
5
C’est le monde dans lequel nous sommes censés vivre. Des gens vertueux font des lois
inspirées par leur souci de justice, qui s’appliquent à tous. Il en résulte notamment que
l’arbitraire n’existe pas car toute forme de pouvoir est limitée par un contre pouvoir, ou la
possibilité de poursuivre un abus pour qui le subit.
Cette fable, j’y ai cru peu ou prou jusqu’à mon entrée au Barreau, malgré quelques
expériences qui m’avaient troublé sans que j’en saisisse alors clairement le sens. En 1989, je
quittai l’enseignement secondaire pour revêtir définitivement la robe, après une première et
brève expérience à mi-temps entre fin 1981 et début 1983. Mes goûts me poussaient vers un
exercice « à l’ancienne », artisanal bien qu’avec les outils technologiques modernes. Rien ne
me fait plus horreur que ces usines à avocats que sont les gros cabinets de groupe.
Je devais alors découvrir ce qu’est vraiment notre société, à travers le prisme d’un milieu
judiciaire lui-même bien éloigné de l’image qu’il cherche à se donner dans le public.
Avocat. Un mot qui inspire considération, respect, voire admiration chez toute personne
extérieure à ce milieu, notamment les catégories sociales modestes. Peu de professions
souffrent d’un tel décalage entre l’image et la réalité. Les avocats sont trop souvent vus à
travers le prisme déformant du cinéma, de la littérature, de la télévision, ou d’une actualité
mettant en vedette une poignée d’avocats pénalistes, (moins d’une dizaine, sur environ
soixante mille praticiens) qui ne se font pas prier pour alimenter les stéréotypes.
Pouvoir, argent, relations, célébrité, que ne leur prête-t-on pas ? La croissance exponentielle
du Barreau français ces dernières décennies témoigne de la fascination qu’il exerce sur les
jeunes diplômés en droit : 20 000 avocats en 1985, plus de 60 000 en 2015. A Paris, 5000 en
1975, plus de 27 000 aujourd’hui. A Lyon, 400 en 1987, 2800 en 2015.
Ceux qui ne sont pas issus du sérail, n’ayant pas un parent ou une relation personnelle au
Barreau, sont les moins informés, et y arrivent parfois avec des attentes à la hauteur du mythe.
Certes pendant leur formation ils ont été en contact avec des avocats, mais ceux-ci n’ont pas
eu le mauvais goût de les éclairer sur certains aspects du métier au risque de les décourager, et
de se dévaloriser eux-mêmes. Il leur faudra découvrir seuls des réalités quotidiennes souvent
bien éloignées de leurs rêves.
Pourtant le métier est en soi passionnant, abstraction faite du statut qui en découle. Si on aime
le droit, la rencontre avec des situations concrètes dont la diversité est infinie, la contribution
à des solutions qui peuvent apporter aux gens un peu de bien-être et parfois de bonheur, on
doit en principe pleinement s’y épanouir. Mais voilà, deux ombres ternissent cette image
lumineuse.