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originel d’un jeu de tensions
. En elle se joue « l’appropriation à soi de la tâche de l’être ». Pour
l’entendre, la poésie se veut un toucher du silence.
2. Dans ce retrait, cette réserve, quelque chose se clôt pourtant dont Heidegger ne parle pas. On ne sait
pas - et le pessimisme de Heidegger lui-même n’est guère encourageant - si le poète, en cette tenue,
fait autre chose que celui qui se retire sur la plus haute dune en espérant que la mer l’épargnera. Quand
nul ne sait où la mer s’arrête, on ne sait pas non plus si les derniers îlots préservés ne vont pas bientôt
disparaître à leur tour, et si, dans une résistance farouche à la clôture, nous ne sommes pas déjà les
proies de ce à quoi nous résistons. Peut-être la garde de l’être impose-t-elle au contraire que ses
bergers rompent leur réserve et qu’ils osent à leur tour dévaler dans le tumulte de l’étant…
L’existence quotidienne est quotidienne au point que son pouvoir d’érosion finit par défaire les
procédés que nous avons mis en place pour rester sur le qui vive et ne pas nous laisser sédimenter dans
l’atemporalité de l’habitude. Heidegger a beaucoup insisté sur ce point : le monde, ouvert pour et face
à nous, est un horizon général de stabilité (de solidité et de fiabilité, en allemand Verlässlichkeit)
auquel nous nous confions. L’existence ne peut être que quotidienne, parce que tout surgissement
demande qu’on lui aménage un terreau. Sans ce sempiternel retour du même, sans la mise en forme
que Kierkegaard nomme la vie éthique, rien : rien qu’on puisse bâtir, aucune proximité qu’on puisse
préserver, aucune distance qu’on puisse accueillir. L’étranger, l’errant absolu, celui sur qui aucune
temporalité n’a prise, flotte plutôt qu’il n’existe et ne vit pas plus qu’une vie hallucinée
. Que cette
fluence soit entretenue dans la culture de l’affect, l’intensification et la machination de son corps n’y
change rien, bien au contraire. Qu’est-ce d’abord qu’une pure intensité ? Quelle pureté se conserverait,
hors de l’immédiateté de sa manifestation autrement qu’en une fuite d’affect à affect, en ouvrant une
véritable dépendance ? Une existence engloutie dans l’affect se cherche à tâtons plutôt qu’elle ne
s’exalte. Elle se traverse en plein vertige et ne retient rien du paysage.
Nous ne cessons d’oeuvrer dans et pour le monde, de nous engager à l’intérieur de son cercle
d’échanges, serré par les échéances et les temporalités qui le gouvernent. Il y a les temporalités
journalières, le temps du travail, le temps des sociétés ; il y a celui des calendriers, celui des petites
choses, il y a les aménagements à l’intérieur d’espaces-temps plus réduits… Mais il y a aussi les temps
biologiques, qui s’accommodent tant bien que mal aux calendarités professionnelles. Il y a les temps
du projet… Il y a même la temporalité spéciale de l’inconscient, celle qui ne connaît plus la durée,
l’avant, l’après, et qui n’est qu’une sédimentation anarchique à laquelle se confrontent et se
ressourcent les stratégies d’individuation. Nous avons tenté de retracer ailleurs
, en suivant le chemin
Qui a d’abord été pensé comme combat du monde et de la terre, puis comme le jeu des quatre, la terre, le ciel, les divins et
les mortels.
Nous ne lisons seulement le désarrois ni la quête d’un bonheur immédiat dans l’Etranger de Camus mais quelque chose
d’inhumain, d’insoutenable.
Cf. à ce sujet notre texte d’annexe, La prise du symbolique sur le vivant.