Parenté et anthropologie sociale Tradution des articles d’Alfred L. Kroeber et de William H. Rivers par Julia Mahaffey et Yazid Ben Hounet. Ouvrage publié avec le soutien de l’institut d’anthropologie et de sociologie de l’université de Lausanne. GINKGO éditeur 34/38 rue Blomet, 75015 Paris www.ginkgo-éditeur.fr Yazid BEN HOUNET Parenté et anthropologie sociale GINKGOéditeur En hommage à Louis Dumont. La parenté aux origines de l’anthropologie sociale : des fondateurs aux écoles Jean-Claude Galey, EHESS, Paris. Alors même que son enseignement et son histoire s’effacent ou disparaissent de la plupart des programmes universitaires de l’anthropologie, le domaine de la parenté reste l’objet d’une vive attention auprès de ceux que préoccupent les mutations contemporaines de nos univers les plus proches. Son actualité dans les débats juridiques et génétiques infléchit désormais les considérations comparatives et modélisatrices que leur cède une discipline pourtant fondatrice dans sa poursuite d’une première intelligence du lien social. Le rôle constitutif et quasi emblématique qu’a su jouer la parenté dans l’histoire intellectuelle de l’ethnologie, et plus largement dans celle des sciences sociales, ses vertus heuristiques lui sont cependant de plus en plus disputés et le domaine qu’elle entendait couvrir, quand il n’est pas négligé, se voit progressivement rangé comme celui d’une spécialité un peu désuète et dépassée. Capturée par d’autres interrogations, émigrée vers d’autres lieux, objet de polémiques critiques et de radicales remises en cause, désormais illustrative d’enjeux politiques ou économiques dont elle n’est plus guère que l’instrument adventice, la dimension anthropolo- 10 la parenté aux origines de l’anthropologie sociale gique de la parenté aurait ainsi perdu au cours des dernières décennies le statut référant que lui reconnurent, depuis ses premiers fondateurs jusqu’à la fin des années 60, les plus grandes figures de la discipline. La rigueur de sa méthode, ses qualités didactiques et ses vertus propédeutiques contribuèrent cependant à lui établir une incontestable légitimité aujourd’hui détournée, voire reniée mais toujours présente. L’époque n’est pour autant plus celle où les milieux de spécialistes se plaisaient à dire que la parenté était à l’anthropologie ce que la logique est à la philosophie. Il fallait alors à n’en pas douter beaucoup de conviction, une certaine audace et une confiance assez inactuelle pour venir en marquer encore l’utilité et la valeur. On saura donc gré à Yazid Ben Hounet de s’être attaché à ré-ouvrir un dossier à l’usage interne tant décrié pour en ranimer la mémoire, lui apportant deux documents inédits en français, et nous donnant à comprendre que subsisterait encore quelque profit intellectuel à réactualiser de vieilles idées pour engager l’expertise du présent. L’auteur place son propos dans les traces que lui ont inspiré sa lecture des contributions décisives de Louis Dumont, notamment celles concernant la comparaison des écoles britanniques et françaises dans leur manière de conceptualiser la parenté à partir de présupposés venus de leur propre histoire et sur la base d’exemples empruntés à des sociétés bien particulières. L’esprit de ce petit ouvrage introductif s’en éloigne pourtant un peu, l’auteur se situant moins dans la perspective d’écoles nationales de pensée des fondateurs aux écoles confrontées à différentes aires culturelles que dans celle d’une épistémologie plus strictement chronologique. L’adoption de cette convention historique le prive sans doute d’une ouverture sociologiquement plus comparative. Elle lui permet cependant de mieux introduire la manière dont la révision des théories évolutionnistes inaugurales et le bref passage aux modèles diffusionnistes engendrent la découverte des premières dimensions classificatoires des vocabulaires et celle des logiques de la filiation, pointant déjà celle de l’affinité. Le choix s’est ici prêté à une reprise de deux grandes figures ancestrales, celles de Lewis H. Morgan et de William H. Rivers – un peu négligées par Dumont – dont les idées sont clairement discutées avant de se voir elles-mêmes confrontées aux ruptures introduites par Edward E. Evans-Pritchard. La reprise des Nuer illustre cette fois la présence d’un second héritage, très différent sous la plume de Ben Hounet qu’elle ne l’était sous celle de Dumont. Elle vient ici plaider en quelque sorte la transition des études considérant l’ordre des tribus et des clans sous l’exclusive détermination de leur système de parenté vers celles qui allaient venir en accoupler les règles à celles de logiques territoriales et de contraintes environnementales. L’auteur développe très bien comment l’oeuvre de Morgan (1871) illustre de façon exemplaire et depuis les États-Unis les tensions et contradictions auxquelles l’anthropologie se trouve confrontée depuis ses origines et montre à quelles conditions le travail de terrain et l’interprétation des faits observés acquièrent lentement un caractère scienti- 11 12 la parenté aux origines de l’anthropologie sociale fique pour constituer un type nouveau de connaissance. En dotant la discipline d’un objet bien cerné – la parenté – et d’une méthode pour en traiter – la question généalogique – assortie de quelques principes classificatoires explicatifs, Morgan transforme le matériel recueilli en problèmes à résoudre, inventant des concepts pour les décrire, des hypothèses pour les expliquer et la nécessité de les comparer à d’autres. Les perspectives sociologiques de Morgan, telle la distinction entre système descriptif et système classificatoire, l’écartent des voies ouvertes en anthropologie religieuse par Edward B. Tylor et James G. Frazer, Morgan voyant dans les vocabulaires de parenté et dans les attitudes qu’ils gouvernent le reflet fidèle ou la survivance de formes de mariage aujourd’hui disparues. Fondateur de l’anthropologie britannique, Rivers (1900) préconise lui aussi le relevé de généalogies – technique qu’il utilise pour ses premiers travaux sur l’hérédité des comportements – comme seule méthode scientifique permettant d’accéder sans erreur aux terminologies de parenté. Sa découverte de la pratique de l’exogamie qui distingue clairement les groupes sociaux ajoute la dimension du mariage à la problématique en orientant déjà la parenté vers le juridique (autour des notions de jural et de corporate groups). Sa critique radicale de l’évolutionnisme alors dominant sera suivie dès 1908 d’une phase diffusionniste qui a perdu aujourd’hui beaucoup de sa crédibilité. La méthode généalogique avait pourtant ses limites. Et l’on n’oubliera pas que dès 1909, Alfred L. Kroeber soutenu par Alfred R. Radcliffe-Brown des fondateurs aux écoles allait l’attaquer pour des généralisations conjecturales et des reconstructions jugées trop encore imprégnées de darwinisme social. Les dimensions psychologiques et linguistiques des nomenclatures de parenté devaient alors fournir les principaux arguments à l’école