Globalisation et régulation_Chapitre 4: Post-colonialisme

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Régulation et globalisation
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Chapitre 4. L’approche par la domination (2)
On peut considérer que l’approche de Negri et Hardt représente, dans les courants
axées autour de la domination, la perpétuation critique la plus vive du discours marxiste.
Cependant, cette tradition a déjà, on l’a vu, mis en question la compréhension marxiste du
politique. On peut aussi identifier un deuxième courant, moins marxiste, qu’on peut qualifier
de postmoderne et post colonial.
1. La critique post-coloniale d’Edward Saïd
On peut situer en 1978 le point de départ des Postcolonial Studies. En publiant son
ouvrage « l’orientalisme », Edward Saïd a proposé un tournant culturel assez remarquable qui
va alimenter les sciences sociales et humaines dans le monde entier, quel que soit le champ
disciplinaire : études littéraires, histoire, sociologie, communicologie etc.
On peut résumer en trois étapes la démarche d’Edward Saïd.
1. L’orientalisme comme phénomène historique
Pour Saïd, l’Orient n’est pas une réalité ontologique, « n’est pas un fait de nature
inerte ». Il s’agit d’une réalité relationnelle (établie par opposition à l’Occident) qui a fait
l’objet d’une construction discursive à partir de la colonisation européenne. Il s’agit aussi
d’une réalité relativement indéterminée qui inclut le monde arabo-musulman, l’Asie, Le Japon
parfois (aussi appelé « Extrême Orient »).
Ces représentations sont portées par des discours savants autant que par des discours
de fiction ou par des discours politiques. L’Orient est une création littéraire qui a été
largement pratiquée en Occident : pensons à Salambo de Flaubert, aux Orientales d’Hugo, à
Goethe, etc. Ces représentations résultent (ou non) de voyages qu’ont effectué les écrivains
en Orient.
Il s’agit aussi d’une discipline savante, née de la découverte du sanskrit et des grandes
hypothèses d’unité linguistique indo-européenne de la fin du XVIIIe siècle. L’expédition
d’Egypte qui a accompagné la campagne napoléonienne fut également un moment fondateur.
Des théories à prétention scientifique ont complété les récits de voyage des Occidentaux en
Orient.
Enfin, il s’agit de discours politiques ayant accompagné l’expansion coloniale des
Européens : les discours de Cromer et de Balfour en Angleterre sont révélateurs d’une image
de l’Orient.
Appartenant aux Cultural Studies qui tentent d’élargir l’étude des discours et pratiques
culturelles au-delà des objets « nobles » des arts consacrés, Saïd n’hésite pas à inclure dans la
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constitution de son domaine d’études le cinéma ou le dessin humoristique (cf. le dernier
chapitre de l’orientalisme). Edward Saïd postule, au-delà des différences, une certaine
cohérence de ces représentations diverses. Alors que la notion d’orientalisme est d’habitude
réservée au seul domaine savant, il l’étend au-delà de cette frontière pour désigner n’importe
quel discours articulé sur l’Orient tenu par le colonisateur occidental.
L’orientalisme se présente donc un ensemble de représentations stéréotypées :
- l’oriental est impénétrable, secret
- l’oriental a une sexualité débridée, faite de bizarre jouissances
- la littérature orientale est faite de contes
- l’oriental est excessif, radical
- l’oriental est traître, rusé, déloyal
- l’oriental est passif, il attend plus qu’il n’agit, il est fataliste.
Edward Saïd ne prétend pas savoir ce qu’est véritablement l’Orient ou le monde arabe.
Il entend simplement soutenir que « la construction d’une identité, qu’il s’agisse de l’Orient
ou de l’Occident, de la France ou de la Grande Bretagne, tout en étant le résultat d’expériences
collectives distinctes, se réduit finalement à mon avis à l’élaboration d’oppositions et de
différences avec « nous » qui restent sujettes à une continuelle interprétation et
réinterprétation. Chaque époque et chaque société recréent ses propres « autres »
1
.
-
2. La domination passe par des contraintes discursives
Ces représentations représentent plus le contexte impérial de genèse que l’objet dont
elles parlent : « l’orientalisme a plus répondu à la culture qui l’a produit qu’à son objet
putatif »
2
. Il s’agit d’une projection, et même d’une création performative qui accompagne,
soutient, génère des pratiques de colonisation (en Algérie, à partir des années 1840 ; en
Egypte, à partir de la colonisation britannique de 1888 ; en Inde, etc.). Ces projections sont
donc, en tant que telles, des pratiques de domination.
Sur ce point, Saïd rejoint donc une certaine forme de critique sociologique inspirée du
marxisme, mais qui n’est plus marxiste. Elle n’est plus marxiste d’abord parce qu’elle trouve
chez Marx lui-même des effets de l’orientalisme et l’affirmation d’une conscience supérieure
de l’Occident, qui serait arrivé à un stade de développement des forces productives supérieur
à celui de l’Asie (cf. les commentaires de Saïd sur les pages que consacre Marx au mode de
production asiatique
3
). Mais surtout, elle n’est pas marxiste en ce sens que le rapport de
pouvoir repose entièrement sur un ressort discursif. Certes, cette domination discursive n’est
pas contradictoire avec une domination matérielle, mais elle en est analytiquement
indépendante.
