vache d’un brahmane et la tua. Le brahmane se mit en colère et prononça une malédiction à son encontre : ‘’Durant la bataille, les roues de ton char s’embourberont et comme cette vache innocente que tu viens de tuer, tu mourras !’’ Parasurama appréciait beaucoup Karna et lui enseigna tout ce qu’il savait sur le tir à l’arc et l’instruisit parfaitement dans l’utilisation et la récupération du Brahmastra. Toutefois, un jour, il découvrit que son disciple n’était pas un brahmane et c’est arrivé ainsi : un après-midi, alors que le maître s’était assoupi tout contre Karna, un insecte piqua la cuisse de Karna. Celui-ci supporta stoïquement la douleur aiguë et n’osa pas bouger, de crainte que son maître ne se réveille, mais le sang chaud qui s’écoulait de la blessure le réveilla et quand il se rendit compte de ce qui s’était passé, il explosa : ‘’Tu es un kshatriya, sinon tu n’aurais pas su supporter cette douleur sans bouger ! Dis-moi la vérité ! Tu n’es pas un brahmane, tu as menti à ton maître ! Sot que tu es ! Quand l’heure fatidique viendra pour toi, tu oublieras tout ce qui concerne les armes spéciales et ce que tu as appris de moi par la ruse ne pourra jamais te servir !’’ La colère de Parasurama à l’encontre des kshatriyas était bien connue et quand il découvrit que Karna était un kshatriya, c’est ainsi qu’il le maudit dans sa colère. 431 Karna était aussi quelqu’un de très généreux. Un jour, Indra (qui était le père d’Arjuna) se présenta à lui, déguisé en brahmane, et le pria de lui faire l’aumône des boucles d’oreilles et de l’armure divines avec lesquelles il était né. Karna les enleva et en fit don en conséquence et c’est depuis lors que la force de Karna avait sensiblement diminué. ‘’La promesse faite à sa mère, Kunti qu’il ne tuerait pas plus qu’un seul d’entre vous, la malédiction de Parasurama, celle du brahmane dont la vache avait été tuée par Karna, la façon dont Salya, le conducteur de son char l’avait peiné en mésestimant sa bravoure et les stratagèmes de Vasudeva, c’est la combinaison de tous ces facteurs qui a provoqué la fin de Karna. Ne te lamente donc pas en croyant que toi seul as causé sa mort.’’ Ainsi parla Narada, mais Yudhishthira ne fut pas consolé par ses paroles. ‘’Ne te reproche pas la mort de Karna, mon fils’’, dit Kunti. ‘’Son père, le dieu du soleil lui-même, l’a imploré, supplié de laisser tomber ce cruel Duryodhana et de se joindre à vous. Moi aussi, j’ai essayé de toutes mes forces, mais il n’a pas voulu m’écouter. C’est lui-même qui s’est attiré cette fin malheureuse.’’ ‘’Mère, tu nous as trompés en nous cachant le secret de sa naissance’’, dit Yudhishthira, ‘’et tu es devenue par-là même la cause de ce grand péché. Puissent donc les femmes ne plus jamais être en mesure de dissimuler un secret, désormais !’’ 432 XCVI. YUDHISHTHIRA RÉCONFORTÉ, TANT BIEN QUE MAL Le chagrin de Yudhishthira augmentait de jour en jour, maintenant qu’il pouvait penser à tous ses parents et amis qui étaient morts. Il était envahi par un remords intense et il résolut de renoncer au monde et de se rendre dans la forêt pour y pratiquer la pénitence et y expier ses péchés. ‘’Je ne vois aucune joie ni aucun bien à reprendre la fonction de roi ni dans les réjouissances matérielles. Gouvernez vous-mêmes le pays et permettezmoi de prendre refuge dans la forêt’’, dit-il à ses frères.’’ Arjuna parla de la noblesse de la vie de famille et de tout le bien que l’on pouvait accomplir sans devenir un renonçant. Bhimasena s’exprima dans la même veine et plutôt rudement : ‘’Hélas, tu parles comme un demeuré qui a appris par cœur, comme un perroquet, les textes des shastras sans en comprendre le sens !’’, dit-il. Le sanyasa n’est pas le dharma des kshatriyas. Le devoir d’un kshatriya, c’est de vivre une vie active et d’accomplir son devoir spécifique et pas de prendre refuge dans la forêt et de renoncer à tout.’’ Nakula remit également en cause la pertinence du projet de Dharmaputra et insista sur le fait que la voie des œuvres était la voie correcte à suivre pour lui et non celle du renoncement qui était truffée de difficultés. Sahadeva fit de même et renchérit : ‘’Tu es mon père, ma mère, mon maître, ainsi que mon frère. Ne nous abandonne pas et montre-toi indulgent à notre égard !’’ Draupadi s’exprima également : ‘’Tuer Duryodhana et toute sa clique était juste. Pourquoi devrions-nous le regretter ? Parmi les devoirs d’un roi, il est inclus d’infliger un juste châtiment. C’est inéluctable et c’est une part 433 essentielle du devoir d’un roi. Tu as administré le châtiment mérité à ces êtres malfaisants. Il n’y a aucune raison de nourrir des regrets. Et maintenant, la tâche sacrée de gouverner le royaume conformément au dharma te revient. Cesse donc de te lamenter !’’ Vyasa s’entretint ensuite longuement avec Yudhishthira en lui précisant bien quel était son devoir, lui fit remarquer les précédents et le convainquit de retourner en ville et de s’acquitter de la charge de gouverner le pays. Yudhishthira fut légitimement couronné à Hastinapura, mais avant de reprendre les rênes de l’Etat, il se rendit là où Bhishma gisait sur son lit de flèches en attendant la mort et reçut de lui sa bénédiction et des instructions complémentaires sur le dharma. Au terme de son discours, l’âme de Bhishma s’envola. Le roi se rendit alors jusqu’au Gange et il offrit des libations conformément à la coutume pour la paix de l’âme. Au terme de la cérémonie, Yudhishthira s’éloigna et fit quelques pas sur la rive. Alors qu’il s’était arrêté et qu’il se tenait immobile, tous les événements tragiques lui revinrent en mémoire et submergé par un profond chagrin, il se laissa choir sur le sol, comme un éléphant abattu par un chasseur. Bhima accourut auprès de son frère aîné. Il lui caressa tendrement le visage et lui prodigua quelques mots de réconfort. Dhritarashtra s’approcha aussi et dit à Yudhishthira : ‘’Tu ne devrais pas t’affliger de la sorte. Relève-toi et assisté par tes frères et par tes amis, gouverne le royaume qui attend d’être repris en mains. Ton devoir consiste maintenant à faire ce qui relève de l’administration royale. Laisse-moi toute la peine ainsi qu’à Gandhari. Tu as remporté la victoire sur le champ de bataille conformément au dharma des kshatriyas et tous les devoirs qui suivent cette victoire attendent désormais toute ton attention. Quel homme stupide j’ai été de ne pas avoir écouté les paroles du sage Vidura et quelle