Parenté et anthropologie sociale

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Parenté et anthropologie sociale
Tradution des articles d’Alfred L. Kroeber et de William H.
Rivers par Julia Mahaffey et Yazid Ben Hounet.
Ouvrage publié avec le soutien de l’institut d’anthropologie et de sociologie de l’université de Lausanne.
GINKGO éditeur
34/38 rue Blomet, 75015 Paris
www.ginkgo-éditeur.fr
Yazid BEN HOUNET
Parenté et
anthropologie sociale
GINKGOéditeur
En hommage à Louis Dumont.
La parenté aux origines de
l’anthropologie sociale : des
fondateurs aux écoles
Jean-Claude Galey, EHESS, Paris.
Alors même que son enseignement et son histoire s’effacent ou disparaissent de la plupart des
programmes universitaires de l’anthropologie, le
domaine de la parenté reste l’objet d’une vive attention auprès de ceux que préoccupent les mutations
contemporaines de nos univers les plus proches.
Son actualité dans les débats juridiques et génétiques infléchit désormais les considérations comparatives et modélisatrices que leur cède une discipline pourtant fondatrice dans sa poursuite d’une
première intelligence du lien social.
Le rôle constitutif et quasi emblématique qu’a
su jouer la parenté dans l’histoire intellectuelle de
l’ethnologie, et plus largement dans celle des sciences sociales, ses vertus heuristiques lui sont cependant de plus en plus disputés et le domaine qu’elle
entendait couvrir, quand il n’est pas négligé, se voit
progressivement rangé comme celui d’une spécialité un peu désuète et dépassée. Capturée par
d’autres interrogations, émigrée vers d’autres lieux,
objet de polémiques critiques et de radicales remises en cause, désormais illustrative d’enjeux politiques ou économiques dont elle n’est plus guère que
l’instrument adventice, la dimension anthropolo-
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la parenté aux origines de l’anthropologie sociale
gique de la parenté aurait ainsi perdu au cours des
dernières décennies le statut référant que lui reconnurent, depuis ses premiers fondateurs jusqu’à la
fin des années 60, les plus grandes figures de la
discipline. La rigueur de sa méthode, ses qualités
didactiques et ses vertus propédeutiques contribuèrent cependant à lui établir une incontestable
légitimité aujourd’hui détournée, voire reniée mais
toujours présente. L’époque n’est pour autant plus
celle où les milieux de spécialistes se plaisaient à
dire que la parenté était à l’anthropologie ce que la
logique est à la philosophie.
Il fallait alors à n’en pas douter beaucoup de
conviction, une certaine audace et une confiance
assez inactuelle pour venir en marquer encore l’utilité et la valeur. On saura donc gré à Yazid Ben Hounet de s’être attaché à ré-ouvrir un dossier à l’usage
interne tant décrié pour en ranimer la mémoire, lui
apportant deux documents inédits en français, et
nous donnant à comprendre que subsisterait encore
quelque profit intellectuel à réactualiser de vieilles
idées pour engager l’expertise du présent.
L’auteur place son propos dans les traces que lui
ont inspiré sa lecture des contributions décisives
de Louis Dumont, notamment celles concernant
la comparaison des écoles britanniques et françaises dans leur manière de conceptualiser la parenté à
partir de présupposés venus de leur propre histoire
et sur la base d’exemples empruntés à des sociétés
bien particulières.
L’esprit de ce petit ouvrage introductif s’en éloigne pourtant un peu, l’auteur se situant moins
dans la perspective d’écoles nationales de pensée
des fondateurs aux écoles
confrontées à différentes aires culturelles que dans
celle d’une épistémologie plus strictement chronologique. L’adoption de cette convention historique
le prive sans doute d’une ouverture sociologiquement plus comparative. Elle lui permet cependant
de mieux introduire la manière dont la révision
des théories évolutionnistes inaugurales et le bref
passage aux modèles diffusionnistes engendrent
la découverte des premières dimensions classificatoires des vocabulaires et celle des logiques de la
filiation, pointant déjà celle de l’affinité. Le choix
s’est ici prêté à une reprise de deux grandes figures ancestrales, celles de Lewis H. Morgan et de
William H. Rivers – un peu négligées par Dumont
– dont les idées sont clairement discutées avant de
se voir elles-mêmes confrontées aux ruptures introduites par Edward E. Evans-Pritchard. La reprise
des Nuer illustre cette fois la présence d’un second
héritage, très différent sous la plume de Ben Hounet qu’elle ne l’était sous celle de Dumont. Elle
vient ici plaider en quelque sorte la transition des
études considérant l’ordre des tribus et des clans
sous l’exclusive détermination de leur système de
parenté vers celles qui allaient venir en accoupler
les règles à celles de logiques territoriales et de
contraintes environnementales.
L’auteur développe très bien comment l’oeuvre
de Morgan (1871) illustre de façon exemplaire et
depuis les États-Unis les tensions et contradictions auxquelles l’anthropologie se trouve confrontée depuis ses origines et montre à quelles conditions le travail de terrain et l’interprétation des faits
observés acquièrent lentement un caractère scienti-
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la parenté aux origines de l’anthropologie sociale
fique pour constituer un type nouveau de connaissance. En dotant la discipline d’un objet bien cerné
– la parenté – et d’une méthode pour en traiter
– la question généalogique – assortie de quelques
principes classificatoires explicatifs, Morgan transforme le matériel recueilli en problèmes à résoudre, inventant des concepts pour les décrire, des
hypothèses pour les expliquer et la nécessité de les
comparer à d’autres. Les perspectives sociologiques
de Morgan, telle la distinction entre système descriptif et système classificatoire, l’écartent des voies
ouvertes en anthropologie religieuse par Edward B.
Tylor et James G. Frazer, Morgan voyant dans les
vocabulaires de parenté et dans les attitudes qu’ils
gouvernent le reflet fidèle ou la survivance de formes de mariage aujourd’hui disparues.
Fondateur de l’anthropologie britannique, Rivers
(1900) préconise lui aussi le relevé de généalogies
– technique qu’il utilise pour ses premiers travaux
sur l’hérédité des comportements – comme seule
méthode scientifique permettant d’accéder sans
erreur aux terminologies de parenté. Sa découverte de la pratique de l’exogamie qui distingue
clairement les groupes sociaux ajoute la dimension du mariage à la problématique en orientant
déjà la parenté vers le juridique (autour des notions
de jural et de corporate groups). Sa critique radicale de l’évolutionnisme alors dominant sera suivie
dès 1908 d’une phase diffusionniste qui a perdu
aujourd’hui beaucoup de sa crédibilité.
La méthode généalogique avait pourtant ses limites. Et l’on n’oubliera pas que dès 1909, Alfred L.
Kroeber soutenu par Alfred R. Radcliffe-Brown
des fondateurs aux écoles
allait l’attaquer pour des généralisations conjecturales et des reconstructions jugées trop encore
imprégnées de darwinisme social. Les dimensions
psychologiques et linguistiques des nomenclatures de parenté devaient alors fournir les principaux
arguments à l’école fonctionnaliste d’Oxford et à
celle des ‘traits culturels’ américains pour souligner
son rôle dans la cohésion et la solidarité sociale.