Au travers de l’orientalisme, l’idée de re-présentation devient suspecte. La
représentation est en effet soumission de l’objet à ce qui la représente, au discours en tant
qu’il véhicule une maîtrise. En ce sens, l’orientalisme est soumission de l’Orient à l’Occident.
1
Saïd E. (1978), L’orientalisme, éd. franç. 1997, Paris : Le Seuil (la couleur des idées), p. 358
2
Saïd E. (1978), L’orientalisme, p. 36
3
Saïd E. (1978), L’orientalisme, p. 178 et svtes.
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Cette thèse rapproche évidemment Saïd de Foucault, qui est à plusieurs reprises cité
dans le livre. Les configurations de savoir/pouvoir trouvent au fond à s’appliquer parfaitement
aux discours qu’étudie Saïd. A cela s’ajoute l’idée, également foucaldienne, qu’on peut traiter
le discours comme un texte. Saïd parle de l’orientalisme comme d’une « attitude textuelle »
4
.
Thomas Brisson commente : « En proposant de localiser les effets de domination dans un
obscur texte du XVIIe siècle, ou dans un passage oublié de Conrad, Foucault et Saïd rompaient
avec le marxisme officiel et son optique matérialiste. ; ils s’inscrivaient dans des courants dits
de la nouvelle gauche, et transformaient un certain nombre d’hypothèses et d’attendus de ce
que supposait une politique progressiste. L’orientalisme fut un moment important de
recomposition d’un paradigme marxiste »
5
.
3. La portée politique de l’orientalisme
L’orientalisme dévoile comment l’Orient est parlé par l’Occident et de cette manière
réduit au silence. L’essence de l’Orient n’est dite que par l’Occident. En ce sens, il ne s’agit pas
seulement d’une construction erronée, fautive, mais correctible. Il s’agit d’un étouffement du
discours de l’autre par le discours de l’un. L’étude du texte « impérial » (ou colonial) devient
donc le chemin d’une réappropriation, par les intellectuels issus de régions dominées, de leur
propre parole. Cependant, le « propre » que cela suppose semble irrémédiablement perdu,
n’apparaît que comme perdu dans le discours. Cette question sur l’identité ouvre aliors à la
question abyssale de l’absence d’identité, ou de reconquête de l’identité dans les trous du
discours colonial. Ce sera la voie suivie par de déconstructivisme indien, d’inspiration
derridienne (Spivak).
2. La critique post-coloniale du principe de liberté religieuse
On peut examiner l’impact d’une approche de type postcolonial sur le champ de la
régulation en se penchant sur le cas précis du devenir du principe de liberté religieuse dans le
contexte actuel de la régulation mondiale.
2.1. La fonction de la liberté religieuse dans la régulation globale.
Dans Beyond Religious Freedom
6
, Elizabeth Hurd explique qu’on peut parler
aujourd’hui d’un discours et d’une pratique de régulation mondiale du religieux. Cette
pratique est fondée sur le principe libéral de la liberté religieuse, qui doit être adopté par tous
les Etats du monde. La régulation est mise en œuvre au travers de la politique occidentale et
des agences internationales multiples (les agences de sécurité mondiale, les agences
internationales d’aide et de soutien aux réfugiés, les NGO), depuis 2001 (attentats du World
Trade Center). Cette régulation met l’accent sur les droits religieux et la neutralité de l’Etat.
Cette politique est due à un nouveau discours concernant la religion. Ce discours est constatif
et normatif. Il produit des effets performatifs.
4
Saïd E. (1978), L’orientalisme, p. 112
5
Brisson Th. (2018), Décentrer l’Occident, Paris : éd. La découverte, p. 177
6
Hurd, E. (2015), Beyond Religious Freedom. The New Global Politics of Religion, Princeton NJ:Princeton
University Press
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1/ Un discours constatif et explicatif. Alors qu’elle est restée jusqu’à 2001 relativement
marginale, la religion redevient une catégorie explicative de la régulation politique au niveau
mondial. Ainsi, progressivement, tous les conflits du Moyen Orient ont été redécrits en termes
religieux, comme si la religion était le seul facteur explicatif des divisions et des troubles dans
cette région. Les tensions de classe, de genre, ethniques, sont tendanciellement ramenées à
une question sur la religion : « this discourse transforms the complexities of human affiliation,
behavior and motiivation into a singular explanation of political outcome : « religion made
them do it ».
2/Un discours normatif fondé sur les droits à la liberté religieuse. Deux principes
normatifs sont réaffirmés avec force dans ce discours global sur la religion :
- la neutralité religieuse de l’Etat : l’Etat est posé comme devant être neutre
c’est-à-dire non-identifié strictement à une religion. Le discours peut certes
varier dans sa définition de la neutralité religieuse. On peut définir l’Etat
neutre comme un Etat « tolérant « : il s’agit alors d’un un Etat qui a une
religion officielle mais qui reconnaît et protège les autres groupes religieux.
