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Globalisation et régulation_Chapitre 4: Post-colonialisme

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Régulation et globalisation
Notes de cours 2018-2019
Chapitre 4. L’approche par la domination (2)
On peut considérer que l’approche de Negri et Hardt représente, dans les courants
axées autour de la domination, la perpétuation critique la plus vive du discours marxiste.
Cependant, cette tradition a déjà, on l’a vu, mis en question la compréhension marxiste du
politique. On peut aussi identifier un deuxième courant, moins marxiste, qu’on peut qualifier
de postmoderne et post colonial.
1. La critique post-coloniale d’Edward Saïd
On peut situer en 1978 le point de départ des Postcolonial Studies. En publiant son
ouvrage « l’orientalisme », Edward Saïd a proposé un tournant culturel assez remarquable qui
va alimenter les sciences sociales et humaines dans le monde entier, quel que soit le champ
disciplinaire : études littéraires, histoire, sociologie, communicologie etc.
On peut résumer en trois étapes la démarche d’Edward Saïd.
1. L’orientalisme comme phénomène historique
Pour Saïd, l’Orient n’est pas une réalité ontologique, « n’est pas un fait de nature
inerte ». Il s’agit d’une réalité relationnelle (établie par opposition à l’Occident) qui a fait
l’objet d’une construction discursive à partir de la colonisation européenne. Il s’agit aussi
d’une réalité relativement indéterminée qui inclut le monde arabo-musulman, l’Asie, Le Japon
parfois (aussi appelé « Extrême Orient »).
Ces représentations sont portées par des discours savants autant que par des discours
de fiction ou par des discours politiques. L’Orient est une création littéraire qui a été
largement pratiquée en Occident : pensons à Salambo de Flaubert, aux Orientales d’Hugo, à
Goethe, etc. Ces représentations résultent (ou non) de voyages qu’ont effectué les écrivains
en Orient.
Il s’agit aussi d’une discipline savante, née de la découverte du sanskrit et des grandes
hypothèses d’unité linguistique indo-européenne de la fin du XVIIIe siècle. L’expédition
d’Egypte qui a accompagné la campagne napoléonienne fut également un moment fondateur.
Des théories à prétention scientifique ont complété les récits de voyage des Occidentaux en
Orient.
Enfin, il s’agit de discours politiques ayant accompagné l’expansion coloniale des
Européens : les discours de Cromer et de Balfour en Angleterre sont révélateurs d’une image
de l’Orient.
Appartenant aux Cultural Studies qui tentent d’élargir l’étude des discours et pratiques
culturelles au-delà des objets « nobles » des arts consacrés, Saïd n’hésite pas à inclure dans la
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constitution de son domaine d’études le cinéma ou le dessin humoristique (cf. le dernier
chapitre de l’orientalisme). Edward Saïd postule, au-delà des différences, une certaine
cohérence de ces représentations diverses. Alors que la notion d’orientalisme est d’habitude
réservée au seul domaine savant, il l’étend au-delà de cette frontière pour désigner n’importe
quel discours articulé sur l’Orient tenu par le colonisateur occidental.
L’orientalisme se présente donc un ensemble de représentations stéréotypées :
- l’oriental est impénétrable, secret
- l’oriental a une sexualité débridée, faite de bizarre jouissances
- la littérature orientale est faite de contes
- l’oriental est excessif, radical
- l’oriental est traître, rusé, déloyal
- l’oriental est passif, il attend plus qu’il n’agit, il est fataliste.
Edward Saïd ne prétend pas savoir ce qu’est véritablement l’Orient ou le monde arabe.
Il entend simplement soutenir que « la construction d’une identité, qu’il s’agisse de l’Orient
ou de l’Occident, de la France ou de la Grande Bretagne, tout en étant le résultat d’expériences
collectives distinctes, se réduit finalement à mon avis à l’élaboration d’oppositions et de
différences avec « nous » qui restent sujettes à une continuelle interprétation et
réinterprétation. Chaque époque et chaque société recréent ses propres « autres »1.
2. La domination passe par des contraintes discursives
Ces représentations représentent plus le contexte impérial de genèse que l’objet dont
elles parlent : « l’orientalisme a plus répondu à la culture qui l’a produit qu’à son objet
putatif »2. Il s’agit d’une projection, et même d’une création performative qui accompagne,
soutient, génère des pratiques de colonisation (en Algérie, à partir des années 1840 ; en
Egypte, à partir de la colonisation britannique de 1888 ; en Inde, etc.). Ces projections sont
donc, en tant que telles, des pratiques de domination.