Cette phase intermédiaire n’a pas été ici retenue,
l’auteur ayant préféré passer directement au choix
de la cohérence structurale défendue par EvansPritchard pour engager une meilleure connaissance
des processus mentaux mobilisés par cette relation
entre l’espace et l’autorité et codés par la parenté.
Les trois grandes œuvres retenues ici permettent
à Yazid Ben Hounet de défendre l’idée que tout
savoir est cumulatif, d’en montrer la diversité et
les hésitations qui l’accompagnent avant d’en traduire les avancées. Cette judicieuse introduction
nous fait en même temps comprendre combien les
attendus d’une époque pèsent dans la construction
des concepts. On l’aura saisi, l’histoire de la parenté
est en même temps l’histoire des idées que nous
nous formons de nous-mêmes et des autres sociétés. Il resterait sans doute encore à traiter des développements apportés par les théories de l’alliance
de mariage inspirées par les travaux de l’école de
Leiden, par Marcel Granet et grâce aux hypothèses formalisées par Lévi-Strauss autour de la prohibition de l’inceste et des règles de l’échange. À
voir aussi, comment les leçons reçues de sociétés
lointaines contribuent à l’intelligence de nos propres systèmes. Ceci appartient sans doute à une
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14
la parenté aux origines de l’anthropologie sociale
autre histoire de la parenté. Elle attendra la suite
que voudrait peut-être lui accorder notre auteur à
moins que la curiosité d’un lecteur piqué par l’intérêt que lui procure déjà ce premier précis ne l’engage à de plus amples consultations d’ouvrages.
À l’heure où nous sommes tous témoins du
bouleversement et de la parenté et des idées sur
la parenté - avec les profondes mutations dans
ses pratiques, les mentalités et les institutions qui
définissent les rapports entre individus, familles,
parentèles, la fragilité croissante du lien conjugal,
les mutations de l’autorité parentale, l’homoparentalité, l’émergence de droits et de contrats pour
protéger la précarité statutaire des concubins, les
formes complexes d’adoption, le phénomène des
mères porteuses, sans oublier toutes les avancées
de la biologie dans le développement de nouvelles
techniques de reproduction et de procréation assistée – il n’était pas négligeable de pouvoir consulter
de telles pages qui nous en proposaient en amont
les premiers échantillons-directeurs.
L’évolution actuelle des mœurs qui sont les
nôtres viendrait ainsi confirmer la place prééminente qu’occupe encore l’anthropologie quand il
s’agit de penser parenté. Voir cette dernière désormais devenir l’objet des juristes, des psychologues et des décideurs politiques alors même que
les anthropologues la délaissent n’est pas le moindre des paradoxes. Nous n’oublierons pas en effet
que c’est à l’anthropologie que revient le mérite
d’avoir la première perçu, puis théorisé, l’origine
de la parenté comme le moment crucial de l’hu-
des fondateurs aux écoles
manité initiale. Portant alors témoignage de l’invention d’abstractions invérifiables et de classifications dans le champ de toute vie sociale, de
l’effectuation d’une dimension imaginaire objectivée par la production de réalités et d’institutions
qui en sont les transformations symboliques, la
parenté nous renvoie une fois de plus à la présence
de rapports sociaux fondateurs, et à ce véritable
inarticulé social dont nous sommes nous-mêmes
aujourd’hui, génération après génération, l’une
des multiples expressions. Le rappeler ainsi en y
convoquant l’histoire, les idées et les hommes était
donc à la fois utile et nécessaire.
15
Avant-propos
La parenté, après avoir été longtemps centrale,
demeure un domaine relativement important de
l’anthropologie – en témoignent les recherches
récentes ou actuelles sur les thèmes tels que l’adoption, la parenté de lait, la parenté spirituelle, etc. En
outre les transformations des modèles familiaux,
de parenté et de parentalité (familles recomposées,
monoparentalité, homoparentalité, procréation
médicalement assistée…) intéressent de plus en
plus de personnes 1. Pour autant, il semble que cet
intérêt s’accompagne paradoxalement d’une déperdition dans l’enseignement de ce sous-champ disciplinaire. Il est vrai que la parenté apparaît bien
souvent comme un domaine d’étude relativement
complexe, réservé à une caste de spécialistes.
Toutefois, une bonne connaissance de ses fondamentaux, de ses bases, permet de mieux explorer,
comprendre et surtout apprécier ce vaste et passionnant champ d’étude. Mais, pour cela, il nous
faut remonter aux sources de ce long fleuve qu’est
l’étude anthropologique de la parenté. C’est à cette
exploration que nous convions le lecteur. C’est
1. Sur l’ensemble de ces questions, on recommandera, entre autres, la
lecture des ouvrages suivants : Agnès Fine (sous la direction de), 1998,
Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, MSH, Paris ; Françoise Héritier et Elisabeth Copet-Rougier (sous la direction de), 1995, La parenté
spirituelle, Archives contemporaines, Paris ; Agnès Martial, 2003, S’apparenter, Ethnologie des liens de familles recomposées, MSH, Paris ; Maurice Godelier, 2004, Métamorphoses de la parenté, Fayard, Paris.
18
Avant-propos
aussi, pour celles et ceux qui s’initient à l’anthropologie de la parenté, et plus largement à l’anthropologie sociale, un voyage fort utile.
Introduction
Groupes de filiation et alliance de mariage 1 constitue, à maints égards, un ouvrage important pour
qui veut s’initier réellement à l’anthropologie de
la parenté. Louis Dumont y présente de manière
claire les deux théories qui en Grande Bretagne
– les groupes de filiation – et en France – l’alliance de mariage – ont monopolisé les débats sur
la parenté des années 1940 aux années 1960. La
lecture de ce livre est vivement recommandée non
pas seulement en raison de son aspect pédagogique, mais bien parce que les théories qui y sont
exposées et débattues ont été centrales pour l’étude
de la parenté et plus encore pour l’anthropologie
sociale. Celles-ci témoignent d’un développement
disciplinaire fondamental : celui qui, en paraphrasant Adam Kuper, nous amène de la fonction à la
structure 2. Meyer Fortes présente assez bien cette
révolution paradigmatique de l’anthropologie 3.
La première partie de son article « The structure
1. Louis Dumont, 1997, Groupes de filiation et alliance de mariage,
introduction à deux théories d’anthropologie sociale, Gallimard, Paris.
2. Adam Kuper, 2000, « Les années 1930’ et 1940’ : de la fonction
à la structure », L’anthropologie britannique au XXème siècle, Karthala,
Paris (Editions anglaise, 1996, Anthropology and Anthropologists : The
Modern British School).