On peut aussi se référer à une définition plus forte de la neutralité: un Etat est
religieusement neutre s’il est sans religion officielle, s’il reconnaît et protège
les groupes religieux, y compris le groupe des citoyens sans religion.
- en corollaire de la neutralité de l’Etat, le discours libéral réaffirme, du côté
de la société civile, les libertés de conscience, d’association et de culte. Il peut
distinguer, comme l’article 9 de la « Convention européenne des droits de
l’Homme », entre la liberté religieuse au fors interne et la liberté au fors
externe.
Ces principes viennent bien sûr de l’histoire de l’Occident. Ils sont au cœur du
libéralisme et du sécularisme de l’Occident post-chrétien.
Mais ce discours/pratique ne dit pas seulement ce que doit être l’Etat. Il dit aussi ce
doit être le religieux pour être reconnu comme religieux.
Dans le discours global, la religion est présentée comme une réalité ambivalente : à la
fois source de violence et source de paix. D’un côté, elle peut générer le fanatisme et le
radicalisme, le fondamentalisme, la bigoterie. D’un autre côté, elle peut être source de paix,
de tolérance, d’ouverture et d’identification pacifiée. Le problème dans cette perspective est
de réguler la religion, et non de l’ignorer ou de la combattre. Il s’agit de favoriser la « bonne »
religion, et de dépotentialiser la « mauvaise ».
Cette perspective s’oppose à une autre approche du religieux, qui a été prévalente
auparavant. Elle prend acte, en effet, de l’échec d’une politique de sécularisation qui
reposerait uniquement sur l’idée d’une privatisation, c’est-à-dire d’une individualisation, du
religieux. Même si sous certains aspects, une telle privatisation du religieux peut être
observée en Occident, on ne peut certainement pas en faire l’horizon d’une politique
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mondiale du religieux. En un sens, la leçon du sociologue José Casanova a été entendue :
l’élimination de la religion de l’espace public n’est plus considérée comme possible
7
.
Le cœur de ce nouveau discours du religieux repose sur la distinction entre la « bonne »
et la « mauvaise religion ». Cette distinction est mise en œuvre par l’Etat postcolonial et les
agences internationales. Les religions sont reconnues ou non en fonction de critères qui
ne sont pas produits par les religions elles-mêmes, mais par le savoir occidental sur les
religions. Il devient donc essentiel de connaître la religion, classer les courants, étudier les
pratiques. C’est pourquoi les départements de « religious studies » prolifèrent depuis 2003
dans toutes les universités du monde.
Ce discours identifie donc le religieux comme religieux, et le distingue du non-religieux.
Il exclut certaines pratiques qui ne sont pas considérées comme religieuses. Par exemple, les
« sorcières » d’Afrique centrale ne jouissent pas de la protection des droits religieux comme
les minorités chrétiennes. La « religion vécue » par les gens, souvent fluide, incertaine, peu
normée, s’oppose alors à la « religion selon les experts » et à la « governed religion », c’est-à-
dire à la religion dont les autorités sont identifiées et reconnues par les dispositifs de
régulation mondiale.
3/ On comprend donc que le discours sur le religieux présente des effets performatifs
en ce sens qu’il produit des effets sur la construction de la réalité sociale. Par la mise en œuvre
de ce dispositif, le religieux se renforce comme mode de structuration des problèmes sociaux.
Au bout du compte, les problèmes sociaux sont surdéterminés par un discours libéral qui a
paradoxalement pour effet de faire proliférer le religieux : les demandes sociales ont tendance
à être progressivement formulées en termes religieux puisque la réponse à ces demandes
dépend de leur formulation en ces termes-. Ainsi, les réfugiés auront tendance à présenter
toute persécution comme une persécution religieuse puisque cette définition-là de la
persécution est privilégiée par le dispositif de régulation. Elle leur ouvre l’accès aux droits
subjectifs.
2.2. Généalogie et déconstruction du principe de neutralité étatique/ liberté religieuse en
occident
Le discours postcolonial revisite la généalogie du principe de neutralité libérale et tente
de déconstruire les oppositions qui trament son discours. Le but de cette démarche critique,
inspirée à la fois de Foucault et de Derrida, est de mettre à nu l’origine contingente et violente
de ce qui se présente comme un principe de philosophie politique dégagé de la contingence
des situations et de toute ambition de puissance. Il y va d’une démystification du discours
libéral occidental.
La généalogie (au sens foucaldien) fait apparaître l’historicité des dispositifs de
pouvoir/savoir qui président à la mise en place des catégories juridiques. Les dispositifs de
« neutralisation » de la religion sont liés pour Talal Asad
8
à la montée de l’Etat comme pouvoir
souverain. Ils sont aussi liés à la transformation capitaliste de la société. On a prêté à la religion
7
Casanova J. (1994), Public Religions in the modern World, Chicago:University of Chicago Press.
8
Asad T. (2003), Formation of the Secular: Christianity, Islam, Modernity, Stanford CA: Stanford University
Press.
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