Sur ce point, Saïd rejoint donc une certaine forme de critique sociologique inspirée du
marxisme, mais qui n’est plus marxiste. Elle n’est plus marxiste d’abord parce qu’elle trouve
chez Marx lui-même des effets de l’orientalisme et l’affirmation d’une conscience supérieure
de l’Occident, qui serait arrivé à un stade de développement des forces productives supérieur
à celui de l’Asie (cf. les commentaires de Saïd sur les pages que consacre Marx au mode de
production asiatique3). Mais surtout, elle n’est pas marxiste en ce sens que le rapport de
pouvoir repose entièrement sur un ressort discursif. Certes, cette domination discursive n’est
pas contradictoire avec une domination matérielle, mais elle en est analytiquement
indépendante.
Au travers de l’orientalisme, l’idée de re-présentation devient suspecte. La
représentation est en effet soumission de l’objet à ce qui la représente, au discours en tant
qu’il véhicule une maîtrise. En ce sens, l’orientalisme est soumission de l’Orient à l’Occident.
Saïd E. (1978), L’orientalisme, éd. franç. 1997, Paris : Le Seuil (la couleur des idées), p. 358
Saïd E. (1978), L’orientalisme, p. 36
3 Saïd E. (1978), L’orientalisme, p. 178 et svtes.
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Cette thèse rapproche évidemment Saïd de Foucault, qui est à plusieurs reprises cité
dans le livre. Les configurations de savoir/pouvoir trouvent au fond à s’appliquer parfaitement
aux discours qu’étudie Saïd. A cela s’ajoute l’idée, également foucaldienne, qu’on peut traiter
le discours comme un texte. Saïd parle de l’orientalisme comme d’une « attitude textuelle »4.
Thomas Brisson commente : « En proposant de localiser les effets de domination dans un
obscur texte du XVIIe siècle, ou dans un passage oublié de Conrad, Foucault et Saïd rompaient
avec le marxisme officiel et son optique matérialiste. ; ils s’inscrivaient dans des courants dits
de la nouvelle gauche, et transformaient un certain nombre d’hypothèses et d’attendus de ce
que supposait une politique progressiste. L’orientalisme fut un moment important de
recomposition d’un paradigme marxiste »5.
3. La portée politique de l’orientalisme
L’orientalisme dévoile comment l’Orient est parlé par l’Occident et de cette manière
réduit au silence. L’essence de l’Orient n’est dite que par l’Occident. En ce sens, il ne s’agit pas
seulement d’une construction erronée, fautive, mais correctible. Il s’agit d’un étouffement du
discours de l’autre par le discours de l’un. L’étude du texte « impérial » (ou colonial) devient
donc le chemin d’une réappropriation, par les intellectuels issus de régions dominées, de leur
propre parole. Cependant, le « propre » que cela suppose semble irrémédiablement perdu,
n’apparaît que comme perdu dans le discours. Cette question sur l’identité ouvre aliors à la
question abyssale de l’absence d’identité, ou de reconquête de l’identité dans les trous du
discours colonial. Ce sera la voie suivie par de déconstructivisme indien, d’inspiration
derridienne (Spivak).
2. La critique post-coloniale du principe de liberté religieuse
On peut examiner l’impact d’une approche de type postcolonial sur le champ de la
régulation en se penchant sur le cas précis du devenir du principe de liberté religieuse dans le
contexte actuel de la régulation mondiale.
2.1. La fonction de la liberté religieuse dans la régulation globale.
Dans Beyond Religious Freedom6, Elizabeth Hurd explique qu’on peut parler
aujourd’hui d’un discours et d’une pratique de régulation mondiale du religieux. Cette
pratique est fondée sur le principe libéral de la liberté religieuse, qui doit être adopté par tous
les Etats du monde. La régulation est mise en œuvre au travers de la politique occidentale et
des agences internationales multiples (les agences de sécurité mondiale, les agences
internationales d’aide et de soutien aux réfugiés, les NGO), depuis 2001 (attentats du World
Trade Center). Cette régulation met l’accent sur les droits religieux et la neutralité de l’Etat.
Cette politique est due à un nouveau discours concernant la religion. Ce discours est constatif
et normatif. Il produit des effets performatifs.