fonctionnaliste d’Oxford et à celle des ‘traits culturels’ américains pour souligner son rôle dans la cohésion et la solidarité sociale. Cette phase intermédiaire n’a pas été ici retenue, l’auteur ayant préféré passer directement au choix de la cohérence structurale défendue par EvansPritchard pour engager une meilleure connaissance des processus mentaux mobilisés par cette relation entre l’espace et l’autorité et codés par la parenté. Les trois grandes œuvres retenues ici permettent à Yazid Ben Hounet de défendre l’idée que tout savoir est cumulatif, d’en montrer la diversité et les hésitations qui l’accompagnent avant d’en traduire les avancées. Cette judicieuse introduction nous fait en même temps comprendre combien les attendus d’une époque pèsent dans la construction des concepts. On l’aura saisi, l’histoire de la parenté est en même temps l’histoire des idées que nous nous formons de nous-mêmes et des autres sociétés. Il resterait sans doute encore à traiter des développements apportés par les théories de l’alliance de mariage inspirées par les travaux de l’école de Leiden, par Marcel Granet et grâce aux hypothèses formalisées par Lévi-Strauss autour de la prohibition de l’inceste et des règles de l’échange. À voir aussi, comment les leçons reçues de sociétés lointaines contribuent à l’intelligence de nos propres systèmes. Ceci appartient sans doute à une 13 14 la parenté aux origines de l’anthropologie sociale autre histoire de la parenté. Elle attendra la suite que voudrait peut-être lui accorder notre auteur à moins que la curiosité d’un lecteur piqué par l’intérêt que lui procure déjà ce premier précis ne l’engage à de plus amples consultations d’ouvrages. À l’heure où nous sommes tous témoins du bouleversement et de la parenté et des idées sur la parenté - avec les profondes mutations dans ses pratiques, les mentalités et les institutions qui définissent les rapports entre individus, familles, parentèles, la fragilité croissante du lien conjugal, les mutations de l’autorité parentale, l’homoparentalité, l’émergence de droits et de contrats pour protéger la précarité statutaire des concubins, les formes complexes d’adoption, le phénomène des mères porteuses, sans oublier toutes les avancées de la biologie dans le développement de nouvelles techniques de reproduction et de procréation assistée – il n’était pas négligeable de pouvoir consulter de telles pages qui nous en proposaient en amont les premiers échantillons-directeurs. L’évolution actuelle des mœurs qui sont les nôtres viendrait ainsi confirmer la place prééminente qu’occupe encore l’anthropologie quand il s’agit de penser parenté. Voir cette dernière désormais devenir l’objet des juristes, des psychologues et des décideurs politiques alors même que les anthropologues la délaissent n’est pas le moindre des paradoxes. Nous n’oublierons pas en effet que c’est à l’anthropologie que revient le mérite d’avoir la première perçu, puis théorisé, l’origine de la parenté comme le moment crucial de l’hu- des fondateurs aux écoles manité initiale. Portant alors témoignage de l’invention d’abstractions invérifiables et de classifications dans le champ de toute vie sociale, de l’effectuation d’une dimension imaginaire objectivée par la production de réalités et d’institutions qui en sont les transformations symboliques, la parenté nous renvoie une fois de plus à la présence de rapports sociaux fondateurs, et à ce véritable inarticulé social dont nous sommes nous-mêmes aujourd’hui, génération après génération, l’une des multiples expressions. Le rappeler ainsi en y convoquant l’histoire, les idées et les hommes était donc à la fois utile et nécessaire. 15 Avant-propos La parenté, après avoir été longtemps centrale, demeure un domaine relativement important de l’anthropologie – en témoignent les recherches récentes ou actuelles sur les thèmes tels que l’adoption, la parenté de lait, la parenté spirituelle, etc. En outre les transformations des modèles familiaux, de parenté et de parentalité (familles recomposées, monoparentalité, homoparentalité, procréation médicalement assistée…) intéressent de plus en plus de personnes 1. Pour autant, il semble que cet intérêt s’accompagne paradoxalement d’une déperdition dans l’enseignement de ce sous-champ disciplinaire. Il est vrai que la parenté apparaît bien souvent comme un domaine d’étude relativement complexe, réservé à une caste de spécialistes. Toutefois, une bonne connaissance de ses fondamentaux, de ses bases, permet de mieux explorer, comprendre et surtout apprécier ce vaste et passionnant champ d’étude. Mais, pour cela, il nous faut remonter aux sources de ce long fleuve qu’est l’étude anthropologique de la parenté. C’est à cette exploration que nous convions le lecteur. C’est 1. Sur l’ensemble de ces questions, on recommandera, entre autres, la lecture des ouvrages suivants : Agnès Fine (sous la direction de), 1998, Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, MSH, Paris ; Françoise Héritier et Elisabeth Copet-Rougier (sous la direction de), 1995, La parenté spirituelle, Archives contemporaines, Paris ; Agnès Martial, 2003, S’apparenter, Ethnologie des liens de familles recomposées, MSH, Paris ; Maurice Godelier, 2004, Métamorphoses de la parenté, Fayard, Paris. 18 Avant-propos aussi, pour celles et ceux qui s’initient à l’anthropologie de la parenté, et plus largement à l’anthropologie sociale, un voyage fort utile. Introduction Groupes de filiation et alliance de mariage 1 constitue, à maints égards, un ouvrage important pour qui veut s’initier réellement à l’anthropologie de la parenté. Louis Dumont y présente de manière claire les deux théories qui en Grande Bretagne – les groupes de filiation – et en France – l’alliance de mariage – ont monopolisé les débats sur la parenté des années 1940 aux années 1960. La lecture de ce livre est vivement recommandée non pas seulement en raison de son aspect pédagogique, mais bien parce que les théories qui y sont exposées et débattues ont été centrales pour l’étude de la parenté et plus encore pour l’anthropologie sociale. Celles-ci témoignent d’un développement disciplinaire fondamental : celui qui, en paraphrasant Adam Kuper, nous amène de la fonction à la structure 2. Meyer Fortes présente assez bien cette révolution paradigmatique de l’anthropologie 3. La première partie de son article « The structure 1. Louis Dumont, 1997, Groupes de filiation et alliance de mariage, introduction à deux théories d’anthropologie sociale, Gallimard, Paris. 2. Adam Kuper, 2000, « Les années 1930’ et 1940’ : de la fonction à la structure », L’anthropologie britannique au XXème siècle, Karthala, Paris (Editions anglaise, 1996, Anthropology and Anthropologists : The Modern British School). 3. Meyer Fortes, 1953, « The structure of Unilineal Descent Groups », American Anthropologist, T. 55-1, pp. 17-41. Cette révolution paradigmatique fut formellement et solennellement annoncée par Edward E. Evans-Pritchard en 1950 (« Social anthropology : past and present », The Marett Lecture). 