3. Meyer Fortes, 1953, « The structure of Unilineal Descent Groups »,
American Anthropologist, T. 55-1, pp. 17-41. Cette révolution paradigmatique fut formellement et solennellement annoncée par Edward
E. Evans-Pritchard en 1950 (« Social anthropology : past and present », The Marett Lecture).
20
Introduction
of Unilineal Descent Groups » est en effet consacrée à une présentation des évolutions qu’a connue
la discipline – et à l’apport des terrains africains
dans le renouvellement de l’anthropologie sociale.
Il y critique l’approche fonctionnaliste élaborée
par Bronislaw Malinowski. Meyer Fortes qualifie
de « philosophie utilitariste » l’approche malinowskienne de la culture, celle-ci ne permettant pas de
penser les rouages de l’organisation sociale (1953 :
19-20). Bronislaw Malinowski pensait en effet que
les actions sociales s’expliquent essentiellement,
pour ne pas dire seulement, par les fonctions qu’elles remplissent.
Ce n’est pas sans raison que la partie sur l’évolution de la discipline précède celle ayant trait plus
proprement aux théories des groupes d’unifiliation.
Celles-ci résultent des avancées fondamentales du
paradigme anthropologique quant à la compréhension des sociétés et des cultures. Les faits sociaux
ou de cultures ne sont plus expliqués en raison des
éventuelles fonctions qu’ils remplissent mais pensés
dans un cadre plus large, organisé, structuré et qui
en donne tout leur sens. Qu’il s’agisse d’un agencement selon une structure de type organique (l’approche d’Alfred R. Radcliffe-Brown qui incorpore
l’anthropologie aux sciences de la nature 4) ou d’une
organisation plus structuraliste mettant l’accent
sur les relations (la perspective d’Edward E. EvansPritchard, comme l’explique Louis Dumont dans
sa préface aux Nuer, ou plus encore celle de Claude
Lévi-Strauss) 5, les théories anthropologiques post4. Les sociétés sont comme des corps dont les parties (tels les organes)
sont liées les unes aux autres.
5. Edward E. Evans-Pritchard, 1994, Les Nuer, description des modes de
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fonctionnalistes ont ceci de commun qu’elles pensent les sociétés comme étant structurées, régies
par et autour de règles apparentes ou cachées, ce
que Claude Lévi-Strauss appellerait volontiers des
invariants. Cette conception des sociétés comme
étant des entités structurées présuppose qu’elles le
sont autour de fondements stables. Meyer Fortes
estime que ces fondements relèvent de l’organisation juridique et politique et plus encore de l’organisation de la parenté. Claude Lévi-Strauss dans ses
Structures Elémentaires de la Parenté ne dit pas autre
chose. Il tente d’ailleurs de dégager les règles propres à diverses sociétés (échange restreint, généralisé, structure élémentaire, complexe) et l’invariant
de ces règles (interdiction de l’inceste et nécessité
de l’échange). Edward E. Evans-Pritchard montre
quant à lui que l’organisation lignagère (qui relève
de la parenté) fournit l’armature de l’organisation
politique (système segmentaire). Les théories sur les
groupes d’unifiliation et sur l’alliance de mariage
que présente Louis Dumont dans son ouvrage sont
en quelque sorte celles des règles structurantes des
sociétés étudiées par les anthropologues. Et c’est
bien en cela que Groupes de filiation et alliance de
mariage est un livre fondamental.
Cependant, cette révolution disciplinaire (de la
fonction à la structure) et cet intérêt pour les théories de l’alliance de mariage ou des groupes de filiation ne résultent pas seulement d’une adaptation
vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Gallimard, Paris (1ère
édition anglaise, The Nuer, Oxford, Clarendon Press, 1940). Claude
Lévi-Strauss, 1949, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton,
Paris.
22
Introduction
à des terrains et sociétés distincts (de l’Océanie à
l’Afrique). Il émane aussi en grande partie d’acquis
théoriques et méthodologiques qui sont ceux de
l’étude de la parenté. En ce domaine, les apports de
Lewis H. Morgan [1818-1881] et de Williams H.
Rivers [1864-1922] ont été aussi importants que
les changements de terrains ou l’influence d’Emile
Durkheim - la notion de faits sociaux– par l’entremise d’Alfred R. Radcliffe-Brown et de Marcel
Mauss dans l’approche des sociétés humaines.
Ce livre expose cette idée en proposant de suivre certains développements disciplinaires relevant
plus particulièrement du champ de l’étude de la
parenté. Il ne s’agit pas d’une introduction générale à l’anthropologie de la parenté 6. L’objet étant
avant tout de présenter les recherches qui ont alimenté les premiers débats sur l’étude de la parenté,
celles qui ont précédé les théories des groupes de
filiation et de l’alliance de mariage. Par ailleurs,
son ambition est double : faire connaître des textes
importants qui ont jalonné les premiers temps de
l’étude de la parenté et expliquer comment la discipline anthropologique s’est élaborée en mettant en
exergue les articulations entre ces différents documents et mouvements disciplinaires.
Dans un premier chapitre, nous évoquerons les
raisons qui ont conduit Lewis H. Morgan à s’intéresser au domaine de la parenté, plus spécifiquement aux terminologies de parenté. Nous expliquerons ainsi comment il a établi son analyse com6. Pour une introduction générale à l’étude de la parenté en anthropologie, on conseillera notamment les livres de Francis Zimmermann, 1993,
Enquête sur la parenté, PUF, Paris ; Christian Ghasarian, 1996, Introduction à l’étude de la parenté, Seuil, Paris. On recommandera également le
livre de Laurent Barry, 2008, La parenté, Gallimard, Paris.
23
parative des systèmes de parenté, dont Alfred L.
Kroeber a fourni la première critique constructive.
Cette présentation permettra de mieux comprendre le contexte théorique dans lequel William H.
Rivers a élaboré la méthode généalogique, qui a
véritablement révolutionné l’analyse des systèmes
de parenté. Enfin, nous présenterons succinctement les savoirs en matière de parenté avant que
ne soient élaborées les théories des groupes de filiation et de l’alliance de mariage.
Cet ouvrage contient la traduction de deux textes: « Les systèmes de parenté classificatoires » d’Alfred L. Kroeber 7 et « La méthode généalogique
en anthropologie » de William H. Rivers 8 . Bien
qu’ayant fortement orienté l’étude de la parenté, ils
n’avaient jusqu’à présent fait l’objet d’aucune traduction en langue française. Nous avons donc jugé
utile de les traduire pour ne pas en confiner la lecture aux seuls spécialistes. Le langage très technique de ce champ d’étude peut expliquer en partie
cet état de fait. Il n’en demeure pas moins que ces
deux textes constituent des références de l’étude
de la parenté et in fine de l’anthropologie sociale.
Ils illustrent la rigueur, le sens critique et l’approche méthodologique d’une discipline naissante (à
l’époque où ces textes ont été rédigés) : l’anthropologie sociale. C’est à partir de ces acquis que l’étude
de la parenté se développera et que l’anthropologie sociale, dont la première constituait la base,
7. Alfred L. Kroeber, 1909, « Classificatory Systems of Relationship »,
Journal of the Royal Anthropological Institute, 39, pp. 77-84.