erreur monstrueuse j’ai commise ! Que du contraire, j’ai écouté cet ignorant de 434 Duryodhana et je me suis moi-même berné ! Comme un mirage, la gloire a disparu et mes cent fils sont morts et retournés au néant...Mais vous êtes mes fils, dorénavant. Ne te lamente donc pas.’’ 435 XCVII. LA JALOUSIE Au terme de la cérémonie accomplie en l’honneur de Bhishma, Vyasa narra à Yudhishthira cet épisode tiré de la vie de Brihaspati. Les plus sages d’entre les hommes sont parfois infectés par la jalousie et ils en souffrent. Brihaspati qui était l’instructeur des dieux eux-mêmes, maîtrisait toute la connaissance. Il était instruit dans tous les Védas et toutes les sciences, ce qui n’empêcha pas qu’il fut une fois la victime de cette émotion dégradante et qu’il subit la disgrâce. Brihaspati avait un frère cadet, Samvarta, qui était lui aussi très érudit et c’était de plus un homme très bon. C’est la raison pour laquelle Brihaspati jalousait son frère. Dans le monde, les hommes deviennent jaloux des autres simplement parce que ceux-ci sont bons, tandis qu’eux-mêmes ne le sont pas autant, ce qu’ils ne peuvent supporter. Il est étrange et surréaliste que les hommes ne savent même pas chérir la vertu en autrui ! Ainsi, Brihaspati tarabustait Samvarta à l’envi. Lorsque celui-ci fut à bout et qu’il ne put plus le supporter, il revêtit l’apparence d’un yogi excentrique et il erra de-ci de-là et passa ainsi ses jours pour échapper à la tyrannie de son frère aîné. Le roi Marutta de la dynastie Ikshvaku pratiquait la pénitence et obtint du Seigneur du Kailash une importante mine d’or dans les Himalayas et à l’aide de ses ressources ainsi accrues, il décida d’accomplir un grand yajna. Marutta pria Brihaspati de célébrer le yajna, mais Brihaspati craignait qu’en résultat du yajna, Marutta ne fasse de l’ombre aux dieux eux-mêmes qu’il instruisait et refusa l’invitation du roi, malgré ses demandes pressantes. Sur ce, le roi Marutta qui avait appris l’existence de Samvarta réussit à découvrir où celuici se trouvait et l’approcha en l’invitant à célébrer son yajna. Tout d’abord, il refusa et tenta d’esquiver cet honneur, mais il finit par accepter, ce qui ne fit qu’augmenter la jalousie de Brihaspati à l’égard de son frère. 436 ‘’Ainsi mon rival, Samvarta, va célébrer le grand yajna du roi Marutta ! Que puis-je donc y faire ?’’ Et Brihaspati rumina des pensées négatives jusqu’à ce que sa jalousie n’affecte sa santé qui se mit à décliner rapidement et il devint émacié et pâle. Son état se détériorait un peu plus chaque jour et il finit par attirer l’attention d’Indra lui-même. Indra, le chef des dieux, s’approcha du précepteur et le salua : ‘’Maître, pourquoi êtes-vous si malade ? Pourquoi dépérissez-vous ? Votre sommeil est-il agité ? Vos serviteurs s’occupent-ils de vous, comme il se doit ? Font-ils preuve de toute prévenance à votre égard ? Les dieux se comportent-ils de manière courtoise à votre égard ou vous témoignent-ils un manque de respect ?’’ Brihaspati répondit à la question anxieuse d’Indra : ‘’Devaraja, je dors toutes mes heures sur un bon lit et mes serviteurs s’occupent de moi avec un maximum de dévotion et rien ne laisse à désirer dans la conduite des dieux à mon égard.’’ Sa voix se cassa alors et il s’interrompit. ‘’Qu’est-ce qui vous chagrine alors ?’’, demanda Indra affectueusement. ‘’Pourquoi devenez-vous aussi émacié et livide ? Dites-moi donc ce qui trouble votre esprit.’’ Brihaspati le lui raconta : ‘’Samvarta va célébrer un grand yajna. C’est cela qui me chagrine au plus au point et qui me ronge et je ne puis m’en empêcher !’’ Indra parut surpris. ‘’Vénérable brahmane, il n’y a aucun objet désirable qui ne vous appartienne déjà. Vous êtes sage et érudit et les dieux eux-mêmes vous ont pris comme prêtre et comme conseiller. Comment Samvarta pourrait-il alors vous nuire ? 437 Il n’y a rien que vous puissiez perdre à son avantage. Pourquoi vous chargezvous vainement de toute cette souffrance qui n’est due qu’à la jalousie ?’’ Il était amusant qu’Indra oublie ainsi si humainement sa propre histoire jusqu’à offrir des conseils de bonne conduite, mais Brihaspati lui rafraîchit la mémoire : ‘’Vous réjouiriez-vous donc de voir grandir le pouvoir de votre rival ? Jugez-moi seulement à l’aune de ce que vous auriez ressenti si vous étiez à ma place ! Je vous prie de me soutenir contre ce Samvarta, par tous les moyens.’’ Indra envoya alors Agni et lui dit : ‘’Va et arrange-toi pour mettre un terme à ce yajna !’’ Le dieu du feu acquiesça et il partit en mission. Tous les arbres et toutes les plantes s’embrasèrent à sa suite et la terre trembla. Il se présenta devant le roi sous sa forme divine. Le roi était ravi de voir Agni qui se tenait devant lui et il ordonna à ses serviteurs de lui rendre tous les honneurs habituels, eu égard à son rang. Agni expliqua ensuite la raison de sa visite et il conclut : ‘’Ne faites pas appel à Samvarta. Si vous avez besoin d’un prêtre, je ferai venir Brihaspati luimême qui vous assistera !’’ Samvarta qui l’entendit en fut soufflé d’indignation et l’ire de celui qui mène une vie stricte de brahmacharya (célibat) pouvait être dévastatrice… ‘’Arrêtez ce non-sens !’’, dit-il à Agni ‘’et ne permettez pas à ma colère de vous consumer !’’ Le feu réduit les objets en cendres, mais le brahmacharya peut consumer le feu lui-même ! 438 Devant la colère de Samvarta, Agni qui tremblotait comme une flamme se retira rapidement. Il s’en retourna auprès d’Indra et lui raconta tout ce qui s’était passé. Le roi des dieux n’en crut pas ses oreilles. ‘’Agni, toi qui as le pouvoir de tout consumer dans le monde, comment quoi que ce soit pourrait-il donc te consumer ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de regard incendiaire et flamboyant de Samvarta qui aurait pu te réduire en cendres ?’’ ‘’Turlututu !’’, répondit Agni. ‘’ Le pouvoir issu du brahmacharya ne vous est certes pas inconnu…’’ Agni rappela ainsi à Indra ce qu’il avait dû souffrir en encourant la colère de certains brahmanes. Indra n’en disconvint pas, mais fit appeler un gandharva et dit : ‘’Agni a échoué. Je souhaite que vous vous rendiez chez Marutta en tant que messager et que vous lui intimiez d’écarter Samvarta. Et dites-lui bien que s’il refuse, alors il encourra ma colère et il sera détruit !’’ Le gandharva se rendit donc auprès du roi Marutta pour lui transmettre fidèlement le message et l’avertissement d’Indra. Mais le roi refusa d’écouter. ‘’Je ne puis me rendre coupable du péché mortel qui consisterait à abandonner un ami qui m’a fait confiance’’, dit le roi. Je n’abandonnerai pas Samvarta !’’ Le gandharva dit alors : ‘’Ô roi, comment survivrez-vous quand Indra lancera sa foudre contre vous ?’’ A ce moment-là, les nuages en surplomb tonnèrent et chacun sut que le dieu de la foudre arrivait et se mit à trembler. Le roi avait lui aussi très peur et il pria Samvarta de le sauver. 439 ‘’Ne craignez rien’’, dit Samvarta au roi et il entreprit alors d’utiliser les pouvoirs issus de sa pénitence. Indra qui était venu livrer bataille fut contraint bien malgré lui de modifier ses dispositions et même de prendre part au yajna. Il reçut l’offrande brûlante en bonne et due forme avant de se retirer. Les manigances envieuses de Brihaspati avaient lamentablement et piteusement échoué et le brahmacharya avait triomphé ! La jalousie est un péché mortel et c’est une maladie universelle. Si Brihaspati qui, en termes d’érudition était l’égal de la déesse de la connaissance, est lui-même devenu la proie de la jalousie, que dire alors du commun des mortels ? 440 XCVIII. UTANGA Après la bataille, Krishna dit au-revoir aux Pandavas, puis reprit le chemin de Dwaraka et en cours de route, Il rencontra son vieil ami, le brahmane Utanga. Krishna descendit de son char et salua le brahmane. Utanga lui rendit son salut et s’enquit de la santé de ses parents. ‘’Madhava, vos cousins, les Pandavas et les Kauravas s’aiment-ils comme des frères ? Sont-ils en bonne santé et prospères ?’’, demanda-t-il. L’innocent reclus n’avait reçu aucune nouvelle de la grande bataille qui venait de se dérouler. La question de son ami brahmane interpella Krishna. Durant un moment, il demeura silencieux en ignorant comment répondre. Puis, Il révéla doucement ce qui s’était passé. ‘’Ami, une terrible bataille vient d’avoir lieu entre les Pandavas et les Kauravas. J’ai absolument tout tenté pour empêcher cette guerre et pour qu’ils fassent la paix entre eux, mais ils ont refusé de M’écouter. Presque tous ont péri sur le champ de bataille. Qui peut s’opposer au destin ?’’ Et Il lui raconta tout ce qui s’était passé. Après avoir entendu la narration du récit, Utanga était ulcéré. Les yeux rougis d’indignation, il s’adressa ainsi à Madhava : ‘’Vasudeva, vous êtes donc resté les bras ballants en laissant tout cela se produire ? Alors, vous avez certainement failli à votre devoir ! Vous les avez certainement bluffés et conduits à l’anéantissement ! Apprêtez-vous donc à recevoir ma malédiction !’’ Vasudeva sourit et dit : ‘’Paix, paix, calmez-vous ! N’utilisez pas les fruits de votre pénitence qui est grande dans un accès de colère aussi vain qu’inutile. 441 Ecoutez-Moi et ensuite, si vous le souhaitez encore, vous pourrez prononcer votre malédiction.’’ Krishna tenta d’apaiser le brahmane indigné et lui apparut sous Sa forme universelle. ‘’Je M’incarne régulièrement dans des corps différents pour sauver le monde et rétablir le bien. Quel que soit le corps dans lequel Je M’incarne, Je dois agir en conformité avec la nature de ce corps. Quand Je M’incarne en deva, J’agis en deva. Quand Je M’incarne en yaksha ou en rakshasa, J’agis comme un yaksha ou un rakshasa. Et quand Je M’incarne sous la forme d’un être humain ou d’un animal, J’agis comme il est naturel pour cette naissance et J’accomplis Ma tâche. J’ai quasiment supplié ces Kauravas ignorants. Ils se sont montrés arrogants et ivres de pouvoir et n’ont prêté aucune attention à Mes conseils. J’ai tenté de les intimider, mais là encore, J’ai échoué. J’étais en colère, Je leur ai montré Ma forme universelle, mais même cela n’a pas marché et n’a eu aucun effet. Ils ont continué leurs méfaits. Ils ont voulu faire la guerre et ils ont péri. Ô meilleur d’entre les brahmanes, vous n’avez aucune raison d’être en colère contre Moi.’’ Après les explications convaincantes de Krishna, Utanga retrouva son calme pour la plus grande joie de Krishna. ‘’J’aimerais beaucoup vous faire une faveur. Qu’est-ce que vous apprécieriez ?’’, demanda Krishna. ‘’Achyuta !’’, répondit Utanga, ‘’ne suffit-il pas que je Vous aie vu et Votre forme universelle ? Je ne désire aucune autre faveur.’’ Mais Krishna insista et ce simple brahmane qui arpentait souvent le désert dit : ‘’Eh bien, Seigneur, si Vous devez absolument me faire une faveur, 442 permettez alors que je puisse trouver de l’eau chaque fois que la soif se fera sentir. Accordez-moi cette faveur !’’ Krishna sourit : ‘’C’est tout ? Eh bien, qu’il en soit ainsi !’’, dit-Il avant de reprendre la route. Un jour, Utanga eut très soif et comme il ne pouvait trouver de l’eau nulle part dans le désert, il pensa à la précieuse faveur qui lui avait été faite et aussitôt, un nishada apparut devant lui, vêtu de loques crasseuses. Il tenait cinq chiens en laisse et portait une outre remplie d’eau. Le nishada sourit à Utanga et lui dit : ‘’Vous me paraissez avoir bien soif ! Tenez, voici de l’eau’’ et il tendit l’outre au brahmane. Utanga considéra l’homme et ses chiens et masquant tant bien que mal sa répulsion, il lui dit : ‘’Mon ami, je n’en ai pas besoin, merci !’’ Il songea alors à Krishna et mentalement, il Lui reprocha : ‘’Est-ce bien là toute la ‘’faveur’’ que Vous me faites ?’’ Le paria revint à la charge et pressa Utanga d’étancher sa soif et Utanga sentait de plus en plus la moutarde qui lui montait au nez, déclina et le chasseur et ses chiens finirent pas s’éloigner. Après la disparition en ces circonstances étranges du nishada, Utanga réfléchit : ‘’Qui était-ce ? Certainement pas un vrai nishada ! Je parie qu’il s’agissait d’un test et j’ai lamentablement échoué. Ma philosophie m’a déserté. J’ai refusé l’eau offerte par cet homme en m’imposant comme un imbécile hautain.’’ Tenaillé par la soif, Utanga était à présent rongé par le remords et un peu plus tard, Madhava en personne apparut avec Sa conque et Son disque. 