20 Introduction of Unilineal Descent Groups » est en effet consacrée à une présentation des évolutions qu’a connue la discipline – et à l’apport des terrains africains dans le renouvellement de l’anthropologie sociale. Il y critique l’approche fonctionnaliste élaborée par Bronislaw Malinowski. Meyer Fortes qualifie de « philosophie utilitariste » l’approche malinowskienne de la culture, celle-ci ne permettant pas de penser les rouages de l’organisation sociale (1953 : 19-20). Bronislaw Malinowski pensait en effet que les actions sociales s’expliquent essentiellement, pour ne pas dire seulement, par les fonctions qu’elles remplissent. Ce n’est pas sans raison que la partie sur l’évolution de la discipline précède celle ayant trait plus proprement aux théories des groupes d’unifiliation. Celles-ci résultent des avancées fondamentales du paradigme anthropologique quant à la compréhension des sociétés et des cultures. Les faits sociaux ou de cultures ne sont plus expliqués en raison des éventuelles fonctions qu’ils remplissent mais pensés dans un cadre plus large, organisé, structuré et qui en donne tout leur sens. Qu’il s’agisse d’un agencement selon une structure de type organique (l’approche d’Alfred R. Radcliffe-Brown qui incorpore l’anthropologie aux sciences de la nature 4) ou d’une organisation plus structuraliste mettant l’accent sur les relations (la perspective d’Edward E. EvansPritchard, comme l’explique Louis Dumont dans sa préface aux Nuer, ou plus encore celle de Claude Lévi-Strauss) 5, les théories anthropologiques post4. Les sociétés sont comme des corps dont les parties (tels les organes) sont liées les unes aux autres. 5. Edward E. Evans-Pritchard, 1994, Les Nuer, description des modes de 21 fonctionnalistes ont ceci de commun qu’elles pensent les sociétés comme étant structurées, régies par et autour de règles apparentes ou cachées, ce que Claude Lévi-Strauss appellerait volontiers des invariants. Cette conception des sociétés comme étant des entités structurées présuppose qu’elles le sont autour de fondements stables. Meyer Fortes estime que ces fondements relèvent de l’organisation juridique et politique et plus encore de l’organisation de la parenté. Claude Lévi-Strauss dans ses Structures Elémentaires de la Parenté ne dit pas autre chose. Il tente d’ailleurs de dégager les règles propres à diverses sociétés (échange restreint, généralisé, structure élémentaire, complexe) et l’invariant de ces règles (interdiction de l’inceste et nécessité de l’échange). Edward E. Evans-Pritchard montre quant à lui que l’organisation lignagère (qui relève de la parenté) fournit l’armature de l’organisation politique (système segmentaire). Les théories sur les groupes d’unifiliation et sur l’alliance de mariage que présente Louis Dumont dans son ouvrage sont en quelque sorte celles des règles structurantes des sociétés étudiées par les anthropologues. Et c’est bien en cela que Groupes de filiation et alliance de mariage est un livre fondamental. Cependant, cette révolution disciplinaire (de la fonction à la structure) et cet intérêt pour les théories de l’alliance de mariage ou des groupes de filiation ne résultent pas seulement d’une adaptation vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Gallimard, Paris (1ère édition anglaise, The Nuer, Oxford, Clarendon Press, 1940). Claude Lévi-Strauss, 1949, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris. 22 Introduction à des terrains et sociétés distincts (de l’Océanie à l’Afrique). Il émane aussi en grande partie d’acquis théoriques et méthodologiques qui sont ceux de l’étude de la parenté. En ce domaine, les apports de Lewis H. Morgan [1818-1881] et de Williams H. Rivers [1864-1922] ont été aussi importants que les changements de terrains ou l’influence d’Emile Durkheim - la notion de faits sociaux– par l’entremise d’Alfred R. Radcliffe-Brown et de Marcel Mauss dans l’approche des sociétés humaines. Ce livre expose cette idée en proposant de suivre certains développements disciplinaires relevant plus particulièrement du champ de l’étude de la parenté. Il ne s’agit pas d’une introduction générale à l’anthropologie de la parenté 6. L’objet étant avant tout de présenter les recherches qui ont alimenté les premiers débats sur l’étude de la parenté, celles qui ont précédé les théories des groupes de filiation et de l’alliance de mariage. Par ailleurs, son ambition est double : faire connaître des textes importants qui ont jalonné les premiers temps de l’étude de la parenté et expliquer comment la discipline anthropologique s’est élaborée en mettant en exergue les articulations entre ces différents documents et mouvements disciplinaires. Dans un premier chapitre, nous évoquerons les raisons qui ont conduit Lewis H. Morgan à s’intéresser au domaine de la parenté, plus spécifiquement aux terminologies de parenté. Nous expliquerons ainsi comment il a établi son analyse com6. Pour une introduction générale à l’étude de la parenté en anthropologie, on conseillera notamment les livres de Francis Zimmermann, 1993, Enquête sur la parenté, PUF, Paris ; Christian Ghasarian, 1996, Introduction à l’étude de la parenté, Seuil, Paris. On recommandera également le livre de Laurent Barry, 2008, La parenté, Gallimard, Paris. 23 parative des systèmes de parenté, dont Alfred L. Kroeber a fourni la première critique constructive. Cette présentation permettra de mieux comprendre le contexte théorique dans lequel William H. Rivers a élaboré la méthode généalogique, qui a véritablement révolutionné l’analyse des systèmes de parenté. Enfin, nous présenterons succinctement les savoirs en matière de parenté avant que ne soient élaborées les théories des groupes de filiation et de l’alliance de mariage. Cet ouvrage contient la traduction de deux textes: « Les systèmes de parenté classificatoires » d’Alfred L. Kroeber 7 et « La méthode généalogique en anthropologie » de William H. Rivers 8 . Bien qu’ayant fortement orienté l’étude de la parenté, ils n’avaient jusqu’à présent fait l’objet d’aucune traduction en langue française. Nous avons donc jugé utile de les traduire pour ne pas en confiner la lecture aux seuls spécialistes. Le langage très technique de ce champ d’étude peut expliquer en partie cet état de fait. Il n’en demeure pas moins que ces deux textes constituent des références de l’étude de la parenté et in fine de l’anthropologie sociale. Ils illustrent la rigueur, le sens critique et l’approche méthodologique d’une discipline naissante (à l’époque où ces textes ont été rédigés) : l’anthropologie sociale. C’est à partir de ces acquis que l’étude de la parenté se développera et que l’anthropologie sociale, dont la première constituait la base, 7. Alfred L. Kroeber, 1909, « Classificatory Systems of Relationship », Journal of the Royal Anthropological Institute, 39, pp. 77-84. 8. William H. Rivers, 1910, « The genealogical method of anthropological inquiry », The Sociological Review, vol. 3, pp. 1-12. 