8. William H. Rivers, 1910, « The genealogical method of anthropological inquiry », The Sociological Review, vol. 3, pp. 1-12.
24
Introduction
obtiendra ses lettres de noblesse.
Ce livre s’achève par une présentation des Nuer,
l’une des monographies classiques de l’anthropologie sociale, dont la traduction française a été préfacée par Louis Dumont. Cette étude s’inscrit en
partie dans le prolongement des travaux portant
sur les groupes de filiation. Elle en constitue à la
fois un exemple concret et un dépassement. Dans
son livre Groupes de filiation et alliance de mariage,
plus précisément dans la présentation des théories
concernant les groupes de filiation, Louis Dumont
établit « un avant » et « un après » Nuer. Cette
monographie témoigne, comme nous le verrons,
d’une évolution notable dans l’approche de ces
théories. Mais au-delà, le propos de ce chapitre
est de rendre compte des apports scientifiques de
l’anthropologie sociale et de ses acquis en matière
d’étude de la parenté, et ce, par l’analyse de l’un de
ses textes les plus classiques.
L’objectif de cet ouvrage est enfin de montrer que
l’anthropologie de la parenté a une histoire ; que son
développement, tout au moins dans ses premiers
temps, suit une logique parfaitement compréhensible. En avoir connaissance permet de ne pas tomber dans un mimétisme aveugle, qu’il s’agisse d’un
mimétisme disciplinaire (faire comme les « anciens »,
comme nos « pères ») ou par simple effet de mode
(suivre la tendance). Pour notre part, nous pensons
que l’anthropologue doit répondre aux questions
qui se posent sur son « terrain », fort des acquis de sa
discipline et de ses bases les plus élémentaires.
Terminologies et
systèmes de parenté
Lewis H. Morgan et les terminologies de parenté
Ce n’est pas sans raison que Claude Lévi-Strauss
a dédié Les Structures Elémentaires de la Parenté
(1949) à Lewis H. Morgan. Celui-ci, disparu près
de 80 ans plus tôt, en 1881, est considéré comme
le père de l’anthropologie de la parenté 1, si ce n’est
plus largement comme le père de l’anthropologie
sociale 2. Né en 1818 dans l’État de New York (village d’Aurora) et décédé le 17 décembre 1881 à
Rochester, cet avocat fut l’un des premiers anthro1. Thomas R. Trautmann (1987 : 4) estime que l’étude de la parenté
fut inventée dans les années 1860 (avec les travaux de Morgan, Maine,
Bachofen, Mc Lennan ou Fustel de Coulanges) et que la plus importante source de l’étude de la parenté fut sans aucun doute Morgan.
Ajoutant même que la manière dont nous menons actuellement nos
recherches sur la parenté a été structurée par le travail de Morgan.
Ref : Thomas R. Trautmann, 1987, Lewis Morgan and the invention
of kinship, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London. Bachofen J. J., 1861, Das Mutterrecht, Stuttgart (trad : 1996,
Le Droit Maternel, recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa
nature religieuse et juridique, L’Age d’Homme, Paris). Fustel de Coulanges N. D., 1864, La cité antique, étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, Paris, éditions Durand. Maine H. S,
1861, Ancient Law, its connection to the early history of society and its
relation to modern ideas, John Murray, London (1931 : Oxford University Press). Mc Lennan J. F., 1865, Primitive Marriage, an inquiry
into the origin of the form of capture in marriage ceremonies, A. & C.
Black, Edimbourg.
2. Cf. à ce propos l’introduction de Raoul Makarius à Ancient Society :
Lewis H. Morgan, 1985, La société archaïque, éditions Anthropos,
Paris (1ère édition Ancient Society, 1877).
26
Terminologies et systèmes de parenté
pologues à s’intéresser aussi systématiquement aux
questions de parenté. Au cours de ses premières
recherches chez les Iroquois, il avait pu observer à
quel point les liens de parenté constituaient le socle
de leur organisation sociale. La propriété, entre
autres, se transmettait par les femmes seulement
et le frère du père (l’oncle paternel) était considéré
comme un père, du moins en se référant au fait
que la terminologie de parenté était identique (la
sœur de la mère, la tante maternelle, était aussi une
mère). Lewis H. Morgan témoigne de cet intérêt
particulier pour les questions de parenté chez les
Iroquois dans son ouvrage publié en 1851, League of the Ho-dé-no-sau-nee, or Iroquois, mais aussi
dans divers articles publiés par la suite : « Laws of
Descent of the Iroquois » (1858), article pour le
meeting de l’AAAS (American Association for the
Advencement of Science) à Montréal et « System
of consanguinity of the Red Race, in its relation
to Ethnology » (1859), article pour le meeting de
l’AAAS à Springfield.
C’est toutefois avec la publication des Systems
of consanguinity and affinity of the human family
(1871) 3 que Morgan acquit sa réputation de père
fondateur de l’anthropologie de la parenté. Systems
of consanguinity and affinity of the human family
a paru en 1871 (volume 17) dans la prestigieuse
série des Smithsonian Contributions to Knowledge,
juste après The Origin of Civilization de John
Lubbock (1871) et juste avant Primitive Culture
3. Lewis H. Morgan, 1871, Systems of consanguinity and affinity of the
human family, (Smithsonian institution as volume 17 in its Contributions to Knowledge series). Réédition avec une introduction d’Elisabeth
Tooker, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1997.
Lewis H. Morgan et les terminologies de parenté
d’Edward B. Tylor (1871). Morgan avait remis le
manuscrit du livre à Joseph Henry, secrétaire de
la Smithsonian Institution, six ans auparavant (en
1865), année de parution des ouvrages Prehistoric
Time de Lubbock, Researches into the Early History
of Mankind de Tylor et Primitive Marriage de John
F. McLennan (Elisabeth Tooker : vii). Les recherches et l’écriture de la première version de Systems of
consanguinity and affinity of the human family couvrent une période allant de 1859 à 1865. De 1865
à 1871, Morgan réécrira son ouvrage en vue de la
publication dans la série des Smithsonian Contributions to Knowledge. Les dernières années de son
existence furent consacrées à Ancient Society, paru
en 1877.
Systems of consanguinity and affinity of the human
family est un ouvrage de près de 600 pages (dont
200 pages consacrées aux tableaux). Morgan propose une analyse des différents systèmes de parenté
à partir des terminologies, c’est-à-dire des termes
utilisés pour définir les différents parents. Les
tableaux contiennent des informations sur les terminologies de parenté de plus de 130 groupes linguistiques (cf. annexes), collectées par Morgan et
des informateurs locaux, en particulier des missionnaires. Avant lui, peu d’observateurs avaient
recensé de manière aussi complète les terminologies de parenté d’autres peuples. Morgan et ses
collaborateurs enregistreront en effet les termes
des parents sur plusieurs degrés, des plus proches
(parents, frères et sœurs, enfants) aux plus éloignés
(cousins éloignés, arrière-grands-parents, arrièrepetits-enfants, etc.). Cette analyse comparative sur
27
28
Terminologies et systèmes de parenté
une vaste échelle fondera l’importance de l’ouvrage
et le placera rétrospectivement comme l’une des
oeuvres fondatrices de l’anthropologie de la parenté
en tant que champ distinct de la discipline.
