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Letre le sens et le reel master suite

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L’être, le sens et le réel
Mémoire rédigé par Florian FORESTIER
Sous la direction de Madame le Professeur Catherine MALABOU
Université PARIS 10
Année 2004-2005
Remerciements :
1
A Catherine Malabou pour avoir accepté de diriger ce travail, et pour avoir écrit
les ouvrages qui lui ont donné matière à se poursuivre.
A Alain Cugno et François-David Sebbah pour les discussions qui en ont
stimulé l’écriture.
A Jean-Luc Nancy pour avoir pris la peine de me répondre et m’avoir prodigué
ses encouragements ; pour être à l’origine de l’oeuvre qui m’a guidé.
A Julien Starck et Mathieu Aud’hui parce qu’en dépit de nos divergences, ce
texte est issu d’un souci commun que de nombreux échanges ont alimenté
A ma mère pour m’avoir soutenu et assisté. A mon oncle Daniel Tisseyre pour
m’avoir aidé pour la mise au point du texte et sa mise en en forme informatique.
PLAN
INTRODUCTION, P. 4.
2

LE SENS ET LA TEMPORALITE. P. 14.

LE PRESENT, OU « L’ETRE AU PRESENT ». APORIES. P. 25.

LA PRESENCE, LE SENS ET L’ORIGINE DU MONDE. LA SINGULARITE. P. 37.

ARCHITECTURE DE LA PRESENCE 1 : FORME ET PERSPECTIVE. P. 52.

ARCHITECTURE DE LA PRESENCE 2 : ECHELLES, CONSISTANCES ET RYTHMES. P. 65.

REEL ET ENGAGEMENT 1 : LA QUESTION DE LA METHODE. P. 77.

REEL ET ENGAGEMENT 2 : L’INDIVISIBLE PLUTOT QUE LE DIVISIBLE. P. 86.
CONCLUSION P. 94.
ANNEXE

LE « CONCEPT DE DIEU ». P. 98.

RETOUR SUR LA DECONSTRUCTION. LE STATUT DE LA VERITE. P. 102.
INDEX. P. 106.
BIBLIOGRAPHIE. P. 108.
3
INTRODUCTION
1. Heidegger s’est appliqué à penser cette chose insaisissable que ce qui se présente ne le fait jamais
que dans ce qu’il a appelé « l’ouvert de la présence ». Ce qui est n’apparaît dans un horizon à partir
duquel il devient pensable et « calculable » qu’à partir du fait d’être, lequel constitue la dimension
originaire dont toutes ses variations intelligibles peuvent se dégager. En d’autres termes, toute
appréhension de ce qui est en terme d’objet saisi dans la permanence instituée de ce qu’il présente, ne
fait jamais qu’occulter que c’est en tant que ce qui se présente est qu’il peut entrer dans le jeu de la
présence. Tout « lissage du temps » dans l’enchaînement d’une série d’objets liés les uns aux autres et
désamarrés inverse le mouvement originaire de l’exister et le saisit dans l’essentialisation de ce qu’il
projette plutôt que dans le geste en lequel il s’en investit. A force de s’abandonner de cette façon à
l’occultation de ce qu’est la présence, on finit par établir sa vie selon des plans qui chassent
abstraitement tout sens de l’effectivité de l’exister, pour le mettre au crédit d’une production ellemême suspendue et vaine. Ou alors on finit par tomber dans « l’à quoi bon », le triste résidu d’une
histoire appréhendée téléologiquement à partir de sa fin dès lors que cette fin se brise, s’évanouit dans
le néant ou se poursuit indéfiniment comme les pièces de Beckett. C’est exactement contre cette
tendance insidieusement à l’œuvre qu’Heidegger nous prémunit :
« Ce qui séjourne toujours en passant, le présent, se déploie depuis et selon le double ajointement de la présence à
l’absence. Mais en tant que présent, ce qui séjourne toujours en passant, da Je-weilige, peut, précisément lui et lui
seul, demeurer en son séjour, s’arrêter en son séjour. 1»
Comme l’expliquait Didier Franck dans son séminaire sur Heidegger et le christianisme, l’être est
articulé, c’est-à-dire qu’on ne peut comprendre le mouvement de l’existence sans penser l’articulation
selon laquelle elle accède à elle-même. L’étant est étant seulement parce qu’il est, mais il n’est qu’en
cela qu’il se présente en s’instituant, en se détachant du fait brut de l’être pour se manifester comme
une constance. Mais ce qui est n’est autre que ce qui se tient dans l’ouvert de la présence, et celui-ci
n’est rien à son tour que le fait pour le monde articulé où se montre l’étant d’être « vraiment », en et à
partir de soi-même. Tel est le « pli » de la présence : l’être est originairement un « s’accomplir de soimême », en lequel le présent se retourne et se plie, « se charge de lui-même », bref, s’assume en tant
qu’il est le présent - c'est-à-dire ouvert sur l’énigme du fait d’être. Le « qu’ » est l’objet insigne de la
pensée de Heidegger. En lui, le reflux vers la présence dans l’assomption du présent n’est pas un
rétrécissement de la temporalité, mais une écoute de l’articulation originaire de celle-ci2. Cette réserve,
c’est le dépouillement du poème qui recueille la proximité de la terre, le geste du poète qui consent à
l’existence et reflue vers ce que la parole prononce originairement 3. La parole est l’espacement
Cité oralement par Didier Franck lors de son séminaire Heidegger et le christianisme, à Paris X et à l’ENS de Paris. Nous
n’avons pas pu trouver les références précises de cette citation.
2 Selon laquelle se joue le jeu du présent, du passé et de l’avenir. Cf. Temps et Etre, dans Questions III et IV.
3 Elle qui est la di-mension de l’être. Cf. en annexe, notre lecture de L’origine de l’oeuvre d’art.
1
4
originel d’un jeu de tensions4. En elle se joue « l’appropriation à soi de la tâche de l’être ». Pour
l’entendre, la poésie se veut un toucher du silence.
2. Dans ce retrait, cette réserve, quelque chose se clôt pourtant dont Heidegger ne parle pas. On ne sait
pas - et le pessimisme de Heidegger lui-même n’est guère encourageant - si le poète, en cette tenue,
fait autre chose que celui qui se retire sur la plus haute dune en espérant que la mer l’épargnera. Quand
nul ne sait où la mer s’arrête, on ne sait pas non plus si les derniers îlots préservés ne vont pas bientôt
disparaître à leur tour, et si, dans une résistance farouche à la clôture, nous ne sommes pas déjà les
proies de ce à quoi nous résistons. Peut-être la garde de l’être impose-t-elle au contraire que ses
bergers rompent leur réserve et qu’ils osent à leur tour dévaler dans le tumulte de l’étant…
L’existence quotidienne est quotidienne au point que son pouvoir d’érosion finit par défaire les
procédés que nous avons mis en place pour rester sur le qui vive et ne pas nous laisser sédimenter dans
l’atemporalité de l’habitude. Heidegger a beaucoup insisté sur ce point : le monde, ouvert pour et face
à nous, est un horizon général de stabilité (de solidité et de fiabilité, en allemand Verlässlichkeit)
auquel nous nous confions. L’existence ne peut être que quotidienne, parce que tout surgissement
demande qu’on lui aménage un terreau. Sans ce sempiternel retour du même, sans la mise en forme
que Kierkegaard nomme la vie éthique, rien : rien qu’on puisse bâtir, aucune proximité qu’on puisse
préserver, aucune distance qu’on puisse accueillir. L’étranger, l’errant absolu, celui sur qui aucune
temporalité n’a prise, flotte plutôt qu’il n’existe et ne vit pas plus qu’une vie hallucinée5. Que cette
fluence soit entretenue dans la culture de l’affect, l’intensification et la machination de son corps n’y
change rien, bien au contraire. Qu’est-ce d’abord qu’une pure intensité ? Quelle pureté se conserverait,
hors de l’immédiateté de sa manifestation autrement qu’en une fuite d’affect à affect, en ouvrant une
véritable dépendance ? Une existence engloutie dans l’affect se cherche à tâtons plutôt qu’elle ne
s’exalte. Elle se traverse en plein vertige et ne retient rien du paysage.
Nous ne cessons d’oeuvrer dans et pour le monde, de nous engager à l’intérieur de son cercle
d’échanges, serré par les échéances et les temporalités qui le gouvernent. Il y a les temporalités
journalières, le temps du travail, le temps des sociétés ; il y a celui des calendriers, celui des petites
choses, il y a les aménagements à l’intérieur d’espaces-temps plus réduits… Mais il y a aussi les temps
biologiques, qui s’accommodent tant bien que mal aux calendarités professionnelles. Il y a les temps
du projet… Il y a même la temporalité spéciale de l’inconscient, celle qui ne connaît plus la durée,
l’avant, l’après, et qui n’est qu’une sédimentation anarchique à laquelle se confrontent et se
ressourcent les stratégies d’individuation. Nous avons tenté de retracer ailleurs6, en suivant le chemin
Qui a d’abord été pensé comme combat du monde et de la terre, puis comme le jeu des quatre, la terre, le ciel, les divins et
les mortels.
5 Nous ne lisons seulement le désarrois ni la quête d’un bonheur immédiat dans l’Etranger de Camus mais quelque chose
d’inhumain, d’insoutenable.
6 Cf. à ce sujet notre texte d’annexe, La prise du symbolique sur le vivant.
4
5
balisé par Bergson, Deleuze, Catherine Malabou ou Bernard Stiegler, comment la prise temporelle
elle-même se constitue dans le rapport réciproque de ses rythmes sans qu’on puisse y déceler plus que
la puissance d’une pesée. Dans L’avenir de Hegel, Catherine Malabou commence par insister sur le
fait que le « concept du temps a lui-même des moments, il se différentie et donc se temporalise luimême »7, base de sa réflexion.
Il faudrait insister à ce niveau sur le fait que l’existence humaine est faite de trajets et qu’elle ne
consiste même qu’en cela. Plus encore que celle de « vitesses différentielles », introduite par Deleuze,
l’idée de trajet fait joint entre les concepts bergsoniens et heideggériens de la temporalité et permet
peut-être de réinscrire dans l’édifice heideggérien la richesse infinie des différentielles bergsoniennes.
Par trajets, nous pensons à tous les enjambements, toutes les attentes, les automatismes et les habitudes
qui sont une ossature obligée de l’existence. La spatialité heideggérienne explicite cet ouvert, cet allerau-delà-de-soi du sens dans lequel le Dasein s’abandonne et se retrouve, s’engage dans un espacement
qui l’outrepasse, recueille ses actions ou leur résiste. Mais elle n’est pas faite d’autre chose que de
trajets. Trajets mondains, d’un point à l’autre (dans une ville que l’on redécouvre parfois à l’occasion
d’un livre ou d’un film, dans sa consistance propre toujours enjambée), autant que trajets intellectuels
du raisonnement …
C’est peut-être en littérature que cette articulation de l’existence est la plus patente, puisque, pour qui
écrit, la question de la mise en résonance du rythme d’un récit avec celui des accidents du monde qui
le supportent s’impose tout de suite : précisément la question de ce qu’on retient ou supprime, de tout
ce que le regard dispose ou impose. On a pu, comme les tenants du nouveau roman ou comme Ponge
et ses disciples, chercher à désubjectiver et à sevrer l’écriture de ses dépôts affectifs et symboliques. Il
s’agissait par là en quelque sorte de redescendre en deçà du monde constitué, dans une pure
immanence abstraite de lignes, de forces et de flux - toute une machinerie cachée modelant et
polarisant le langage comme une plastique.
Citons par exemple Le morceau de viande8, de Ponge.
« Chaque morceau de viande est une sorte d’usine, moulins et pressoirs à sang.
Tubulures, hauts fourneaux, cuves y voisinent avec les marteaux-pilons, les coussins de graisse.
La vapeur y jaillit, bouillante. Des feux sombres ou clairs rougeoient.
L’avenir de Hegel, p. 29.
Cf. Le parti pris des choses, p. 64. Ici, on renvoie aussi bien entendu à l’étude de Deleuze sur Vendredi ou la vie sauvage de
Tournier, sûrement un des textes les plus clairs et les plus explicites sur la question. Cette strate primitive, explique Deleuze,
c’est Spéranza telle qu’elle se dresse une fois la « structure autrui », qui organisait la profondeur du monde, résorbée à force
de solitude. Dès lors, plus de chemins courbes, plus de renvois, plus d’insondables couches interprétatives : de la roche et de
la terre nue, un soleil dur et vertical, un ciel géométrique. On rappellera aussi les premières pages du Livre des fuites de JMG
Le Clézio : « Il y eut un jour où celui qui s’appelait Hogan marcha sur son ombre dans les rues de la ville où régnait le soleil
dur. La ville était étendue sur la terre, espèce d’immense nécropole aux dalles et aux murs éblouissants, avec le quadrillage
des rues, des avenues et des boulevards. Tout était prêt, on aurait pu dire, et fixe pour que les choses se passent ainsi. C’était
un plan méthodique où il ne manquait rien, presque rien. », p. 14.
7
8
6
Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories avec le fiel.
Et tout ça refroidit lentement à la nuit, à la mort.
Aussitôt, sinon la rouille, du moins d’autres réactions chimiques se produisent, qui dégagent des odeurs
pestilentielles. ».
Mais il y a quelque chose de factice à chercher une strate originelle qui ne serait de rien d’autre que
forces et d’influx tectoniques, et c’est peut-être une écriture picaresque « des strates », un nomadisme
descriptif qui a fini par accomplir au mieux ce projet de désaliénation (ce point sera développé dans le
corps du mémoire).
3. Le monde humain est l’enchevêtrement d’une multiplicité immense de trajets qui s’enchâssent à
différents niveaux. Ils sont ses degrés de consistance. Ce monde est une « technique de gestion de la
temporalité », c’est-à-dire qu’il est non seulement un processus de prise sur le temps (ce que certains
animaux supérieurs peuvent faire également) mais un processus selon lequel le « rapport à »
constitutif de l’exister est avant tout rapport à lui-même et prise sur la forme de son engagement dans
le monde. De cela, il ne tient que par ce qu’il laisse dans l’ombre, c’est-à-dire les axes et les béquilles
qu’il ne cesse de se donner. C’est un des traits de génie de Bergson d’avoir mis à jour cette multiplicité
de temporalités dispersées, greffées les unes dans les autres selon différents niveaux d’institutions, qui
cohabitent selon les degrés de tension correspondants et s’expriment les unes les autres selon le
frottement, la solidarité ou la contradiction de leurs exigences.
Heidegger a accordé peu d’importance à cet aspect de la pensée bergsonienne qui l’a pourtant
influencé par ailleurs. Quiconque cependant acquiert un double regard sur sa propre expérience se
rend compte qu’elle ne tient que dans le froissement et la tension des temporalités. Même la
temporalité des choses, même l’attention tournée vers l’assomption de l’habiter s’exécute selon une
modulation qui orchestre ses exigences et ses degrés de fermeture. Le trajet est par essence un temps
voilé, le temps du médiat et du support. Il est le temps préconstitué qui se fait vecteur du temps de la
« prise existentielle ». Pour le dire autrement, le Dasein « fait sienne la non vérité9 » au sein des
régularités, des jalons, des nodosités qui libèrent, dans les plages et les degrés de libertés ouverts par
ce « sacrifice », le rythme singulier de son souci, ainsi délivré de l’usure de la « négociation ». Il suffit
de penser au poète qui pour rester en poésie doit écrire, et qui pour écrire a besoin d’un matériel
auquel il se confie, sur lequel il ne peut pas baisser les yeux, justement parce qu’il est le vecteur de son
accession à la « terre ».
Tous ces durcissements ont pourtant leur envers, puisque, dès lors que quelque chose les défait, ils
laissent le Dasein brisé. Ils ont presque à chaque fois valeur d’institution d’un ordre. Il ne s’agit pas
seulement de l’alternative du Sous-la-main et du Devant-la-main dont parle Sein und Zeit, mais du
9
Cf. Etre et Temps, Paragraphe 59.
7
surgissement toujours inattendu de l’événement qu’aucun recueillement ne peut venir amortir. Tout
peut arriver. Si nous ne cessons plus ou moins de nous tenir dans l’abandon au surgissement éventuel
de l’immaîtrisable, celui-ci nous prend souvent au dépourvu. Se tenir prêt, voir venir, c’est déjà
s’assurer une certaine prise. S’attendre à tout est aussi abstrait que ne s’attendre à rien – c’est
finalement se nier, être un désert ou une feuille morte, c’est-à-dire s’enferrer dans la plus pernicieuse
des routines. On ne peut s’attendre à tout qu’à travers un certain prisme et une certaine forme assumée
qui assure justement notre capacité à adhérer à l’événement, c’est-à-dire à l’accompagner et
l’accueillir comme tel. Mais alors, justement, l’événement par excellence sera toujours celui qui
« frappe au dessous de la ceinture » et qui détruit la possibilité même de cette position. Se donner un
sol – ce qui nous semble nécessaire – conduit au danger de voir le sol lui-même se dérober, s’effriter,
s’engloutir. Dès lors insiste aussi, au deuxième degré, la nécessité de penser le mouvoir de ce sol, sa
propre passibilité à la transformation, un sol du sol qui ne soit pas l’Autre de l’Autre du tournant
théologique de la phénoménologie. C’est ce que Catherine Malabou a conceptualisé avec l’idée de
plasticité (qu’elle résume, de façon très éclairante par la formule « susceptible de donner et de recevoir
la forme10 »)11, dont nous aimerions nous inspirer en proposant, toujours selon un schéma
heideggérien, la conjonction d’une herméneutique et d’une axiomatique.
4. C’est au niveau de la question du sens qu’une telle question se pose puisque ce sont ses processus
de formation et de stratification qui le rendent suspect et appellent, au-delà de Heidegger, à la
méfiance devant ce qu’il dépose. Marx, Nietzsche et Freud ont semé le doute dans la confiance
traditionnelle des philosophes en appuyant que tout ce qui est de l’ordre du sens, c’est-à-dire attestable
par une reprise réflexive ou herméneutique12, est de fait suspect.
La déconstruction heideggérienne de la subjectivité – en tout cas telle qu’elle est explicitée dans les
premiers moments de son oeuvre – parachève d’une certaine manière la critique kantienne. Le sujet,
disait déjà Kant, ne peut en aucune manière être décrit sur le mode de la substance, c’est-à-dire comme
une identité d’essence qui se maintiendrait en soi. Autrement dit, le « je » n’est pas un réceptacle
étranger à ses déterminations empiriques, mais doit être pensé à la fois phénoménologiquement
comme continuité et unité prescrite par l’articulation du sens interne et du sens externe et logiquement
comme attribution de toute pensée à l’unité logique d’un sujet. Heidegger, poursuivant ce mouvement,
a récusé toute position souveraine d’une subjectivité maîtresse de ses représentations et transparente à
ses choix, pour lui substituer un mouvement selon lequel c’est le mode d’être du Dasein, d’être-le-là
(autrement dit, d’étant dont le mode d’être fait qu’il y a un là qu’il est) qui l’appelle à s’assumer
Cf. Interrogée par Mark Alizart pour la revue MUL, http://mul.club.fr/mul20-2.htm.
Cf. L’avenir de Hegel pour l’exposé technique, et La plasticité au soir de l’écriture pour le programme que ce concept
amorce.
12 C’est une définition sommaire dont nous contenterons pour le moment. Mais il est évident que nous ne nous en tiendrons
pas là et que ce sera vers l’idée du « sens nu » de Jean-Luc Nancy que nous allons nous allons nous acheminer.
10
11
8
comme étant le là qu’il est (et où il est). Dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger
décrit, par sa reprise de l’imagination transcendantale, la réceptivité de soi par soi, autrement dit le
mouvement par lequel, sans cesse, le soi s’approprie à lui-même comme celui pour qui il en va de
l’être. En ce mouvement, il ne cesse de s’approprier lui-même comme celui qui est appelé par l’être
dans la mise en œuvre de ses possibles, celui qui doit se récupérer comme étant celui qui est celui qui
projette les possibles qu’il projette.
A l’inverse, la déconstruction des maîtres du soupçon aborde la subjectivité comme la torsion qui plie
tout sens à ses propres intérêts et prétend se donner une objectivité qu’elle falsifie en amont des
critères logiques, interprétatifs ou simplement sémantiques selon lesquels elle la présente. Dès lors
qu’une énonciation est pliée sur son énoncé, dès lors qu’il y a reprise, intervient une épaisseur
subjective par laquelle le discours consiste, et dans cette consistance, s’aveugle. Cette épaisseur autointerprétée ne peut, par principe, rendre compte de la position dont elle s’élève, cela en particulier
parce qu’elle est astreinte à l’articulation langagière. Dès lors, toute philosophie, même celle qui se
décide objectivement pour la suppression d’une subjectivité, est suspecte et c’est la stratégie même
selon laquelle on philosophe qui est remise en cause. Autrement dit, même si Heidegger n’entre
assurément pas dans la catégorie des penseurs dupes de l’illusion du sens (ni Kant, très certainement),
il le reste encore d’une certaine manière dans le mode d’exposition de sa pensée et dans la stratégie
selon laquelle il la rend opératoire.
Pour les lecteurs intransigeants de Marx et Freud, seuls les faits, dès lors qu’ils sont contrôlables et
qu’on peut les inscrire dans un protocole qui en expulse toute subjectivité, peuvent délivrer quelque
chose du réel. Un tel programme, qui est aussi celui des sciences cognitives contemporaines, revient à
une forme de machiavélisme subjectif : le soi n’y serait que l’instance de centration qui prendrait à son
compte les déterminations extérieures, la fortuna, pour les réinvestir en les interprétant dans le registre
du sens, aveugle à ce qui les conditionne réellement et donc à la « réalité » (nous sommes obligé de
faire avec l’ambiguïté de mot) de leur insertion dans les faits. Le réel, nous rappellent ces maîtres du
soupçon, n’est pas ce en quoi nous nous engageons symboliquement, qui est nécessairement construit.
Il ne se mesure pas à cette aune là, n’est rien de ce que nous pouvons intégrer ou comprendre, n’est
pas ce que nous avons lissé et aménagé, du moins pas dans les termes selon lesquels nous nous y
abandonnons. Mais – là est toute la différence d’avec Heidegger – il n’est pas non plus rien, car si le
réel n’est pas la réalité, il est toujours le réel de la réalité, scandé et déployé à travers les exigences de
la réalité, avec tout ce que cela impose de ruses et de calculs. Ce que les maîtres du soupçon nous
rappellent – essentiellement Marx et Freud puisque Nietzsche apporte plutôt à cela l’antidote – c’est
que nous vivons dans un monde de faits et que, si on est appelé avec Heidegger à questionner « le fait
qu’il y ait le fait », on ne peut en aucune manière s’y affronter sans prendre garde au « fait que
précisément il y a ». Celui-ci est traité de deux manières qui toutes deux nous intéressent.
9

D’une part, dans « l’état de fait » indubitable tel qu’il peut être mis en évidence (que les
hommes souffrent, que les faits dont on parle sont des faits réels, bref, que le monde est aussi
posé comme monde parce qu’il exige d’être transformé, politiquement quand on parle des
sociétés, ou thérapeutiquement dans le cas des « âmes malades »).

Que cette transformation à son tour exige qu’on mette à nu des processus selon lesquels les
faits sont mus ou rapportés les uns aux autres. Il est important de noter que, quoi que puissent
en penser certains marxistes totalisants, cette recherche est surtout pragmatique et empirique :
elle est encadrée par une méthode13 et ne prétend pas exhumer une strate ultime qui
commanderait tout le déploiement du sens et des institutions, mais ne peut pas non plus se
contenter, à la manière de Deleuze ou Castoriadis, d’une ontologie du sens qui n’y ouvre pas
des fenêtres effectives et déterminées aptes à accueillir un engagement immédiat et ponctuel.
On discerne d’emblée le type d’axiomatique ici pointée, et qui veut que les prescriptions d’action
soient articulées à une fin et antérieures, voire indifférentes à leur reprise herméneutique. Mais il paraît
à première vue difficile de concilier une indexation axiomatique au réel, qui impose parfois un
aveuglement volontaire, voire l’insistance butée d’une bêtise, et la libération de la présence, par
principe retirée dans la réserve. Est-il possible, par exemple, d’être à la fois Gracq et Sartre ? Il nous
semble qu’une bonne partie de la philosophie française des années 70 (citons avant tout Lacan, mais
aussi Deleuze, Derrida, Foucault ou peut-être Lyotard) s’est posée cette question, et que la solution qui
s’impose est l’approfondissement du cadre en monde, l’enveloppement du poème au creux du récit.
Confier, comme Ricoeur, la mise en mythe originelle de l’existence à l’articulation du récit, à la mise
en abîme du fond celé plutôt qu’à la proximité, telle nous semble la direction à prendre. Mais Ricoeur,
plus volontiers à l’écoute de Husserl que de Heidegger, a entièrement rabattu cette mise en mythe sur
le registre herméneutique, restant par là dans ce que Heidegger nommerait l’oubli de l’être. Dès lors,
au contraire, qu’on tente de trouver une approche heideggérienne de cette direction, c’est le thème de
l’événement qui s’y libère – non pas seulement l’événement manifeste qui est un paroxysme, mais
l’événementialité de tout exister en son fond, la syncope permanente qui transit son articulation et y
rappelle sa singularité. Il s’agit donc d’une mise en résonance, laquelle nous semble tout à fait propre à
accueillir l’exigence axiomatique. Seulement celle-ci fait du monde son cadre. Au grand récit qui
approfondit le fait de l’être, seul la rigueur abstraite d’une éthique convient : éthique régulatrice qui ne
cesse de destiner, à travers la mise en série de ses différentes temporalités, l’individu à la
communauté, en quoi on peut comme Jean-Luc Nancy parler de singulier-pluriel. Une éthique de
contrainte latérale plutôt qu’effective, une permanente injonction à l’engagement et à la décision. On
13
Cf. Lire le capital, en particulier Du « Capital » à la philosophie de Marx.
10
retrouve aussi chez Levinas une telle impulsion, adverse aux tentations de la fatigue, qui force ceux-là
même que la griffe de la mort enferme à s’ébrouer, à s’arracher à la plate éternité des somnolences.
« L’engourdissement de la fatigue est bien caractéristique. Il est une impossibilité de suivre, décalage constant et
croissant de l’être par rapport à ce à quoi il reste attaché, comme une main qui lâche peu à peu ce à quoi elle tient,
qui lâche dans l’instant même où elle tient encore.14 »
« L’effort s’élance de la fatigue et retombe sur elle. Ce qu’on appelle la tension de l’effort est fait de cette dualité
d’élan et de fatigue. Le moment créateur de la force s’accomplit certes malgré la fatigue par un risque. Mais cette
création ex nihilo en tant qu’effort doit dans son instant même triompher du désespoir et du lâcher tout de la
fatigue.15 »
Par fatigue, c’est bien sûr de toutes les routines, de toutes les facilités, de toute les « mises en
veilleuse », bref, de tous les relâchements de tension dont il est question. Mais cette tension n’est pas
la concentration, mais bien plutôt le fait d’être « à son affaire » dans le monde, c’est-à-dire d’accueillir
ce qui vient en présence, l’événement articulé, dans son initialité, sa nouveauté, son exigence
inquisitrice.
5. Nous sommes donc conduit à assumer de concert :

Une théorie de la forme qui ne réduise pas celle-ci à la permanence et permette d’accueillir la
mise en mythe sous forme articulée et la perspective, de sorte que des passibilités
d’engagements s’y ménagent d’emblée. Il ne s’agit pas tant d’une forme interprétative que de
la manière dont on répond à la sollicitation du monde « en tant que » sans être absorbé par cet
« en tant que », mais en faisant de lui la matrice d’ouverture à la béance de l’être.

Une éthique selon laquelle cette forme elle-même est maintenue en éveil. Si la forme telle que
nous l’envisageons assume le terme de plasticité, théorisé par Catherine Malabou dès L’avenir
de Hegel16, l’éthique y devient l’aiguillon qui anime et fait coulisser la forme, son
« plasticiter ». L’éthique, c’est la théorie régulatrice des « capteurs » et des prothèses
plastiques qui assurent la prise réciproque des formes. Au niveau le plus haut, elle est la
respiration de la forme – sa destination vers l’altérité, et en cela, reprend la deuxième
formulation de l’impératif catégorique : «Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité
aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps
comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». A ses niveaux inférieurs, il s’agit de
tous les exercices qu’on s’impose, les jalons qui coordonnent notre être-au-monde (par
exemple, se passer le plus souvent possible de la première à la deuxième personne du singulier
De l’existence à l’existant, p.42.
Ibid, p. 44.
16 Puis éprouvée dans Le change Heidegger et récapitulée dans son principe et son histoire par La plasticité au soir de
l’écriture qui est notre principal référent à ce sujet, puisqu’il s’agit de l’ouverture d’un chantier, passer du paradigme de
l’écriture à celui de la plasticité.
14
15
11
dans un récit) : de telles intrications, quoiqu’on en pense, sont agissantes, et la prise dans les
institutions mondaines rythme l’accueil de la présence.

D’une manière bergsonienne, ajoutons qu’il y a là aussi un processus de libération de la liberté
qui s’effectue dans le travail d’aménagement de la durée. Quand vient l’événement, quand
arrive le choc, nous ne sommes plus vraiment libre, puisque le rôle du sujet17 est plutôt celui
d’assumer les changements de strates interprétatives et de recentrer le sens d’une réaction 18.
La liberté ne peut au contraire que se travailler dans la durée car la « libération de la liberté »
dont on parle après Heidegger risque elle-même d’être une idée vide si sa responsabilité
n’engage pas immédiatement en une factivité à laquelle on échappe pas. Si liberté n’est rien
d’autre que « la liberté de l’être, c’est-à-dire l’infinie inessentialité de son être-fini, qui le
livre à la singularité où il est soi 19», n’est-ce pas aussi alors que « c’est ce qui est qui est
vraiment, et ce qui arrive qui arrive vraiment » ? Que c’est tout ce monde là, tout ce qui
s’ouvre en lui, ce dont aucune extériorité n’est possible, qui est vraiment - c’est-à-dire frappé
dans toute la factivité de son étantité du fait d’être ce qui est vraiment, à chaque fois, pour de
bon ? Et dès lors n’est-ce pas la pure fonction référentielle du récit qui tranche sur la garde du
sens, et la liberté est-elle vraiment liberté sans une stratégie en durée qui maintient à vif le pli
d’être soi en l’impliquant dans une tâche qui se réalise – cela, avec toutes les compromissions
avec l’impropre, tous les entraînements20 qui s’imposent ?