24 Introduction obtiendra ses lettres de noblesse. Ce livre s’achève par une présentation des Nuer, l’une des monographies classiques de l’anthropologie sociale, dont la traduction française a été préfacée par Louis Dumont. Cette étude s’inscrit en partie dans le prolongement des travaux portant sur les groupes de filiation. Elle en constitue à la fois un exemple concret et un dépassement. Dans son livre Groupes de filiation et alliance de mariage, plus précisément dans la présentation des théories concernant les groupes de filiation, Louis Dumont établit « un avant » et « un après » Nuer. Cette monographie témoigne, comme nous le verrons, d’une évolution notable dans l’approche de ces théories. Mais au-delà, le propos de ce chapitre est de rendre compte des apports scientifiques de l’anthropologie sociale et de ses acquis en matière d’étude de la parenté, et ce, par l’analyse de l’un de ses textes les plus classiques. L’objectif de cet ouvrage est enfin de montrer que l’anthropologie de la parenté a une histoire ; que son développement, tout au moins dans ses premiers temps, suit une logique parfaitement compréhensible. En avoir connaissance permet de ne pas tomber dans un mimétisme aveugle, qu’il s’agisse d’un mimétisme disciplinaire (faire comme les « anciens », comme nos « pères ») ou par simple effet de mode (suivre la tendance). Pour notre part, nous pensons que l’anthropologue doit répondre aux questions qui se posent sur son « terrain », fort des acquis de sa discipline et de ses bases les plus élémentaires. Terminologies et systèmes de parenté Lewis H. Morgan et les terminologies de parenté Ce n’est pas sans raison que Claude Lévi-Strauss a dédié Les Structures Elémentaires de la Parenté (1949) à Lewis H. Morgan. Celui-ci, disparu près de 80 ans plus tôt, en 1881, est considéré comme le père de l’anthropologie de la parenté 1, si ce n’est plus largement comme le père de l’anthropologie sociale 2. Né en 1818 dans l’État de New York (village d’Aurora) et décédé le 17 décembre 1881 à Rochester, cet avocat fut l’un des premiers anthro1. Thomas R. Trautmann (1987 : 4) estime que l’étude de la parenté fut inventée dans les années 1860 (avec les travaux de Morgan, Maine, Bachofen, Mc Lennan ou Fustel de Coulanges) et que la plus importante source de l’étude de la parenté fut sans aucun doute Morgan. Ajoutant même que la manière dont nous menons actuellement nos recherches sur la parenté a été structurée par le travail de Morgan. Ref : Thomas R. Trautmann, 1987, Lewis Morgan and the invention of kinship, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London. Bachofen J. J., 1861, Das Mutterrecht, Stuttgart (trad : 1996, Le Droit Maternel, recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique, L’Age d’Homme, Paris). Fustel de Coulanges N. D., 1864, La cité antique, étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, Paris, éditions Durand. Maine H. S, 1861, Ancient Law, its connection to the early history of society and its relation to modern ideas, John Murray, London (1931 : Oxford University Press). Mc Lennan J. F., 1865, Primitive Marriage, an inquiry into the origin of the form of capture in marriage ceremonies, A. & C. Black, Edimbourg. 2. Cf. à ce propos l’introduction de Raoul Makarius à Ancient Society : Lewis H. Morgan, 1985, La société archaïque, éditions Anthropos, Paris (1ère édition Ancient Society, 1877). 26 Terminologies et systèmes de parenté pologues à s’intéresser aussi systématiquement aux questions de parenté. Au cours de ses premières recherches chez les Iroquois, il avait pu observer à quel point les liens de parenté constituaient le socle de leur organisation sociale. La propriété, entre autres, se transmettait par les femmes seulement et le frère du père (l’oncle paternel) était considéré comme un père, du moins en se référant au fait que la terminologie de parenté était identique (la sœur de la mère, la tante maternelle, était aussi une mère). Lewis H. Morgan témoigne de cet intérêt particulier pour les questions de parenté chez les Iroquois dans son ouvrage publié en 1851, League of the Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois, mais aussi dans divers articles publiés par la suite : « Laws of Descent of the Iroquois » (1858), article pour le meeting de l’AAAS (American Association for the Advencement of Science) à Montréal et « System of consanguinity of the Red Race, in its relation to Ethnology » (1859), article pour le meeting de l’AAAS à Springfield. C’est toutefois avec la publication des Systems of consanguinity and affinity of the human family (1871) 3 que Morgan acquit sa réputation de père fondateur de l’anthropologie de la parenté. Systems of consanguinity and affinity of the human family a paru en 1871 (volume 17) dans la prestigieuse série des Smithsonian Contributions to Knowledge, juste après The Origin of Civilization de John Lubbock (1871) et juste avant Primitive Culture 3. Lewis H. Morgan, 1871, Systems of consanguinity and affinity of the human family, (Smithsonian institution as volume 17 in its Contributions to Knowledge series). Réédition avec une introduction d’Elisabeth Tooker, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1997. Lewis H. Morgan et les terminologies de parenté d’Edward B. Tylor (1871). Morgan avait remis le manuscrit du livre à Joseph Henry, secrétaire de la Smithsonian Institution, six ans auparavant (en 1865), année de parution des ouvrages Prehistoric Time de Lubbock, Researches into the Early History of Mankind de Tylor et Primitive Marriage de John F. McLennan (Elisabeth Tooker : vii). Les recherches et l’écriture de la première version de Systems of consanguinity and affinity of the human family couvrent une période allant de 1859 à 1865. De 1865 à 1871, Morgan réécrira son ouvrage en vue de la publication dans la série des Smithsonian Contributions to Knowledge. Les dernières années de son existence furent consacrées à Ancient Society, paru en 1877. Systems of consanguinity and affinity of the human family est un ouvrage de près de 600 pages (dont 200 pages consacrées aux tableaux). Morgan propose une analyse des différents systèmes de parenté à partir des terminologies, c’est-à-dire des termes utilisés pour définir les différents parents. Les tableaux contiennent des informations sur les terminologies de parenté de plus de 130 groupes linguistiques (cf. annexes), collectées par Morgan et des informateurs locaux, en particulier des missionnaires. Avant lui, peu d’observateurs avaient recensé de manière aussi complète les terminologies de parenté d’autres peuples. Morgan et ses collaborateurs enregistreront en effet les termes des parents sur plusieurs degrés, des plus proches (parents, frères et sœurs, enfants) aux plus éloignés (cousins éloignés, arrière-grands-parents, arrièrepetits-enfants, etc.). Cette analyse comparative sur 27 28 Terminologies et systèmes de parenté une vaste échelle fondera l’importance de l’ouvrage et le placera rétrospectivement comme l’une des oeuvres fondatrices