Saïd E. (1978), L’orientalisme, p. 112
Brisson Th. (2018), Décentrer l’Occident, Paris : éd. La découverte, p. 177
6 Hurd, E. (2015), Beyond Religious Freedom. The New Global Politics of Religion, Princeton NJ:Princeton
University Press
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1/ Un discours constatif et explicatif. Alors qu’elle est restée jusqu’à 2001 relativement
marginale, la religion redevient une catégorie explicative de la régulation politique au niveau
mondial. Ainsi, progressivement, tous les conflits du Moyen Orient ont été redécrits en termes
religieux, comme si la religion était le seul facteur explicatif des divisions et des troubles dans
cette région. Les tensions de classe, de genre, ethniques, sont tendanciellement ramenées à
une question sur la religion : « this discourse transforms the complexities of human affiliation,
behavior and motiivation into a singular explanation of political outcome : « religion made
them do it ».
2/Un discours normatif fondé sur les droits à la liberté religieuse. Deux principes
normatifs sont réaffirmés avec force dans ce discours global sur la religion :
- la neutralité religieuse de l’Etat : l’Etat est posé comme devant être neutre
c’est-à-dire non-identifié strictement à une religion. Le discours peut certes
varier dans sa définition de la neutralité religieuse. On peut définir l’Etat
neutre comme un Etat « tolérant « : il s’agit alors d’un un Etat qui a une
religion officielle mais qui reconnaît et protège les autres groupes religieux.
On peut aussi se référer à une définition plus forte de la neutralité: un Etat est
religieusement neutre s’il est sans religion officielle, s’il reconnaît et protège
les groupes religieux, y compris le groupe des citoyens sans religion.
- en corollaire de la neutralité de l’Etat, le discours libéral réaffirme, du côté
de la société civile, les libertés de conscience, d’association et de culte. Il peut
distinguer, comme l’article 9 de la « Convention européenne des droits de
l’Homme », entre la liberté religieuse au fors interne et la liberté au fors
externe.
Ces principes viennent bien sûr de l’histoire de l’Occident. Ils sont au cœur du
libéralisme et du sécularisme de l’Occident post-chrétien.
Mais ce discours/pratique ne dit pas seulement ce que doit être l’Etat. Il dit aussi ce
doit être le religieux pour être reconnu comme religieux.
Dans le discours global, la religion est présentée comme une réalité ambivalente : à la
fois source de violence et source de paix. D’un côté, elle peut générer le fanatisme et le
radicalisme, le fondamentalisme, la bigoterie. D’un autre côté, elle peut être source de paix,
de tolérance, d’ouverture et d’identification pacifiée. Le problème dans cette perspective est
de réguler la religion, et non de l’ignorer ou de la combattre. Il s’agit de favoriser la « bonne »
religion, et de dépotentialiser la « mauvaise ».
Cette perspective s’oppose à une autre approche du religieux, qui a été prévalente
auparavant. Elle prend acte, en effet, de l’échec d’une politique de sécularisation qui
reposerait uniquement sur l’idée d’une privatisation, c’est-à-dire d’une individualisation, du
religieux. Même si sous certains aspects, une telle privatisation du religieux peut être
observée en Occident, on ne peut certainement pas en faire l’horizon d’une politique
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mondiale du religieux. En un sens, la leçon du sociologue José Casanova a été entendue :
l’élimination de la religion de l’espace public n’est plus considérée comme possible7.
Le cœur de ce nouveau discours du religieux repose sur la distinction entre la « bonne »
et la « mauvaise religion ». Cette distinction est mise en œuvre par l’Etat postcolonial et les
agences internationales. Les religions sont reconnues – ou non – en fonction de critères qui
ne sont pas produits par les religions elles-mêmes, mais par le savoir occidental sur les
religions. Il devient donc essentiel de connaître la religion, classer les courants, étudier les
pratiques. C’est pourquoi les départements de « religious studies » prolifèrent depuis 2003
dans toutes les universités du monde.
Ce discours identifie donc le religieux comme religieux, et le distingue du non-religieux.
Il exclut certaines pratiques qui ne sont pas considérées comme religieuses. Par exemple, les
« sorcières » d’Afrique centrale ne jouissent pas de la protection des droits religieux comme
les minorités chrétiennes. La « religion vécue » par les gens, souvent fluide, incertaine, peu
normée, s’oppose alors à la « religion selon les experts » et à la « governed religion », c’est-àdire à la religion dont les autorités sont identifiées et reconnues par les dispositifs de
régulation mondiale.
3/ On comprend donc que le discours sur le religieux présente des effets performatifs
en ce sens qu’il produit des effets sur la construction de la réalité sociale. Par la mise en œuvre
de ce dispositif, le religieux se renforce comme mode de structuration des problèmes sociaux.