En dernier lieu, c’est aussi vers une forme de réalisme que nous nous acheminons par là,
puisqu’il n’est pas d’autre raison de transir le sens dans la forme que d’y manifester l’abrupt
du réel. Que le sens soit, en sa fonction signitive, subordonné au réel et qu’il ne l’épuise pas,
nous l’acceptons sans peine21 et accordons qu’un tel excès ne cesse d’avoir lieu. Mais que cet
excès advienne, d’une manière ou d’une autre, en creux, à la manifestation, autrement dit que
l’exigence du réel se manifeste à même le sens (non comme nécessité de compléter le sens et
de le porter, mais comme engagement avéré), voilà ce que nous cherchons à comprendre.
Heidegger a donné les armes les plus puissantes de notre temps pour ces questions :
précisément que pour que sens il y ait, il faut que « soit » en vérité ce dont le sens dessine la
contrainte, et que c’est dans cette impossible assomption de l’être (assomption qui se joue hors
de toute herméneutique et de tout idéalisme22) qu’est toute la question.
Et non exactement de la subjectivité à laquelle nous aurons plutôt tendance à rendre une certaine épaisseur kantienne.
Quand vient l’action, il y a bien cette « bêtise » et cet « aveuglement » dont nous avons parlé et dont le sujet se fait le
support. Aveuglement qui peut être aussi bien passivité liée à la colère que foi ou passion libératrice.
19 Cf. Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, p. 18.
20 Pensons à une danse. Pour pouvoir danser, un corps doit aussi s’imposer une série d’exercices répétitifs, d’échauffements,
de musculation, etc. Mais ceux-ci ne valent que dès lors qu’ils sont assumés, accueillis et interprétés « dans la durée ».
21 Jocelyn Benoist le montre très clairement dans son dernier ouvrage, Les limites de l’intentionnalité.
22 Il ne nous semble absolument pas tenable d’accuser Heidegger d’idéalisme quand on lit sérieusement, avec l’attention
requise, des essais comme L’origine de l’oeuvre d’art.
17
18
12
Parce que la matière de notre questionnement est fugitive et diverse, il nous paraît plus cohérent pour
ce travail d’adopter la forme d’une suite d’articles dont les perspectives se croisent et se chevauchent
parfois. En toute rigueur, nous ne savons dans quel ordre précis il faudrait exposer les jalons de notre
enquête, sachant que cette difficulté vient de son objet même. Si unité il y a, nous ne pouvons
justement la donnée synthétisée comme une seule perspective organique. Pour les matières dont nous
traitons, cette unité ne peut être autre chose que le résultat d’ensemble forgé par le concours d’une
série d’esquisses qui prennent chacune une perspective choisie et la déploient. Pour cela, nous tentons
de tirer leçon du mode d’exposition qui a été choisi par Heidegger lui-même : non plus le traité massif,
dont l’unité est la faiblesse, mais une série de conférences courtes, dont la congruence amène l’unité
bien plus que le lissage a posteriori. Il y aura donc presque nécessairement des recoupements, puisque
certains thèmes seront à la fois rencontrés lors d’un parcours et développés pour eux-mêmes en un
autre parcours. Ajoutons enfin que ces articles participent d’une perspective qui se revendique de
Heidegger. Si parfois ils s’aventurent à formuler des arguments ou à proposer des types de
problématiques plus proches de la philosophie analytique, ils le font « en toute naïveté », en foulant
peut-être des terres mille fois foulées. C’est que ce qui peut nous paraître requis d’un point de vu
phénoménologique hétérodoxe aura pu nous apparaître, à partir de cet a priori continental, d’un intérêt
fondamental, même si cela peut-être tout à fait évident pour d’autres types de problématiques.
13
LE SENS ET LES TEMPORALITES
Ce premier article est tout entier consacré à l’énigme du sens, sans que des problématiques d’auteurs
plus ou moins spécifiques ne viennent s’y insérer23 – même si, bien sûr, on ne manquera pas de
reconnaître quelles sont les conceptions qui l’influencent. Nous cherchons ici en effet à expliciter cette
question cruciale dont on se tient souvent quitte, qu’on subsume souvent derrière l’idée d’un « sens
de » et qui constitue méthodologiquement un préliminaire obligé. En effet, sans le sens, ou tout du
moins sans une idée appropriée du sens, nous ne savons rigoureusement pas de quoi nous parlons
quand nous investissons des problématiques phénoménologiques ou existentielles. Nous prêtons ainsi
le flanc aux critiques que peuvent formuler les tenants de la naturalisation ou de la logicisation des
questions dont nous traitons et nous nous offrons « en pâture » aux partisans les plus durs des sciences
cognitives. Tenter de nous placer immédiatement dans la dimension du sens, c’est à l’inverse nous
poser avant toute autre chose la question de la spécificité philosophique, cela pour rendre plus visible
le terrain sur lequel nous allons œuvrer.
A. Le sens et la temporalité du temps.
1. Pour aborder l’énigme du sens, la perspective génétique et proto-phénoménologique que nous avons
à mettre en oeuvre gagne à se ressourcer à des travaux anthropologiques et éthologiques qui
permettent d’en circonscrire la donne. C’est donc par une lecture de l’ouvrage de Dominique Lestel,
Les origines animales de la culture que nous ouvrirons ces préliminaires.
Lestel place son étude sous le signe de l’individuation, emboîtant en cela le pas à Simondon ou
François Jacob. La thèse forte qu’il défend24 est que le vivant, jusqu’au niveau cellulaire, est enchâssé
à la mise en forme symbolique puisqu’il se déploie toujours comme genèse, à un niveau
« membranaire », de degrés de libertés et d’indétermination. Dès lors, ce sont les différentes modalités
de cette mise en forme qu’il s’agit de comprendre si l’on veut esquisser une phénoménologie capable
de saisir l’originalité du mode d’être humain. Si le culturel est co-originaire du naturel, quid du sens,
de ce que nous appelons le sens ? Les élaborations symboliques et même les comportements
interprétatifs ne sont pas propres aux êtres humains, nous dit Lestel. Tout ce qui est de l’ordre de la
mise en forme médiate, bref de l’aménagement par individuation d’un rapport au milieu intègre déjà la
dimension du symbolique – précisément celle de la mise en forme à partir de laquelle les adhésions
primaires de cette forme au milieu s’organisent. En d’autres termes, il y a quelque chose comme un
Nous ne cachons pas que l’ouvrage de Jean-Michel Salanskis, Sens et philosophie du sens, nous a influencé à ce sujet –
même si nous revendiquons une filiation plus heideggérienne que levinassienne.
24 Qui est aussi, d’une toute autre manière, celle de Bernard Stiegler. Cf. en complément notre texte sur La prise du
symbolique sur le vivant. Cf. aussi les analyses de Deleuze dans Logique du sens, en particulier les séries XV Des
singularités et XVI De la genèse statique ontologique.
23
14
rapport « herméneutique » à soi du vivant, dont le sens est seulement un certain degré qu’il s’agit donc
d’interroger en propre25.
Lestel distingue trois grands types dans les comportements animaux qui nous intéressent. Les insectes
sociaux accomplissent collectivement des tâches pour lesquelles ils coopèrent selon une distinction des
rôles drastiques et une élaboration complexe des procédures. Ils n’ont pas de liberté face à leurs
câblages mais participent d’une structure sociale des plus spécialisée – quoi qu’on ne puisse dire
exactement qu’il s’agisse d’une société puisqu’il n’y a justement la place pour aucun rôle, pour aucune
individuation qui ne soit autre que collective, qu’il n’y a aucune mise en commun à gérer puisqu’il n’y
a jamais de rencontre et de face à face, mais un parallélisme fonctionnel absolu à tous les niveaux
(jusqu’à la reine). A l’inverse, les sociétés de chimpanzés sont « fortement sociales », puisque toute
leur structure s’organise comme une économie de forces qui agissent les unes sur les autres. La
plasticité individuelle et la complexité des tâches techniques qu’un individu est capable d’accomplir
sont fortes, mais il n’y a jamais de structure du travail différentiée, autrement dit de structuration
collective d’une tâche. L’humain enfin conjugue à la fois les tâches complexes et les médiations de
l’action collective.
2. Nous n’irons pas jusqu’à nous demander précisément ce que cela peut faire d’être une chauvesouris, une fourmi ou une algue, mais ces questions sont en quelque sorte propédeutiques et nous
obligent à serrer l’énigme du sens dans une série de médiations conceptuelles. A vrai dire, nous nous
méfions des conceptions par trop idéalistes qui en viennent d’emblée à identifier sens et mise en forme
de la perception, et finalement à réduire le réel à la construction d’un accès à lui26.
Méthodologiquement (et religieusement) une pensée comme celle de Michel Henry est aussi forte que
radicale – mais si elle révèle une insondable énigme, elle ne nous aide guère pour en libérer une
compréhension, ce qui est après tout la tâche de la philosophie. Nous nous rattachons plutôt, pour
notre part, à une phénoménologie en partie naturalisée27, accueillant à la fois les acquis modernes des
sciences cognitives et prenant en compte les concepts profonds forgés par Freud et par Bergson. Dans
cette optique, la perception échappe toujours en partie au sens parce qu’elle lui est première,
Le terme sens ne fait pas partie du lexique de Lestel. Nous utilisons ses analyses pour en dégager un concept.
Michel Henry a proposé la thèse la plus forte et la plus radicale à ce sujet en identifiant originairement la vie au
redoublement sur soi du réel. Par conséquent l’auto-affection y est autant celle de l’extériorité absolument étrangère qu’elle
n’est le soi. La vie s’étreint, est immédiatement sens d’elle-même, sans distance. Elle s’interprète secondairement, le cas
échéant, mais n’est pas, contrairement à ce que dit de son côté Heidegger, herméneutique mais certitude. Elle se sait en deçà
de toute objectivation parce qu’elle est cette certitude (Michel Henry dirait peut-être même que cette certitude l’est en un sens
presque transitif). Il y aurait donc originairement ce rythme d’écrasement et de fuite de soi-même qu’on ne peut concevoir, et
en lequel toute vie serait originairement écrasement de soi sur soi. Cette pensée séduit, mais elle ne nous aide pas – elle n’est
d’ailleurs pas faite pour cela.
27 Signalons cependant d’emblée, pour que les choses soient claires, que nous ne nous rattacherons pas pour autant à une
vision selon laquelle le sens n’est qu’une modulation qui traite a posteriori des données matérielles – à la manière dont l’Etat,
pour Machiavel, s’empare de la fortune pour la ramener dans un systèmes de dépendance - et construit des raisons qui
instituent un ordre déjà imposé par des causes. On va le voir, le sens vaut quand même mieux que ça.
25
26
15
irréductible, et ne s’y ramène que traduite et informée. On n’acceptera pas comme tel le doublet
husserlien de la hylé et du noème28.
Cette information n’est toutefois pas une simple transposition sur un autre registre, car une bonne
partie de tels changements se passe tout aussi vraisemblablement selon des associations réelles qui
nous constituent bien plus que nous ne les constituons (ainsi, le rapport entre la pure perception de
blanc et la perception de la qualité n’est pas, à notre avis, constitué par notre conscience ; par contre,
elle la constitue puisque, comme qualité, elle est potentiellement29 résistance, épaisseur, empreinte, et
donc pure valeur de subjectivité). Nous parlons donc d’un processus, d’une mise en forme de soi qui
se creuse effectivement à même son mouvement et se vise ou s’invagine vers soi. Autrement dit, elle
institue un processus herméneutique qui impose dans son faire une clôture et une identité de la forme à
un niveau incommensurable à ce qui s’y trame. Par là même, elle est un « faire signe » vers soi comme
vers une unité30 (non synthétique, mais plutôt gestuelle, dynamique, logique) et de cela, s’oppose un
« à faire » comme extériorité éployée et résistante. Dès lors qu’on parle d’affect plutôt que de
perception, on vise explicitement ceci : le rapport à soi d’une forme à même un flux, forme qui
s’interprète et se rassemble en terme de soi. Notons toutefois qu’il ne s’agit pas du geste d’autoattribution d’un acte, mais d’un lien immanent au geste propre de la forme qui s’attribue à soi-même
dans le geste même où elle se destine. L’auto-affection est la forme générale de ce rapport que « je »
suis chaque fois : ce n’est pas moi qui m’auto-affecte, mais je suis bien l’auto-affection en laquelle
tout ce qui m’advient le fait comme mien (ou plus précisément, l’avoir ne m’échoit que parce l’être est
appelé en lui, et que l’avoir ne se donne que comme tâche ontologiquement extérieure qui requiert son
destinataire dans son être)31.
On décrira alors le sens32 comme l’espacement qui ouvre l’apparaître au-delà de lui-même, le fait
valoir-pour, c’est-à-dire l’implique dans un espace au sein duquel il se donne obscurci (les deux
termes étant important ici, celui de la donation, en quoi l’advenir de la chose est toujours un
événement, un déplacement et une mise en jeu, et celui de l’obscurcissement par lequel il est invaginé
vers le monde). Quoi qu’on puisse en penser, il ne s’agit pas d’une modalité intérieure et d’une
modalité extérieure, mais de deux caractérisations d’une co-originarité de l’intérieur et de l’extérieur
comme simples faces actives d’un exister. La donation qualifie l’événement de la subjectivité qui ne
cesse d’avenir dans le sens. L’obscurité désigne la prise de celle-ci dans un réel qui la domine. Le
Ou tout du moins, on verra qu’il faut compliquer leur relation, que le noème réalise et assure une implication de soi par
donation de la hylé – mais qu’elle n’est pas sa mise en forme. Cf. Architecture de la présence II.
29 Potentiellement car les processus de reconnaissance et de catégorisation peuvent exister sans conscience. N’importe quel
stimulus est traduit selon un spectre et reconnu. Seulement, il n’est pas nécessairement reconnu par une conscience, et c’est
par une série de traductions qu’il peut enfin aboutir à une impulsion purement instinctive ou qualitative.
30 Ici sans doute, on pourrait parler d’ipséité. Mais le mot ipséité, trop connoté, nous semblerait encore un peu réducteur.
31 Cf. Deleuze, Le pli.
32 On aurait pu également utiliser le terme d’esprit, mais il nous paraît trop connoté. Nous préférons revenir au terme « sens »
quitte à introduire par la suite des distinctions dans son usage.
28
16
terme d’auto-affection, pour nous, ne désigne aucun rapport de soi à soi fermé et constituant, mais
bien au contraire l’intériorité d’une extériorité, le soi de l’affection pure. Nous la pensons active, c’està-dire qu’elle est à la fois la pure exposition sensible en une réceptivité originaire à l‘événement
d’exister, et la pure mise en jeu d’une identité en une tâche, c’est-à-dire le rassemblement de soi en
une réalité à laquelle nous avons à répondre33. Le sens est geste. Geste ne veut pas dire mouvement,
car le geste à l’opposé du mouvement ne s’emporte pas tout entier, mais se retient, se réserve et reflue
en soi à même son envoi. Nous avons en vérité des réserves envers des pensées en apparence parentes
– celle de Patocka, et sa lecture par Renaud Barbaras34 - quand elles rabattent le sens sur
l’intentionnalité (s’en tenant à une stricte phénoménologie) qu’elles qualifient d’autre part comme
mouvement vivant lequel transirait originairement l’exister et recueillerait en amont et en aval les
pôles subjectif et objectif, déposés par le mouvement. Même si nous nous sentons très proche de
maintes explications données à ce sujet, une certaine insistance sur la profondeur perceptive du monde
(fuite, retrait de toute apparition dans un monde qui la tient, abîme du dehors perceptif) y rabat trop
explicitement le sens sur l’apparaître. Nous serions de notre côté plus « naturaliste35 » concernant
l’idée de mouvement, dont nous expulserions tout vitalisme. Nous insisterions sur l’enroulement sur
soi du mouvement qui le constitue en geste. Très métaphoriquement36, nous dirions alors que le sens
est un geste qui s’adresse, c’est-à-dire « résulte » (comme on parle de la résultante des forces en
physique), mais de cela même qu’il rencontre une résistance, décentre et reconvoque ce qu’il déploie.
Imaginons-le comme un danseur qui tourne en quelques pas, et dont chaque élan se nourrit de forces
antagonistes, tandis que la courbe même du mouvement qui s’emporte tout entier se déforme et se
transforme.
Ainsi37, on manquera toujours le sens si on le considère seulement comme « sens de quelque chose » si on considère son fait de sens en tant qu’il est « sens de ». L’énigme restera intacte parce que c’est à
l’inverse dans le sens qu’un « comme tel » est possible, et que toute structure signitive ou expressive
ne vient à la manifestation que sur fond du sens qu’elle présuppose. Le sens est originairement
l’ouvert des sens multiples et de leurs rapports réciproques enveloppés dans un « aller au-delà de soi ».
On peut comprendre de ce fait en quoi l’imagination a pu, autant pour Husserl38 que pour Heidegger
être considérée comme fondatrice. C’est qu’en sa forme immanente, l’imagination est cette puissance
d’ouverture et d’espacement qui « crée du vide » et ouvre le champ des rapports à soi. Elle est cette
tension/réaction, cette passibilité à l’au-dehors, non seulement comme simple réceptivité, mais comme
une inquiétude, une puissance d’opacité, le miroitement troublé et lunaire profilé sur un lac noir. En
Selon une dualité très levinassienne de l’événement sensible et de l’événement de la convocation.
Cf. Surtout Le désir et la distance.
35 La profondeur de la perception s’accroît d’autant quand on la rejette hors de la sphère phénoménologique, en une insécable
réalité.
36 Mais à ce sujet, c’est peut-être par métaphore qu’on est le plus clair.
37 Comme l’explique Jean-Michel Salanskis dans son ouvrage Sens et philosophie du sens.
38 Comme le pensent Rudolf Bernet (cf. Conscience et existence) et Marc Richir.
33
34
17
toute rigueur, il faudrait bien sûr mitiger cette assertion en rappelant que pour Husserl, la pure
phantasia est justement caractérisée par une neutralisation de l’effectivité, et qu’elle ne se confond en
rien avec la représentation d’une possibilité : elle est pour lui une pure production fictionnelle. Notons
que, comme l’explique Rudolf Bernet, l’étude des phantasias est fondamentale dans la
phénoménologie de Husserl puisque c’est à partir de leur caractérisation que se dégage la position
caractéristique de l’épochè comme « suspension de la thèse du monde » (c’est-à-dire du rapport
naturel et usager aux choses ainsi que de la « foi » dans les jugements portés sur la nature du monde).
Elle pourrait donc, à première vue, remettre en cause notre thèse. Il nous semble cependant qu’en
décrivant l’interruption de la « foi naturelle », Husserl n’interdit en rien l’implication et l’attribution
qui sont au contraire mises en exergue : l’interruption du mouvement laisse intacte l’exigence du
geste39. Au deuxième degré, ceci n’invalide donc en rien notre thèse puisque ces phantasias se
déploient elles-mêmes sous contrainte d’une cohérence interne qui, si elle ne sort pas indemne de la
confrontation avec le monde réel, est plutôt une charge de « réalisation40 » de la fiction elle-même41.
Elle nous montre donc plutôt qu’on ne peut tenir simplement le « réel » en lequel le sens est engagé
pour la réalité, mais qu’il est plutôt une résistance que le sens épouse en son mouvement formant et
qui sculpte à la fois la réalité et l’imagination, puisque sa radicalité les contraint toutes deux. La
psychanalyse a clairement montré qu’une position de réalité ne peut émerger qu’à l’encontre d’une
mise en récit, ou en mythe de soi-même, ou encore d’un phantasme de soi-même, à travers lequel nous
nous y engageons « en tant que quelqu’un»42. Notons encore que les phantasias ainsi appréhendées se
déploient seulement à même le pouvoir instituant du langage qui en articule les ordres propres et la
logique43. Elles relèvent donc déjà, quoique sans la distinction conséquente, des couches conscientes
supérieures et ne se réduit pas aux surgeons débridés et aux tensions anxieuses qui peuvent traverser le
rêve ou la petite enfance (ou sans doute, l’animal).
Nous résumerons ce premier moment en liant la question du sens à celle de la temporalité. Le sens est
temporalisation – par là même espacement – du temps, c’est-à-dire prise à soi de celle-ci. Il ouvre le
lieu du temps, en lequel celui-ci se cherche, se trouve, s’enroule en lui-même, se perd et se retrouve.
Selon cette caractérisation du sens, il ne nous semble pas être un « propre de l’homme » absolu
De toute manière, l’épochè n’opère que sur une élaboration conceptuelle supérieure et n’est pas décisive au niveau du sens.
Quant à son impact ultérieur, disons s’emblée qu’elle libère bien « l’implication », mais qu’à la manière dont elle est posée,
elle laisse encore sa raison invue : l’être en vérité de la chose (cf. L’origine de l’oeuvre d’art).
40 A ce sujet, il faudrait certainement – et nos analyses ultérieures n’y pourvoient pas suffisamment non plus – décrire plus
finement la relation entre le « réel », la « réalité » et l’imagination. Cela serait l’objet d’un travail à cheval sur la
psychanalyse et la phénoménologie auquel nous espérons avoir l’occasion de nous consacrer.
41 Précisons. En toute rigueur, les pures phantasias sont sans aucune contrainte. Leur pouvoir est un pur pouvoir de
phénoménalisation (selon Marc Richir) qui les projette comme « rien que phénomènes ». Mais la phantasia ne peut prendre
corps qu’en consistant selon une cohérence instituée en un ordre et une temporalité propre, en prenant pied dans un langage,
donc. Ce difficile problème est abordé en détail par Marc Richir dans sa Phénoménologie en esquisses.
42 Dans ce cas bien sûr, la neutralité n’est plus préservée comme telle. Ou plutôt, elle est implicitement préservée puisque tout
en se présentant réflexivement comme réalité, cette fiction de soi se vit en effet comme fiction sans pouvoir se rapporter
effectivement à sa finitude.
43 Cf. Marc Richir, Ibid.
39
18
puisque, avec plus ou moins d’intensité, cette dimension est sans doute présente chez l’animal. Il est
en quelque sorte une pure herméneutique de soi, c'est-à-dire, originairement, quelque chose comme
une inquiétude44 et un questionnement - et on peut raisonnablement penser que l’animal, par
intermittences, obscurément, questionne (pas explicitement bien sûr, mais dès lors qu’il y a
répercussion, genèse d’affects gratuits, non indifférence à une chose neutre).
Nous allons donc devoir nous mettre en quête de la complication selon laquelle le sens est proprement
un sens humain, c’est-à-dire capable de cadrer explicitement le rapport au réel qu’il est. Nous allons
montrer comment le sens humain n’est pas seulement temporalisation du temps, mais temporalisation
de la temporalité elle-même45.
B. La temporalisation de la temporalité. La forme du rapport à soi
Continuons donc de façon phénoménologique, et intéressons nous à ce que nous considérerons comme
le premier surgeon du sens : la consistance46.
1. La consistance est caractérisée par un double excès qui fait problème : excès par rapport à sa
présence brute – ce en quoi elle est non adéquation à elle-même, dépassée, en tant que forme
immédiate, par l’intention qui s’y heurte – mais corrélativement, et c’est peut-être le plus intéressant,
excès de sa différence d’avec elle-même sur toute intention qui peut s’y rapporter et s’y heurter. Toute
consistance est traversée par des gestes, par des visées, par des structures complexes d’intentions qui
le mobilisent comme partie d’un ordre plus vaste dans lequel elle intervient en tant qu’élément d’un
calcul, comme pierre d’un édifice en lequel une existence détermine les résistances et les possibles de
sa propre liberté. Mais il est aussi – par là même, justement – quelque chose qui exemplifie un réel
imprésentable en tant que tel et ne le convoque que latéralement tout en restant par principe ouvert sur
lui. La consistance, dans sa présence cette fois – mais une présence oblique, en creux, close sur ellemême – est une forme, une configuration prise comme telle, qui donne plus de réalité qu’elle n’en
laisse lire de manière réflexive, qui pose de manière indubitable un cadre, une légalité, une contrainte
de réel à laquelle on souscrit d’emblée, de manière non objectivée, parce qu’elle s’impose
corrélativement à sa saisie comme teneur en monde. Le propre d’une consistance est toujours qu’elle
dise plus que ce qu’on peut y lire, qu’elle décentre qui s’y rapporte vis-à-vis d’une position de réel
dont elle pose la stabilité (ma compréhension du monde n’est pas totale, le monde est creusé, traversé,
Nous adoptons ici encore une optique bergsonienne. Le sens passe par un retard, une indétermination qui demande d’être
assumée à un niveau incommensurable d’avec les instances de différance.
45 Pour un abord bien plus poussé et profond de cette thèse envisagée au seul niveau phénoménologique, nous ne pouvons
que renvoyer à l’oeuvre magistrale de Marc Richir. Notre objectif étant plutôt de tenter de reprendre à nouveaux frais la
pensée de Heidegger, nous ne poussons pas en détail l’analyse phénoménologique de la temporalité.
46 Ce mot a été introduit par Bernard Stiegler. Nous le reprenons plus en détail dans notre article intitulé Architecture de la
présence II, plus loin dans le corps du mémoire.
44
19
incomplet et se ressource à la fois à l’automatique et à l’assomption de cet écart auquel l’édification de
symboles « officiels » donne en un sens une forme objective qui peut être réfléchie)47. Dans tous les
cas, ce décentrement est le propre du sens, qui ne parvient à effectivité qu’à travers le pivot de
l’idéalité (Il ne faut pas le confondre avec le face-à-face d’un sujet et d’un objet qu’on a souvent cru
au principe de la phénoménologie : lorsqu’on parle de décentrer, il s’agit aussi de faire voler en éclats
l’auto-position et la distance ainsi ménagée n’est pas celle d’un en face, mais celle d’un degré de
liberté réciproque, ou pour le dire en termes derridiens, d’une incision qui est originairement le lieu de
l’incessante relève de ce qu’elle décroche).
Cette caractéristique a été plusieurs fois aperçue et thématisée, que ça soit par l’herméneutique ou par
des réengagements de la phénoménologie comme celui de Jean-Luc Marion à partir d’Etant Donné.
Mais dans un cas comme dans l’autre, le postulat implicite est « idéaliste », qu’il indexe le sens à son
élucidation et identifie des positions normatives, ou qu’il inverse téléologiquement l’enquête
phénoménologique. Or, il est peut-être plus fécond pour nous de chercher une position réaliste.
Position qui n’est en vérité rien d’autre que la prise en compte du réel, que le symbolique qui
s’organise par les consistances inscrit à même lui. Autrement dit, du sens de référence – même et
surtout si celui-ci est opaque et brouillé – qui est inscrit dans l’élucidation réflexive et qui larve en elle
quelque chose comme une nécessité sous-jacente d’action qui ne se dément jamais48. La consistance
peut s’interpréter comme une originarité absolue du singulier/pluriel, de cette communauté, cette cooriginarité du regard déterminant et de l’autre regard, co-impliqués dans la possibilité même de la
détermination. La communauté est dans la singularité d’une position de monde, et inversement, selon
un chiasme difficile à débrouiller ; la singularité s’excède immédiatement comme monde à la fois
absolu et dérobé à lui-même, monde qui est un monde d’autres, qui se déploie en s’espaçant, en
répondant, et elle s’y adresse en même temps, non pas tant comme position empirique incarnée que
L’homme, contrairement à l’animal qui peut à la rigueur utiliser tactiquement son environnement, mais sans jamais
réfléchir son rapport à lui, déploie sa conscience en instituant une fixité. Il n’a pas seulement la perception d’un objet, ni
même la conscience de sa présence, mais il se rapporte à lui sur un mode qui en établit la fixité. Il se met au diapason de ce
qu’il institue comme lui étant extérieur, comme principiellement décrochable de ma présence, à partir de laquelle je me
rapporte à lui. Mieux encore, je me soumets – non pas secondairement, mais selon le mode propre de la visée – à cet ordre.
L’installation d’un monde me satellise dans l’appréhension que j’ai de moi-même. La construction et l’articulation des
idéalités en monde (et l’autonomie de leur croissance à ce niveau) constituent celui-ci comme un dehors/dedans. A ce niveau,
outre Derrida lui-même, on peut s’intéresser à l’exigeante phénoménologie de Marc Richir, et en particulier, sur ce point
précis, à son très brillant article publié dans L’intentionnalité en question (édité par D. Janicaud).
48 Cf. aussi à ce sujet notre article fourni en annexe, et en particulier notre lecture de l’Ego husserlien, page 29 du travail en
question. Déjà pour Husserl, la construction logique du monde ne le rend pas seulement cohérent mais le fait tenir droit,
l’ouvre comme espace solide. L’Ego est justement cette unité plus que synthétique qui s’élabore à travers les synthèses
passives et actives, unité d’un wagon qui emporte avec lui, de manière stable, tout ce qu’il contient. Bien sûr, la
Verlässlichkeit de Heidegger et l’unité ainsi construite ne sont pas superposables, puisque la Verlässlichkeit suppose, comme
on le reverra encore plus loin, une confiance en la solidité du sens, une assomption de son risque, quand, plus rigidement
(mais de manière tout aussi visionnaire) Husserl met à jour le caractère d’unité que la tâche du sens elle-même présuppose
dans sa praxis. Evoquer cette détermination permet, comme on le verra encore plus loin, d’insister sur la forme syntaxique et
structurelle sur la temporalité elle-même.
47
20
comme face contingente et non maîtrisée, libre de ce monde originairement peuplé49. En cela,
ajouterons nous, le sens se distribue dans un « à faire commun ». C’est en ses nœuds – ou plus
exactement dans les nœuds que permet ce croisement de communauté et de singularité – qu’une
position de réel se dégage, dans le cadre des registres de discours stabilisés comme structure
d’interprétation locale du symbolique. Cela est vrai en particulier dans les oppositions que le discours
instaure et dont l’enjeu n’est paradoxalement rien d’autre que le réel. Ainsi comme l’a longuement
décrit Kierkegaard, le sens, n’est qu’une des faces du sacrifice d’Abraham, dont l’enjeu profond est la
nécessité de répondre oui ou non, indexée à une position de réel absolue, l’existence ou non d’un Dieu
qui appelle50.
Le réel cesse d’être une inquiétude pour devenir aussi une radicalité dès lors que le sens se retourne en
lui-même, c’est-à-dire dès lors que son rapport à soi se fait sur le mode de la prise. Il ne s’agit pas
seulement de réflexivité, mais paradoxalement d’une mise à distance de soi-même selon les processus
grammaticaux qui agencent leur rapport interne et par là leur cohésion51. Cette logicité « au second
degré » (ce n’est plus seulement de la déduction, mais déjà la forme pure de la déduction),
transcendantale, n’est pas une simple mise en forme logique, un simple cadrage des savoirs, mais
l’enchâssement du langage au sens, c’est-à-dire son articulation. Il n’y a pas là, semble-t-il,
incompatibilité avec la pensée de Heidegger52. On pourrait même oser avancer que la logique moderne
et mathématique n’est pas irréductiblement étrangère au questionnement de Heidegger puisqu’elle
dégage justement une prise sur soi de la forme, donc, un questionnement de perspective
transcendantale qui se dégage d’un « logicisme primaire ». Autant la logique primaire
(aristotélicienne) et ses applications dans le raisonnement déductif simple ne fournissent qu’un simple
canon lequel peut, en définitive, expulser toute signification de son usage53, autant la mise en forme
des canons logiques eux-mêmes est, en tant que pratique, une tâche de prise sur soi54 qui libère la
profondeur de la forme elle-même. Le formalisme n’est pas un verrouillage, mais une clôture
dynamique de la pensée sur son possible, par laquelle elle s’interdit résolument tout « sol » et tout
« fondement » et ne tient qu’en rapports coordonnés par des axiomes et sollicitant à chaque fois un
engagement sous la forme d’une assomption de nécessité.
A ce sujet, dans le collectif L’intentionnalité en question, dirigé par Dominique Janicaud, Marc Richir fait une description
phénoménologique de ce que nous esquissons ici sommairement. Sinon, on se réfère aussi, bien entendu, à l’oeuvre de JeanLuc Nancy, et en particulier à Etre singulier-pluriel.
50 Ce sera donc un pari difficile que de tenir le sens et le réel, de tenir Heidegger et Kierkegaard sans résorber abusivement le
second dans le premier.
51 Cf. Bernard Stiegler, La technique et le temps, Tome 2. Cf. aussi en annexe notre travail sur le symbolique pour quelques
précisions.
52 N’a-t-il pas reconnu que Husserl seul avait libéré le terrain où sa pensée devenait possible ?
53 A la question de savoir si l’animal raisonne, il est difficile de répondre, mais dès lors qu’il y a connection, association, il y
a raisonnement que celui-ci soit représenté ou pas. Rien n’est d’ailleurs plus simple et moins rigoureux qu’un raisonnement
logique de ce type. L’interrogation transcendantale pointe ici et ailleurs la nécessité de ce questionnement au second degré.
54 On ne parle pas exactement ici de cette pulsion à « se tenir dans l’éclaircie » et à faire face aux latences de la nuit et du
chaos pour y ménager le stable, qu’Heidegger pensait propre aux présocratiques. La prise sur soi est aussi une exposition.
Elle veut dire aussi, s’attendre à tout, même à l’inconcevable. Elle est aussi une manière de se mettre en abîme sur le fond de
ce qui nous échappe et qui peut advenir, aux points où ma maîtrise s’institue comme potentialité d’immaîtrisable.
49
21
2. Il ne s’agit pas de dire que la logique ou la conscience investigatrice permettent de déployer
scientifiquement une stabilité du monde par la connaissance – qui n’est pas notre objet ici – ni
d’associer hâtivement un état des mathématiques à un auteur qui s’en est toujours défendu55 . Nous
considérons seulement que l’articulation langagière et logique, enchâssée au sens est ce qui
temporalise la temporalité du temps, et en cela, rend le temps visible pour lui-même56. En toute
rigueur, il faudrait dire qu’on appelle langage ce qui temporalise la temporalité (et non l’inverse)57.
Cette temporalité au deuxième degré est certes celle d’une condensation, d’une construction (d’une
architecture) – donc d’un recouvrement – mais le fait qu’il y ait le fait – ne fait entendre son appel
comminatoire qu’à même cette solidité. Ce qui sans cesse fuit et glisse questionne peut-être, mais ne
répond pas, ne peut être investi de rien (dans le cas d’une ivresse avancée, le questionnement insiste
toujours, mais il n’est pas repris, il file, il se dérobe).
Cette idée de temporalisation de la temporalité du temps insiste sur le rapport de la forme du temps à
elle-même, et par là, du vécu à sa propre assomption. On ne peut, en toute rigueur, y exclure les
calendarités même si, dans l’absolu, la temporalité n’a pas de durée, étant mise en jeu de soi, et par là,
dégagement des rapports de durée. Comme on vient de le voir, cette temporalité ne retrouve sa prise
(ce qui se joue en elle du toucher d’un absolu) que dans les durées qui la manifestent. Le temps
s’investit en soi-même : autrement dit, l’assomption d’une temporalité propre ne vient pas tant d’une
destruction des temporalités impropres mais de la façon dont elles se façonnent en elles-mêmes pour
recueillir dans leur déploiement le sens qui s’y dépose, à partir du geste qui l’institue, justement. Il n’y
a jamais disparition de tous les temps « du monde », même dans l’amour le plus ardent, mais pliage de
ceux-ci au rythme d’un temps de l’amour qui les temporalise tous. De même, si nous nous souvenons
d’avantage d’une journée de randonnée en montagne que d’un mois de travail de bureau, c’est que la
randonnée institue un temps spécifique, celui de l’effort et de l’épreuve, qui se clôt entièrement sur luimême et domine tous les autres. Si le temps avec l’âge passe « plus vite », c’est peut-être parce que
Quoi qu’on trouverait sûrement certaines qui, par leur formalisme justement, ne peuvent pas être effectuées selon un mode
strictement opératoire. Elles ne demandent pas à être « comprises de l’extérieur», elles ne le peuvent pas, mais sont
simplement des traductions de monde – ce que Desanti appelait les limites du système – par exemple quand il s’est agi de
redéfinir la notion de continuité. Le formalisme cerne bien un « indicible de principe », isole un absolu (justement parce qu’il
n’est rien) : il inscrit quelques énigmes à même le sens, mais il n’est jamais en soi garde de la présence. Autrement dit, il met
bien en exergue la richesse du questionnement transcendantal, mais ne fait que libérer une visibilité pour l’énigme de la
présence qui, de son côté, doit rigoureusement s’envisager hors du transcendantal lui-même. Le questionnement de
Heidegger est pratique et avant tout pratique, il est celui de la pratique en tant que telle.
56 Nous verrons plus loin que ceci peut être lié au questionnement que Derrida a introduit sur l’idée de la prothéticité. Cf.
aussi l’oeuvre de Richir et surtout Phénoménologie en esquisses. Notre principale inspiration est bergsonienne cependant.
57 D’une certaine manière, nous ne faisons pas plus ici que de reformuler d’une autre façon ce que Paul Ricoeur à développé
avec une grande précision et une grande technicité dans son oeuvre maîtresse, Temps et Récit, et qu’il a pu résumer de façon
plus succincte dans d’autres ouvrages, par exemple, Du texte à l’action, p. 14 et suivantes. Mais c’est aussi parce que nous
pratiquons une philosophie du sens, donc une herméneutique, dont Paul Ricoeur a été l’un des principaux défenseurs. Que
nous nous inscrivions dans la lignée de ceux qui, à sa suite, réinjectent la multiplicité des temps effectifs et de leur commerce
divers avec le sens ne nous empêche pas, par exemple, de tenir aux visées heideggériennes bien plus que Ricoeur y a tenu, et
de chercher à nous laisser radicalement inquiéter par la psychanalyse – comment le prônent, dans un registre très différent,
François Laruelle ou Jocelyn Benoist - plutôt que de la conjoindre à la pratique philosophique.
55
22
nous prenons nous aussi l’habitude d’exister, et qu’avec l’usure de nos rythmes nous nous engageons
dans des temporalités de plus en plus vastes et lâches.
Nous n’avons ni la place ici pour l’élaboration d’une taxinomie des temporalités, voire simplement
d’une description détaillée de certaines d’entres-elles, les plus évocatrices. Nous avons cité l’effort et
l’amour, auxquelles il faudrait ajouter l’ivresse et la folie. Deleuze a dans Logique du sens donné des
indications éclairantes à ce sujet (en particulier, pour l’ivresse, dans le chapitre intitulé La porcelaine
et le volcan). Pour les reprendre dans le cadre de notre description, nous pourrions simplement ajouter
que l’ivresse est un dépli de la temporalité, c’est-à-dire un laisser aller du jeu des instances de
solidification et de renvoi qui constituent un présent dans un tissus complexe de rapports logiques, de
rapports à, d’appréhensions liées, et qu’en réduisant, d’une certaine façon, l’appareillage logique au
strict minimum, elle nous ramène vers la temporalité plus univoque (en même temps plus angoissante
et vertigineuse) des constitutions archaïques. Une dernière, sans doute la plus fondamentale des études
qu’il s’agirait de fournir, concernerait alors le temps de l’enfance et la constitution de toutes les
régularités et formes qui aménagent l’être-au-monde par après.
Ce n’est enfin pas le moindre paradoxe de noter que ces temporalités rythmiques, parce qu’elles se
mesurent peu ou prou à autre chose, paraissent à la fois fugitives et interminables (au sommet, on
retrouverait sans doute quelque chose de l’idée spinozienne de l’éternité dans l’instant).
3. Pour conclure, on dira que ce qui se construit comme pensée selon les structures incriminées,
conduit à la fois à une mise en jeu formelle du réel explicité dans sa revendication et à une mise en jeu
du sens nu58 à même les processus de temporalisation. Ce sens nu est ce qui du sens ne s’exprime pas
selon des modalités intentionnelles et qui insiste sans cesse : dans la douleur de la fuite, dans
l’aveuglement du réveil, dans la tâche d’un temps clos. Le sens nu est la nuit du réel. C’est ce qui est
« blanc », le pur « fait » du sens, ce qui fait que le heurt n’est jamais clos - ce qui se nourrit de soi dans
sa gratuité, ce qui est sans épaisseur, ce qui « se passe »… C’est ce recueil de l’ « il y a le sens » qui ne
cesse de se jouer dans la temporalisation de la temporalité du temps, car le fait du sens n’est pas autre
chose que la singularité insubstituable de mon existence dans son tremblement – cette évidence, cette
certitude creusée sur l’abîme59. Il est ce blanc d’une rupture que le suspend de toute position thétique
amène. Il est la pure forme de la pulsation de l’exister, quelque soit ce qu’à un niveau interprétatif il
Ce que nous appelons le « sens nu » est ce que Jean-Luc Nancy a introduit dans Le sens du monde.
Jean-Luc Nancy a dit l’essentiel à ce sujet. Une chose sur laquelle nous aimerions insister seulement : l’inscription,
l’articulation, la formation au sein de ces « blancs » du sens, ce que Nancy laisse tout à fait ouvert. « Mais il faut alors
comprendre que le « concret » ne désigne pas ici la simple extériorité de la chose impénétrable ou de l’effectivité « vécu » :
« concret » désigne cela dont la consistance, et la résistance, forme l’extériorité nécessaire d’un être-à, donc d’un êtreselon-le-sens. », Le sens du monde, p. 24.
A ce sujet, cf. concernant l’architecture, l’admirable ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation.
58
59
23
ouvre : ce que le soupçon, l’archéologie du savoir, le rejet des réifications ne suspend pas, mais que la
déconstruction à l’inverse révèle comme le clignement originaire d’être au monde60.
Si on reprend la façon dont nous avons d’abord caractérisé le sens, on se rappellera en effet que nous
avons parlé du sens comme l’ouverture de l’aller au-delà de soi. Cette définition est valable en tant
qu’elle décentre le rapport habituel du sens considéré comme « sens de » et renverse la subordination
du sens au dispositif intentionnel dont il est plutôt l’organicité générique. Toutefois, on a pas alors
approché « ce qui du sens est le sens », ce qu’on pourrait nommer le « sens du sens », mais qu’on
décrira plutôt comme le sens « de soi » - selon un geste assez henrycien, quoi que nous fixons
l’originarité dans le sens, c’est-à-dire dans ce qui revendique originairement l’originarité que nous
tentons de penser dans sa structure propre au lieu de la rabattre sur un autre lieu d’effectuation. Le pur
tremblement du sens est l’intervalle, le décalage d’avec soi de la manifestation. L’approcher est chose
délicate, et nous devons nous garder, en cette manière, de toute ambition trop constructrice qui finirait
par faire mordre les dents d’une théorie sur ce qui doit rester libre. Faire venir, libérer, placer en
position d’intraitable, telle doit être l’attitude de qui veut remonter au creux originel du sens61.
Qu’ajouter alors ? Le sens a affaire avec l’un qui est au-delà de la totalité, l’un de l’expérience dans
l’apparaître absolu de sa clôture : cet un de la manifestation qui s’englobe elle-même, qui est le tout,
l’infini du champ de l’être (la manifestation est tout pour elle-même) – et qui est situé pourtant. Le
dehors n’est même pas pensable. Michel Henry et Levinas ont peut-être eu le mérite de pousser cette
énigme encore plus loin que Heidegger : que le fait d’apparaître de l’apparaître enveloppe préphénoménologiquement, antérieurement à tout retour vers soi possible, tout ce qui peut être – tout
infini possible. Mieux que l’étant ou que le sensible, cette capacité d’ouverture est radicale et
impensable. Nous ne parlons plus de l’éclairé mais de la lumière elle-même, qui définit plus
radicalement que l’éclaircie l’espace du visible : hors de la lumière, point de visibilité. Nous passons
même de l’ordre de « l’impossibilité physique » (voir hors de l’éclaircie) à celui de « l’impossibilité
logique». Ce qui se manifeste est ainsi espacé et se manifeste dans l’intervalle du sens : manifestation
tracée, noir sur blanc. Le sens est l’espace en tant que tel, le décalé de soi originel, l’intervalle que rien
ne comble parce qu’il ouvre le jeu du mouvement. En toute rigueur, il n’est rien, il est « entre ». Mais
il ne tient lui-même qu’en la prise sur soi par le geste, et ne gagne sa vivacité inquisitrice que dès lors
que le langage et la grammaticalisation chorégraphie le geste. Le sens libère alors en son envers, dans
la suspension, le réel.
Nietzsche, Freud, Marx et leurs lecteurs, les sciences cognitives et d’autres encore nous ont appris à nous méfier de tout
« sens de », de tout ce qui se pose. Mais comme le déploie Jean-Luc Nancy (surtout dans Le sens du monde), cela ne fait que
mettre à nu l’impulsion pure de l’exister.
61 Jean-Michel Salanskis a accompli a ce sujet un travail considérable en renversant toutes les interprétations traditionnelles
pour montrer que le sens n’est jamais, ou quasiment, pensé à partir de lui-même, dans ce lieu où toute structure
intentionnelle, toute investigation consciente et toute insistance compréhensive risque de dilapider l’étrange fumée que nous
traquons.
60
24
Ainsi, la temporalisation de la temporalité est le jeu singulier avec l’évidence fugitive du dépôt, la
mise en résistance du nu dans la plastique des formes. C’est la façon dont le lointain murmure est chez
chacun la musique qui l’enveloppe (façon dont le « c’est vrai » passe dans le « ce qui a lieu est
vraiment ce qui a lieu »)62.
Pour d’autres précisions, phénoménologiques, sur le sens (et le déplacement de problématique que nous suggérons par
rapport à celle de Husserl), voir aussi notre article Architecture de la présence II, plus bas.
62
25
LE PRESENT, OU « L’ETRE AU PRESENT ». APORIES.
Nous n’en avons pas fini avec les énigmes de la temporalité. En particulier nous ne nous sommes pas
encore penché sur la question du présent en tant que tel. L’idée d’une temporalité, et plus encore d’une
temporalité au deuxième degré, demande qu’un lieu privilégié du temps soit pensé, à savoir le présent,
sans que celui-ci ne soit ni réifié (en tant que continuité ou point limite), ni dissous dans le devenir
d’un flux. Cela revient en fait à demander de quelle manière on peut tenter de comprendre (ou tout du
moins de dire différemment) le fait « d’être présent », ou peut-être plus exactement « d’être au
présent ». Autrement dit, en quoi réside le mode d’être privilégié de ce qui ne peut pas être soustrait au
jeu de la temporalité, mais qui la retient, la soutient néanmoins ? Cette question difficile insiste avec
plus de visibilité depuis que les visées déconstructives ont ôté à « l’être présent » son évidence
apparente qui le rendait ininterrogeable, pour en faire l’abîme même du questionnement.
Dans toute sa radicalité, la question ne se problématise pas. Il faut la poser de biais. Prenons une
histoire du règne de Louis XIV, lisons. Si nous ne sommes pas d’abord historien ou curieux d’histoire
selon un mode scientifique – si notre regard n’est pas d’abord technique et ne désamorce pas
méthodologiquement ce qui fait question – nous la lirons comme une histoire, particulière, qui est
véritablement advenue. Mais arrêtons nous un moment. Il y a quelque chose de troublant, d’inquiétant,
de terrible de se dire que cette histoire en train de se faire sous nos yeux est achevée. Que les
complots, les espoirs, les négociations sont enterrés. Que les amours sont morts. Bref, que ce morceau
de présent arraché à son temps est en abîme sur la mort. L’intériorité du présent, l’obscur de la
narration, qu’elle recueille sans véritablement l’articuler, est en béance, à la fois nécessaire et devenue
anecdotique. Ce qui n’avait de sens qu’en train de se faire de soi-même apparaît comme sens mort,
privé de cela seul qui l’emportait : la présence. Ce qui, dans un même mouvement, révèle la question
(ce qui manque, c’est justement le présent), et son lien inextricable à la mort (cela seul qui ne se saisit
pas, cela seul qui ne prend prise sur soi que révolu, achevé, dissipé est la présence du présent ; elle
s’exprime de la façon suivante : ce qui n’a de sens qu’en train de se faire est dans son mouvement
même toujours déjà révolu, spectacle de soi pour être ressaisi dans son absence, « pouvoir n’être plus
là » du présent)63.
Posons la question encore plus brutalement. Les humains qui ont vécu il y a trois siècles ont
effectivement vécu, été au présent, eu des affects, des pensées, des projets. Comment cette intériorité
insondable est-elle pensable ? Quelle radicalité de pensée est-elle capable de saisir l’avoir-été présent à
Une très belle analyse de ce problème se trouve au début de l’ouvrage de Bernard Stiegler, La technique et le temps, tome
2. Bernard Stiegler fait, comme nous tentons de notre côté, de ce qui vient d’être décrit « Le » fait qui constitue l’humain par
excellence, mais il insiste justement sur le caractère empirique de la mise en forme technique selon laquelle de tels processus
sont possibles. La mémoire collective, la temporalité qui a prise sur elle-même, c’est aussi la technique par laquelle la culture
devient la mémoire de la nature. Pour l’instant, nous sommes prêt à tout accorder à cette analyse qui nous éclaire dans nos
efforts.
63
26
partir de lui-même, comme ce qui de son temps à été l’origine d’une perspective unique, aujourd’hui
close comme un simple registre fermé ? Peut-on au moins l’amener au langage, tenter de l’inscrire
dans un ensemble de médiations conceptuelles qui, d’abîme, lui rendent la force dynamique et
créatrice d’une énigme ? Ce qu’il s’agit de réussir à poser, c’est cette apparente contradiction du
présent, l’effraction de la contingence en sa nécessité64.
A. Le temps fendu, l’énigme de la position.
1. Il nous semble que ce que nous avons décrit donne déjà une idée des distinctions qui peuvent être
faites de la prise de la temporalité sur elle-même. La question brute de la présence du présent reste à
poser. Il nous semble qu’aucune conception philosophique ne peut l’embrasser d’un coup. On ne fera
pas mieux que de la manifester par une constatation qui reste en deçà de son élaboration conceptuelle,
ou non, de tout reflux, de toute nomination, quelque soit le processus dont elle résulte. Celui dont je
me souviens comme le « moi » d’il y a dix ans a été un « soi ». Louis XIV aussi a été un « soi ».
Contentons nous de recueillir les indices laissés par quelques grands philosophes à ce sujet. Kant a
peut-être fourni ses armes les plus affûtées à cette question. La réflexion transcendantale met l’accent
sur plusieurs points cruciaux. Elle dégage de façon méthodique un dehors qui n’est ni le dehors de la
substance et de la chose en soi, ni celui d’une donation immédiate, d’une évidence comme Rousseau
l’entendait, mais qui est posée de par la nature de séries téléologiques. La conscience est d’abord, dit
Kant, réceptivité à ses propres représentations, c’est-à-dire interprétation de cela vers quoi elle
s’oriente spontanément et qu’elle catégorise donc immédiatement selon les possibilités cognitives qui
sont déjà en elles. Elle « imprime » sur sa surface, selon les modalités de son prisme, la trace de
formes qui ne sont pas spontanément en elle, qu’elle interprète à la fois selon ce qu’elle connaît et
pose téléologiquement comme position d’une extériorité dans l’acte de la synthèse. La synthèse – que
Kant décrit via une série de dispositifs trop complexes pour être exposés ici dans le détail 65 - peut
Cf. la belle analyse de Catherine Malabou dans L’avenir de Hegel, p. 216 à 217. Si notre terminologie diffère, c’est
simplement parce nous ne nous appuyons pas sur les mêmes références philosophiques.
65
Cf. ici Kant et les limites de la synthèse, de Jocelyn Benoist. Benoist, contre une lecture qui privilégie l’esthétique
transcendantale, conteste que le schématisme puisse donner le principe général de la synthèse quand les niveaux du sensible,
du schème et du concept ne représentent que les trois niveaux d’effectuation d’une synthèse dont la forme logique détermine
en amont les modalités de la donation de l’objet. Cet oubli de la logique transcendantale que Jocelyn Benoist dénonce
s’accompagne pour lui d’un déplacement du sens de l’esthétique transcendantale – que l’on peut recentrer sur la question du
pur sensible. A première vue en effet, quelque chose échappe au jeu de l’être, permet le jeu de l’être : le fait du monde, la
pure valeur de présence sans laquelle rien ne pourrait être découpé et sculpté pour l’être. C’est chose difficile à décrire, que
Michel Henry également esquisse dans Incarnation : le redoublement à même soi de l’apparaître, qu’on pourrait aussi
nommer la « touchabilité » du monde. Originairement, il n’y a pas « rien » mais la présence sensible – pure, parce que sans
rapport à soi, exposée à soi-même – il y a d’emblée un quelque chose comme une passibilité d’être qui est le sensible, en
reste de l’objectivité, et même de la scène ouverte de l’être, « opacité dans la transparence ». Pour déterminer plus
précisément cet état de fait, Jocelyn Benoist décrit d’abord la différence d’avec soi du sensible, c'est-à-dire la manière dont
l’objet singulier n’est donné que comme singulier d’un universel, et montre que la finitude même de la perception implique
une forme de consistance extérieure de l’objet visé dans son unité (unité elle-même donnée sous la forme de l’objet
transcendantal). Cette consistance spatiale et temporelle implique alors à la fois formellement l’unité de la pensée et la valeur
64
27
même être pensée comme « l’acte » à travers lequel un sujet pose à chaque fois un monde comme ce à
quoi il a à faire, comme ce en quoi il est impliqué, comme position de réalité à laquelle, de manière
plus ou moins complexe, il se soumet. Kant, par le sujet transcendantal, nomme alors la pure capacité
réceptrice, la pure exposition à ses propres représentations, la valeur de présence pure et nue qui fait
fond aux positions locales de synthèse, en laquelle le sujet est monde. Nous aurions tendance à trouver
là les prémices de ce que nous avons appelé plus haut la pure « position de liberté », car la présence
pure, l’exposition pure du sujet à la réalité de ses représentations est transversalement une
indétermination, une sorte de ligne de marge66. Et comme on l’a vu, cette position de liberté a cela de
vertigineux, qui se dégage chez Kant67, que tout ce qui m’apparaît apparaît à travers moi, en tant que
cela m’apparaît, se montre dans l’absolu d’une existence qui me fait face en tant que c’est aussi
strictement à travers moi que cela est. Une position de double enveloppement, une forme de ruban de
Möbius – sans qu’il soit encore besoin d’évoquer ni la chair, ni l’être, ni quelque processus que ce soit
– constitue ainsi la version la plus générale, mais aussi quand on y réfléchit, la plus folle, de l’autoaffection. Elle oscille selon les interprétations entre extase et solipsisme, mais en toute rigueur, c’est
surtout la vision d’un soi en béance - d’un soi qui n’est rien d’autre que la ligne de partage abstraite, le
tain d’un miroir à deux faces qui pose le monde et la singularité.
2. Parallèlement, la conception kantienne de la temporalité donne déjà la forme nécessaire à penser cet
abîme. On sait que Kant décrit le temps comme une forme générale, a priori, du « se rapporter à »,
qu’il est un horizon de logicité qui n’a de sens que comme mise en rapport selon les catégories de
l’entendement.
Si
le
temps
précède
transcendantalement
les
catégories,
elles-mêmes
transcendantalement premières par rapport à la table des jugements, il n’est pas en réalité posé comme
tel par Kant mais déduit comme forme à partir de l’horizon général des catégories, comme l’horizon
de leur fonctionnement et de leur sens. Il n’est donc rien d’autre qu’une organicité des catégories, elles
mêmes déduites, l’effectivité d’une structuration. Mais il est aussi la forme du sens interne68, et, en
cela ce qu’on appelle le présent - par sa valeur de présence – est le nom de la fissure du « se rapporter
à », de la disharmonie, de l’incise à partir de laquelle prennent sens les différentes projections
téléologiques et sensibles69 70.
de présence du monde à celle-ci, c'est-à-dire le pur sens factuel, à même et à travers l’objet déterminé, qui est l’autre face de
sa détermination.
66 Cf. aussi notre article sur Réel et engagement. L’indivisible plutôt que le divisible.
67 Et bien avant chez Maître Eckart, cf. par exemple Alain Cugno, La blessure amoureuse.
68 Nulle phénoménologie dans cette conception, du moins vue sous cet angle. Pensés sous l’angle de la sensibilité, temps et
espace sont deux faces de la saisie d’objet, dont la valeur de présence est donnée par leur imbrication. L’espace est tout aussi
originaire que le temps, car il n’est pas synthétisé à partir du temps, comme forme secondaire – cela est un des chevaux de
batailles de la reprise contemporaine de Heidegger – mais co-originaire de celui-ci, co-position non synthétique des objets du
monde. Nous y reviendrons beaucoup.
69 Cela, pour une première reprise de notre perplexité énoncée plus haut.
70 Dans Différence et Répétition Gilles Deleuze esquisse plus précisément une interprétation en ces termes du temps kantien
(p. 116 à 121, pour une analyse du temps « hors de ses gonds »).
28
Avançons alors que tout le dispositif kantien n’a pas pour autre but que d’expliciter formellement
l’intrication originaire de nécessité et de contingence qu’est une position subjective, cela à partir de
l’énigme du sujet fendu.
B. Le morcellement du présent.
1. La question s’est donc formellement éclairée par la prise en compte de cette incise. Reste à savoir
de quelle manière ce présent ainsi isolé, qui n’est rien d’autre au fond que la coupure du sujet
transcendantal, peut d’avantage être isolé. Le transcendantal kantien se charge de déterminer ses
condition de pensabilité. Il isole a priori les modalités du rapport au monde pour déterminer
discursivement les niveaux, conceptuellement déduits, qu’impose la réflexion sur le « fait d’être »
appréhendé dans son sens.
Mais on continue à se demander comment se rapporter effectivement à ce présent. Or ce n’est pas
complètement insensé que de le chercher : il y a suffisamment de situations limites, réelles (le réveil,
le rapport à la mémoire, la naissance) pour que la question se pose d’une façon plus clairement
« phénoménologique ». Mais il faut bien sûr aussi se garder de réintroduire de la « métaphysique »
dans ce questionnement et de désigner sans prudence une quelconque instance originaire. La
question « comment penser le présent » devient donc comment articuler la question du présent, de
cette touche au monde que je suis. La prudence phénoménologique s’impose pour cette mise en forme,
parce qu’à trop s’aventurer ici sur le sens ou le temps, nous perdrons les phénomènes quotidiens. La
question se reformule alors comme suit : comment dire quelque chose du présent, le caractériser, lui
trouver une étoffe positive ? La question prend alors plus précisément au sérieux l’immanence du
présent à lui-même que nous avons déjà constatée, et le caractère engagé qu’il montre.
Mais pour autant, une idée trop naïve de continuité risque de réintroduire quelque postulat
métaphysique, quelque subreptice « confession de philosophe ». Nous croyons que l’écueil est
évitable, à condition de ne pas poser une continuité subjective, mais une égalité indéfectible entre
l’implication en une continuité et la subjectivité. Mais cette implication ressemble beaucoup à une
duperie puisqu’elle semble n’opérer qu’a posteriori. Peut-on vraiment penser un geste originaire
comme un geste de dupe ?
2. Cette question se pose d’autant plus qu’un certain nombre de paradoxes la mettent en exergue. On
connaît les « puzzling cases » de Parfit, commentés par Paul Ricoeur71 dont l’un surtout éveille la
perplexité. Accepterions nous de mourir si l’on nous assure qu’un clone parfait – souvenirs et donc
71
Cf. Soi-même comme un autre.
29
capacités, possibles affectuels – entrera en fonction quelques secondes après cette mort ? En vérité, le
problème est compliqué par diverses questions de discontinuité (par exemple, si le clone se réveille là
où ses souvenirs ne l’ont en aucune façon amené, il peut en venir à déduire qu’il est un clone) qui
brisent la similitude. Mais cela mis entre parenthèses, on se posera un certain nombre de questions qui
reviendront en substance à cela : de quelle forme d’effectivité créditer le sens, sachant qu’il n’est
jamais que « pour lui-même », en vue d’autrui72 ? Peut-on penser le sens sans un véritable passage
effectif, sans que quelque chose se joue dans sa propre immanence ?
Certains – ceux qui se revendiquerons d’une déconstruction subjective totale, comme Nietzsche –
répondront oui à la question de Parfit, parce qu’alors l’idée même de la mort n’est qu’une « faute de
grammaire » puisque « je » ne suis rien d’autre que l’ensemble de mes « pouvoirs être », la
constellations des possibles de mon corps alternativement dominés par l’une ou l’autre tendance. La
question du « je » même, et plus précisément celle de l’ipséité, n’est qu’une fiction construite en vue
de la persistance, une assurance instinctive d’un corps pour mobiliser ses modules cognitifs à sa
survivance (quand l’assomption réelle de cette multiplicité auto-régénératrice pourrait conduire le
corps à considérer juste dans sa praxis la question de sa survie comme chose accessoire alors
qu’effectivement c’est elle qui mobilise en premier lieu tous les efforts qui résultent ensuite à travers
les capacités cognitives dont les représentations sont originairement indexées à cela avant tout autre
télos). Dans cette perspective nietzschéenne/cognitiviste, la causalité est en quelque sorte initialement
inversée puisque c’est la force dominante qui s’approprie rétrospectivement le capital mnésique
qu’elle précède de fait puisqu’elle le retemporalise selon une continuité alors qu’elle est effectivement
sa propre origine et sa propre initiation qui ne se découvre un gouffre infini de passé que dans
l’engagement de son agir, par le truchement des possibles de son corps. Qui se réveille le matin n’est
pas qui s’est endormi, mais une corporalité réappropriée, un devenir dont la résultante est orientée
selon une nouvelle dominance. Puisque l’unité intégratrice du corps n’est rien d’autre que sa
polarisation – rien d’essentiel, par conséquent – la mort n’est rien d’autre que la mort du corps, et n’est
en dernière instance la mort de personne puisque ce n’est pas « moi » (c'est-à-dire la configuration qui
est moi actuellement) qui mourra, et qu’en définitive, personne ne mourra mais qu’il y aura
effondrement intérieur du possible et de la temporalité.
C. Une continuité phénoménologique forte : la chair. Une première lecture de l’unité du flux
originaire de la conscience intime du temps73.
On pourra aussi se demander comment la temporalité peut naître, comment quelqu’un peut apparaître avec des souvenirs,
comment l’entrée dans le temps est pensable ; le clone devra-t-il apprendre à être ce qu’il est d’office ? - et d’autres se
demanderont si le clone a effectivement vécu ses souvenirs, s’il est machine singeant la vie ou vie réelle, voire s’il n’a pas
effectivement vécu ses souvenirs dans un autre degré de virtualité…
73 Nos allusions à Husserl se mettent ici au diapason des analyses de Didier Franck. Plus loin, nous évoquerons une autre
version du rapport hylé/noème, empruntée cette fois de Rudolf Bernet, qui nous satisfait d’avantage.
72
30
Certaines situations tendent à faire prévaloir l’interprétation contraire qui s’appuie elle sur l’idée de
l’auto-affection. Il arrive qu’on se souvienne non pas seulement « qu’on a éprouvé un sentiment »
mais « du sentiment lui-même ». Dans ce cas, la perplexité est plus grande. Peut-on parler de la
conservation d’un affect « individué » - un bloc de temps conservé tel quel - ou faut-il interpréter cela
comme une recomposition a posteriori à l’aide de plusieurs affects ?74 Ou encore, peut-on, à l’inverse,
considérer que la vie ou la chair « touche à elle-même » dans la distance temporelle même, et que
l’éprouvé du passé touche à l’éprouvé du présent, autrement dit encore que le « toucher à soi » de la