De la philologie à l’analyse comparée des
terminologies de parenté
Systems of consanguinity and affinity of the human
family porte essentiellement sur l’analyse comparée
des terminologies de parenté. Dans son étude, pour
partie philologique (méthode disciplinaire dont il
s’inspire), Morgan avait pour ambition de contribuer à la reconnaissance des relations de parenté
entre deux langues (ou cultures) ou plus, même si
celles-ci ne sont pas reconnues comme proches.
La philologie, étude comparée des langues, avait
permis de définir les grandes familles de langues
et les généalogies, ramifications des langues mortes et vivantes. Morgan indique d’ailleurs dans sa
préface : « La philologie, au travers des affinités linguistiques, a prouvé être un instrument admirable pour la classification des nations en familles » 4.
Dans la perspective évolutionniste alors en vogue,
l’analyse comparée des terminologies de parenté
4. Lewis H. Morgan, 1871, Systems of consanguinity and affinity of
the human family… (pp. xxi-xxii) : « Philology has proved itself an
admirable instrument for the classification of nations into families
upon the basis of linguistic affinities (xxi). In the systems of relationship of the great families of mankind some of the oldest memorials
of human thought and experience are deposited and preserved. They
have been handed down as transmitted systems, through the channels
of the blood, from the earliest ages of man’s existence upon the earth ;
but revealing certain definite and progressive changes with the growth
of man’s experience in the age of barbarism. To such conclusions the
evidence, drawn from a comparison of the forms which now prevail
in different families, appears to tend (xxii) ».
De la philologie à l’analyse comparée
apparaissait être une méthode fiable. La philologie
avait démontré des résultats probants et proposait
une classification raisonnée des différents types de
systèmes de parenté et de leur développement.
L’analyse comparée des systèmes de parenté avait
aussi et surtout pour objectif de surpasser l’analyse philologique, qui n’avait pu compléter le projet, cher à Morgan, d’unifier les différentes familles
[linguistiques] de l’humanité en une. Alors que la
comparaison linguistique (philologie) permettait
d’établir les familles de langues historiquement
liées mais était impuissante à montrer les relations
historiques entre elles, l’analyse comparative des
systèmes de parenté allait permettre de révéler les
relations historiques à l’intérieur mais aussi entre
les familles de langues. Pour Morgan, les familles
de langues sont nombreuses, mais il existe seulement deux types de relation de parenté : le type
descriptif et le type classificatoire (cf. infra). En
réduisant les familles humaines en deux groupes
(classificatoire et descriptif ), Morgan a poussé plus
avant le projet de la philologie et était près de son
but final : montrer l’unité de l’humanité (et prouver l’origine asiatique des populations indiennes
d’Amérique 5). Comme le remarque Thomas R.
Trautmann (1987 : 8) et comme l’atteste le titre de
l’ouvrage, Morgan croyait en l’unité de la famille
humaine comme une réalité religieuse et scientifique. Il s’opposait ainsi au polygénisme et à l’idée
de création de races séparées et distinctes, théorie
5. Il avait en effet remarqué que le système de parenté des Indiens
Crow d’Amérique était similaire à celui des Tamils d’Inde. Il fut
convaincu de leur commune origine et tenta de démontrer cela.
29
30
Terminologies et systèmes de parenté
très débattue à son époque.
Bien qu’extrêmement documenté, son ouvrage
demeure quelque peu déséquilibré. Morgan n’a pas
assemblé autant d’informations qu’il aurait souhaitées, notamment sur les terminologies de parenté
en Océanie et en Asie. Il a ainsi pu recueillir des
données sur les terminologies ariennes (Aryan),
sémitique (Semitic) et Ouralienne (Uralian) ;
Ganowayan (amérindienne, incluant notamment
les terminologies Iroquoise, Crow et Omaha) et
Eskimo ; Turanian (appelé maintenant Dravidien) et Malayen (appelé actuellement Hawaïen).
Les tableaux recensent les termes en usage au sein
des différentes sociétés étudiées et les différentes
familles de système de terminologie de parenté. Les
schémas répertorient les différents grands modèles
de système de parenté (romain, touranien, sémitique…). On trouve en annexe les différents groupes linguistiques dont les terminologies de parenté
furent étudiées dans l’œuvre de Morgan.
Parmi les groupes linguistiques ayant, selon
Morgan, un système de terminologie de parenté
descriptif (on parle plus communément de système descriptif ) on retrouve la famille des langues
sémitiques (répartie en 3 classes et 4 groupes), la
famille des langues ariennes (7 classes, 30 groupes) et la famille des langues ouraliennes (2 classes,
5 groupes).
Parmi les groupes linguistiques ayant un système
classificatoire, on retrouve les groupes amérindiens
(Ganowanian, principalement Amérique du Nord,
73 peuples), eskimos (Tungusian, 2 peuples), asiatiques (Turanian, appelés maintenant dravidiens,
De la philologie à l’analyse comparée
9 groupes) et océaniens (Malayen, appelés actuellement Hawaïens, 7 groupes) et 4 groupes non classés (parmi lesquels les Karen).
Morgan se distingue ici de ses contemporains
(Bachoffen, McLennan, Maine) puisque son
apport ne se limite pas seulement à une analyse
conjoncturelle de l’évolution de la famille, du
mariage ou des liens de parenté 6. Systems of consanguinity fournit des masses considérables de données sur les terminologies de parenté de nombreux
peuples et offre la première synthèse des types de
systèmes de parenté.
6. La thèse d’un état de promiscuité sexuelle, défendue par McLennan, et celle de la primauté du matriarcat, défendue par Bachoffen,
aux origines de l’humanité seront invalidées par la suite. Maine marquera plus durablement l’anthropologie juridique et politique avec la
mise en exergue de l’opposition et du passage des liens du sang aux
liens du sol (statut/contrat, societas/civitas). Alain Testart (2005 : 411412) souligne par ailleurs la spécificité de Maine par rapport à ses
contemporains dans son approche de l’évolution des sociétés humaines : « L’évolutionnisme de Maine n’est pas celui de Tylor ou de Morgan. Maine est un spécialiste du droit ancien, qui étudie des textes
anciens, la loi des XII tables à Rome ou les lois de Manou en Inde.