de l’anthropologie de la parenté en tant que champ distinct de la discipline. De la philologie à l’analyse comparée des terminologies de parenté Systems of consanguinity and affinity of the human family porte essentiellement sur l’analyse comparée des terminologies de parenté. Dans son étude, pour partie philologique (méthode disciplinaire dont il s’inspire), Morgan avait pour ambition de contribuer à la reconnaissance des relations de parenté entre deux langues (ou cultures) ou plus, même si celles-ci ne sont pas reconnues comme proches. La philologie, étude comparée des langues, avait permis de définir les grandes familles de langues et les généalogies, ramifications des langues mortes et vivantes. Morgan indique d’ailleurs dans sa préface : « La philologie, au travers des affinités linguistiques, a prouvé être un instrument admirable pour la classification des nations en familles » 4. Dans la perspective évolutionniste alors en vogue, l’analyse comparée des terminologies de parenté 4. Lewis H. Morgan, 1871, Systems of consanguinity and affinity of the human family… (pp. xxi-xxii) : « Philology has proved itself an admirable instrument for the classification of nations into families upon the basis of linguistic affinities (xxi). In the systems of relationship of the great families of mankind some of the oldest memorials of human thought and experience are deposited and preserved. They have been handed down as transmitted systems, through the channels of the blood, from the earliest ages of man’s existence upon the earth ; but revealing certain definite and progressive changes with the growth of man’s experience in the age of barbarism. To such conclusions the evidence, drawn from a comparison of the forms which now prevail in different families, appears to tend (xxii) ». De la philologie à l’analyse comparée apparaissait être une méthode fiable. La philologie avait démontré des résultats probants et proposait une classification raisonnée des différents types de systèmes de parenté et de leur développement. L’analyse comparée des systèmes de parenté avait aussi et surtout pour objectif de surpasser l’analyse philologique, qui n’avait pu compléter le projet, cher à Morgan, d’unifier les différentes familles [linguistiques] de l’humanité en une. Alors que la comparaison linguistique (philologie) permettait d’établir les familles de langues historiquement liées mais était impuissante à montrer les relations historiques entre elles, l’analyse comparative des systèmes de parenté allait permettre de révéler les relations historiques à l’intérieur mais aussi entre les familles de langues. Pour Morgan, les familles de langues sont nombreuses, mais il existe seulement deux types de relation de parenté : le type descriptif et le type classificatoire (cf. infra). En réduisant les familles humaines en deux groupes (classificatoire et descriptif ), Morgan a poussé plus avant le projet de la philologie et était près de son but final : montrer l’unité de l’humanité (et prouver l’origine asiatique des populations indiennes d’Amérique 5). Comme le remarque Thomas R. Trautmann (1987 : 8) et comme l’atteste le titre de l’ouvrage, Morgan croyait en l’unité de la famille humaine comme une réalité religieuse et scientifique. Il s’opposait ainsi au polygénisme et à l’idée de création de races séparées et distinctes, théorie 5. Il avait en effet remarqué que le système de parenté des Indiens Crow d’Amérique était similaire à celui des Tamils d’Inde. Il fut convaincu de leur commune origine et tenta de démontrer cela. 29 30 Terminologies et systèmes de parenté très débattue à son époque. Bien qu’extrêmement documenté, son ouvrage demeure quelque peu déséquilibré. Morgan n’a pas assemblé autant d’informations qu’il aurait souhaitées, notamment sur les terminologies de parenté en Océanie et en Asie. Il a ainsi pu recueillir des données sur les terminologies ariennes (Aryan), sémitique (Semitic) et Ouralienne (Uralian) ; Ganowayan (amérindienne, incluant notamment les terminologies Iroquoise, Crow et Omaha) et Eskimo ; Turanian (appelé maintenant Dravidien) et Malayen (appelé actuellement Hawaïen). Les tableaux recensent les termes en usage au sein des différentes sociétés étudiées et les différentes familles de système de terminologie de parenté. Les schémas répertorient les différents grands modèles de système de parenté (romain, touranien, sémitique…). On trouve en annexe les différents groupes linguistiques dont les terminologies de parenté furent étudiées dans l’œuvre de Morgan. Parmi les groupes linguistiques ayant, selon Morgan, un système de terminologie de parenté descriptif (on parle plus communément de système descriptif ) on retrouve la famille des langues sémitiques (répartie en 3 classes et 4 groupes), la famille des langues ariennes (7 classes, 30 groupes) et la famille des langues ouraliennes (2 classes, 5 groupes). Parmi les groupes linguistiques ayant un système classificatoire, on retrouve les groupes amérindiens (Ganowanian, principalement Amérique du Nord, 73 peuples), eskimos (Tungusian, 2 peuples), asiatiques (Turanian, appelés maintenant dravidiens, De la philologie à l’analyse comparée 9 groupes) et océaniens (Malayen, appelés actuellement Hawaïens, 7 groupes) et 4 groupes non classés (parmi lesquels les Karen). Morgan se distingue ici de ses contemporains (Bachoffen, McLennan, Maine) puisque son apport ne se limite pas seulement à une analyse conjoncturelle de l’évolution de la famille, du mariage ou des liens de parenté 6. Systems of consanguinity fournit des masses considérables de données sur les terminologies de parenté de nombreux peuples et offre la première synthèse des types de systèmes de parenté. 6. La thèse d’un état de promiscuité sexuelle, défendue par McLennan, et celle de la primauté du matriarcat, défendue par Bachoffen, aux origines de l’humanité seront invalidées par la suite. Maine marquera plus durablement l’anthropologie juridique et politique avec la mise en exergue de l’opposition et du passage des liens du sang aux liens du sol (statut/contrat, societas/civitas). Alain Testart (2005 : 411412) souligne par ailleurs la spécificité de Maine par rapport à ses contemporains dans son approche de l’évolution des sociétés humaines : « L’évolutionnisme de Maine n’est pas celui de Tylor ou de Morgan. Maine est un spécialiste du droit ancien, qui étudie des textes anciens, la loi des XII tables à Rome ou les lois de Manou en Inde. Il retrace certes le sens d’une évolution longue de deux ou trois millénaires : c’est en cela que l’on peut bien dire qu’il est «évolutionniste», mais à peine plus que des historiens de la longue durée. Mais il la retrace exclusivement sur la base de documents historiquement connus, même si les plus anciens ne sont pas bien datés, et il a toujours refusé de prendre en compte les matériaux ethnographiques contemporains comme témoins possibles du passé (d’où ses controverses avec Morgan) : en cela il n’est pas un évolutionniste, du moins pas un anthropologue évolutionniste au sens du XIXe siècle, dont la thèse principale et fédératrice est que les primitifs sont le miroir de notre passé. Il ne cherche pas les origines dans les sociétés primitives d’Amérique ou d’Océanie, il les cherche dans un domaine précis, le domaine indo-européen, tel qu’il a été défini comme famille linguistique par Franz Bopp au début du siècle, le même domaine où s’exerce Max Müller à l’époque et Dumézil de nos jours en ce qui concerne la mythologie ». Alain Testart, 2005, « Maine » in Borlandi, M. et al. (éds) Dictionnaire de la pensée sociologique. p. 411-2, P.U.F, Paris. 