chair que je suis se conserve en soi-même et que je suis à la fois, à partir de mon présent, tout ce que
j’ai éprouvé gravé en elle à partir de soi, comme replié sur une auto-affection absolue ?75
1. Dans cette perspective, Didier Franck nous est d’un grand secours, à la fois dans sa relecture de
Husserl76 et dans ses réinterprétations investies dans l’élaboration d’une phénoménologie propre77.
Franck, comme Henry s’intéresse chez Husserl à la hylé dans son rapport au noème sensible qui
l’informe, c’est-à-dire oriente téléologiquement le regard intentionnel sur la pure impression sensible
pour la recevoir selon un certain angle qualitatif. Dans la pensée husserlienne, le noème semble
premier dans la mesure où l’impression sensible n’est rien qui ne puisse se donner qu’enveloppé selon
une forme qui résiste à son flux et ne l’accueille comme sens. Pour Husserl, on ne ressent, ne regarde,
ne reçoit jamais un pur donné mais toujours déjà un donné selon un sens, un donné enveloppé dans
une forme – même si cet enveloppement n’est jamais qu’une esquisse, qu’un geste d’information
inachevable où l’objectivité est moins constituée qu’inscrite en projet comme distinction interne de la
hylé78. Ce qui apparaît, même comme sensible, c’est ce qui se différentie d’avec soi-même, se
retourne, se montre comme « puissance propre79 ». Or, dit alors Franck80 cela veut bien dire qu’on ne
peut distinguer le noème de la hylé comme ce qui viendrait l’animer : le noème est en réalité inscrit en
elle, dans son sensible originaire – pour Franck, toute aperception, même signitive, est originairement
un sentir – à même lui comme sa prise de forme, sa continuité de métamorphose, ou, dirions nous, son
« se passer à soi-même ». Le lien à la temporalité est lui-même longuement explicité par Franck dans
un retour très éclairant sur les La phénoménologie de la conscience intime du temps. La distinction
canonique entre la temporalité objective – la temporalité intrinsèque à la région idéale visée – et la
temporalité immanente du flux est très instructive dans le cas « d’objets temporels » comme la
mélodie. C’est en particulier la tonalité première, le point présent de la tonalité et son articulation
permanente à ses rétentions elles-mêmes liées à leurs propres rétentions qui sont ici importantes.
Cf. bien sûr Bergson, Matière et Mémoire, qui défend clairement la première option. Cf. aussi Deleuze, Le bergsonisme.
Pour cela, cf. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, ou aussi Incarnation.
76 Cf. Chair et Corps dans la phénoménologie de Husserl.
77 Cf. Nietzsche et l’ombre de dieu et surtout Dramatique des phénomènes.
78 Le passage de la hylé au noème, c’est-à-dire à l’information, pose de toute façon problème. Jean-Michel Salanskis en
propose de longs commentaires, par exemple dans ses Modèles et pensées de l’action. Il y évoque ainsi le modèle
« naturalisé » de Jean Petitot qui figure la traduction du vibratoire à l’information par un dispositif mathématique (et nos
connaissances mathématiques ne sont pas au niveau pour que nous puissions prétendre comprendre de quoi il s’agit).
79 L’expression est de nous.
80 Cf. Dramatique des phénomènes.
74
75
31
Comme le note Franck, superficiellement (au niveau objectif, disons), la mélodie est une multiplicité
de sons indifféremment visés dès lors que l’ordre d’enchaînement est respecté ; au contraire,
originairement, la mélodie se déploie de façon liée par la persistance dans ses échelonnages de sons
aussitôt chus à partir d’une « touche » présente laquelle lie l’impression originaire à sa rétention
immédiate, elle-même visée originairement à partir de cette articulation (dans le panache de la queue
de comète) et liée de la même manière à ses rétentions, et ainsi de suite. Ainsi, l’exemple des objets
temporels montre que c’est dans une touche continue à soi-même qui se passe de vécu informé en
vécu informé que le temps lui-même déploie sa temporalisation, rendue effective puis objective par
cette seule archi-hylé. Originairement, la chair contraint un temps sans discontinuités – ce qui
d’aventure peut-être rétorqué au paradoxe de Parfit. C’est dans ce passer à soi-même que se retrouve
chaque fois une ipséité non résultante, secondaire mais continue, tonale : cette touche à soi me relie
d’avance au futur que je serai, par là aussi à l’instant de ma mort. Le flux de conscience est
originairement continu parce que tenu dans la continuité de la chair et déployé à partir d’une archisensibilité. De ce fait, l’évènement n’est pas ce qui « m’arrive » à la manière dont, formellement ou
essentiellement, certaines philosophies du sujet isolent un noyau identique secondairement affecté. Il
n’est pas non plus ce qui ouvre l’apparaître, ce à partir de quoi le sujet, secondairement, arrive (ou
« s’arrive », dit Jean-Luc Marion81).
2.82
a. La question est alors posée. Penser ainsi la continuité de la chair, est-ce encore introduire une
substantialité, donc, une détermination métaphysique ? Ou est-ce qu’une continuité qui n’est
continuité d’aucun donné effectif, mais source de la possibilité de toute appréhension de continuité en
tant que telle, donc, une pure continuité dont s’originent toutes les relations empiriques ou discursives
de continuité ne s’en soustrait pas. Nous le pensons. Mais accorder cette continuité à une instance, la
chair, nous gène un peu. Cela semble pratiquement évident, mais il reste tout de même quelques
postulations obscures : que la chair tienne une unité transcendantale du corps, cela peut sembler encore
très spéculatif. Comme le montre Derrida dans son ouvrage Le toucher, Jean-Luc Nancy, une telle
position se laisse encore déconstruire83.
Derrida montre comment Nancy, de son côté, ne nomme pas une instance unificatrice, ce qui le fait
échapper au désir d’aboutir qui finit par enfermer toute pensée dans la cécité de sa construction.
Cf. dans Etant donné, la partie consacrée à l’adonné. Cf. aussi dans Réduction et donation, Le rien et la revendication. Les
perspectives et les critiques nous paraissent importantes, mais sans toutefois remettre en cause une certaine prudence
husserlienne et aussi heideggérienne.
82 Ce que nous allons développer ici pourra sembler redondant par rapport à nos explications données lors du premier article.
Mais nous les abordons ici selon un autre angle. Il nous semble de toute manière que la question du sens, qu’on l’aborde à
partir d’elle-même, de la continuité ou de la présence, est suffisamment délicate pour justifier cette redondance.
83 Cf. notre article consacré à la méthode pour nos commentaires sur l’idée d’une déconstruction.
81
32
Nancy pointe, par le toucher, la problématicité même de l’énigme creusée dans le geste du
questionnement. La continuité est alors continuité de la touche à soi. Mais une touche est justement
une frappe, c’est-à-dire quelque chose qui a lieu selon une certaine ponctualité et qu’on ne peut isoler
comme un contact. Derrida l’exprime en une formule quelque peu sibylline : « il n’y a pas le
toucher ». Autrement dit, on ne dira pas ce qu’est le toucher, ni ne tentera de décrire une immanence
du toucher lui-même (ce qui nous conduirait à risquer à nous borner à décrire seulement le « contact »,
c’est-à-dire quelque chose qui présuppose encore une factualité antécédente et nous entraîne dans une
régression à l’infini). C’est à partir de l’énigme du toucher qu’il faut s’interroger : autrement dit, le
toucher lui-même ne se comprend qu’au sein de la frappe de l’existence, comme la résonance à travers
laquelle elle ne cesse de se relancer. Ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est qu’il n’y pas seulement
continuité discursive, auto-interprétation, mais pas non plus continuité réelle : ce qui se fait selon le
sens s’espace en entrant dans la continuité, qui n’est donc rien de temporel ou d’intemporel, mais la
forme même de l’espacement du sens, lequel ne passe pas mais détermine ce qui se passe par
résonance.
b. On ne parlera plus alors d’une évidence d’être soi – ce qui serait prendre pour argent comptant le
concept d’auto-affection avancé plus haut – mais on cherchera à articuler que le présent est toujours
l’implication et rassemblement en soi de ce qui s’engage comme un tout, même si ce tout n’a pas en
soi son principe de cohérence, mais l’est bien plus tôt dans la motivation qui l’adresse comme présent.
En toute rigueur, je ne doute pas – le « je » qui s’individue ne doute pas, même si le « je » réflexif
doute de ma continuité temporelle. Je ne puis douter d’être « moi », parce qu’être soi n’est même pas,
ni le fruit d’une synthèse, ni d’aucun transcendantal, mais la forme même du sens en général ; parce
c’est un fait absolument originaire qui n’a strictement aucun sens parce qu’il est comme l’énigme du
sens lui-même84. Mais « être moi » n’est justement rien d’autre qu’être l’unité de ce que j’ai,
l’affectivité de ce qui n’est pas immédiatement en acte en moi (et donc aveugle à son être), la
suppléance de ce qui de soi-même ne se soutient plus85. Le soi est unité non synthétique de ce
rassemblement et se pense donc seulement au niveau du sens, comme le pli de la dimension du sens,
par lequel elle s’implique. Ainsi, on peut tout à fait soutenir que celui que je serai demain est bien le
soi que je suis aujourd’hui, précisément parce qu’il sera demain la position originaire dont un monde
se déploiera selon le sens (et dont le fait qu’il y ait moi est l’origine). Ce n’est pas la continuité
transcendantale ou ultra-transcendantale d’une « chair » (quelque soit le sens qu’on lui donne – et de
En deçà de l’être lui-même, d’une certaine façon, quoi qu’il soit assez périlleux d’avancer de telles formulations. Il est
peut-être incompréhensible d’être, mais il n’est même pas du registre du comprendre d’être soi. Il n’y a plus de différence,
mais une distance absolue. Mais en cette matière, il vaut peut-être mieux se contenter d’exercer un silence et une vigilance
prudente, en se contentent d’indiquer la trace d’une énigme : ce que Kierkegaard a fait au mieux, semble-t-il.
85 Cf. encore une fois Le pli, de Deleuze. De plus en plus, nous nous rapportons à ces explications comme à une des
contributions les plus fondamentales à la question du « soi » qui n’ai jamais été faite. Deleuze, par Leibniz, semble retrouver
quelque chose que la tradition des philosophies de la subjectivité, qui suit plus souvent la ligne Descartes/Kant, a
complètement laissé de côté et qui permet de reposer la question de façon tout à fait inédite.
84
33
quelque façon qu’on s’échine à ne pas en faire « quelque chose ») mais le fait de la dimension du sens
lui-même qui implique ce qu’on ne peut plus tout à fait appeler continuité, mais peut-être
« irréductibilité »86. S’il y a continuité, c’est celle d’une retemporalisation permanente, d’une reprise,
d’un réagencement logique, contextuel et affectif des données de la conscience, d’une sorte
d’effondrement sur soi qui ne cesse de se reprendre en s’engageant dans de nouvelles métamorphoses.
Elle est celle d’un « se passer à soi-même » (on peut presque dire que le temps « se passe le présent »
au sens sportif de la passe), est donc seulement celle de l’effectivité d’un déroulement qui a été ou sera
sans qu’on puisse relier deux points autrement que dans cette poursuite d’engagements. Ajoutons
qu’on ne peut parler de cette irréductibilité/continuité que dans la mesure où le sens est déjà
espacement, à la fois retour vers soi et ouverture en l’autre, qu’il est originairement (on ne peut le
penser autrement) en prise sur lui même et donc investissement et institution de la continuité. Le fait
que le « sens de » est inséparable du « sens » (on pourrait dire que le sens est « puissance de « sens
de » »), n’est pas pour peu dans cette irréductibilité/continuité, qui a donc aussi une dimension
logique.
Nous allons voir qu’on peut tenter une lecture en ce sens des Leçons de Husserl.
D. Une continuité phénoménologique impliquée. Une deuxième lecture de l’unité du flux originaire de
la conscience intime du temps.
1. La postérité des Leçons a cela de curieuse qu’elle fut à la fois immense et critique puisque tout un
pan de la philosophie du siècle passé s’en est inspiré en vilipendant toutefois ses insuffisances.
Comme si, d’une certaine manière, Husserl avait été plus grand par ce qu’il a raté que par ce qu’il a
réussi.
Nous ne reviendrons ni sur la critique de Heidegger87, ni sur celle de Derrida. Rappelons simplement
que dans La voix et le phénomène, Derrida reproche à Husserl d’avoir pensé cette unité à partir de
l’évidence du point présent et d’avoir écrasé l’auto-affection sur elle-même de façon à ce qu’il y ait
adhésion à soi de l’intuition, quand le présent nécessite au contraire qu’il y ait un degré de liberté
selon lequel chaque présent se constitue comme prise de position envers un donné reçu comme
pouvant se donner autrement que de la façon dont il se donne. D’ou le fait que toute auto-affection est
incisée comme hétéro-auto-affection puisque ce qui s’aménage dans la présence ne peut d’abord se
Il nous semble que c’est ce que Levinas avait signalé dès les années 40 dans De l’existence à l’existant, lorsqu’il a opposé
le là à l’ici. Comme sa terminologie n’est pas vraiment la notre, nous ne faisons pas appel à lui ici, mais ce serait sans doute
la référence la plus pertinente à convoquer à ce sujet (avec le cas échéant, le Kierkegaard de La maladie à la mort).
87 Citons juste brièvement Rudolf Bernet : « Heidegger a, par exemple, reproché à Husserl de s’être limité à un
éclaircissement phénoménologique de la conscience du temps et d’avoir ignoré le temps en tant qu’accomplissement
originaire de la transcendance. », in Conscience et existence, p. 252.
86
34
recevoir que dans la distance de la différance88. Nous allons présenter ici les grandes lignes d’une
lecture totalement différente par rapport à une tradition que les mots de flux, de points d’origine, ont
pu dérouter. Cette lecture s’est imposée à nous petit à petit, mais c’est la lecture de Marc Richir, puis
l’exposé d’Alexander Schnell lors du colloque consacré aux Leçons qui nous ont permis d’y accéder.
Bien évidemment, ce qui sera développé ici ne l’est que de manière conclusive par rapport aux
difficultés soulevées. Nous ne prétendons pas lever les difficultés et les ambiguïtés qui subsistent, mais
seulement montrer comment les problématiques que nous abordons peuvent être relevées et réinvesties
sous un autre angle. Ce que nous avons dit jusqu’à maintenant commandera la présentation des
questions heideggériennes classiques que nous ferons dans le prochain article. Ce que nous allons dire
maintenant est un des axes selon lesquels nous tentons de les réinvestir au cours des articles suivants.
2.
a. On peut penser qu’en fin de compte, l’unité du flux de la conscience intime du temps caractérise
quelque chose de voisin avec ce que Heidegger avait en vue lorsqu’il parlait de la « Verlässlichkeit »
des choses. Il entendait par là la manière dont chaque Dasein s’abandonne, se confie à la solidité d’un
monde, et par là, à tout ce que ce monde peut cacher d’inattendu et d’immaîtrisable. Il nous semble
que cette détermination de solidité est aussi présente dans les analyses husserliennes, mais que cellesci ne se situent pas au niveau « concret » de celles de Heidegger. Ce que Husserl semble avoir tenté de
comprendre, c’est que la conscience, à travers son rapport à des idéalités, la fixation de celles-ci dans
des schémas collectifs, eux-mêmes relayés par des structures effectives, stabilise un monde. Ce qui est
en face est en face parce qu’il demeure. Il est institué dans son indifférence au rapport selon lequel je
l’envisage, comme présence possible en mon absence et en laquelle je suis pris originairement.
Autrement dit, il y a à la fois une identification des objets selon la façon dont on se rapporte à eux et
selon celle dont ils se relient les uns aux autres, et surtout articulation de ces objets selon des rapports
logiques. Comme nous l’écrivions déjà plus haut la syntaxe et la sémantique organisent notre rapport
au monde de façon à ce que tout acte conscient se manifeste comme prise de position à l’égard d’un
tout que je ne maîtrise pas, mais dont j’assume l’extériorité. Ce que Heidegger désigne comme
structure générale de significabilité organisée selon des « rapports a » semble déjà anticipé par Husserl
qui, en y insérant la dimension logique, y ajoute cet aspect primordial de structure d’espacement qui
architecture la temporalité. Il nous rappelle que c’est seulement par l’aspect logique et articulé que je
fais face au monde. Comme nous l’avons déjà supposé, la réflexivité du logique, qui s’inaugure avec
ce que Heidegger appelle « l’époque des conceptions du monde » libère aussi l’axiomatique dont la
pratique permet la mise en branle des regards herméneutiques sur le monde, donc la mise en abîme de
l’exister89.
88
89
Cf. article suivant.
Cf. notre article consacré aux problèmes de la méthode pour plus de précisions à ce sujet.
35
b. Il nous semble que Husserl s’est appliqué à montrer comment la dimension logique est déjà
intriquée à la sphère la plus originaire de la temporalisation. En effet, l’unité du flux n’est ni l’unité de
cohérence des noèmes, disons des idéalités, ni la continuité immanente de la sphère réale des noèses et
de la hylé. Elle constitue un troisième niveau, qui n’est pas une troisième strate (sinon
d’interprétation), mais un niveau d’interprétation à partir duquel le flux doit être interrogé. Niveau
selon lequel s’ajointent originairement hylé et idéalités, selon lequel une continuité, une cohérence,
une circulation s’effectuent qui assurent la stabilité d’un « en face » qui se modifie toujours « de
l’intérieur ». L’unité n’est pas ce qui fonde le jeu des synthèses passives et des synthèses actives90.
Elle est ce jeu lui-même, cet aller et retour, cette compénétration.
Il y a bien sûr plusieurs étages à distinguer, selon la méthode husserlienne. Selon la description de
François David Sebbah dans L’épreuve de la limite91, on peut d’une part distinguer le niveau de l’Ego
qui est l’instance interne à l’immanence de son centrement et de sa continuité, autrement dit l’instance
plastique et formatrice du flux qui en informe les enchaînement et les distribue selon un mouvement
incessant de reprise et de reconstitution, jamais définitivement stabilisée mais toujours en procès de
cohérence. Il est autrement dit ce degré de défaillance active interne à l’immanence qui fait pendant à
son extase et à son arrachement dans l’assomption et l’intelligibilisation du donné formé comme
transcendance92. Cet Ego est transcendantal parce qu’il forme une unité de la pensée à partir de
laquelle celle-ci peut se lier selon ses différents moments et de réfléchir, bref, s’instituer comme
raison. Mais cette unité mobilise depuis ses strates les plus primitives jusqu’aux strates les plus
élaborées et ne peut se donner à partir d’un sens intime unifié. Le temps comme l’espace sont
d’emblée dispersés selon des prises logiques et symboliques en multiples temporalités dont
l’articulation seule donne l’unité.
C’est en ce sens qu’on peut parler de l’unité telle que nous l’évoquions dans les paragraphes
précédents, qui ne concerne plus l’Ego transcendantal en tant qu’instance de centration mais l’unité du
flux comme instauration d’une stabilité positionnelle qui n’a plus rien de directement temporel ou
spatial, quoiqu’en elle se déploient les différentes modalités de temporalités, mais qui est durcissement
de l’ouverture d’un monde. Cette deuxième unité est plutôt celle d’un « véhicule » qui se déplace dans
sa totalité93, et au sein duquel un espace et un temps de déplacements articulés aux paysages traversés
Il nous semble que ce jeu lui-même doit plutôt s’expliquer, dans sa possibilité effective, selon des structures directement
cognitives et physiologiques. Mais nous parlons ici de sa possibilité transcendantale, ce qui est tout autre chose.
91 En particulier pages 164 à 166.
92 Les lectures structuralistes ou spinozistes de Husserl (Desanti) s’appliquent dès lors à minimiser ce rôle pour ne garder de
l’Ego qu’une instance locale de choix ou de basculement entre les strates. Il devient une sorte de variable d’effectuation des
actes catégoriaux.
93 D’où la formule de Husserl, « la terre ne se meut pas ». En toute rigueur, l’Ego absolu n’est en rapport avec rien, n’est
strictement rien, sinon le champ du constituable. Mais il n’y a pas de sens à parler de solipsisme : l’Ego est trop pur pour être
solipsiste. Et c’est parce qu’il n’est en rapport à rien sur le plan de sa stabilité qu’il est originairement champ transcendantal
90
36
sont possibles. Elle est comme la position d’un cadre unitaire lequel donne consistance à
l’inconsistance sans la réifier – ou plus exactement permet d’aborder la « multiplicité inconsistante94 »
sans la dissoudre, à partir de son domaine propre, sans sacrifier non plus la stabilité de celui-ci.
commun sur le plan des idéalités. Du point de vue strictement phénoménologique, bien des points restent à éclaircir une fois
cela relevé. La nature précise de l’unité reste à éclaircir et la basculer comme nous le faisons hors du plan strictement sensible
est loin de faire l’unanimité. Sans compter que la question de la prise originaire de cette unité, autrement dit de la terre
qu’elle est, se pose tout autant (cf. Bernet, Ibid, p.127). Le « leib » husserlien indexe originairement la conscience sur la
réalité charnelle qui donne la norme du réel, ce qui résout phénoménologiquement des problèmes ontologiques, mais semble
de cela même exclure la question outre-ontologique du réel en tant que tel, du « c’est réel » qui ne se présente jamais. Ce qui
ne veut surtout pas dire qu’il faut penser le réel sans rapport à la réalité charnelle husserlienne… ce qui n’aurait pas de sens
et conduirait au relativisme le plus absolu. Il faudra juste s’efforcer de trouver au terme réel une détermination plus vaste
encore qui englobe et justifie celle, plus locale, de réalité.
94 L’analogie est de Marc Richir en dernière page de L’expérience du penser.
37
LA PRESENCE, LE SENS ET L’ORIGINE DU MONDE
Cet article s’attache à décrire la spécificité de la pensée de Heidegger en ce qui concerne la présence –
à savoir, une pensée de la présence prise en tant que telle et non une pensée qui construit une
représentation de la présence – et peut en cela proposer quelques éclaircissements aux apories relevées
par le précédent. Avec Heidegger, nous accorderons que Nietzsche décrit sans doute de façon juste
l’intériorité du sens, c'est-à-dire « ce qui est selon le sens », et sa prise herméneutique sur soi-même.
Nous accorderons de la même manière droit au soupçon wittgensteinien qu’a éveillé en nous l’analyse
de Didier Franck95, sans renoncer à penser ce que l’idée de la continuité du flux de conscience impose
formellement, à savoir la « continuité en elle-même ».
Nous verrons que ce que Heidegger refuse de Husserl, c’est l’effectivité, la positivité selon laquelle ce
dernier construit à ce niveau ses analyses, là ou justement on ne sait plus de quoi on parle, où rien
n’est par principe déterminable, libérable. Autrement dit, nous verrons comment Heidegger transforme
la perspective somme toute naïve d’une description du mode d’apparaître des faits96 en celle de
l’exigence même de ceux-ci, qu’il s’agit de traiter selon une construction plutôt que de décrire par une
contradictoire contorsion de son esprit.
Pour plus de clarté, nous séparerons notre description en deux moments correspondants aux deux
étapes de la pensée de Heidegger, avant et après la Kehre (ce qui, formellement, est arbitraire
puisqu’on sait qu’elle est la solidarité, l’inséparabilité de principe des deux formes d’analyses97). Un
troisième moment intègrera l’apport du « mot » derridien de différance pour la compréhension de
l’Ereignis.
A. Heidegger I.
1. Pour la genèse de la pensée du premier Heidegger, et ce au moins jusqu’à Etre et Temps,
l’élaboration philosophique de la question de l’être n’est pas séparable d’une interrogation sur le sens,
selon une manière encore très phénoménologique. Penser l’être, c’est d’abord dégager le sens d’être,
ou même le sens de « être », même si très vite98, être et sens vont se chiasmer, s’arc bouter l’un à
l’autre si bien qu’on parlera de sens d’être et d’être du sens, dont le va-et-vient constituera le sol
architectonique mouvant d’où Heidegger redéploiera les formes kantiennes du sensible et du
catégorial comme déclinaisons d’une réceptivité de soi à soi.
Cf. Nos remarques…
Même si il n’est absolument pas dit qu’on puisse penser ça de Husserl. Cf. l’article précédent et cf. Architecture de la
présence II, plus bas.
97 Cf. à ce sujet Jean Grondin, Le tournant dans la pensée de Heidegger, dont c’est l’objet.
98 C’est manifeste dans le Kantbuch.
95
96
38
Un article de Jean-François Courtine99 retrace en détail l’histoire de cette genèse qui montre l’ancrage
phénoménologique, pour ne pas dire husserlien, dont la méditation de Heidegger a tiré ses premiers
aliments. Et déployer ce métabolisme sémantique à travers lequel la question de l’être à commencé par
faire nœud dans le langage avant d’en retourner la problématique pour en redéployer la donne dans un
système plus large n’est pas sans intérêt si l’on cherche à mettre en abîme la façon dont « l’être » a fini
par imposer lui-même des renversements en ne cessant de résister à ses élaborations théoriques.
Courtine rappelle l’importance de l’exergue d’Etre et Temps, un extrait du Sophiste de Platon, lequel
marque la perplexité de Socrate dès lors qu’on s’avise de tenter d’appréhender discursivement et
réflexivement le sens du mot « étant ». Mais c’est bien l’étantité de l’étant qui fait ici problème, le
sens de l’étantité en tant qu’elle désigne l’étant envisagé dans son seul « fait d’être » indépendamment
des déterminations qui sont les siennes ; c’est bien le sens du mot étant, et du même coup, le sens du
mot être qui font problème alors que l’un et l’autre sont, de façon explicite et encore plus sous-jacente,
omniprésents. Notons à ce sujet que Heidegger n’a pas varié à ce sujet, même si il va renoncer à
établir une présentation de quelque forme que ce soit de ce sens pour substituer à celle-ci une
chorégraphie destinée à mettre l’énigme en abîme, en arrière, en creux.
Dans un premier temps, l’être n’a donc encore de sens que sémantique mais ce sens, indéniablement,
insiste, ne serait-ce que dans la manière dont il se dérobe. Même en tenant l’être pour un simple mot,
on peut déjà ébranler le postulat kantien qui veut qu’on ne puisse penser en lui autre chose qu’une
détermination logique du discours – plus exactement une composante de la forme logique du discours
qu’aucune visée ne peut investir puisqu’elle est mécaniquement sollicitée en tout déploiement de sens,
pour Kant forcément articulé conceptuellement. Dans le cadre kantien, la surdétermination du mot
« être » aurait quelque chose d’une pathologie, d’une défaillance naturelle d’un entendement dupe de
son langage et de ses nœuds, ne peut-être qu’une autre forme de « Schwärmerei ».
L’affolement du langage et l’emballement des significations au voisinage du mot être est symptôme
d’une question plus que cruciale. C’est qu’il y a un vertige du mot être, quelque chose d’un
« battement de cœur creux » dans sa platitude signifiante même : l’être se cherche, se duplique,
s’enroule autour de lui-même dès qu’il est visé par quelque intentionnalité signitive. Il se rapporte à
l’extériorité et retourne immédiatement vers lui, en un mouvement fou, une dialectique emballée. Le
mouvement propre du langage engendre ce vertige, et l’être s’avère alors tenir en lui quelque
inconcevable massivité : ce dont je dis que cela est « est », c’est indéniable, immédiat, mais en même
temps gros d’une fabuleuse puissance d’ébranlement. Il y a dans le mot être une frustration qui peut
aller à la torture, parce que ce n’est pas un simple cercle logique qu’il ouvre, mais une position de réel,
99
Sens de la question et question du sens, in Heidegger, l’énigme de l’être, coordonné par Jean-François Mattéi.
39
de nécessité impénétrable de la contingence présente, qui, par lui, devient auto-référente et ouverte sur
la singularité sans fond de son apparente évidence. Cela, c’est un fait qu’on ne peut pas faire
complètement disparaître dans le registre du « pathos » : le retour vers « être » de la visée du sens du
mot « être » indique, à l’intérieur du mouvement, quelque chose comme une solidité. Ou encore, pour
résumer, la fonction « logique » du mot être dans le discours fait signe vers l’immanence factive de
celui-ci, vers ce qu’il fait sans distance, le réel de son auto-effectivité immédiate100.
Certes, tenter d’élucider cette énigme d’une façon idéaliste serait vain – et par ailleurs totalement
contradictoire – mais ce n’est pas du tout la voie de Heidegger. Au contraire, Heidegger se rend bien
compte que ce que disait Augustin du temps – et qu’il peut dire de l’être – n’est pas une simple
contingence mais une caractéristique fondamentale, sa définition même. A savoir qu’il n’y a pas de
sens à chercher à penser l’être de manière classique, parce que le verbe être participe au contraire de la
pragmatique, de la performativité immédiate101 de toute position de parole et qu’il s’implique
naturellement dans toute manière d’être102. Mais qu’il n’y ait pas de « sens de » et qu’il y ait pourtant
quelque chose (indéniablement, il y a le monde), voilà qui creuse un trou sur lequel on ne peut pas
seulement faire silence. Plus exactement, il faut certes faire silence au premier degré, mais au
deuxième degré, il faut questionner le sens de ce silence lui-même.
2. L’interrogation première sur le sens de « être » aboutit vite à un questionnement engageant le « sens
d’être », libéré de son articulation strictement sémantique sans que, pour autant, la modalité
sémantique ne soit rejetée. Elle est seulement réinvestie dans un déploiement plus vaste de la question,
et se reforme à partir de lui, comme une de ses modalités. Parler de « sens d’être » c’est d’abord pour
Heidegger, dans une acception résolument critique envers les figures classiques de l’ontologie,
engager une « herméneutique de la factivité », questionner la monstration de l’étant en tant que factif,
dans sa factivité103, dans ce qui marque sa factivité. Son problème est de saisir comment ce qui se
montre est appréhendé dans sa présence – non pas sa présence déterminée, instaurée dans son être à la
manière d’un « en face », « en chair et en os » comme le faisait Husserl, mais sa présence prise à partir
Il nous semble – mais nos connaissances sont loin d’être assez solides pour défendre cette thèse – qu’il y aurait moyen
d’examiner côté à côte Heidegger et Wittgenstein, cela pour armer les visées heideggérienne d’une logicité qui leur manque.
Gérard Granel, lecteur de Heidegger et traducteur de Wittgenstein, fait remarquer que ce dernier fournit peut-être ce qui
manque à la pensée heideggérienne pour reprendre véritablement appui sur un « sol » et parachever le renversement voulu
par Heidegger. Inversement, ce dernier tente – à ses risques et péril – de s’installer à la jointure de « l’indicible »
wittgensteinien. Cf. par exemple Etudes, de Granel.
101 L’évidence d’être et d’être soi (les deux sont la même) est logique plus que phénoménologique parce qu’on agit en tant
que soi selon le principe et la grammaire de l’action elle-même. Mais la construction phénoménologique du monde « plie »
cette évidence sur elle-même. Heidegger réitère la réflexion de Hegel qui remarquait déjà que l’évidence logique d’être soi
contredit la pensée en son cœur (cela pour la mise en marche et l’évolution interne de la pensée, selon un versant plus
thétique que phénoménologique). Sur ce thème, confrontant les deux auteurs, on pourra lire l’ouvrage de Claude Bruaire,
L’être et l’esprit.
102 On pourrait aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas grand-chose en commun entre le mot être et le « fait d’être », qui s’indique en
creux à travers ce mot de par son rôle insigne dans la logique du langage, mais qu’il s’agit avant toute autre chose de
distinguer de lui en faisant travailler ce même langage.
103 Nous employons le terme utilisé par Vezin dans sa traduction de Etre et Temps.
100
40
de lui-même, dans l’événement de présence une, absolue, « hic et nunc », en lequel se forme la
configuration sujet/objet. Ou encore, l’événement de présence tel qu’il configure en lui l’ensemble des
rapports affectifs, logiques, etc., auxquels un Dasein peut accéder et donc, poser réflexivement, dans la
polarité spécifique de l’a priori de sens qu’il est effectivement (comme tâche, pourrait-on dire, comme
implication pour reprendre la terminologie que nous avons introduite plus haut).
Signalons simplement la manière dont, par Etre et Temps et Kant et le problème de la métaphysique,
la question du sens de « être » devient question du sens d’être qui par nécessité de structure, implique
déjà l’être et vise l’être du sens. C’est l’encontre du sens de « être » qui met en exergue l’énigme du
sens d’être, mais avec le sens d’être, c’est en vérité une nouvelle fondation phénoménologique que
cherche Heidegger. Le sens d’être devient la manifestation, à travers moi, du fait que je suis – seul le
sens d’être du Dasein pouvant être effectivement interrogé – et la question posée est : « De quelle
manière, à travers ce qui se présente effectivement, à travers la configuration de l’étant, donc, se peuton comprendre cela par quoi l’étant peut se manifester comme un étant - c’est-à-dire le fait qu’il est. ».
La question est bien encore tributaire du sens, et on peut légitimement dire que pour Heidegger, le
sens d’être est l’être du sens, et réciproquement. L’étant est étant de par le fait de son maintien, sa
permanence sous la forme déterminée d’un « en tant que », de par sa stabilité, décrochée de
l’immanence de sa visée, qui fait encontre (Widerstand) et enveloppe en retour le geste de sa position.
Dans le « Kantbuch », Heidegger vise alors comme le sens d’être ce par quoi l’étant est déterminable
comme étant, c’est-à-dire le sens d’être, transcendentalement antérieur au sens objectif, qui n’est autre
que ce sens d’encontre, de solidité – cette position d’extériorité ouverte au sens, incomplètement
élucidée, dont le reflux est libération de la liberté104. Ajoutons à ce sujet que la formule célèbre (si
souvent dénaturée) de Heidegger sur le néant qui « néantise », et qui déterminerait la possibilité
transcendantale de toute négation logique doit être comprise dans cet horizon. Elle parle donc bien de
la possibilité transcendantale de nier, qui veut seulement dire que l’absence est co-originaire de
l’apparaître en présence. Tout objet se présente donc avec - compris dans le principe même de son
apparaître - l’indépendance objective, c'est-à-dire la possibilité de ne pas être ce qu’il est et où il est, et
inscrit déjà en lui la passibilité d’une mise en forme logique105 106.
Dans sa lecture de Kant, Heidegger associe cette originarité à l’imagination transcendantale,
passivité/réceptivité, passibilité à l’au-dehors à travers laquelle se récupère l’ipséité du Dasein comme
ce qui est en jeu dans le « degré de liberté » que libère le « faire encontre » de ce qui est posé. L’en
104
Cf. notre introduction.
Ce qui explique par ailleurs comment Heidegger pourra plus tard déterminer une histoire de la métaphysique. Puisque la
forme de l’objectivité tient en elle, co-originairement, la possibilité d’une prise logique, il est naturelle que celle-ci ait lieu,
puis se spécifie jusqu’à oblitérer la forme générale de l’objectivité sous un nouveau maillage.
106 Telle quelle, la pensée de Heidegger « réifie » encore beaucoup et s’arroge une prise sur des processus que les sciences
cognitives (ou d’autres sciences) peuvent très bien récupérer. Pour échapper à la métaphysique – qui n’est rien d’autre que la
substantialisation conceptuelle d’un mixte mal analysé qui empiète sur un territoire au moins potentiellement reversable dans
les positivités – il faudra de nouveaux outils moins ambigus, l’ alêthéia puis l’Ereignis.
105
41
face a prise comme monde, c'est-à-dire comme une ouverture qui enveloppe le « là » de sa position. Il
est à la fois un « espace de souci commun » auquel le Dasein s’adresse (s’adresse lui-même, est
adressé en son ipséité), et un possible dont le Dasein est a priori la matrice et l’étalon107.
Comme on le voit, la pierre d’angle est le double statut du monde qui est à la fois du Dasein et audehors, ouvert au-delà de lui en matrice infinie de mises en abîme. En ce premier moment de sa
pensée, Heidegger, encore tributaire de Husserl, s’est par là donné pour tâche la compréhension de cet
être soi absolu qu’il faut nécessairement posé, mais qu’on ne peut comprendre que dans la concrétude
d’un engagement dans ses propres « pouvoir-êtres » qu’il est, selon la tonalité, la Stimmung qui les
dispose. Maxence Caron, dans sa somme, explique avec limpidité pourquoi la conceptualité
husserlienne de l’ego pur, qui est rigoureusement posé comme rien, comme non étant, est d’une
certaine manière prédéterminée comme portant sur un étant. En cela, il montre que le jugement que
Heidegger porte sur Husserl n’a rien de naïf ou de hâtif : en introduisant un concept révolutionnaire
dans un horizon conceptuel qui en prédétermine la lecture, Husserl recouvre en quelque sorte sa propre
percée qui se trouve reprise par la force des mots, des habitudes conceptuelles, de l’histoire donc, dans
ce avec quoi elle rompait. La profondeur de Heidegger est surtout, à ce niveau, d’avoir compris qu’il
faut renverser un horizon conceptuel et même ses modalités pour faire entendre un « nouveau son de
cloche » à la pensée… d’avoir bâti une pensée dont le cœur repose sur ce qu’il s’agit de dégager, le
sens d’être, plutôt que de chercher à le fonder par une stratégie vouée à l’échec108.
Mais arrivés à ce point, nous n’avons pas encore fait tout le trajet que nous pourrions faire. Ce qu’il
s’agit de comprendre, c’est que le monde du Dasein en tant qu’espace ouvert de possibles existe
vraiment109 – c’est vrai qu’il n’y a rien d’autre que cela qui s’ouvre avec cette histoire, ces
évènements, ces faits là, que ce qui est là est ce qui est, mais d’abord parce que le Dasein est, n’est
rien d’autre que ce qui est là110.
B. Heidegger II
Cf. l’introduction de la Phénoménologie en esquisses de Marc Richir, ou Heidegger et le problème de l’espace, de Didier
Franck.
108 Dans un climat heideggérien, on ne peut qu’être méfiant envers les surenchères phénoménologiques auxquelles s’est par
exemple livré Jean-Luc Marion – mais celui-ci s’est montré suffisamment prudent pour donner à son effort un principe de
lisibilité qui transforme une apparente naïveté méthodologique en audace créatrice. On peut noter que Gilles Châtelet, qui
appartient de prime abord à une famille philosophique très différente, a rendu hommage à la formule de Marion « autant de
réduction, autant de donation ».
109 Dans notre mémoire de maîtrise, nous écrivions : « C’est le monde en tant que monde – tout ce qui est, que cela soit
présent dans mon champ de possibilisation, que cela en déborde ou que cela en soit tout simplement absent - qui vient à
l’être. En tant que monde, c’est à dire non en tant qu’étant mais en tant que totalité de l’étant. Le « c’est vraiment » signifie
que ce que Heidegger appelait « le reste du monde », selon lui tombé dans le « retrait » de l’être par le fait du Dasein insiste
dans l’Etre au niveau plus profond de la singularité. Car celle-ci est, dans son fait même de singularité, l’effectivité conjointe
du monde pensé en tant que monde, c’est à dire en lequel aucune zone, aucun étant ne peut être isolé : le monde révèle et est
révélé par la singularité. ».
110 On peut hélas difficilement se passer de ses formulations insistantes et répétitives si on ne veut pas perdre dès le départ le
sol que nous voulons parcourir.
107
42
1. Peut-être qu’on ne peut d’abord faire que rappeler le mouvement fondamental qu’indique
Heidegger, toujours déjà dépassé par sa mise en abîme, par sa fixation théorique, par sa
compréhension même – toujours en deçà de sa formulation, des textes qui l’introduisent, regagné
contre tout le reste. Refluer vers le fait d’être ne mobilise aucun sens ni thématisation d’aucune sorte ;
le retour n’est pas de simple pensée, mais antérieur à la levée de celle-ci, la tient a priori dans la
nécessité d’une proximité à laquelle elle ne cesse d’échapper. La pensée de l’être enveloppe
l’ensemble de son tracé qu’elle recourbe sur lui-même et noue à son origine. C’est en dernière instance
une pensée sans avenir parce qu’elle n’est pas en recherche d’autre chose, ne se heurte à rien, ne
regarde rien d’autre que cela d’où elle s’élève, la présence incisée, factive – présence qu’elle est aussi
en tant que pensée. Mais c’est aussi résolument une pensée de l’avenir – de l’originarité regagnée avec
toute sa puissance d’initiation.
Il y a cela que « ce à partir de quoi » la pensée se déploie est, dans le moment même ou elle se déploie,
qu’elle n’est autre chose que cela qu’elle est – qui est en même temps cela qui enveloppe sa possibilité
à se montrer de façon déterminée. S’indique ici un excès d’origine, un enveloppement du trajet, du
monde que la pensée esquisse par l’origine111 – par le fait même qu’elle s’élève, de rien d’autre que
d’elle-même. Je suis en et à partir du là que j’ouvre et qui est moi. La formule triple, « je suis ce que
je suis dans le moment ou je le suis » indique l’imbrication inextricable des trois niveaux auxquels
cette analyse se place – l’un de ceux-ci étant de toute façon, contingent par rapport à toute explication.
Cette pensée met en abîme le « là » en quoi elle a sens – en quoi le sens est sens – qui est virtuellement
consubstantiel à ce qui se cherche en elle – qui n’a de sens que d’être en vue de sa présence. Penser
l’être c’est briser, c’est interrompre dans l’acte, dans l’immanence du penser, la dispersion vague, se
souvenir que penser ne prend sens que pour le temps en quoi elle s’ouvre112 – qui est celui-là, celui en
lequel l’être ouvre ce monde-ci – et réinvestir le présent dans son fait de présence en dehors duquel
rien n’est, qui est le sens d’être. S’y dévoile ainsi, en quelque sorte, une façon de la présence de se
prendre elle-même pour fin, de s’offrir à elle même ce qu’elle montre comme présent – de
s’approprier à elle-même comme le don qu’elle est.
Il y a dans la pensée de l’être une perpendicularité – rien d’autre que le fait comme fait, en tant que
fait, dans sa factivité absolue, le fait qui n’est fait de rien, le fait dans son indétermination concrète et
irrécusable. Ce qui, paradoxalement, ne s’explicite que de façon extrêmement abstraite, pure factivité
du fait, factivité en tant que telle, là irrécusable – « daseinité », « daseinitude ». On peut être autre
Mais le terme origine lui-même doit être gagné contre l’habitude et contre la tradition, n’a rien d’une puissance, d’une
source.
112 Ce que Heidegger s’efforce d’éclaircir par l’Ereignis, par exemple dans sa conférence Temps et Etre (in Questions III et
IV), quand il parle de la nécessité de penser l’appropriation réciproque du temps et de l’être.
111
43
chose que Thalès perdu dans la contemplation des étoiles sans être une servante thessalienne : il faut et
il suffit d’être Thalès au moment où il tombe dans le puit.
2. Françoise Dastur a rappelé113 que le tout premier Heidegger, celui des années 20, consacrait une
attention soutenue à comprendre l’attente des premiers chrétiens, cette tenue dans l’imminence
permanente de la venue – dans ce qu’on peut qualifier de tenue dans la passibilité à l’événement, c’est
à dire à la manifestation du présent comme présence, dans ce qui est à la fois anticipation et ouverture
à son propre décentrement114. Cette attitude est repensée au plus profond par le second Heidegger,
avec une radicalité qui motive dans un premier temps l’abandon de la méthode phénoménologique
pour une discussion de thèmes kantiens, nietzschéens et aristotéliciens, puis, petit à petit, de « l’origine
parménidienne », avant de faire le saut en deçà de la pensée grecque par l’Ereignis. Par ces retours en
arrière, on ne cherche rien d’autre qu’une proximité initiale du penser à lui-même, avant toute
thématisation, quand ne s’instaure encore qu’un subtil écart qui prend déjà forme de philosophie sans
que cette forme ne se détermine en rien.
Car ce qu’on cherche à ouvrir et à libérer n’est à première vu qu’une gageure : poserait-on la bonne
question qu’elle serait encore sa propre occultation. L’oubli est inhérent à la pensée de l’être qui ne se
désocculte qu’à même l’occultation assumée – ce qui ne veut surtout pas dire comprise, ici on tranche
le nœud gordien. Le décentrement et la rupture sont obligatoires par rapport au geste parce que nous
ne parlons pas d’une philosophie comme une autre, mais de quelque chose qui serait philosophie de la
factivité elle-même, qui ne crée rien mais résorbe ses formes comme des traces à même le sable, pour
n’en plus laisser qu’une esquisse, une ligne d’énigme. Il faut prendre au sens fort les formules comme
« l’être se pense » car on ne sait pas, en tant qu’homme cette fois, de quoi on parle. Il faut toujours y
revenir mais on ne décide pas de revenir.
L’être est hors de ce qu’on peut dire – ni au delà, ni quoi que ce soit, ni indicible – mais inhérent au
dire lui-même, à la parole qui ménage son creux dans son ondulation. Il faudrait presque dire qu’il est
logiquement décrit comme ce qui ne peut pas se dire, l’irrécupérable, ce qui ne passe pas avec soi, ne
se montre pas, ce qui de l’objet reste hors de l’objet, le fait qu’il soit exactement ce qu’il est,
exactitude qui outrepasse tout décollage d’avec lui-même115. Ce n’est surtout pas de l’indicible parce
que le discours n’a même pas de sens à se porter vers cela, plus, le geste du discours en tant que tel, et
non seulement le discours achevé, ne peut par nature, par sens, par définition antérieure à tout dire,
Lors de son intervention au colloque consacré à Heidegger, à Strasbourg, Le danger et la promesse, « Présent, présence et
événement selon Heidegger ».
114 On peut tout à fait utiliser le terme introduit par Catherine Malabou dans L’avenir de Hegel du « voir venir », sorte de
tension sur ce qu’on est, ouverte de manière quasi vibratoire à l’invention de son aventure, c’est-à-dire à pivoter, à partir de la
force qu’acculent les déterminations dans lesquelles on existe, autour de la pointe ultime, non-possédée, demi extérieure, de
l’événement – prise plastique d’une forme sur une autre forme à partir de son esquisse, intériorisation externe des
dynamiques d’une forme extérieure à laquelle un propre est prêté et décentré en retour.
115 Cf. bien sûr L’origine de l’œuvre d’art. Nous reviendrons à ces questions.
113
44
toute constellation, pas porter sur cela – c’est presque une convention (le langage est ce qui ne dit pas
cela, il est langage en tant qu’il ne dit pas cela, parce que précisément, l’être est le dire même, die
Sage). On peut alors dire, comme le fait Catherine Malabou116 que penser effectivement l’être c’est du
même coup penser l’étant117, deux faces indissociables – comme en équilibre l’un par rapport à l’autre
– de la concrétude à même la pensée. Car ce qui ne passe pas vu du point de vue de la pensée même –
dans le fait que ce qui ne se maintient pas, c’est ce qui est – c’est le là. Si, comme Heidegger le décrit
dans Etre et Temps, être là, c’est être précédé par son là, précédé du même coup par le possible qu’on
est dans l’horizon de sens duquel nous évoluons, la pensée de l’être comme nous l’entendons désigne
exactement cela : retourner le possible sur-lui même à partir de son être-un-possible – le retourner sur
son fait, sur son réel en tant que possible, c’est-à-dire sur l’initialité absolue qu’il révèle. Redécouvrir
d’être, renaître à l’être, précéder son sens à partir de lui-même118.
3. Comment penser cette ouverture de présence, forcer quelque chose vers le creux de la présence en
le présent ? Il est, dans ce questionnement, quelque chose qui ne peut qu’agacer – une sorte de
répétition, un piétinement – et qui est en fait indispensable. C’est que ce questionnement n’existe que
comme répétition, reflux, et ceux-ci ne se ressourcent a priori à aucune instance originaire ni aucune
donnée que viendrait dégager une ultime réduction. Les refontes phénoménologiques, celle de JeanLuc Marion par exemple, sont téléologiquement biaisées car Heidegger pense l’être à travers l’absolu
du fait de la présence, c’est-à-dire, rien qui soit à comprendre, à disposer dans la pensée – rien que la
pensée se donnerait comme objet à élucider et qu’elle mettrait à distance pour en construire un concept
le plus adéquat possible, mais de cela même, poussant hors de lui cela qu’il exprime.
Lors de son intervention au colloque consacré à Heidegger, à Strasbourg, Le danger et la promesse, « Heidegger, critique
du capital ».
117 Dans son intervention, Catherine Malabou s’est livré à un plaidoyer pour la pensée de la « chose », et, partant, pour une
réhabilitation du thème de la nature, très présent chez Heidegger en particulier pour le registre dans lequel il emprunte le plus
souvent ses exemples (ruralité, paysannerie, etc.). Ce qui semble avoir posé problème, c’est de savoir précisément en quoi les
exemples d’objets « préhistoriques » (selon le mot de Philippe Lacoue-Labarthe) expriment un rapport à l’être plus occulté
dans les objets techniques contemporains. Il nous est apparu qu’à ce niveau, la méditation de Simondon dans son ouvrage
principal Du mode d’existence des objets technique, en particulier dans son premier chapitre, peut être fort utile. Simondon
montre que l’objet technique est formé de telle sorte que ses composants sont d’abords conçus et rapportés les uns aux autres,
mécaniquement, selon la finalité d’un usage extérieur auquel il s’agit de parvenir en combinant en quelque sorte logiquement
des fonctions qui correspondent à d’autres objets. Puis, au cour de son devenir, l’objet évolue de telle sorte qu’il s’individue
et s’efface par rapport à la multiplicité des usages qui peuvent en découler. La lente accumulation des spécifications
transforme petit à petit l’objet « logique » en objet « organique », dont on fluidifie et plastifie la mobilité intérieure, conçu
alors comme un tout dans lequel il s’agit d’éliminer le « superflu » (entendons par là, les fonctions et mouvements
nécessaires au fonctionnement d’ensemble, mais qui n’y contribuent pas directement, qui sont en quelque sorte des
« collatéraux »). Peut-être pourrait-on dire alors que c’est justement cette artificialité de l’objet technique archaïque qui garde
en lui sa « choséité « parce qu’il reste un « quelque chose qui sert de… table, cruche, etc. » tandis que l’objet technique
moderne, qui se résout entièrement en nature, efface de lui le « décalage » du Dasein à la nature en recomposant son monde
selon une « organicité » qui prend la forme d’une nature et occulte par là le « faire face » qui fait que la nature est proprement
la nature. Plutôt que de confronter Heidegger et Simondon, il peut en tout cas être fécond de les combiner comme le fait
Bernard Stiegler.
118 Pas d’existentialisme, donc. Mais toucher en le sens son réel, sur lequel il est toujours en défaut. Ce sera notre objet dans
les sous parties qui suivent.
116
45
Si on ouvre « Qu’est-ce qu’une chose ? », on lit dès la première page, en guise de préliminaire et avant
qu’aucun chemin de pensée ne soit effectivement frayé :
« Ce déplacement qu’est l’attitude de la pensée ne peut être pris en charge que dans un écartement violent. »119.
Il faut bien comprendre que l’image du voilement/dévoilement, qui a succédé à l’analyse existentiale
d’Etre et Temps, rompt avec la phénoménologie. Elle ne prétend pas – ce qui serait un contresens
absolu – que l’être se donne dans un mouvement de voilement/dévoilement, autrement dit que le
dévoilement constitue la matrice phénoménologique de l’être-au-monde, mais qu’on ne peut penser
l’être et ouvrir la pensée à l’avènement de l’être qu’en y installant cette dynamique selon laquelle le
sens d’être est le geste du voilement/dévoilement120. Autrement dit, l’être ne se manifeste pas – ce
serait en faire un étant –, quelque soit la radicalité avec laquelle on le pense, il n’est pensable dans sa
radicalité propre qu’à travers un mouvement selon laquelle la pensée s’ouvre en son geste au fait
qu’elle est, à la factivité qu’elle est. Seul le complexe co-originaire être/étant se manifeste comme
mondanité, ou plus justement, est la manifestation. Il n’y a pas à comprendre, encore moins à
percevoir ce qu’on entend par voilement/dévoilement, et une telle mésentente reviendrait à croire que
quelque chose est visé par ces mots, au delà d’eux-mêmes donc, quand ils ne décident d’une manière
quasi axiomatique que du cadre matriciel à travers lequel la pensée se tord de manière à revenir sur
son donné. La seule chose qui est à comprendre, c’est le tout de pensée – rien d’un esprit, le simple
dont la mise en abîme requiert une prodigieuse complexité lexicale et conceptuelle121. Ajoutons que
nous parlons de simple seulement parce que la factivité dont il est question n’est pas la pensée, mais
ne se définit qu’en rapport avec elle ; c’est seulement en prenant la pensée à partir d’elle-même, dans
ce qui fait le propre de l’acte de penser – nous y revenons ci-dessous – qu’on peut, par décollage
interne, par une béance intérieure au penser dans son propre, donner à la factivité un sens propre à
accueillir un questionnement sur l’être. Certes on en vient vite à jargonner, parcourir sans fin un cerne
infini, accumuler les formules tautologiques, mais c’est à partir d’elles, en un forçage parfois aveugle,
qu’on prétend redéployer la philosophie – qui n’est plus celle de personne parce qu’elle est celle du
« fait » comme tel et non du « fait pensé », ni même du fait sensible « hors pensée ».122
Qu’est ce qu’une chose, p. 13.
Cf. notre commentaire de L’origine de l’œuvre d’art fourni en annexe.
121 C’est que la pensée est complexité. Les lecteurs contemporains de Husserl insistent beaucoup sur le fait que la position
intentionnelle est une complexité préformée, une articulation d’ensemble (par là, ils insistent sur l’influence de Frege sur
Husserl, cf. ainsi le collectif Husserl et Frege, les ambiguïtés de l’anti-psychologisme, dirigé par Robert Brisart, ou la
présentation de Jacques English dans son Vocabulaire de Husserl). Mais si la pensée est originairement complexité et ne se
simplifie qu’à partir de celle-ci, ce qui n’est pas pensé, le pur sensible ou la pure eccéité de la chose, n’est à première vue rien
du tout, et on ne peut lui attribuer une valeur comme le simple. La trace de Heidegger serpente difficilement entre ces deux
écueils.
122 Et c’est parce que cette manière d’interroger n’est pas exactement philosophique – qu’elle est par décision plus originaire
que le déploiement philosophique – qu’elle déconcerte tellement.
119
120
46
4. On peut comprendre plus nettement la radicalité du tournant de Heidegger et la nouveauté totale de
l’idée d’Ereignis. Nous tenons que l’Ereignis est le geste de retournement selon lequel se décide qu’il
faut originairement tenir pour équivalents le sens et l’espacement selon lequel se spatialisent les
spatialisations et se temporalisent les temporalités. C’est avec lui que Heidegger construit, d’une
manière véritablement axiomatique cette fois, une pensée de la présence rigoureusement distincte de la
phénoménologie. Il n’y a pas d’absolu à identifier (sinon l’absolu du fait, comme on le verra) parce
qu’en son fond, le sens est ouverture, c’est-à-dire espacement et déplacement du temps, organisation,
ménagement et aménagement. On comprend, si besoin est, pourquoi la question de la présence résiste
à son investissement par l’auto-affection. L’Ereignis n’a plus rien à voir avec quoi que ce soit de
phénoménologique, de logique, d’herméneutique au sens classique. Il n’a rien à voir avec ce qu’on
peut expliquer, comprendre, où même penser : c’est justement qu’il est a priori, de façon presque
axiomatique, suspension de tout ce qui fait la position philosophique en propre. Il se décide comme un
pas hors de la philosophie – un pas qui ne choisit pas le réel contre le sens, comme le fait François
Laruelle, mais qui décide de se placer exactement sur leur point de rencontre, là où ils sont ce qu’ils
sont.
Par l’Ereignis amène dans sa conférence Temps et Etre l’idée que le jeu de la temporalité doit être
pensé hors d’une simple articulation du présent, du passé, du futur, même selon des modalités
circulaires ou sur une multitude de niveaux. Présent, passé, futur ne sont eux-mêmes que des positions
stabilisées de la temporalité en tant que telle, qui est pur espace de leur jeu. L’Ereignis, c’est le nom
sous lequel est pensé l’événement originaire de l’existence, c’est-à-dire le « lieu » absolument concret
en lequel
« il nous faut encore resserrer le lien entre le soi et la vérité de l’être, afin de parvenir à penser le tout au sein d’un
même élément, au sein d’un même élément de Mêmeté (Selbigkeit) et comme manifestation même de cette
Mêmeté.123 ».
Il n’est pas question de tenter ici de déployer plus avant la problématique de l’Ereignis qui investit
toute la méditation de Heidegger et qu’on mutilerait certainement. Maxence Caron y consacre une
section entière de son ouvrage auquel on ne peut que renvoyer à ce sujet. Insistons seulement une
dernière fois sur le fait que l’Ereignis est le Nom par lequel Heidegger décide de remonter en deçà des
catégories philosophiques héritées des grecs124, pour se donner de quoi amener à la pensée les énigmes
de la présence en tant que telle, telles que nous avons tenté de les faire paraître dans les paragraphes
qui précèdent.
Cf. Maxence Caron, Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, p. 1454.
Didier Franck disait que s’il fallait donner une formule pour résumer l’oeuvre de Heidegger, il choisirait celle-ci « Penser
en amont du grec. ».
123
124
47
C. La différance. Le Wink de l’Ereignis.
1. En cette énigme de l’Ereignis, la pensée de Derrida est très intéressante et permet de relayer
l’option heideggérienne. Elle amène un déplacement léger de la problématique husserlienne vers le
pôle plus global du sens en tant que tel et permet par là de réinjecter des figures plus nettement
phénoménologiques dans ce qui, chez Heidegger, se « suture » à la poésie125. Derrida permet de faire
cohabiter les deux radicalités symétriques en les rendant, d’une certaine façon, dépendantes l’une de
l’autre. On peut dire – ce sera en tout cas notre voie – qu’elle les déconstruit toutes les deux d’une
façon qui permet de les emboîter selon un mécanisme d’enchâssement profond et plastique.
Expliquons nous. La question de ce que Derrida appelle le supplément originaire vient relayer celle
de l’Ereignis en établissant une nouvelle architecture de la présence. Pour être plus précis, et selon
une phrase de Jean-Luc Nancy126, la différance127 est ce qui permet de penser le « winken » de
l’Ereignis.
Derrida a permis d’inaugurer une réflexion sur la prothéticité, en prenant comme modèle le signe
linguistique qui est toujours « mis pour ». De la même façon, dans La voix et le phénomène, il qualifie
le « pour-soi » de « mis pour-soi », non dans le sens d’une désagrégation au rythme anomique des
renvois et des entre-aperceptions, comme on le croit souvent, mais précisément dans la mesure où le
pour soi n’est un pour soi qu’en tant qu’il n’est pas ce qu’il présente. Autrement dit, il est en tant que
singularité en défaut sur ce qu’il est ontiquement. Ce qui est se montre en tant qu’absence, consiste en
soustraction de sa singularité, comme « une128 » chose dont la singularité n’est ni l’eccéité ni la
présence toujours mise en abîme, mais l’investissement en la singularité de l’existant lui-même.
Derrida dégage un mouvement circulaire par lequel ce qui se montre ne le fait qu’en sa mise à
distance, qu’en effacement d’une signification posée mais non présence laquelle est assumée à travers
l’écart selon lequel elle consiste. En termes structuralistes, cela donne : tout apparaître, toute position
d’existence est d’emblée structurée, et par là même, présence par l’absence de ce qu’elle est
précisément (et vers quoi elle ne fait que secondairement retour)129. Il ne peut y avoir d’expérience du
chaos, du sans fond, de l’abîme : toute expérience se donne à elle-même par la résistance des
Selon l’expression d’Alain Badiou.
Plus précisément, un débat entre Jean-Luc Nancy et Françoise Dastur lors du colloque Heidegger, le danger et la
promesse, à Strasbourg.
127 Répétons le bien: la différance n’est pas un concept phénoménologique. Les problématiques de la représentation vide, de
la fixation conceptuelle de l’horizon de référence n’ont pas à intervenir, parce que le problème n’est pas la donation effective
de quoi que ce soit, mais le chemin du sens dans un complexe sujet/signification/référence. Geste singulier, intra-langagier,
d’un se viser soi-même, se donner à soi-même qui sous-tend l’acte intentionnel, qui est en même temps, symétriquement, un
effondrement de l’objectivité – pour se préserver, parce qu’elle ne se soutient qu’en cette chute.
128 A ce niveau, mais c’est peut-être l’effet rétroactif de la lecture de L’être et l’événement, il nous semble que ce que dit
Alain Badiou n’est pas éloigné de ce que dit Derrida, même si transposé en une autre forme d’écriture et subordonné à une
autre orientation problématique.
129 Cette construction est très hégélienne, comme Derrida l’a dit lui-même, mais nous ne pouvons pas en dire plus sur ce
sujet, par manque de compétences.
125
126
48
consistances qui s’y stabilisent130 Mais elle n’accède à l’effectivité qu’en tant que cette différance est
précisément ce en quoi elle consiste et s’investit de l’impulsion que l’inconsistance originaire y
instille. Comme chez Heidegger, la figure du chiasme est cruciale chez Derrida, juste un peu plus
bouleversée. Il n’y a plus un doublet être/étant, mais quelque chose qu’on pourrait décrire comme un
investissement de l’étant par l’être, par le fait même qu’il en est originairement désamarré. La
différance relate ce geste incessant du don à soi du don du sens131, de l’ouverture renouvelée à la
surprise de ce que ce que je pose excède toujours mon vouloir et l’enveloppe dans l’extériorité
anonyme.
2. L’étant se présente en ce qu’il n’est pas singulièrement. Il apparaît comme un quasi-étant en
quelque sorte suspendu, insuffisant, et cette inanité l’invagine vers le geste selon lequel l’existence
l’assume, c’est-à-dire l’investit rythmiquement en aval de sa dignité d’étant et en amont du fait d’être
lequel s’y manifeste en creux. L’étant « suspendu » et volatile est tenu et maintenu dans l’impulsion
d’une existence qui se déploie, consiste en tant que soi-même et le fait consister en un même heurt :
l’être et l’étant eux-mêmes s’éclairent en miroitement, en équilibre selon la dynamique de leur
chute132. Clair et obscur, originairement s’accompagnent : toute prise s’accompagne de la déprise
selon laquelle le sens précis de la prise se dépose, autrement dit de « l’obscurcissement du sens de ce
sens même »133. En cette constellation, c’est l’engagement d’un sens toujours antécédent qui se
déploie : toujours précédé par l’évidence de cela même qui m’est manifeste134, j’en assume l’exigence.
La dilapidation, l’évanescence de la déconstruction c’est cela : non l’herméneutique du « plus à dire »,
du débordement, de la fuite, mais la dynamique de l’obscur, l’insistance d’une évidence trop nette qui
ne cesse d’acquérir de nouvelles percussions dans un « aller et retour », ne cesse d’être appelé par soi-
Cf. notre premier article. Ce qui est ensuite à étudier, c’est la nature des différentes structurations possibles, ou plus
exactement des différents rapports possibles au nombre. L‘animal y a un rapport naïf, il est dans la dépendance de sa
représentation structurée tandis que l’hommes revient axiomatiquement sur ses opérations et autonomise le champ des
structures en un système valant selon ses rapports réciproques. A ce sujet, cf. le très intéressant ouvrage de Bernard Stiegler,
La technique et le temps, en particulier le deuxième tome.
131 Ce que La voix et le phénomène rappelle, c’est que l’idéalité, dans la nécessité même qui la porte, se soustrait et se retire,
et ne se donne dans sa nécessité que dans l’assomption de la contingence du fait de se donner en un « là » qui est celui de
cette existence-ci. Et que réciproquement, le fait dans sa rugosité surgit comme origination de l’ordre même du nécessaire,
puisqu’il s’ouvre sur sa propre évidence, sans distance à lui-même – irréductibilité du point de vue à tout ce qui s’y donne.