Il retrace certes le sens d’une évolution longue de deux ou trois millénaires : c’est en cela que l’on peut bien dire qu’il est «évolutionniste», mais à peine plus que des historiens de la longue durée. Mais
il la retrace exclusivement sur la base de documents historiquement
connus, même si les plus anciens ne sont pas bien datés, et il a toujours refusé de prendre en compte les matériaux ethnographiques
contemporains comme témoins possibles du passé (d’où ses controverses avec Morgan) : en cela il n’est pas un évolutionniste, du moins
pas un anthropologue évolutionniste au sens du XIXe siècle, dont la
thèse principale et fédératrice est que les primitifs sont le miroir de
notre passé. Il ne cherche pas les origines dans les sociétés primitives
d’Amérique ou d’Océanie, il les cherche dans un domaine précis, le
domaine indo-européen, tel qu’il a été défini comme famille linguistique par Franz Bopp au début du siècle, le même domaine où s’exerce
Max Müller à l’époque et Dumézil de nos jours en ce qui concerne
la mythologie ». Alain Testart, 2005, « Maine » in Borlandi, M. et al.
(éds) Dictionnaire de la pensée sociologique. p. 411-2, P.U.F, Paris.
31
32
Terminologies et systèmes de parenté
Systèmes classificatoire et descriptif
La distinction entre système descriptif et système classificatoire, associée à l’apport essentiel
de l’œuvre de Morgan, demeurera longtemps centrale en anthropologie. Elle sera largement acceptée et reprise par de nombreux anthropologues
de l’époque et ne sera remise en cause qu’assez
tardivement (en 1909, soit près de 39 ans après
la publication de Systems of consanguinity…).
Qu’est-ce qui fonde cette distinction ? Lisons le
passage dans lequel Morgan définit le système descriptif et le système classificatoire.
« L’un est descriptif, l’autre est classificatoire.
Le premier, qui est celui des familles
ariennes, sémites et ouraliennes, rejetant
la classification des parents (…), décrit
la parenté collatérale par l’ajout ou la
combinaison des premiers termes de
relation de parenté. Ces termes, qui sont
ceux utilisés pour le mari et l’épouse, le père
et la mère, le frère et la sœur, et le fils et
la fille, auxquels doit être ajouté, dans de
tels langages quand ils les possèdent, ceux
pour le grand père et la grand-mère, le petit
fils et la petite fille, sont donc employés de
manière restreinte dans leur sens premier.
Tous les autres termes sont secondaires.
Chaque relation de parenté est donc établie
de manière indépendante et distincte de tous
les autres. Mais le second [système], qui est
celui des familles touraniennes, indiennes
Systèmes classificatoire et descriptif
d’Amérique et malayennes, rejetant les
phrases descriptives dans tous les cas, et
réduisant les parents à de grandes classes par
des séries de généralisation apparemment
arbitraires, applique les mêmes termes à tous
les membres d’une même classe. Il confond
donc à la fois la signification des premiers
et seconds termes au-delà de leur apparent
sens approprié » (Morgan, 1871, 12) 7.
La différence entre le système classificatoire et
descriptif serait selon notre auteur le résultat du
développement de la propriété, notamment en
matière d’héritage (Systems of consanguinity and
affinity… p. 14). Les systèmes de terminologie classificatoire ne pouvaient être expliqués par l’organisation en clans. Il rejetait aussi l’hypothèse que le
système classificatoire puisse être expliqué par une
polygynie ou une polyandrie originelle, ou même
par un état d’indistinction des conjoints.
7. Lewis H. Morgan, 1871, Systems of consanguinity and affinity of the
human family… (p. 12) : « One of these is descriptive and the other
classificatory. The first, which is that of the Arian, Semitic, and Uralian families, rejecting the classification of kindred (…), describes collateral consanguinei, for the most part, by an augmentation or combination of the primary terms of relationship. These terms, which are
those for husband and wife, father and mother, brother and sister,
and son and daughter, to which must be added, in such languages as
posses them, grandfather and grandmother, and grandson and granddaughter, are thus restricted to the primary sense in which they are
here employed. All other terms are secondary. Each relationship is
thus made independent and distinct from every other. But the second, which is that of the Turanian, American Indian, and Malayan
families, rejecting descriptive phrases in every instance, and reducing
consanguinei to great classes by a series of apparently arbitrary generalizations, applies the same terms to all the members of the same class.
It thus confounds the signification both of the primary and secondary
terms beyond their seemingly appropriate sense ».
33
34
Terminologies et systèmes de parenté
La distinction entre parenté classificatoire et descriptive sera rediscutée et critiquée notamment
par Alfred L. Kroeber (1909) 8, Robert H. Lowie
(1915, 1928) 9 et Georges P. Murdock (1949) 10.
Il revient toutefois à Kroeber d’avoir émis la première critique. Dans un article important publié
dans le Journal of the Royal Anthropological Institute
en 1909, il bat en brèche, et ce à partir de l’étude
des terminologies de parenté de sociétés amérindiennes, la distinction communément admise
entre sociétés ayant un système de terminologie de
parenté descriptif et celles ayant un système classificatoire. Il met en exergue l’ethnocentrisme et
l’arbitraire qui préside à cette distinction, puisque
certaines sociétés (notamment les sociétés amérindiennes) disposent d’un nombre supérieur de catégories de relations de parenté (par exemple le sexe
de la personne par laquelle la relation existe), ce
qui influe sur les logiques descriptives. Il souligne
enfin que les termes de relation de parenté relèvent
avant tout de la psychologie et non de la sociologie.
C’est-à-dire qu’ils sont déterminés premièrement
par le langage et peuvent être utilisés pour des
inférences sociologiques seulement avec d’extrêmes
précautions.
8. Alfred L. Kroeber, 1909, « Classificatory Systems of Relationship »,
Journal of the Royal Anthropological Institute, 39 : 77-84.
9. Robert H. Lowie, 1915, « Exogamy and the classificatory system
of relationship », American Anthropologist, vol. 17, n° 2, pp. 223-239.
Robert H. Lowie, 1928, « A note on relationship terminologies »,
American Anthropologist, vol 30, n° 2, pp. 263-267.
10. Georges P. Murdock, 1949, Social Structure, MacMillan Company, New York.
Les différents systèmes de terminologies
35
Les différents systèmes de terminologies de
parenté
Robert H. Lowie (1883-1957) et Georges P.
Murdock (1897-1985) proposeront quant à eux
d’autres catégories de classification. Thomats R.
Trautman (1987 : 262) résumera en un tableau les
classifications proposées par Lowie et Murdock en
comparaison de celles de Morgan.
F
FB
F
FB
Morgan
Lowie
Murdock
Classificatoire
Générationnel
Hawaïen
MB Classificatoire
Bifurcation
et assimilation
(bifurcate merging)
Iroquois
Soudanais
Eskimo
MB
F
FB
MB
Descriptif
Bifurcation
et exclusion
(bifurcate collateral)
F
FB MB
Descriptif
Ligne directe
(lineal)
F : Father, Père ; FB : Father’s Brother, Frère du Père ; MB : Mother’s Brother,
Frère de la Mère.
Morgan range sous la catégorie de système
classificatoire les systèmes de parenté au sein
desquels l’oncle paternel et l’oncle maternel, ou
alors seulement l’oncle paternel, ont le même terme
de parenté que celui du père. Le système descriptif
36
Terminologies et systèmes de parenté
étant celui où l’oncle paternel et l’oncle maternel
n’ont pas le même terme de parenté que le père
(l’oncle maternel et l’oncle paternel pouvant avoir
le même terme).