Au bout du compte, les problèmes sociaux sont surdéterminés par un discours libéral qui a
paradoxalement pour effet de faire proliférer le religieux : les demandes sociales ont tendance
à être progressivement formulées en termes religieux puisque la réponse à ces demandes
dépend de leur formulation en ces termes-là. Ainsi, les réfugiés auront tendance à présenter
toute persécution comme une persécution religieuse puisque cette définition-là de la
persécution est privilégiée par le dispositif de régulation. Elle leur ouvre l’accès aux droits
subjectifs.
2.2. Généalogie et déconstruction du principe de neutralité étatique/ liberté religieuse en
occident
Le discours postcolonial revisite la généalogie du principe de neutralité libérale et tente
de déconstruire les oppositions qui trament son discours. Le but de cette démarche critique,
inspirée à la fois de Foucault et de Derrida, est de mettre à nu l’origine contingente et violente
de ce qui se présente comme un principe de philosophie politique dégagé de la contingence
des situations et de toute ambition de puissance. Il y va d’une démystification du discours
libéral occidental.
La généalogie (au sens foucaldien) fait apparaître l’historicité des dispositifs de
pouvoir/savoir qui président à la mise en place des catégories juridiques. Les dispositifs de
« neutralisation » de la religion sont liés pour Talal Asad8 à la montée de l’Etat comme pouvoir
souverain. Ils sont aussi liés à la transformation capitaliste de la société. On a prêté à la religion
Casanova J. (1994), Public Religions in the modern World, Chicago:University of Chicago Press.
Asad T. (2003), Formation of the Secular: Christianity, Islam, Modernity, Stanford CA: Stanford University
Press.
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tous les maux de la violence. Un mythe a accompagné la naissance de la politique libérale
moderne : celui de la violence de la religion. Ainsi, on a présenté les guerres du XVI et XVIIe
siècles comme des guerres de religion, dont l’origine doit être cherchée dans le fanatisme de
la foi religieuse. L’Etat, selon cette version, constituerait une puissance pacificatrice qui vient
s’imposer, de l’extérieur, comme un arbitre neutre. Or, sur le plan historique, cette version
est un mensonge : les guerres du XVIe-XVIIe siècles sont surtout liées à l’affirmation de l’Etat
souverain et au recul progressif de la religion comme puissance d’organisation des rapports
sociaux. Les agents de la violence ne furent pas seulement les pouvoirs religieux, mais aussi et
surtout les pouvoirs des Etats en voie de formation. Il ne s’agit pas d’une pacification, d’une
élimination de la violence mais plutôt d’une redistribution de la violence au sein de la société
moderne. Cette redistribution de la violence se fait au profit du séculier, et au détriment du
religieux. Ainsi, le sacrifice religieux est déclaré hors la loi, mais pas le sacrifice pour la patrie,
qui est au contraire magnifié. Selon le mythe construit par l’Occident libéral, « leur violence
est irrationnelle et fanatique. Notre violence, étant séculière, est, elle, rationnelle et pacifique,
et parfois malheureusement nécessaire pour contenir leur violence »9, c’est-à-dire la violence
des « gens religieux ».
De la critique déconstructrice, les études post-coloniales retiennent la critique du
doublet binaire qui oppose et lie le séculier et le religieux (et, en cascade, l’Etat et l’église, le
laïc et le sacré etc.). Cette opposition qui passe pour évidente dans le discours libéral apparaît,
au fil de la déconstruction comme très problématique selon trois dimensions :
- il s’agit d’une une tentative de distinction qui n’est pas évidente car les critères de
distinction sont arbitraires ;
- il s’agit d’une une tentative de hiérarchisation. On ne peut simplement dire que dans
le discours libéral, on place sur le même plan le séculier et le religieux. Un des deux
pôles de l’opposition s’impose comme plus important, valable, que l’autre, et donc
supérieur ;
- il s’agit d’une tentative d’exclusion de ce qui ne se réduit pas à cette binarité. Cet
entre-deux fluide, incertain, imprécis est situé comme monstrueux, indigne de
considération, marginal.
La déconstruction consiste donc à faire apparaître l’arbitraire de ces dualités, et
l’opération de domination qui s’y dissimule.
Une des opérations centrales du dispositif moderne et libéral tient à l’essentialisation
de la religion. Cela signifie que :
1/ L’Etat moderne définit n’importe quelle religion comme répondant à une
« essence » de tout phénomène religieux (et non pas à partir de ce que dit la religion
à propos d’elle-même). Celui-ci se ramène typiquement à :
- une liste de croyances auxquelles on adhère ou pas
Cavanaugh W. (2009), The Myth of Secular Violence: Secular Ideology and the Roots of Modern Conflict,
Oxford : Oxford University Press.