31 32 Terminologies et systèmes de parenté Systèmes classificatoire et descriptif La distinction entre système descriptif et système classificatoire, associée à l’apport essentiel de l’œuvre de Morgan, demeurera longtemps centrale en anthropologie. Elle sera largement acceptée et reprise par de nombreux anthropologues de l’époque et ne sera remise en cause qu’assez tardivement (en 1909, soit près de 39 ans après la publication de Systems of consanguinity…). Qu’est-ce qui fonde cette distinction ? Lisons le passage dans lequel Morgan définit le système descriptif et le système classificatoire. « L’un est descriptif, l’autre est classificatoire. Le premier, qui est celui des familles ariennes, sémites et ouraliennes, rejetant la classification des parents (…), décrit la parenté collatérale par l’ajout ou la combinaison des premiers termes de relation de parenté. Ces termes, qui sont ceux utilisés pour le mari et l’épouse, le père et la mère, le frère et la sœur, et le fils et la fille, auxquels doit être ajouté, dans de tels langages quand ils les possèdent, ceux pour le grand père et la grand-mère, le petit fils et la petite fille, sont donc employés de manière restreinte dans leur sens premier. Tous les autres termes sont secondaires. Chaque relation de parenté est donc établie de manière indépendante et distincte de tous les autres. Mais le second [système], qui est celui des familles touraniennes, indiennes Systèmes classificatoire et descriptif d’Amérique et malayennes, rejetant les phrases descriptives dans tous les cas, et réduisant les parents à de grandes classes par des séries de généralisation apparemment arbitraires, applique les mêmes termes à tous les membres d’une même classe. Il confond donc à la fois la signification des premiers et seconds termes au-delà de leur apparent sens approprié » (Morgan, 1871, 12) 7. La différence entre le système classificatoire et descriptif serait selon notre auteur le résultat du développement de la propriété, notamment en matière d’héritage (Systems of consanguinity and affinity… p. 14). Les systèmes de terminologie classificatoire ne pouvaient être expliqués par l’organisation en clans. Il rejetait aussi l’hypothèse que le système classificatoire puisse être expliqué par une polygynie ou une polyandrie originelle, ou même par un état d’indistinction des conjoints. 7. Lewis H. Morgan, 1871, Systems of consanguinity and affinity of the human family… (p. 12) : « One of these is descriptive and the other classificatory. The first, which is that of the Arian, Semitic, and Uralian families, rejecting the classification of kindred (…), describes collateral consanguinei, for the most part, by an augmentation or combination of the primary terms of relationship. These terms, which are those for husband and wife, father and mother, brother and sister, and son and daughter, to which must be added, in such languages as posses them, grandfather and grandmother, and grandson and granddaughter, are thus restricted to the primary sense in which they are here employed. All other terms are secondary. Each relationship is thus made independent and distinct from every other. But the second, which is that of the Turanian, American Indian, and Malayan families, rejecting descriptive phrases in every instance, and reducing consanguinei to great classes by a series of apparently arbitrary generalizations, applies the same terms to all the members of the same class. It thus confounds the signification both of the primary and secondary terms beyond their seemingly appropriate sense ». 33 34 Terminologies et systèmes de parenté La distinction entre parenté classificatoire et descriptive sera rediscutée et critiquée notamment par Alfred L. Kroeber (1909) 8, Robert H. Lowie (1915, 1928) 9 et Georges P. Murdock (1949) 10. Il revient toutefois à Kroeber d’avoir émis la première critique. Dans un article important publié dans le Journal of the Royal Anthropological Institute en 1909, il bat en brèche, et ce à partir de l’étude des terminologies de parenté de sociétés amérindiennes, la distinction communément admise entre sociétés ayant un système de terminologie de parenté descriptif et celles ayant un système classificatoire. Il met en exergue l’ethnocentrisme et l’arbitraire qui préside à cette distinction, puisque certaines sociétés (notamment les sociétés amérindiennes) disposent d’un nombre supérieur de catégories de relations de parenté (par exemple le sexe de la personne par laquelle la relation existe), ce qui influe sur les logiques descriptives. Il souligne enfin que les termes de relation de parenté relèvent avant tout de la psychologie et non de la sociologie. C’est-à-dire qu’ils sont déterminés premièrement par le langage et peuvent être utilisés pour des inférences sociologiques seulement avec d’extrêmes précautions. 8. Alfred L. Kroeber, 1909, « Classificatory Systems of Relationship », Journal of the Royal Anthropological Institute, 39 : 77-84. 9. Robert H. Lowie, 1915, « Exogamy and the classificatory system of relationship », American Anthropologist, vol. 17, n° 2, pp. 223-239. Robert H. Lowie, 1928, « A note on relationship terminologies », American Anthropologist, vol 30, n° 2, pp. 263-267. 10. Georges P. Murdock, 1949, Social Structure, MacMillan Company, New York. Les différents systèmes de terminologies 35 Les différents systèmes de terminologies de parenté Robert H. Lowie (1883-1957) et Georges P. Murdock (1897-1985) proposeront quant à eux d’autres catégories de classification. Thomats R. Trautman (1987 : 262) résumera en un tableau les classifications proposées par Lowie et Murdock en comparaison de celles de Morgan. F FB F FB Morgan Lowie Murdock Classificatoire Générationnel Hawaïen MB Classificatoire Bifurcation et assimilation (bifurcate merging) Iroquois Soudanais Eskimo MB F FB MB Descriptif Bifurcation et exclusion (bifurcate collateral) F FB MB Descriptif Ligne directe (lineal) F : Father, Père ; FB : Father’s Brother, Frère du Père ; MB : Mother’s Brother, Frère de la Mère. Morgan range sous la catégorie de système classificatoire les systèmes de parenté au sein desquels l’oncle paternel et l’oncle maternel, ou alors seulement l’oncle paternel, ont le même terme de parenté que celui du père. Le système descriptif 36 Terminologies et systèmes de parenté étant celui où l’oncle paternel et l’oncle maternel n’ont pas le même terme de parenté