champagne, bouquet de fleurs, montre à gousset). Tout se passe comme si le
simple fait d'offrir de l'argent ou un objet était pour Lucien une manière de tout
régler. Lorsqu'il donne la montre à gousset à M. Horn, il semble presque
« acheter » France. Des tournures de phrases (« M. Untel dit que... ») révèlent
son incapacité à penser par lui-même et son acceptation absurde de l'autorité
d'autrui : « M. Faure dit que les juifs sont les ennemis de la France. » La
culpabilité et le sentiment d'infériorité qui résultent de cette inculture sont
perceptibles à travers une simple réaction : lorsqu'il ment à France et M. Horn
en prétendant d'abord être étudiant, puis en devenant violent lorsqu'il est
incapable de le prouver. Cet exemple permet d'ailleurs d'entrevoir l'idée
suivante : la jouissance violente du pouvoir est la seule solution que Lucien
trouve face à ses frustrations. Autres exemples permettant de suggérer cette
idée : il tue gratuitement un oiseau pour oublier un temps son travail d'homme
de peine à l'hospice, il massacre des lapins lorsqu'il est contrarié.
Le hasard. Le hasard se donne sous la forme d'un événement fortuit, à savoir
une banale crevaison à vélo, dont l'importance apparaît dans la structure même
du film : toute la première partie est en effet structurée par les deux trajets à
vélos de Lucien. À ces deux trajets correspondent deux types de « causes »
permettant d'expliquer son engagement. Le premier trajet, qui ramène Lucien à
la campagne, nous permet d'entrevoir les causes profondes, sociales et
psychologiques, de son futur engagement. La crevaison, lors du second trajet,
apparaît en revanche comme une cause totalement fortuite, un simple accident
qui va néanmoins précipiter le destin du personnage et l'amener à entrer dans la
police allemande.
... sans jamais justifier
Confrontez cette énumération de causes au constat suivant : le parcours
de Lucien demeure énigmatique et rien ne permet de justifier son
engagement dans la police allemande. Montrer comment la mise en avant
de la mécanique causale qui amène Lucien à travailler pour la police
allemande demeure incapable de légitimer son parcours.
Le hasard est une cause fragile. L'importance donnée au hasard relativise en fait
toute tentative d'explication : l'épisode de la crevaison inscrit une fragilité au
cœur de la causalité qui régit le parcours de Lucien. La séquence où cette
crevaison a lieu constitue en effet une charnière entre celle où il tente de
rejoindre le maquis et celle où il passe dans le camp des collaborateurs. La
structure même du film semble donc indiquer que Lucien glisse de l'autre côté
de la « barrière » en raison d'une banale crevaison. Cette possibilité incroyable
de s'engager sur des voies aussi divergentes, par un simple hasard, inscrit une
contingence vertigineuse dans l'existence de Lucien (lire « Le document »).
Cette fragilité de la « frontière » est d'ailleurs mise en avant par la répétition d'un
motif de mise en scène : Lucien apparaît très fréquemment devant une porte
(chez Horn, dans l'hôtel occupé par les collaborateurs...), dans l'encadrement
d'une fenêtre (celle de sa propre ferme), d'un portail (celui de l'hôtel où résident
les collaborateurs). Les « passages » rythment le parcours de Lucien, et il glisse
d'un côté à l'autre de la barrière aussi facilement qu'on franchit une porte.
Pas de contrainte : la responsabilité de Lucien. Le film ne permet jamais
d'enlever à Lucien la responsabilité de ses actes. D'abord, les causes évoquées,
qu'on les examine séparément ou dans leur ensemble, ne sont jamais
directement déterminantes. Ensuite, le film insiste tout du long sur l'ambiguïté
foncière du personnage, et souligne à plusieurs reprises la bêtise et la cruauté
des actes accomplis : remarquons son sourire sadique lorsqu'il détruit le bateau
du fils du chirurgien, ou la satisfaction qu'il tire de son pouvoir (notamment
lorsqu'il présente ses papiers ou sort son arme). Enfin, le personnage refuse
obstinément tout « rachat » : il s'obstine dans le sadisme malgré la proposition
du résistant arrêté ; ou encore, lors de l'arrestation de France, il semble d'abord
accepter la situation et ne change d'attitude qu'après l'épisode de la montre.