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- une affaire privée, limitée dans son extension
- une affaire qui s’exprime au travers de comportements rituels, liturgiques.
Cette définition exclut toute une série de manifestations du religieux non strictement
cultuels : dans le domaine de la médecine, dans celui des relations conjugales, dans
le domaine de l’éducation, dans le gouvernement etc. Cette définition restreinte et
universalisante du religieux témoigne d’une domestication du religieux par le
politique.
2/ L’Etat moderne prend le modèle du christianisme comme un modèle universel de
toute religion possible. Dans son processus colonial, l’Occident a cherché à requalifier
les phénomènes « religieux » qu’il rencontrait dans les autres cultures comme
comme des « grandes religions » sur le modèle du monothéisme chrétien : le
bouddhisme, l’hindouisme, le shintoïsme, le confucianisme ont été coulés par les
savants occidentaux dans le moule du christianisme. Les études occidentales ont
grandement contribué, en contexte colonial, à définir les traits distinctifs de ces
croyances, à définir ce qui en elles est ou non authentiquement religieux.
3/ En incluant dans la liste des « religions » ce qui lui semble mériter de l’être,
l’Occident libéral exclut aussi de la liste toute une série de croyances « aberrantes »
(en tout cas, supposées telles), tout un domaine culturel hybride, mélangé,
« monstrueux ».
Selon le discours postcolonial, on peut mesurer dans les pratiques étatiques modernes
la portée politique du principe de neutralité. Loin de garantir, comme il le prétend, un noninterventionnisme, ce principe permet l’intervention de l’Etat dans les affaires religieuses. On
peut distinguer deux exemples importants de cette intervention étatique :
- les pratiques d’institutionnalisation des autorités religieuses reconnues, c’est-à-dire
celles avec lesquelles l’Etat est prêt à négocier. On voit clairement ce processus
aujourd’hui dans les pratiques de reconnaissance des autorités islamiques, par
exemple.
- le régime concret des distributions de privilèges et d’exceptions. C’est le cas en
France de l’Alsace et la Lorraine, ou de la reconnaissance de l’école libre catholique ;
ou encore, en Belgique, du financement des cultes.
La conclusion de cette généalogie/déconstruction est que « le principe de neutralité
n’est pas neutre ». La présentation systématiquement juridique de ce principe tend à effacer
son contexte de genèse et son contexte d’application. En réalité, en matière religieuse, l’Etat
ne ferait pas ce qu’il dit, et ne dirait pas ce qu’il fait : il gouverne, définit et institue le religieux.
A cet égard, la globalisation est une étape nouvelle de l’histoire politique des rapports entre
Etat et religion.
2.3. Evaluation du discours post-colonial
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La critique post-coloniale présente d’incontestables forces. Elle met en lumière
l’aspect culturel de la globalisation. Celle-ci procède de l’impérialisme occidental. Elle en
conserve des traces extrêmement profondes. Ces traces s’inscrivent dans les discours qui sont
tenus dans et sur la globalisation. Ce sont nos catégories, nos évidences sémantiques, qui
doivent être passées au crible d’une critique sociologique.
Cependant, cette critique pose de sérieux problèmes épistémologiques et politiques.
On peut distinguer au moins trois problèmes importants qui sont peu ou mal rencontrés par
cette démarche.
La première question qui se pose est celle de la distinction des principes et des
pratiques. Le discours post-colonial critique à très juste titre la non-application du principe de
neutralité religieuse dans les politiques nationales et internationales. Il montre les multiples
exceptions dont fait l’objet la supposée neutralité de l’Etat. Les religions sont
incontestablement hiérarchisées dans les pratiques (par exemple, l’islamophobie est
aujourd’hui sous-estimée et même tolérée en Europe.). Il est vrai que l’Etat contribue à
l’institution du religieux, à son identification, son homologation dans les sociétés inégalement
pluralistes. Cependant, ces critiques ne doivent pas nécessairement nous conduire à mettre
en doute le principe de neutralité sur le plan normatif. C’est même au nom de ce principe
qu’on peut mener la critique. Au fond, plutôt que de voir le principe de neutralité comme une
hypocrisie dont on devrait se débarrasser, on peut plaider pour un renforcement de ce
principe. Il faudrait plutôt l’appliquer plus strictement. Cela revient à dire que la critique ne
peut jamais se passer de la distinction entre le principe et la pratique. On doit donc traiter le
libéralisme en matière religieuse non comme une réalité mais comme une exigence, et en
effet cesser de considérer que les sociétés occidentales sont déjà libérales.