que le père (l’oncle maternel et l’oncle paternel pouvant avoir le même terme). Lowie (1928) parlera de système générationnel lorsque le père et les oncles paternels et maternels ont le même terme de parenté ; de système bifurcate merging (que nous pouvons traduire par bifurcation et assimilation) lorsque le père a le même terme que l’oncle paternel, mais que ceux-ci ont un terme distinct de celui de l’oncle maternel ; de système bifurcate collateral (bifurcation et exclusion) lorsque le père a un terme de parenté distinct de celui de l’oncle paternel et de l’oncle maternel, ces deux derniers ayant aussi des termes de parenté distincts entre eux ; de système en ligne directe (lineal) lorsque le père est distingué des oncles, sans qu’il n’y ait de termes distincts entre l’oncle paternel et l’oncle maternel. Dans le cas du modèle générationnel, on n’opère pas de distinction entre le père et les oncles paternels et maternels. Seule la génération est mise en avant (parents, germains, enfants). Dans le cas du modèle bifurcate merging, l’oncle paternel est rangé dans la même classe que le père, mais pas l’oncle maternel. C’est-à-dire qu’on opère une distinction entre côté maternel et côté paternel. Dans le modèle bifucate collateral ni l’oncle maternel, ni l’oncle paternel, ni le père ne sont rangés dans une même classe. Là, tous les collatéraux sont distingués. Dans le modèle en ligne directe, les collatéraux sont regroupés dans une même classe selon le sexe et la génération Les différents systèmes de terminologies (oncles, tantes, cousins, cousines) et distingués des parents en lignes directes (père, mère, frère, sœur, fils, fille). Différents systèmes de terminologies de parenté ont été distingués depuis, comme modèles spécifiques : parmi ceux-ci, on retrouve le système iroquois avec ses variables crow et omaha, les systèmes eskimo et hawaïen. On remarquera qu’il s’agit là de systèmes de parenté de groupes linguistiques auxquels Morgan attribue un système de parenté de type classificatoire. Ces modèles de systèmes de parenté seront analysés et mis en exergue par Georges P. Murdock (1949). Cet auteur inclura aussi le type soudanais comme modèle spécifique. Dans Systems of consanguinity and affinity of the human family, Morgan n’avait en effet pas abordé les terminologies africaines. Il faudra attendre la première moitié du XXe siècle, et en particulier les années 1930 11, pour que le terrain africain soit investi de manière notoire par des anthropologues professionnels 12 et pour que soit mis en exergue le système de parenté soudanais. Le type hawaïen correspond au modèle générationnel mis en lumière par Lowie ; le type iroquois au modèle bifurcate merging ; le type soudanais au modèle bifurcate collateral ; et le type eskimo au modèle en ligne directe. 11. Charles G. Seligman menera deux terrains au Soudan en 19091912 puis en 1921-1922 et publiera en 1932, avec son épouse Brenda, un ouvrage intitulé : Pagan Tribes of the Nilotic Sudan, George Routledge & Sons, Londres. 12. Parmi ceux-ci : Edward E. Evans-Pritchard et Meyer Fortes. 37 38 Terminologies et systèmes de parenté Le système Iroquois se caractérise par le fait que les oncles et tantes du même sexe que les parents sont distingués de ceux de sexe opposé et sont considérés comme des parents. Ainsi les oncles paternels sont assimilés à des pères et les tantes maternelles à des mères. Les oncles maternels et les tantes paternelles sont quant à eux considérés comme des oncles et des tantes. Il en résulte aussi que les cousins et cousines parallèles sont assimilés à des frères et des sœurs, ce qui n’est pas le cas des cousins et cousines croisés 13. Dans la variante Crow, la parenté maternelle est distincte de celle du père. Les cousins croisés du côté maternel sont considérés comme des fils et des filles (donc assimilés à la génération inférieure), alors que les cousins croisés du côté paternel sont considérés comme des pères (pour les garçons) et comme des sœurs de pères, soit des tantes paternelles (pour les filles). Ces derniers sont donc assimilés à la génération supérieure. Dans la variante Crow, la parenté maternelle est considérée comme plus importante puisqu’il y a plus de termes pour désigner les parents du côté maternel. La variante Omaha présente des traits quelque peu symétriques de la variante Crow. Les cousins croisés du côté maternel étant assimilés à des tantes et des oncles et les cousins croisés paternels à des neveux et des nièces (non pas à des fils ou fille). La parenté paternelle est, bien entendu, considérée 13. La parenté (en ligne) parallèle comprend les enfants de germains de même sexe, celle (en ligne) croisée comprend les enfants de germains de sexe différent. Les différents systèmes de terminologies comme plus importante puisqu’il y a plus de termes pour désigner les parents du côté paternel. Le système Iroquois et ses variantes et sous-variantes (notamment dravidienne 14 et hopi) est surtout observable au sein des peuples d’Amérique du Nord, d’Inde du Sud et du Sri Lanka. Le système Eskimo n’établit pas de distinction entre la parenté du côté paternel et celle du côté maternel. Dans ce système, la parenté la plus proche, en particulier la famille nucléaire, est la mieux distinguée. Le père, la mère, le frère et la sœur sont directement identifiables. Tous les autres parents (oncles, tantes, cousins, grands parents) sont regroupés en catégories. Dans ce système, le genre, la génération de la parentèle est identifiable, la parentèle en voie linéaire, en ligne directe (père, mère, fils, fille, petit-fils, petite-fille, grands parents, etc…) est distinguée de celle en voie collatérale (oncle, tante, cousins, grands-oncles…). On n’assimile donc pas les oncles et les tantes à des pères ou des mères ou les cousins croisés à des fils, des filles ou des neveux, comme c’est le cas dans les systèmes Crow et Omaha. On retrouve ce système de parenté chez les Eskimo, mais aussi au sein de la majorité des sociétés européennes. Le système Hawaïen est probablement le système de parenté le plus simple. Dans celui-ci, il existe seulement une distinction selon le genre et la génération. On utilise ainsi le même terme que 14. Cf. à ce propos, Louis Dumont, 1975, Dravidien et Kariera. L’alliance de mariage dans l’Inde du Sud et en Australie, Mouton, Paris-La Haye. 39 40 Terminologies et systèmes de parenté celui du père pour désigner tous les oncles paternels et maternels (frères du père et frères de la mère) et le même terme que celui de la mère pour les tantes maternelles et paternelles. Les cousins sont assimilés à des frères et les cousines à des sœurs. Le système hawaïen se retrouve principalement chez les peuples de Malaisie et d’Océanie. Le système Soudanais est probablement le plus complexe. Presque toute la parenté est distinguée. Ainsi, le père a une désignation distincte de celle de son frère (oncle paternel) et de celle de son beau frère (oncle maternel). Il en est de même pour la mère (vis-à-vis de sa sœur et