443 ‘’Ô Purushottama !’’, s’écria Utanga, ‘’Vous me mettez sérieusement à l’épreuve ! Était-il bien juste de Votre part de me tester ainsi en demandant à un intouchable de m’offrir de l’eau impure à moi, un brahmane ? Était-ce bien aimable de Votre part ?’’, demanda Utanga, amer. Janardana sourit : ‘’Ô Utanga, par amour pour vous, quand vous avez songé à la faveur que Je vous avais faite, j’ai demandé à Indra de vous apporter de l’amrita et de vous l’offrir en la faisant passer pour de l’eau. Il a soutenu qu’il ne pouvait pas donner à un simple mortel ce qui lui procurerait l’immortalité, mais c’est Ma volonté qui a prévalu et il a consenti à vous apporter de l’amrita en la faisant passer pour de l’eau, pourvu que Je lui permette de le faire déguisé en chandala et de tester ainsi votre compréhension. J’ai donc accepté le défi en pensant que vous aviez atteint la sagesse et dépassé les apparences, mais vous avez agi comme vous l’avez fait et vous M’avez fait encourir une défaite aux mains d’Indra !’’ Utanga reconnut son erreur et honteux, il but le calice jusqu’à la lie. 444 XCIX. LA VALEUR D’UNE LIVRE DE FARINE Quand Yudhishthira fut couronné et intronisé après la bataille de Kurukshetra, il accomplit l’ashvamedha yajna et comme le voulait la coutume à l’occasion d’un tel sacrifice, tous les princes du pays furent invités et le yajna fut célébré avec beaucoup de faste. Les brahmanes, les pauvres et les indigents, qui étaient venus nombreux de tous les coins du pays reçurent des dons à profusion. Tout fut fait somptueusement en pleine conformité avec les règles relatives au sacrifice. Une belette apparut soudain au milieu de l’assemblée des prêtres et des invités dans le grand pavillon et après s’être roulée par terre, elle éclata d’un rire humain railleur. Une telle apparition aussi étrange qu’inhabituelle alarma les prêtres qui se demandèrent s’il s’agissait d’un mauvais esprit venu profaner et perturber le rite sacré. Le corps de la belette avait un côté doré et luisant. Cette créature remarquable se retourna pour toiser l’assemblée des princes et des brahmanes érudits venus de différents pays et qui s’étaient réunis dans ce grand pavillon. Elle prit la parole : ‘’Auguste assemblée, écoutez-moi ! Vous pensez manifestement avoir célébré un magnifique yajna ! Jadis, un brahmane indigent qui vivait à Kurukshetra avait fait le sacrifice d’une livre de farine de maïs. Eh bien, votre ‘’immense’’ sacrifice et tous les dons qui ont été distribués en rapport avec lui n’arrivent pas à le cheville de ce ‘’modeste’’ sacrifice du brahmane de Kurukshetra ! Vous me paraissez avoir la grosse tête avec votre yajna ! Ne soyez donc pas si prétentieux à cet égard !’’ 445 Le discours impertinent de ce curieux animal eut l’heur d’abasourdir l’assemblée et les brahmanes et les prêtres qui avaient officié lors du sacrifice s’approchèrent de la belette et l’interrogèrent : ‘’D’où viens-tu et pourquoi es-tu venue à ce yajna qui a été célébré par des hommes bons et dignes ? Qui es-tu ? Pourquoi prononces-tu des paroles de dédain à l’égard de notre sacrifice ? Cet ashvamedha a été parfaitement célébré dans tous les détails conformément aux injonctions des shastras. Il ne sied donc pas que tu critiques ainsi notre grand sacrifice. Tous ceux qui ont participé à ce yajna ont été traités comme il se doit et chacun a reçu des égards et des dons appropriés. Chacun est satisfait et peut s’en retourner heureux. Les mantras ont été psalmodiés justement ; toutes les oblations ont été faites. Les quatre castes sont satisfaites. Pourquoi t’exprimes-tu alors de la sorte ? Explique-toi !’’ La belette se remit à rire et elle précisa : ‘’Ô brahmanes ! Ce que je dis est la pure vérité. Je n’envie pas la bonne fortune du roi Yudhishthira ni celle de n’importe lequel d’entre vous. Ce n’est pas la jalousie qui me fait dire ceci. Ce yajna que vous venez de célébrer si ostentatoirement n’est en vérité pas un acte aussi noble que celui qui a été accompli par le brahmane indigent que j’ai vu et en récompense de son sacrifice, lui et sa femme et leur fils et leur belle-fille ont été immédiatement conduits au paradis d’Indra. Ecoutez mon récit qui est le reflet parfait de ce que j’ai moi-même vu : Longtemps avant que vous n’y livriez bataille, un brahmane qui assurait sa subsistance quotidienne en glanant dans les champs vivait à Kurukshetra. Lui et sa femme, ainsi que son fils et sa belle-fille, vivaient tous les quatre ainsi. Et chaque après-midi, ils s’asseyaient pour prendre leur seul repas de la journée. Et les jours où ils ne parvenaient pas à trouver suffisamment de grain, ils 446 jeûnaient jusqu’à l’après-midi suivant. Ils ne gardaient rien pour le lendemain, s’ils trouvaient plus qu’il en fallait pour la journée. Telle était la stricte discipline qu’ils avaient fait le vœu d’observer. C’est ainsi qu’ils passèrent leurs journées pendant de nombreuses années, lorsqu’une grande sécheresse survint et la famine régna sur tout le pays. Toutes les cultures étaient à l’arrêt et il n’y avait plus le moindre grain à glaner. Durant de nombreux jours, le brahmane et sa famille souffrirent de la faim. Un jour, après avoir erré çà et là dans la chaleur, ils rentrèrent péniblement chez eux avec une petite quantité de maïs qu’ils étaient parvenus à se procurer. Ils pilèrent le maïs et après avoir récité leurs prières, ils divisèrent la farine en quatre parts égales, puis ils s’assirent rapidement pour manger. C’est alors qu’un brahmane arriva chez eux à l’improviste et celui-ci avait une faim d’ogre ! Constatant l’arrivée de cet hôte inattendu, ils se levèrent tous, comme un seul homme, le saluèrent et l’invitèrent à se joindre à eux pour le repas. Le brahmane, sa femme, leur fils et leur belle-fille étaient ravis d’accueillir un hôte : ‘’Ô meilleur d’entre les brahmanes, je suis un bomme pauvre. Nous avons pu nous procurer cette farine de maïs en conformité avec le dharma. Nous vous prions d’accepter votre part. Que toutes les bénédictions soient avec vous !’’, dit le brahmane de Kurukshetra et il servit sa propre part de farine à son invité. Celui-ci la mangea avec avidité, mais il avait toujours faim à la fin de son repas. Voyant son regard toujours affamé et insatisfait, le brahmane était chagriné et ne savait que faire, lorsque sa femme dit : ‘’Mon seigneur, donnez-lui également ma part. Je serai heureuse, si notre hôte peut manger à satiété.’’ Ceci dit, elle tendit sa part de la farine à son époux pour qu’il puisse l’offrir à son invité.’’ ‘’Toi qui m’es fidèle et si dévouée’’, dit le brahmane, ‘’les animaux et les oiseaux prennent bien soin des femelles de leurs espèces respectives. 447 L’homme pourrait-il faire pire ? Ta proposition m’est intolérable ! Que pourrais-je y gagner dans ce monde ou dans le suivant en te laissant souffrir et mourir de la faim, toi qui m’aides et qui me sers pour accomplir tous les devoirs sacrés qui relèvent de la vie au foyer ? Bien-aimée, tu n’as plus que la peau sur les os et tu es affamée ! Comment pourrais-je permettre que tu souffres dans de telles conditions et espérer pouvoir obtenir un bien quelconque en servant cet invité ? Non, je ne peux pas accepter ta proposition !’’ ‘’Ô meilleur d’entre les brahmanes, tu es versé dans les Ecritures’’, répondit sa femme. ‘’ N’est-il pas vrai que le dharma et que toutes les richesses que nous partageons sont destinés à notre bien commun et égal, nous qui avons été unis ? Considère-moi avec empathie, prends ma part de la farine et veille aux besoins de notre invité. Tu as aussi faim que moi et tu ne devrais faire aucune distinction entre nous. Je te prie de ne pas t’opposer à ma requête.’’ Le brahmane finit par céder. Il prit la part de sa femme pour l’offrir à son hôte qui l’accepta avidement et la mangea, mais il avait encore faim ! Grande était la détresse du pauvre brahmane de Kurukshetra. Son fils, qui s’en aperçut, suggéra alors : ‘’Père, voici ma part’’, dit-il. ‘’ Donne-là à notre hôte qui semble encore affamé. Je serai vraiment heureux si nous parvenons ainsi à nous acquitter de notre devoir.’’ La détresse du père s’accrut encore. ‘’Mon enfant !’’, s’écria-t-il. ‘’Les personnes âgées sont mieux à même de supporter la faim. La faim est excessivement pénible pour la jeunesse. Sincèrement, il m’est impossible d’accepter ton offre.’’ Le fils insista : ‘’C’est le devoir d’un fils de s’occuper de son père dans sa vieillesse. Le fils n’est pas différent du père. Ne dit-on pas que le père revit 448 par l’entremise de son fils ? Ma part de farine t’appartient. Je te supplie d’accepter ce que je donne et de nourrir cet invité affamé.’’ ‘’Mon cher garçon, ta noblesse et ta maîtrise des sens me comblent de fierté ! Tu as toutes mes bénédictions. J’accepte ton offre’’, dit le père et il prit la part de son fils qu’il donna à son invité. Celui-ci la mangea, mais il avait encore faim ! Le brahmane qui subsistait à partir de grains trouvés çà et là était confus et déconcerté. Alors qu’il était plongé dans le désarroi et qu’il ne savait plus quoi faire, sa belle-fille s’adressa à lui en ces termes : ‘’Mon seigneur, permettez que moi aussi je mette un point d’honneur à nourrir notre invité. Je vous supplie d’y consentir et par là de me bénir, moi qui suis votre fille, car par-là, un bien éternel me reviendra en récompense.’’ Le beau-père en fut chagriné au-delà de toute mesure. Ô ma fille au caractère pur et immaculé ! Toi que la malnutrition a rendue si pâle et si émaciée, tu m’offres aussi de me céder ta part de nourriture pour que je puisse gagner des mérites en la donnant à cet invité. Mais si j’accepte une telle offre, je serai incontestablement coupable d’une immense cruauté. Comment pourrais-je supporter de te voir à ce point torturée par la faim ?’’ La jeune femme n’en démordit pas. ‘’Père ! Vous êtes le seigneur de mon seigneur et maître, le précepteur de mon précepteur, le dieu de mon dieu ! Je vous supplie d’accepter aussi ma part. Mon corps n’est-il pas consacré à servir pleinement mon seigneur ? Vous devriez m’aider à parvenir au bien. Je vous prie d’accepter cette farine.’’ Imploré de la sorte par sa belle-fille, le brahmane accepta sa part de la farine et la bénit en disant : ‘’Fille douce et loyale, puissent tous les biens te revenir !’’ 449 L’hôte mangea avec avidité la dernière part et ô miracle, il fut satisfait ! ‘’Bénie soit votre hospitalité offerte avec la plus pure des intentions et au meilleur de vos capacités ! Votre offrande m’a entièrement comblé ! Regardez là ! Les dieux font pleuvoir des fleurs en signe d’admiration pour votre extraordinaire sacrifice. Voyez ! Les dieux et les gandharvas, les musiciens célestes descendent dans leurs chars étincelants accompagnés de leurs serviteurs pour vous conduire vous et votre famille jusqu’au paradis d’Indra. Cette offrande que vous m’avez faite vous a valu ainsi qu’à vos ancêtres de gagner le paradis d’Indra. La faim détruit la compréhension des hommes et les fait dévier de la voie de la rectitude. Elle les pousse à entretenir de mauvaises pensées. Même des hommes pieux qui souffrent de la faim perdent leur endurance et leur persévérance. Néanmoins, même affamé, vous avez résolument écarté votre attachement à l’égard de votre épouse, de votre fils et de votre belle-fille et vous avez placé le dharma au-dessus du reste. Les grands sacrifices rajasuya et ashvamedha font bien pâle figure face à celui que vous venez d’effectuer par l’entremise de cet acte d’hospitalité unique. Le char vous attend. Montez, prenez la direction du paradis d’Indra, vous et votre famille.’’ Après avoir prononcé ces paroles, le mystérieux invité disparut aussi subrepticement qu’il était venu. Après avoir raconté l’histoire du brahmane de Kurukshetra qui subsistait en glanant du grain dans les champs, la belette continua : ‘’J’étais tout près et j’ai pu sentir la fragrance qui émanait de la farine du brahmane et ce sont ces émanations qui ont rendu ma tête dorée. Je me suis encore approchée et je me suis gaiement roulée par terre, là où un peu de farine avait été répandue et c’est ainsi qu’un de mes flancs est devenu doré et luisant. Je me suis retournée, mais il n’y avait plus de farine et mon autre flanc est resté comme il était. Comme je voulais que tout mon corps devienne doré et luisant, je me suis ensuite rendue dans tous les lieux où les hommes 450 accomplissent de grands yajnas et des pénitences. Finalement, j’ai appris que le grand roi Yudhishthira accomplissait un yajna et je suis donc venue ici en croyant que ce sacrifice pourrait peut-être arriver à la hauteur de celui du brahmane de Kurukshetra, mais j’ai bien dû me rendre à l’évidence qu’il n’en est rien. C’est la raison pour laquelle je prétends que votre grand sacrifice ne valait pas la livre de farine que le brahmane a offerte à son hôte !’’ Et la belette prit la poudre d’escampette ! 