Lowie (1928) parlera de système générationnel
lorsque le père et les oncles paternels et maternels
ont le même terme de parenté ; de système bifurcate
merging (que nous pouvons traduire par bifurcation
et assimilation) lorsque le père a le même terme
que l’oncle paternel, mais que ceux-ci ont un terme
distinct de celui de l’oncle maternel ; de système
bifurcate collateral (bifurcation et exclusion)
lorsque le père a un terme de parenté distinct de
celui de l’oncle paternel et de l’oncle maternel, ces
deux derniers ayant aussi des termes de parenté
distincts entre eux ; de système en ligne directe
(lineal) lorsque le père est distingué des oncles,
sans qu’il n’y ait de termes distincts entre l’oncle
paternel et l’oncle maternel. Dans le cas du modèle
générationnel, on n’opère pas de distinction entre
le père et les oncles paternels et maternels. Seule
la génération est mise en avant (parents, germains,
enfants). Dans le cas du modèle bifurcate merging,
l’oncle paternel est rangé dans la même classe que
le père, mais pas l’oncle maternel. C’est-à-dire
qu’on opère une distinction entre côté maternel
et côté paternel. Dans le modèle bifucate collateral
ni l’oncle maternel, ni l’oncle paternel, ni le père
ne sont rangés dans une même classe. Là, tous les
collatéraux sont distingués. Dans le modèle en
ligne directe, les collatéraux sont regroupés dans
une même classe selon le sexe et la génération
Les différents systèmes de terminologies
(oncles, tantes, cousins, cousines) et distingués des
parents en lignes directes (père, mère, frère, sœur,
fils, fille).
Différents systèmes de terminologies de parenté
ont été distingués depuis, comme modèles spécifiques : parmi ceux-ci, on retrouve le système iroquois avec ses variables crow et omaha, les systèmes
eskimo et hawaïen. On remarquera qu’il s’agit là de
systèmes de parenté de groupes linguistiques auxquels Morgan attribue un système de parenté de
type classificatoire.
Ces modèles de systèmes de parenté seront analysés et mis en exergue par Georges P. Murdock
(1949). Cet auteur inclura aussi le type soudanais
comme modèle spécifique. Dans Systems of consanguinity and affinity of the human family, Morgan
n’avait en effet pas abordé les terminologies africaines. Il faudra attendre la première moitié du
XXe siècle, et en particulier les années 1930 11,
pour que le terrain africain soit investi de manière
notoire par des anthropologues professionnels 12 et
pour que soit mis en exergue le système de parenté
soudanais.
Le type hawaïen correspond au modèle générationnel mis en lumière par Lowie ; le type iroquois
au modèle bifurcate merging ; le type soudanais au
modèle bifurcate collateral ; et le type eskimo au
modèle en ligne directe.
11. Charles G. Seligman menera deux terrains au Soudan en 19091912 puis en 1921-1922 et publiera en 1932, avec son épouse
Brenda, un ouvrage intitulé : Pagan Tribes of the Nilotic Sudan, George
Routledge & Sons, Londres.
12. Parmi ceux-ci : Edward E. Evans-Pritchard et Meyer Fortes.
37
38
Terminologies et systèmes de parenté
Le système Iroquois se caractérise par le fait que
les oncles et tantes du même sexe que les parents
sont distingués de ceux de sexe opposé et sont
considérés comme des parents. Ainsi les oncles
paternels sont assimilés à des pères et les tantes
maternelles à des mères. Les oncles maternels et
les tantes paternelles sont quant à eux considérés
comme des oncles et des tantes. Il en résulte aussi
que les cousins et cousines parallèles sont assimilés
à des frères et des sœurs, ce qui n’est pas le cas des
cousins et cousines croisés 13.
Dans la variante Crow, la parenté maternelle
est distincte de celle du père. Les cousins croisés
du côté maternel sont considérés comme des fils et
des filles (donc assimilés à la génération inférieure),
alors que les cousins croisés du côté paternel sont
considérés comme des pères (pour les garçons) et
comme des sœurs de pères, soit des tantes paternelles (pour les filles). Ces derniers sont donc assimilés à la génération supérieure. Dans la variante
Crow, la parenté maternelle est considérée comme
plus importante puisqu’il y a plus de termes pour
désigner les parents du côté maternel.
La variante Omaha présente des traits quelque
peu symétriques de la variante Crow. Les cousins
croisés du côté maternel étant assimilés à des tantes et des oncles et les cousins croisés paternels à
des neveux et des nièces (non pas à des fils ou fille).
La parenté paternelle est, bien entendu, considérée
13. La parenté (en ligne) parallèle comprend les enfants de germains
de même sexe, celle (en ligne) croisée comprend les enfants de germains de sexe différent.
Les différents systèmes de terminologies
comme plus importante puisqu’il y a plus de termes pour désigner les parents du côté paternel.
Le système Iroquois et ses variantes et sous-variantes (notamment dravidienne 14 et hopi) est surtout observable au sein des peuples d’Amérique du
Nord, d’Inde du Sud et du Sri Lanka.
Le système Eskimo n’établit pas de distinction entre la parenté du côté paternel et celle du
côté maternel. Dans ce système, la parenté la plus
proche, en particulier la famille nucléaire, est la
mieux distinguée. Le père, la mère, le frère et la
sœur sont directement identifiables. Tous les autres
parents (oncles, tantes, cousins, grands parents)
sont regroupés en catégories. Dans ce système, le
genre, la génération de la parentèle est identifiable, la parentèle en voie linéaire, en ligne directe
(père, mère, fils, fille, petit-fils, petite-fille, grands
parents, etc…) est distinguée de celle en voie collatérale (oncle, tante, cousins, grands-oncles…). On
n’assimile donc pas les oncles et les tantes à des
pères ou des mères ou les cousins croisés à des fils,
des filles ou des neveux, comme c’est le cas dans les
systèmes Crow et Omaha. On retrouve ce système
de parenté chez les Eskimo, mais aussi au sein de la
majorité des sociétés européennes.
Le système Hawaïen est probablement le système de parenté le plus simple. Dans celui-ci, il
existe seulement une distinction selon le genre et
la génération. On utilise ainsi le même terme que
14. Cf. à ce propos, Louis Dumont, 1975, Dravidien et Kariera. L’alliance de mariage dans l’Inde du Sud et en Australie, Mouton, Paris-La
Haye.
39
40
Terminologies et systèmes de parenté
celui du père pour désigner tous les oncles paternels
et maternels (frères du père et frères de la mère) et
le même terme que celui de la mère pour les tantes
maternelles et paternelles. Les cousins sont assimilés à des frères et les cousines à des sœurs. Le système hawaïen se retrouve principalement chez les
peuples de Malaisie et d’Océanie.
Le système Soudanais est probablement le plus
complexe. Presque toute la parenté est distinguée.