Nous avons déjà plusieurs fois cité Deleuze qui a peut-être fait le plus grand et le plus admirable effort de pensée pour la
compréhension de ce qu’est un point de vue.
132 Entendons nous. Certains (d’horizons aussi différents que Jean-Luc Marion, Alain Badiou ou Mehdi Belhaj Kacem) disent
que Heidegger atteint sa plus haute grandeur quand il s’efforce de penser l’être sans l’étant. D’autres (en particulier Catherine
Malabou) pensent à l’inverse que le coup de force de Heidegger permet dans le même temps de libérer l’étant
authentiquement. Nous dirions que Heidegger, permettant de penser l’être, libère dans le même mouvement l’étant comme
étant parce qu’il n’est plus pensé dans son étantité, mais, amené à la pensée par l’être, il est du même coup amené à
l’effectivité en sa valeur d’étant. A ce sujet, les explications données par Kacem pour Badiou contre Derrida, et contre le rôle
de l’étant sont justement celles que nous aurions envie de donner pour Derrida et pour le rôle de l’étant – étant entendu qu’il
faut s’entendre sur ce qu’on appelle l’étant et qu’à ce sujet, personne n’est véritablement clair pour le moment.
133 L’avantage de désamarrer le sens de la signification est de pouvoir se placer « en celui-ci », donc d’échapper à certaines
apories et non-sens qui menacent d’ordinaires de telles élucidations.
134 Pour la raison triviale – mais difficile à appréhender – que ce que je fais, je ne le comprends pas « en tant que je le fais ».
Comme le rappelle Vincent Descombes dans son ouvrage Le complément du sujet, dans le chapitre XX La présence à soi, p.
172, « Le sujet d’une intention jouit d’une autorité discrétionnaire, et non pas épistémique, sur le contenu de ce qu’il veut
faire. ». Mais c’est justement pour cela qu’il est le moins bien placé pour le « connaître » en terme de signification…
130
49
même comme l’angle mort du monde. C’est le dégagement du « point noir » qui mine toutes les
pensées, qui traverse tous les désespoirs et défaits toutes les consistances. L’absolu du fait de l’exister
(indépendamment de toute expérience cette fois), le fait que j’existe et que, par cela, aucune
présentation ne peut jamais prétendre à l’intelligibilité absolue, à la clarté puisqu’elle n’est
présentation qu’en tant que mienne, qu’en tant que sens dont la teneur est d’occulter ce qu’en tant que
sens il est (puisque justement, il l’est)135. Ce que cela veut dire n’est rien d’autre que cela, indubitable,
et par là même, au second degré incompréhensible. Tout ce qu’on fait est une énigme parce qu’on le
fait de soi-même et qu’il y a une cécité consubstantielle au faire qui ne peut en lui-même se retourner
vers un fondement. La pensée a dans son propre fait son point aveugle : l’absolu de ce qu’elle soit un
fait, justement. Cela résiste en elle : non comme l’ineffable, non comme une quelconque densité
ontologique qu’on pourrait percer à coup de réductions, mais comme quelque chose qui ne peut
absolument pas se dire, mais seulement à nouveau se faire dans la parole. Parfois, la pensée le pressent
dans ses mécanismes, ou y est contrainte par les affects ; parfois quand ses mailles interprétatives sont
suffisamment lâches, au moment de s’endormir, au réveil, dans une évidence fugitive et fortuite,
quelque chose « cloche » pour la pensée. Son extériorité à elle-même, son espacement, sa différance ?
Cette sensation d’être un fantôme rejeté hors d’elle, quand rien par principe n’en peut s’extraire. Trop
insister à le dire nous conduirait à un pathos qui justement l’occulterait. On pourrait dire qu’il s’agit
d’un doute absolu, mais d’un doute qui laisse toute chose en place parce qu’il estompe 136 le monde en
totalité et ne le bouleverse ni ne le nie. Simplement ce qui permet toujours de dire : tout n’est pas là,
tout n’est pas joué, tout pourrait être autrement137, je ne sais pas ce qui est là ou je ne suis pas.
En résumé, nous voyons l’œuvre de Derrida comme une méditation exigeante et profonde de la
citation de Silésius qui avait déjà fasciné Heidegger : « La rose est sans pourquoi. Elle fleurit parce
qu’elle fleurit. ». Cette énigme d’une mise en acte qui ne se justifie que traversée de son propre geste,
cette auto-transcendance de l’immanence (formule qui peut fournir elle aussi un bon angle d’approche
de la question du sens), cette relativité absolue de l’absolu, c’est cela que Derrida a voulu pousser à
bout. L’existence n’est rien de plus que son exercice, c’est-à-dire que tout ce qui y consiste, tout ce qui
s’y donne est originairement « sens de soi-même », et par là ouvert sur l’indécidabilité absolue de la
singularité de son avoir-lieu. Ce qui, il nous semble, va plus loin encore que la méditation de
Heidegger (ou plutôt la prolonge), c’est que l’existence s’y appréhende dans l’immanence
Par exemple, en propre, le discours ne veut rien dire. Derrière l’énoncé, il faut bien sûr le contexte, l’intention sousjacente qui prend ce contexte selon un certain biais… mais il faut encore, en amont, la contextuabilité même, le fait que ce
qui est dit soit dit, autrement dit, qu’il soit dit par quelqu’un, dont l’expression n’est momentanément rien d’autre que ce qu’il
dit. L’enchaînement des énoncés à lui seul – même si on le considère comme lié à des enchaînements de réflexes, contraints
par l’application de règles – ne suffit pas à décrire l’effectivité du discours.
136 Dans Dieu sans l’être, Jean-Luc Marion esquissait des analyses dans ce sens. Mais il semble qu’il n’a pas poursuivit dans
cette voie.
137 Nous reviendrons sur cet « autrement » qui n’est plus vraiment une altérité. Derrida (comme peut-être Pascal et
Kierkegaard avant lui). Il ne s’agit pas d’un autre d’un possible que je suis précisément, mais d’un autre du possible comme
tel, de tous les possibles. Cela exige donc de penser plus loin que la problématique de l’ipséité.
135
50
insubstituable de son « récit », autrement dit, que Derrida donne des outils pour penser
« ontologiquement » l’enchaînement jusqu’au sein de la réflexion elle-même138.
3. La présence est insistance. Elle insiste en un dernier zeste, comme l’imperceptible froissement d’un
affect de papier139. La différance n’est rien d’autre que la relance du sens, que l’ouverture de l’acte sur
son geste, que l’affirmation vide et originelle (bien qu’au-delà de l’activité et de la passivité, pointe de
positivité qui tend et retend un mouvement de pieuvre) qui se révèle en creux des objectivations –
singulière, imprésentable – l’espacement dans son simple « monder »140. La problématique de la
différance dit cela aussi : que « l’à quoi bon » dont nous parlions en introduction est impossible, et
que si plat, si atonal et dévasté soit notre temps, quelque chose nous fait structurellement y insister.
Somnambules, nous continuons à répondre, à chercher, à faire. Nous ne nous bornons pas à survivre.
Nous sur-vivons. Nous sur-vivons encore quand nous suivons sans écarts les dispositifs d’une vie
réglée, quand nous évoluons dans une ville abstraite aux rues fermées comme des boites, dans l’irréel.
Notre regard questionne. Même le désastre du sens insiste pour être dit. Même quand ce n’est plus la
peine et que tout paraît vide et plat, nous écrivons cette absence et très vite, la mécanique de l’écriture
nous ranime à nouveau. Encore, encore…
La dette de Derrida envers Heidegger est flagrante141. Derrida fait seulement éclater la parole qui
redevient discours, récit, prise dans ses enroulements, parole ouvrée et composée plutôt que parole qui
s’évanouit. En un sens, Derrida brise l’idéalisme husserlien et en épure les restes chez Heidegger.
Un exemple donné par Jocelyn Benoist dans son dernier ouvrage, Les limites de l’intentionalité, nous
a paradoxalement donné une illustration de la richesse ouverte par l’idée de la différance. Benoist n’a
bien évidemment pas ce point de vue : en confrontant les points de vue phénoménologiques et
analytiques, il veut recadrer de manière plus précise le concept d’intentionalité pour le rendre
opératoire au sein d’un système dominé par le réel dont les intentionalités ne fournissent qu’un réglage
intérieur au champ d’action limité. Autrement dit, il se prononce contre la nécessité d’intentionalités
constituantes en rappelant que la référence et le réel qui lui est inhérent priment sur le sens selon lequel
ils sont appréhendés142, qui ne fournit d’une certaine manière un chemin vers elle, intrinsèquement
limité et ouvert. Il donne l’exemple de deux personnes qui se seraient disputées et qui, se revoyant
bien après, feraient d’abord comme si rien ne s’était passé jusqu’au moment ou l’un deux tenterait
Ce qui est plus difficile à lire chez Heidegger. C’est qu’en ruinant l’effectivité d’une différence être/étant, Derrida permet
paradoxalement de la pousser à son degré le plus fort et de libérer être et étant dans leur dignité respective.
139 Dont un vers de Valéry pourrait fournir l’illustration : « Ce cœur, qui se ruine à coups mystérieux/Jusqu’à ne tenir plus
que de sa complaisante/Un frémissement fin de feuille, ma présence. ». Ajoutons, même si ce n’est pas notre question, qu’il y
a quelque chose comme un résidu affectuel, ce froissement qui est justement le « toucher ».
140 Nous devons beaucoup pour cela au programme que fait Catherine Malabou dans La plasticité au soir de l’écriture.
141 Cf. Acheminement vers la parole, page 13, « L'être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous
parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire ; nous parlons
même si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire »
142 Idée que nous acceptons sans peine…
138
51
implicitement une explication : « tu n’as rien d’autre à me dire ? ». Et l’autre de répondre
« Qu’entends-tu par là ? ». Benoist montre de façon convaincante que l’interrogation ne porte pas sur
un sens qu’il s’agirait d’élucider comme « sens de », mais bien de l’adresse réelle de celui-ci,
autrement dit, que c’est bien du réel dont il est question et non d’une soi-disant intériorité du
sens. Qu’il n’y a donc pas, au sens classique, d’écoute interprétative et herméneutique dans ce genre de
cas. Mais il n’en reste pas moins que la question a aussi un sens précis, ce que Benoist ne nie en
aucune manière d’ailleurs. A la lecture de son ouvrage, il nous a semblé que Derrida, avec la
différance, a justement introduit ce en quoi le lien entre le réel et la signification selon laquelle il se
pose leur est consubstantiel. Dans les termes de Jean-Michel Salanskis143, nous dirions que Derrida a
donné un nom, une pensabilité à ce qui fait joint entre la « philosophie du « sens de » » et la
« philosophie du sens ». Il ramène par là la terre fuyante de Heidegger sous nos pieds, comme une
terre quotidienne. Il la rend à notre tâche et à nos concepts.
Derrida et Heidegger disent-ils autre chose dans l’absolu ? La question est mal posée. En cette matière
où la stratégie de parole utilisée est capitale, Derrida donne l’antidote contre les dérives sacralisantes et
oraculaires du penseur de Todtnauberg. Il en dégrise ainsi la lecture et nous rend un Heidegger vierge,
même de lui-même.
Nous devons dire à ce sujet que les termes en lesquels Jean-Michel Salanskis pose ses analyses nous ont beaucoup aidé à
comprendre ce à quoi nous tentions d’accéder. Si nous plaçons Heidegger et Derrida parmi les philosophies du sens, c’est
peut-être par un effet rétroactif. En tout cas, cela n’enlève rien à l’importance de l’introduction d’une nouvelle terminologie
en un domaine où les mots sont tout.
143
52
ARCHITECTURE DE LA PRESENCE 1 : FORME ET PERSPECTIVE.
Dans cet article, nous allons tenter d’esquisser plus nettement le réinvestissement que nous défendons,
à travers des exemples confinant au domaine de l’esthétique.
C’est d’abord l’énigme du paysage que nous aborderons, non seulement du paysage tel qu’il se déploie
pour un regard, mais de son immanence, de sa matérialité singulière, de la façon dont il consiste en
une structure inobjective qui l’approfondit à l’infini. Malgré une apparente congruence, nos analyses
ne s’appuieront pas sur l’œuvre de Merleau-Ponty. Elles tireront par contre aliment de celle de JeanLuc Nancy qui a écrit quelques uns de ses plus beaux textes sur des questions d’architectures qui
avoisinent notre problématique. Peut-être insisteront nous plus que Nancy sur la question de la forme
qui nous paraît capitale. A ce sujet, c’est Catherine Malabou qui nous a permis d’accéder à ce
« schème herméneutique144 » majeur qui sauve nos analyses du surplace et leur donne une impulsion
capitale. Si les références précises à ses écrits sont rares, c’est parce que, conformément à la nature
même de la plasticité qu’elle dégage, nous nous permettons de la faire varier plastiquement en nous
confiant à sa capacité de rassemblement efficient, de mise en perspective, en énigme, en travail. La
plasticité est elle-même un concept plastique, la forme toujours à reformer selon la prise qu’on y
cherche.
Puis, c’est à la littérature que nous demanderons certains éclaircissements. Dans un premier temps,
nous nous confierons directement aux textes en tentant de montrer de quelle manière la parole
qu’évoque Heidegger ne peut pas être pensée de façon univoque dans la simplicité d’un poème qui se
veut voix du silence, mais qu’il faut y réintroduire de manière plus nette l’idée du récit tel qu’il
caractérise l’unité et la clôture d’un monde. Notre perspective restera heideggérienne, mais l’œuvre de
Ricœur sera notre arrière plan, même si nous ne la citerons pas explicitement. Dans un dernier moment
enfin, nous tenterons de cerner la pratique de la présence telle que nous la poursuivons depuis le début
en tentant de décrire ce qui fait véritablement le travail de l’écrivain dans sa pratique. Cela constituera
un bon analogon pour aborder l’existence en elle-même dans l’article suivant.
A. Paysage de la présence
Cf. La plasticité au soir de l’écriture. Ce livre singulier n’est ni un traité philosophique, ni une œuvre littéraire, ni
l’exposition d’un concept mais le signe d’une relève des problématiques de la modernité en un nouveau concept à partir
desquelles elles peuvent être poursuivies et reprises dans le cours actif d’une nouvelle tâche. Ce concept n’est pas expliqué
puisqu’il est présenté comme matrice, comme ce qui permet de relancer le travail d’un sens épuisé à force de déconstructions.
Il est, comme celui de « sens du sens » (Nancy, Salanskis), ou celui de « Réel-en-Un » (Laruelle après Lacan, mais aussi
Zizek) une ouverture pour des perspectives philosophiques post-déconstructrices et post-postmodernes.
144
53
Commençons par citer deux textes célèbres que nous livrons d’abord sans commentaires. Dans un
premier temps, ne les lisons pas. Ecoutons les se déployer. Laissons le rythme s’ouvrir peinture. Ces
textes nus seront les meilleurs initiateurs à la matière qui nous occupe.
« Voici venus les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir.
« Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige
Tout souvenir en moi luit comme un ostensoir145 »
« Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d’un bout à l’autre d’écarlate en délire, et puis le vert éclatait au
milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu’aux premières étoiles. Après ça le gris reprenait
tout l’horizon, et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ca se terminait ainsi.
Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. »146
1. Des deux textes transparaît clairement un libre rapport au sensible, une intériorité cachée de la
représentation elle-même jouant un libre jeu, libre parce qu’inobjectivable au cœur même de l’ouvert
de l’objectivité – une architecture du sensible147. Le sensible s’ouvre comme sensible pur parce qu’il
résiste et décentre sa possibilisation de sens, que ce sens soit ou non neutre, son fait de miroir du
monde du Dasein148 - non en tant qu’il serait un autre sens, mais en tant qu’autre du sens qui le crève, à
même lui. Source où le silence se crève de soi – se renouvelle du même coup comme silence – le
sensible s’ouvre de soi-même, à partir du concret absolu de ce qu’il fait « toucher ». Cri d’oiseau, bruit
de vent ou de rivière – tout ce qui est sensible n’est par ailleurs pas capable de « faire source ».
On aura vu que les exemples que nous prenons ramènent toujours à une « nature », non seulement par
les affects qu’ils évoquent (en cela, ce sont bien des machines à naître), mais surtout parce qu’il s’agit
déjà d’une position structurée, d’un paysage. Ce sensible qu’est le concret n’est pas seulement
sensible, ou plutôt, n’est sensible pur qu’en tant qu’il est autre encore. Une nécessité chaque fois s’y
145
Baudelaire, Harmonie du soir.
Céline, Voyage au bout de la nuit, p. 168, folio.
147 Nous aurons l’occasion de revenir sur ce terme. Nous devons beaucoup au très remarquable ouvrage de Benoît Goetz, La
dislocation, Architecture et philosophie.
148 Ce qu’il serait dans la perspective d’Etre et Temps.
146
54
indique – ce en quoi le terme nature s’impose, et en quoi aussi les exemples tirés de la nature telle
qu’on la connaît sont les plus appropriés. Cette nécessité qui n’est pas vraiment du sens est par cela
extrêmement difficile à décrire : non du sens, elle contraint et épouse le sens dont les miroitements la
reflètent sans qu’elle ne soit quoi que ce soit qui « appelle » ou « parle » comme telle, ni quelque
chose de potentiellement à dire.
Ce n’est pas une pure dispersion, une évanescente myriade, mais quelque chose de lié et d’articulé, de
même que la chaîne montagneuse ondule selon une grande forme, réelle, matérielle, et muette, mais
qui plisse le sens vers l’intérieur – y fait des creux irréductibles. La douceur abrupte de l’oiseau, du
torrent, de la montagne – et dans certains cas, des machines – est une prise dans le sens. Il est facile
pour le promeneur – bien des poètes l’ont fait – de voir dans l’anneau d’un massif montagneux l’abris
qui enveloppe un réseau de sens et de paroles, anneau lui-même muet. Tout ce qui, d’un paysage,
ouvre un lieu149 conduit exactement à cela que son advenir s’y trouve renvoyé sur soi-même, fermé en
réceptacle d’une « profondeur150 » qui n’est pas un invisible, mais un filigrane sensible du lieu, un
revenir à soi du lieu s’éclosant et se fermant sur l’énigme de ce qui s’y joue, rien d’autre que soi – et
pour ça, plus que soi.
De façon plus pragmatique, il est question de l’appréhension disposante tel qu’elle s’avance en un site
tel qu’il est passible de sens, tel qu’elle le lit sans l’épeler comme un alphabet, mais plutôt comme un
déjà-vu non explicite, de telle sorte qu’il se ferme en cette certitude qui tient en suspend et en surbrillance les éléments qui s’y nouent. En sur-brillance veut dire qu’ils apparaissent chaque fois sur
fond les uns des autres, en s’impliquant, en s’incurvant vers un centre de gravité qui les plie à cette
forme ci. La forme n’est justement pas seulement une perspective, bien qu’elle en soit une aussi, car
elle n’est pas un angle d’appréhension qui série les éléments selon un point de vue. Elle est un mode
de battement par lequel le point de vue devient une « mise en perspectives », c’est-à-dire en quoi il est
happé par l’unité rythmique de ce qui se donne à lui. Nous l’identifierions à un récit, mais un récit qui
ne livre pas la clef de ce qu’il raconte, qui commence et s’achève au hasard, en éclaircie, comme une
chandelle allumée en pleine nuit.
2. Revenons un instant sur le mot profondeur qui n’a pas toujours bonne presse. Quand on parle de
profondeur, un soupçon s’élève : la profondeur confine à l’indicible, au mystique, à la prolifération
fantasmatique. On y décèle l’accrétion frauduleuse de formules, l’opacité métaphorique151 qui n’est
jamais rien d’autre qu’un dispositif de captation réifié en vision. On y lit l’essentialisation, la
Un beau texte de Jean-Luc Nancy est à paraître sur ce thème.
Nous allons y revenir tout de suite.
151 Cf. par exemple, Jean-Marie Gleize, avril 1996, numéro 9 de Prétexte « Je dis à Arthur Rimbaud que je ne suis pas
d'accord ni avec son bateau ni avec son ivresse, et pourquoi, et comment je décide de ne pas le suivre dans le mouvement du
noir au bleu, du a (qui pour moi reste un a, et n'est pas un alpha) jusqu'à oméga (qui n'est qu'un o et qu'il faut faire
«revenir» à sa place, avant le u) »
149
150
55
célébration béate, la bêtise. Vite (trop vite), on replie à son tour cette métaphoricité sur un
subjectivisme de mauvais alois, et en vient à associer profondeur et quête démente pressant les affects
pour y trouver matière. Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ont répondu152 à cette vision
simpliste du romantisme. Mais le soupçon demeure, sans aucun doute à raison. Et aux profondeurs, on
oppose les surfaces, aux nuits étoilées, aux profondeurs des mers, le néon qui résorbe toutes les
ombres, indifférencie et aplatit les perspectives. Blancheur insoutenablement prosaïque d’une cellule
capitonnée… Aux tentatives de donner chair au monde, on oppose la rigueur ascétique qui, sous les
ivresses trompeuses de la chair, cherchent l’os. On le cherche sous le symbolique, sous les grands
trajets superficiels des villes, sous tout ce en quoi nous nous engageons, happés parfois, et qui est la
projection de nos conventions et de nos illusions… confiance irrationnelle en un sol qui peut toujours
venir à se dérober153. Sous tout cela donc, on ne cherche plus rien d’autre que de grandes lignes
magnétiques, des flux, des dynamiques et des champs, de simples flèches pré-individuelles154. Et l’on
cherche ou bien la position, la cartographie impitoyable des forces, l’effacement de la « structure
autrui155 », ou bien plus explicitement la machination, la dispersion structurée, le virus, le spin, le
Trickster…
Mais parlant de profondeur, nous avons cependant autre chose en vue. Aucune chair, aucun
remplissement, aucune saturation, mais très précisément ce qui fait la forme, ce qui, dans la structure
de significabilité qu’est le paysage, fait qu’il vibre et qu’il questionne… ce qui fait qu’en lui, les
strates coulissent, qu’on peut ne serait-ce qu’envisager de remonter jusqu’aux lignes cardinales. Ce qui
fait sens même et surtout là où toute surimposition de sens a été rigoureusement écartée156.
A ce titre la profondeur n’est pas vraiment à opposer à la surface, aux droites, aux cubes. Elle en est
plutôt quelque chose comme une corrélation rythmique. Nous ne pouvons à ce sujet que renvoyer au
très important ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation, qui par le concept éponyme et la mobilisation
alternée de Heidegger et de Le Corbusier (en apparence, deux antipodes), construit très précisément ce
Cf. L’absolu littéraire.
Et ce n’est pas forcément faire un mauvais jeu de mots que de rappeler le traumatisme du tsunami, fin 2004. Le
tremblement de terre est bien par excellence l’événement souterrain, imprévisible, qui se moque de nos calendriers, de nos
fêtes, de nos trêves et de nos rites.
154 Deleuze n’a pas cessé de le méditer. De quoi parlait-il d’autre, en évoquant déterritorialisations et reterritorialisations ? Et
en évoquant la terre abstraite ? Assez curieusement, la post-poésie n’évoque pas beaucoup celui qui est peut-être son plus
grand penseur.
155 Cf. à nouveau Deleuze, mais on peut aussi évoquer le poème de Virginie Lalucq, Fortino Samano, et ses débordements par
Jean-Luc Nancy.
156 Pour dire les choses autrement, nous souhaitons résister à une mésinterprétation trop souvent faite à propos de
l’herméneutique. Elle n’est pas, comme on a tendance à le croire, la postulation d’une opacité qu’il s’agirait indéfiniment
d’éclaircir (ce que Marion dit de l’oeuvre d’art), ni même la nécessité de retrouver une trace d’une intention véritable gravée
dans les indices et les principes de la composition d’un quelconque « fait herméneutique » par l’exercice d’un œil averti.
Evidemment, si l’herméneutique consiste seulement à vouloir faire dire quelque chose aux « choses muettes » et qu’elle se
délecte de la chair des métaphores, alors on ne peut qu’abonder avec ceux qui la critiquent. Tout ce qui est gratuit, tout ce qui
se fait se soi-même (c’est-à-dire la vie elle-même) en serait de facto expulsée de même que tout objet bâtard qui mobiliserait
le sens de façon obvie (ainsi les montages de la poésie expérimentale ou les actions situationnistes). Fort heureusement,
l’herméneutique a toujours d’abord voulu se placer dans l’immanence d’un sens pour comprendre de quelle manière, en son
exercice, la vie se retourne sur elle-même et s’interprète en terme de soi, donc se travaille, s’aménage et parfois lutte avec
elle-même pour le meilleur et pour le pire.
152
153
56
à quoi nous nous référons. Par le refus contemporain des cryptes et des sanctuaires, par sa méfiance
envers les édifices centraux et monumentaux, l’architecture des droites et des plateformes ne fait pas
qu’enfermer la vie dans des boîtes en carton en lui ôtant toute force. Elle agence ces tracés pour en
faire des dynamiques créatrices ; prend au corps le plus banal et le plus quotidien et le ravive.
Benoît Goetz rapporte un mot de Le Corbusier :
« Il n’est pas de symbole attaché à ces formes ; ces formes provoquent des sensations catégoriques ; plus besoin
d’une clef pour comprendre. Du brutal, de l’intense, du plus doux, du très fin, du très fort. »157
Le concept de Benoît Goetz, la dislocation, cherche à décrire la façon dont l’errance devient une sorte
de position originelle qui ne cesse de disposer ses trajets et de mettre en énigme ce qu’elle parcourt, et
une caisse d’intensification qui, de sa rigueur, de ses lignes droites, suscite plus de parole que des
déchaînements baroques158.
3. Certains paysages159 de montagne ou de lacs160 forment comme une boucle, s’ouvrent comme des
puits par lesquelles ils se « perspectivent » eux-mêmes en eux-mêmes, à l’infini de leur propre
finitude. Il y a des possibilités innombrables de modulations de formes qui expriment toutes la même
mise en béance de « l’y être161 ». Forme suspendue, respiration coupée du Lac Blanc (Vosges) que
décrit Nancy, du Lac Pavin, lacs semi-durs, lumières rasantes sur l’eau miroir, lacs sans profondeurs
qui sont les plus beaux reflets de la noyade162. Ou d’autres fois un verrou, qui creuse une échappée à
l’intérieur du paysage, dans un échelonnement de profils montagneux
et de lignes cadrantes,
enchaînées, implacables (effets que le verrou de Val d’Isère, qui ferme le lac artificiel ne manque pas
de provoquer sur le contemplateur qui écoute).
Plus parlants encore, et au plus proche de notre questionnement, certains paysages de stations de sport
d’hiver. La complexité des enchevêtrements y est plus grande et l’enchâssement réciproque des
strates plus évocateur. D’une part, une première circulation des pistes qui convergent les unes vers les
autres et confluent en artères aux abords des stations. Plus imperceptible, le mouvement individuel des
skieurs hésite entre la résonance générale des grandes topologies et le hasard des connexions qui
bouleverse selon le regard la forme du domaine, axe les vallées les unes dans les autres et installe en
différents replis montagneux des bassins aux dynamiques propres. Cette première strate indique une
157
Cf. Le Corbusier, Vers une architecture, page 170.
Cf. Benoît Goetz, La dislocation, p. 29. « La dislocation prend alors deux sens : c’est le jeu des lieux, entre les lieux, leurs
définitions et leurs ajointements, - mais c’est aussi la dé-localisation, la mise en errance des lieux et la naissance d’espaces
qui ne sont pas des lieux ». Nous ne pouvons qu’encourager à se plonger dans cet excellent ouvrage.
159 Parce qu’il est le plus « parlant », mais qu’on ne s’y trompe pas. Un paysage est quelque chose de sonore, de sensible – il
y a un toucher au cœur du déploiement de la vue qui percute son horizon de sens comme une cible, le déplace, le fait vivre en
circulation.
160 Ce à quoi le texte de Jean-Luc Nancy est consacré.
161 Expression de Jean-Luc Nancy.
162 Ces lacs sont souvent nantis de telles légendes, ainsi, le Lac Pavin et son village englouti.
158
57
circulation de sens, à la fois directement humaine, et, disons, discursive ou technique, selon la
connexion des pistes et des remontées, les rapprochements, les mises à distance, les itinéraires qui
surgissent, les téléologies qui interconnectent les domaines. Une deuxième strate est celle de la
résistance matérielle, des saillances effectives de la forme, lesquelles donnent corps aux mouvements
superficiels « signifiants », gorges, replats, replis, vires et ombilics avec un rôle particulier pour les
cols qui sont des franchissements possibles du plein ciel, et des limites de domaine qui apparaissent
comme des « limites de dicibilité », surgissement de chaos, bouleversement de la cartographie, repli
indifférencié des lieux l’un dans l’autre sans cheminement préalable. Le niveau ultime est celui de
l’ondulation montagneuse d’ensemble qui referme les strates, boucle un monde sur lui et creuse, en
répercussion, une autre énigme dans les tracés. Par son refermement, la montagne farcit d’ombre ses
faces. Elle devient intotalisable, auto-cohérente – elle unifie dans la prise extérieure d’un hors sens
tous les sens possibles comme monde, transforme en une seule « aventure » toutes les péripéties,
aventure irracontable, mise en abîme du lieu par lui-même.
B. Compositions. Le grand récit du paysage.
Bien sûr, la vue seule ne suffit pas à fournir ce refermement. C’est uniquement dans la mêlée, la
synesthésie, le froissement/bouillonnement que le réel traverse. Si on ne peut pas dire le bleu ou le
rouge du ciel autrement qu’en le montrant, il faut amener cette bleuité dans le discours par décalque de
formes, transposition, figuration. La conjonction de registres discursifs – l’affect, les qualités visibles,
le mode abstrait, philosophique, l’usage du zeugma – indique dans le discours quelque chose de cette
bleuité, non simplement parce qu’elle en rappelle une trace mnésique qui serait une nouvelle fois
indiquée directement, mais parce qu’elle libère, dégage cette bleuité en elle-même, défait par
déplacement le rôle médiateur du sens à la perception de bleu, qui, d’un coup, est ramenée en lui, y
adhère pour le déplacer, pour y inscrire quelque chose comme un mouvement sédimenté, un
déplacement permanent. Nous voudrions revenir ici en deux temps sur le texte littéraire, d’abord en
donnant quelques indications liées à un poème précis (à titre d’exemple) puis en explicitant
brièvement notre idée du récit.
En cette matière quelque peu trouble, nous nous permettrons une certaine souplesse dans nos
références puisque, de manière implicite, l’ontologie d’Alain Badiou nous accompagnera autant que
celle de Heidegger – c’est qu’en ces eaux justement les pensées se déshabillent, et les oppositions,
franches sur d’autres terrains, se muent en regards complémentaires d’un même fait.
1. Reprenons le poème de Baudelaire que nous citions déjà en exergue.
« Voici venus les temps où vibrant sur sa tige
58
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir.
« Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir»
Ce poème nous paraît un plus puissants jamais rédigés en langue française – un de ceux qui, en nous,
appelle le plus de chose. Ce qui va suivre n’a pas la prétention d’être un commentaire littéraire, mais
seulement une tentative de nous maintenir sur le plan de la philosophie tout en relevant, naïvement (et
sans doute imparfaitement), ce qui y travaille.
Les synesthésies, dans la rythmique singulière, concourent au rassemblement d’un lieu en ses
esquisses de perceptions. Plutôt que de déployer, distinguer, mettre à plat, elles entraînent une
convergence vers l’unité positionnelle du lieu dont « l’esprit » même insiste dans l’opacité. Le retour
des plans de perceptions selon l’ordre du panthoum brise la temporalisation langagière. La répétition
rythmique minéralise le fugitif, et fixe le lieu auquel on revient toujours dans l’ouverture qu’il ménage
(non une éternité, mais repli de ses moments sur son événementialité même). D’autre part, le poème
évoque l’homme, mais non comme un pur Dasein ou une pure position d’existence. L’anthropisation
amène des éléments purement « mondains », voire sociaux et construits (outre les termes eux-mêmes,
l’ostensoir, etc., on peut penser au violon qui évoque un moment de la vie concrète, au cœur qui
suggère cette même simplicité quotidienne et non ontologique). Comme souvent chez Baudelaire, le
poème semble construit sur la mémoire ; en cela, il rassemble une existence dans le mystère d’une
position quotidienne – avec toutes les apparentes futilités qui sont avec.
Enfin, la structure de nomination cohabite avec une rythmique enveloppante. Ce qui nomme ouvre le
monde en histoire, en gouffre sensible, en striage de chemins. Mais c’est seulement dans la vitesse
d’un pas qui interdit toute position franche, tout contact plat, tout arrêt contemplatif pour imposer au
contraire une continuelle épreuve du crépuscule. Osons une métaphore : le rythme (et la forme de
panthoum) fait tourner le monde à la bonne vitesse pour qu’un mouvement se stabilise en une forme
sans que celle-ci ne se disloque ni ne se referme.
2. Pour développer les points soulignés, réintroduire la dimension du récit n’est pas sans intérêt. Plus
précisément, c’est le thème du destinal que l’idée du récit permet de réinterroger. Là encore, il n’est
59
pas question pour nous de faire autre chose que de donner quelques indications en nous appuyant sur
un exemple. Fort heureusement, des paroles d’écrivains viennent renflouer des analyses qui doivent
composer avec des concepts très fortement marqués et connotés.
a. En France, le vingtième siècle n’a sûrement pas été le siècle du récit et de la narration. Les formes
trop solides et trop nettes du roman balzacien ont appelé les contrecoups. Accusé de construire a
priori, de dédaigner à faux des morceaux de mondes, de construire des simplifications, d’être
naïvement dupes des illusions du langages, d’imposer un ordre rigide à l’invention immédiate de la
parole, les grands récits ont été souvent dédaignés des philosophes. C’est Proust qui a été et est encore
l’écrivain de référence de la philosophie française163. Mais Proust, praticien du retour vers soi et de
l’accumulation lente et progressive des choses ne raconte jamais une vie (peut-être parce qu’il ne veut
pas céder à l’illusion de la continuité). C’est même là son génie : il esquisse en pointillé des existences
par petits traits et couronnes d’instants. Il est tout entier pris dans de minutieuses descriptions qui font
se superposer sa vie et son écriture ; cette cyclicité du temps, lui-même fait d’événements
imperceptibles, n’outrepasse jamais l’analyse la plus stricte et la plus subtile. En restant dans
l’immanence, en refusant les ressorts du récit, Proust impose une distance à son écriture, une
extériorité en fin de compte au moins aussi manifeste que celle des conteurs. Ne se perdant jamais
dans l’inintelligible intelligibilité d’un récit – d’un destin – il est contraint à un regard rationnel, clivé,
qui investit le sensible et interprète l’intellectuel sans que jamais ceux-ci ne paraissent unis dans la
solitude d’une existence.
Ce qui fait la force immense des romans de Melville, de Dostoïevski, de Faulkner, de Malraux parfois
– quoique chez lui la tentation de « mettre à plat » soit plus forte – ou de ce fabuleux roman de Rilke,
Les carnets de Malte, c’est peut-être à l’inverse l’indépassable solitude de chaque être. Solitude non
seulement tragique, existentialiste ou simplement humaine. Plus profondément, il s’agit de la solitude
d’êtres finis, aveugles, dont les raisons dernières sont toujours irrationnelles. Ils s’avancent dans
l’obscurité, à tâtons, cherchent, doutent, hésitent. Ils renvoient l’image que nous ne pouvons saisir de
nous-mêmes : emportés en nous et incertains, confiés à nos actes et à nos oeuvres comme à des choses
qui nous dépassent infiniment. Le roman américain a poussé très loin ce principe du personnage sur
qui on lève à peine les yeux, et qu’on se contente de suivre à la trace pendant la nuit ; du roman lancé
sans que nous n’y puissions rien, qui marche, impitoyablement jeté vers nulle part, et qui s’abîme dans
du brouillard.
Permettons nous une longue citation de l’écrivain Jean-Pierre Millecam qui sera en même temps son
propre commentaire.
163
Merleau-Ponty, Deleuze, ou Vincent Descombes ont écrit sur lui.
60
Proust, en somme, n'a fait que creuser le sillon du roman traditionnel, entendons le roman français dans l'état où il a
été laissé par Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola : ce type de roman finit par suivre la courbe d'une métaphysique qui
lui est parallèle, courbe qui consiste à rejeter la Légende au profit de l'Histoire. Si Balzac est un poète, Flaubert
cessera de l'être. Si Zola reste un poète qui se prend pour un journaliste, c'est à son corps défendant. Si Proust
semble restituer son rôle à la poésie, c'est en mettant des gants, ceux de la distance et de l'analyse. Consultons en
passant l'exception Hugo : semblable à Cocteau, quoique dans un registre différent, il demeure un poète qui écrit
des romans. Mais c'est d'abord un poète.
Quant à Faulkner, c'est un poète du roman, de même que Virginia Woolf. L'Histoire où ils s'inscrivent, c'est d'abord
l'éternité, même si, comme Virginia, ils se défendent de croire. Finalement, le virage amorcé par les anglo-saxons
au cours des années vingt et trente est un retour à une tradition plus ancienne que celle qui a vu, au XIX siècle,
l'apogée du roman : l'épopée, chez Faulkner, ne saurait être étrangère à l'esprit de la Bible, des Grecs, ou de
Shakespeare. Quant à Virginia Woolf, il est évident qu'elle n'écrit jamais immanent, même lorsqu'elle prétend le
faire. Ce qui est particulièrement neuf, chez ces grands anglo-saxons, c'est que l'épique, le lyrique soient si familiers
- tandis que chez les Français, pour qu'un roman devienne lyrique, il faut en général que l'auteur passe un costume
propre à gêner aux entournures à la fois l'auteur et le lecteur.164 »
b. On retrouve précisément l’idée du « déjà-là » dont Heidegger, Levinas ou Derrida ont développé la
nécessité : l’antériorité du sens tel qu’il se donne comme précédent sa propre appréhension, et ne
s’institue qu’à travers l’acquiescement implicite à une tradition qui l’emporte et commande son
rapport à lui-même. Derrida et Levinas ont même renchéri sur ce fait en insistant sur l’originarité de
l’altérité à soi-même du sens sur son investissement structuré dans la signification. Lire Faulkner, ou
Melville, ou peut-être Robert Walser, c’est précisément se rendre compte que cet effet de trace est
quelque chose dont les écrivains sont depuis longtemps au moins implicitement conscients, et que
c’est dans l’étrange clôture de destins qu’ils mettent en scène plutôt que dans leurs saccades et leurs
interruptions qu’ils la laissent travailler au mieux. La continuité d’un récit n’est pas le fil de la
narration. Elle n’est même pas la cohésion d’un monde, mais son intelligibilité close. Comme le dit
très explicitement l’auteur de la citation, le grand récit, devenu légende conjugue au désir de réel un
lyrisme qui n’a rien de « niais et farouche » (comme l’assène peut-être un peu vite Jean-Marie Gleize)
parce que ce n’est pas le son de la lyre qui étourdit comme une drogue et flatte la complaisance
du lecteur et de l’écrivain, mais précisément cet effet d’emportement, en creux, qui fait que quelque
chose se passe sans que quoi que ce soit ne se montre vraiment en mouvement. Il y a quelque chose
qui se passe. Cet « il y a » précisément, est celui de ce qui se passe, l’espèce
d’immanence/transcendance à soi de ce qui a lieu. Le récit a quelque chose d’une effectivité de
l’Ereignis, ou plus précisément, ces exemples littéraires sont l’indice que l’Ereignis est peut-être le
plus justement pensé comme « récit » ou comme « mise en mythe165 ».
164
http://www.uhb.fr/faulkner/wf/french/articles_french/faulkner_proust.htm.
Etant entendu que le mythe n’est pas compris comme « tentative de donner une origine empirique à ce qui s’opère de la
structure » (Lacan) mais comme la tentative de « faire passer » ce qui ne peut pas se dire, de faire passer le passage même,
c’est-à-dire l’incompréhensible par excellence. A ce sujet, Gérard Bensussan a fait une intéressante communication lors
colloque « Le danger et la promesse », « Mythe et commencement : Schelling et Heidegger ».
165
61
A ce titre, il y a peut-être lieu d’accorder plus d’attention à l’homme, car penser l’homme ne se
confond pas nécessairement avec l’humanisme. Le « récit » est en effet aussi ce qui relance les
différentes traditionnelles, locales, particulières. Plus exactement, il est ce en quoi la singularité est
creusée comme telle en tant que singularité d’un étant, c’est-à-dire d’un ensemble de déterminations
particulières. Il permet alors de réintroduire l’idée de l’homme, sans qu’il ne s’agisse plus d’une idée
générale et régulatrice : l’homme est la forme à travers laquelle nous rencontrons la singularité. Il est le
seul vrai contact à la solitude ; il est le nom de ce récit où les singularités se donnent énigmatiques.
Citons Catherine Malabou :
« Regardez autour de vous. Les gens d’abord et surtout. Ceux que nous aimez, ceux que vous n’aimez pas, ceux
que vous n’aimez que de loin. Tous se signalent, d’une manière qui leur est propre, par un attachement sans limite à
la présence du présent, par une haute résistance à la destruction. (…)
Regardez autour de vous. Les gens d’abord et surtout. Ceux que vous aimez, ceux que vous n’aimez pas, ceux que
vous n’aimez que de loin. Tous se signalent, d’une manière qui leur est propre, par une improvisation ontologique
qui interrompt leur présence à eux-mêmes et leur permet d’inventer le style de leur dé(con)struction. 166»
c. Autrement dit, la continuité du récit est quelque chose comme l’existence faite destin parce que le
temps, plutôt qu’à être décrit, amené à la surface, y est manifesté comme rien, y est soustrait 167. Il est
caractéristique de voir combien le récit fait refluer le temps plus loin, s’il est possible, que Heidegger
ne le voulait, là ou il n’est même plus rapport mais qu’il se confond très précisément avec
l’aveuglement énigmatique et la solitude de chaque existence, indépendamment de quelque rapport
qu’elle noue avec quoi que ce soit. Prendre le temps à partir du récit, lui-même envisagé à travers la
légende qui le traverse, c’est en expulser tout substantialisme. Par ce chemin, on peut dire résolument
que le temps n’est pas. On ne dira même pas qu’il y a « le temps », mais éventuellement « qu’il y a
temps », quelque chose comme une façon de lire la différence stricte entre un « ici » et un autre, la
différence radicale. Cela n’est pas cela ; mais rien ne passe, rien ne se transforme, rien ne se répète qui
vienne ouvrir des différences. Ici n’est pas ici. C’est tout ce que manifeste le jeu premier du récit, à
partir de quoi des modulations de temporalités et de spatialités se nouent et se chevauchent. Parce qu’il
n’épouse pas quelque temporalisation que ce soit, mais enveloppe une continuité en elle-même
« inexistante », le récit met à jour ce réel de la différence que les conceptions courantes du temps et de
l’espace, cela jusqu’à Heidegger inclus168, recouvrent : ici n’est pas ici. C’est l’a priori de tout récit
que chaque articulation d’un temps s’indexe à la singularité absolue de son « ici et maintenant » sans
que celle-ci ne soit rien d’autre qu’une contrainte logique du réel lui-même. En cela, le récit garde
166
Cf. Catherine Malabou, Le change Heidegger, p. 260.
Nous aurions envie de dire que c’est le thème du récit qui permet de tenir ensemble Heidegger et Nancy d’un côté, Lacan
et Badiou d’un autre.
168 Mais pas Lacan… justement parce que Lacan part du temps logique qu’il illustre par la célèbre énigme des prisonniers.
167
62
intrinsèquement le sens à même son réel et interdit toute évanescence trouble dans les significations
qu’il met en jeu.
Dans le récit, ce qui se joue, c’est la radicalité.
C. L’exemple de l’écriture vu du coté de l’écrivain.
Il peut être intéressant de décrire le travail de l’écrivain, car il conjugue très bien pragmatisme et désir
du réel. Il faudra cependant laisser de côté toutes les écoles et toutes les revendications, puisque avec
des mots les querelles littéraires ont tôt fait de tout brouiller169.
L’écriture vient en excès, en surcroît. Elle est une vitesse trop grande, une proximité d’impressions
trop grande, une évidence trop fugitive pour ne donner autre chose que des traces. Elle s’entraîne ellemême, s’emballe en une logique qui la nourrit - au risque parfois de se perdre dans l’autocontemplation ou la complaisance. L’idée d’une écriture baignant dans l’affect, présence à son acte,
sans distance, a accrédité une forme de soupçon porté sur l’inspiration : égarement subjectif, confusion
du sacré païen et du saint, démission, paresse, manque de pudeur, etc.… C’est que l’inspiration a à
faire avec l’aménagement de la venue d’une position nouvelle, de la profondeur d’une singularité,
c’est-à-dire quelque chose qui ne s’épuise en aucune manière dans aucune description possible. La
production frénétique et désordonnée n’est en quelque sorte rien d’autre qu’une tentative veine
d’inventaire, une sorte de poursuite d’un sens dérobé, une écriture sans fin ni forme. Les grands
tambours lyriques – tant qu’ils ne sont pas strictement maîtrisés – sont autant d’effets de saturations
qui ne visent finalement à rien d’autre qu’à étouffer l’appel par leurs échos assourdissants. Les rituels,
les emportements, autant de torpeurs déguisées. Mais les uns comme les autres sont, nous semble-t-il,
des étapes fondamentales. Elles fournissent une matière qu’il faut encore informer, réapprofondir,
c’est-à-dire rendre à l’épreuve de l’absence, de l’abrupt, de l’intraitable.
A la vitesse de l’inspiration correspond la prudence du travail. Celle-ci peut aller jusqu’à la dénégation
pure et simple de tout sens hors du jeu même de la littérature, et penser celle-ci comme montage et
démontage. Sans aller jusqu’à ces positions excessives, le travail est la lenteur qui réinjecte toujours la
raison et l’œil critique de l’intelligence.
« Prenez Hugo ou Faulkner. Ils sont dans le mouvement du monde et ils l’acceptent. Flaubert, non. Flaubert, c’est
l’esprit qui toujours nie, c’est le diable. Il est en dehors de son texte. C’est la mort, le point de vue de la mort.
Flaubert, quand on le lit, a plutôt tendance à vous empêcher de croire en Dieu. Ce qui est aussi une très bonne
chose. Sans Flaubert, je serais certainement encore plus bête que je ne le suis quand j’écris. Il est un garde-fou, pour
tout écrivain à qui il dit sans cesse : « Ne va pas trop loin, si tu es lyrique, ne sois pas trop con. » »170
169
170
Sur cette question, nous renvoyons à notre commentaire de L’origine de l’oeuvre d’art.
Cf. Pierre Michon, Le Nouvel Observateur, 24-30 octobre 2002
63
Cette prudence est indispensable. Si la tâche est celle d’une présence, elle doit aussi s’y indexer.
L’écrivain accumule, photographie, accueille le flot d’une matière mais c’est pour finalement écrire
sur ce rapport même. Autrement dit, le temps de l’écriture elle-même est le temps du deuxième degré
– le temps où l’on écrit ce que l’inspiration décrit, l’impression de réel, le pointillisme fourmillant des
esquisses et premiers jets – le temps où l’on ruse par conséquent. Dans un premier moment, le rapport
est bel et bien naïf : il est rapport à un livre ou un poème qu’on veut faire, même si cette volonté est
appelée par le lieu, l’amour, les circonstances, l’envie. C’est dans un deuxième temps seulement que
ce que l’imagination aide à esquisser – l’histoire que je veux raconter, la femme que je veux décrire,
etc. – se modifie, devient autre pour apparaître dans la vérité de sa position réelle. Autrement dit, il y a
tout un deuxième processus de désubjectivation, par lequel l’écrivain remonte en deçà de son rapport
aux choses qu’il veut créer, vers quelque chose comme des atmosphères et des pulsions. Le lieu, tel
homme, telle femme, dans l’immanence d’un pur contact, lui-même posé par une construction qui fait
consister les singularités en effaçant l’image et les réflexes qui nous guident dans notre propre rapport
à eux. Peut-être que ce n’est pas encore assez de dire suggérer : il faudrait plutôt dire qu’il s’agit de
« faire » plutôt que de « dire », autrement dit que l’écriture ne pose un réel qu’en le faisant, non
comme un réel de l’écriture, mais à travers la stratégie de nomination qu’elle ordonne. Elle fait un lieu,
un personnage, un événement.
C’est pourquoi on écrit par stratégies. Dans l’écriture, le langage s’efface dans ce qu’il fait, c’est-àdire ouvrir. Il s’efface comme langage parce qu’il joue comme tel – il acquiert, d’une certaine
manière, la transparence de la conversation bien qu’il y soit amené par son seul pouvoir propre, sans
but extérieur à son travail (en principe). Pour le dire vite, dans l’écriture, le langage ne doit pas être
rhétorique, jamais. Cela veut dire principalement que le sens du langage ne doit pas opacifier le jeu de
sens lancé par le langage pris en tant qu’oeuvre littéraire171. Les jeux de style doivent s’insérer dans
une atmosphère (comme chez Stendal, dans La chartreuse de Parme, la légèreté de l’écriture veloute la
légèreté des passions et l’accompagne). Pour réaliser cet effacement cependant, ce sont des techniques
d’écritures qui jouent : couper les phrases en morceau, s’imposer des contraintes, s’interdire certaines
formes… bref, user de béquilles parce que le réel n’insiste jamais qu’à travers de telles médiations
« thérapeutiques ».
Pas question de faire une phénoménologie de l’activité d’écrire. Simplement l’ériger en exemple dans
ce tiraillement qui lui est propre entre vitesse excessive qu’il faut brider, et épuisement qu’il faut
ranimer à la vie. Nous aimerions dire que cela revient finalement à écouter la nécessité d’un rythme
propre. En tout cas, il s’agit d’un travail qui s’approfondit à la fois de l’intérieur, à travers un vécu, à
171
Cette définition, parce que transversale, n’exclue en rien les nouvelles formes littéraires. Là encore, rien n’est gratuit.
64
travers des choses comprises (des « éclairs de compréhensions » à propos de certains mots ou de
certaines formes), des expériences accumulées qui travaillent à charger les mots de tout ce qui en
délivre le jeu, et de l’extérieur, par l’observation, l’écoute, la prise de notes, la prise d’informations,
etc. Le plus souvent, quand on commence enfin à écrire pour de bon, cela fait longtemps que
l’inspiration s’est volatilisée.
65
ARCHITECTURE DE LA PRESENCE 2 : ECHELLES, CONSISTANCES ET RYTHMES.
Ce texte cherche de son côté à éclaircir plus explicitement la façon dont les prises de forme
temporalisent l’existence en décidant du mode de son rapport à ses objets. Pour cela, nous
commençons par une incursion dans le domaine de la phénoménologie, d’abord pour constater que les
thèmes de la forme et du geste nous aident à comprendre à la fois comment le sens peut se nouer à la
perception – c’est-à-dire comment l’existence quotidienne peut être pensée phénoménologiquement –
et comment le sens peut avoir prise sur lui-même. De cela, on tentera de ressaisir les analyses
heideggériennes de la temporalité en les reformulant en terme de rythmes.
Cet article n’est en fin de compte qu’une variation sur l’idée, introduite par Derrida, de la prothèse que
nous tentons d’utiliser.
A. Echelles
1. Commençons par le niveau le plus évidement phénoménologique – et de facto, le moins existentiel.
Faisons encore une fois retour vers la question du catégorial. Dans sa monumentale étude172, Maxence
Caron explique on ne peut plus clairement la façon dont Heidegger s’inspire de la forme husserlienne
de l’intuition catégoriale pour l’investir dans les modalités de son questionnement propre. C’est donc
de lui que nous nous inspirons, même si nous allons par endroit tenter nos propres formulations. Caron
part d’emblée du postulat que les chemins de pensées de Husserl et de Heidegger sont inconciliables
puisqu’il s’agit pour l’un l’élucider les modes de la constitution logique du monde à partir des formes
de la conscience, ce qui implique la mise entre parenthèses de ce qui anime l’autre, à savoir la mise en
jeu originelle d’une ipséité jetée, avant toute possibilité de retour réflexif, à l’assomption d’un sens
déjà mondain, extérieur (d’un « à faire » investissant l’ipséité dans le mouvement même où elle tente,
au sein de celui-ci, de faire retours sur les étapes de la constitution de ce qui se présente pour elle). Le
questionnement de Heidegger concerne la forme de cette mise en jeu originaire, mais c’est Husserl qui
a donné, grâce aux concepts phénoménologiques, des outils capables d’en dégager concrètement le
mode (au lieu de poser l’être comme une catégorie originelle mystérieuse et abstraite). Il réussit en
effet à dégager que les vécus de conscience sont originairement formés catégorialement de sortes
qu’ils ne se manifestent qu’ouverts sur le monde extérieur dont ils se présentent comme une
configuration (en quoi on peut classiquement parler d’une inscription de la transcendance au sein de
l’immanence)173. Mais cette structure présente aussitôt une difficulté puisque ce qui se présente à la
172
173
Heidegger, Pensée de l’être et origine de la subjectivité.
Comme nous l’avions déjà expliqué, nous prônons du strict point de vue phénoménologique une certaine naturalisation
ici.
66
conscience est bien originairement cela, ce qui est en face en tant que tel, l’arbre ou la maison et non
un arbre ou une maison.
« (…) l’objet avec ses formes catégoriales n’est pas simplement visé comme dans le cas d’une fonction purement
symbolique des significations, mais qu’il est mis lui-même sous nos yeux, précisément dans ces formes ; en
d’autres termes : que l’objet n’est pas seulement pensé, mais précisément intuitionné ou encore perçu. »174
L’idée d’une intuition catégorialement formée est audacieuse, mais délicate. On sait que Heidegger
reprend cette thématique en la modifiant. A défaut d’une intuition catégorialité, c’est l’excès du sens
sur la signification, et le pli de la mise en jeu originaire de soi qu’il introduit. La conscience n’est
susceptible de s’établir qu’emportée dans le geste selon lequel l’être forme l’horizon passible des
constitutions catégorielles et objectives, parce qu’elles s’inscrivent dans une mise en jeu qui forme le
rapport sujet/objet, au sein d’un procès dont elles peuvent émerger parce qu’elles y sont convoquées et
impliquées dans l’être, y participent par là en tant qu’elles sont, ce qui les rend passibles
d’objectivation.
La solution de Heidegger est géniale, mais il peut être intéressant de tenter une inflexion différente de
la question posée par Husserl.
2. Cette inflexion consiste si possible à prendre le concret encore plus au sérieux que Husserl et
Heidegger. Heidegger y voit toujours, d’une façon ou d’une autre, l’enveloppement dans un certain
possible, un certain mode « d’être auprès » qui forme a priori les reprises réflexives que je peux en
avoir parce qu’elles y sont impliquées. Husserl y voit le « là » « en chair et en os » de ce qui est. Mais
sa description reste idéaliste. Et lorsqu’on s’efforce de déprendre le savoir réflexif du perceptif
catégorialement informé, on risque vite d’être réduit à un vague « il y a » extérieur selon lequel ne se
donnent que des configurations non réfléchies, donc des perceptions obscures et inapparentes (non pas
des perceptions non informées mais des perceptions non intégrées à l’élaboration consciente, des
instantanés qu’on voit sans avoir conscience qu’on les voit), ce qui d’une autre manière le rapproche à
nouveau de Heidegger. Le principe d’auto-affection singulier de Husserl, selon lequel la conscience
peut en droit s’auto-présenter chaque vécu dans une évidence consciente, interpose continûment un
film qui finit par subordonner le réel à son sens. C’est cette construction qu’il s’agit de renverser175.
On pourrait nommer plusieurs auteurs de diverses obédiences, de Wittgenstein à Michel Henry, qui de
diverses manières font signe vers ce qui nous occupe. Il y aurait à s’échiner beaucoup pour distinguer
les diverses positions de la radicalité, ce qui serait ou bien suspect ou bien infiniment labile et fugitif.
Cf. Husserl, RL III, p.175-176, cité par Maxence Caron, Ibid. p. 141.
Nous avons longtemps été en bute à cette question sans prendre conscience du lieu où elle se formule. C’est la lecture du
dernier ouvrage de Jocelyn Benoist, Les limites de l’intentionalité, qui nous a permis de voir quel était le joint branlant.
174
175
67
Gardons nous de tomber dans ce piège, conservons seulement toutes ces ombres en arrière plan et
revenons à l’expérience naïve.
Il y a par principe dans l’analyse phénoménologique quelque chose de biaisé à vouloir rendre compte
de ce qui ne s’atteste qu’en tant que la gratuité même de ce qu’aucune élaboration ne détermine. Une
phénoménologie descriptive est quelque chose d’un peu contradictoire – seule une phénoménologie
constructive, qui opère à l’image des sciences comme l’élaboration d’un cadre conceptuel qui permet
de rendre compte de la logique de l’apparaître et d’en libérer, d’en dégager la singularité échappe à
cette aporie176 , mais ce n’est pas ce qui nous occupe ici. La phénoménologie a trop tendance à
constituer les choses de la réalité à partir de leur sens d’appréhension, ce qui, une fois revenu à une
attitude véritablement naïve, peut surprendre. Le catégorial lui-même finit par avoir l’air d’un tour de
passe-passe.
Promenons nous dans une rue… Autour de nous, nous voyons des maisons et pas des concepts de
maisons. Nous n’appréhendons pas du tout dans ce que nous voyons le « comme tel » selon lequel la
maison est constituée selon un sens qui en fait un habitat par exemple. Tout au plus, ce que nous
voyons est susceptible d’être amené à la conscience comme maison – mais nous n’avons à aucun
moment conscience, à quelque niveau qu’on établisse le concept de conscience, que ce qui est là, ce
sont des maisons. Plus précisément, si la signification intervient dans la constitution du monde, elle ne
semble pas le faire de manière originaire, comme norme constituante dont il s’agirait d’articuler
catégorialement les moments ensemble. Il faut que le regard intentionnel se dirige explicitement sur
l’objet pour le constituer en objet, et dans ce cas, justement, ce n’est plus un référent dont il s’agit,
c’est dans le cadre de « l’en tant que maison » qu’il est investigué. Mais ce qui est là est « entre autre
une maison177 ». C’est dans la massivité de cette singularité absolue d’un référent unique, criblé par
une multitudes de plans et d’échelles objectives selon lesquelles il peut être regardé, qu’il est là
présent. Autrement dit, je me promène dans cette rue là, face à ces maisons là, avec ce vécu là.
Accomplissons un geste aussi bergsonien que wittgensteinien : levons les yeux. Cessons de replier la
conscience investigatrice sur ce qui est là, interrompons le regard phénoménologique sur ce dont la
logique d’apparaître est d’être le singulier. La nécessité, du moins comme telle, de la structure noéticonoématique s’estompe et nous nous demandons de quoi nous avons parlé jusque là. Arrêtons
maintenant de rapporter les choses, temporellement, les unes aux autres, de les tresser de manière
utilitaire en réseau, de les comprendre, c’est-à-dire de les arracher à elle-même pour les contempler
dans une fausse temporalité ; arrêtons de nous replier, hors du monde, dans le nulle part d’une
Cf. notre article consacré aux questions de la méthode.
Nous reviendrons sur ce point à propos de Derrida. Ce que la phénoménologie libère, c’est la variation du rapport, c’est-àdire l’infinité des angles possible de ce qu’elle fait apparaître d’une certaine façon. Ce qui est vu d’une façon peut aussi
l’être d’une autre.
176
177
68
spéculation178. Toutes des distinctions s’effacent, toutes les distances s’abîment, et reste seulement ce
qui est là, ce qui se passe, dans la nuit lumineuse de l’immanence.
3. Mais le décrire phénoménologiquement est peut-être une erreur. Peut-on réellement parler ici d’un
sens ? Ne vaudrait-il pas mieux, en cette manière, imposer le silence radical d’un indescriptible ?
Accorder au dépli absolu le rôle d’une instance, n’est ce pas, déjà, réintroduire la hiérarchie sur ce qui
n’en provient plus et par là le recouvrir et l’interdire. Sans compter qu’il n’est pas certain, ni qu’un tel
dépli soit effectivement possible, ni qu’il puisse représenter, dans l’existence, autrement qu’une
posture parmi d’autres, aussitôt abandonnée. Et si l’humain, par son langage, institue les idéalités, ces
absences présentées, n’est-ce pas parce que c’est seulement en se tendant résolument au nulle part, en
s’espaçant puis en négociant dans cet espace le ressac d’une temporalité intime ou l’ici singulier, le
conceptuel, le projet occupent leur rôle, que la singularité est mise en branle ? Plus qu’à englober tout
l’apparaître sous le sens (il y a d’abord un quelque chose qui est le cadre de différents sens
d’appréhensions possibles), le projet phénoménologique a l’intérêt de penser l’articulation des lieux du
sens jusqu’au réel.
Une des meilleures manières de décrire ce processus est peut-être l’idée d’emboîtement « d’échelles
d’appréhension », aux manifestations non congruentes, et dont l’adoption permet à chaque fois la mise
en relief d’autres échelles. Ce que je « regarde », ce que je fixe constitue un cadre d’appréhension en
lequel, parce que le sens alors est fixé de manière intentionnelle (voire, signitive) et stabilisé, les
référents, la réalités sont ouverts à partir d’eux-mêmes, dans le libre jeu des prises et des
appréhensions possibles et d’esquisses. Ils sont « en totalité », même si ils sont parcourus d’esquisses.
Si je regarde une maison, je ne la regarde pas en tant que maison, ou plutôt, l’en tant que est dispersé
dans ses différentes composantes. Je ne la regarde pas non plus comme l’assemblage d’une porte, d’un
toit, de fenêtres… Je la regarde comme une maison. Le « comme » signifie ici que je regarde une
chose « comme on regarde une maison », c'est-à-dire me plaçant dans un certain cadre, dans lequel
chaque lieu d’apparaître n’est pas non plus visé isolément (un volet n’est pas vu comme un volet : ni
son concept, ni même ses sens d’usages ne sont inscrits en lui) mais comme une structure organique,
comme un plan de sens. Il y a là, en quelque sorte, l’institution du plan implicite selon lequel, en aller
et retour, en cohésion, le sens est en ouverture sur le réel. Ce qui veut dire aussi que le sens,
s’instituant sur un plan, se subordonne au réel : il ne constitue en rien la maison mais se place dans le
champ selon lequel il peut appréhender ce qu’il croit être une maison comme maison.
Il y a en vérité un véritable cheminement selon lequel ce qui est dans l’ombre peut passer dans la
lumière, ce qui est entre-aperçu sur un autre plan de sens peut s’instituer comme nouveau plan
Arendt demandait déjà ou on est quand on pense…. Et elle décelait chez Heidegger un manque de cette concrétude là, la
concrétude effective et engagée dont il s’est toujours désintéressé.
178
69
d’appréhension. Je peux regarder un mur blanc, en quoi le blanc est réellement perçu, en tant que pure
teneur informative non réfléchie. Je peux regarder le blanc du mur, en quel cas la blancheur est qualité
hylétique puisque c’est en tant qu’il est blanc qu’il accapare mon attention. Je peux remarquer que le
mur est blanc, en quoi, justement, le blanc n’est plus qualité hylétique puisqu’il est alors appréhendé
comme concept, c’est-à-dire apportant de l’information sur l’état du monde (comme « que » ça soit
blanc).
Il y a sans doute une première différence à faire entre les idéalités et les autres données, puis entre les
différents plans de sens qui s’y coordonnent, mais tout est articulé et structuré : pour que le regard
prestataire puisse demeurer, il doit tout autant y avoir le jeu sans réserve des échelles d’appréhension
que la fixation implicitement possible de celui-ci en une description. Il doit y avoir la forme du
quelque chose, par laquelle l’implication soit relancée. Qu’il puisse y avoir du sens à s’arrêter sur
quelque chose, c’est-à-dire, finalement, que le sens soit déjà en rapport à lui-même, donc, pris dans
une forme, puisque c’est d’une certaine manière a priori, dans une sorte de rapport d’intention
conceptuellement formé. Nous ne disons par là en aucune façon que le plan signitif détermine
l’orientation du plan perceptif et imaginatif, mais qu’il y a prise réciproque et que l’un ne se
constituerait pas sans l’autre.
Remarque (importante) :
Cette idée de « phénoménologie d’échelles » nous paraît avoir le mérite de