La deuxième question importante est celle de la distinction de l’Etat et du droit. Nous
avons vu que les néo-fonctionnalistes insistent beaucoup sur cette distinction. Leur thèse est
que le couplage de l’Etat et du droit est un couplage historiquement transitoire. Il n’était pas
aussi fort avant les monarchies absolutistes, et on constate son affaiblissement après les
années 1980. Cette distinction échappe en revanche complètement au discours post-colonial.
Le droit et l’Etat sont rigoureusement identifiés comme provenant (ontologiquement, c’est-àdire par essence et par nécessité) d’une même source : la violence. Or, justement, le droit
représente un discours articulant des principes qui non seulement se détachent du pouvoir
politique, permettent une différenciation de la société, mais peuvent aussi s’opposer aux
pratiques étatiques – comme d’ailleurs à toutes les pratiques sociales. Par exemple, le droit
constitutionnel limite et encadre le pouvoir d’Etat. Certes, pour se réaliser, le droit doit passer
par la force des pouvoirs non juridiques, dont celui de l’Etat. Mais cela ne signifie pas que le
droit se réduit à l’Etat. Si la globalisation, et le pluralisme juridique qui l’accompagne,
apportent quelque chose de nouveau, c’est bien de jeter une lumière particulièrement forte
sur cette distinction à la fois opérante dans le réel social et normativement nécessaire pour
une démocratie.
La troisième question porte sur l’usage politique du post-colonialisme. La
déconstruction et la généalogie constituent des méthodologies critiques puissantes. Elles
permettent de re-décrire les phénomènes et de pointer des facteurs d’explication souvent
sous-estimés par l’historiographie classique. Cependant, on peut s’interroger sur le destin
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normatif de cette critique. Quelles sont finalement les valeurs normatives du sociologue postcolonial ? Au service de quels groupes sociaux met-il sa science ? On observe dans le camp
post-colonial diverses postures sur cette question. Le plus souvent, le sociologue post-colonial
prétend parler à partir des marges, non seulement du texte, mais de la société. Il est donc au
service des « sans-voix », tout en problématisant l’idée même de donner sa voix aux sans-voix
(comme Spivak). Cette posture possible ne résout pas la question de la posture normative de
la critique. Même s’il est vrai que le discours occidental est hégémonique, en quoi une contrehégémonie, fût-elle née dans les marges, nous permet-elle de sortir de la violence et de la
domination ? N’y a-t-il pas le risque de substituer à une hégémonie une autre hégémonie,
peut-être plus terrible car manquant de ressources critiques rationnelles (par exemple, des
ressources de la sociologie) ? D’autres auteurs post-coloniaux s’en tiennent prudemment à
une attitude savante, ne prétendant servir aucun groupe ou aucun pouvoir. La déconstruction
et la généalogie constitueraient donc de formes d’engagement limités à au « travail du
négatif », sans volonté d’affirmation. Cette posture est satisfaisante du point de vue
intellectuel, mais politiquement peu crédible. Finalement, elle laisse ouverte la question de
l’usage de la déconstruction par des forces politiques qui ne sont pas toujours caractérisées
par des perspectives d’émancipation. Enfin, d’autres auteurs semblent se diriger vers des
formes d’affirmation normative extrêmement forte. C’est par exemple le cas de William
Cavanaugh, qui lie à la critique post-coloniale un discours ouvertement chrétien. Ce discours
est certes un discours chrétien « de gauche », passé au crible de la critique de l’impérialisme.
Mais il conduit à la mise en cause des distinctions fondatrices de la modernité libérale, comme
la distinction du religieux et du politique. Ainsi, Cavanaugh n’hésite pas affirmer, très
logiquement, que « le christianisme n’est pas une religion », puisque le concept même de
religion est suspect de véhiculer une essentialisation et une différenciation violentes. Le
discours post-colonial, en raison de son indétermination normative, semble donc compatible
avec des réaffirmations « illibérales » du religieux.
Ces trois questionnements mériteraient une discussion très complexe et approfondie.
La réponse est difficile à élaborer. Il n’est en tout cas pas douteux que la résolution de ces
questions va conditionner l’évolution politique et épistémologique du mouvement postcolonial dans les prochaines années.
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