451 C. YUDHISHTHIRA SOUVERAIN L’homme poursuit frénétiquement l’objet de son désir jusqu’à ce qu’il l’obtienne. Et quand il entre en sa possession, son contentement est de courte durée et il devient le sujet et l’esclave de nouvelles envies et de nouvelles peines et ne trouve jamais la paix. Même si combattre et tuer ses ennemis est le dharma d’un kshatriya, quelle joie peut-on trouver dans le pouvoir, le statut et la richesse acquis par le massacre et des peines infligées à des frères et des relations proches ? C’est ce qu’Arjuna souligna à Krishna dans son puissant plaidoyer juste avant que la bataille ne débute. En guise de réponse, Krishna lui expliqua les principes des activités humaines et l’accomplissement approprié des devoirs. Mais ce qu’Arjuna éprouvait et ce qu’il soutenait avait également beaucoup de force et comportait plus de vérité qu’il n’apparaissait superficiellement. Les Pandavas vainquirent les Kauravas et ils devinrent les souverains incontestés du pays. Ils occupèrent leurs fonctions et s’acquittèrent de leurs devoirs conformément au dharma, mais ne purent trouver dans la victoire la joie qu’ils avaient escomptée. ‘’Après la victoire des Pandavas et l’acquisition du royaume, comment traitèrent-ils Dhritarashtra ?’’, demanda le roi Janamejaya et Vaisampayana qui récitait au roi le Mahabharata de Vyasa lui rapporta l’histoire. Dhritarashtra qui avait sombré dans un océan de chagrin fut traité par les Pandavas avec le plus grand respect et ils s’efforcèrent de le rendre heureux. Ils ne firent rien non plus pour qu’il se sente humilié. Yudhishthira ne donnait aucun ordre sans son approbation. Kuntidevi s’occupait, avec un dévouement affectueux et comme une sœur de Gandhari, dont les cent fils avaient péri et Draupadi pourvoyait scrupuleusement à leurs besoins avec un 452 égal respect. Yudhishthira fit somptueusement meubler la résidence de Dhritarashtra avec tout ce qu’il souhaitait et lui faisait livrer des cuisines royales les plats les plus raffinés et savoureux expressément préparés pour lui. Kripacharya lui tenait compagnie et Vyasa le réconfortait avec des histoires instructives destinées à apaiser son chagrin. En ce qui concerne l’administration de l’Etat, Yudhishthira consultait Dhritarashtra et se conduisait de manière à lui procurer le sentiment que le royaume était réellement gouverné en son nom et qu’en tant que membre le plus âgé de la famille, il en était toujours l’autorité suprême. Yudhishthira faisait preuve de la plus grande délicatesse dans ses paroles de façon à ne jamais rien dire qui pourrait aggraver la peine du vieil homme. Les princes qui affluaient vers Hastinapura de toutes les parties du monde rendaient à Dhritarashtra les mêmes honneurs que par le passé, comme si c’était lui qui était toujours l’empereur. Les servantes de Gandhari ne lui laissaient aucune occasion de sentir qu’elle avait perdu son rang. Yudhishthira avait insisté auprès de ses frères pour que rien ne soit fait qui causerait la moindre peine à leur oncle qui avait perdu tous ses fils. Les frères suivirent à la lettre son injonction, à l’exception peut-être de Bhima, et Dhritarashtra témoignait aussi de l’affection à l’égard des Pandavas. Les Pandavas se conduisaient irréprochablement à l’égard de leur vieil oncle. Cependant, après quelque temps, Bhima provoqua occasionnellement quelques vexations. Il passait parfois outre impatiemment des instructions du vieil homme. Il lâchait à portée d’oreilles de Dhritarashtra des paroles comme ‘’Nos cousins pervertis ne doivent qu’à eux-mêmes leur destruction !’’ Il était impossible pour Bhima d’oublier ou de pardonner Duryodhana, Karna ou Duhsasana. Gandhari éprouvait beaucoup de peine, si elle voyait que Bhima disait des choses qui chagrinaient Dhritarashtra, mais c’était une âme noble et éclairée. Chaque fois qu’elle s’attristait de ce que disait Bhima, elle se tournait vers Kunti et retrouvait la paix, car Kunti était une véritable 453 incarnation du dharma et elle inspirait l’indulgence. Quinze années passèrent ainsi. 454 CI. LA DÉCISION DE DHRITARASHTRA Quinze années passèrent ainsi sous le règne de Yudhishthira jusqu’à ce que le vieil homme ne puisse plus supporter le poids du chagrin. Blessé par les piques occasionnelles de Bhima, il n’avait plus le cœur à accepter les courtoisies ni tout le confort qu’on lui fournissait. A l’insu des Pandavas, il entreprit de jeûner secrètement et endura de sévères pénitences. Gandhari observait elle aussi le jeûne et s’infligeait de nombreuses privations. Un jour, Dhritarashtra fit appeler Dharmaputra et lui dit : ‘’Mon fils, je t’accorde mes bénédictions. J’ai passé quinze années heureuses sous ton toit. Tu t’es occupé de moi avec beaucoup d’affection. J’ai fait des dons et des offrandes à nos ancêtres et j’ai accompli tous mes devoirs à cet égard. La pauvre Gandhari qui a su mettre de côté son propre chagrin a bien pris soin de tous mes besoins physiques durant toutes ces années. Mes fils cruels qui ont commis des actes impardonnables à l’égard de Draupadi et qui vous ont privés de votre héritage légitime sont morts en raison de leurs péchés, mais ils ont combattu comme de braves guerriers. Ils ont donc péri sur le champ de bataille et ils ont gagné les régions célestes destinées aux braves. Le temps est venu pour que Gandhari et moi, nous agissions dans l’optique de notre futur état. Tu sais très bien ce que préconisent les shastras. Il faut maintenant que nous nous rendions dans la forêt. Ces robes doivent être remplacées par des écorces et de vieilles loques usées qui sont appropriées pour la vie des vanaprasthas. Je souhaite aller vivre dans la forêt et y prier pour votre bien et je veux pour cela ta permission. Permets-moi de suivre la pratique de nos ancêtres. En tant que roi, tu partageras les fruits de ma pénitence.’’ Yudhishthira reçut un choc, lorsqu’il vit Dhritarashtra et lorsqu’il l’entendit dire ceci. ‘’J’ignorais’’, dit-il, ‘’que vous jeûniez et que vous dormiez à même le sol et que vous vous mortifiiez ainsi. Mes frères n’avaient pas non plus 455 conscience de cela. J’ai été erronément porté à croire que vous étiez bien soignés et heureux. Père, vous avez souffert un chagrin pour lequel il n’existe aucun réconfort. Je ne vois aucun intérêt dans ce royaume et les plaisirs. Je suis un pécheur. Ce sont le désir et l’ambition qui m’ont abusé et poussé à agir de la sorte. Permettez que votre fils, Yuyutsu, devienne roi ou qui vous voudrez. Ou si vous le souhaitez, vous pouvez vous-même vous ressaisir des devoirs d’un roi et veiller sur le peuple. C’est moi qui irai dans la forêt. Permettez-moi de mettre ainsi un terme à ce chapitre fallacieux. Je vous prie de m’épargner toute nouvelle disgrâce et honte cuisante. Je ne suis pas le roi. C’est vous qui êtes le roi. Vous me demandez la permission de partir. Comment pourrai-je alors vous accorder ou vous refuser cette permission ? Laissez-moi vous assurer que ma colère à l’égard de Duryodhana appartient au passé et qu’elle a disparu sans aucune trace. Le destin l’a décidé et nous a tous plongés dans la confusion et des événements se sont produits qui ont échappé à notre contrôle. Nous sommes vos fils, au même titre que Duryodhana et ses frères. Gandhari et Kunti sont toutes les deux des mères pour moi et elles m’inspirent une considération et une affection filiale égale. Si vous vous retirez dans la forêt, il me faut vous accompagner et vous servir là-bas. Si vous vous retirez dans la forêt et si vous me laissez ici, quelle joie trouverai-je à régner ? Je m’incline à vos pieds et vous supplie de me pardonner les erreurs dont nous sommes coupables. Vous servir me procurera une joie authentique et la paix de l’esprit. Accordez-moi cette opportunité et ce privilège. Ne m’abandonnez pas.’’ Dhritarashtra fut profondément touché, mais il dit : ‘’Fils bien-aimé de Kunti, mes pensées se tournent maintenant vers la forêt et la pénitence, autrement, je ne pourrai pas trouver la paix. J’ai vécu sous ton toit durant de nombreuses années. Toi et tous tes gens, vous m’avez servi avec un dévouement sans réserve et inconditionnel. Tu dois maintenant me permettre d’accéder à mon désir et me laisser partir.’’ 456 Après s’être ainsi adressé à Yudhishthira qui se tenait les mains jointes et qui s’agitait nerveusement, Dhritarashtra se tourna vers Vidura et Kripacharya : ‘’Je vous prie de réconforter le roi et de faire en sorte qu’il exauce ma prière. Mes pensées sont tournées vers la forêt. Je ne puis dire un mot de plus. J’ai la gorge sèche. Peut-être est-ce dû à mon âge. J’ai trop parlé et je suis fatigué.’’ Ceci dit, il s’appuya sur Gandhari, vacilla et s’évanouit. Yudhishthira ne put supporter la détresse du grand vieillard qui possédait la vigueur d’un éléphant et suffisamment de force que pour pulvériser la statue de métal substituée à Bhima. Il était devenu si malingre, si émacié avec la peau sur les os et il était pitoyablement retenu par Gandhari sur laquelle il s’appuyait comme un infirme. ‘’Est-ce moi la cause de tout ceci ?’’, se blâma-t-il. ‘’Quel misérable et indigne je suis, ignorant du dharma et dénué de la moindre intelligence. Quelle terrible malédiction !’’ Il aspergea d’eau le visage de Dhritarashtra qu’il caressa doucement. Lorsque le vieillard revint à lui, il serra tendrement le Pandava tout contre son cœur et il murmura : ‘’Mon cher fils, comme tes mains sont douces ! Je suis heureux.’’ C’est alors que Vyasa entra. Après s’être informé de tout ce qui s’était passé, il dit à Yudhishthira : ‘’Faites ce que Dhritarashtra, l’aîné des Kurus désire. Permettez-lui de se rendre dans la forêt. Il est âgé et tous ses fils sont partis avant lui. Il ne lui est plus possible de supporter plus longtemps ce chagrin. Gandhari, que le Seigneur a bénie de beaucoup d’entendement, a supporté vaille que vaille toute sa peine. Ne vous opposez pas à leur vœu. Ne laissez pas Dhritarashtra dépérir et mourir ici. Permettez-lui d’aller vivre parmi les fleurs mellifères de la forêt, de respirer leur parfum et de laisser 457 derrière lui les tracas du monde. Le dharma des rois est de mourir sur le champ de bataille ou de se retirer dans la forêt pour y passer leurs derniers jours. Dhritarashtra a gouverné le royaume et célébré des yajnas. Pendant votre exil de treize années, il a su profiter de la terre entière par l’entremise de ses fils et il s’est montré fort généreux. Il n’y a plus rien qu’il puisse désirer. Le temps est venu pour lui de faire pénitence. Permettez-lui de partir de bon cœur et sans le moindre ressentiment.’’ ‘’Qu’il en soit donc ainsi !’’, dit Yudhishthira. Et Vyasa retourna dans son ermitage. 458 CII. LES ADIEUX DE DHRITARASHTRA, DE GANDHARI ET DE KUNTI Quand Yudhishthira finit par consentir à ce que Dhritarashtra se retire dans la forêt, Dhritarashtra et Gandhari retournèrent dans leur résidence et interrompirent leur jeûne. Kunti s’assit avec Gandhari et elles prirent ensemble leur repas. Dhritarashtra demanda à Yudhishthira de s’asseoir à côté de lui et lui accorda ses dernières bénédictions. Puis le vieil homme quitta définitivement sa résidence et avec une main qui reposait sur l’épaule de Gandhari, il traversa lentement la ville et prit la direction de la forêt. Gandhari qui en raison de la cécité de son seigneur et époux avait renoncé à l’usage de ses propres yeux et les avait recouverts avec un bandeau durant tout le reste de sa vie posa elle une main sur l’épaule de Kunti et guidée de la sorte, ils avançaient lentement. Kunti avait mentalement décidé d’accompagner Gandhari dans la forêt. Elle s’adressa à Yudhishthira : ‘’Mon fils, ne parle jamais colériquement à Sahadeva. Souviens-toi avec amour de Karna mort en héros sur le champ de bataille. Il était lui aussi mon fils, mais j’ai commis l’erreur et le crime de ne pas vous le révéler. Veille sur Draupadi avec une tendresse de tous les instants. Et ne donne jamais à Bhima, à Arjuna, à Nakula et à Sahadeva aucune raison de se chagriner. Garde bien tout cela à l’esprit, mon fils, car la charge de la famille repose désormais entièrement sur tes épaules.’’ Jusque-là, Dharmaputra avait cru que Kunti n’accompagnait Gandhari que jusqu’aux limites de la ville pour lui faire ses adieux, mais quand il l’entendit parler de la sorte, il fut abasourdi et ne put rien dire pendant quelques minutes. Lorsque finalement il se remit du choc, il dit : ‘’Mère, s’il te plaît, ne pars pas ainsi ! Tu nous as bénis, tu nous as envoyés sur le champ de bataille. Il n’est pas juste que maintenant tu nous abandonnes et que tu prennes la direction de la forêt !’’ 459 Les supplications de Yudhishthira ne servirent à rien et Kunti s’en tint à sa décision irrévocable. ‘’Il me faut maintenant rejoindre mon seigneur et époux là où il se trouve. J’accompagnerai Gandhari, je suivrai la discipline forestière et je rejoindrai rapidement ton père. Reprend la direction de la cité et que ton esprit soit toujours fixé sur le dharma !’’ Kunti bénit ainsi son illustre fils et lui fit ses adieux. Dhritarashtra, Gandhari et Kunti passèrent trois années dans la forêt. Sanjaya les avait rejoints. Un jour, Dhritarashtra avait terminé ses ablutions et retournait à son ermitage, quand la forêt prit feu. Le vent soufflait en rafales et les flammes se propageaient partout. Dhritarashtra dit à Sanjaya : ‘’Ce feu va certainement tous nous engloutir ! Vous feriez mieux de vous sauver, tant qu’il en est encore temps !’’ Le vieux roi aveugle, Gandhari et Kunti s’assirent tous les trois en posture de yoga face à l’orient et s’offrirent tranquillement aux flammes. Sanjaya qui avait été la lumière unique du vieux roi aveugle durant toute sa vie et qui lui était aussi cher que celle-ci passa le restant de ses jours dans les Himalayas comme un sannyasin. 460 CIII. LA FIN DES YADAVAS Krishna régna sur Dwaraka durant trente-six ans après la fin de la bataille de Kurukshetra. Les Vrishnis, les Bhopas et d’autres branches des Yadavas qui appartenaient au clan de Krishna passaient leurs journées dans une autocomplaisance débridée et dans le luxe. Ils perdirent tout sens de la discipline et de l’humilité. Un jour, des rishis visitèrent Dwaraka. Les Yadavas qui étaient devenus arrogants et irrévérencieux osèrent se moquer des rishis. Ils vêtirent un des leurs comme une femme, ‘’la’’ présentèrent à leurs vénérables invités et dirent : ‘’Ô, hommes de grande sagesse et perspicacité, pourriez-vous prédire si cette gente dame mettra au monde un garçon ou bien une fille ?’’ Les rishis n’apprécièrent pas du tout la plaisanterie peu raffinée et irrévérencieuse et les maudirent : ‘’Ce n’est ni un garçon, ni une fille que cette personne va mettre au monde, mais une massue et cette massue s’avérera être fatale et mortelle pour votre tribu et vous détruira tous !’’ Les rishis quittèrent aussitôt les lieux après avoir prononcé cette terrible malédiction. Les Yadavas étaient plutôt perturbés suite à la tournure déplaisante prise par ce qu’ils avaient pensé être une bonne plaisanterie. Et le lendemain, ils furent même consternés de constater que Samba, celui-là même qu’ils avaient habillé en femme, était la proie de violentes contractions et qu’il mit au monde une massue ! Ceci les remplit de terreur, car ils pressentaient que leur fin était proche, puisque les rishis les avait maudits. Ils délibérèrent pendant longtemps et finalement, ils réduisirent la massue en une fine poudre qu’ils éparpillèrent dans la mer et pensèrent avoir ainsi pu disposer du danger. Rien ne se passa pendant longtemps. Les saisons passèrent. Les pluies vinrent et sur la plage, non loin de l’endroit où ils 461 avaient dispersé les résidus broyés de la massue, surgit un dense amas de joncs. Les Yadavas avaient tout oublié concernant la malédiction de leurs vénérables hôtes. Un jour, les Yadavas se rendirent à la plage pour piqueniquer et ils y passèrent toute la journée à danser, à boire et à s’amuser. Les boissons alcoolisées agirent insidieusement. Tout d’abord gais et joyeux, puis désinhibés et pugnaces, ils commencèrent à s’exprimer sans plus aucune retenue, à remettre sur la table de vieilles pommes de discorde, et puis franchement à se quereller. Parmi les Yadavas, Kritavarma avait combattu du côté des Kauravas et Satyaki du côté des Pandavas. ‘’Est-ce qu’un kshatriya digne de ce nom se permettrait d’attaquer et de tuer des soldats endormis, ô Kritavarma ? Il me semble que tu es à l’origine de la disgrâce durable qui affecte notre clan !’’, dit Satyaki en brocardant Kritavarma et beaucoup de Yadavas qui étaient ivres l’acclamèrent. Kritavarma ne put supporter une telle insulte. ‘’Comme un boucher, tu as massacré le grand Bhurisravas qui était assis en yoga et toi, espèce de lâche, tu oses me railler ainsi !’’, s’exclama-t-il et d’autres ivrognes se joignirent à lui et persifflèrent Satyaki pour son acte barbare. Bientôt, tous les Yadavas prirent part à la querelle, que ce soit dans un camp ou dans l’autre, et des paroles, on en arriva rapidement aux coups puis à la lutte pour la vie. Après avoir sorti son épée de son fourreau, Satyaki bondit sur Kritavarma et lui trancha la tête en s’écriant : ‘’Voici la fin du lâche qui a tué des kyrielles de vaillants guerriers endormis !’’ 462 D’autres se jetèrent immédiatement sur Satyaki avec un bol, un récipient ou tous les ustensiles qu’ils pouvaient utiliser. Pradyumna, le fils de Krishna, plongea dans la mêlée pour venir au secours de Satyaki et une bagarre générale s’ensuivit où Satyaki et Pradyumna qui furent submergés par le nombre perdirent la vie. Krishna savait que l’heure fatidique était arrivée et après avoir arraché quelques grands joncs en bordure de la plage, ils se transformèrent en massues et Il les jeta au milieu de la masse et un massacre total s’ensuivit. La malédiction des rishis avait fini par opérer. Balarama qui contemplait la scène fut submergé par la honte et par le dégoût. Après avoir adopté une posture de yoga, il renonça à la vie au cours d’une transe yoguique et il disparut dans un flot de lumière qui émanait de son front comme un serpent d’argent. Telle fut la fin de cet avatar de Narayana. Krishna vit que tout son peuple s’était lui-même détruit, comme le destin l’avait prédit. Après le départ de Balarama, Lui-même se dirigea vers la forêt avoisinante en songeant à mettre un terme à Son avatar. ‘’Le temps est également venu pour moi de partir’’, se dit-Il, et après s’être allongé sur le sol, Il s’endormit. Un chasseur à l’affût d’un beau gibier repéra la forme de Vasudeva qui gisait à même le sol dans les hautes herbes et la confondant avec une proie facile, il décocha une flèche qui transperça son corps5. 5 Il existe de multiples variantes du Mahabharata et dans d’autres versions, l’Avatar Krishna connaît une fin différente et regagne de Lui-même les cieux, NDT. (Par ailleurs, malgré le très beau travail de vulgarisation de C. Rajagopalachari, il manque inévitablement des détails qui permettraient de mieux comprendre toutes les circonvolutions et les subtilités de cette œuvre monumentale qui est beaucoup plus étoffée que cette version abrégée et beaucoup plus complexe...) 463 CIV. L’ULTIME ÉPREUVE DE YUDHISHTHIRA La triste nouvelle de la mort de Vasudeva et de la destruction des Yadavas parvint à Hastinapura. Quand les Pandavas l’apprirent, ils perdirent les restes d’attachement qui les liaient encore à la vie terrestre. Ils couronnèrent empereur Parikshit, le fils d’Abhimanyu, puis les cinq frères quittèrent la ville avec Draupadi. Ils partirent en pèlerinage et visitèrent des lieux saints avant d’atteindre finalement les Himalayas. Un chien les rejoignit et leur tint compagnie tout au long du chemin et tous les sept gravirent la montagne. Le sentier était extrêmement pénible et l’un après l’autre, ils s’écroulèrent épuisés et m