Permettre de quitter la problématique husserlienne idéaliste sans abandonner les prodigieux
outils qu’elle apporte.

Réinterpréter à cette aune la temporalité commune dont parle Heidegger pour se demander si
elle ne contient pas en elle-même un antidote contre ses effets.

Amorcer un point de discussion avec des courants de pensée analytiques, puisque ce que nous
proposons suggère qu’on accepte l’idée wittgensteinienne des formes de vie.
Ce sont peut-être les mathématiques qui donnent la meilleure illustration. Faire des mathématiques,
c’est avant tout se placer sous la légalité d’une certaine région à laquelle on obéit ipso facto. La
question n’est pas du tout celle de la contrainte, de la coercition de la règle179 mais bien du fait que la
règle est consubstantielle de la pratique à laquelle elle est liée. Il n’y a, au principe de cela, ni
Ça n’aurait pas de sens… si on ne respecte pas les règles des échecs, on ne joue pas aux échecs. Et si on triche, on
respecte tacitement les règles puisqu’on les utilise pour tricher.
179
70
recognition – à travers laquelle on reconnaîtrait des objets comme on reconnaît une maison – ni
déduction. Faire des mathématiques, c’est ce placer d’emblée en mathématiques, à l’intérieur des
mathématiques, dans une certaine immanence structurelle.
B. Consistances
1. Une des questions les plus importantes de Husserl concerne l’idéalité en ce qu’elle est un contenu
de sens. Nous l’avons déjà vu plusieurs fois, même si nous avons contesté qu’on puisse totalement
recouvrir la perception sous le sens. Le blanc peut-être vu comme blanc – et dans ce cas il n’est pas
réellement aperçu – ou regardé en tant que blanc. Dans ce cas, l’information n’est pas seulement
stockée en une mémoire (et éventuellement, dans l’inconsistance d’un inconscient) mais intégrée aux
possibles d’une conscience et donc passible de variations lui faisant jouer d’autres rôles dans d’autres
séries perceptives. Le blanc comme blanc est une consistance180 qui apparaît dans une indépendance
qui permet rétroactivement une modification du mode de temporalisation à travers lequel il a été visé.
Voilà le point où s’interrompt précisément toute velléité de naturalisation totale et où s’ouvre le
domaine philosophique proprement dit. Le génie de Husserl est d’avoir sa vie durant cherché cette
circonscription. La pointe de son pas hors du psychologisme et de l’introduction d’une pensée de
l’idéalité est là : quelques soient les détermination inconscientes qui contraignent et les discours et les
comportements, ceux-ci s’expriment à travers la genèse et la médiation de consistances, comme les
idéalités, dont la fixation est elle-même à la fois ouverture d’un surcroît possible par rapport à
l’immanence181 et bouleversement de la possibilisation interne d’une conscience, et par là, d’une
existence dont les « chemins secrets » se trouvent à leur tour recomposés. Mettre un mot, mettre un
concept, comprendre, c’est toujours fixer une consistance qui ne se défera pas, puisqu’elle insistera, au
moins potentiellement, c’est-à-dire qu’elle résistera à son recouvrement. Ce qui a été compris une fois
ne sera jamais complètement recouvert : même compris autrement, même oublié, même refusé, cela
reste inscrit, ménagé comme « position possible », comme contrée ouverte à la variation des positions
prises en le sens. Cette valeur « dense » de l’idéalité, précisément, se comprend difficilement dans le
simple cadre de la phénoménologie husserlienne, qu’elle soit logique (dans ce cas, c’est l’identité de la
signification à l’intérieur de la structure, c’est-à-dire la façon dont elle est abstraction pure et non
abstraction de quelque chose) ou intentionnelle (puisque alors, la signification est comprise sans prise
de position immanente à l’acte intentionnel). A l’inverse, elle devient très claire dès lors qu’on
raisonne en terme de sens et de forme. Ce qui est délivré « une fois pour toute », ce n’est pas une
signification infracassable, c’est un rapport possible ouvert en un geste.
Répétons que nous utilisons le mot de Bernard Stiegler, qui nous satisfait pleinement.
Et donc, genèse d’un décentrement puisque le travail du sens se trouve en quelque sorte déversé de l’instance subjective
interprétative à l’instance idéale qui se tient « en elle-même », à la fois par sa position structurelle dans le réseau des
significations et par la contrainte qu’elle impose aux comportements qui passent par ses usages.
180
181
71
2. L’expérience mathématique est sûrement, une nouvelle fois, ce qu’il y a de plus manifeste ici. Plus
précisément, l’expérience mathématique de la compréhension. Nous ne parlons pas de la
compréhension d’une démonstration, mais plus précisément de la compréhension immanente d’un
certain champ telle que les opérations inférieures qui y sont possibles s’y « déclosent » et sont libérées
de par la prise en
compte de leur position vis-à-vis de la structure supérieure. L’élève en
mathématiques est vite confronté à de semblables difficultés quand il doit saisir la nécessité
intrinsèque de définitions strictes (comme celle de la limite d’une fonction) et des démonstrations en
apparence inutiles qui l’accompagnent (théorème des valeurs intermédiaires, etc.) ou quand il à pour la
première fois à faire avec des objets surprenants comme « l’axiome de la borne supérieure ». Plus
encore quand il s’agit d’algèbre et qu’on se met à opérer à partir de structures définies comme des
canevas, et non de préciser des opérations déduites de supports intuitifs. Il s’agit dès lors d’instaurer
une subtile dialectique entre la concrétisation et le modèle pour y rapporter d’autres objets, qu’ils
s’agissent d’objets inférieurs appréhendés sous cet angle précis ou d’objets du même ordre
spécifiquement nantis d’axiomes supérieurs que l’on tente de préciser comme autant de sous-familles,
parfois susceptibles de fournir à leur tour une norme. Ce qui nous intéresse, dans ce jeu, c’est la façon
dont l’élargissement théorétique qu’introduit une modification de structure interprétative peut, dès lors
qu’on se place à ce niveau par un acte antérieur à toute lecture effective, transmuer les causes en
raisons, c’est-à-dire se libérer soi-même en s’ouvrant, par un geste d’assomption intellectuelle, à sa
propre modification face à l’objet (objet qui n’est lui-même rien de simple mais un enchevêtrement de
causes intriquées selon certains ordres et certaines formes, et qui déterminent plutôt des gestes de
placement que des idées abstraites). Le geste d’assomption et de transposition catégoriale dont il est
question ici opère des variations de points de vue, c’est-à-dire qu’il délivre précisément du visible,
qu’il délivre de la liberté, qu’il insémine du jeu, de la mobilité, de la plasticité. Dans le cas précis des
mathématiques, de tels gestes simplifient (paradoxalement) l’appréhension des objets incriminés, en
les envisageant à un niveau selon lequel il n’est plus nécessaire d’opérer une longue remontée de
causes pour démontrer des relations, mais seulement de pointer l’inhérence de certaines formes, voire,
dans les cas les plus avancés, de s’immerger des structures les unes dans les autres au prix de
changements de variables, de certaines mises en correspondances, de certains axiomes de transition182.
Mais cela n’est bien évidement possible que si un geste pose une idéalité comme structure de
signification orientée, autrement dit, si ce geste est en lui-même une liaison de deux plans, une
manière de se-tourner-vers.
Précisément, cette institution d’une liberté, dont le travail mathématique nous a fourni l’exemple, est
ce qui est toujours en jeu, de manière plus ou moins appuyée, dans la genèse des consistances. Cellesci caractérisent le processus par lequel ce qui se manifeste empiriquement se solidifie de telle sorte
Mais la technique du changement de variable est de son côté connue des le début d’une année de mathématiques
supérieures, et le principe des changements de point de vue un des « trucs » les plus courants du travail du mathématicien.
182
72
qu’il renvoie l’ouverture d’une prise sur soi à celui pour qui il se manifeste. A ce niveau, il faut
distinguer clairement le contenu de sens tel qu’il modifie l’appréhension qu’une conscience a de ses
objets, et le simple dépôt sémantique qu’un inconscient investit en dupant une conscience et qu’elle y
maintient compulsivement. Ce deuxième fait n’est pas nécessairement quelque chose de négatif (ainsi,
longtemps, les « séries » deleuziennes sont restées pour l’auteur de ce texte un mot vide, qui pourtant
insistait, comme si un pressentiment de sens nous empêchait de nous en détacher), quoiqu’il puisse
l’être aussi quand il va jusqu’à effacer les traces de son opération, mais il n’ouvrira jamais aucune
position de liberté, bien au contraire. La consistance, notons le aussi, ne se forme pas tant dans les
domaines ou règne encore le simple (là où l’appréhension des choses est d’emblée suffisamment libre
au laisser être), mais là où la tension, l’enfermement, l’aliénation dominent. Elles sont les outils d’une
lutte acharnée contre soi-même, qui se joue à travers une conscience qui tente de préserver la hauteur à
laquelle elle s’éprouve face au réel.
Il est assez intéressant de signaler à ce sujet que Bernard Stiegler, chez qui l’étude des rapports entre
les consistances et la temporalité est primordiale, insiste sur le fait qu’elles ne sont pas seulement les
idéalités par lesquelles un processus conscient se tient lui-même, mais l’ensemble des dispositifs
sociaux et politiques qui délivrent du jeu, du champ… Les processus d’information, donc, et
exemplairement, certaines créations virtuelles et collectives comme l’encyclopédie wikipédia… Mais
aussi l’architecture bien entendu, et d’une manière plus générale, pour revenir à notre propre
terminologie, tout ce qui participe de l’aménagement des trajets et des lieus, tout ce qui reconduit un
rapport à soi qui prend la forme d’un travail en lequel on en vient, idéalement, à chercher soi-même à
« effectuer sa tâche sous le mode de l’idéalité183 ».
C. Rythmes. Habiter en poète, mais avec pragmatisme.
1. Nous arrivons une nouvelle fois à cela que l’existence est rythmée. Les échelles d’appréhension que
nous avons décrites la traversent, non seulement au niveau de simples structures perceptives, mais au
niveau de l’aménagement des temporalités elles-mêmes. Ces rythmes s’enchâssent et se composent.
La journée de travail est une de ces phases autonomes qui se prend à la fois elle-même comme fin et
s’insère dans d’autres temporalités, de l’expérience la plus minime à l’engagement le plus durable (oui
je regarde quelque chose comme une maison, mais précisément, qu’est-ce que j’y vois quand je vois
une maison… et ainsi de suite). Combien d’interminables journées peuvent en fin de compte composer
une semaine fugitive ! L’important, ici, est précisément le frottement réciproque de ces rythmes 184 car
C’est-à-dire à « œuvrer » en limite de ses qualités, en perpétuel apprentissage de soi… L’idéalité, finalement, se rapporte
très bien au travail de l’acteur. Elle est une sorte de radicalisation de la mimésis qui en vient à la retourner.
184 Rappelons nous le Bergson de Matière et mémoire : tout ce qui est « pour nous » tire sa réalité de la rencontre de durées
distinctes, et l’intuition est cet effort volontaire de l’esprit qui s’efforce de saisir la profondeur intérieure de son objet en lui
prêtant, pour le rendre vivant, sa propre durée afin qu’il y manifeste la sienne.
183
73
les différentes formes de lissage de la présence et d’institution de rapports à ces « étants subsistants »
s’intriquent et se délèguent les unes aux autres185.
On en arrive à penser qu’en un sens, la technique peut être son propre remède. Dès lors qu’on accède
de considérer l’idée selon laquelle il n’y a pas, à l’origine, une temporalité de l’être mais quelque
chose comme un réel radical lequel ouvre des modes de temporalités divers et rapportés les uns aux
autres, on peut admettre que la présence, perdue au premier degré d’appréhension, peut se retrouver au
second. Lorsque chaque nuit, coupé du monde, j’affronte une solitude par la certitude du jour
prochain, et qu’en ce même jour, j’affronte le tourbillon des affaires humaines avec la certitude du
calme de la nuit, je ne suis pas seulement aveugle. Si j’économise un mois pour partir en voyage un
autre mois, je ne suis pas seulement dupe du temps du monde – du moins pas nécessairement. En cet
aménagement au contraire, il apparaît que l’être passe d’étant à étant, d’un cycle d’étant à un cycle
d’étant, dans la consolidation d’efforts rendus à leur réalité de « travail » justement par cet
enchevêtrement.
En fin de compte, comme l’affirmait très bien Derrida, Heidegger lui-même est resté quelque peu
prisonnier d’une conception présentialiste du temps, puisque le modèle selon lequel il n’a cessé de
tenter d’approcher la présence est le retour vers une simplicité, le reflux, le rétrécissement de la
temporalité jusqu’à l’assomption silencieuse d’un pur « se tenir là »… donc finalement d’une
temporalité qui ne se recueille pas vraiment en elle-même, puisque Heidegger est obligé d’en expulser
la finalité pour y aménager la présence.
Comprenons bien ce que penser ainsi implique. C’est d’une certaine façon, se placer hors d’un certain
pessimisme heideggérien – se placer, en ces matières, hors de l’alternative d’un pessimisme et d’un
optimisme. C’est, comme le disait Derrida, renoncer à « l’espérance heideggérienne dans la langue »
parce qu’il n’y a aucun sens à y investir l’espoir. L’espoir – une modalité d’espoir – retourne par
principe dans le domaine universel où les choses sont connues d’en haut, par leurs concepts et par
leurs noms plutôt qu’en l’immanence de leur singularité. Subrepticement, ce n’est plus le singulier,
mais le dasein national, mais l’Allemagne, mais l’histoire dont il s’agit ; ces entités abstraites, qui ne
vivent et ne souffrent en propre, sont créditées de ce qui est déporté. Dès lors, le présent, une nouvelle
fois, n’est plus sa source, la projection et le recueil du jeu qu’il ouvre. Il ne décide plus de son temps.
L’idée heideggérienne de « correspondre » est très importante ici. Heidegger affirmait qu’on ne peut que correspondre à
une époque de l’histoire de l’être pour nous tenir à la hauteur de ses enjeux. On peut ajouter que pour cela, il faut aussi que
les temporalités multiples se correspondent elles-mêmes, cela sur un mode assez bergsonien. Autrement dit, que leur genèse
et leur développement ne se fassent pas sur le mode de la passivité, en décrochage les unes des autres. Par exemple, pour ne
prendre que l’exemple le plus évident, celui des âges de la vie, correspondre à son âge ne veut pas dire accepter les
stéréotypes sociaux qui y sont liés, mais vivre en engageant le vécu qui s’y accumule, vivre sur le mode de la métamorphose,
s’appropriant activement ses déterminations plutôt que de les subir passivement. Cela conjugue très précisément l’idée
heideggérienne de la « résolution à s’approprier à soi-même » et celle, à la fois bergsonienne et hégélienne, des « âges de la
vie » ; donc, finalement, de repenser le Dasein comme ayant un sexe, un âge...
185
74
La temporalité des espoirs, c’est celle des améliorations, c’est celle des trajets coordonnées et
aménagés, et finalement, l’assèchement vers des buts et le lissage du présent. Cet ancrage dans le
singulier, dans l’homme qui est là, qui est le seul à être là doit être maintenu. On peut constater, voire
déplorer : mais cette déploration ne doit jamais décentrer et dissoudre les tensions du moment vers
d’autres temps. Aménager, ouvrir des sites, donner indices et consistances, cela oui : libérer les
virtualités qui font des terres vers lesquelles on vogue des terres habitables, oui. Mais la tâche s’épouse
à partir d’elle-même et ne déjette pas son sens, même dans la perpétration indéfinie du geste. Le vrai
messianisme, si il y a, prend toute la temporalité pour objet : c’est l’espace de la vie, l’enchevêtrement
de ses temps qui se creuse pour être indéfiniment son temps, pas le seul temps des villes et des
horloges. La communauté qui attend n’est pas devant, à venir, mais tout autour : l’adresse messianique
est une adresse au temps du temps.
2. Autrement dit, nous pensons à quelque chose qui serait une sorte de « pragmatisme de la présence »,
à la fois au sein d’une existence singulière et entre les existences. Articuler les temporalités exige
qu’on repense, contre Heidegger, la nécessité de « prescriptions ». Il s’agit seulement de ne plus leur
donner la forme normative et somme toute très kantienne qui a été celle des philosophes marxistes des
années 60. On ne fait aucun impératif catégorique tout seul. Même pour réussir une révolution, il faut
bien des artistes « bourgeois » dont les œuvres délivrent des existences pour le réel, il faut bien tout un
ensemble de positions qu’on ne peut ni aligner ni contraindre et dont la collaboration seule produit un
résultat186. Pour gagner un match, tous les joueurs jouent différemment, mais ensemble. La
pragmatique poétique à laquelle nous pensons a quelque chose d’une loi morale pulvérisée et
collective, dont la norme serait qu’elle s’adresse de la communauté à la communauté, et que chacun ne
participe à cette universalité qu’en sa disharmonie singulière. C’est, nous semble-t-il, ce que Deleuze a
introduit dans Le pli. Seulement, l’alternative imposée par Deleuze est brutale187. L’intégration ou la
divergence188, Bach ou Boulez. A cette alternative, quitte à sembler caricatural, nous aurions envie de
On peut illustrer les apories du rapport au réel en évoquant le parcours de trois intellectuels du siècle, Malraux, Sartre et
Aron. Pour Malraux, critique et désillusionné sur la condition humaine, agir, c’était coller au réel de manière à agir
pragmatiquement sur lui à partir de ce qui était disponible (quitte à renier d’un jour à l’autre ses engagements). Idéologies
n’étaient qu’axes et pivots. On ne peut pas envisager de société désaliénée et transparente quand le faux semblant et le
carnaval sont le ciment de tout « être en commun ». Pour Aron, la question a toujours été celle de la justesse – mais cette
justesse, finalement, ne contredisait-elle pas son objet, puisque ce rigorisme kantien niait ses propres motivations ? A quoi
bon faire entendre une vérité sur le monde effectif si elle ne le transforme pas, si elle confirme ce qu’elle dénonce dans son
assise ? A l’inverse, Sartre a délibérément choisi l’aveuglement parce que pour lui seul l’effet comptait. L’effet, non
seulement direct, pragmatique, comme chez Malraux, mais l’effet indirect, symbolique et à long terme… mais ce au prix des
plus graves compromissions. Agir sur les faits parce que la vérité n’est rien, se battre pour la vérité parce qu’elle seule fournit
la norme au nom de laquelle l’existence peut être affirmée, accepter d’avoir tort pour que la vérité triomphe… trois attitudes.
187 Cf. la description de Deleuze dans Le pli, p. 188 : « Mais quand la monade est prise sur des séries divergentes qui
appartiennent à des mondes incompossibles, c’est bien l’autre condition qui disparaît : on dirait que la monade, à cheval sur
plusieurs mondes, est maintenue à demi ouverte comme par des pinces. Dans la mesure où le monde est maintenant constitué
de séries divergentes (chaosmos), ou que le coup de dés remplace le jeu du Plein, la monade ne peut plus inclure le monde
entier comme dans un cercle modifiable par projection, mais s’ouvre sur une trajectoire ou une spirale en expansion qui
s’éloigne de plus en plus d’un centre. »
188 Peut-être que la brutalité de l’alternative est due à la vision deleuzienne de l’événement. Pour Deleuze, l’événement est
indifférent, impénétrable. On n’a sur lui que des perspectives qui par principe ne peuvent cohérer entre elles puisqu’elles
décident chacun de l’angle selon lequel l’événement est déroulé. L’ontologie deleuzienne, qui expulse l’être de toute instance
186
75
dire : et pourquoi pas Mozart ou Beethoven ? Pourquoi pas une série de divergences non pas unifiées
dans l’horizon des compossibilités, mais encadrées par des lignes régulatrices, et qui
s’entre-
expriment ?
Concluons. L’aménagement de la présence reste une tâche terrestre. Mais c’est une tâche qui
s’accomplit comme un travail, comme une oeuvre. A l’inverse d’Hanna Arendt, il ne nous semble pas
que celle-ci soit libre de toute évaluation éthique. Il y a là quelque manque subreptice, quelque résidu
d’abstraction et de séparation qui insiste encore. Car travailler n’est pas se former jusqu’à devenir une
figure de ses grands actes et de ses grandes paroles. Travailler c’est accomplir, et par là, se dessaisir de
ce qu’on est, s’adresser sa tâche à soi-même autant qu’au reste de la communauté. C’est libérer de la
liberté – délivrer. Les consistances, dont nous avons précédemment parlé, sont les jalons de cet effort
sur soi-même à travers lequel on se prend, on lutte, on s’applique résolument à se faire autre. Ce que
nous avons appelé le rythme de la présence ne va pas sans une forme d’adresse quelque peu kantienne,
en laquelle on se laisse instruire par la nécessité des actes qu’on pose. Car la seule assomption d’une
finitude fermée en un monde résolument clos, et que n’éclairent plus que des saluts, cela ne suffit pas.
L’écoute, le recueil : soit. Mais plus de force investie dans le geste, aussi, d’élévation, plus d’attention
portée à la dimension commune de la résonance, celle-ci qui fait battre le sol sous nos pas, qui
renverse le ciel sous nos pieds, qui nous arrache de force à nos reptations189. La vraie terre crisse et ne
nous enlise pas.
Il y a bien dans le travail, idéalement, cette vocation d’infinité de la vérité dont parle Alain Badiou190 ;
il y a bien cette fidélité à sa tâche, laquelle norme à son tour toute l’architecture à travers laquelle la
présence, et encore au-delà le réel, reste l’horizon auquel tout s’indexe.
pour n’en garder que des simulacres qui tous l’expriment comme angle singulier de l’être, arrive logiquement à cette idée que
les série sont toujours incompossibles et que les différentielles sont inintégrables puisque tout passage à une strate supérieure
du plan est changement de point de vue. En prenant le parti du sens, comme nous l’avons fait, nous nous ménageons plus de
jeu.
189 Bernard Stiegler parle de réhabiliter la dimension de l’esprit exaltée par Paul Valéry. Mais à ce sujet, on pourrait aussi très
nettement invoquer Kierkegaard.
190 Une fois encore, nous ne sommes pas certain qu’il faille si résolument jouer la finitude contre l’infini et vice-versa. Alain
Badiou propose une très belle axiomatique de l’infini, Jean-Luc Nancy une très belle herméneutique de la finitude. Tout notre
propos est en fin de compte de constater qu’elles ne s’excluent pas et qu’à certaines conditions, elles s’éclairent.
76
REEL ET ENGAGEMENT 1 : LA QUESTION DE LA METHODE.
Ce texte est méthodologique. Nous y prenons acte de la nécessité qui a été formulée plusieurs fois au
cours du siècle dernier (et déjà avant, depuis Marx) d’une scientificité qui permettrait de dégager ce
que des aveuglements structurels occultent. Le plus souvent, c’est contre ce qui se revendique du sens
– qualifié d’idéaliste – qu’on formule cette exigence avec le plus de virulence.
Il nous semble qu’entériner le renversement du « sens de » au « sens comme tel » permet de se
prévaloir contre cet écueil, en ouvrant précisément l’espace qui légitime qu’on puisse – même si c’est
souvent de manière biaisée – prendre sur les choses une perspective qu’on peut qualifier d’idéaliste.
Jean-Luc Nancy, dans Le sens du monde, présente assez explicitement son œuvre comme une tentative
de penser dans les blancs du sens, c’est-à-dire dans la tension même de son geste (ce qu’il appelle
l’enchaînement), donc de répondre aux philosophes du soupçon.
Mais il nous semble aussi qu’il faut pouvoir continuer à construire, à poser des déterminations pour
faire de la philosophie, même pour déployer une pensée du sens : la question qui se pose est alors de
comprendre comment déterminer sans réifier, interpréter sans concilier. C’est ce qu’à la suite d’une
traversée des reprises contemporaines des philosophies du soupçon nous retournerons chercher à la
fois chez Husserl et dans la physique contemporaine.
A. Soupçons sur le sens.
1. Structurellement, attitudes où discours ne rendent pas compte de ce qu’ils disent et de ce qu’ils sont.
Nous avons parlé dans un article précédent du don du sens, selon lequel on s’empare de notre cécité
même pour y inscrire la singularité de notre engagement – s’appuyant pour ça sur les structures
signitives et syntaxiques. Ici, nous sommes contraints de revenir sur ce point, parce que dans cette
interprétation nous nous situons à un niveau structurel et phénoménologique dont nous cherchons,
vaille que vaille, à rendre compte, sans nous soucier de ce qui est « effectivement » dit et écrit. Pour le
dire autrement, pratiquer une forme méthodologique d’épistémologie de la lecture ou encore de
deuxième regard doit pouvoir nous contraindre à demeurer phénoménologique dans l’interprétation
que nous avons de ce que nous dégageons phénoménologiquement. Il s’agit donc d’en expulser
radicalement tout ce qui ne ressort pas des conditions strictes selon lesquelles nous avons engagé notre
discours – cela pour ne pas perdre pied devant nos propres écrits ou nous égarer dans des surenchères
aux objets peu clairs.
77
Des penseurs comme Nietzsche, Marx ou Kierkegaard nous réveillent à cela qu’en utilisant le langage
– et d’une manière plus générale le symbolique – nous faisons plus qu’éveiller des significations au
sens, nous disons des choses, des mots, des phrases qui veulent effectivement dire quelque chose, et ce
quelle que soit la manière dont on vise leur signification ou qu’on les comprend. La valeur, disons
dénotative, pragmatique, du langage interfère toujours avec le sens qu’on y ménage : d’une manière
interne, d’abord, par l’enchâssement à travers les usages, les contextes, les déterminations
intersubjectives qui contraignent cet usage – ce que l’herméneutique classique s’attache à élucider –
mais plus intimement parce que tout geste est contraint en deçà de ce qu’il dit par les affects et les
déterminismes de toute sorte. L’intention, opaque à elle-même, préserve son origine hors de ce qu’elle
énonce. Le philosophe parle trop pour démontrer ce que sa nature affective et corporelle veut qu’il
énonce – bien en deçà de toute compréhension – par instinct de conversation. Dès qu’il y a parole, il y
a doute. Dès qu’un sens s’investit d’une signification fixe, dès qu’un mouvement se stabilise, quelque
chose éveille les soupçons. Qu’est-ce qui veut en nous que nous croyions ou pensions ce que nous
pensons ? D’un autre côté, l’analyse conceptuelle et logique la plus impitoyable risque fort vite de
partir en amoncellement débridé de considérations éparses, et l’instauration d’un angle ou d’un
principe unificateur ne nous rend pas quittes de ce que Nietzsche appelle les confessions de
philosophes.
2. A ce sujet, Marx parlait d’idéologie. Pour lui, ce mot a eu deux sens qui nous intéressent tous les
deux. Il l’a d’abord, dans un premier temps, opposé à réel, concret, puis à scientifique quand avec Le
capital, le marxisme est devenu une science. Par exclusion, est idéologique tout ce qu’un formalisme
ou qu’un processus objectivement repérable ne décrit pas strictement – toute projection de sens, quelle
qu’elle soit. Autrement dit, sont écartées toutes les interprétations symboliques du monde, tout ce qui,
dès lors qu’il s’énonce, construit un ordre, une hiérarchisation, une catégorisation – même
involontairement. L’idée d’idéologie dénonce en quelque sorte une projection fantasmatique et
socialement contrainte qui prend les atours de la neutralité mais n’est rien d’autre, en dernière
instance, que l’adjuvant d’une synthèse de pulsions et de mécanismes économiques et sociaux191.
Même si l’on objecte que les constructions discursives – les surdéterminations symboliques – ne font
que décupler l’impact ordinaire du monde, un matérialisme conséquent nie qu’un organisme d’idées
puisse être autre chose qu’un étouffoir qui ne se réduise, effectivement, à quelques principes abstraits.
Entre l’emprise de l’affect et le « fascisme du langage192 », le philosophe n’est qu’un pantin s’il n’est
pas armé d’une structure formelle stricte. Il faut s’efforcer de se défaire – ou tout du moins de se
mettre à l’abris – de toute articulation d’idéologies.
On notera que la posture phénoménologiquement hétérodoxe que nous avons prise à propos du sens est plus apte à
accueillir de telles critiques que sa version « classique ».
192 Pour reprendre l’expression de Roland Barthes.
191
78
« Le capital prend au contraire l’exacte mesure d’une distance, d’un décalage intérieur au réel, inscrit dans sa
structure, et tels qu’ils rendent leurs effets eux-mêmes illisibles, et font de l’illusion de leur lecture immédiate le
dernier et le comble de leurs effets : le fétichisme. 193»
Le structuralisme, philosophique, anthropologique ou sociologique, le marxisme relu par Althusser
décrivent précisément cela : l’horizon préformé, en lequel, selon une topologie inintégrable, sont
déterminés a priori les modes, les angles et chemins du regardable et les impasses, les enjambements
que la mondanité du monde suppose. Il n’y a de monde – c’est à dire de distance qui ménage une
circulabilité du sens – que précontraint dans de grandes régularités hors-sens194, qui ouvrent a priori la
catégorialité et enchâssent les lectures possibles dans des formes de grandes lignes inobjectivable,
parce que les raccourcis, les simplifications et les ponts arbitraires sont exactement la mondanité du
monde. Le monde est cet ensemble de coutures et d’enjambements, cette série de coupes sombres dans
la prolifération – il est avant tout l’imposition d’angles morts, mais qu’en est-il alors de la pensée qui
cherche à en parler, peut-elle avoir lieu autrement qu’en refluant sur la statistique sociologique, la
modélisation ?
Nous disions que le monde est libération parce qu’il indétermine des formes lesquelles se trouvent
enveloppées d’altérité – donc, pouvant donner plus que ce qui s’y lit, appel d’une arborescence infinie
de spécifications. L’inverse est tout aussi juste : si la praxis bénéficie de cet « ouvert » dans son
aveuglement réflexif, la pensée réflexive chancelle du même coup parce qu’elle en appelle à une
réalité sans insertion réelle, niée dans ses objectifs par les régularités qui sculptent en souterrain le
monde « mondanisable ». Dans l’ouvert du sens, nous sommes aveugle au fermé du réel.
Des mots eux-mêmes nous devons tirer la même méfiance. Ce n’est pas seulement qu’ils
appartiennent aux structures ou qu’ils sont dangereusement coupés de l’expérience « phénoménale »
mais qu’ils sont de toute façon opaque à la logique qui les anime parce que le discours est d’emblée un
champ de forces. La structure du monde est une chose, mais sa redoutable organicité discursive en est
une autre. Puissance de contrainte, le discours vit un temps à lui, selon lequel, au-delà des modalités
du voir, c’est – plus dangereuse hypothèque – les capacités de rapport à soi du voir qui sont ellesmêmes occultées. Foucault s’est appliqué à le montrer : la science elle-même n’offre pas un abris sûr
contre l’idéologie parce qu’en dehors de ses données purement factuelles (ses formules, ses capitaux
neutres de savoir), toute mise en branle de ceux-ci, toute lecture via la science – quelque soit sa forme
– est aveugle et contraint par le moule étroit et précontraint du réseau sémantique dans lequel la
science a été développée. Ce que pense la science au-delà de ce qu’elle dit – ce qui va au-delà de son
Lire le capital, éditions quadrige, p. 8.
Dans son Nietzsche et l’ombre de Dieu, Didier Franck applique une analyse phénoménologiques à la pensée
nietzschéenne – qui l’inquiète en retour – et décrit de façon minutieuse la genèse des catégories, le système du jugement, de
l’évaluation, bref de toute la préformation que nous évoquons brièvement ici.
193
194
79
encyclopédie – est prisonnier de la stricte discursivité selon laquelle les modalités de cette science –
les modalités de stockage, d’archivage – sont fixées en elle.
B. Formalisme et scientificité. Regards sur la sociologie de Bourdieu.
Tout aussi intéressant, le premier sens d’idéologie – tout ce qui est opposé à concret, réel – qui
s’inscrit en porte-à-faux avec le hégélianisme, et de manière plus large, avec une conception de la
vérité intégrée dans le procès du sens qu’on sent encore à l’oeuvre chez Heidegger, Derrida et Nancy
quoique de façon atténuée195. Dans cette désignation, une valeur « militante » est tout de suite
contenue – le réel n’est pas à emprisonner dans la complexité significationnelle interne d’un domaine
d’institution. A l’herméneutique conciliatrice et oecuménique s’oppose une éthique du choix –
politique chez Marx – qui jette volontairement dans l’ombre tout un pan du sens. Par exemple, pour un
tel militantisme, quel que soit le sens intérieur que peut déployer l’institution religieuse, celle-ci est
sciemment rabattue sur l’absurdité discursive décapée de ses énoncés (miracles, résurrection,
immaculée conception, etc.). Il ne cherche pas plus loin et s’applique au contraire à se désengager de
toute estime – parce que si le réel (ici, le scientifiquement attestable, ce qui n’enfreint pas une stricte
rationalité descriptive et scientifique) est que le discours considéré est absurde, alors ce discours est de
bout en bout absurde, quels que soient les approfondissements internes qu’on puisse lui trouver, de la
même façon qu’une théorie physique fausse est aussi fausse dans ses axiomes triviaux que dans son
formalisme le plus poussé.
La sociologie de Bourdieu reprend cet impératif de scientificité en se fixant pour norme d’épurer
méthodologiquement son travail de toute supposition de sens et de ne s’en tenir qu’à la stricte
présentation objectivante des faits. L’interprétation, d’une certaine manière herméneutique, n’est bien
sûr pas absente de sa pensée. Elle intervient en amont, en tant qu’interprétation épistémologique du
mode de mise en forme des données brutes de manière à ce que celle-ci mette en évidence une
structure la plus complète possible (celle-ci n’étant à son tour rien d’autre que la forme d’un champ
décrit par un certain nombre de coordonnées, lequel ne connaît aucun milieu entre la description
neutre et l’engagement pragmatique). Ainsi, Bourdieu a un temps œuvré au sein de l’INSEE pour
redéployer le processus de présentation des séries statistiques, non pour leur donner une cohérence,
mais pour permettre en elles les rapprochements, les exercices de variations mathématiques, la mise en
abîme de l’information cachée et de l’interdépendance des facteurs, dans le but d’établir un contexte,
un état et non plus une dispersion pure. Pour que la scientificité de ce travail soit optimale, Bourdieu
boucle son effort d’objectivation par une auto-analyse, les Méditations Pascaliennes, qui met en
contexte ses mises en contexte. Jamais bien sûr et par définition, on ne peut échapper à l’aliénation
195
Comme on l’a vu, Nancy et Derrida cherchent une certaine forme de naturalisation.
80
puisque toute mise en ordre symbolique, même dévoilante, s’appuie sur des données antécédentes de
l’habitus qui par principe se dissimulent à ce qu’elles filtrent, donc sur un autre degré d’aliénation 196.
Le sociologue bourdieusien ne peut que viser la transparence à l’interprétation en fournissant les topos
et les clés objectives à partir desquelles sa propre aliénation peut-être corrigée par d’autres regards
interprétatifs : il fournit les données empiriques et biographiques à partir desquelles l’autre regard peut
décentrer ses constructions et les dégager des dons de valeurs et d’affects implicites qui les
gouvernent. En particulier, Bourdieu souligne dans les Méditations Pascaliennes que le danger, dans le
travail du sociologue, est toujours d’interpréter un matériau fourni essentiellement sous la forme
d’enquêtes comme s’il était déjà mis en forme par un regard interprétatif ayant une exigence de
scientificité et d’exactitude, ou encore de l’interpréter comme si l’enquêté avait les présupposés
formels académiques selon lesquels l’enquêteur formule sa question, et qu’il y répondait en cette
perspective. Pour remonter en deçà de toutes ces opacités, il y a tout un travail d’agencement et de
formulation, de confrontation intérieure auquel l’enquêteur doit se livrer : non seulement parce que
l’enquêté n’a vraisemblablement ni réfléchi, ni même conscience sous la même forme de ce dont il est
question, mais parce qu’il s’agit d’arriver à lui faire dire de lui-même ce dont il est question, c’est-àdire de trouver un chemin d’expression à l’intelligibilité latente qui conditionne son rapport à sa
propre existence.
Ce qu’il faut retenir de Bourdieu, c’est que le philosophe tout autant que les autres se comprend par
rapport à ses propres mots et qu’on ne peut jamais, hors d’une action effectivement accomplie,
distinguer ce qui pour lui se délivre du travail maïeutique de son langage et ce qui s’oriente selon sa
force de contrainte. Moi il y a cinq ans et moi à présent, philosophe, n’avons pas le même rapport à
l’expérience et le danger est bien présent de prendre pour quelque chose d’inhérent à l’expérience ce
qui ne provient que de l’épaisseur d’un certain regard en deçà même du rapport effectif. C’est là,
précisément, que nous nous méfions de Heidegger et de toute philosophie du sens qui n’est jamais que
l’atteinte toujours relancée d’un mouvement qui excède son impulsion langagière. Formulée, cette
philosophie s’éreinte en elle-même ou se délègue à la littérature – elle-même en risque de ventriloquie.
Pour défaire cet embrigadement subreptice, il faut à la fois une méthode et une éthique, quelque
exigence de cadrage qui tienne l’ouvert ouvert et protège la parole qui s’y affronte de sa propre
compulsion. Il faut un principe de construction et des concepts. C’est là qu’une nouvelle fois la
déconstruction peut nous porter, pour peu que nous ne nous y ensevelissions pas.
C. Déconstruction et transcendantalisme constructif.
« Le jeu se présente à celui qui est « pris » au jeu, absorbé par le jeu, comme un univers transcendant, imposant sans
conditions ses fins et ses normes propres. (…). L’illusio n’est illusion ou « divertissement », on le sait, que pour qui
appréhende le jeu du dehors, du point de vue du « spectateur impartial », cf. Méditations pascaliennes, cité par Michel
Bitbol dans L’insoutenable proximité du réel.
196
81
1. Dans l’introduction de notre mémoire de maîtrise, nous avons caractérisé la déconstruction de la
façon suivante :
« La déconstruction chez Derrida est ce qui ouvre la mécanique d’un système sur ce qu’il exclut pour fonctionner et
sur ce que rejette et présuppose le mouvement de son auto-centrement sur des structures stables. Ce « dehors » ou
«hors d’œuvre » n’est pourtant rien que le corollaire de la consistance de l’oeuvre, le point aveugle de son
articulation par lequel l’intérieur est toujours sur le point de se renverser en extérieur. Autrement dit, la
déconstruction met en conjonction une mécanique qui se croit vivante parce qu’elle s’aveugle dans la présence de
sa fonctionnalité et un spectre qu’elle rejette, son double qui l’ouvre en indiquant la nécessité d’un autre du
présent. »
Une telle description nous semble encore valable, mais nous aimerions y revenir. D’une certaine
manière, il nous paraît à présent que caractériser ainsi la déconstruction y instille encore à la fois trop
de négativité et trop de positivité. Trop de négativité car, dans une perspective proche de celle des
penseurs du soupçon, nous insistons trop sur les montages de la pensée, la façon dont elle se clôt sur
les perspectives qu’elle se donne implicitement. Trop de négativité car corrélativement, si toute pensée
déposée se solidifie, c’est dans la reprise ad aeternam d’un geste de dépôt et d’esquisse qui retrouve et
abandonne son objet que penser s’effectue dès lors. La déconstruction derridienne serait une version
linguistique de la Destruktion de Heidegger. Or Derrida a fait le pas qu’il faut pour briser les dernières
charnières qui instauraient chez Heidegger une opposition trop nette entre activité et passivité - des
opérateurs finalement trop fixes et une histoire de l’être quelque peu monochrome.
Comme on l’a dit, le grand apport de l’idée de déconstruction est d’ouvrir la structure
organisationnelle que pose une pensée pour fonctionner – c’est-à-dire la démarche selon laquelle elle
se donne une question pour tâche – à son jeu. Elle rend visible la nécessité selon laquelle elle se
développe, puisqu’elle reprend ce qui s’était déposé en un geste d’instauration par lequel un point de
vue se laisse à la fois « déranger » par le réel (saisit selon son orientation et ses moyens discursifs une
nécessité qui est celle du seul et unique réel197 tel qu’il est visé et appréhendé par l’armature
conceptuelle selon laquelle cette pensée opère) et stabilise le jeu de ce dérangement par un certain
nombre de changements de points de vue indexés à des créations de concepts qui en fixent les teneurs
problématiques (c’est-à-dire instituent, mais en même temps recouvrent ce qui s’est dégage). Derrida
systématise en quelque sorte la pratique nietzschéenne du deuxième degré. Toute décision est en
même temps considérée « transversalement », eut égard à la naïveté de principe selon laquelle quelque
chose se décide en elle. La déconstruction prend à la fois très au sérieux la bêtise de la pensée qui
s’entête, aveugle en ses découvertes, et introduit un deuxième regard qui désamorce le sérieux que le
premier regard dépose. La façon dont Derrida lit l’ouvrage de Didier Franck Chair et corps, dans Le
Il nous semble, quoique cette position soit discutable, qu’on peut faire partager ce postulat hégélien à Derrida : que toute
pensée est toujours pensée de l’absolu qui, par définition, n’est jamais donné mais seulement délivré selon le mode de mon
rapport à moi-même, pensant à « lui ». Le réel dans ce cas ne peut par le discours se définir que comme « ce qui est réel »,
par une apparente tautologie. C’est qu’il n’est rien sur quoi porte le discours (et c’est pourquoi les mots d’Absolu et d’Un ont
un arrière plan ontologique ambigu), mais ce que le discours est amené nécessairement à poser, revenant sur lui-même,
comme « la forme même » de l’exigence conceptuelle immanente à l’activité – la décision – philosophique.
197
82
toucher, Jean-Luc Nancy, est très éclairante. Derrida reconnaît la validité des analyses
phénoménologiques et des dépassements auxquels Franck tente de parvenir, mais c’est précisément
leur fixation univoque en des concepts qu’il met en cause. Derrida est un philosophe pour qui
l’essentiel n’est jamais dit parce qu’il ne peut qu’être libéré de soi dans un cadre aménagé à cette
intention : une pensée philosophique ne peut jamais se donner explicitement. Elle s’indique à travers
une stratégie de considérations modulées comme autant de frappes obvies qui visent à un résultat
effectif plutôt qu’à une réponse directe. Contrairement à Deleuze198, il ne voit pas dans ces stratégies la
fixation de principes de variations a priori qui « transcendantalisent » un point de vue à la manière des
idées deleuziennes (Deleuze prenait l’exemple de la formule dy/dx de la différentielle, qui nomme
quelque chose qui ne correspond à rien, ni valeur singulière, ni ensemble de valeurs, mais ne fait
qu’intervenir au sein d’une série d’opérations) mais la structure qu’il faut nécessairement poser et faire
coulisser, pour que se libère, dans l’indéterminable de son jeu, ce à quoi elle s’affronte, à savoir
l’absolu de la présence et de son fait. En ce principe, Derrida est bien un successeur de Heidegger,
mais il prend plus au sérieux les difficultés même de l’idée de la présence que la pensée ne peut
appréhender qu’en adoptant les stratégies retorses de la déconstruction… même si celle-ci ne sont, de
l’aveu de Derrida lui-même, que les prolégomènes à une nouvelle pratique de la philosophie, apte à
reparcourir ses problématiques classiques, mais avec une prudence redoublée.
2.
a. Pour conclure, et forts de l’apport que constitue la prise en compte de la déconstruction, nous
aimerions montrer que la phénoménologie husserlienne peut très bien constituer un cadre à travers
lequel on peut, selon une forme spécifique d’interrogation transcendantale, esquiver les impasses dont
il a été question et construire philosophiquement des « mises en formes problématiques » de questions
qui se traitent spécifiquement dans l’ordre du sens. On se souviendra seulement que, dès Platon, ce qui
est défini comme philosophie est d’abord de « bien poser des questions », autrement dit, qu’elle est
une pratique réflexive qui étudie les modalités selon lesquelles une énigme s’impose sans toutefois la
déterminer en tant que telle ; que pour Kant, la philosophie s’interroge spécifiquement sur les
conditions d’applications de l’entendement aux objets et qu’elle constitue d’abord quelque chose
comme une propédeutique selon laquelle, non plus seulement les questions, mais le cadre même dans
lequel elle se posent est l’objet fondamental (autrement dit, de ne plus montrer qu’un fait pose
problème, mais qu’un mot pose problème, qu’il y a légitimité à réfléchir à partir de lui) ; et enfin que
Husserl est bien le successeur de Platon et de Kant sur ce point.
198
A ce sujet, Jean-Michel Salanskis, L’idée et la destination http://jmsalanskis.free.fr/IMG/html/IdeeDest.html.
83
b. Au lieu de se placer dans l’élément de la pensée, la phénoménologie husserlienne le quitte
méthodologiquement pour « sauter » dans le divers au niveau de sa diversité. Plutôt que les conditions
formelles qui permettent de penser l’être au monde, elle est la mise en ordre des modes effectifs selon
lesquels se donnent les objets. Comme l’expliquait une très éclairante intervention d’Alexandre
Schnell à l’occasion d’un colloque consacré aux Leçons de 2005 (déjà cité), elle n’est pas descriptive
mais constructive. Si on veut tenir le parallèle avec la science (cela, c’est nous qui le déduisons de
l’intervention de Schnell), Kant a appliqué pour sa philosophie la façon newtonienne et supposé une
série de principes formels qui régissent un ensemble pris dans sa généralité, et permettent d’en
élucider jusqu’aux plus humbles phénomènes et d’en calculer toutes les manifestations, au cour d’une
prospection qui peut aller en droit à l’infini. Pour Kant, comme pour Newton, c’est la forme générale
du « rapport à » qui est déterminée, et c’est sous un certain angle que les phénomènes sont saisis et
articulés dans la légalité qui permet de les tenir pour phénomènes. On n’en détermine jamais l’essence,
mais seulement le principe de variation possible et on ne se demande jamais ce qu’il est mais plutôt ce
qu’il vérifie dès lors qu’il est. Il n’y a pas pour Newton de compréhension intrinsèque et logique d’une
totalité de sa théorie, dont il faudrait tenir le cadre pour que les phénomènes tels qu’ils sont calculés y
arrivent à intelligibilité. Au contraire, elle définit quelque chose comme un axe de vision du monde, ou
plus exactement, la forme générale de toute visée du monde, qui permet d’en tirer toutes les
différentielles possibles. Au contraire, la physique moderne ne peut plus faire figure d’outil de
prospection : la théorie est d’abord fixation d’un paradigme au sein duquel s’enchaînent calculs,
formules et théorèmes selon un ordre qui n’est plus seulement déductif. Elle rend compte bien plus
qu’elle ne décrit, et se place par conséquent à un niveau plus « transcendantal », ou plus exactement
transcendantal/herméneutique, puisque le calcul n’y est plus seulement un procédé encadré par des
principes, mais ce qui s’en projette en droit dans une région199. Elle est donc essentiellement
compréhensive (pas de ce qu’elle décrit qu’elle ne détermine même plus, mais de la position selon
laquelle elle se donne quelque chose, d’elle-même, donc) cherche, non plus à décrire l’ensemble du
monde possible, mais à rendre compte de la manière dont plier la raison aux observations, cela en
tenant à la fois une cohérence interne, un champ balayé le plus vaste possible, une articulation
échelonnée entre l’apparaître phénoménal et la construction théorique. Autrement dit encore, elle est
plutôt théorie du rapport interne de l’observation, et c’est souvent d’avantage son élégance, la façon
dont elle accepte en elle le phénomènes, dont elle libère l’intelligibilité des faits qu’on décrit (des
« faits » et non plus des objets, c’est une autre grande différence) qui conduisent l’adoption de tel
modèle plutôt que de tel autre (tant qu’il n’y a pas de contradiction entre les modèles concurrents et
que la question de leur adoption ne détermine que celle de la recherche à venir et de ses orientations ;
il est absolument clair qu’il y a toujours un noyau théorique infracassable).
199
Cf. Michel Bitbol, L’insoutenable étrangeté du réel et Mécanique quantique, une introduction philosophique.
84
c. Il est intéressant de penser que la phénoménologie est de cette nature constructive, et que c’est là
qu’est son apport principal. Etablir des constructions, non pour les appliquer a priori, mais pour mettre
en abîme à travers elle, ce qui justement, perce dans les apories de la simple description, ce que,
justement, on ne peut pas dire. En cela, elle se tient peut-être même au-delà des objections
wittgensteiniennes bien connues à l’encontre de toute surestimation des capacités du langage.
La réflexivité épistémologique telle que Husserl là prône dans la Krisis n’est pas une simple
élucidation positive, mais une mise en perspective problématique de nos pratiques elles-mêmes. Saisir
l’intrication logique de l’être en commun renvoie sûrement l’exister singulier au double regard dont
l’assomption de l’être peut être libérée. La science contemporaine, lorsqu’elle fait éclater l’atomistique
et le substantialisme classique, ne donne pas tant raison à Heidegger et au Gestell qu’à un kantisme
radical, dans le sens où l’on ne parle plus d’aucune entité réelle mais d’un entrecroisement de
nécessités que l’on fixe méthodologiquement aux points où la nécessité causale devient nécessité de
Raison200. Si on soutient, comme nous le faisons que la compréhension est toujours gestuelle, on peut
dire que l’épistémologie husserlienne, loin d’être la mise en marche d’un regard qui arraisonne, est la
mise en branle problématique de toutes les positions d’existence. La radicalisation d’une attitude
transcendantale à ce niveau, c’est simplement l’acceptation du fait que tout est toujours rapport
transfiguré par un geste propre ; que tout est en abîme ; que l’intelligibilité de l’univers, quelque soit la
façon dont on l’appréhende, se donne sur le mode de l’énigmaticité. Et peut-être même que la donne
conceptuelle ou formelle de ce que l’entendement ne peut appréhender à partir de ses catégories, et
qu’il doit instituer comme l’ouverture d’un nouveau possible, inquiète autant un Dasein que le
recueillement dans l’union d’un lieu. Le formalisme mathématique « force » la clôture interne de
l’entendement et ouvre des horizons de pensabilité autre, pour peu qu’on s’y installe (cf. Badiou, les
mathématiques ouvrent par coup de force la pensée à ce qui est articulable de l’être). Les concepts que
la physique moderne introduit sous le nom de Big Bang, Big Rip, etc., pour ne citer que ceux-là, les
efforts qu’elle fait pour ressaisir l’homme à l’aune de ce qu’il n’appréhende pas sont une considérable
invite au « non repos ». On peut très légitimement soutenir que le mysticisme, comme « non repos
absolu » ou « déterritorialisation totale », ne peut plus s’installer qu’en ces concepts qui « instituent
son instabilité ». Le techno-mysticisme de Maurice Dantec (pour ne citer que lui) a des sources plus
profondes que la folie : il ne révèle rien d’autre que l’inquiétante étrangeté en laquelle l’humain
s’institue désormais, et s’appréhende à travers sa fragilité et l’énormité inconnue de l’univers co-posé.
Au-delà de ses ressors pathologiques, la théorie du complot est consubstantielle de ce qu’est devenu
l’habiter humain parce que la « non maîtrise », déléguée aux processus techniques, n’est plus
seulement son mode mais sa ressource essentielle. Dans son institution autonome, « la thèse du
On attribue axiomatiquement des consistances qui engagent des interrogations herméneutiques ; Michel Bitbol montre très
bien ce double aspect dans son livre L’insoutenable proximité du réel : la mécanique quantique impose des cadres qui posent
une contrainte réelle qui reflue hors des pseudos-objets dissous en relations.
200
85