Ainsi, le père a une désignation distincte de celle
de son frère (oncle paternel) et de celle de son beau
frère (oncle maternel). Il en est de même pour la
mère (vis-à-vis de sa sœur et de sa belle sœur). Il
existe par ailleurs huit termes pour distinguer les
cousins (selon qu’il s’agit de cousins parallèles ou
croisés, du coté paternel ou maternel et selon le
sexe…). On retrouve ce système notamment au
sein des sociétés arabes, turques et chinoises.
Les systèmes de parenté
classificatoires
Alfred L. Kroeber
(1ère publication : 1909, « Classificatory Systems of
Relationship », Journal of the Royal
Anthropological Institute, 39 : 77-84)
Alfred L. Kroeber est un anthropologue américain, né en
1876 à Hoboken (New Jersey) et mort en 1960 à Paris.
Disciple de Franz Boas, il soutient, en 1902, la première
thèse en anthropologie sociale de son université (Université
de Columbia, New York) et la deuxième pour l’ensemble des
États-Unis. Il est spécialiste des études nord amérindiennes,
en particulier des Indiens de Californie, et a mené de nombreuses recherches dans des domaines très variés : anthropologie physique, linguistique, archéologie et ethnologie. Il a
effectué l’essentiel de sa carrière à l’Université de Californie
(Berkeley). Il serait trop ambitieux de présenter, ne serait-ce
que brièvement, l’auteur et son œuvre tant Kroeber a eu une
influence considérable dans le développement de l’anthropologie aux États-Unis, mais aussi en Europe. Sa bibliographie
compte par ailleurs plus de cinq cents titres traitant de sujets
très divers. C’est en particulier en raison de sa critique de la
distinction entre systèmes classificatoire et descriptif que nous
avons jugé utile et même expressément recommandable de le
citer dans cet ouvrage et de traduire son article paru en 1909
dans le Journal of the Royal Anthropological Institute.
42
Les systèmes de parenté classificatoires
La distinction entre système de parenté classificatoire
et descriptif est largement acceptée, et a trouvé sa place
dans les livres et la littérature en général. Il est communément supposé que les systèmes utilisés dans certains pays
ou certaines langues regroupent des relations distinctes et
leur donnent le même nom, et qu’ils sont donc classificatoires. On dit d’autres systèmes de consanguinité qu’ils
indiquent des différences secondaires de relations par des
épithètes descriptives ajoutées aux termes de base et qu’ils
sont donc descriptifs.
Rien n’est plus faux que cette vision. Un seul instant
de réflexion suffit à montrer que chaque langue regroupe
de nombreux degrés et sortes de relations sous la même
appellation. Notre mot ‘frère’ inclut le grand et petit frère
et le frère d’un homme et d’une femme. Ainsi, ce mot
comprend ou classifie quatre relations. Le mot anglais
‘cousin’ comprend les cousins et cousines ; les cousins du
côté du père et du côté de la mère ; les cousins descendant
du frère du père (ou de la mère) ou de la sœur de la mère
(ou du père), les cousins respectivement plus âgés et plus
jeunes que soi-même ou dont les parents sont respectivement plus âgés ou plus jeunes que les parents de l’informateur ; et les cousins d’hommes ou de femmes. Trente-deux relations différentes sont ainsi regroupées sous
ce seul terme. D’ailleurs, si le terme n’est pas strictement
limité à la signification de ‘cousin germain’, le nombre de
relations qu’il est capable d’exprimer est bien supérieur à
trente-deux. Puisque cela veut dire que ce ne sont pas uniquement les primitifs qui classifient ou ne distinguent pas
des relations, on peut penser que la distinction actuelle
entre les deux classes ou systèmes d’indication de relations est subjective, et trouve son origine dans le point
de vue des enquêteurs qui, en considérant certaines lan-
Alfred L. Kroeber
gues étrangères, ont été impressionnés par leur incapacité
à différencier certaines relations que les langues de l’Europe civilisée distinguent, et qui, dans leur empressement
à tirer des théories générales de tels faits, ont oublié que
leurs propres langues fourmillent de groupes ou classifications similaires, mais devenus si familiers qu’ils ne sont
pas perçus comme tels.
Le nombre total de relations différentes pouvant être
distinguées est très grand, atteignant au moins plusieurs
centaines. Aucune langue ne possède des termes différents pour toutes, ni même pour la majorité de ces relations. Dans un sens, il est évident qu’une langue doit être
d’autant plus classificatoire que le nombre de ses termes
de relations de parenté est petit. Comme le nombre de
relations théoriquement possibles reste constant, chaque
terme doit alors en englober plus, proportionnellement
au nombre limité de termes. D’après la définition officielle de la parenté classificatoire, l’anglais, avec ses vingt
termes de relations de parenté, doit être, non pas moins,
mais plus classificatoire que les langues de tous les peuples
primitifs qui possèdent vingt-cinq, trente, ou davantage
de termes.
Il est donc évident que si l’expression ‘parenté classificatoire’ doit avoir une signification quelconque, celle-ci
doit être recherchée de façon plus sélective. Le seul fait
qu’un autre peuple regroupe ensemble différentes relations entre lesquelles notre langue fait une distinction ne
veut pas dire que leur système est classificatoire. S’il existe
une différence générale et fondamentale entre les systèmes de (relations) de parenté des peuples civilisés et des
peuples primitifs, son fondement doit être établi autrement que dans la simple affirmation des points de vue
subjectifs habituels.
43
44
Les systèmes de parenté classificatoires
Il est évident que ce que nous devons essayer d’étudier
ce ne sont pas les centaines ou milliers de relations légèrement variables, nommées ou pouvant être nommées dans
les différentes langues, mais les principes ou catégories de
relations qui sont à la base de celles-ci. Huit de ces catégories peuvent être discernées.
1. La différence entre les personnes d’une même génération et de générations différentes – Les distinctions
entre père et grand-père, entre oncle et cousin, et
entre une personne et son père, impliquent l’existence de cette catégorie.
2. La différence entre relations en ligne directe et collatérale – Cette catégorie différencie le père et le frère
du père, et ne peut pas être appliquée lorsque le
même terme est utilisé pour frère et cousin.
3. La différence d’âge dans une génération – La distinction fréquente entre grand et petit frère est un
exemple. En anglais cette catégorie n’est pas opérante.
4. Le sexe du membre de la famille – Cette distinction
est tellement respectée en anglais - la seule exception
étant le mot étranger ‘cousin’ - qu’elle est probablement vue comme allant de soi. Néanmoins, chez de
nombreux peuples, beaucoup de relations ne font
pas la différence entre les sexes. Le même terme est
employé pour grand-père et grand-mère, beau-frère
et belle-sœur, beau-père et belle-mère, et même
pour des relations aussi intimes que fils et fille.
5. Le sexe de la personne qui parle – Absent de l’anglais et de la plupart des langues européennes, cette
catégorie est importante dans de nombreuses autres
langues. Un homme et sa sœur peuvent désigner
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