de sa belle sœur). Il existe par ailleurs huit termes pour distinguer les cousins (selon qu’il s’agit de cousins parallèles ou croisés, du coté paternel ou maternel et selon le sexe…). On retrouve ce système notamment au sein des sociétés arabes, turques et chinoises. Les systèmes de parenté classificatoires Alfred L. Kroeber (1ère publication : 1909, « Classificatory Systems of Relationship », Journal of the Royal Anthropological Institute, 39 : 77-84) Alfred L. Kroeber est un anthropologue américain, né en 1876 à Hoboken (New Jersey) et mort en 1960 à Paris. Disciple de Franz Boas, il soutient, en 1902, la première thèse en anthropologie sociale de son université (Université de Columbia, New York) et la deuxième pour l’ensemble des États-Unis. Il est spécialiste des études nord amérindiennes, en particulier des Indiens de Californie, et a mené de nombreuses recherches dans des domaines très variés : anthropologie physique, linguistique, archéologie et ethnologie. Il a effectué l’essentiel de sa carrière à l’Université de Californie (Berkeley). Il serait trop ambitieux de présenter, ne serait-ce que brièvement, l’auteur et son œuvre tant Kroeber a eu une influence considérable dans le développement de l’anthropologie aux États-Unis, mais aussi en Europe. Sa bibliographie compte par ailleurs plus de cinq cents titres traitant de sujets très divers. C’est en particulier en raison de sa critique de la distinction entre systèmes classificatoire et descriptif que nous avons jugé utile et même expressément recommandable de le citer dans cet ouvrage et de traduire son article paru en 1909 dans le Journal of the Royal Anthropological Institute. 42 Les systèmes de parenté classificatoires La distinction entre système de parenté classificatoire et descriptif est largement acceptée, et a trouvé sa place dans les livres et la littérature en général. Il est communément supposé que les systèmes utilisés dans certains pays ou certaines langues regroupent des relations distinctes et leur donnent le même nom, et qu’ils sont donc classificatoires. On dit d’autres systèmes de consanguinité qu’ils indiquent des différences secondaires de relations par des épithètes descriptives ajoutées aux termes de base et qu’ils sont donc descriptifs. Rien n’est plus faux que cette vision. Un seul instant de réflexion suffit à montrer que chaque langue regroupe de nombreux degrés et sortes de relations sous la même appellation. Notre mot ‘frère’ inclut le grand et petit frère et le frère d’un homme et d’une femme. Ainsi, ce mot comprend ou classifie quatre relations. Le mot anglais ‘cousin’ comprend les cousins et cousines ; les cousins du côté du père et du côté de la mère ; les cousins descendant du frère du père (ou de la mère) ou de la sœur de la mère (ou du père), les cousins respectivement plus âgés et plus jeunes que soi-même ou dont les parents sont respectivement plus âgés ou plus jeunes que les parents de l’informateur ; et les cousins d’hommes ou de femmes. Trente-deux relations différentes sont ainsi regroupées sous ce seul terme. D’ailleurs, si le terme n’est pas strictement limité à la signification de ‘cousin germain’, le nombre de relations qu’il est capable d’exprimer est bien supérieur à trente-deux. Puisque cela veut dire que ce ne sont pas uniquement les primitifs qui classifient ou ne distinguent pas des relations, on peut penser que la distinction actuelle entre les deux classes ou systèmes d’indication de relations est subjective, et trouve son origine dans le point de vue des enquêteurs qui, en considérant certaines lan- Alfred L. Kroeber gues étrangères, ont été impressionnés par leur incapacité à différencier certaines relations que les langues de l’Europe civilisée distinguent, et qui, dans leur empressement à tirer des théories générales de tels faits, ont oublié que leurs propres langues fourmillent de groupes ou classifications similaires, mais devenus si familiers qu’ils ne sont pas perçus comme tels. Le nombre total de relations différentes pouvant être distinguées est très grand, atteignant au moins plusieurs centaines. Aucune langue ne possède des termes différents pour toutes, ni même pour la majorité de ces relations. Dans un sens, il est évident qu’une langue doit être d’autant plus classificatoire que le nombre de ses termes de relations de parenté est petit. Comme le nombre de relations théoriquement possibles reste constant, chaque terme doit alors en englober plus, proportionnellement au nombre limité de termes. D’après la définition officielle de la parenté classificatoire, l’anglais, avec ses vingt termes de relations de parenté, doit être, non pas moins, mais plus classificatoire que les langues de tous les peuples primitifs qui possèdent vingt-cinq, trente, ou davantage de termes. Il est donc évident que si l’expression ‘parenté classificatoire’ doit avoir une signification quelconque, celle-ci doit être recherchée de façon plus sélective. Le seul fait qu’un autre peuple regroupe ensemble différentes relations entre lesquelles notre langue fait une distinction ne veut pas dire que leur système est classificatoire. S’il existe une différence générale et fondamentale entre les systèmes de (relations) de parenté des peuples civilisés et des peuples primitifs, son fondement doit être établi autrement que dans la simple affirmation des points de vue subjectifs habituels. 43 44 Les systèmes de parenté classificatoires Il est évident que ce que nous devons essayer d’étudier ce ne sont pas les centaines ou milliers de relations légèrement variables, nommées ou pouvant être nommées dans les différentes langues, mais les principes ou catégories de relations qui sont à la base de celles-ci. Huit de ces catégories peuvent être discernées. 1. La différence entre les personnes d’une même génération et de générations différentes – Les distinctions entre père et grand-père, entre oncle et cousin, et entre une personne et son père, impliquent l’existence de cette catégorie. 2. La différence entre relations en ligne directe et collatérale – Cette catégorie différencie le père et le frère du père, et ne peut pas être appliquée lorsque le même terme est utilisé pour frère et cousin. 3. La différence d’âge dans une génération – La distinction fréquente entre grand et petit frère est un exemple. En anglais cette catégorie n’est pas opérante. 4. Le sexe du membre de la famille – Cette distinction est tellement respectée en anglais - la seule exception étant le mot étranger ‘cousin’ - qu’elle est probablement vue comme allant de soi. Néanmoins, chez de nombreux peuples, beaucoup de relations ne font pas la différence entre les sexes. Le même terme est employé pour grand-père et grand-mère, beau-frère et belle-sœur, beau-père et belle-mère, et même pour des relations aussi intimes que fils et fille. 5. Le sexe de la personne qui parle – Absent de l’anglais et de la plupart des langues européennes, cette catégorie est importante dans de nombreuses autres langues. Un homme et sa sœur peuvent désigner