monde » (cf. article précédent) achève son processus de décentrement en affirmant désormais le nonprésent dans son dire même. Le monde tel qu’il s’ouvre se module de plus en plus à partir d’une
« compréhension d’éclatement », c’est-à-dire d’une compréhension de sens extériorisés en opérateurs
indépendants et complexes (des valeurs, des variables, des schèmes, des objets immatériels complexes
intégrateurs qui distribuent les objets usuels). Sa frappe n’est charnelle, affirmative, qu’au niveau de
l’abstraction à partir d’elle-même. Autrement dit, l’effectivité du concret a basculé dans l’idéalité
proprement dite – c’est-à-dire au niveau où elle se constitue en regard d’une structure dont la
grammaire décide de chaque signification – ou mieux encore, sur le versant logique, mathématique de
l’idéalité plutôt que de se maintenir sur son versant usager, nominal. De « l’abstration de », on s’est
installé dans « l’abstraction pure201 ». Le Gestell ne « lisse » pas la présence : dans l’écart d’un monde
sérié insiste la tâche de son énigme.
Rappelons que pour Husserl, lecteur de Frege, dans les RL, la théorie de la signification était une théorie de l’abstraction
pure, de l’abstraction à partir d’elle-même. Cf. aussi Stiegler, La technique et le temps.
201
86
REEL ET ENGAGEMENT 2 : L’INDIVISIBLE PLUTOT QUE LE DIVISIBLE.
Ce dernier texte tente enfin de cerner avec plus de précision le concept de réel que nous avons
abondement utilisé depuis le début de notre travail. Selon l’usage que nous en faisons, il nous est
essentiellement inspiré de la catégorie lacanienne éponyme, même si nous tentons plutôt d’aller dans
le sens de Lacan plutôt que de l’exposer. L’idée sous-jacente – et déjà souvent relevée – est que la
définition heideggérienne de la vérité peut supporter une déportation vers l’idée d’un réel qui
esquivera les impasses du réalisme traditionnel. Pour cela, nous adoptons un point de vue « similikantien » et tentons d’expliquer de quelle manière le choix peut occuper la place de la décision
heideggérienne sans contrevenir aux réquisits de son dispositif ontologique. Le cœur de notre article
sera l’idée d’une indivisibilité radicale du réel telle qu’une subversion des analyses heideggériennes
de la mort permet de faire apparaître.
A. Le transcendantal, le trajet et le geste.
1. Commençons par dire quelques mots d’une conception kantienne de la liberté à laquelle nous
aimerions demeurer fidèle. On sait que Kant définit la liberté comme « le pouvoir de commencer
absolument une série causale », mais les exemples qu’on en donne d’ordinaire (qui souvent, se
ramènent à montrer qu’on peut parler de liberté dès lors qu’on peut montrer en un point qu’il y aurait
eu moyen d’agir différemment et de s’engager dans une autre série) ne font pas beaucoup pour
éclaircir cette définition. Ils insistent plutôt sur l’aspect formel de la pensée transcendantale en
montrant de quelle manière il est nécessaire de poser une liberté dès lors qu’on se place dans l’ordre de
la pensée, parce que le mode même selon lequel la pensée pose son action la détermine comme choix.
Même si, en dernier recours, la liberté transcendantale n’est que l’attribution à soi-même de ses actes
par l’implication inhérente à toute action du sujet transcendantal, principe de variation possible a
priori, quand le sujet empirique prend au contraire consistance dans la manière dont il assume son
choix dans les faits… (Elle est déduite d’une structure fondamentale du comprendre, même si,
abstraitement et formellement, un sujet peut très bien se savoir déterminé par plein de choses, en
particulier par la démarche scientifique ; mais le plan n’est pas le même, il est réflexif et non plus
transcendantal).
Or, cet aspect formel est tout autant effectif. En effet, à travers lui, Kant montre que nous ne pouvons
nous comprendre que dans la sphère qui effectue cette compréhension elle-même, autrement dit la
pensée, et qu’il est donc nécessaire – si on veut dire quelque chose qui soit plus qu’une spéculation –
d’expliquer comment son principe est impliqué dans cette sphère. La question est en quelque sorte
celle d’une mise en harmonie de la pensée avec elle-même. Son critère est, nous semble-t-il, celui
d’une effectivité pratique de ce qui est désigné comme liberté : effectivité non immédiate, mais plutôt
87
législative, qui coordonne la mise en œuvre de l’action en tant que telle, c’est-à-dire la façon dont elle
se déploie comme action (et non qui la qualifie arbitrairement de plus ou moins libre). Autrement dit,
le principe d’effectivité n’est pas seulement surajouté, mais intrinsèque à la définition transcendantale
de la liberté (qui n’est seulement pauvrement formelle ou abstraite comme on l’entend dire parfois).
Cette effectivité trouve un regain de pertinence quand on envisage la question de la pensée à travers la
question phénoménologique des consistances et du réseau symbolique et intersubjectif par lequel la
pensée est la pensée. Plus précisément, on peut dire que ce principe de liberté transcendantale est on
ne peut plus pertinent quand, par lui, le sujet d’une pensée répond spécifiquement à ce qui se déploie
depuis l’ordre de la pensée. Ouvrir, fermer une porte n’en relève que de façon dérivée. Voter oui ou
non, apposer sa signature au bas d’un contrat, d’un chèque, cela en relève au premier degré. En
particulier parce que le sens qu’une telle décision peut prendre pour moi (et donc ce qui peut,
consciemment, inconsciemment voire physiologiquement me déterminer à signer ou non) est coupé de
ce qu’elle implique. Quelle qu’en soit la raison (et même si, au fond, je ne voulais pas signer, si je me
suis engagé à la légère, si je l’ai fait par simple emportement, comme les recrutés de la Guerre de
Sécession), la décision est prise, la signature est apposée, les choses sont jouées. La liberté
transcendantale kantienne désigne paradoxalement cette pointe que le sujet ne maîtrise pas, mais selon
laquelle il s’assume ; selon laquelle il apparaît comme l’aiguillage de purs possibles. Si je m’engage
dans l’armée, une série absolument nouvelle commence : moi soldat. Si je ferme une porte, en toute
rigueur, il n’est pas nécessaire qu’une série s’inaugure (sauf si je ferme ma porte à quelqu’un qui
meurt de faim ou si celle qui frappait était ma bien aimée venue renouer avec moi 202). Il y a donc,
semble-t-il, un lien profond entre liberté et législation, puisqu’il y a toujours liberté « devant quelque
chose ou quelqu’un ». La décision implique consignation d’un embranchement mais ne s’exerce qu’au
niveau de la rationalité la plus pure. Ses conséquences ne dépendant pas de ce qui empiriquement peut
la déterminer parce qu’elle engage dans quelque chose d’institutionnel qui justement outrepasse et
modifie l’empirique : si je m’engage dans l’armée, je suis engagé dans l’armée, cela indépendamment
de ce que je suis individuellement – donc, à un niveau où le déterminisme individuel ne peut plus
jouer, puisque dès lors je serai « moi dans l’armée » c’est à dire astreint à un environnement qui
tranche celui qui était le mien auparavant et qui recompose et les transplantant les déterminations qui
me constituaient. On peut dire que la décision est, à proprement parler, ce par quoi je me délègue à la
rationalité en moi, ce en quoi je laisse la rationalité prendre le pas sur ma subjectivité en répondant à
un fait ou un phénomène selon un registre dont je ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants et pour
lequel je laisse le jeu des rationalités nouer ma destinée203.
Très clairement, cette définition reste formelle. Je ne me décide que par rapport à ce que je sais – mais les tenants et
aboutissants de cette décision peuvent de très loin outrepasser cela, dans un sens comme dans l’autre. En un sens, j’assume
un principe de responsabilité, mais non nécessairement de culpabilité.
203 Il serait intéressant de confronter cette lecture à la pensée sartrienne de la liberté. Aux exemples que nous donnons, Sartre
aurait sans doute objecté qu’on décide toujours de décider, qu’on décide ou non d’être décidé (même une fois engagé dans
l’armée) puisque la liberté est le néant, c’est-à-dire en amont de tout être, ce qui excède le rapport pré-décidé que j’ai noué à
ce que je suis. Je pourrais de toute façon être autre chose que ce que je suis, c’est donc que j’ai bien voulu l’être. Quelques
202
88
On ne saurait en apparence, trouver principe de liberté plus opposé à ce qui se dégage des analyses de
Heidegger (quoi que l’insistance de Derrida sur le thème de la responsabilité laisse présager une
possible conciliation). Sans trop nous avancer, disons pourtant que la liberté transcendantale
s’interprète très bien dans le cadre d’une pensée des trajets telle que nous l’avons déjà esquissée. On
peut la lire comme la fixation automatique d’un trajet, autrement dit comme une opération de
translation. Signer un papier quelconque, c’est opérer une semblable translation. Le monde humain,
construisant des trajets possibles, ne cesse par la même occasion d’instituer des occasions de « sauts »,
c’est-à-dire de trajets qui ne s’interrompent pas et auxquels on se confie indépendamment de soimême lorsqu’on s’y engage. Le train, l’avion, le bateau sont de telles institutions : on ne les quitte pas
en marche. Nous allons y revenir un peu plus loin. Pour le moment contentons nous de noter ceci : un
trajet qui ne se découpe pas, c’est un trajet pour lequel on décide devant le réel, pour lequel
précisément le réel est en jeu parce que le sens n’a pas prise sur lui. Ici ou là-bas, oui ou non, civil ou
militaire, vivant ou mort.
2. Rigoureusement204 le réel n’a d’autre percussion que le choix qui traduit non la pulsation d’un
monder mais en deçà une ligne de conduite ou de fidélité formelle. Et si le réel est intrinsèquement lié
au choix, reste à comprendre comment le réel est ce qui « fait choisir » et que le choix détermine
axiomatiquement. Alain Badiou, dès lors qu’il choisit de parler de la vérité plutôt que du réel,
réhabilite l’indexation suprasensible du choix à quelque chose que la situation dans laquelle il émerge
ne contient en rien : le choix est ontologiquement plus originaire que le sens de ses termes et que la
richesse de ses effectuations possibilisantes. La vérité extraite de toute présentation historique,
détermine par le choix la configuration de savoir par laquelle elle prend sens. C’est bien le choix, et
non la valeur dont il est question : il est pour cela défini axiomatiquement, froidement,
indépendamment de ses déterminations idéologiques puisqu’il augure une ligne de clivage « réelle ».
Le sujet n’est alors support local du procès de savoir qu’en ce qu’il s’indexe à la valeur de vérité qu’il
a choisi et axiomatiquement placée hors de toute portée, comme préalable ontologique dont il déploie
par la pratique des virtualités. Mais on pourra toujours se demander à quel point une telle fidélité n’est
pas d’office un fanatisme aliénant, et si, quand il est question de politique ou d’amour, l’intransigeance
soient les réserves que l’effectivité de cette liberté sartrienne suscite en nous, on ne saurait la prendre à la légère (ce qui est
trop souvent le cas quand il s’agit de Sartre). Il faut bien qu’une adhésion antécédente à ce que je suis se noue pour que j’y
sois engagé. Celui qui joue s’est d’abord, en deçà de sa conscience, choisi tel qu’il acceptera les règles du jeu. La décision
face au réel serait anticipée, toujours, et non originaire… Nous sommes prêt à l’accepter, mais cela n’empêche pas qu’en
jouant, en signant un engagement, je m’engage en quelque chose qui n’est pas du ressort de ma conscience mais qui contraint
en deçà les modes d’adhésions aux possibles qui vont se présenter dans cette mise en œuvre. Contrairement à Sartre, nous ne
parlerions pas du tout à ce sujet de processus de chosifications. La « force des choses » pour reprendre ses mots, est la force
transcendantale de la communauté instituée et décollée de son immédiateté consciente. Sans compter qu’à notre sens,
l’argument de Sartre a plus de force si on en fait un argument logique (faisant par là de Sartre, très paradoxalement, un
philosophe quasi-analytique) : au niveau de l’effectivité, la liberté se compose au contraire comme processus à travers
« l’inconscient», organise la forme à travers laquelle elle se met en demeure de répondre au réel. Il n’en reste pas moins que
Sartre mérite amplement d’être remis « au goût du jour ».
204 Nous allons y revenir plus en détail quand nous évoquerons Kierkegaard.
89
ne va pas contre son propre principe. Militer prend vite un sens manipulateur et l’économie
contemporaine – libérale – montre bien de situations où c’est en renonçant à sa position propre qu’un
individu la réalise. Un chrétien convaincu, par exemple, ne se satisfera pas d’un pluralisme moral et
cherchera à amener l’incroyant vers la foi, parce qu’en son discours, elle est la vérité (autrement dit,
celui qui ne l’a pas refuse à dieu toute place en lui et se place ipso facto dans l’effondrement sur soi, la
mort205). D’un autre côté, suivant ce strict schéma militant, il fera de par son insistance du tort à
l’image de son message et en compromettra d’avantage l’écoute. C’est donc au contraire dans une
plasticité, une stratégie, une circulabilité axiomatique/herméneutique indexée sur le réel, qui trouve
nombre de confirmations formelles en théorie des jeux, que la forme d’un message (ni l’esprit ni la
lettre206, ni le fait) se transmet207. La forme n’est d’une certaine manière que le geste qu’on ne peut
expliquer, parce que, ainsi que le disait Wittgenstein, on n’explique pas le bleu du ciel, on le montre,
c’est tout. Mais le principe même de cette gestuelle veut qu’on n’impose pas le geste ni qu’on ne
l’obtienne par là manipulation (il y a quelque hypocrisie à jeter quelqu’un à l’eau pour lui imposer de
nager) mais qu’on le dégage, qu’on le rende possible, autrement dit qu’on institue tel style d’exercices
qui permettent que le geste soit effectué le cas échéant, autrement dit qu’il soit délivré comme possible
(dans le cas du chrétien, cela veut dire, « déciller » les yeux de l’incroyant, faire que « ça puisse croire
en lui »).
On peut décrire cette « technique gestuelle de la conversion » maintenir ouvert le principe même de la
différence en se libérant pour une décision qui n’a effectivement jamais été prise (même si l’on
considère ce qui chez Heidegger est décision, c’est-à-dire façon dont un possible s’interprète lui-même
et s’ouvre à son effectivité), qui remonte en quelque sorte en amont du possible que je suis, non pas
vers son seul « pouvoir être autre », donc vers sa contingence, mais vers un autre que moi, qui aurait
pu être « moi » ou plus exactement, être le moi que je suis indépendamment de ce qu’il est. Ces
expressions sont complexes, voire confuses. Elles cernent l’énigme de ce que nous avons déjà tenté de
saisir dans notre mémoire de maîtrise208, qui nous reste encore opaque, mais qui nous paraît
fondamental : celle de l’être un moi, selon laquelle la question n’est pas seulement qu’il faut être pour
être selon la forme d’un « je », mais qu’il faut que moi je sois pour qu’il y ait. Autrement dit, que si
dans la pensée, donc selon la sphère du sens, la prise du sens précède son auto-compréhension et sa
Cf. l’intéressant commentaire de Deleuze sur les monades des damnées chez Leibniz (Le pli). Il y a là une idée tangible et
non caricaturale de ce que serait l’enfer : l’âme végétative.
206 Très vite la fidélité militante risque de réaménager de l’intérieur ce à quoi elle s’indexe par ses propres contradictions pour
n’être plus finalement fidèle qu’à ses projections, tournant sur soi, serpent qui se mord la queue. Les exemples historiques
abondent.
207 Ce que nous avons esquissé de manière générale en première partie est tout à fait valide ici. Sinon, cf. bien sûr La
plasticité au soir de l’écriture de Catherine Malabou, à qui l’on doit cet usage salutaire de la plasticité.
208 En particulier dans la deuxième partie, Le possible et l’impossible. Nous écrivions alors : « Ce que nous appelons
l’impossible ne serait alors rien d’autre que l’échec du possible à s’outrepasser lui-même : il serait le signe négatif de ce que
« l’autre du possible est possible ». Ou autrement encore, il serait l’incapacité apparente de la finitude à s’assumer ellemême et la contradiction en elle d’une motion infinie contrainte à ne s’exercer qu’à travers elle : l’infinité de la finitude en
tant que telle sans que rien n’ait même besoin de l’excéder. ».
205
90
mise en jeu comme un « soi », dans la sphère réelle au contraire, moi je dois être. Il y a en quelque
sorte nouage réciproque, puisque la pensée finit par cerner en elle cette chose rigoureusement
impensable parce qu’en toute exactitude évidente (moi, je suis, celui-là qui est moi, il est). A l’inverse
d’une problématique simple de la décision, la problématique du geste a prise sur le réel dans la mesure
exacte où elle me met face à ce que je ne peux pas faire, que je ne pourrais faire qu’en étant autre que
moi, ou plus clairement, m’apprend une gestuelle sur laquelle je n’ai pas prise, que je ne comprends
pas selon un principe herméneutique traditionnel, mais qui au contraire m’apprend. Le geste ne signale
pas seulement la contingence de mon auto-compréhension : il montre une autre compréhension, c’està-dire quelque chose que je ne comprend rigoureusement pas, une autre origine possible, un autre moi
possible. En m’apprenant le geste, on m’apprend à me surprendre, à me décentrer moi-même. La
première fois que j’accomplis quelque chose que je ne savais pas faire, je suis le premier surpris de
l’avoir fait : je ne savais précisément pas ce que pouvait être l’accomplissement de cette chose. Quand
le Christ réinterprète les commandements, il dit précisément ceci : qu’ils ne sont pas là pour qu’on
fasse selon eux, mais que l’on soit selon eux. Mais précisément, être selon le commandement, c’est ce
que je ne sais à priori et par principe pas « faire ».
B. L’alternative.
1. A le dire ainsi, cependant, quelque chose semble tout de même perdu, la froide pureté du choix,
l’alternative comme telle – et par là, le réel. Ici, Heidegger – et Kierkegaard – nous reviennent. Par ses
analyses de « l’être-pour-la-mort », relayées par Derrida, Heidegger donne un autre poids au réel. La
mort est le fond ultime du possible parce que fond ou le possible chavire, accueille en lui-même son
impossible co-originaire – possibilité de son impossibilité, possibilité de ne plus être, c’est-à-dire
possibilité pour ce à partir de quoi l’être se donne de ne plus être, anéantissement rétroactif du possible
en son principe, inscription en soi d’une négation de ce soi en tant que tel dans son être originaire,
c'est-à-dire sa possibilité. C’est précisément elle qui accompagne toute projection possibilisante et
divise le pouvoir être en pouvoir n’être pas, division en laquelle le temps « se passe » dans la décision
de la contingence temporalisée en tant que telle de par ses propres résistances factuelles209.
Evidement, à décrire les choses ainsi, on peut facilement être accusé de tomber dans « l’idéologie ».
Mais transférer au moins expérimentalement l’énigme de la mort dans un cadre axiomatique est riche.
La mort est la seule situation face à laquelle le réel est visiblement convoqué, en particulier dès lors
qu’il est une question de choix. On a beaucoup parlé de sacrifice, de suicide mais d’autres exemples
sont, semble-t-il, beaucoup plus « parlants ». Ainsi le jeu, comme par exemple la roulette russe, ou, de
façon encore plus nette, le jeux des portes : derrière une porte, un piège mortel, derrière l’autre, la
209
Cf. Etre et Temps, § 60.
91
liberté. Le choix est certes médiatisé plusieurs fois par des institutions humaines, d’abord parce que
c’est en un cadre humain de possibilisation extériorisée qu’il est contraint, dans une institution
symbolique, puis parce qu’il est pris dans le registre du discours (il n’y a d’alternative que dans la
représentation et la distinction, donc l’abstraction catégorisante) et isolé selon un tout
« événementiel » qui forme une seule séquence, enfin parce qu’il n’est rendu à lui-même que
médiatement, par des formes logiques et déductives. Pour autant, il est absolument réel parce qu’il ne
se divise pas210 : on choisira l’une ou l’autre des portes et le choix sera ipso facto sanctionné par la vie
ou la mort (pour plus de clarté, on peut dire que tout « non choix » sera assimilé à un mauvais
choix)211.
La mort joue le rôle de révélateur et montre que la décision contingente est aussi un choix qui comme
tel transit la possibilisation d’un monde bien plus encore que la décision heideggérienne212. Ce que
« j’aurais pu être » ou ce que « je serais » si j’avais à tel moment fait un autre choix décisif (dire oui au
lieu de dire non à telle proposition, tel engagement) biffe principiellement ma possibilisation en ce
qu’elle a de plus « intime », la « hauteur » à laquelle elle s’investit dans le monde. Par hauteur, nous
ne parlons pas d’un niveau de lecture ou d’interprétation mais plutôt la distribution propre de la
présence en cette expérience, le don de hauteur qu’est la pulsation du sens, par laquelle chaque Dasein
assume sa gratuité, et d’un même geste, son investissement comme « don de la valeur » elle-même
reprise et possibilisée dans les registres du monde (Cette hauteur, comme nous avons tenté de la
décrire dans l’annexe de notre mémoire de maîtrise213 est un relatif/absolu214, mise en abîme du factuel
comme événementialité « que ça a lieu ».).
Saluons la phrase de Lacan : « Le réel est absolument sans fissure » (S II, 26 janvier 1955, cité par Paul-Laurent Assoun
dans son Lacan.
211 Comme autre exemple, on peut évoquer le jeu, celui des portes au trésor. « Soit un candidat placé devant trois portes
fermées. Derrière l'une d'elles il y a un trésor. Le candidat commence par se placer devant une des trois portes, puis le
présentateur (qui connaît l'emplacement du trésor) ouvre une des deux portes restantes, celle qui ne cache aucun trésor. Le
candidat a-t-il intérêt à changer de porte ? ».Mathématiquement, oui. Soit il a choisi une bonne porte au départ (1 chance
sur trois) et alors il choisira la mauvaise, soit il a choisi une mauvaise porte et se reportera sur la bonne (2 chances sur trois).
Les tests qui ont été faits entérinent ce résultat puisque les rapports statistiques tendent bien vers les probabilités calculées.
Pour autant, il semble que le problème est peut-être plus compliqué encore lorsqu’on prend précisément en compte le nœud
du réel et du possible. Qu’on observe, à chaque fois a posteriori, que le couple changement/gain se produit plus
fréquemment que le couple changement/perte n’implique pas forcément que le candidat placé au centre de l’événement ait
intérêt à tenir compte de cette probabilité. En effet, c’est bien une série dont la probabilité est ainsi testée. Autrement dit, le
résultat est déjà déterminé quand le présentateur fait sa proposition. Le chemin déterminant est de toute manière celui du
premier choix l’autre ne faisant que l’inverser.
Si l’on écrit que le présentateur ne connaît pas l’emplacement du trésor et qu’il a ouvert par hasard une mauvaise porte, la
description probabiliste doit prendre un conditionnement en compte, c’est-à-dire poser le calcul en terme de « sachant cela ».
Pour autant, pour le candidat, dans l’instant où il doit faire son choix, dans le réel de cet instant, de cette situation, ce
conditionnement ne change rien puisque, décrite de ce point réel, la situation est de toute façon celle-là : il y a une bonne et
une mauvaise porte. Mais c’est que la probabilité n’a peut-être pas de sens quant au réel de ce choix là précis, réel – en tous
les cas, que les différents angles et degrés d’information sont quelque peu déroutés quand on se borne au cas précis d’une
occurrence. Mieux encore, s’instaure ici un étrange clivage puisque le candidat pensé a, selon la prescription probabiliste,
intérêt au changement de porte, alors que cela n’est plus le cas pour le candidat réel.
212 Nous parlons de la décision telle qu’Heidegger en parle dans Etre et Temps. Les choses se compliquent par après, même si
la lecture de l’ouvrage de Nancy, L’expérience de la liberté, montre que la problématique d’ensemble est la même puisque
l’expérience ne se divise qu’en elle-même – sans jamais comparaître devant une étrangèreté totale et principielle comme le
Réel ou la Loi du père lacanienne.
213 En évoquant essentiellement Henry, Merleau-Ponty et Nancy.
210
92
Si j’étais mort, précisément, il n’y aurait pas maintenant. Si n’importe quoi avait été différent, il n’y
aurait pas non plus maintenant. Heidegger dirait que ces exemples sont absurdes, qu’ils reposent sur
une conception biaisée et superficielle de la temporalité. Mais là n’est pas notre problème car ces
exemples sont de pures fictions qui font voir à quel point le réel affole le sens. Dans l’ordre du sens,
c’est dit et redit, le présent est l’effraction de la contingence en sa nécessité (voir notre second article).
Ici, l’altérité ainsi mise en jeu rétablit dans ce geste la coupe sombre de l’objectif. Elle déchire
complètement la temporalité et réinscrit une simultanéité logique : elle fait apparaître, derrière
l’origine manquante de la décision dérobée, un choix tacite qui se réinscrit dans une arborescence.
Quelle que soit la manière dont elle l’appréhende, elle ne peut s’y dérober : il est en deçà de ses
possibles. Il a fallu qu’Heidegger soit philosophe, ce philosophe là pour qu’il entre dans ce long travail
d’éclipse pour l’être. Le reflux, pour d’autres systèmes, fait choix : pour un Kierkegaard, Heidegger
serait athée dans la mesure où il dispose le christianisme dans un site qui ne le laisse pas autonome en
lui-même, mais l’indexe à un autre geste qui le réaménage. Mais ce reflux n’est pensable que devant le
réel, c’est-à-dire ce qui principiellement échappe au sens.
2. Cette échappée est ce qu’il faut correctement décrire. Dire que le réel est hors sens, c’est encore ne
rien dire si on ne se donne pas rigoureusement le principe de leur corps à corps. Zizek s’est expliqué à
ce sujet : le réel n’est le réel de rien du tout. Il est, nous dit-il (corroborant ce que nous tentions
d’esquisser plus haut) pur fait de différence – et c’est dans les apories de la mécaniques quantiques
qu’il va par exemple en rechercher l’épreuve215. Toute tentative de donner de l’effectivité au réel, bien
entendu, nous gêne. Le réel se cadre par des alternatives et se serre dans des concepts tels que leur
réquisition mette face à l’intraitable. Je n’aurais jamais de rapport à ma mort. Toute l’expérience liée à
la pensée de ma mort sera métissée de biologique et d’autre chose. Et on ne fera pas sans dégâts objet
de philosophie ce que la physique investit – sous peine d’être métaphysique. Le réel de la mort, seule
la pensée, seul l’exigence d’un concept le rassemble. Si ce concept affole, c’est la pensée d’abord –
parce qu’elle ne se l’approprie pas alors qu’elle est la première concernée. Par concept, nous voulons
dire d’un fait posé dans sa nécessité indubitable hors de toute interprétation : je vais mourir. Dire « je
vais mourir » avec la radicalité qu’il faut, c’est une décision a priori qui canalise le sens, mais se pose
hors de lui, un véritable principe régulateur (qu’on se souvienne de l’esclave, jugé sur le char du
triomphateur et chargé de le lui répéter pour qu’il ne perde pas la tête). Les religieux l’ont dit depuis
longtemps – et d’autres aussi – celui qui prend la mort vraiment au sérieux n’est pas celui qui la nie ou
celui qui s’en affole, qui s’en désespère, ni même celui qui en fait le fond de tous ses actes. C’est celui
Nous parlions, de manière un peu abstraite peut-être, de «la nécessité de penser l’absolu et le relatif comme deux faces,
nécessaires, mais s’applique à penser l’absolu comme la relativité du relatif, ou plutôt comme le geste de sa relativisation
qui est, dans sa pure effectivité non décisoire et non subjective, effectuation comme absolue de la relativité du relatif. »
215 A ce sujet, cf. aussi l’ouvrage de Michel Bitbol, L’insoutenable proximité du réel. Bitbol fait, à propos du quasi-réalisme,
des constatations qui ne sont pas sans rappeler celles de Zizek à propos de ces montages. A la différence qu’on sent
vaguement poindre chez Zizek quelque chose comme une effectivité, encore, ce à quoi Bitbol bien sûr ne s’avance pas,
puisque le quasi-réalisme est une expérimentation conceptuelle.
214
93
qui pose implacablement ce constat « je vais mourir » et qui reste lucidement au niveau des concepts.
Je vais mourir… à partir de là tout est dit, et tout est à faire.
La mort est l’exemple même du réel. Elle ne connaît pas la parole, elle ne triche pas, elle n’obéit pas à
ce qu’on voudrait en dire. Elle se fiche des mots. Comme le dit Alain Cugno :
« si les faits sont que la mort est disparition, alors la mort sera disparition et retour au néant, le néant serait-il
radicalement impensable et même impossible »216.
On ne fera jamais – jamais – l’expérience du réel. On ne peut faire que l’expérience en creux de ce
qu’il est énigmatique « que cela soit réel ». Le sens n’est rien d’autre que le vif de cette énigmaticité.
Plus elle s’y creuse, plus elle y reste libre, naissante, accomplissant sa solitude, et plus l’existence reste
tournée vers l’urgence du réel qui frappe chaque chose.
216
Cf. Au cœur de la raison, p. 11.
94
CONCLUSION :
« …Il faudra descendre, travailler, se pencher pour graver et porter la table nouvelle aux vallées, la lire et la faire
lire. L’écriture est l’issue comme descente hors de soi en soi du sens : métaphore-pour-autrui-en-vue-d’autrui-icibas, métaphore comme possibilité d’autrui ici-bas, métaphysique où l’être doit se cacher si l’on veut que l’autre
apparaisse. Creusement dans l’autre, vers l’autre, où le même cherche sa veine et l’or vrai de son phénomène.
Submission où il peut toujours se perdre. (…). L’écriture est le moment de cette Vallée originaire de l’autre dans
l’être. Moment de la profondeur aussi comme déchéance. Instance et insistance du grave. » 217.
« Entre rêver et croire qu’on rêve, quelle est la différence ? Et d’abord qui a le droit de poser cette question ? Est-ce
le rêveur plongé dans l’expérience de sa nuit ou le rêveur à son réveil ? Un rêveur saurait-il d’ailleurs parler de son
rêve sans se réveiller ? Saurait-il nommer le rêve en général ? Saurait-il l’analyser de façon juste et même se servir
du mot « rêve » à bon escient sans interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil ?
J’imagine ici deux réponses. Celle du philosophe serait fermement « non » : on ne peut tenir un discours sérieux et
responsable sur le rêve, personne ne saurait même raconter un rêve sans s’éveiller. Cette réponse négative, dont on
pourrait donner mille exemples de Platon à Husserl, je crois qu’elle définit peut-être l’essence de la philosophie. Ce
« non » lie la responsabilité du philosophe à l’impératif rationnel de la veille, du moi souverain, de la conscience
vigilante. Qu’est-ce que la philosophie, pour le philosophe ? L’éveil et le réveil. Tout autre, mais non moins
responsable, serait peut-être la réponse du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre, du
scénariste de théâtre ou de cinéma. Voire du psychanalyste. Ils ne diraient pas non mais oui, peut-être, parfois. Ils
diraient oui, peut-être parfois. Ils acquiesceraient à l’événement, à son exceptionnelle singularité : oui, peut-être
peut-on croire et avouer qu’on rêve sans se réveiller ; oui, il n’est pas impossible, parfois, de dire, en dormant, les
yeux fermés ou grand ouverts, quelque chose comme une vérité du rêve, un sens et une raison du rêve qui mérite de
ne pas sombrer dans la nuit du néant. »218
« En effet, si la factualité de l’être – l’existence comme telle -, ou encore son haeccéité, l’être-le-là, l’être-qui-estce-là, le da-sein dans l’intensité locale et dans l’extension temporelle de sa singularité, ne peut plus pas être, en ellemême et comme telle, libérée de (ou la libération de) l’immobilité étale, anhistorique, inlocalisable, autopositionnelle de l’Etre signifié comme principe, substance et sujet de cela qui est (bref : si l’être, de fait, ou si le fait
de l’être ne peut pas être la libération de l’être lui-même, dans tous les sens de ce génitif), alors la pensée est
condamnée (nous sommes condamnés) à l’épaisseur immédiate de la nuit dans laquelle non seulement toutes les
vaches sont noires, mais leur rumination même et jusqu’à leur repos s’évanouissent – et nous avec elles – dans une
immanence sans pli, qui n’est même pas impensable, étant a priori hors d’atteinte de toute pensée, et même d’une
pensée de l’impensable. »219
1. Il n’aura donc une fois de plus été question que de cela. Ce que la philosophie – jusqu’à Heidegger
– manque à tous les coups. Précisément, ce qui commence au moment précis où l’on s’arrête de
philosopher, où le professeur descend de sa chaire, où l’étudiant dont la ténacité s’use à la résistance
du sens, dépose les armes, ferme son ordinateur et sort. Le moment, pointé par Kierkegaard, où Hegel
descend de l’estrade et commence à vivre sa vie à lui. C’est alors, en général, que les idées
redeviennent claires, qu’il recommence à y avoir du sens à s’être usé à écrire ; qu’on se rappelle
pourquoi on a écrit et tout ce qu’en écrivant on a perdu. Mais c’est là aussi que vient ce trouble qui
n’est ni une angoisse, ni une intuition, ni un affect – parce que c’est encore la conscience qui pense,
purgée de ses habitudes, discrète et modeste, ne recueillant que le liseré de l’existence. Trouble d’une
L’écriture et la différence, p.49.
Cf. discours de Derrida à l’occasion de la remise du Prix de Frankfort, dans le Monde Diplomatique, 22 janvier 2002.
219 Cf. Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, p. 14.
217
218
95
solitude qui n’a rien du sentiment de solitude, de l’ivresse solitaire du naufragé – des formes qui
fondent jusqu’à l’os de l’expérience – mais qui, pour être simplement constative, n’en serait pas moins
vertigineuse. Une solitude posée, assumée, et non à nouveau pliée au sens – même si ce sens est celui
de la pure concrétude. Toucher à la solidité la plus nette et la plus énigmatique de l’existence 220 reste
en deçà de sa pure et simple constatation. Dire « C’est moi, celui qui pense, qui suis-là, qui vais
mourir. » n’est strictement pas une parole philosophique. C’est comme ça : il n’y a rien à dire. Il y a
dans le « c’est moi » une teneur qui excède par principe tout dire philosophique qui cherche à en
rendre compte. Seul, la nuit, seul dans une chambre, c’est une assertion des plus concrètes qu’on se
fait. Je suis là, je suis seul, je suis aveugle sur ce que je suis – parce que je le suis – et je mourrai. Il n’y
a rien d’autre : rien d’autre parce que ce qui est là, c’est l’enveloppe de tout ce qui peut-être. Il est vrai
que c’est bien cela, juste cela.
Cela fait rêve et mauvaise plaisanterie : c’est simplement vrai. Mais rien n’en rendra compte, n’ira audelà du roc. L’abîme où s’engouffre d’abord toute philosophie est là, pour cela même impensable.
Peut-être même ce dire élémentaire est, exactement par le même geste, ce par quoi la raison surgit à
elle-même et se saisit comme pouvoir – la formule par quoi l’exister, mis en abîme, s’arrache à l’effroi
de la nuit où tout peut arriver, ou l’angoisse et l’incertitude le disputent à la quotidienneté. Mais si
puissance du rationnel et énigme de l’être s’ouvrent d’une seule solitude, celle-ci leur reste fermée
parce qu’elle n’est rien d’autre qu’elle-même.
Nous l’avons déjà écrit, et nous le répétons car c’est de ça qu’il est question. Chaque jour je quitte la
solitude pour aller dans le monde et le considère chaque fois comme allant de soi. Dupe, j’entre sur la
scène du monde humain et confonds l’outil qui me fait me voir et l’être. Dans la parole, dans l’horizon
des possibles – dans le possible qu’est en quelque sorte le monde et dont la philosophie est la sonde –
ne considérant jamais le sol naturel. Nous ne remarquons guère les métamorphoses que nous
traversons – seuls, parlant de telle chose, en telle quête ; et celui qui tentera de dire le trouble de sa
solitude échouera puisque la solitude pour l’autre n’est plus qu’un mot. Qui n’a pas tenté en vain de
dire qu’il est seul, pour entendre son cri nié par sa profération ? Chaque nuit j’abandonne le jour et
chaque jour j’abandonne la nuit, cela chaque fois comme par provision, en souffrance, comme en
mettant au crédit de ce en quoi j’avance l’apaisement d’une gène qui n’a cessé de troubler ce que je
quitte. Je passe d’un monde à l’autre – je tombe d’un monde en l’autre. Ce qui se passe quand
personne ne voit plus rien, dans la solitude où tout regard s’efface, cela enveloppe l’existence comme
sa matière noire. Mais que voyons nous sinon toujours nous même – qu’avons nous de cesse de ne pas
voir sinon cela ?
Comme c’est le projet de Heidegger dans L’origine de l’oeuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part. Il nous semble
que nous n’avons fait que tenter de déplier encore un peu plus ce pli, pour commencer à dégager ce que cet « a priori hors
d’atteinte de toute pensée » aurait à nous apprendre.
220
96
Il n’aura été question que de ce qu’avait dit Pascal et que Heidegger n’a cessé de vouloir mettre en
pratique : la vraie philosophie se moque de la philosophie. Elle ne cherche pas à en produire. Elle se
fait. Elle se met en demeure de faire face au réel. Pas de l’interpréter, pas nécessairement de le
transformer : rester rigoureusement et radicalement dans la pensée de cette implication de ce qui
« est » avant que d’être « sens pour la pensée ». Mais il est probable que Pascal aurait trouvé
Heidegger encore trop classiquement philosophe, interpolant médiations et modifications
terminologiques pour une nouvelle fois penser – et donc perdre le réel. Heidegger le savait, qui n’a de
son propre aveu cessé de différer ce qu’il avait à dire de plus essentiel en l’entourant d’une complexe
propédeutique. Mais il est resté en une continuité – quelque chose qui s’enchaîne, s’accumule en
même temps qu’elle ne se dépouille. En cherchant à « ne rien vouloir dire qui puisse s’entendre »,
Derrida n’a pas renoncé à dire. Il n’a pas eu le courage paradoxal de Lacan, qui est de s’interrompre,
d’accepter de perdre le sens, d’accepter de dire un mot pour en montrer un autre ; en persistant à
expliquer, il a renoncer à montrer.
C’est cette dimension de « monstration » que nous avons finalement tenté de suivre dans tout notre
travail – sans avoir non plus le courage d’interrompre l’interminable analyse qu’est la philosophie
depuis l’aube grecque, et de nous taire.
2. Notre travail ne s’achève donc pas par une véritable conclusion. Il débouche sur des questions qu’il
a fallu élaborer. Ce que nous avons tenté de poser ne nous est pas assez « déclot » pour que nous
puissions considérer qu’il y ait ici un achèvement.
97
ANNEXE 1 : LE « CONCEPT DE DIEU ».
1. Nous avons insisté à plusieurs reprise sur le fait que la radicalité du réel exigeait, comme
encadrement de la « tâche de la présence », des concepts – qui joueraient un peu le rôle des idées
problématiques de Deleuze. Nous voudrions très vite en dire quelques mots. Le concept est quelque
chose qui se pose de soi hors de son sens comme ce qui en commande la motion sans jamais s’y
résorber. Il s’agit donc d’une forme particulière d’idéalité, puisque son mode d’effectivité n’est plus
seulement « l’herméneutique infinie » de l’idéalité, telle qu’elle décentre toute appréhension en la
communauté transcendantale qu’elle présuppose221 (décentrement des sujets autour de la chose parlée
qui excède leur appréhension).
Le concept est une idéalité qui se pose logiquement. Il se définit en préalable à son usage, surtout
quand on parle de concepts abstraits et normatifs (la plupart des concepts philosophiques sont des
concepts composés, qui s’architecturent en référence à d’autres concepts plus basiques). Le concept est
quelque chose qui ne se déconstruit pas parce qu’il n’est pas intrinsèquement lié aux significations
qu’il coordonne, même si il se pose à travers elle. On ne déconstruit jamais que des usages. Pour ainsi
dire, on peut penser que même la déconstruction – en tout cas celle de Derrida – participe d’un
processus de clarification parce que, suspendant les usages, elle ne fait pas autre chose que délivrer
l’exigence propre des concepts. Espacer, déconstruire, c’est en quelque sorte refluer vers la position
d’un suspend (non d’une « épochè » parce qu’on ne suspend pas la thèse du monde mais on se suspend
soi-même face à la thèse du monde) – cette position fait face au choix, en cela à l’appréhension de soimême vis-à-vis du réel. Le concept devient cette instance de décision qu’on instaure à même l’espace
vide, à travers lequel on exige du pur possible de la position une forme sous la législation de laquelle
on se place.
Permettons nous une longue citation de Benoît Goetz :
« Plus loin, Le Corbusier ajoute ceci qui est fondamental pour ce qui concerne la définition qui est la sienne de
l’intervention architecturale : « Mon métier est de loger les hommes. Il était question de loger des religieux en
essayant de leur donner ce dont les hommes d’aujourd’hui ont le plus besoin : le silence et la paix. Les religieux,
eux, dans ce silence, placent Dieu222 ». Ce point est fondamental dans la mesure où beaucoup d’architectes ayant à
construire un couvent auraient cherché à exprimer quelque chose de la vie religieuse, une « spiritualité »…
immanquablement. Or, Le Corbusier ne prétend bâtir qu’un espace, qu’un silence, où les religieux eux-mêmes, et
non pas lui, vont faire habiter Dieu. Il semble qu’à partir de là, une éthique de l’architecture puisse être dégagée.
L’architecte n’a pas pour mission de donner à penser à ses maîtres d’ouvrage. Il doit leur donner un espace pour
penser, dans les meilleures conditions, comme ils veulent, ce qu’ils veulent. Le Corbusier a construit un espace de
silence et de paix. Il n’a pas édifié la maison de Dieu. 223»
Cf. l’extrêmement intéressant article de Marc Richir dans le recueil L’intentionnalité en question, dirigé par Dominique
Janicaud.
222 La référence de ces propos n’est pas donnée.
223 Benoît Goetz, La dislocation, page 170.
221
98
Le concept philosophique a cela de particulier qu’il prend position « une fois pour toute » sur le
général (sur une manière du général, plus ou moins accentuée), de telle sorte qu’il opère parallèlement
à la science tout en prenant un angle qui est exactement celui que la science ne peut et ne doit pas
prendre. D’où son apparente illégitimité, et aussi ses tentatives réitérées de se montrer modeste, qui ne
règlent la question qu’en apparence. Précisément, l’inspection philosophique, dans sa forme, implique
l’Un – on y revient encore dans l’annexe suivante – c’est-à-dire qu’il détermine en-Un ce à quoi il se
rapporte, en une inséparabilité, une invariance radicale. Ou encore, il se rapporte à lui-même autant
qu’il se rapporte à son objet, et se rapporte à lui-même en se faisant son propre concept, c’est-à-dire
concept reflétant exactement la radicalité de sa visée opératoire224. Posé philosophiquement, il se
détermine, s’institue comme autoréflexif, mise en branle problématique de soi-même – il est concept
de concept.
2. La chose religieuse est en effet le bon exemple pour poser ce problème. Il n’est peut-être que temps
de cesser de considérer Dieu comme l’étant suprême de la métaphysique ou de chasser résolument les
concepts hors de la pratique religieuse qu’ils occupent implicitement. Jean-Luc Marion dans sa
défense d’un « Dieu sans l’être » a réveillé un débat théologique engoncé dans l’alternative entre la
métaphysique (onto-théo-logie) et le ménagement du dieu par le sacré – montrant que l’un et l’autre
n’épuisent en rien la pensée théologique. Une des plus intéressantes contribution de Marion à ce sujet
est son analyse de la démarche des théologies négatives, dans De surcroît, dont l’apport central nous
semble d’avantage dans la façon dont Marion met à jour un « pragmatisme » de la louange (où Dieu
est Dieu tout simplement parce qu’il est tous les noms, donc aussi celui-là) que dans sa défense de la
suressence contre la déconstruction. Une fois de plus, c’est stratégiquement que Derrida répondrait
bien plus que directement philosophiquement.
Dans tous les cas, dire Dieu « sans l’être » est sans doute un devoir pour la philosophie chrétienne.
Mais il nous semble que le devoir est plus encore de cesser de vouloir à tout prix le penser – ce qu’elle
ne cesse en fin de compte de s’échiner à faire, dans le temps même où elle répète qu’elle ne le fait
pas225. Le pragmatisme de la louange est un bon axe pour surmonter cette aporie. Mais peut-être
demande-t-elle aussi une réhabilitation conceptuelle. On fait peut-être un mauvais procès au concept
de Dieu quand on le juge métaphysique. Le concept, en effet, ne pense pas. Dans sa pureté, il ne
détermine pas « comme tel » ni « en tant que » (le conceptuel n’est pas le catégoriel), mais « endernière-instance ». Donner Dieu comme l’infini, c’est le donner immédiatement, conceptuellement,
nécessairement, comme ce qui outrepasse tout ce que le possible peut ouvrir, c’est le donner au-delà
du pensable, le donner sans aucun rapport à l’étant. On se donne l’infini, ici, actuel. On se le donne
On pourra penser à l’Euthyphron de Platon. Mais le transcendantal kantien peut être vu comme une autre version de ce
problème.
225 Voilà encore une critique très « derridienne ».
224
99
d’une manière telle qu’il n’y a rien à ajouter, puisqu’on le pose dans un cadre philosophique que le
geste de position même renverse.
Prendre l’infini pour l’étant suprême (ou même, penser que l’infini ne peut se poser que sous la forme
de l’étant suprême), c’est encore penser l’infini à partir du fini. Se donner l’infini, comme tel, dans son
infinité radicale, dans ce qu’il a d’absolu, c’est outrepasser résolument l’intelligible et s’ouvrir
conceptuellement la foi, là même où je ne peux rien penser du tout parce qu’il n’y a aucun sens à
penser. Espérer ce que je ne peux même pas espérer parce que je n’en ai aucune idée. M’indexer à
l’exigence d’un concept qui retourne le rapport du fini et de l’infini226. Espérer là où il n’y a
strictement rien à espérer parce que l’espérance n’est pas même de l’attente – pas même du
messianisme. Evidement –faut-il le dire – une telle position conceptuelle n’a sens que dans le cadre
d’une philosophie de la question religieuse, ou dans celui d’une théologie (encore qu’elle n’y est pas
nécessaire), et certainement pas dans celui de la pratique quotidienne. Quelle que soient par ailleurs et
la compréhension que je peux en avoir, et la Stimmung épochale selon laquelle se libèrent des modes
de rapport à moi-même, la performativité immédiate de cette pratique dans son immanence radicale est
en deçà de tout rapport herméneutique possible parce qu’elle n’est spécifiquement chrétienne que dans
la dimension où elle s’agit immédiatement et sans distance, c'est-à-dire sur laquelle je n’ai pas prise,
même comme Dasein227.
Dieu n’est pas un sens supérieur. Dieu est ouvert dans l’ouvert du sens, comme le reste, comme
n’importe quelle chose qui vient à la pensée. C’est à nous de nous décider. Seulement, si nous disons
oui, nous disons oui à quelque chose dont le concept décide que cela outrepasse tout. L’infini décidé
dans le concept, strictement, froidement, n’est pas du tout l’étant suprême – c’est même l’inverse.
Kierkegaard a médité cette proximité du concept et du réel. Et il a peut-être le plus rigoureusement
montré que seule l’inversion du fini et de l’infini, que décide le concept de Dieu, pose rigoureusement
la question de la singularité que moi je suis. La mort, disait Heidegger, m’approprie comme un soi,
auquel seul advient, secondairement, un moi. Dieu établit la relation strictement inverse : c’est à moi
qu’il parle et de cette mise en cause se révèle que je suis. C’est que l’infini de Dieu me parle dans le
point noir, là où rien ne peut m’atteindre, au point où « l’insoutenable légèreté de l’être » est sommée
de se décider devant l’infini lui-même, c’est-à-dire de prendre sur elle une pesanteur infinie228 (à
refuser les « concepts » de l’infini, il n’est pas certain que Levinas ou Jean-Luc Marion aient pu
l’établir aussi fermement que Kierkegaard). Précisément parce que l’enjeu me sature, me dépasse, il
Nous aurions tendance à lire Descartes de cette façon. N’importe quel militantisme, qui plus est, opère de cette façon, en
nommant le fait dans sa « contingence illégale », irréductible à la pensée, pour s’indexer à son geste d’effraction. Dans notre
terminologie, on dira que le geste se nomme lui-même.
227 C’est peut-être ce que Jean-Luc Marion a en vue lorsqu’il introduit le phénomène saturé de second ordre dans Etant
Donné. Ce serait en tout cas cohérent avec sa culture cartésienne.
228 Kierkegaard a défini le mal comme l’impossibilité d’être soi devant Dieu.
226
100
me concerne absolument : nous aurions envie de dire que chez Kierkegaard, il s’agit d’une certaine
façon de se résoudre à une « hauteur infinie de l’existence » qui précisément, ne dépend plus d’aucun
possible que je peux être. Et par là, me met, moi – c’est-à-dire, rien – en cause. L’exigence de Dieu
n’est pas l’exigence d’un temps, dit aussi Kierkegaard229. Aussi je peux venir au monde n’importe
quand et dans n’importe quel monde, l’advenir de ce monde peut être aussi dévasté, absurde, déraciné
qu’il est possible, le christianisme peut y être déconstruit, ou philosophiquement broyé… même si le
monde ne semble aller qu’à l’abolition de l’avenir, si le messianisme ne vaut plus rien et si la présence
elle-même, dans la praxis de son immanence, ne se laisse plus habiter tant elle aura été aplatie, en toute
rigueur cela ne change rien à la revendication de Dieu. Elle n’est pas du monde mais elle n’est pas
non plus un sens extérieur – elle n’a rien à voir du tout avec le sens. On ne la concilie à rien, parce que
la conciliation n’a strictement aucun sens à ce niveau.
Le poids le plus lourd… C’est ainsi que nous définirions la charge du rapport à Dieu. Mais c’est aussi
comme ça que Nietzsche a défini le retour éternel. Nietzsche, mieux que Heidegger peut-être, a
compris l’importance du « ce devant quoi je me décide » de la religion chrétienne et lui a cherché une
alternative. Un poids plus lourd que la mort, qui n’indifférencie pas la singularité pour la révéler
comme telle, mais à l’inverse, implique sa contingence, sa particularité dans la singularité230. En fin de
compte, c’est peut-être à Nietzsche et Kierkegaard qu’on peut s’intéresser, après Heidegger, dès lors
qu’il s’agit de s’affronter à la question du réel.
Cf. Hélène Politis, « L’exigence du temps » selon Kierkegaard.
Didier Franck aborde ces questions dans son Nietzsche et l’ombre et Dieu et dans sa Dramatique des phénomènes. Pas
exactement dans notre optique cependant.
229
230
101
ANNEXE 2 : RETOUR SUR LA DECONSTRUCTION. LE STATUT DE LA VERITE.
La question qui guide la déconstruction dans son rapport à la vérité n’est pas celle de sa relativité ou
de son indécidabilité – terme dont l’ambiguïté a causé bien des incompréhensions. Derrida fait, on ne
le dira jamais assez, résolument partie des philosophes qui s’interrogent sur l’importance pour l’acte
philosophique de ce qu’il ne peut que manquer. Comme d’autres avant lui, il interroge la position non
thétique, l’auto-interprétation de soi qui se module selon une autre conceptualité, détermine un rapport
immédiatement impliqué dans l’action que la reprise et la traduction philosophique perdent
nécessairement comme telle puisqu’elles ne peuvent le saisir dans son immanence spécifique. Si le
mot « vérité » pose problème à la déconstruction, c’est parce qu’il projette hors du contexte
interprétatif particulier où il a sens un a priori qui écrase un certain nombre de problèmes. Dans son
usage théorique (et non courant), il est originairement lié à la philosophie et ne se décroche pas d’elle
sans conséquences.
Remarque (au sujet de l’affaire Sokal)
Rigoureusement, on ne dit rien de scientifique et même de sensé quand on dit « il est vrai que 2 + 2 font 4 »231,
parce qu’il n’y aurait aucun sens à dire, dans le système mathématique tel qu’on le développe, que cela pourrait ne
pas l’être232… et encore moins quand, du vrai, on passe subrepticement à la vérité dont la valeur est toujours aussi
implicitement normative, éthique et en fin de compte ontologique. Alan Sokal ne dit pas d’avantage quelque chose
de sensé quand il invite ironiquement les adeptes du « relativisme épistémologique » à expérimenter la « relativité
sociale de loi de gravitation universelle » depuis la fenêtre de son quatorzième étage. Sa boutade ne fait que
multiplier les confusions.

Il confond tout d’abord l’a priori théorique d’ensemble – la communauté transcendantale de Husserl – à
travers lequel s’organise le rapport « épistémologique » des acteurs scientifiques aux positivités qui sont
forcément mises en forme (pas seulement selon un protocole, mais selon un cadre qui définit l’enchâssement
des niveaux d’interprétations et détermine a priori les modalités des opérations selon lesquelles on se donne
les positivités) en un « état » de la science, laquelle fait face à un « noyau » irréductible mais qu’elle ne peut
se donner que médiatement233. En terme husserlien, on peut dire qu’il confond la dimension du
Pour être exhaustif et rigoureux, ce que nous ne pouvons pas nous permettre ici, il faudrait distinguer en détail le
déploiement des règles arithmétiques et la logique interne du champ de règles qui se déploie dans les mathématiques les plus
élaborées qui ne ressortissent pas du tout de la même logique parce qu’elles sécrètent un champ théorique à partir duquel
elles se déploient bien plus vaste et dont les interconnexions sont plus complexes. Ce champ théorique prend vraiment un
aspect transcendantal et il n’est souvent praticable qu’en vertu d’opérations de natures différentes (d’où le terme de physicomathématique, utilisé par Gilles Châtelet par exemple). La pratique n’est plus seulement, comme elle l’est pour
l’arithmétique quotidienne, directement placée sous la règle car elle est d’abord rapport à elle-même – même si elle continue
à se placer sous la règle en dernière instance. La forme de la nécessité reste la même, mais son assomption passe par des
stratégies très différentes – un peu à la manière dont on pourrait distinguer le joueur d’échec qui ne réfléchit ses coups qu’un
à un et le grand maître international qui confronte stratégies à stratégies.
232 Cf. à ce sujet Jacques Bouveresse, La force de la règle.
233 A ce sujet, cf. évidement la Krisis de Husserl, et, pour une étude précise du cas mathématique, Les idéalités
mathématiques de Desanti.
231
102
« transcendantal234 » (quelle que soit sa problématicité) et celle du formel. Une nouvelle fois, il ne viendrait à
l’esprit de personne de contester la « vérité » d’une loi physique, qui n’a de sens qu’intégrée dans un contexte
théorique, tout simplement parce qu’il n’y a aucun sens à parler de vérité à ce niveau précis.

Même si on reporte la critique au niveau de la constitution du contexte théorique d’énonciation, il reste
difficile de parler de relativisme. On distinguera alors encore le cadre interprétatif235 que la science construit
pour se donner les rapports de positivités qu’elle découvre de la manière la plus efficiente, avec le plus de
« degrés de libertés », de « mises en visibilité problématiques » possible, et la prise en compte historique de
ceux-ci. Par ce deuxième regard, nous voulons dire les connections originaires ou ultérieures de telle
approche théorique avec telle autre, la façon dont la constitution interne d’un certain champ détermine le
mode de sa connexion avec d’autres (si tel élément avait retardé le développement de tel domaine et pas de
tel autre, les virtualités théoriques constituées pour les accorder auraient-elles été les mêmes ?)236, et enfin, la
recherche des conditions (sociales, neurales, mais aussi « idéelles », quand on se demande quelles habitudes
de pensées ont pu préparer le terrain à telles innovations237) qui ont favorisé la formulation de telles
hypothèses à tel moment alors qu’elles auraient été inconcevables à d’autres moments, etc. De multiples
précautions et réserves sont évidemment possibles, souvent nécessaires, mais l’accusation de relativisme
tombe à plat.

Enfin, et c’est là précisément qu’on touche au travail de Derrida, Sokal confond le réel et sa description.
Précisément, personne n’est soumis à une « loi » (de la même façon que personne n’échappe à une « loi »
sous prétexte qu’elle n’a pas encore été formulée). De la même façon, on peut très bien imaginer quelqu’un
qui disposerait d’une connaissance parfaite des lois physiques, de leurs implications, etc., et qui, ayant
toujours vécu dans une pièce, sans jamais agir pratiquement le sens des mots selon lesquels sa connaissance
est bâtie, n’hésiterait pas à faire l’expérience proposée par Sokal. Autrement dit, lorsqu’on dit que celui qui
saute par la fenêtre d’un quatorzième étage va s’écraser par terre, on ne dit pas une vérité. Non parce que ce
n’est pas vrai, mais parce que le mot vérité est inapproprié, trop faible et connoté pour exprimer un rapport
qui n’a de sens que dans le réel lui-même. Il faudrait plutôt parler de « réellité » et placer de telles
propositions dans le registre de l’éthique et de la responsabilité, dans la mesure où elles ont trait au rapport de
tout un chacun à sa propre praxis, y compris philosophique, et impliquent l’exigence d’être agie que celle-ci
comporte à chaque fois en tant que praxis. Il est clair que cela arrivera, que celui qui sautera tombera… mais
cette évidence est pratique, de même que toute conséquence scientifiquement déduite est pratique et non
théoriquement assurée.
Rappelons juste que Husserl introduit la dimension du transcendantal dans un cadre bien précis : la capacité de la
reconnaissance commune de ce qui est juste. Evidement, ça n’a guère de sens pour le seul calcul (les règles conduisent
mécaniquement au résultat) mais cela pointe un problème crucial à un niveau plus élaboré. Comment reconnaissons nous
qu’une démonstration est juste selon le système de règles donné. La capacité de reconnaître « qu’on ne peut pas faire
autrement », de redoubler l’invention de la nécessité au fur et à mesure d’une pratique réglée par son institution universelle,
tel est le problème de Husserl (cf. Rudolf Bernet, Conscience et existence, L’idéalisme husserlien). Dernièrement, la mise au
point de procédures mathématiques automatiques de vérification des théorèmes (parfois informatiques) rend cette question
encore plus problématique.
235 Interprétatif ne voulant pas dire autre chose ici que le cadre de lisibilité qui de plus en plus dans la physique
contemporaine est le lieu du travail formel bien plus que l’expérience proprement dite (pour qu’on puisse faire de la physique
théorique, il faut bien que la physique soit présentée de manière à avoir directement prise sur elle-même). Pour des sciences
moins intrinsèquement mathématisées, l’aspect interprétatif est encore plus important, ce qui ne veut pas dire qu’on interprète
des résultats positifs, mais qu’il faut les mettre en forme selon un ordre qu’ils imposent selon lequel la cohérence de leur
enchaînement est la plus manifeste.
236 Ce qui revient juste à dire que la science pourrait se présenter autrement qu’elle ne se présente à une époque donnée sans
que son noyau irréductible ne soit entamé. Il se serait seulement dévoilé différemment, en un autre ordre.
237 A ce sujet, cf. Jean-Michel Salanskis, Conjuguons Heidegger avec la science, dans Pierre Wagner, Les philosophes et la
science.
234
103
Le réel est certes ce qu’ultimement la science affronte238, mais qu’elle ne prononce pas, tout
simplement parce qu’il est « ce qui se passe », dont il n’y a de sens de parler qu’en tant qu’il se passe.
La formule de Leibniz, « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien et pourquoi ainsi plutôt
qu’autrement ?239 », met en exergue ce qu’on pourrait maladroitement appeler l’énigme de la
« nécessité de fait » de la contingence, qui n’est autre que celle d’un « ainsi » de ce qui est. « Ainsi »
qu’il faut apprendre à ne plus seulement considérer au niveau de la structure de l’apparaître (le comme
tel), puisque c’est essentiellement dans sa résistance qu’il parle à la philosophie. Le réel résiste, est
résistance et rien d’autre : non quelque chose qui résiste mais le fait qu’il y ait résistance d’un ainsi
dont nous sommes partie prenante, et qui fait que nous sommes nous.
Ce réel est ce que la philosophie se donne comme objet, mais qu’elle « contamine », autrement dit le
prédétermine selon le mode de sa pensée qui ne peut se poser qu’à partir de l’être, c'est-à-dire comme
ce qu’il devient possible d’une manière ou d’une autre d’amener à la parole (articulée, prédicative, ou
plus finement chez Heidegger, dans sa prononciation elle-même) quand il s’en exclut a priori240. Ce
qu’on a appelé l’Un (que François Laruelle réintroduit de façon profonde par le terme de Réel-en-Un)
a toujours désigné ce fait que ce qui est (l’expérience et le monde qu’elle construit, les positions
d’existence qui lui font face, etc.) ne devrait en toute rigueur n’être appréhendé qu’en cette Unité
impensable où tout est «en-Un» 241 (pour en rester à la question de l’ordre du monde, dans le fait que
toutes les loi de sa structure ne le structurent pas de façon extérieure, mais qu’elles lui sont
immanentes, qu’elles « sont le monde », qu’il n’y a aucune séparation dans l’effectivité). Mais
corrélativement, cet Un qui est en quelque sorte l’objet naturel de la philosophie, elle ne peut le penser
puisque parler de lui ne peut se faire qu’en termes ontologiques quand la logique de ce qu’il est
nécessite au contraire qu’il soit vidé d’absolument toute thèse ontologique242, qu’il soit résolument,
radicalement « hors d’être ». Cette conversion subreptice de l’Un à l’Être (à leur logos près, selon une
formule de François Laruelle). La philosophie apparaît comme l’équilibre d’un discours qui se donne,
Et qui est la résistance… rien d’empirique de résiste par principe puisqu’on ne cesse de contourner les résistances locales
de la nature en levant des nécessités les unes par les autres (rien d’impossible, dit-on). La résistance est la nature elle-même,
pas le naturel, l’ainsi de l’étant dans l’immanence de son mouvement.
239 Jean-François Courtine a rappelé la formule dans sa totalité au cours du colloque Le danger et la promesse.
240 Ce qui « est l’être » n’est rien. On ne peut pas le penser, on ne peut rien en dire, et pourtant c’est de ça qu’il s’agit. Sans
que cela entame notre admiration pour Heidegger, disons ici à nouveau qu’en excluant la sphère de l’étant pour ne penser
que le fait de la présence, Heidegger se ferme à se qui, dans la détermination ontologique de l’étant, est « plus
qu’ontologique », c’est-à-dire ressortit aussi du fait, mais d’une façon telle qu’elle échappe à de toute façon à une pensée de
la présence. Citons un grand ouvrage qui porte au contraire sur ce pan spécifique de la pensée de l’étant, Les enjeux du
mobile, de Gilles Châtelet.
241 Cf. aussi le bel ouvrage de Jean-François Marquet, Singularité et événement.
242 On peut (Sokal nous pardonnera) faire une analogie avec la suppression de l’éther et du « temps absolu » qu’a opérée la
physique moderne. Cette suppression ne nie pas le fait que l’univers est uni, mais cette unité n’a plus le même sens. Elle ne
peut être comprise que formellement, par des équivalences, mais dans le même temps, elle paraît plus forte parce qu’elle est
un fait, quelque chose qui n’a plus de « cause » au sens propre, de substrat synthétique comme autrefois l’éther.
238
104
par les concepts spécifiques qu’il forge, l’Un comme objet, mais qui ne peut parler que de l’être243. Et
il nous paraît, même si cette interprétation est très personnelle puisque jamais Derrida n’a utilité les
mots en question, que l’oeuvre du père de la déconstruction n’a pas cherché autre chose qu’à dégager
les façons de ce jeu avant qu’il ne se détermine franchement comme philosophie, dans son « a priori »
de structure. Et de là, qu’il est un des penseurs qui ont le mieux montré et que la philosophie prononce
consubstantiellement des non-sens, et qu’on ne peut relever ceux-ci qu’en la maintenant « vivante »,
vive, multiple et labile, en construisant échafaudages sur échafaudages, non pas en dépit de tout bon
sens et de toute rationalité, mais pour se maintenir au niveau où ces pratiques ont un sens et ne pas les
perdre dans leur exercice. Ce qui ne préjuge d’aucune méthode, ni d’aucun angle privilégié, mais
seulement d’une probité d’un type particulier (selon le double regard que nous avons évoqué dans le
corps du mémoire) qui veut que la philosophie construise pour se comprendre et qu’elle ne s’arroge
aucun droit qui la nie. Son orgueil est dans ses concepts – c’est là seulement qu’est sa démesure.
Pour conclure sur le statut de la vérité qui en découle, et puisqu’on a admis qu’on ne confondrait pas
vérité et réellité, on dira seulement que la vérité n’est en philosophie que l’horizon interne et local que
toute position de pensée s’impose dans son geste. Nul relativisme en cela, puisque ce partage se fait
radicalement en deçà du lieu où relativisme et objectivisme absolu auraient un sens : plus que son
mode de vérité, chaque position peut déterminer un relativisme absolu ou un strict objectivisme
pourvu qu’elle s’en tienne strictement pour cela sur le plan philosophique. Si l’on nous objecte qu’on
perdra alors toute force et toute possibilité d’évaluer quoique ce soit, nous répondrons en premier lieu
qu’en dernière instance, c’est de toute manière de rapport à la réellité impliqué dans l’horizon de vérité
spécifique qui pose ipso facto sa dureté rationnelle ou non (c’est là une question d’honnêteté des
individus bien plus que de valeur des philosophies dans ce qu’elles ont strictement de philosophique),
et qu’on n’enfreindra de toute façon jamais la rationalité puisqu’on ne peut, sous peine de ne plus faire
de philosophie du tout, s’emparer d’un mode de pensée pour lequel elle s’impose sur un mode strict de
façon lâche. La philosophie qui ne fait souvent qu’occuper les trous laissés par d’autres sciences ne
s’avisera certainement pas de les renverser ou de les relativiser, ni ne s’occupera d’émettre un
quelconque jugement de « valeur » directeur244. On comprendra alors que bien des querelles qui
agitent le microcosme ont pour raison d’être l’animosité, la vulnérabilité ou la surdité des philosophes
bien plus qu’un réel enjeu, qu’elles n’ont simplement aucun sens parce qu’on ne s’y entend pas – que
ce sur quoi on ne veut pas céder est toujours ce qui est subjectif, auto-interprété, donc inessentiel –
qu’il y a bien plus d’incompréhensions, de crispations et de morbidités qu’il n’y a de combats dont les
idées sont le vrai ressort… Et peut-être pourra-t-on pour un très court instant jeter ensemble un œil sur
l’essentiel.
Les axiomes très spécifiques de la non-philosophie de François Laruelle lui permettent de dégager la nature du rapport à
cet Un, toujours implicite sinon.
244 Cf. Weber, dans Le savant et le politique. C’est nanti de son bagage scientifique, mais en tant qu’individu que le savant
intervient sur la scène publique.
243
105
Index des noms propres
Alleman, 107
Althusser, 79, 109
Aragon, 10
Aron, 74
Augustin, 39, 110
Bach, 75
Badiou, 46, 47, 48, 57, 61, 76, 85, 88, 110
Barbaras, 17, 109
Baudelaire, 53, 57, 58, 111
Beckett, 4, 111
Beethoven, 75
Benoist, 12, 22, 26, 50, 66, 109, 110
Bensussan, 61, 109, 110
Bergson, 5, 7, 15, 29, 73, 108
Bernet, 17, 18, 29, 34, 103, 109, 110
Berque, 110
Bitbol, 80, 84, 85, 92, 96, 109, 110
Blanchot, 111
Bonnefoy, 111
Boulez, 75
Bourdieu, 79, 80, 81, 109
Bouveresse, 102, 109
Brisart, 45, 109
Bruaire, 39, 109
Brunner, 111
Caron, 41, 46, 65, 66, 107
Castoriadis, 10, 110
Céline, 53, 111
Châtelet, 41, 102, 104, 109
Courtine, 38, 104, 107
Cugno, 2, 27, 86, 93, 109, 110
Dantec, 85
Dastur, 43, 47, 107, 108
Deleuze, 5, 6, 10, 14, 16, 22, 27, 29, 33,
48, 55, 59, 75, 82, 89, 98, 109, 110
Dennett, 110
Derrida, 10, 20, 22, 31, 34, 46, 47, 48, 49,
50, 51, 60, 65, 67, 73, 74, 80, 81, 82, 83,
88, 90, 94, 96, 98, 99, 102, 103, 104,
108, 109, 110
Desanti, 21, 35, 102, 109
Descartes, 33, 39, 100
Descombes, 48, 59, 109
Dewalque, 108
English, 45, 109
Faulkner, 50, 59, 60, 63, 111
Flaubert, 60, 63, 111
Foucault, 10, 79, 110
Franck, 4, 29, 30, 37, 41, 46, 79, 82, 101,
107, 109
Frege, 39, 45, 85, 109
Freud, 8, 9, 15, 23
Gleize, 54, 61, 109
Goetz, 23, 53, 55, 56, 98, 109
Gracq, 10
Granel, 39, 107, 108
Grondin, 37, 108
Haar, 108
Handke, 111
HEGEL, 6, 8, 11, 26, 39, 43, 94, 97, 109
Heidegger, 1, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
15, 17, 20, 21, 22, 24, 27, 34, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50,
51, 52, 55, 57, 60, 61, 65, 66, 67, 70, 73,
74, 80, 81, 82, 83, 84, 88, 89, 90, 91, 92,
94, 95, 100, 101, 103, 104, 107, 108,
109, 110
Henry, 15, 24, 26, 30, 66, 91, 109, 110
Hugo, 60, 63, 111
Husserl, 10, 17, 20, 21, 24, 29, 30, 33, 34,
35, 37, 39, 41, 45, 49, 65, 66, 69, 70, 77,
83, 84, 94, 102, 103, 107, 108, 109, 110,
111
Jaccottet, 111
Jacob, 14, 110
Janicaud, 20, 98
Kacem, 48, 110
Kant, 8, 9, 26, 27, 33, 38, 40, 83, 86, 107,
108, 109
Kierkegaard, 5, 21, 33, 49, 76, 77, 88, 90,
92, 94, 100, 101, 108, 110
LACAN, 10, 52, 61, 62, 86, 91, 96
Lacoue-Labarthe, 44, 54
Lalucq, 55, 109
Laruelle, 22, 46, 52, 86, 104, 109
Le Clézio, 6, 111
Le Corbusier, 55, 56, 98
Leibniz, 33, 39, 89, 104
Lestel, 14, 15, 109
Levinas, 10, 24, 33, 60, 100, 108, 111
Loraux, 110
Lyotard, 10
Machiavel, 15
106
Malabou, 2, 5, 8, 11, 26, 43, 44, 48, 50, 52,
61, 89, 107, 109
Mallarmé, 111
Malraux, 59, 74
Marion, 20, 31, 41, 44, 48, 49, 55, 69, 99,
100, 108, 109, 110
Marx, 8, 9, 10, 23, 77, 78, 80, 109, 110
Mattéi, 38, 107, 108
Melville, 59, 60, 111
MERLEAU-PONTY, 52, 59, 91
Meschonnic, 110
Michon, 63
Millecam, 59
Mozart, 75
Musil, 111
Nancy, 2, 8, 10, 12, 20, 23, 31, 32, 47, 52,
54, 55, 56, 57, 61, 76, 77, 80, 82, 91, 94,
109, 110
Nerval, 111
Newton, 83
Nietzsche, 8, 9, 23, 29, 30, 37, 77, 79, 101,
108, 109
Parfit, 28, 29, 31
Pascal, 49, 95, 108
Patocka, 17
Petitot, 30
Platon, 38, 83, 94, 99, 108
Politis, 101, 110
Ponge, 6
Proust, 59, 60, 111
Richir, 17, 18, 20, 34, 36, 41, 98, 110
Ricoeur, 10, 22, 28, 111
Rilke, 59, 111
Rosenfield, 111
Roth, 111
Salanskis, 14, 17, 24, 30, 51, 52, 82, 103,
110, 111
Sartre, 74, 87, 108
Schelling, 61, 109
Schnell, 34, 83, 107
Sebbah, 2, 35, 111
Simondon, 14, 44, 110
Spinoza, 39
Stendal, 63
Stiegler, 5, 14, 19, 21, 25, 44, 47, 70, 72,
76, 85, 110, 111
Taminiaux, 107, 110
Tolkien, 111
Valéry, 50, 76
Vattimo, 108
Wagner, 103, 110
Walser, 60, 111
Weber, 105, 108
Weil, 108
Wittgenstein, 39, 66, 89, 109
Zizek, 52, 92, 110
107
Bibliographie
Ouvrages de Heidegger
1. Cités.
Etre et Temps, trad. Martineau, éd. Hors commerce, Authentica, 1985.
Etre et Temps, trad. François Vezin, Paris 1986, Gallimard nrf.
Kant et le problème de la métaphysique, trad. Waelhens et Biemel, Paris 1953, Tel Gallimard.
Qu’est-ce qu’une chose, trad. Reboul et Taminiaux, Paris 1971, Tel Gallimard.
Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, Paris 1967, Tel Gallimard.
Holzwege, Frankfurt am Main 1950, Vittorio Klostermann, en particulier „Der Ursprung des
Kunstwerkes“ (1935/36) et „Die Zeit des Weltbildes“ (1938).
Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, Paris 1962, Tel Gallimard.
Questions III et IV, Tel Gallimard, trad. 1966 et 1976, en particulier Temps et Etre.
Acheminement vers la parole, trad. Beaufret, Brokmeier et Fédier, en particulier « La parole »
(1950/51) et « Entretien avec un japonais », Paris 1976, Tel Gallimard.
Essais et conférences, en particulier « La chose », « Bâtir, habiter, penser », et « L’homme habite en
poète », trad. André Préau, Paris 1958, Tel Gallimard.
2.
Consultés.
Le principe de raison, trad. André Préau, Paris 1962, Tel Gallimard.
Qu’appelle-t-on penser, trad. Becker et Granel, Paris, PUF, 1959, Quadrige.
Ouvrages et articles consacrés à Heidegger
1. Cités.
Caron (Maxence), Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, Paris 2005, Cerf, La nuit
surveillée.
Courtine (Jean-François), « Sens de la question et question du sens », in JF Mattéi, Heidegger,
L’énigme de l’être, Paris 2004, PUF, Débats philosophiques.
Dastur (Françoise), Présent, présence et événement selon Heidegger, intervention donnée au colloque
« Heidegger, le danger et la promesse » à Strasbourg.
Franck (Didier), Heidegger et le problème de l’espace, Paris 1986, Minuit, Arguments.
Franck (Didier), Heidegger et le christianisme, L’explication silencieuse, Paris 2004, PUF, Epiméthée.
Malabou (Catherine), Le change Heidegger, Paris 2004, Léo Scherer, Non et non.
Schnell (Alexandre), Les différents niveaux du temps chez Husserl et Heidegger, intervention donnée
au colloque « Actualité et postérité des leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps
de Husserl », à l’ENS de Paris.
2. Consultés.
Cahier de l’Herne « Martin Heidegger », Paris, 1983.
Alleman (Béda), Hölderlin et Heidegger, Paris 1954, PUF, Epiméthée.
Courtine (Jean-François), Heidegger et la phénoménologie, Paris 2000, Vrin, Bibliothèque d'histoire
de la philosophie.
Dastur (Françoise), Heidegger et la question du temps, Paris 1999, PUF, Philosophies
Dastur (Françoise), La phénoménologie en questions : Langage, altérité, temporalité, finitude, Paris
2004, Vrin, Problèmes et controverses.
108
Dastur (Françoise), Temps de la conscience et temps de l’être, intervention donnée au colloque
« Actualité et postérité des leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps de
Husserl », à l’ENS de Paris.
Derrida (Jacques), Heidegger et la question, Paris 1993, Flammarion, Champs.
Dewalque (Arnaud), Heidegger et la question de la chose, Esquisse d’une lecture interne, Paris 2003,
L’Harmattan (205 p)
Granel (Gérard). Etudes, Paris 1995, Galilée, La philosophie en effet.
Grondin (Jean), Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris 1987, PUF, Epiméthée.
Haar (Michel), Le chant de la terre, Paris, 1987, L’Herne.
Marion (Jean-Luc), Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie,
Paris 1989, PUF, Epiméthée.
Mattéi (Jean-François), Heidegger et Hölderlin, Le quadriparti, Paris 2001, PUF, Epiméthée.
Mattéi (Jean-François), La quadruple énigme de l’être, in JF Mattéi, Heidegger, L’énigme de l’être,
Paris 2004, PUF, Débats philosophiques.
Vattimo (Gianni), Introduction à Heidegger, 1985, Cerf.
Autres ouvrages ou articles
1. Auteurs classiques
a. Cités.
Bergson (Henri), Matière et mémoire, Paris 1896, rééd. 19, PUF Quadrige.
Husserl (Edmund), La crise des sciences européennes et la phénoménologie fondamentale, trad.
Granel, Paris 1976, Tel Gallimard.
Husserl (Edmund), Recherches logiques, trad. Elie, Kelkel et Schérer, PUF, 1969-1974.
Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, Edition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié,
Paris 1980, Gallimard, Folio Essais.
Levinas (Emmanuel), De l’existence à l’existant, édition 1963, Paris, Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques.
Pascal (Blaise), Pensées.
Platon, Euthyphron, trad. Dorion, Paris 1997, Flammarion, Champs.
Weber (Max), Le savant et le politique245.
b. Consultés.
Kant (Emmanuel), Critique de la faculté de juger, Traduction Alexis Philonenko, 1993, Bibliothèque
des textes philosophiques.
Kierkegaard (Sören), Ou bien… ou bien, trad. Prior et Guignot, Paris 1943, Tel Gallimard
Kierkegaard (Sören), Miettes philosophiques, Le concept de l’angoisse, La maladie à la mort, trad.
Ferlov et Gateau, Paris 1990, Tel Gallimard.
Nietzsche (Friedrich), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Goldschmidt, Paris 1983, Poche.
Nietzsche (Friedrich), Par delà bien et mal, trad. Wotling, Paris 2000, Garnier Flammarion.
Nietzsche (Friedrich), Le Gai Savoir, trad. Wotling, Paris 1997, revue en 2000, Garnier Flammarion.
Sartre (Jean-Paul), L’être et le néant, Essai d’ontologie phénoménologique, Première édition, 1943,
rééd. Paris 1976, Tel Gallimard.
Weil (Simone), La pesanteur et la grâce, rééd. 1993, Pocket, Agora.
2. Auteurs contemporains
a. Cités
245
Ces deux ouvrages ont été cités en référence à leur esprit général. Aucune édition précise n’est donc évoquée.
109
Althusser (Louis), (sous la direction de), Lire « le capital », Paris 1965, et en particulier « Du
« Capital » à la philosophie de Marx », rééd. 1996, PUF, Quadrige.
Barbaras (Renaud), Le désir et la distance, Introduction à une phénoménologie de la perception, Paris
1999, Vrin, Problèmes et controverses.
Benoist (Jocelyn), Autour de Husserl, L’Ego et la raison, Paris 1996, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de
la philosophie ».
Benoist (Jocelyn), Kant et les limites de la synthèse, Paris 1996, PUF, Epiméthée
Benoist (Jocelyn), Entre acte et sens, recherches sur la théorie phénoménologique de la signification,
Paris 2002, Vrin, Problèmes et Controverses.
Benoist (Jocelyn), Les limites de l’intentionalité, Paris 2005, Vrin, Problèmes et controverses.
Bensussan (Gérard), Mythe et commencement : Schelling et Heidegger, intervention donnée au
colloque « Heidegger, le danger et la promesse » à Strasbourg.
Bernet (Rudolf), Conscience et existence, Paris 2004, PUF, Epiméthée.
Bitbol (Michel), L’aveuglante proximité du réel, Paris 1998, Flammarion, Champs.
Bourdieu (Pierre), Méditations Pascaliennes, Paris 1997, Seuil, Points essais.
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Minuit, « Critique ».
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Problèmes et controverses.
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Châtelet (Gilles), Les enjeux du mobile, Paris 1990,
Cugno, Au cœur de la raison, Paris 1999, Seuil, Le temps de penser.
Deleuze (Gilles), Le pli, Paris 1988, Minuit, « Critique ».
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Derrida (Jacques), L’écriture et la différence, Paris 1967, Seuil, Point essais.
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Malabou (Catherine), La plasticité au soir de l’écriture, Paris 2005, Léo Scherer, Variations
Marion (Jean-Luc), Dieu sans l’être, Paris 1982, PUF, Quadrige.
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donnée au colloque « Actualité et postérité des leçons sur la phénoménologie de la conscience intime
du temps de Husserl », à l’ENS de Paris.
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